"Quelle stratégie pour le Libre en Alsace ?" La question peut sembler hermétique ou même porter à sourire, mais c'est pourtant sous le signe de cette problématique que s'est déroulée, le 28 octobre, à l'IUT d'Illkirch, la Rentrée du Libre.

Mais qu'est-ce donc que ce "Libre" ? Non, non, rien à voir avec la rentrée littéraire. C'est une manière de désigner, notamment, les logiciels libres. Un ordinateur utilise des logiciels (comme Microsoft Windows, Word, Firefox, Quake 4, etc.) pour fonctionner. Un logiciel est dit "libre" (selon la définition du projet GNU) s'il fournit à l'utilisateur les quatre libertés :

  • La liberté d'exécuter le programme, pour tous les usages (liberté 0).
  • La liberté d'étudier le fonctionnement du programme, et de l'adapter à vos besoins (liberté 1). Pour ceci l'accès au code source est une condition requise.
  • La liberté de redistribuer des copies, donc d'aider votre voisin (liberté 2).
  • La liberté d'améliorer le programme et de publier vos améliorations, pour en faire profiter toute la communauté (liberté 3). Pour ceci l'accès au code source est une condition requise.

La plupart des logiciels que vous utilisez ne sont sans doute pas libres. Cela étant, et bien que ce soit peu connu du grand public, les logiciels libres sont très présents "en coulisses" : environ 60 % des sites web, par exemple, utilisent un logiciel libre pour fonctionner ; la Freebox comme l'EasyGate utilisent un système d'exploitation libre dérivé du noyau Linux. Le logiciel libre commence également à faire son apparition sur les ordinateurs familiaux, que ce soit avec le navigateur web Firefox (concurrent d'Internet Explorer, le produit Microsoft fourni par défaut avec Windows) utilisés par 19,6 % des utilisateurs français du web, avec la suite bureautique OpenOffice.org, ou même avec des systèmes d'exploitations complets tels qu'Ubuntu. Un succès expliqué par le fait que ces trois logiciels, en plus d'être libres, sont, comme nombre de leurs homologues, gratuits - et de très bonne qualité.

Ceux ayant déjà entendu parler du logiciel libre l'associent sûrement avec des gourous un peu tordus, portant barbe et lunettes, oeuvrant pour le libre partage du savoir, et passant leurs jours et leurs nuits devant leur écran à taper des lignes de commandes ésotériques. Si ce fut très proche de la vérité il y a dix ans, et si les communautés de geeks de ce genre jouent toujours un grand rôle dans le développement de beaucoup de logiciels libres, il ne faut pas perdre de vue que le libre est maintenant devenu quelque chose d'adopté par de nombreuses entreprises et organisations (l'année prochaine, les postes de l'Assemblée Nationale seront entièrement équipés avec des logiciels libres, par exemple), et vu politiquement par la France comme une opportunité pour obtenir un certain dynamisme économique en se libérant de l'hégémonie du géant américain du logiciel, j'ai nommé Microsoft.

J'arrive donc le samedi 28, après un repas de midi rapide, avec un peu de retard, au campus d'Illkirch. En effet, je ne venais que pour les conférences plénières de l'après-midi, ayant refusé de me lever à l'aube (8h) pour assister à des conférences techniques dont je ne comprenais même pas le titre ("Introduction aux PKI" et "Accélération matérielle dans Xorg et projet NouVeau"). Je ne me souvenais que trop bien de ma précédente déconvenue ; en effet, la Rentrée du Libre était auparavant prévue en juin sous le nom de "Journées du Libre", et j'avais alors pensé y courir après mon oral du Bac de français avant d'apprendre que l'événement était repoussé à octobre faute de sponsors. Aussi fus-je assez inquiet de trouver la place déserte. Personne dehors, personne devant le bâtiment de l'IUT. Voyant le manchot Tux, mascotte de Linux et du logiciel libre, me toiser du haut d'une affiche, je pousse la porte sans trop d'espoir, et entre. Mais si, mais si, l'événement avait bien lieu. À l'intérieur, quelques stands attendaient les quelques visiteurs qui déambulaient tranquillement. Il y avait, au grand maximum, 30 personnes dans la salle...

