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Author: Antoine Amarilli <a3nm@a3nm.net>
Date: Thu, 15 Aug 2019 00:43:03 +0200
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@@ -5,6 +5,30 @@
- sort the "expected"/"inferred" lists to make the output deterministic
- expand the corpus of classical poetry: more Racine, more other authors
(Boileau, Corneille, Prudhomme, etc.)
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+possible sources: https://dramacode.github.io/ and
+corneille_surena https://fr.wikisource.org/wiki/Sur%C3%A9na
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- fix problems in the new works
- Train diaresesis.json on new works
- check that diaeresis:permissive is indeed more permissive
@@ -60,4 +84,5 @@
- https://fr.wikisource.org/wiki/Imitation_de_J%C3%A9sus-Christ/Texte_entier
- https://fr.wikisource.org/wiki/Po%C3%A9sies_diverses_(Corneille)
+- corneille_andromede https://fr.wikisource.org/wiki/Androm%C3%A8de (but much free verse)
diff --git a/plint/test_data/corneille_illusion_comique b/plint/test_data/corneille_illusion_comique
@@ -0,0 +1,1688 @@
+Ce mage, qui d’un mot renverse la nature,
+N’a choisi pour palais que cette grotte obscure.
+La nuit qu’il entretient sur cet affreux séjour,
+N’ouvrant son voile épais qu’aux rayons d’un faux jour,
+De leur éclat douteux n’admet en ces lieux sombres
+Que ce qu’en peut souffrir le commerce des ombres.
+N’avancez pas : son art au pied de ce rocher
+A mis de quoi punir qui s’en ose approcher ;
+Et cette large bouche est un mur invisible,
+Où l’air en sa faveur devient inaccessible,
+Et lui fait un rempart, dont les funestes bords
+Sur un peu de poussière étalent mille morts.
+Jaloux de son repos plus que de sa défense,
+Il perd qui l’importune, ainsi que qui l’offense ;
+Malgré l’empressement d’un curieux désir,
+Il faut, pour lui parler, attendre son loisir :
+Chaque jour il se montre, et nous touchons à l’heure
+Où pour se divertir il sort de sa demeure.
+J’en attends peu de chose, et brûle de le voir.
+J’ai de l’impatience, et je manque d’espoir.
+Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes,
+Qu’ont éloigné de moi des traitements trop rudes,
+Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux,
+A caché pour jamais sa présence à mes yeux.
+Sous ombre qu’il prenait un peu trop de licence,
+Contre ses libertés je roidis ma puissance ;
+Je croyais le dompter à force de punir,
+Et ma sévérité ne fit que le bannir.
+Mon âme vit l’erreur dont elle était séduite :
+Je l’outrageais présent, et je pleurai sa fuite ;
+Et l’amour paternel me fit bientôt sentir
+D’une injuste rigueur un juste repentir.
+Il l’a fallu chercher : j’ai vu dans mon voyage
+Le Pô, le Rhin, la Meuse, et la Seine, et le Tage :
+Toujours le même soin travaille mes esprits ;
+Et ces longues erreurs ne m’en ont rien appris.
+Enfin, au désespoir de perdre tant de peine,
+Et n’attendant plus rien de la prudence humaine,
+Pour trouver quelque borne à tant de maux soufferts,
+J’ai déjà sur ce point consulté les enfers.
+J’ai vu les plus fameux en la haute science
+Dont vous dites qu’Alcandre a tant d’expérience :
+On m’en faisait l’état que vous faites de lui,
+Et pas un d’eux n’a pu soulager mon ennui.
+L’enfer devient muet quand il me faut répondre,
+Ou ne me répond rien qu’afin de me confondre.
+Ne traitez pas Alcandre en homme du commun ;
+Ce qu’il sait en son art n’est connu de pas un.
+Je ne vous dirai point qu’il commande au tonnerre,
+Qu’il fait enfler les mers, qu’il fait trembler la terre ;
+Que de l’air, qu’il mutine en mille tourbillons,
+Contre ses ennemis il fait des bataillons ;
+Que de ses mots savants les forces inconnues
+Transportent les rochers, font descendre les nues,
+Et briller dans la nuit l’éclat de deux soleils ;
+Vous n’avez pas besoin de miracles pareils :
+Il suffira pour vous qu’il lit dans les pensées,
+Qu’il connaît l’avenir et les choses passées ;
+Rien n’est secret pour lui dans tout cet univers,
+Et pour lui nos destins sont des livres ouverts.
+Moi-même, ainsi que vous, je ne pouvais le croire :
+Mais sitôt qu’il me vit, il me dit mon histoire ;
+Et je fus étonné d’entendre le discours
+Des traits les plus cachés de toutes mes amours.
+Vous m’en dites beaucoup. J’en ai vu davantage.
+Vous essayez en vain de me donner courage ;
+Mes soins et mes travaux verront, sans aucun fruit,
+Clore mes tristes jours d’une éternelle nuit.
+Depuis que j’ai quitté le séjour de Bretagne
+Pour venir faire ici le noble de campagne,
+Et que deux ans d’amour, par une heureuse fin,
+M’ont acquis Sylvérie et ce château voisin,
+De pas un, que je sache, il n’a déçu l’attente :
+Quiconque le consulte en sort l’âme contente.
+Croyez-moi, son secours n’est pas à négliger :
+D’ailleurs il est ravi quand il peut m’obliger,
+Et j’ose me vanter qu’un peu de mes prières
+Vous obtiendra de lui des faveurs singulières.
+Le sort m’est trop cruel pour devenir si doux.
+Espérez mieux : il sort, et s’avance vers nous.
+Regardez-le marcher ; ce visage si grave,
+Dont le rare savoir tient la nature esclave,
+N’a sauvé toutefois des ravages du temps
+Qu’un peu d’os et de nerfs qu’ont décharnés cent ans ;
+Son corps, malgré son âge, a les forces robustes,
+Le mouvement facile, et les démarches justes :
+Des ressorts inconnus agitent le vieillard,
+Et font de tous ses pas des miracles de l’art.
+Grand démon du savoir, de qui les doctes veilles
+Produisent chaque jour de nouvelles merveilles,
+À qui rien n’est secret dans nos intentions,
+Et qui vois, sans nous voir, toutes nos actions :
+Si de ton art divin le pouvoir admirable
+Jamais en ma faveur se rendit secourable,
+De ce père affligé soulage les douleurs ;
+Une vieille amitié prend part en ses malheurs.
+Rennes ainsi qu’à moi lui donna la naissance,
+Et presque entre ses bras j’ai passé mon enfance ;
+Là son fils, pareil d’âge et de condition,
+S’unissant avec moi d’étroite affection…
+Dorante, c’est assez, je sais ce qui l’amène :
+Ce fils est aujourd’hui le sujet de sa peine.
+Vieillard, n’est-il pas vrai que son éloignement
+Par un juste remords te gêne incessamment ?
+Qu’une obstination à te montrer sévère
+L’a banni de ta vue, et cause ta misère ?
+Qu’en vain, au repentir de ta sévérité,
+Tu cherches en tous lieux ce fils si maltraité ?
+Oracle de nos jours, qui connais toutes choses,
+En vain de ma douleur je cacherais les causes ;
+Tu sais trop quelle fut mon injuste rigueur,
+Et vois trop clairement les secrets de mon coeur.
+Il est vrai, j’ai failli ; mais pour mes injustices
+Tant de travaux en vain sont d’assez grands supplices :
+Donne enfin quelque borne à mes regrets cuisants,
+Rends-moi l’unique appui de mes débiles ans.
+Je le tiendrai rendu si j’en ai des nouvelles ;
+L’amour pour le trouver me fournira des ailes.
+Où fait-il sa retraite ? En quels lieux dois-je aller ?
+Fût-il au bout du monde, on m’y verra voler.
+Commencez d’espérer : vous saurez par mes charmes
+Ce que le ciel vengeur refusait à vos larmes.
+Vous reverrez ce fils plein de vie et d’honneur :
+De son bannissement il tire son bonheur.
+C’est peu de vous le dire : en faveur de Dorante
+Je vous veux faire voir sa fortune éclatante.
+Les novices de l’art, avec tous leurs encens,
+Et leurs mots inconnus, qu’ils feignent tout-puissants,
+Leurs herbes, leurs parfums et leurs cérémonies,
+Apportent au métier des longueurs infinies,
+Qui ne sont, après tout, qu’un mystère pipeur
+Pour se faire valoir et pour vous faire peur :
+Ma baguette à la main, j’en ferai davantage.
+Jugez de votre fils par un tel équipage :
+Eh bien ! Celui d’un prince a-t-il plus de splendeur ?
+Et pouvez-vous encor douter de sa grandeur ?
+D’un amour paternel vous flattez les tendresses ;
+Mon fils n’est point de rang à porter ces richesses,
+Et sa condition ne saurait consentir
+Que d’une telle pompe il s’ose revêtir.
+Sous un meilleur destin sa fortune rangée,
+Et sa condition avec le temps changée,
+Personne maintenant n’a de quoi murmurer
+Qu’en public de la sorte il aime à se parer.
+À cet espoir si doux j’abandonne mon âme ;
+Mais parmi ces habits je vois ceux d’une femme :
+Serait-il marié ? Je vais de ses amours
+Et de tous ses hasards vous faire le discours.
+Toutefois, si votre âme était assez hardie,
+Sous une illusion vous pourriez voir sa vie,
+Et tous ses accidents devant vous exprimés
+Par des spectres pareils à des corps animés :
+Il ne leur manquera ni geste ni parole.
+Ne me soupçonnez point d’une crainte frivole :
+Le portrait de celui que je cherche en tous lieux
+Pourrait-il par sa vue épouvanter mes yeux ?
+Mon cavalier, de grâce, il faut faire retraite,
+Et souffrir qu’entre nous l’histoire en soit secrète.
+Pour un si bon ami je n’ai point de secrets.
+Il nous faut sans réplique accepter ses arrêts ;
+Je vous attends chez moi. Ce soir, si bon lui semble.
+Il vous apprendra tout quand vous serez ensemble.
+Votre fils tout d’un coup ne fut pas grand seigneur ;
+Toutes ses actions ne vous font pas honneur,
+Et je serais marri d’exposer sa misère
+En spectacle à des yeux autres que ceux d’un père.
+Il vous prit quelque argent, mais ce petit butin
+À peine lui dura du soir jusqu’au matin ;
+Et pour gagner Paris, il vendit par la plaine
+Des brevets à chasser la fièvre et la migraine,
+Dit la bonne aventure, et s’y rendit ainsi.
+Là, comme on vit d’esprit, il en vécut aussi.
+Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire ;
+Après, montant d’état, il fut clerc d’un notaire.
+Ennuyé de la plume, il la quitta soudain,
+Et fit danser un singe au faubourg Saint-Germain.
+Il se mit sur la rime, et l’essai de sa veine
+Enrichit les chanteurs de la Samaritaine.
+Son style prit après de plus beaux ornements ;
+Il se hasarda même à faire des romans,
+Des chansons pour Gautier, des pointes pour Guillaume.
+Depuis, il trafiqua de chapelets de baume,
+Vendit du Mithridate en maître opérateur,
+Revint dans le Palais, et fut solliciteur.
+Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes,
+Sayavèdre, et Gusman, ne prirent tant de formes :
+C’était là pour Dorante un honnête entretien !
+Que je vous suis tenu de ce qu’il n’en sait rien !
+Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte,
+Dont le peu de longueur épargne votre honte.
+Las de tant de métiers sans honneur et sans fruit,
+Quelque meilleur destin à Bordeaux l’a conduit ;
+Et là, comme il pensait au choix d’un exercice,
+Un brave du pays l’a pris à son service.
+Ce guerrier amoureux en a fait son agent :
+Cette commission l’a remeublé d’argent ;
+Il sait avec adresse, en portant les paroles,
+De la vaillante dupe attraper les pistoles ;
+Même de son agent il s’est fait son rival,
+Et la beauté qu’il sert ne lui veut point de mal.
+Lorsque de ses amours vous aurez vu l’histoire,
+Je vous le veux montrer plein d’éclat et de gloire,
+Et la même action qu’il pratique aujourd’hui.
+Que déjà cet espoir soulage mon ennui !
+Il a caché son nom en battant la campagne,
+Et s’est fait de Clindor le sieur de la Montagne :
+C’est ainsi que tantôt vous l’entendrez nommer.
+Voyez tout sans rien dire et sans vous alarmer.
+Je tarde un peu beaucoup pour votre impatience ;
+N’en concevez pourtant aucune défiance :
+C’est qu’un charme ordinaire a trop peu de pouvoir
+Sur les spectres parlants qu’il faut vous faire voir.
+Entrons dedans ma grotte, afin que j’y prépare
+Quelques charmes nouveaux pour un effet si rare.
+Quoi qui s’offre à nos yeux, n’en ayez point d’effroi ;
+De ma grotte surtout ne sortez qu’après moi :
+Sinon, vous êtes mort. Voyez déjà paraître
+Sous deux fantômes vains votre fils et son maître.
+Ô dieux ! Je sens mon âme après lui s’envoler.
+Faites-lui du silence, et l’écoutez parler.
+Quoi ! Monsieur, vous rêvez ! Et cette âme hautaine,
+Après tant de beaux faits, semble être encore en peine !
+N’êtes-vous point lassé d’abattre des guerriers,
+Et vous faut-il encor quelques nouveaux lauriers ?
+Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre
+Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre,
+Du grand Sophi de Perse, ou bien du grand Mogor.
+Eh ! De grâce, monsieur, laissez-les vivre encor :
+Qu’ajouterait leur perte à votre renommée ?
+D’ailleurs quand auriez-vous rassemblé votre armée ?
+Mon armée ? Ah, poltron ! Ah, traître ! Pour leur mort
+Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?
+Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,
+Défait les escadrons, et gagne les batailles.
+Mon courage invaincu contre les empereurs
+N’arme que la moitié de ses moindres fureurs ;
+D’un seul commandement que je fais aux trois Parques,
+Je dépeuple l’état des plus heureux monarques ;
+Le foudre est mon canon, les destins mes soldats :
+Je couche d’un revers mille ennemis à bas.
+D’un souffle je réduis leurs projets en fumée ;
+Et tu m’oses parler cependant d’une armée !
+Tu n’auras plus l’honneur de voir un second Mars :
+Je vais t’assassiner d’un seul de mes regards,
+Veillaque. Toutefois je songe à ma maîtresse :
+Ce penser m’adoucit : va, ma colère cesse,
+Et ce petit archer qui dompte tous les dieux
+Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.
+Regarde, j’ai quitté cette effroyable mine
+Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ;
+Et, pensant au bel oeil qui tient ma liberté,
+Je ne suis plus qu’amour, que grâce, que beauté.
