L'affaire FSF France vs. Free, ou comment risquer beaucoup pour gagner peu
Par a3_nm, jeudi 2 novembre 2006 à 19:57 :: Actualités :: #119
Voici un billet rédigé rapidement pour essayer d'être à peu près à jour concernant l'actualité. Il traite de la controverse concernant les Freebox, quant au respect de la GNU General Public License. Le débat, bien qu'assez spécialisé, a été remarquablement relayé par les sites d'actualité informatique :
Petit résumé du problème. Free, un des fournisseurs Internet ayant le plus d'usagers en France, met à disposition pour certaines de ses offres haut débit une sorte de modem évolué, la Freebox, qui fournit le service de connexion à Internet, de télévision et de téléphonie. Cependant, il s'avère que sur la Freebox sont installés des logiciels libres placés sous licence GNU GPL, et cette licence indique que la diffusion du programme doit obligatoirement s'accompagner d'une mise à disposition de ses sources, ce à quoi Free ne se conforme pas. La FSF France s'est insurgée contre cela ; Free répond que, la Freebox restant leur propriété et étant seulement prêtée à l'abonné, aucune diffusion du programme n'a lieu.
De manière plus exacte, voici l'extrait concerné de la licence GNU GPL :
"You may copy and distribute the Program [...] in object code or executable form under the terms of Sections 1 and 2 above provided that you also do one of the following:
a) Accompany it with the complete corresponding machine-readable source code, which must be distributed under the terms of Sections 1 and 2 above on a medium customarily used for software interchange; or,
b) Accompany it with a written offer, valid for at least three years, to give any third party, for a charge no more than your cost of physically performing source distribution, a complete machine-readable copy of the corresponding source code, to be distributed under the terms of Sections 1 and 2 above on a medium customarily used for software interchange;[...]"
Traduction rapide (et sans valeur légale bien sûr) :
"Vous pouvez copier et distribuer le Programme [...] en code objet ou sous forme exécutable sous les termes des Sections 1 et 2 ci-dessus à condition de faire également l'une des choses suivantes :
a) L'accompagner avec le code source correspondant complet lisible par une machine, qui doit être distribué sous les termes des Sections 1 et 2 ci-dessus sur un médium usé habituellement pour la diffusion de logiciel; ou,
b) L'accompagner avec une offre écrite, valide pour au moins trois ans, de donner à toute tierce partie, pour un coût qui ne soit pas supérieur à celui qui vous est nécessaire pour accomplir physiquement la distribution du code source, une copie complète lisible par une machine du code source correspondant, qui soit distribué sous les termes des Sections 1 et 2 ci-dessus sur un médium usé habituellement pour la diffusion de logiciel;[...]"
Et voici un passage des Conditions Générales de Vente de Free :
"L'Equipement Terminal est la propriété de Free et est mis à la disposition de l'Usager pour les seuls besoins du Contrat."
Voici pour ce qui est des textes.
Pour comprendre les arguments des deux parties, voici deux articles :
- Une interview de Loïc Dachary, Président de la FSF France, sur la question
- Une réponse de Xavier Niel, vice-président et directeur de la stratégie d'Iliad (maison-mère de Free), sur la question
Le débat est intéressant, et il n'y a bien sûr pas de coupable tranché, malgré l'assurance qu'ont l'un et l'autre protagoniste d'avoir raison. La question que pose cette affaire peut, selon moi, être résumée de cette manière :
"Est-ce-que la mise à disposition sans transfert de propriété, dans le cadre d'une offre à but lucratif, d'un matériel incluant une copie sous forme exécutable d'un logiciel sous licence GNU General Public License version 2 et n'ayant pas pour vocation de permettre à l'utilisateur d'accéder à cette copie, constitue une distribution du programme au sens entendu par la licence ?"
Précisions sur ce résumé :
- "mise à disposition sans transfert de propriété" : la Freebox est mise à disposition de l'usager, mais reste la propriété de Free ;
- "une offre à but lucratif" : un service d'accès à Internet, proposé par un organisme à but lucratif ;
- "une copie" : modifiée ou exacte, peu importe, l'obligation de distribution des sources de la GPL s'applique aux deux cas ;
- "sous forme exécutable" : le code source n'est pas fourni ;
- "n'ayant pas pour vocation de permettre à l'utilisateur d'accéder à cette copie" : la Freebox n'est pas prévue comme un support de diffusion de logiciel, ce n'est pas une clé USB, par exemple.