Je décide de tenter l'atelier "Musique et Python". Ne pensez pas aux serpents, Python est un langage de programmation nommé d'après la célèbre troupe de comiques anglais, les Monty Python. Je connaissais très peu le langage, mais je fus surpris par ce à quoi j'assistai. Devant quelques personnes, un monsieur à qui j'aurais donné la cinquantaine - il avait en fait 71 ans - fit pendant plus d'une heure un exposé pour le moins original sur l'usage qu'il faisait du Python pour générer de la musique. Car c'est bien ça qu'il faisait : il écrivait des programmes qui fabriquaient du son, en modélisant le fonctionnement physique d'instruments de musique. Difficile de les décrire avec des mots, mais ses compositions largement expérimentales faisaient appel à du bruit blanc pour faire un fond sonore (un peu comme le souffle du vent ou des vagues sur une plage), sur lequel venaient s'ajouter quelques notes synthétiques, formant une mélodie bizarre. Ce n'était pas particulièrement harmonieux, et ce n'est pas le genre de truc que j'écouterais en boucle pendant plusieurs jours, mais j'ai adoré sa démarche consistant à faire à chaque fois une expérience nouvelle en jouant sur des paramètres et en écoutant le résultat, dans le but de s'approcher autant que possible de la sonorité d'un instrument.

Je ressortis de là en me rendant compte que j'avais raté les conférences pour lesquelles j'étais venu. Je tourne un peu autour des stands, je m'apprête à partir, mais on annonce soudain que la table ronde, qui aurait dû commencer 40 minutes auparavant, allait démarrer. Je pris donc place dans une salle de cours où les intervenants, installés en arc de cercle autour d'une table imaginaire, s'apprêtaient à prendre la parole. Un débat sur le logiciel Libre en Alsace ? Même à moi, la question semblait étrange. Et pourtant... à en croire les personnes présents, on utilise bien du logiciel libre en Alsace ; on en fabrique même, et pas n'importe comment.

« Mes bien chers frères ... », lance l'animateur dans un lapsus feint avant de se reprendre sous les rires complices du public. Il déplore l'absence d'événement marquant concernant le logiciel libre en Alsace depuis plusieurs années, et laisse Alain Cote, conseiller TIC de la région Alsace, poursuivre l'introduction. On donne alors la parole à quatre "témoins" chargés de nous détailler leur utilisation du logiciel libre dans leur domaine. Le premier, Marc Gilg, fait partie du service informatique de l'Université de Haute Alsace (gérant entre 4000 et 5000 machines) ; le second, Marc Hill, est le DSI (Directeur des Systèmes d'Information) de Core Products (équipementier automobile, 75 millions d'euros de chiffre d'affaire) ; le troisième, Raoul Hecky, est le co-gérant de Calaos (entreprise de six mois fournissant des solutions de domotique avec des logiciels libres) ; le quatrième, Stéphane Becker, est le directeur de Creative Patterns (entreprise de développement de jeux vidéo strasbourgeoise, 14 employés).

Les arguments avancés en faveur du logiciel libre sont nombreux. La première raison évoquée est philosophique : le logiciel libre est attaché traditionnellement à des valeurs de partage de la connaissance et de liberté, et offre effectivement des libertés concrètes à son utilisateur. Cela est particulièrement prisé dans le milieu universitaire. Cependant, ce type d'argument n'est pas à même de toucher les grandes entreprises ou les entités visant à faire du profit...

Cela étant, les logiciels libres sont souvent, en plus, avantageux sur le plan économique. La plupart d'entre eux sont en effet gratuits, malgré le fait que la migration vers le logiciel libre implique souvent des coûts en termes de support et de formation. Pour l'entreprise Calaos, l'économie réalisée sur le logiciel permet de fournir des tarifs inférieurs à ceux de ses concurrents, où le coût des logiciels propriétaires (c'est-à-dire non libres) vendus est reporté sur le prix final. Cela se ressent même au niveau pratique : les logiciels non libres ont souvent un prix variant en fonction du nombre de machines sur lesquelles ils sont utilisés. Le travail subséquent de suivi de leur utilisation sur la parc informatique est, selon Marc Gilg, particulièrement lourd.