+Ô dieux ! En un moment que tout vous est possible !
+Je vous vois aussi beau que vous étiez terrible,
+Et ne crois point d’objet si ferme en sa rigueur,
+Qu’il puisse constamment vous refuser son coeur.
+Je te le dis encor, ne sois plus en alarme :
+Quand je veux, j’épouvante ; et quand je veux, je charme ;
+Et, selon qu’il me plaît, je remplis tour à tour
+Les hommes de terreur, et les femmes d’amour.
+Du temps que ma beauté m’était inséparable,
+Leurs persécutions me rendaient misérable :
+Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer.
+Mille mouraient par jour à force de m’aimer :
+J’avais des rendez-vous de toutes les princesses ;
+Les reines à l’envi mendiaient mes caresses ;
+Celle d’Éthiopie, et celle du Japon,
+Dans leurs soupirs d’amour ne mêlaient que mon nom.
+De passion pour moi deux sultanes troublèrent ;
+Deux autres, pour me voir, du sérail s’échappèrent :
+J’en fus mal quelque temps avec le grand seigneur.
+Son mécontentement n’allait qu’à votre honneur.
+Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre,
+Et pouvaient m’empêcher de conquérir la terre.
+D’ailleurs, j’en devins las ; et pour les arrêter,
+J’envoyai le Destin dire à son Jupiter
+Qu’il trouvât un moyen qui fît cesser les flammes
+Et l’importunité dont m’accablaient les dames :
+Qu’autrement ma colère irait dedans les cieux
+Le dégrader soudain de l’empire des dieux,
+Et donnerait à Mars à gouverner sa foudre.
+La frayeur qu’il en eut le fit bientôt résoudre :
+Ce que je demandais fut prêt en un moment ;
+Et depuis, je suis beau quand je veux seulement.
+Que j’aurais, sans cela, de poulets à vous rendre !
+De quelle que ce soit, garde-toi bien d’en prendre,
+Sinon de… Tu m’entends ? Que dit-elle de moi ?
+Que vous êtes des coeurs et le charme et l’effroi ;
+Et que si quelque effet peut suivre vos promesses,
+Son sort est plus heureux que celui des déesses.
+écoute. En ce temps-là, dont tantôt je parlois,
+Les déesses aussi se rangeaient sous mes lois ;
+Et je te veux conter une étrange aventure
+Qui jeta du désordre en toute la nature,
+Mais désordre aussi grand qu’on en voie arriver.
+Le Soleil fut un jour sans se pouvoir lever,
+Et ce visible dieu, que tant de monde adore,
+Pour marcher devant lui ne trouvait point d’Aurore :
+On la cherchait partout, au lit du vieux Tithon,
+Dans les bois de Céphale, au palais de Memnon ;
+Et faute de trouver cette belle fourrière,
+Le jour jusqu’à midi se passa sans lumière.
+Où pouvait être alors la reine des clartés ?
+Au milieu de ma chambre, à m’offrir ses beautés.
+Elle y perdit son temps, elle y perdit ses larmes ;
+Mon coeur fut insensible à ses plus puissants charmes ;
+Et tout ce qu’elle obtint pour son frivole amour
+Fut un ordre précis d’aller rendre le jour.
+Cet étrange accident me revient en mémoire ;
+J’étais lors en Mexique, où j’en appris l’histoire,
+Et j’entendis conter que la Perse en courroux
+De l’affront de son dieu murmurait contre vous.
+J’en ouïs quelque chose, et je l’eusse punie ;
+Mais j’étais engagé dans la Transylvanie,
+Où ses ambassadeurs, qui vinrent l’excuser,
+À force de présents me surent apaiser.
+Que la clémence est belle en un si grand courage !
+Contemple, mon ami, contemple ce visage :
+Tu vois un abrégé de toutes les vertus.
+D’un monde d’ennemis sous mes pieds abattus,
+Dont la race est périe, et la terre déserte,
+Pas un qu’à son orgueil n’a jamais dû sa perte.
+Tous ceux qui font hommage à mes perfections
+Conservent leurs états par leurs submissions.
+En Europe, où les rois sont d’une humeur civile,
+Je ne leur rase point de château ni de ville :
+Je les souffre régner, mais chez les Africains,
+Partout où j’ai trouvé des rois un peu trop vains,
+J’ai détruit les pays pour punir leurs monarques,
+Et leurs vastes déserts en sont de bonnes marques :
+Ces grands sables qu’à peine on passe sans horreur
+Sont d’assez beaux effets de ma juste fureur.
+Revenons à l’amour : voici votre maîtresse.
+Ce diable de rival l’accompagne sans cesse.
+Où vous retirez-vous ? Ce fat n’est pas vaillant ;
+Mais il a quelque humeur qui le rend insolent.
+Peut-être qu’orgueilleux d’être avec cette belle,
+Il serait assez vain pour me faire querelle.
+Ce serait bien courir lui-même à son malheur.
+Lorsque j’ai ma beauté, je n’ai point de valeur.
+Cessez d’être charmant, et faites-vous terrible.
+Mais tu n’en prévois pas l’accident infaillible ;
+Je ne saurais me faire effroyable à demi :
+Je tuerais ma maîtresse avec mon ennemi.
+Attendons en ce coin l’heure qui les sépare.
+Comme votre valeur, votre prudence est rare.
+Hélas ! S’il est ainsi, quel malheur est le mien !
+Je soupire, j’endure, et je n’avance rien ;
+Et malgré les transports de mon amour extrême,
+Vous ne voulez pas croire encor que je vous aime.
+Je ne sais pas, monsieur, de quoi vous me blâmez.
+Je me connais aimable, et crois que vous m’aimez :
+Dans vos soupirs ardents j’en vois trop d’apparence ;
+Et quand bien de leur part j’aurais moins d’assurance,
+Pour peu qu’un honnête homme ait vers moi de crédit,
+Je lui fais la faveur de croire ce qu’il dit.
+Rendez-moi la pareille ; et puisqu’à votre flamme
+Je ne déguise rien de ce que j’ai dans l’âme,
+Faites-moi la faveur de croire sur ce point
+Que bien que vous m’aimiez, je ne vous aime point.
+Cruelle, est-ce là donc ce que vos injustices
+Ont réservé de prix à de si longs services ?
+Et mon fidèle amour est-il si criminel
+Qu’il doive être puni d’un mépris éternel ?
+Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses :
+Des épines pour moi, vous les nommez des roses ;
+Ce que vous appelez service, affection,
+Je l’appelle supplice et persécution.
+Chacun dans sa croyance également s’obstine.
+Vous pensez m’obliger d’un feu qui m’assassine ;
+Et ce que vous jugez digne du plus haut prix
+Ne mérite, à mon gré, que haine et que mépris.
+N’avoir que du mépris pour des flammes si saintes
+Dont j’ai reçu du ciel les premières atteintes !
+Oui, le ciel, au moment qu’il me fit respirer,
+Ne me donna de coeur que pour vous adorer.
+Mon âme vint au jour pleine de votre idée ;
+Avant que de vous voir vous l’avez possédée ;
+Et quand je me rendis à des regards si doux,
+Je ne vous donnai rien qui ne fût tout à vous,
+Rien que l’ordre du ciel n’eût déjà fait tout vôtre.
+Le ciel m’eût fait plaisir d’en enrichir une autre ;
+Il vous fit pour m’aimer, et moi pour vous haïr :
+Gardons-nous bien tous deux de lui désobéir.
+Vous avez, après tout, bonne part à sa haine,
+Ou d’un crime secret il vous livre à la peine ;
+Car je ne pense pas qu’il soit tourment égal
+Au supplice d’aimer qui vous traite si mal.
+La grandeur de mes maux vous étant si connue,
+Me refuserez-vous la pitié qui m’est due ?
+Certes j’en ai beaucoup, et vous plains d’autant plus
+Que je vois ces tourments tout à fait superflus,
+Et n’avoir pour tout fruit d’une longue souffrance
+Que l’incommode honneur d’une triste constance.
+Un père l’autorise, et mon feu maltraité
+Enfin aura recours à son autorité.
+Ce n’est pas le moyen de trouver votre conte ;
+Et d’un si beau dessein vous n’aurez que la honte.
+J’espère voir pourtant, avant la fin du jour,
+Ce que peut son vouloir au défaut de l’amour.
+Et moi, j’espère voir, avant que le jour passe,
+Un amant accablé de nouvelle disgrâce.
+Eh quoi ! Cette rigueur ne cessera jamais ?
+Allez trouver mon père, et me laissez en paix.
+Votre âme, au repentir de sa froideur passée,
+Ne la veut point quitter sans être un peu forcée :
+J’y vais tout de ce pas, mais avec des serments
+Que c’est pour obéir à vos commandements.
+Allez continuer une vaine poursuite.
+Eh bien ! Dès qu’il m’a vu, comme a-t-il pris la fuite ?
+M’a-t-il bien su quitter la place au même instant ?
+Ce n’est pas honte à lui, les rois en font autant,
+Du moins si ce grand bruit qui court de vos merveilles
+N’a trompé mon esprit en frappant mes oreilles.
+Vous le pouvez bien croire, et pour le témoigner,
+Choisissez en quels lieux il vous plaît de régner :
+Ce bras tout aussitôt vous conquête un empire ;
+J’en jure par lui-même, et cela c’est tout dire.
+Ne prodiguez pas tant ce bras toujours vainqueur ;
+Je ne veux point régner que dessus votre coeur :
+Toute l’ambition que me donne ma flamme,
+C’est d’avoir pour sujets les désirs de votre âme.
+Ils vous sont tous acquis, et pour vous faire voir
+Que vous avez sur eux un absolu pouvoir,
+Je n’écouterai plus cette humeur de conquête ;
+Et laissant tous les rois leurs couronnes en tête,
+J’en prendrai seulement deux ou trois pour valets,
+Qui viendront à genoux vous rendre mes poulets.
+L’éclat de tels suivants attirerait l’envie
+Sur le rare bonheur où je coule ma vie ;
+Le commerce discret de nos affections
+N’a besoin que de lui pour ces commissions.
+Vous avez, Dieu me sauve ! Un esprit à ma mode ;
+Vous trouvez, comme moi, la grandeur incommode.
+Les sceptres les plus beaux n’ont rien pour moi d’exquis :
+Je les rends aussitôt que je les ai conquis,
+Et me suis vu charmer quantité de princesses,
+Sans que jamais mon coeur les voulût pour maîtresses.
+Certes en ce point seul je manque un peu de foi.
+Que vous ayez quitté des princesses pour moi !
+Que vous leur refusiez un coeur dont je dispose !
+Je crois que la Montagne en saura quelque chose.
+Viens çà. Lorsqu’en la Chine, en ce fameux tournoi,
+Je donnai dans la vue aux deux filles du roi,
+Que te dit-on en cour de cette jalousie
+Dont pour moi toutes deux eurent l’âme saisie ?
+Par vos mépris enfin l’une et l’autre mourut.
+J’étais lors en Égypte, où le bruit en courut ;
+Et ce fut en ce temps que la peur de vos armes
+Fit nager le grand Caire en un fleuve de larmes.
+Vous veniez d’assommer dix géants en un jour ;
+Vous aviez désolé les pays d’alentour,
+Rasé quinze châteaux, aplani deux montagnes,
+Fait passer par le feu villes, bourgs et campagnes,
+Et défait, vers Damas, cent mille combattants.
+Que tu remarques bien et les lieux et les temps !
+Je l’avais oublié. Des faits si pleins de gloire
+Vous peuvent-ils ainsi sortir de la mémoire ?
+Trop pleine de lauriers remportés sur les rois,
+Je ne la charge point de ces menus exploits.
+Monsieur. Que veux-tu, page ? Un courrier vous demande.
+D’où vient-il ? De la part de la reine d’Islande.
+Ciel ! Qui sais comme quoi j’en suis persécuté,
+Un peu plus de repos avec moins de beauté !
+Fais qu’un si long mépris enfin la désabuse.
+Voyez ce que pour vous ce grand guerrier refuse.
+Je n’en puis plus douter. Il vous le disait bien.
+Elle m’a beau prier : non, je n’en ferai rien.
+Et quoi qu’un fol espoir ose encor lui promettre,
+Je lui vais envoyer sa mort dans une lettre.
+Trouvez-le bon, ma reine, et souffrez cependant
+Une heure d’entretien de ce cher confident,
+Qui, comme de ma vie il sait toute l’histoire,
+Vous fera voir sur qui vous avez la victoire.
+Tardez encore moins, et par ce prompt retour
+Je jugerai quelle est envers moi votre amour.
+Jugez plutôt par là l’humeur du personnage :
+Ce page n’est chez lui que pour ce badinage,
+Et venir d’heure en heure avertir sa grandeur
+D’un courrier, d’un agent, ou d’un ambassadeur.
+Ce message me plaît bien plus qu’il ne lui semble :
+Il me défait d’un fou pour nous laisser ensemble.
+Ce discours favorable enhardira mes feux
+À bien user d’un temps si propice à mes voeux.
+Que m’allez-vous conter ? Que j’adore Isabelle,
+Que je n’ai plus de coeur ni d’âme que pour elle,
+Que ma vie… Épargnez ces propos superflus ;
+Je les sais, je les crois : que voulez-vous de plus ?
+Je néglige à vos yeux l’offre d’un diadème ;
+Je dédaigne un rival : en un mot, je vous aime.
+C’est aux commencements des faibles passions
+À s’amuser encore aux protestations :
+Il suffit de nous voir au point où sont les nôtres ;
+Un coup d’oeil vaut pour vous tous les discours des autres.
+Dieux ! Qui l’eût jamais cru, que mon sort rigoureux
+Se rendît si facile à mon coeur amoureux !
+Banni de mon pays par la rigueur d’un père,
+Sans support, sans amis, accablé de misère,
+Et réduit à flatter le caprice arrogant
+Et les vaines humeurs d’un maître extravagant :
+Ce pitoyable état de ma triste fortune
+N’a rien qui vous déplaise ou qui vous importune ;
+Et d’un rival puissant les biens et la grandeur
+Obtiennent moins sur vous que ma sincère ardeur.
+C’est comme il faut choisir. Un amour véritable
+S’attache seulement à ce qu’il voit aimable.
+Qui regarde les biens ou la condition
+N’a qu’un amour avare, ou plein d’ambition,
+Et souille lâchement par ce mélange infâme
+Les plus nobles désirs qu’enfante une belle âme.
+Je sais bien que mon père a d’autres sentiments,
+Et mettra de l’obstacle à nos contentements ;
+Mais l’amour sur mon coeur a pris trop de puissance
+Pour écouter encor les lois de la naissance.
+Mon père peut beaucoup, mais bien moins que ma foi :
+Il a choisi pour lui, je veux choisir pour moi.