Cette question ne trouve pas de réponse dans le texte de la GPL, et c'est donc à la justice de trancher. La réponse, je le dis et je le répète, n'est pas évidente. Et dans ce cas, quoi qu'on puisse en dire, des éléments de contexte apparemment sans lien direct avec le problème, comme le soutien général de Free au logiciel libre (c'est un des miroirs français les plus importants pour divers projets de ce genre), peuvent être pris en considération.
Reprenons l'histoire du conflit. Au début, on était dans le cadre de négociations privées. Quels étaient alors les motivations des protagonistes ? Si Free gagnait, ils étaient dispensés d'effectuer ce que la FSF France demande ("quelques lignes sur les documents fournis avec la Freebox"), c'est peu. S'ils perdaient, ils devaient le faire, ce qui leur coûtait peu. Même constat pour la FSF, qui gagnait peu (une mention de quelques lignes que personne ne lirait) et perdait peu (l'absence de cette mention).
Un conflit de peu d'importance, semble-t-il. Mais il est facile d'imaginer ce qui a pu se produire. La FSF France demande quelque chose qui coûte peu à Free. Free leur répond que ça apporte encore moins à la FSF. Et chacun croit être dans son bon droit, alors que le contexte juridique est flou. Le ton monte.
Et puis, on "port[e] le débat en place publique" (selon les propos de Loïc Dachary). Soudain, tout change. Les gains sont toujours négligeables, mais les pertes deviennent immenses. Si on arrive au tribunal, celui qui a tort devra payer des frais de justice, pourra être sanctionné. Mais sans même aller jusque là, on comprend que, maintenant que le public suit l'affaire, ils veulent un vainqueur et un perdant. Il y a donc une affaire de prestige là-dedans, et aucun compromis permettant aux deux de s'en sortir honorablement n'est apparent. On n'a toujours rien à gagner et tout à perdre, mais plus question de faire marche arrière.
Clarifier le contexte juridique est un pari, car ce qui sortira de la jurisprudence peut servir les intérêts des uns comme des autres. S'il est décidé dans un jugement que les réclamations de la FSF France sont sans fondement, on court le risque de voir d'autres fournisseurs d'accès, qui avaient fait le choix de se conformer aux obligations de la licence, cesser de mettre à disposition leur code source - sans compter les éventuelles violations flagrantes de la GPL qui pourraient avoir lieu ensuite, à la vue de titres sur des sites d'info du genre "La GPL reconnue comme inapplicable" ou autre. Je ne sais pas qui sortira gagnant de cette affaire, et en toute honnêteté, ça ne m'intéresse pas tellement. Réconciliez-vous, bon sang ! Je sais que ce n'est plus possible, mais il le faut ! Free et la FSF France sont deux acteurs complémentaires qui auraient, en fait, tout à gagner d'un partenariat. Free est déjà favorable au modèle du libre, et a une force de frappe immense pour en faire la promotion : qu'ils le fassent ! Qu'ils diffusent leur code source, et en retour, la communauté du logiciel libre leur fera spontanément de la pub, et ne seront que trop heureux de faire du développement autour de ce code, en créant un espace de recherche et développement virtuel, "à la Firefox". On sait actuellement que la création d'écosystèmes logiciels de ce type fonctionne et est un schéma gagnant-gagnant. Free et la communauté du logiciel libre ont tout intérêt à travailler main dans la main.
Bien sûr, ma solution est celle d'un doux rêveur qui n'a aucune conscience des réalités de la situation : j'en suis conscient. Peut-être que la FSF France et Free n'ont plus que le choix de partir en guerre au tribunal. Dans ce cas, je constate à nouveau combien on peut risquer beaucoup pour gagner peu, préférer le perdant-perdant au gagnant-gagnant, et se retrouver verrouillé dans une ligne d'action à haut risque en partant d'un conflit sans importance. Bravo, les gars. Vous vous êtes débrouillés comme des manches. Tous les deux.
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