Le logiciel libre est également apprécié pour sa qualité globale, notamment en termes de fiabilité, de stabilité, de sécurité et de réduction des besoins en ressources système. Les avantages que cela apporte en terme de réactivité et de productivité pour l'entreprise ont notamment été soulignés par Marc Hill, mais aussi par Stéphane Becker, qui lance : « Si vous installez un serveur sous Windows, c'est que vous avez un peu de masochisme au fond de vous... »

Une autre raison est la volonté pour une entreprise de créer un écosystème, c'est-à-dire, de donner une valeur ajoutée à son produit grâce à des services additionnels fournis par d'autres entreprises. Par exemple, pour une entreprise, l'utilisation de normes ouvertes de domotique permet à des entreprises tierces de s'interfacer avec leurs solutions, les rendant donc plus intéressantes pour le client. Même chose pour le jeu vidéo : un jeu comme Half-Life, largement rentable, l'est en partie grâce à ses mods, comme Counter-Strike : le fait de publier des jeux sous licence libre, en rendant plus facile la création de produits additionnels par d'autres, donne une réelle valeur ajoutée au produit initial.

On a également l'attrait de l'indépendance vis-à-vis de l'éditeur du logiciel utilisé. L'utilisation de logiciels propriétaires peut rendre une chaîne de production dépendante d'un autre éditeur : le fait de la contrôler assure une meilleure pérennité du produit pour le client ainsi qu'une meilleure réactivité (grâce à une meilleure connaissance des outils utilisés) et évite le risque de la fermeture de l'entreprise fournissant le logiciel : un avantage stratégique, selon Core Products aussi bien que Creative Patterns. En effet, quand le logiciel est libre, on peut poursuivre soi-même (ou faire poursuivre) le développement du produit, en tirant partie de ses quatre libertés - par oppositions aux entreprises se retrouvant dépendantes d'une solution que son éditeur ne maintient plus. Comme le disait Stéphane Becker : « Même si le type qui développait Ogre [moteur 3D libre] décidait d'un seul coup de se jeter du haut d'une falaise dans un bus en feu - on s'en fout ! Le code on l'a... »

Enfin, mentionnons également l'existence de raisons historiques. Le milieu universitaire, par exemple, avait auparavant l'habitude d'utiliser le système d'exploitation Unix (dont Linux reprend l'architecture, quoiqu'il ne partage pas de code avec lui) - le choix de continuer avec du logiciel libre était donc naturel. Citons aussi la nécessité de permettre aux gens d'utiliser le système de leur choix : pour faire ainsi collaborer plusieurs systèmes d'exploitation, il est nécessaire de se baser sur des formats ouverts.

Pour ce qui est des freins à l'adoption du logiciel libre, il en existe plusieurs. Tout d'abord, on a les inquiétudes liées à sa qualité, ou bien souvent à la qualité de sa documentation. « Le logiciel libre, c'est pas tout rose. », comme le rappelle Stéphane Becker, et si une application n'a pas toujours été développée de façon professionnelle, il y a des risques de failles de sécurité. On peut également déplorer le caractère expérimental de certains projets, l'absence fréquente de documentation correcte, et aussi l'absence de support officiel. En effet, si de nombreuses SSLL (Sociétés de Service en Logiciel Libre) sont prêtes à faire de la maintenance, les responsables officiels du projet ne fournissent pas de garantie quant à ce qu'ils offrent. Il y a aussi certains domaines où il n'y a pas de choix libre possible : pour certains logiciels-métiers très spécialisés, ou encore pour certains types d'applications comme les ERP (Progiciel de Gestion Intégrée), avec l'hégémonie du logiciel propriétaire SAP (un exemple rapporté par Marc Hill).