+Confus de voir donner à mon peu de mérite…
+Voici mon importun, souffrez que je l’évite.
+Que vous êtes heureux, et quel malheur me suit !
+Ma maîtresse vous souffre, et l’ingrate me fuit.
+Quelque goût qu’elle prenne en votre compagnie,
+Sitôt que j’ai paru, mon abord l’a bannie.
+Sans avoir vu vos pas s’adresser en ce lieu,
+Lasse de mes discours, elle m’a dit adieu.
+Lasse de vos discours ! Votre humeur est trop bonne,
+Et votre esprit trop beau pour ennuyer personne.
+Mais que lui contiez-vous qui pût l’importuner ?
+Des choses qu’aisément vous pouvez deviner :
+Les amours de mon maître, ou plutôt ses sottises,
+Ses conquêtes en l’air, ses hautes entreprises.
+Voulez-vous m’obliger ? Votre maître, ni vous,
+N’êtes pas gens tous deux à me rendre jaloux ;
+Mais si vous ne pouvez arrêter ses saillies,
+Divertissez ailleurs le cours de ses folies.
+Que craignez-vous de lui, dont tous les compliments
+Ne parlent que de morts et de saccagements,
+Qu’il bat, terrasse, brise, étrangle, brûle, assomme ?
+Pour être son valet, je vous trouve honnête homme :
+Vous n’êtes point de taille à servir sans dessein
+Un fanfaron plus fou que son discours n’est vain.
+Quoi qu’il en soit, depuis que je vous vois chez elle,
+Toujours de plus en plus je l’éprouve cruelle :
+Ou vous servez quelque autre, ou votre qualité
+Laisse dans vos projets trop de témérité.
+Je vous tiens fort suspect de quelque haute adresse.
+Que votre maître enfin fasse une autre maîtresse ;
+Ou s’il ne peut quitter un entretien si doux,
+Qu’il se serve du moins d’un autre que de vous.
+Ce n’est pas qu’après tout les volontés d’un père,
+Qui sait ce que je suis, ne terminent l’affaire ;
+Mais purgez-moi l’esprit de ce petit souci,
+Et si vous vous aimez, bannissez-vous d’ici ;
+Car si je vous vois plus regarder cette porte,
+Je sais comme traiter les gens de votre sorte.
+Me prenez-vous pour homme à nuire à votre feu ?
+Sans réplique, de grâce, ou nous verrons beau jeu.
+Allez : c’est assez dit. Pour un léger ombrage,
+C’est trop indignement traiter un bon courage.
+Si le ciel en naissant ne m’a fait grand seigneur,
+Il m’a fait le coeur ferme et sensible à l’honneur ;
+Et je pourrais bien rendre un jour ce qu’on me prête.
+Quoi ! Vous me menacez ! Non, non, je fais retraite.
+D’un si cruel affront vous aurez peu de fruit ;
+Mais ce n’est pas ici qu’il faut faire du bruit.
+Ce bélître insolent me fait encor bravade.
+À ce compte, monsieur, votre esprit est malade ?
+Malade, mon esprit ! Oui, puisqu’il est jaloux
+Du malheureux agent de ce prince des fous.
+Je sais ce que je suis et ce qu’est Isabelle,
+Et crains peu qu’un valet me supplante auprès d’elle.
+Je ne puis toutefois souffrir sans quelque ennui
+Le plaisir qu’elle prend à causer avec lui.
+C’est dénier ensemble et confesser la dette.
+Nomme, si tu le veux, ma boutade indiscrète,
+Et trouve mes soupçons bien ou mal à propos ;
+Je l’ai chassé d’ici pour me mettre en repos.
+En effet, qu’en est-il ? Si j’ose vous le dire,
+Ce n’est plus que pour lui qu’Isabelle soupire.
+Lyse, que me dis-tu ? Qu’il possède son coeur,
+Que jamais feux naissants n’eurent tant de vigueur,
+Qu’ils meurent l’un pour l’autre, et n’ont qu’une pensée.
+Trop ingrate beauté, déloyale, insensée,
+Tu m’oses donc ainsi préférer un maraud ?
+Ce rival orgueilleux le porte bien plus haut,
+Et je vous en veux faire entière confidence :
+Il se dit gentilhomme, et riche. Ah ! L’impudence !
+D’un père rigoureux fuyant l’autorité,
+Il a couru longtemps d’un et d’autre côté ;
+Enfin, manque d’argent peut-être, ou par caprice,
+De notre Fiérabras il s’est mis au service,
+Et sous ombre d’agir pour ses folles amours,
+Il a su pratiquer de si rusés détours,
+Et charmer tellement cette pauvre abusée,
+Que vous en avez vu votre ardeur méprisée ;
+Mais parlez à son père, et bientôt son pouvoir
+Remettra son esprit aux termes du devoir.
+Je viens tout maintenant d’en tirer assurance
+De recevoir les fruits de ma persévérance,
+Et devant qu’il soit peu nous en verrons l’effet ;
+Mais, écoute, il me faut obliger tout à fait.
+Où je vous puis servir j’ose tout entreprendre.
+Peux-tu dans leurs amours me les faire surprendre ?
+Il n’est rien plus aisé : peut-être dès ce soir.
+Adieu donc. Souviens-toi de me les faire voir.
+Cependant prends ceci seulement par avance.
+Que le galant alors soit frotté d’importance !
+Crois-moi qu’il se verra, pour te mieux contenter,
+Chargé d’autant de bois qu’il en pourra porter.
+L’arrogant croit déjà tenir ville gagnée ;
+Mais il sera puni de m’avoir dédaignée.
+Parce qu’il est aimable, il fait le petit dieu,
+Et ne veut s’adresser qu’aux filles de bon lieu.
+Je ne mérite pas l’honneur de ses caresses :
+Vraiment c’est pour son nez, il lui faut des maîtresses ;
+Je ne suis que servante : et qu’est-il que valet ?
+Si son visage est beau, le mien n’est pas trop laid :
+Il se dit riche et noble, et cela me fait rire ;
+Si loin de son pays, qui n’en peut autant dire ?
+Qu’il le soit : nous verrons ce soir, si je le tiens,
+Danser sous le cotret sa noblesse et ses biens.
+Le coeur vous bat un peu. Je crains cette menace.
+Lyse aime trop Clindor pour causer sa disgrâce.
+Elle en est méprisée, et cherche à se venger.
+Ne craignez point : l’amour la fera bien changer.
+Apaisez vos soupirs et tarissez vos larmes ;
+Contre ma volonté ce sont de faibles armes :
+Mon coeur, quoique sensible à toutes vos douleurs,
+écoute la raison, et néglige vos pleurs.
+Je sais ce qu’il vous faut beaucoup mieux que vous-même.
+Vous dédaignez Adraste à cause que je l’aime ;
+Et parce qu’il me plaît d’en faire votre époux,
+Votre orgueil n’y voit rien qui soit digne de vous.
+Quoi ! Manque-t-il de bien, de coeur ou de noblesse ?
+En est-ce le visage ou l’esprit qui vous blesse ?
+Il vous fait trop d’honneur. Je sais qu’il est parfait,
+Et que je réponds mal à l’honneur qu’il me fait ;
+Mais si votre bonté me permet en ma cause,
+Pour me justifier, de dire quelque chose,
+Par un secret instinct, que je ne puis nommer,
+J’en fais beaucoup d’état, et ne le puis aimer.
+Souvent je ne sais quoi que le ciel nous inspire
+Soulève tout le coeur contre ce qu’on désire,
+Et ne nous laisse pas en état d’obéir,
+Quand on choisit pour nous ce qu’il nous fait haïr.
+Il attache ici-bas avec des sympathies
+Les âmes que son ordre a là-haut assorties :
+On n’en saurait unir sans ses avis secrets ;
+Et cette chaîne manque où manquent ses décrets.
+Aller contre les lois de cette providence,
+C’est le prendre à partie, et blâmer sa prudence,
+L’attaquer en rebelle, et s’exposer aux coups
+Des plus âpres malheurs qui suivent son courroux.
+Insolente, est-ce ainsi que l’on se justifie ?
+Quel maître vous apprend cette philosophie ?
+Vous en savez beaucoup ; mais tout votre savoir
+Ne m’empêchera pas d’user de mon pouvoir.
+Si le ciel pour mon choix vous donne tant de haine,
+Vous a-t-il mise en feu pour ce grand capitaine ?
+Ce guerrier valeureux vous tient-il dans ses fers ?
+Et vous a-t-il domptée avec tout l’univers ?
+Ce fanfaron doit-il relever ma famille ?
+Eh ! De grâce, monsieur, traitez mieux votre fille !
+Quel sujet donc vous porte à me désobéir ?
+Mon heur et mon repos, que je ne puis trahir.
+Ce que vous appelez un heureux hyménée
+N’est pour moi qu’un enfer si j’y suis condamnée.
+Ah ! Qu’il en est encor de mieux faites que vous
+Qui se voudraient bien voir dans un enfer si doux !
+Après tout, je le veux ; cédez à ma puissance.
+Faites un autre essai de mon obéissance.
+Ne me répliquez plus quand j’ai dit : "Je le veux. "
+Rentrez : c’est désormais trop contesté nous deux.
+Qu’à présent la jeunesse a d’étranges manies !
+Les règles du devoir lui sont des tyrannies,
+Et les droits les plus saints deviennent impuissants
+Contre cette fierté qui l’attache à son sens.
+Telle est l’humeur du sexe : il aime à contredire,
+Rejette obstinément le joug de notre empire,
+Ne suit que son caprice en ses affections,
+Et n’est jamais d’accord de nos élections.
+N’espère pas pourtant, aveugle et sans cervelle,
+Que ma prudence cède à ton esprit rebelle.
+Mais ce fou viendra-t-il toujours m’embarrasser ?
+Par force ou par adresse il me le faut chasser.
+Ne doit-on pas avoir pitié de ma fortune ?
+Le grand vizir encor de nouveau m’importune ;
+Le Tartare, d’ailleurs, m’appelle à son secours ;
+Narsingue et Calicut m’en pressent tous les jours :
+Si je ne les refuse, il me faut mettre en quatre.
+Pour moi, je suis d’avis que vous les laissiez battre :
+Vous emploieriez trop mal vos invincibles coups,
+Si pour en servir un vous faisiez trois jaloux.
+Tu dis bien : c’est assez de telles courtoisies ;
+Je ne veux qu’en amour donner des jalousies.
+Ah ! Monsieur, excusez, si, faute de vous voir,
+Bien que si près de vous, je manquais au devoir.
+Mais quelle émotion paraît sur ce visage ?
+Où sont vos ennemis, que j’en fasse carnage ?
+Monsieur, grâces aux dieux, je n’ai point d’ennemis.
+Mais grâces à ce bras qui vous les a soumis.
+C’est une grâce encor que j’avais ignorée.
+Depuis que ma faveur pour vous s’est déclarée,
+Ils sont tous morts de peur, ou n’ont osé branler.
+C’est ailleurs maintenant qu’il vous faut signaler :
+Il fait beau voir ce bras, plus craint que le tonnerre,
+Demeurer si paisible en un temps plein de guerre ;
+Et c’est pour acquérir un nom bien relevé,
+D’être dans une ville à battre le pavé.
+Chacun croit votre gloire à faux titre usurpée,
+Et vous ne passez plus que pour traîneur d’épée.
+Ah, ventre ! Il est tout vrai que vous avez raison.
+Mais le moyen d’aller, si je suis en prison ?
+Isabelle m’arrête, et ses yeux pleins de charmes
+Ont captivé mon coeur et suspendu mes armes.
+Si rien que son sujet ne vous tient arrêté,
+Faites votre équipage en toute liberté :
+Elle n’est pas pour vous ; n’en soyez point en peine.
+Ventre ! Que dites-vous ? Je la veux faire reine.
+Je ne suis pas d’humeur à rire tant de fois
+Du grotesque récit de vos rares exploits.
+La sottise ne plaît qu’alors qu’elle est nouvelle :
+En un mot, faites reine une autre qu’Isabelle.
+Si pour l’entretenir vous venez plus ici…
+Il a perdu le sens, de me parler ainsi.
+Pauvre homme, sais-tu bien que mon nom effroyable
+Met le grand Turc en fuite, et fait trembler le diable ;
+Que pour t’anéantir je ne veux qu’un moment ?
+J’ai chez moi des valets à mon commandement,
+Qui n’ayant pas l’esprit de faire des bravades,
+Répondraient de la main à vos rodomontades.
+Dis-lui ce que j’ai fait en mille et mille lieux.
+Adieu : modérez-vous ; il vous en prendra mieux ;
+Bien que je ne sois pas de ceux qui vous haïssent,
+J’ai le sang un peu chaud, et mes gens m’obéissent.
+Respect de ma maîtresse, incommode vertu,
+Tyran de ma vaillance, à quoi me réduis-tu ?
+Que n’ai-je eu cent rivaux en la place d’un père,
+Sur qui, sans t’offenser, laisser choir ma colère !
+Ah ! Visible démon, vieux spectre décharné,
+Vrai suppôt de Satan, médaille de damné,
+Tu m’oses donc bannir, et même avec menaces,
+Moi de qui tous les rois briguent les bonnes grâces ?
+Tandis qu’il est dehors, allez, dès aujourd’hui,
+Causer de vos amours, et vous moquer de lui.
+Cadédiou ! Ses valets feraient quelque insolence.
+Ce fer a trop de quoi dompter leur violence.
+Oui, mais les feux qu’il jette en sortant de prison
+Auraient en un moment embrasé la maison,
+Dévoré tout à l’heure ardoises et gouttières,
+Faîtes, lattes, chevrons, montants, courbes, filières,
+Entretoises, sommiers, colonnes, soliveaux,
+Pannes, soles, appuis, jambages, traveteaux,
+Portes, grilles, verrous, serrures, tuiles, pierre,
+Plomb, fer, plâtre, ciment, peinture, marbre, verre,
+Caves, puits, cours, perrons, salles, chambres, greniers,
+Offices, cabinets, terrasses, escaliers.
+Juge un peu quel désordre aux yeux de ma charmeuse ;
+Ces feux étoufferaient son ardeur amoureuse.
+Va lui parler pour moi, toi qui n’es pas vaillant :
+Tu puniras à moins un valet insolent.
+C’est m’exposer… Adieu : je vois ouvrir la porte,
+Et crains que sans respect cette canaille sorte.
+Le souverain poltron, à qui pour faire peur
+Il ne faut qu’une feuille, une ombre, une vapeur !
+Un vieillard le maltraite, il fuit pour une fille,
+Et tremble à tous moments de crainte qu’on l’étrille.
+Lyse, que ton abord doit être dangereux !
+Il donne l’épouvante à ce coeur généreux,
+Cet unique vaillant, la fleur des capitaines,
+Qui dompte autant de rois qu’il captive de reines !
+Mon visage est ainsi malheureux en attraits :
+D’autres charment de loin, le mien fait peur de près.
+S’il fait peur à des fous, il charme les plus sages :
+Il n’est pas quantité de semblables visages.
+Si l’on brûle pour toi, ce n’est pas sans sujet ;
+Je ne connus jamais un si gentil objet ;
+L’esprit beau, prompt, accort, l’humeur un peu railleuse,
+L’embonpoint ravissant, la taille avantageuse,
+Les yeux doux, le teint vif, et les traits délicats :
+Qui serait le brutal qui ne t’aimerait pas ?
+De grâce, et depuis quand me trouvez-vous si belle ?
+Voyez bien, je suis Lyse, et non pas Isabelle.
+Vous partagez vous deux mes inclinations :
+J’adore sa fortune, et tes perfections.
+Vous en embrassez trop, c’est assez pour vous d’une,
+Et mes perfections cèdent à sa fortune.
+Quelque effort que je fasse à lui donner ma foi,
+Penses-tu qu’en effet je l’aime plus que toi ?
+L’amour et l’hyménée ont diverse méthode :
+L’un court au plus aimable, et l’autre au plus commode.
+Je suis dans la misère, et tu n’as point de bien :
+Un rien s’ajuste mal avec un autre rien ;
+Et malgré les douceurs que l’amour y déploie,
+Deux malheureux ensemble ont toujours courte joie.
+Ainsi j’aspire ailleurs, pour vaincre mon malheur ;
+Mais je ne puis te voir sans un peu de douleur,
+Sans qu’un soupir échappe à ce coeur, qui murmure
+De ce qu’à mes désirs ma raison fait d’injure.
+À tes moindres coups d’oeil je me laisse charmer.
+Ah ! Que je t’aimerais, s’il ne fallait qu’aimer,
+Et que tu me plairais, s’il ne fallait que plaire !
+Que vous auriez d’esprit si vous saviez vous taire,
+Ou remettre du moins en quelque autre saison
+À montrer tant d’amour avec tant de raison !
+Le grand trésor pour moi qu’un amoureux si sage,
+Qui par compassion n’ose me rendre hommage,
+Et porte ses désirs à des partis meilleurs,
+De peur de m’accabler sous nos communs malheurs !
+Je n’oublierai jamais de si rares mérites :
+Allez continuer cependant vos visites.
+Que j’aurais avec toi l’esprit bien plus content !
+Ma maîtresse là-haut est seule, et vous attend.
+Tu me chasses ainsi ! Non, mais je vous envoie
+Aux lieux où vous aurez une plus longue joie.
+Que même tes dédains me semblent gracieux !
+Ah ! Que vous prodiguez un temps si précieux !
+Allez. Souviens-toi donc que si j’en aime une autre…
+C’est de peur d’ajouter ma misère à la vôtre :
+Je vous l’ai déjà dit, je ne l’oublierai pas.
+Adieu : ta raillerie a pour moi tant d’appas,
+Que mon coeur à tes yeux de plus en plus s’engage,
+Et je t’aimerais trop à tarder davantage.
+L’ingrat ! Il trouve enfin mon visage charmant,
+Et pour se divertir il contrefait l’amant !
+Qui néglige mes feux m’aime par raillerie,
+Me prend pour le jouet de sa galanterie,
+Et par un libre aveu de me voler sa foi,
+Me jure qu’il m’adore, et ne veut point de moi.
+Aime en tous lieux, perfide, et partage ton âme ;
+Choisis qui tu voudras pour maîtresse ou pour femme ;
+Donne à tes intérêts à ménager tes voeux ;
+Mais ne crois plus tromper aucune de nous deux.
+Isabelle vaut mieux qu’un amour politique,
+Et je vaux mieux qu’un coeur où cet amour s’applique.
+J’ai raillé comme toi, mais c’était seulement
+Pour ne t’avertir pas de mon ressentiment.
+Qu’eût produit son éclat, que de la défiance ?
+Qui cache sa colère assure sa vengeance ;
+Et ma feinte douceur prépare beaucoup mieux
+Ce piège où tu vas choir, et bientôt, à mes yeux.
+Toutefois qu’as-tu fait qui te rende coupable ?
+Pour chercher sa fortune est-on si punissable ?
+Tu m’aimes, mais le bien te fait être inconstant :
+Au siècle où nous vivons, qui n’en ferait autant ?
+Oublions des mépris où par force il s’excite,
+Et laissons-le jouir du bonheur qu’il mérite.
+S’il m’aime, il se punit en m’osant dédaigner,
+Et si je l’aime encor, je le dois épargner.
+Dieux ! à quoi me réduit ma folle inquiétude,
+De vouloir faire grâce à tant d’ingratitude ?
+Digne soif de vengeance, à quoi m’exposez-vous,
+De laisser affaiblir un si juste courroux ?
+Il m’aime, et de mes yeux je m’en vois méprisée !
+Je l’aime, et ne lui sers que d’objet de risée !
+Silence, amour, silence : il est temps de punir ;
+J’en ai donné ma foi : laisse-moi la tenir.
+Puisque ton faux espoir ne fait qu’aigrir ma peine,
+Fais céder tes douceurs à celles de la haine :
+Il est temps qu’en mon coeur elle règne à son tour,
+Et l’amour outragé ne doit plus être amour.
+Les voilà, sauvons-nous. Non, je ne vois personne.
+Avançons hardiment. Tout le corps me frissonne.
+Je les entends, fuyons. Le vent faisait ce bruit.
+Marchons sous la faveur des ombres de la nuit.
+Vieux rêveur, malgré toi j’attends ici ma reine.
+Ces diables de valets me mettent bien en peine.
+De deux mille ans et plus, je ne tremblai si fort.
+C’est trop me hasarder : s’ils sortent, je suis mort ;
+Car j’aime mieux mourir que leur donner bataille,
+Et profaner mon bras contre cette canaille.
+Que le courage expose à d’étranges dangers !
+Toutefois, en tout cas, je suis des plus légers ;
+S’il ne faut que courir, leur attente est dupée :
+J’ai le pied pour le moins aussi bon que l’épée.
+Tout de bon, je les vois : c’est fait, il faut mourir ;
+J’ai le corps si glacé, que je ne puis courir.
+Destin, qu’à ma valeur tu te montres contraire ! …
+C’est ma reine elle-même, avec mon secrétaire !
+Tout mon corps se déglace : écoutons leurs discours,
+Et voyons son adresse à traiter mes amours.
+Tout se prépare mal du côté de mon père ;
+Je ne le vis jamais d’une humeur si sévère :
+Il ne souffrira plus votre maître ni vous.
+Votre rival d’ailleurs est devenu jaloux :
+C’est par cette raison que je vous fais descendre ;
+Dedans mon cabinet ils pourraient nous surprendre ;
+Ici nous parlerons en plus de sûreté :
+Vous pourrez vous couler d’un et d’autre côté ;
+Et si quelqu’un survient, ma retraite est ouverte.
+C’est trop prendre de soin pour empêcher ma perte.
+Je n’en puis prendre trop pour assurer un bien
+Sans qui tous autres biens à mes yeux ne sont rien :
+Un bien qui vaut pour moi la terre toute entière,
+Et pour qui seul enfin j’aime à voir la lumière.
+Un rival par mon père attaque en vain ma foi ;
+Votre amour seul a droit de triompher de moi :
+Des discours de tous deux je suis persécutée ;
+Mais pour vous je me plais à me voir maltraitée,
+Et des plus grands malheurs je bénirais les coups,
+Si ma fidélité les endurait pour vous.
+Vous me rendez confus, et mon âme ravie
+Ne vous peut, en revanche, offrir rien que ma vie :
+Mon sang est le seul bien qui me reste en ces lieux,
+Trop heureux de le perdre en servant vos beaux yeux !
+Mais si mon astre un jour, changeant son influence,
+Me donne un accès libre aux lieux de ma naissance,
+Vous verrez que ce choix n’est pas fort inégal,
+Et que, tout balancé, je vaux bien mon rival.
+Mais, avec ces douceurs, permettez-moi de craindre
+Qu’un père et ce rival ne veuillent vous contraindre.
+N’en ayez point d’alarme, et croyez qu’en ce cas
+L’un aura moins d’effet que l’autre n’a d’appas.
+Je ne vous dirai point où je suis résolue :
+Il suffit que sur moi je me rends absolue.
+Ainsi tous les projets sont des projets en l’air.
+Ainsi… Je n’en puis plus : il est temps de parler.
+Dieux ! On nous écoutait. C’est notre capitaine :
+Je vais bien l’apaiser ; n’en soyez pas en peine.
+Ah ! Traître ! Parlez bas ; ces valets… Eh bien ! Quoi ?
+Ils fondront tout à l’heure et sur vous et sur moi.
+Viens çà. Tu sais ton crime, et qu’à l’objet que j’aime,
+Loin de parler pour moi, tu parlais pour toi-même ?
+Oui, pour me rendre heureux j’ai fait quelques efforts.
+Je te donne le choix de trois ou quatre morts :
+Je vais, d’un coup de poing, te briser comme verre,
+Ou t’enfoncer tout vif au centre de la terre,
+Ou te fendre en dix parts d’un seul coup de revers,
+Ou te jeter si haut au-dessus des éclairs,
+Que tu sois dévoré des feux élémentaires.
+Choisis donc promptement, et pense à tes affaires.
+Vous-même choisissez. Quel choix proposes-tu ?
+De fuir en diligence, ou d’être bien battu.
+Me menacer encore ! Ah, ventre ! Quelle audace !
+Au lieu d’être à genoux, et d’implorer ma grâce ! …
+Il a donné le mot, ces valets vont sortir…
+Je m’en vais commander aux mers de t’engloutir.
+Sans vous chercher si loin un si grand cimetière,
+Je vous vais, de ce pas, jeter dans la rivière.
+Ils sont d’intelligence. Ah, tête ! Point de bruit :
+J’ai déjà massacré dix hommes cette nuit ;
+Et si vous me fâchez, vous en croîtrez le nombre.
+Cadédiou ! Ce coquin a marché dans mon ombre ;
+Il s’est fait tout vaillant d’avoir suivi mes pas :
+S’il avait du respect, j’en voudrais faire cas.
+écoute : je suis bon, et ce serait dommage
+De priver l’univers d’un homme de courage.
+Demande-moi pardon, et cesse par tes feux
+De profaner l’objet digne seul de mes voeux ;
+Tu connais ma valeur, éprouve ma clémence.
+Plutôt, si votre amour a tant de véhémence,
+Faisons deux coups d’épée au nom de sa beauté.
+Parbieu, tu me ravis de générosité.
+Va, pour la conquérir n’use plus d’artifices ;
+Je te la veux donner pour prix de tes services :
+Plains-toi dorénavant d’avoir un maître ingrat !
+À ce rare présent, d’aise le coeur me bat.
+Protecteur des grands rois, guerrier trop magnanime,
+Puisse tout l’univers bruire de votre estime !
+Je rends grâces au ciel de ce qu’il a permis
+Qu’à la fin, sans combat, je vous vois bons amis.
+Ne pensez plus, ma reine, à l’honneur que ma flamme
+Vous devait faire un jour de vous prendre pour femme ;
+Pour quelque occasion j’ai changé de dessein :
+Mais je vous veux donner un homme de ma main ;
+Faites-en de l’état ; il est vaillant lui-même ;
+Il commandait sous moi. Pour vous plaire, je l’aime.
+Mais il faut du silence à notre affection.
+Je vous promets silence, et ma protection.
+Avouez-vous de moi par tous les coins du monde :
+Je suis craint à l’égal sur la terre et sur l’onde.
+Allez, vivez contents sous une même loi.
+Pour vous mieux obéir, je lui donne ma foi.
+Commandez que sa foi de quelque effet suivie…
+Cet insolent discours te coûtera la vie,
+Suborneur. Ils ont pris mon courage en défaut :
+Cette porte est ouverte ; allons gagner le haut.
+Traître ! Qui te fais fort d’une troupe brigande,
+Je te choisirai bien au milieu de la bande.
+Dieux ! Adraste est blessé, courez au médecin.
+Vous autres, cependant, arrêtez l’assassin.
+Ah, ciel ! Je cède au nombre. Adieu, chère Isabelle :
+Je tombe au précipice où mon destin m’appelle.
+C’en est fait, emportez ce corps à la maison ;
+Et vous, conduisez tôt ce traître à la prison.
+Hélas ! Mon fils est mort. Que vous avez d’alarmes !
+Ne lui refusez point le secours de vos charmes.
+Un peu de patience, et sans un tel secours
+Vous le verrez bientôt heureux en ses amours.
+Enfin le terme approche : un jugement inique
+Doit abuser demain d’un pouvoir tyrannique,
+À son propre assassin immoler mon amant,
+Et faire une vengeance au lieu d’un châtiment.
+Par un décret injuste autant comme sévère,
+Demain doit triompher la haine de mon père,
+La faveur du pays, la qualité du mort,
+Le malheur d’Isabelle, et la rigueur du sort.
+Hélas ! Que d’ennemis, et de quelle puissance,
+Contre le faible appui que donne l’innocence,
+Contre un pauvre inconnu, de qui tout le forfait
+Est de m’avoir aimée, et d’être trop parfait !
+Oui, Clindor, tes vertus et ton feu légitime,
+T’ayant acquis mon coeur, ont fait aussi ton crime.
+Mais en vain après toi l’on me laisse le jour ;
+Je veux perdre la vie en perdant mon amour :
+Prononçant ton arrêt, c’est de moi qu’on dispose ;
+Je veux suivre ta mort, puisque j’en suis la cause,
+Et le même moment verra par deux trépas
+Nos esprits amoureux se rejoindre là-bas.
+Ainsi, père inhumain, ta cruauté déçue
+De nos saintes ardeurs verra l’heureuse issue ;
+Et si ma perte alors fait naître tes douleurs,
+Auprès de mon amant je rirai de tes pleurs.
+Ce qu’un remords cuisant te coûtera de larmes
+D’un si doux entretien augmentera les charmes ;
+Ou s’il n’a pas assez de quoi te tourmenter,
+Mon ombre chaque jour viendra t’épouvanter,
+S’attacher à tes pas dans l’horreur des ténèbres,
+Présenter à tes yeux mille images funèbres,
+Jeter dans ton esprit un éternel effroi,
+Te reprocher ma mort, t’appeler après moi,
+Accabler de malheurs ta languissante vie,
+Et te réduire au point de me porter envie.
+Enfin… Quoi ! Chacun dort, et vous êtes ici ?