L'argument économique peut également être réfuté dans certains contextes. La plupart des gens étant habitués à Windows, l'installation d'un système libre comme Ubuntu sur leur poste de travail nécessite de la formation, dont le coût pourra rendre la migration désavantageuse. Plus généralement, la présence massive du logiciel propriétaire donne lieu à de nombreux cercles vicieux desquels il est difficile de s'extirper. Ainsi, l'existence de partenariats commerciaux entre entreprises fait qu'il est parfois difficile de s'éloigner d'une solution utilisée par ses interlocuteurs : aucune des des deux entreprises n'osant faire le premier pas, le logiciel propriétaire utilisé reste un standard de fait. De même, les acheteurs de jeu vidéo utilisant Windows, il n'est pas rentable de proposer des jeux sous Linux, mais on ne peut pas non plus encourager le développement d'une clientèle de joueurs sous Linux, faute de jeux disponibles sur cette plate-forme...

Enfin, le piratage, évoqué par Marc Hill, représente un autre frein à l'adoption du logiciel libre. En effet, l'avantage en termes de coût d'une solution libre peut parfois être contrebalancé par la possibilité d'obtenir officieusement une version piraté du logiciel propriétaire concurrent... Un marché parallèle dénoncé par les éditeurs de logiciel, mais sur lesquels ils n'interviennent que de façon modérée : le programme WGA (Windows Genuine Advantage) de Microsoft, lorsqu'il détecte une copie pirate de Windows, ne va pas pour autant la désactiver complètement, et va, plutôt que de courir le risque de voir son utilisateur migrer vers un autre système, l'inciter progressivement à acheter une licence. De nombreux éditeurs de logiciels propriétaires rentrent ainsi dans un modèle de création de dépendance de ce type : en fermant les yeux sur le piratage de leurs logiciels dans de nouveaux marchés (la Chine, par exemple), ils seront en position de force pour exiger un paiement plus tard, sans que leur hégémonie n'ait été remise en question.

La question de la contribution aux logiciels libres par les différents acteurs fut également évoquée. Pour Core Products, la réponse est claire : on utilise mais on ne produit pas, même si des dons vers des développeurs de logiciels libres ont été évoqués. Pour Calaos et Creative Patterns, la réponse est plus nuancée : souvent, les améliorations faites en interne aux logiciels libres utilisés seront transmises à son développeur pour intégration dans la version publique du logiciel, assurant ainsi que ces fonctionnalités nouvelles seront maintenues par lui sans surcoût pour l'entreprise. Pour l'Université de Haute Alsace, la contribution peut même prendre la forme de travaux d'étudiants diffusés sous une licence libre. Autant de manières d'entretenir le cycle vertueux du logiciel libre, et donc de lui assurer une survie pérenne.

Pour ce qui est des représentants du logiciel libre présents, citons notamment Frédéric Couchet, président de la Free Software Foundation France et fondateur de l'APRIL (Association pour la Promotion et la Recherche en Informatique Libre), mais également Thierry Stoehr, président de l'AFUL (Association Française des Utilisateurs de Linux et des Logiciels Libres), auteur du blog "Pour les formats ouverts !" que je vous avais déjà recommandé dans un article de l'année dernière traitant des formats et protocoles. Avec leur expertise sur le logiciel libre, les personnes présentes démarrèrent une discussion sur la possibilité et la nécessité de créer un pôle de compétitivité du logiciel libre en Alsace.

Je dus malheureusement partir avant la fin de la table ronde, ayant néanmoins beaucoup appris sur le dynamisme de la région Alsace, où je n'aurais pas pensé trouver des entreprises de développement logiciel, et encore moins de logiciel libre. Pour ceux qui ne savaient pas ce qu'est le logiciel libre, j'espère que cet article les aura encouragés à se documenter sur la question en visitant certains des sites web indiqués ci-après. Et pour les autres, l'année 2007 verra sans doute un nouvel événement de ce genre à proximité de chez vous : à bientôt, peut-être...

Sources :

  • Wikipédia [En ligne]. Wikimedia Foundation, 2006 [consulté le 28 novembre 2006]. Disponible à l'adresse : http://fr.wikipedia.org

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