+Je vous jure, monsieur en est en grand souci.
+Quand on n’a plus d’espoir, Lyse, on n’a plus de crainte.
+Je trouve des douceurs à faire ici ma plainte :
+Ici je vis Clindor pour la dernière fois ;
+Ce lieu me redit mieux les accents de sa voix,
+Et remet plus avant en mon âme éperdue
+L’aimable souvenir d’une si chère vue.
+Que vous prenez de peine à grossir vos ennuis !
+Que veux-tu que je fasse en l’état où je suis ?
+De deux amants parfaits dont vous étiez servie,
+L’un doit mourir demain, l’autre est déjà sans vie :
+Sans perdre plus de temps à soupirer pour eux,
+Il en faut trouver un qui les vaille tous deux.
+De quel front oses-tu me tenir ces paroles ?
+Quel fruit espérez-vous de vos douleurs frivoles ?
+Pensez-vous, pour pleurer et ternir vos appas,
+Rappeler votre amant des portes du trépas ?
+Songez plutôt à faire une illustre conquête ;
+Je sais pour vos liens une âme toute prête,
+Un homme incomparable. Ôte-toi de mes yeux.
+Le meilleur jugement ne choisirait pas mieux.
+Pour croître mes douleurs faut-il que je te voie ?
+Et faut-il qu’à vos yeux je déguise ma joie ?
+D’où te vient cette joie ainsi hors de saison ?
+Quand je vous l’aurai dit, jugez si j’ai raison.
+Ah ! Ne me conte rien. Mais l’affaire vous touche.
+Parle-moi de Clindor, ou n’ouvre point la bouche.
+Ma belle humeur, qui rit au milieu des malheurs,
+Fait plus en un moment qu’un siècle de vos pleurs :
+Elle a sauvé Clindor. Sauvé Clindor ? Lui-même :
+Jugez après cela comme quoi je vous aime.
+Eh ! De grâce, où faut-il que je l’aille trouver ?
+Je n’ai que commencé : c’est à vous d’achever.
+Ah ! Lyse ! Tout de bon, seriez-vous pour le suivre ?
+Si je suivrais celui sans qui je ne puis vivre ?
+Lyse, si ton esprit ne le tire des fers,
+Je l’accompagnerai jusque dans les enfers.
+Va, ne demande plus si je suivrais sa fuite.
+Puisqu’à ce beau dessein l’amour vous a réduite,
+écoutez où j’en suis, et secondez mes coups :
+Si votre amant n’échappe, il ne tiendra qu’à vous.
+La prison est tout proche. Eh bien ? Ce voisinage
+Au frère du concierge a fait voir mon visage ;
+Et comme c’est tout un que me voir et m’aimer,
+Le pauvre malheureux s’en est laissé charmer.
+Je n’en avais rien su ! J’en avais tant de honte
+Que je mourais de peur qu’on vous en fît le conte ;
+Mais depuis quatre jours votre amant arrêté
+A fait que l’allant voir je l’ai mieux écouté.
+Des yeux et du discours flattant son espérance,
+D’un mutuel amour j’ai formé l’apparence.
+Quand on aime une fois, et qu’on se croit aimé,
+On fait tout pour l’objet dont on est enflammé.
+Par là j’ai sur son âme assuré mon empire,
+Et l’ai mis en état de ne m’oser dédire.
+Quand il n’a plus douté de mon affection,
+J’ai fondé mes refus sur sa condition ;
+Et lui, pour m’obliger, jurait de s’y déplaire,
+Mais que malaisément il s’en pouvait défaire ;
+Que les clefs des prisons qu’il gardait aujourd’hui
+Étaient le plus grand bien de son frère et de lui.
+Moi de dire soudain que sa bonne fortune
+Ne lui pouvait offrir d’heure plus opportune ;
+Que, pour se faire riche et pour me posséder,
+Il n’avait seulement qu’à s’en accommoder ;
+Qu’il tenait dans les fers un seigneur de Bretagne
+Déguisé sous le nom du sieur de la Montagne ;
+Qu’il fallait le sauver et le suivre chez lui ;
+Qu’il nous ferait du bien et serait notre appui.
+Il demeure étonné ; je le presse, il s’excuse ;
+Il me parle d’amour, et moi je le refuse ;
+Je le quitte en colère, il me suit tout confus,
+Me fait nouvelle excuse, et moi nouveau refus.
+Mais enfin ? J’y retourne, et le trouve fort triste ;
+Je le juge ébranlé ; je l’attaque : il résiste.
+Ce matin : « En un mot, le péril est pressant,
+Ai-je dit ; tu peux tout, et ton frère est absent.
+- Mais il faut de l’argent pour un si long voyage,
+M’a-t-il dit ; il en faut pour faire l’équipage :
+Ce cavalier en manque. » Ah ! Lyse, tu devais
+Lui faire offre aussitôt de tout ce que j’avais :
+Perles, bagues, habits. J’ai bien fait davantage :
+J’ai dit qu’à vos beautés ce captif rend hommage,
+Que vous l’aimez de même et fuirez avec nous,
+Ce mot me l’a rendu si traitable et si doux,
+Que j’ai bien reconnu qu’un peu de jalousie
+Touchant votre Clindor brouillait sa fantaisie,
+Et que tous ces détours provenaient seulement
+D’une vaine frayeur qu’il ne fût mon amant.
+Il est parti soudain après votre amour sue,
+A trouvé tout aisé, m’en a promis l’issue,
+Et vous mande par moi qu’environ à minuit
+Vous soyez toute prête à déloger sans bruit.
+Que tu me rends heureuse ! Ajoutez-y, de grâce,
+Qu’accepter un mari pour qui je suis de glace,
+C’est me sacrifier à vos contentements.
+Aussi… Je ne veux point de vos remerciements.
+Allez ployer bagage, et pour grossir la somme,
+Joignez à vos bijoux les écus du bonhomme.
+Je vous vends ses trésors, mais à fort bon marché ;
+J’ai dérobé ses clefs depuis qu’il est couché :
+Je vous les livre. Allons y travailler ensemble.
+Passez-vous de mon aide. Eh quoi ! Le coeur te tremble ?
+Non, mais c’est un secret tout propre à l’éveiller :
+Nous ne nous garderions jamais de babiller.
+Folle, tu ris toujours. De peur d’une surprise,
+Je dois attendre ici le chef de l’entreprise ;
+S’il tardait à la rue, il serait reconnu ;
+Nous vous irons trouver dès qu’il sera venu.
+C’est là sans raillerie. Adieu donc : je te laisse,
+Et consens que tu sois aujourd’hui la maîtresse.
+C’est du moins. Fais bon guet. Vous, faites bon butin.
+Ainsi, Clindor, je fais moi seule ton destin ;
+Des fers où je t’ai mis c’est moi qui te délivre,
+Et te puis, à mon choix, faire mourir ou vivre.
+On me vengeait de toi par delà mes désirs :
+Je n’avais de dessein que contre tes plaisirs.
+Ton sort trop rigoureux m’a fait changer d’envie ;
+Je te veux assurer tes plaisirs et ta vie ;
+Et mon amour éteint, te voyant en danger,
+Renaît pour m’avertir que c’est trop me venger.
+J’espère aussi, Clindor, que pour reconnaissance,
+De ton ingrat amour étouffant la licence…
+Quoi ! Chez nous, et de nuit ! L’autre jour… Qu’est-ce-ci :
+"L’autre jour ?" Est-il temps que je vous trouve ici ?
+C’est ce grand capitaine. Où s’est-il laissé prendre ?
+En montant l’escalier je l’en ai vu descendre.
+L’autre jour, au défaut de mon affection,
+J’assurai vos appas de ma protection.
+Après ? On vint ici faire une brouillerie ;
+Vous rentrâtes voyant cette forfanterie ;
+Et pour vous protéger, je vous suivis soudain.
+Votre valeur prit lors un généreux dessein.
+Depuis ? Pour conserver une dame si belle,
+Au plus haut du logis j’ai fait la sentinelle.
+Sans sortir ? Sans sortir. C’est-à-dire, en deux mots,
+Que la peur l’enfermait dans la chambre aux fagots.
+La peur ? Oui, vous tremblez : la vôtre est sans égale.
+Parce qu’elle a bon pas, j’en fais mon Bucéphale ;
+Lorsque je la domptai, je lui fis cette loi ;
+Et depuis, quand je marche, elle tremble sous moi.
+Votre caprice est rare à choisir des montures.
+C’est pour aller plus vite aux grandes aventures.
+Vous en exploitez bien. Mais changeons de discours :
+Vous avez demeuré là dedans quatre jours ?
+Quatre jours. Et vécu ? De nectar, d’ambroisie.
+Je crois que cette viande aisément rassasie ?
+Aucunement. Enfin vous étiez descendu…
+Pour faire qu’un amant en vos bras fût rendu,
+Pour rompre sa prison, en fracasser les portes,
+Et briser en morceaux ses chaînes les plus fortes.
+Avouez franchement que, pressé de la faim,
+Vous veniez bien plutôt faire la guerre au pain.
+L’un et l’autre, parbieu ! Cette ambroisie est fade :
+J’en eus au bout d’un jour l’estomac tout malade.
+C’est un mets délicat, et de peu de soutien :
+À moins que d’être un dieu l’on n’en vivrait pas bien ;
+Il cause mille maux, et dès l’heure qu’il entre,
+Il allonge les dents, et rétrécit le ventre.
+Enfin c’est un ragoût qui ne vous plaisait pas ?
+Quitte pour chaque nuit faire deux tours en bas,
+Et là, m’accommodant des reliefs de cuisine,
+Mêler la viande humaine avecque la divine.
+Vous aviez, après tout, dessein de nous voler.
+Vous-mêmes, après tout, m’osez-vous quereller ?
+Si je laisse une fois échapper ma colère…
+Lyse, fais-moi sortir les valets de mon père.
+Un sot les attendrait. Vous ne le tenez pas.
+Il nous avait bien dit que la peur a bon pas.
+Vous n’avez cependant rien fait, ou peu de chose.
+Rien du tout. Que veux-tu ? Sa rencontre en est cause.
+Mais vous n’aviez alors qu’à le laisser aller.
+Mais il m’a reconnue, et m’est venu parler.
+Moi qui, seule et de nuit, craignais son insolence,
+Et beaucoup plus encor de troubler le silence,
+J’ai cru, pour m’en défaire et m’ôter de souci,
+Que le meilleur était de l’amener ici.
+Vois, quand j’ai ton secours, que je me tiens vaillante,
+Puisque j’ose affronter cette humeur violente.
+J’en ai ri comme vous, mais non sans murmurer :
+C’est bien du temps perdu. Je vais le réparer.
+Voici le conducteur de notre intelligence ;
+Sachez auparavant toute sa diligence.
+Eh bien ! Mon grand ami, braverons-nous le sort ?
+Et viens-tu m’apporter ou la vie ou la mort ?
+Ce n’est plus qu’en toi seul que mon espoir se fonde.
+Bannissez vos frayeurs : tout va le mieux du monde ;
+Il ne faut que partir, j’ai des chevaux tous prêts,
+Et vous pourrez bientôt vous moquer des arrêts.
+Je te dois regarder comme un dieu tutélaire,
+Et ne sais point pour toi d’assez digne salaire.
+Voici le prix unique où tout mon coeur prétend.
+Lyse, il faut te résoudre à le rendre content.
+Oui, mais tout son apprêt nous est fort inutile :
+Comment ouvrirons-nous les portes de la ville ?
+On nous tient des chevaux en main sûre aux faubourgs ;
+Et je sais un vieux mur qui tombe tous les jours :
+Nous pourrons aisément sortir par ses ruines.
+Ah ! Que je me trouvais sur d’étranges épines !
+Mais il faut se hâter. Nous partirons soudain.
+Viens nous aider là-haut à faire notre main.
+Aimables souvenirs de mes chères délices,
+Qu’on va bientôt changer en d’infâmes supplices,
+Que malgré les horreurs de ce mortel effroi,
+Vos charmants entretiens ont de douceurs pour moi !
+Ne m’abandonnez point, soyez-moi plus fidèles
+Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ;
+Et lorsque du trépas les plus noires couleurs
+Viendront à mon esprit figurer mes malheurs,
+Figurez aussitôt à mon âme interdite
+Combien je fus heureux par delà mon mérite.
+Lorsque je me plaindrai de leur sévérité,
+Redites-moi l’excès de ma témérité :
+Que d’un si haut dessein ma fortune incapable
+Rendait ma flamme injuste, et mon espoir coupable ;
+Que je fus criminel quand je devins amant,
+Et que ma mort en est le juste châtiment.
+Quel bonheur m’accompagne à la fin de ma vie !
+Isabelle, je meurs pour vous avoir servie ;
+Et de quelque tranchant que je souffre les coups,
+Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous.
+Hélas ! Que je me flatte, et que j’ai d’artifice
+À me dissimuler la honte d’un supplice !
+En est-il de plus grand que de quitter ces yeux
+Dont le fatal amour me rend si glorieux ?
+L’ombre d’un meurtrier creuse ici ma ruine :
+Il succomba vivant, et mort il m’assassine ;
+Son nom fait contre moi ce que n’a pu son bras ;
+Mille assassins nouveaux naissent de son trépas ;
+Et je vois de son sang, fécond en perfidies,
+S’élever contre moi des âmes plus hardies,
+De qui les passions, s’armant d’autorité,
+Font un meurtre public avec impunité.
+Demain de mon courage on doit faire un grand crime,
+Donner au déloyal ma tête pour victime ;
+Et tous pour le pays prennent tant d’intérêt,
+Qu’il ne m’est pas permis de douter de l’arrêt.
+Ainsi de tous côtés ma perte était certaine :
+J’ai repoussé la mort, je la reçois pour peine.
+D’un péril évité je tombe en un nouveau,
+Et des mains d’un rival en celles d’un bourreau.
+Je frémis à penser à ma triste aventure ;
+Dans le sein du repos je suis à la torture :
+Au milieu de la nuit, et du temps du sommeil,
+Je vois de mon trépas le honteux appareil ;
+J’en ai devant les yeux les funestes ministres ;
+On me lit du sénat les mandements sinistres ;
+Je sors les fers aux pieds ; j’entends déjà le bruit
+De l’amas insolent d’un peuple qui me suit ;
+Je vois le lieu fatal où ma mort se prépare :
+Là mon esprit se trouble, et ma raison s’égare ;
+Je ne découvre rien qui m’ose secourir,
+Et la peur de la mort me fait déjà mourir.
+Isabelle, toi seule, en réveillant ma flamme,
+Dissipes ces terreurs et rassures mon âme ;
+Et sitôt que je pense à tes divins attraits,
+Je vois évanouir ces infâmes portraits.
+Quelques rudes assauts que le malheur me livre,
+Garde mon souvenir, et je croirai revivre.
+Mais d’où vient que de nuit on ouvre ma prison ?
+Ami, que viens-tu faire ici hors de saison ?
+Les juges assemblés pour punir votre audace,
+Mus de compassion, enfin vous ont fait grâce.
+M’ont fait grâce, bons dieux ! Oui, vous mourrez de nuit.
+De leur compassion est-ce là tout le fruit ?
+Que de cette faveur vous tenez peu de conte !
+D’un supplice public c’est vous sauver la honte.
+Quels encens puis-je offrir aux maîtres de mon sort,
+Dont l’arrêt me fait grâce, et m’envoie à la mort ?
+Il la faut recevoir avec meilleur visage.
+Fais ton office, ami, sans causer davantage.
+Une troupe d’archers là dehors vous attend ;
+Peut-être en les voyant serez-vous plus content.
+Lyse, nous l’allons voir. Que vous êtes ravie !
+Ne le serais-je point de recevoir la vie ?
+Son destin et le mien prennent un même cours,
+Et je mourrais du coup qui trancherait ses jours.
+Monsieur, connaissez-vous beaucoup d’archers semblables ?
+Ah ! Madame, est-ce vous ? Surprises adorables !
+Trompeur trop obligeant, tu disais bien vraiment
+Que je mourrais de nuit, mais de contentement.
+Clindor ! Ne perdons point le temps à ces caresses :
+Nous aurons tout loisir de flatter nos maîtresses.
+Quoi ! Lyse est donc la sienne ? écoutez le discours
+De votre liberté qu’ont produit leurs amours.
+En lieu de sûreté le babil est de mise ;
+Mais ici ne songeons qu’à nous ôter de prise ;
+Sauvons-nous : mais avant, promettez-nous tous deux
+Jusqu’au jour d’un hymen de modérer vos feux :
+Autrement, nous rentrons. Que cela ne vous tienne :
+Je vous donne ma foi. Lyse, reçois la mienne.
+Sur un gage si beau j’ose tout hasarder.
+Nous nous amusons trop, il est temps d’évader.
+Ne craignez plus pour eux ni périls ni disgrâces.
+Beaucoup les poursuivront, mais sans trouver leurs traces.
+À la fin je respire. Après un tel bonheur,
+Deux ans les ont montés en haut degré d’honneur.
+Je ne vous dirai point le cours de leurs voyages,
+S’ils ont trouvé le calme, ou vaincu les orages,
+Ni par quel art non plus ils se sont élevés :
+Il suffit d’avoir vu comme ils se sont sauvés,
+Et que, sans vous en faire une histoire importune,
+Je vous les vais montrer en leur haute fortune.
+Mais puisqu’il faut passer à des effets plus beaux,
+Rentrons pour évoquer des fantômes nouveaux.
+Ceux que vous avez vus représenter de suite
+À vos yeux étonnés leur amour et leur fuite,
+N’étant pas destinés aux hautes fonctions,
+N’ont point assez d’éclat pour leurs conditions.
+Qu’Isabelle est changée et qu’elle est éclatante !
+Lyse marche après elle, et lui sert de suivante ;
+Mais derechef surtout n’ayez aucun effroi,
+Et de ce lieu fatal ne sortez qu’après moi :
+Je vous le dis encore, il y va de la vie.
+Cette condition m’en ôte assez l’envie.
+Ce divertissement n’aura-t-il point de fin ?
+Et voulez-vous passer la nuit dans ce jardin ?
+Je ne puis plus cacher le sujet qui m’amène :
+C’est grossir mes douleurs que de taire ma peine.
+Le prince Florilame… Eh bien ! Il est absent.
+C’est la source des maux que mon âme ressent ;
+Nous sommes ses voisins, et l’amour qu’il nous porte
+Dedans son grand jardin nous permet cette porte.
+La princesse Rosine, et mon perfide époux,
+Durant qu’il est absent en font leur rendez-vous :
+Je l’attends au passage, et lui ferai connaître
+Que je ne suis pas femme à rien souffrir d’un traître.
+Madame, croyez-moi, loin de le quereller,
+Vous ferez beaucoup mieux de tout dissimuler :
+Il nous vient peu de fruit de telles jalousies ;
+Un homme en court plus tôt après ses fantaisies ;
+Il est toujours le maître, et tout notre discours,
+Par un contraire effet, l’obstine en ses amours.
+Je dissimulerai son adultère flamme !
+Une autre aura son coeur, et moi le nom de femme !
+Sans crime, d’un hymen peut-il rompre la loi ?
+Et ne rougit-il point d’avoir si peu de foi ?
+Cela fut bon jadis ; mais au temps où nous sommes,
+Ni l’hymen ni la foi n’obligent plus les hommes :
+Leur gloire a son brillant et ses règles à part ;
+Où la nôtre se perd, la leur est sans hasard ;
+Elle croît aux dépens de nos lâches faiblesses ;
+L’honneur d’un galant homme est d’avoir des maîtresses.
+Ôte-moi cet honneur et cette vanité,
+De se mettre en crédit par l’infidélité.
+Si pour haïr le change et vivre sans amie
+Un homme tel que lui tombe dans l’infamie,
+Je le tiens glorieux d’être infâme à ce prix ;
+S’il en est méprisé, j’estime ce mépris.
+Le blâme qu’on reçoit d’aimer trop une femme
+Aux maris vertueux est un illustre blâme.
+Madame, il vient d’entrer ; la porte a fait du bruit.
+Retirons-nous, qu’il passe. Il vous voit et vous suit.
+Vous fuyez, ma princesse, et cherchez des remises :
+Sont-ce là les douceurs que vous m’aviez promises ?
+Est-ce ainsi que l’amour ménage un entretien ?
+Ne fuyez plus, madame, et n’appréhendez rien :
+Florilame est absent, ma jalouse endormie.
+En êtes-vous bien sûr ? Ah ! Fortune ennemie !
+Je veille, déloyal : ne crois plus m’aveugler ;
+Au milieu de la nuit je ne vois que trop clair :
+Je vois tous mes soupçons passer en certitudes,
+Et ne puis plus douter de tes ingratitudes :
+Toi-même, par ta bouche, as trahi ton secret.
+Ô l’esprit avisé pour un amant discret !
+Et que c’est en amour une haute prudence
+D’en faire avec sa femme entière confidence !
+Où sont tant de serments de n’aimer rien que moi ?
+Qu’as-tu fait de ton coeur ? Qu’as-tu fait de ta foi ?
+Lorsque je la reçus, ingrat, qu’il te souvienne
+De combien différaient ta fortune et la mienne,
+De combien de rivaux je dédaignai les voeux ;
+Ce qu’un simple soldat pouvait être auprès d’eux :
+Quelle tendre amitié je recevais d’un père !
+Je le quittai pourtant pour suivre ta misère ;
+Et je tendis les bras à mon enlèvement,
+Pour soustraire ma main à son commandement.
+En quelle extrémité depuis ne m’ont réduite
+Les hasards dont le sort a traversé ta fuite !
+Et que n’ai-je souffert avant que le bonheur
+élevât ta bassesse à ce haut rang d’honneur !
+Si pour te voir heureux ta foi s’est relâchée,
+Remets-moi dans le sein dont tu m’as arrachée.
+L’amour que j’ai pour toi m’a fait tout hasarder,
+Non pas pour des grandeurs, mais pour te posséder.
+Ne me reproche plus ta fuite ni ta flamme :
+Que ne fait point l’amour quand il possède une âme ?
+Son pouvoir à ma vue attachait tes plaisirs,
+Et tu me suivais moins que tes propres désirs.
+J’étais lors peu de chose : oui, mais qu’il te souvienne
+Que ta fuite égala ta fortune à la mienne,
+Et que pour t’enlever c’était un faible appas
+Que l’éclat de tes biens qui ne te suivaient pas.
+Je n’eus, de mon côté, que l’épée en partage,
+Et ta flamme, du tien, fut mon seul avantage :
+Celle-là m’a fait grand en ces bords étrangers ;
+L’autre exposa ma tête à cent et cent dangers.
+Regrette maintenant ton père et ses richesses ;
+Fâche-toi de marcher à côté des princesses ;
+Retourne en ton pays chercher avec tes biens
+L’honneur d’un rang pareil à celui que tu tiens.
+De quel manque, après tout, as-tu lieu de te plaindre ?
+En quelle occasion m’as-tu vu te contraindre ?
+As-tu reçu de moi ni froideurs, ni mépris ?
+Les femmes, à vrai dire, ont d’étranges esprits !
+Qu’un mari les adore, et qu’un amour extrême
+À leur bizarre humeur le soumette lui-même,
+Qu’il les comble d’honneurs et de bons traitements,
+Qu’il ne refuse rien à leurs contentements :
+S’il fait la moindre brèche à la foi conjugale,
+Il n’est point à leur gré de crime qui l’égale ;
+C’est vol, c’est perfidie, assassinat, poison,
+C’est massacrer son père et brûler sa maison :
+Et jadis des titans l’effroyable supplice
+Tomba sur Encelade avec moins de justice.
+Je te l’ai déjà dit, que toute ta grandeur
+Ne fut jamais l’objet de ma sincère ardeur.
+Je ne suivais que toi, quand je quittai mon père ;
+Mais puisque ces grandeurs t’ont fait l’âme légère,
+Laisse mon intérêt : songe à qui tu les dois.
+Florilame lui seul t’a mis où tu te vois :
+À peine il te connut qu’il te tira de peine ;
+De soldat vagabond il te fit capitaine ;
+Et le rare bonheur qui suivit cet emploi
+Joignit à ses faveurs les faveurs de son roi.
+Quelle forte amitié n’a-t-il point fait paraître
+À cultiver depuis ce qu’il avait fait naître ?
+Par ses soins redoublés n’es-tu pas aujourd’hui
+Un peu moindre de rang, mais plus puissant que lui ?
+Il eût gagné par là l’esprit le plus farouche,
+Et pour remerciement tu veux souiller sa couche !
+Dans ta brutalité trouve quelques raisons,
+Et contre ses faveurs défends tes trahisons.
+Il t’a comblé de biens, tu lui voles son âme !
+Il t’a fait grand seigneur, et tu le rends infâme !
+Ingrat, c’est donc ainsi que tu rends les bienfaits ?
+Et ta reconnaissance a produit ces effets ?
+Mon âme (car encor ce beau nom te demeure,
+Et te demeurera jusqu’à tant que je meure),
+Crois-tu qu’aucun respect ou crainte du trépas
+Puisse obtenir sur moi ce que tu n’obtiens pas ?
+Dis que je suis ingrat, appelle-moi parjure ;
+Mais à nos feux sacrés ne fais plus tant d’injure :
+Ils conservent encor leur première vigueur ;
+Et si le fol amour qui m’a surpris le coeur
+Avait pu s’étouffer au point de sa naissance,
+Celui que je te porte eût eu cette puissance ;
+Mais en vain mon devoir tâche à lui résister :
+Toi-même as éprouvé qu’on ne le peut dompter.
+Ce dieu qui te força d’abandonner ton père,
+Ton pays et tes biens, pour suivre ma misère,
+Ce dieu même aujourd’hui force tous mes désirs
+À te faire un larcin de deux ou trois soupirs.
+À mon égarement souffre cette échappée,
+Sans craindre que ta place en demeure usurpée.
+L’amour dont la vertu n’est point le fondement
+Se détruit de soi-même, et passe en un moment ;
+Mais celui qui nous joint est un amour solide,
+Où l’honneur a son lustre, où la vertu préside :
+Sa durée a toujours quelques nouveaux appas,
+Et ses fermes liens durent jusqu’au trépas.
+Mon âme, derechef pardonne à la surprise
+Que ce tyran des coeurs a faite à ma franchise ;
+Souffre une folle ardeur qui ne vivra qu’un jour,
+Et qui n’affaiblit point le conjugal amour.
+Hélas ! Que j’aide bien à m’abuser moi-même !
+Je vois qu’on me trahit, et veux croire qu’on m’aime ;
+Je me laisse charmer à ce discours flatteur,
+Et j’excuse un forfait dont j’adore l’auteur.
+Pardonne, cher époux, au peu de retenue
+Où d’un premier transport la chaleur est venue :
+C’est en ces accidents manquer d’affection
+Que de les voir sans trouble et sans émotion.
+Puisque mon teint se fane et ma beauté se passe,
+Il est bien juste aussi que ton amour se lasse ;
+Et même je croirai que ce feu passager
+En l’amour conjugal ne pourra rien changer :
+Songe un peu toutefois à qui ce feu s’adresse,
+En quel péril te jette une telle maîtresse.
+Dissimule, déguise, et sois amant discret.
+Les grands en leur amour n’ont jamais de secret ;
+Ce grand train qu’à leurs pas leur grandeur propre attache
+N’est qu’un grand corps tout d’yeux à qui rien ne se cache,
+Et dont il n’est pas un qui ne fît son effort
+À se mettre en faveur par un mauvais rapport.
+Tôt ou tard Florilame apprendra tes pratiques,
+Ou de sa défiance, ou de ses domestiques ;
+Et lors (à ce penser je frissonne d’horreur)
+À quelle extrémité n’ira point sa fureur !
+Puisqu’à ces passe-temps ton humeur te convie,
+Cours après tes plaisirs, mais assure ta vie.
+Sans aucun sentiment je te verrai changer,
+Lorsque tu changeras sans te mettre en danger.
+Encore une fois donc tu veux que je te die
+Qu’auprès de mon amour je méprise ma vie ?
+Mon âme est trop atteinte, et mon coeur trop blessé,
+Pour craindre les périls dont je suis menacé.
+Ma passion m’aveugle, et pour cette conquête
+Croit hasarder trop peu de hasarder ma tête :
+C’est un feu que le temps pourra seul modérer :
+C’est un torrent qui passe et ne saurait durer.
+Eh bien ! Cours au trépas, puisqu’il a tant de charmes,
+Et néglige ta vie aussi bien que mes larmes.
+Penses-tu que ce prince, après un tel forfait,
+Par ta punition se tienne satisfait ?
+Qui sera mon appui lorsque ta mort infâme
+À sa juste vengeance exposera ta femme,
+Et que sur la moitié d’un perfide étranger
+Une seconde fois il croira se venger ?
+Non, je n’attendrai pas que ta perte certaine
+Puisse attirer sur moi les restes de ta peine,
+Et que de mon honneur, gardé si chèrement,
+Il fasse un sacrifice à son ressentiment.
+Je préviendrai la honte où ton malheur me livre,
+Et saurai bien mourir, si tu ne veux pas vivre.
+Ce corps, dont mon amour t’a fait le possesseur,
+Ne craindra plus bientôt l’effort d’un ravisseur.
+J’ai vécu pour t’aimer, mais non pour l’infamie
+De servir au mari de ton illustre amie.
+Adieu : je vais du moins, en mourant avant toi,
+Diminuer ton crime, et dégager ta foi.
+Ne meurs pas, chère épouse, et dans un second change
+Vois l’effet merveilleux où ta vertu me range.
+M’aimer malgré mon crime, et vouloir par ta mort
+éviter le hasard de quelque indigne effort !
+Je ne sais qui je dois admirer davantage,
+Ou de ce grand amour, ou de ce grand courage ;
+Tous les deux m’ont vaincu : je reviens sous tes lois,
+Et ma brutale ardeur va rendre les abois ;
+C’en est fait, elle expire, et mon âme plus saine
+Vient de rompre les noeuds de sa honteuse chaîne.
+Mon coeur, quand il fut pris, s’était mal défendu :
+Perds-en le souvenir. Je l’ai déjà perdu.
+Que les plus beaux objets qui soient dessus la terre
+Conspirent désormais à me faire la guerre ;
+Ce coeur, inexpugnable aux assauts de leurs yeux,
+N’aura plus que les tiens pour maîtres et pour dieux.
+Madame, quelqu’un vient. Reçois, traître, avec joie
+Les faveurs que par nous ta maîtresse t’envoie.
+On l’assassine, ô dieux ! Daignez le secourir.
+Puissent les suborneurs ainsi toujours périr !
+Qu’avez-vous fait, bourreaux ? Un juste et grand exemple,
+Qu’il faut qu’avec effroi tout l’avenir contemple,
+Pour apprendre aux ingrats, aux dépens de son sang,
+À n’attaquer jamais l’honneur d’un si haut rang.
+Notre main a vengé le prince Florilame,
+La princesse outragée, et vous-même, madame,
+Immolant à tous trois un déloyal époux,
+Qui ne méritait pas la gloire d’être à vous.
+D’un si lâche attentat souffrez le prompt supplice,
+Et ne vous plaignez point quand on vous rend justice.
+Adieu. Vous ne l’avez massacré qu’à demi :
+Il vit encore en moi ; soûlez son ennemi ;
+Achevez, assassins, de m’arracher la vie.
+Cher époux, en mes bras on te l’a donc ravie !
+Et de mon coeur jaloux les secrets mouvements
+N’ont pu rompre ce coup par leurs pressentiments !
+Ô clarté trop fidèle, hélas ! Et trop tardive,
+Qui ne fait voir le mal qu’au moment qu’il arrive !
+Fallait-il… Mais j’étouffe, et, dans un tel malheur,
+Mes forces et ma voix cèdent à ma douleur ;
+Son vif excès me tue ensemble et me console,
+Et puisqu’il nous rejoint… Elle perd la parole.
+Madame… Elle se meurt ; épargnons les discours,
+Et courons au logis appeler du secours.
+Ainsi de notre espoir la fortune se joue :
+Tout s’élève ou s’abaisse au branle de sa roue ;
+Et son ordre inégal, qui régit l’univers,
+Au milieu du bonheur a ses plus grands revers.
+Cette réflexion, mal propre pour un père,
+Consolerait peut-être une douleur légère ;
+Mais après avoir vu mon fils assassiné,
+Mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné,
+J’aurais d’un si grand coup l’âme bien peu blessée,
+Si de pareils discours m’entraient dans la pensée.
+Hélas ! Dans sa misère il ne pouvait périr ;
+Et son bonheur fatal lui seul l’a fait mourir.
+N’attendez pas de moi des plaintes davantage :
+La douleur qui se plaint cherche qu’on la soulage ;
+La mienne court après son déplorable sort.
+Adieu ; je vais mourir, puisque mon fils est mort.
+D’un juste désespoir l’effort est légitime,
+Et de le détourner je croirais faire un crime.
+Oui, suivez ce cher fils sans attendre à demain ;
+Mais épargnez du moins ce coup à votre main ;
+Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles,
+Et pour les redoubler voyez ses funérailles.
+Que vois-je ? Chez les morts compte-t-on de l’argent ?
+Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent.
+Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle étrange surprise !
+Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
+Quel charme en un moment étouffe leurs discords,
+Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?
+Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique,
+Leur poème récité, partagent leur pratique :
+L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié ;
+Mais la scène préside à leur inimitié.
+Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
+Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
+Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
+Se trouvent à la fin amis comme devant.
+Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite,
+D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite ;
+Mais tombant dans les mains de la nécessité,
+Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.
+Mon fils comédien ! D’un art si difficile
+Tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ;
+Et depuis sa prison, ce que vous avez vu,
+Son adultère amour, son trépas imprévu,
+N’est que la triste fin d’une pièce tragique
+Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique,
+Par où ses compagnons en ce noble métier
+Ravissent à Paris un peuple tout entier.
+Le gain leur en demeure, et ce grand équipage,
+Dont je vous ai fait voir le superbe étalage,
+Est bien à votre fils, mais non pour s’en parer
+Qu’alors que sur la scène il se fait admirer.
+J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte ;
+Mais je trouve partout mêmes sujets de plainte.
+Est-ce là cette gloire, et ce haut rang d’honneur
+Où le devait monter l’excès de son bonheur ?
+Cessez de vous en plaindre. à présent le théâtre
+Est en un point si haut que chacun l’idolâtre,
+Et ce que votre temps voyait avec mépris
+Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits,
+L’entretien de Paris, le souhait des provinces,
+Le divertissement le plus doux de nos princes,
+Les délices du peuple, et le plaisir des grands :
+Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ;
+Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
+Par ses illustres soins conserver tout le monde,
+Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau
+De quoi se délasser d’un si pesant fardeau.
+Même notre grand roi, ce foudre de la guerre,
+Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre,
+Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois
+Prêter l’oeil et l’oreille au théâtre françois :
+C’est là que le Parnasse étale ses merveilles ;
+Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ;
+Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleur regard
+De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
+D’ailleurs, si par les biens on prise les personnes,
+Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ;
+Et votre fils rencontre en un métier si doux
+Plus d’accommodement qu’il n’eût trouvé chez vous.
+Défaites-vous enfin de cette erreur commune,
+Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.
+Je n’ose plus m’en plaindre, et vois trop de combien
+Le métier qu’il a pris est meilleur que le mien.
+Il est vrai que d’abord mon âme s’est émue :
+J’ai cru la comédie au point où je l’ai vue ;
+J’en ignorais l’éclat, l’utilité, l’appas,
+Et la blâmais ainsi, ne la connaissant pas ;
+Mais depuis vos discours mon coeur plein d’allégresse
+A banni cette erreur avecque sa tristesse.
+Clindor a trop bien fait. N’en croyez que vos yeux.
+Demain, pour ce sujet, j’abandonne ces lieux ;
+Je vole vers Paris. Cependant, grand Alcandre,
+Quelles grâces ici ne vous dois-je point rendre ?
+Servir les gens d’honneur est mon plus grand désir :
+J’ai pris ma récompense en vous faisant plaisir.
+Adieu : je suis content, puisque je vous vois l’être.
+Un si rare bienfait ne se peut reconnaître :
+Mais, grand mage, du moins croyez qu’à l’avenir
+Mon âme en gardera l’éternel souvenir.
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+6/6 A !X
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@@ -0,0 +1,1609 @@
+Que je sens à la fois de surprise et de joie !
+Se peut-il qu’en ces lieux enfin je vous revoie,
+Que Pollux dans Corinthe ait rencontré Jason ?
+Vous n’y pouviez venir en meilleure saison,
+Et pour vous rendre encor l’âme plus étonnée
+Préparez-vous à voir dans peu mon hyménée.
+Quoi ! Médée est donc morte, à ce compte ? Elle vit ;
+Mais un objet plus beau la chasse de mon lit.
+Dieux ! Et que fera-t-elle ? Et que fit Hypsipyle
+Que former dans son coeur un regret inutile,
+Jeter des cris en l’air, me nommer inconstant ?
+Si bon semble à Médée, elle en peut faire autant,
+Je la quitte à regret, mais je n’ai point d’excuse
+Contre un pouvoir plus fort qui me donne à Créuse.
+C’est donc là cet objet qui vous vient enchaîner ?
+Sans l’entendre nommer je l’avais deviné,
+Jason ne fit jamais de communes maîtresses,
+Il est né seulement pour charmer les princesses,
+Et je crois qu’il tiendrait pour un indigne emploi
+De blesser d’autres coeurs que des filles de Roi ;
+Hypsipyle à Lemnos, sur le Phase Médée,
+Et Créuse à Corinthe autant vaut possédée,
+Font bien voir qu’en tous lieux sans lancer d’autres dards
+Les sceptres sont acquis à ses moindres regards.
+Aussi je ne suis pas de ces amants vulgaires,
+J’accommode ma flamme au bien de mes affaires,
+Et sous quelque climat que le sort me jettat,
+Je serai amoureux par maxime d’État.
+Nous voulant à Lemnos rafraîchir dans la ville,
+Qu’eussions-nous fait, Pollux, sans l’amour d’Hypsipyle ?
+Et depuis à Colchos, que fit votre Jason,
+Que cajoler Médée, et gagner la Toison ?
+Alors, sans mon amour, qu’eût fait votre vaillance ?
+Eût-elle du dragon trompé la vigilance ?
+Ce peuple que la terre enfantait tout armé,
+Qui de vous l’eût défait, si Jason n’eût aimé ?
+Maintenant qu’un exil m’interdit ma patrie
+Créuse est le sujet de mon idolâtrie ;
+Et j’ai trouvé l’adresse, en lui faisant la cour,
+De relever mon sort sur les ailes d’Amour.
+Que parlez-vous d’exil ? La haine de Pélie…
+Me fait, tout mort qu’il est, fuir de sa Thessalie.
+Il est mort ! Écoutez, et vous saurez comment
+Son trépas seul me force à cet éloignement.
+Après six ans passés, depuis notre voyage,
+Dans les plus grands plaisirs qu’on goûte au mariage,
+Mon père tout caduc émouvant ma pitié,
+Je conjurai Médée, au nom de l’amitié.
+J’ai su comme son art, forçant les destinées
+Lui rendit la vigueur de ses jeunes années,
+Ce fut, s’il m’en souvient, ici que je l’appris,
+D’où soudain un voyage en Asie entrepris
+Fait que, nos deux séjours divisés par Neptune,
+Je n’ai point su depuis quelle est votre fortune,
+Je n’en fais qu’arriver. Apprenez donc de moi
+Le sujet qui m’oblige à lui manquer de foi.
+Malgré l’aversion d’entre nos deux familles,
+De mon tyran Pélie elle gagne les filles,
+Et leur feint de ma part tant d’outrages reçus,
+Que ces faibles esprits sont aisément déçus.
+Elle fait amitié, leur promet des merveilles,
+Du pouvoir de son art leur remplit les oreilles,
+Et pour mieux leur montrer comme il est infini
+Leur étale surtout mon père rajeuni.
+Pour épreuve, elle égorge un bélier à leurs vues,
+Le plonge en un bain d’eaux et d’herbes inconnues,
+Lui forme un nouveau sang avec cette liqueur,
+Et lui rend d’un agneau la taille et la vigueur.
+Les soeurs crient miracle, et chacune ravie
+Conçoit pour son vieux père une pareille envie,
+Veut un effet pareil, le demande, et l’obtient,
+Mais chacune a son but. Cependant la nuit vient :
+Médée, après le coup d’une si belle amorce,
+Prépare de l’eau pure et des herbes sans force,
+Redouble le sommeil des gardes et du Roi,
+(La suite au seul récit me fait trembler d’effroi.)
+À force de pitié ces filles inhumaines
+De leur père endormi vont épuiser les veines,
+Leur tendresse crédule, à grands coups de couteau
+Prodigue ce vieux sang, et fait place au nouveau.
+Le coup le plus mortel s’impute à grand service,
+On nomme piété ce cruel sacrifice,
+Et l’amour paternel qui fait agir leurs bras
+Croirait commettre un crime à n’en commettre pas.
+Médée est éloquente à leur donner courage,
+Chacune toutefois tourne ailleurs son visage,
+et refusant ses yeux à conduire sa main,
+N’ose voir les effets de son pieux dessein.
+À me représenter ce tragique spectacle
+Qui fait un parricide et promet un miracle,
+J’ai de l’horreur moi-même, et ne puis concevoir
+Qu’un esprit jusque-là se laisse décevoir.
+Ainsi mon père Æson recouvra sa jeunesse,
+Mais oyez le surplus. Ce grand courage cesse,
+L’épouvante les prend et Médée s’enfuit,
+Le jour découvre à tous les crimes de la nuit,
+Et pour vous épargner un discours inutile,
+Acaste nouveau roi fait mutiner la ville,
+Nomme Jason l’auteur de cette trahison,
+Et pour venger son père, assiège ma maison.
+Mais j’étais déjà loin aussi bien que Médée
+Et ma famille enfin à Corinthe abordée,
+Nous saluons Créon, dont la bénignité
+Nous promet contre Acaste un lieu de sûreté.
+Que vous dirai-je plus ? Mon bonheur ordinaire
+M’acquiert les volontés de la fille et du père,
+Si bien que de tous deux également chéri,
+L’un me veut pour son gendre, et l’autre pour mari.
+D’un rival couronné les grandeurs souveraines ;
+La majesté d’Ægée, et le sceptre d’Athènes,
+N’ont rien, à leur avis, de comparable à moi,
+Et banni que je suis, je leur suis plus qu’un Roi.
+L’un et l’autre pourtant de honte dissimule,
+Et bien que pour Créuse un pareil feu me brûle
+Du devoir conjugal je combats mon amour,
+Et je ne l’entretiens que pour faire ma Cour.
+Acaste cependant menace d’une guerre
+Qui doit perdre Créon et dépeupler sa terre,
+Puis, changeant tout à coup ses résolutions,
+Il propose la paix sous des conditions.
+Il demande d’abord, et Jason, et Médée :
+On lui refuse l’un, et l’autre est accordée,
+Je l’empêche, on débat, et je fais tellement
+Qu’enfin il se réduit à son bannissement :
+De nouveau je l’empêche, et Créon me refuse,
+Et pour m’en consoler il m’offre sa Créuse,
+Qu’eussé-je fait, Pollux, en cette extrémité
+Qui commettait ma vie avec ma loyauté,
+Car sans doute à quitter l’utile pour l’honnête
+La paix s’en allait faire aux dépens de ma tête,
+Ce mépris insolent des offres d’un grand Roi
+Livrait aux mains d’Acaste et ma Médée et moi.
+Je l’eusse fait pourtant si je n’eusse été père.
+L’amour de mes enfants m’a fait l’âme légère,
+Ma perte était la leur, et cet hymen nouveau
+Avec Médée et moi les tire du tombeau,
+Eux seuls m’ont fait résoudre, et la paix s’est conclue.
+Bien que de tous côtés l’affaire résolue
+Ne laisse aucune place aux conseils d’un ami,
+Je ne puis toutefois l’approuver qu’à demi.
+Sur quoi que vous fondiez un traitement si rude,
+C’est toujours vers Médée un peu d’ingratitude,
+Ce qu’elle a fait pour vous est mal récompensé,
+Il faut craindre après tout son courage offensé,
+Vous savez mieux que moi ce que peuvent ses charmes.
+Ce sont à sa fureur d’épouvantables armes,
+Mais son bannissement nous en va garantir.
+Gardez d’avoir sujet de vous en repentir.
+Quoi qu’il puisse arriver, ami, c’est chose faite.
+La termine le ciel comme je le souhaite,
+Permettez cependant qu’afin de m’acquitter
+J’aille trouver le roi pour l’en féliciter.
+Je vous y conduirais, mais j’attends ma princesse,
+Qui va sortir du temple. Adieu : l’amour vous presse,
+Et je serais marri qu’un soin officieux
+Vous fît perdre pour moi des temps si précieux.
+Depuis que mon esprit est capable de flamme,
+Jamais un trouble égal ne confondit mon âme :
+Mon coeur qui se partage en deux affections
+Se laisse déchirer à mille passions.
+Je dois tout à Médée, et je ne puis sans honte
+Et d’elle et de ma foi tenir si peu de compte :
+Je dois tout à Créon, et d’un si puissant Roi
+Je fais un ennemi si je garde ma foi.
+J’ai regret à Médée, et j’adore Créuse,
+Je vois mon crime en l’une, en l’autre mon excuse.
+Et dessus mon regret mes désirs triomphants
+Ont encor le secours du soin de mes enfants.
+Mais la voici qui vient, l’éclat d’un tel visage
+Du plus constant du monde attirerait l’hommage,
+Et semble reprocher à ma fidélité
+D’avoir osé tenir contre tant de beauté.
+Que vos dévotions d’une longue souffrance
+Gênent un pauvre amant, qui meurt en votre absence !
+Je n’avais pourtant rien à demander aux Dieux,
+Ayant Jason à moi, j’ai tout ce que je veux.
+Et moi, puis-je espérer l’effet d’une prière
+Que ma flamme tiendrait à faveur singulière,
+Au nom de notre amour, sauvez deux jeunes fruits,
+Que d’un premier hymen la couche m’a produits,
+Employez-vous pour eux, faites envers un père
+Qu’ils ne soient point compris en l’exil de leur mère,
+C’est lui seul qui bannit ces petits malheureux,
+Puisque dans les traités il n’est point parlé d’eux.
+J’avais déjà pitié de leur tendre innocence,
+Et vous y servirai de toute ma puissance,
+Pourvu qu’à votre tour vous m’accordiez un point
+Que jusques à tantôt je ne vous dirai point.
+Dites, et quel qu’il soit, que ma reine en dispose.
+Si je puis sur mon père obtenir quelque chose,
+Vous le saurez après, je ne veux rien pour rien.
+Vous pourrez au palais suivre cet entretien,
+On ouvre chez Médée, ôtez-vous de sa vue,
+Vos présences rendraient sa douleur plus émue ;
+Et vous seriez marris que cet esprit jaloux
+Mêlât son amertume à des plaisirs si doux.
+Souverains protecteurs des lois de l’hyménée,
+Dieux garants de la foi que Jason m’a donnée,
+Vous qu’il prit à témoins d’une immortelle ardeur,
+Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur,
+Voyez de quel mépris vous traite son parjure,
+Et m’aidez à venger cette commune injure :
+S’il me peut aujourd’hui chasser impunément,
+Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment.
+Et vous, troupe savante en noires barbaries,
+Filles de l’Achéron, pestes, larves, furies,
+Fières soeurs, si jamais notre commerce étroit
+Sur vous et vos serpents me donna quelque droit,
+Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes
+Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes.
+Laissez-les quelque temps reposer dans leurs fers,
+Pour mieux agir pour moi faites trêve aux enfers ;
+Apportez-moi du fond des antres de Mégère
+La mort de ma rivale, et celle de son père,
+Et si vous ne voulez mal servir mon courroux
+Quelque chose de pis pour mon perfide époux.
+Qu’il coure vagabond de province en province,
+Qu’il fasse lâchement la Cour à chaque prince ;
+Banni de tous côtés, sans bien, et sans appui,
+Accablé de frayeur, de misère, d’ennui,
+Qu’à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse,
+Qu’il ait regret à moi pour son dernier supplice,
+Et que mon souvenir jusque dans le tombeau
+Attache à son esprit un éternel bourreau.
+Jason me répudie ! Et qui l’aurait pu croire ?
+S’il a manqué d’amour, manque-t-il de mémoire ?
+Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ?
+M’ose-t-il bien quitter après tant de forfaits ?
+Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j’ose,
+Croit-il que m’offenser ce soit si peu de chose ?
+Quoi ? Mon père trahi, les éléments forcés,
+D’un frère dans la mer les membres dispersés,
+Lui font-ils présumer mon audace épuisée ?
+Lui font-ils présumer que ma puissance usée,
+Ma rage contre lui n’ait par où s’assouvir,
+Et que tout mon pouvoir se borne à le servir ?
+Tu t’abuses, Jason, je suis encor moi-même.
+Tout ce qu’en ta faveur fit mon amour extrême
+Je le ferai par haine, et je veux pour le moins
+Qu’un forfait nous sépare, ainsi qu’il nous a joints ;
+Que mon sanglant divorce en meurtres, en carnage,
+S’égale aux premiers jours de notre mariage,
+Et que notre union, que rompt ton changement
+Trouve une fin pareille à son commencement.
+Déchirer par morceaux l’enfant aux yeux du père,
+N’est que le moindre effet qui suivra ma colère.
+Des crimes si légers furent mes coups d’essai :
+Il faut bien autrement montrer ce que je sai,
+Il faut faire un chef-d’oeuvre, et qu’un dernier ouvrage
+Surpasse de bien loin ce faible apprentissage.
+Mais pour exécuter tout ce que j’entreprends,
+Quels dieux me fourniront des secours assez grands ?
+Ce n’est plus vous, Enfers, qu’ici je sollicite :
+Vos feux sont impuissants pour ce que je médite.
+Auteur de ma naissance, aussi bien que du jour
+Qu’à regret tu dépars à ce fatal séjour,
+Soleil, qui vois l’affront qu’on va faire à ta race
+Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place,
+Accorde cette grâce à mon désir bouillant,
+Je veux choir sur Corinthe avec ton char brûlant.
+Mais ne crains pas de chute à l’univers funeste,
+Corinthe consumé garantira le reste,
+Mon erreur volontaire ajustée à mes voeux
+Arrêtera sur elle un déluge de feux,
+Créon en est le prince, et prend Jason pour gendre,
+Il faut l’ensevelir dessous sa propre cendre,
+Et brûler son pays, si bien qu’à l’avenir
+L’Isthme n’empêche plus les deux mers de s’unir.
+Eh bien, Nérine, à quand, à quand cet hyménée ?
+En ont-ils choisi l’heure ? En sais-tu la journée ?
+N’en as-tu rien appris ? N’as-tu point vu Jason ?
+N’appréhende-t-il rien après sa trahison ?
+Croit-il qu’en cet affront je m’amuse à me plaindre ?
+S’il cesse de m’aimer, qu’il commence à me craindre,
+Il verra, le perfide, à quel comble d’horreur
+De mes ressentiments peut monter la fureur.
+Modérez les bouillons de cette violence,
+Et laissez déguiser vos douleurs au silence,
+Quoi, Madame ! Est-ce ainsi qu’il faut dissimuler
+Et faut-il perdre ainsi des menaces en l’air ?
+Les plus ardents transports d’une haine connue
+Ne sont qu’autant d’éclairs avortés dans la nue,
+Qu’autant d’avis à ceux que vous voulez punir
+Pour repousser vos coups, ou pour les prévenir.
+Qui peut sans s’émouvoir supporter une offense,
+Peut mieux prendre à son point le temps de sa vengeance,
+Et sa feinte douceur, sous un appas mortel,
+Mène insensiblement sa victime à l’autel.
+Tu veux que je me taise et que je dissimule !
+Nérine, porte ailleurs ce conseil ridicule,
+L’âme en est incapable en de moindres malheurs,
+Et n’a point où cacher de si grandes douleurs.
+Jason m’a fait trahir mon pays et mon père,
+Et me laisse au milieu d’une terre étrangère,
+Sans support, sans amis, sans retraite, sans bien,
+La fable de son peuple, et la haine du mien :
+Nérine, après cela, tu veux que je me taise !
+Ne dois-je point encore en témoigner de l’aise,
+De ce royal hymen souhaiter l’heureux jour,
+Et forcer tous mes soins à servir son amour ?
+Madame, pensez mieux à l’éclat que vous faites :
+Quelque juste qu’il soit, regardez où vous êtes ;
+Considérez qu’à peine un esprit plus remis
+Vous tient en sûreté parmi vos ennemis.
+L’âme doit se raidir plus elle est menacée,
+Et contre la fortune aller tête baissée,
+La choquer hardiment, et sans craindre la mort
+Se présenter de front à son plus rude effort,
+Cette lâche ennemie a peur des grands courages,
+Et sur ceux qu’elle abat redouble ses outrages.
+Que sert ce grand courage où l’on est sans pouvoir ?
+Il trouve toujours lieu de se faire valoir.
+Forcez l’aveuglement dont vous êtes séduite,
+Pour voir en quel état le sort vous a réduite,
+Votre pays vous hait, votre époux est sans foi,
+Dans un si grand revers que vous reste-t-il ? Moi,
+Moi dis-je, et c’est assez. Quoi ! Vous seule, madame ?
+Oui, tu vois en moi seule, et le fer, et la flamme,
+Et la terre, et la mer, et l’enfer, et les Cieux,
+Et le sceptre des Rois, et le foudre des Dieux.
+L’impétueuse ardeur d’un courage sensible
+À vos ressentiments figure tout possible,
+Mais il faut craindre un Roi fort de tant de sujets.
+Mon père qui l’était rompit-il mes projets ?
+Non, mais il fut surpris, et Créon se défie.
+Fuyez, qu’à ses soupçons il ne vous sacrifie.
+Las ! Je n’ai que trop fui, cette infidélité
+D’un juste châtiment punit ma lâcheté :
+Si je n’eusse point fui pour la mort de Pélie,
+Si j’eusse tenu bon dedans la Thessalie,
+Il n’eût point vu Créuse, et cet objet nouveau
+N’eût point de notre hymen étouffé le flambeau.
+Fuyez encor de grâce. Oui, je fuirai, Nérine,
+Mais avant de Créon on verra la ruine.
+Je brave la fortune, et toute sa rigueur
+En m’ôtant un mari, ne m’ôte pas le coeur,
+Sois seulement fidèle, et sans te mettre en peine
+Laisse agir pleinement mon savoir et ma haine.
+Madame. Elle s’enfuit au lieu de m’écouter,
+Ces violents transports la vont précipiter,
+Elle court à sa perte, et sa brutale envie
+Lui fait abandonner le souci de sa vie,
+Tâchons encore un coup d’en divertir le cours,
+Apaiser sa fureur, c’est conserver ses jours.
+Bien qu’un péril certain suive votre entreprise,
+Assurez-vous sur moi, je vous suis toute acquise,
+Employez mon service aux flammes, au poison,
+Je ne refuse rien, mais épargnez Jason,
+Votre aveugle vengeance une fois assouvie
+Le regret de sa mort vous coûterait la vie,
+Et les coups violents d’un rigoureux ennui.
+Cesse de m’en parler, et ne crains rien pour lui,
+Ma fureur jusque-là n’oserait me séduire,
+Jason m’a trop coûté pour le vouloir détruire,
+Mon courroux lui fait grâce, et tout léger qu’il est,
+Notre première ardeur soutient son intérêt :
+Je crois qu’il m’aime encore et qu’il nourrit en l’âme
+Quelques restes secrets d’une si belle flamme,
+Il ne fait qu’obéir aux volontés d’un Roi,
+Qui l’arrache à Médée en dépit de sa foi,
+Qu’il vive, et s’il se peut que l’ingrat me demeure,
+Sinon, ce m’est assez que sa Créuse meure :
+Qu’il vive cependant, et jouisse du jour
+Que lui conserve encor mon immuable amour.
+Créon seul, et sa fille ont fait la perfidie,
+Eux seuls termineront toute la Tragédie,
+Leur perte achèvera cette fatale paix.
+Contenez-vous Madame, il sort de son palais.
+Quoi ? Je te vois encore ! Avec quelle impudence
+Peux-tu, sans t’effrayer, soutenir ma présence ?
+Ignores-tu l’arrêt de ton bannissement ?
+Fais-tu si peu de cas de mon commandement ?
+Voyez comme elle s’enfle et d’orgueil et d’audace,
+Ses yeux ne sont que feu, ses regards, que menace.
+Gardes, empêchez-la de s’approcher de moi.
+Va, purge mes États d’un monstre tel que toi,
+Délivre mes sujets, et moi-même de crainte.
+De quoi m’accuse-t-on ? Quel crime, quelle plainte
+Vous porte à me chasser avecque tant d’ardeur ?
+Ah l’innocence même, et la même candeur !
+Médée est un miroir de vertu signalée,
+Quelle inhumanité de l’avoir exilée !
+Barbare as-tu sitôt oublié tant d’horreurs ?
+Repasse tes forfaits avecque tes erreurs,
+Et de tant de pays nomme quelque contrée
+Dont tes méchancetés te permettent l’entrée.
+Toute la Thessalie en armes te poursuit,
+Ton père te déteste, et l’univers te fuit.
+Me dois-je en ta faveur charger de tant de haines,
+Et sur mon peuple et moi faire tomber tes peines ?
+Va pratiquer ailleurs tes noires actions,
+J’ai racheté la paix à ces conditions.
+Lâche paix, qu’entre vous, sans m’avoir écoutée
+Pour m’arracher mon bien vous avez complotée,
+Paix, dont le déshonneur vous demeure éternel.
+Quiconque sans l’ouïr condamne un criminel,
+Bien qu’il eut mille fois mérité le supplice,
+D’un juste châtiment il fait une injustice.
+Au regard de Pélie, il fut bien mieux traité,
+Avant que l’égorger tu l’avais écouté ?
+Écouta-t-il Jason, quand sa haine couverte
+L’envoya sur nos bords se livrer à sa perte,
+Car comment voulez-vous que je nomme un dessein
+Au-dessus de sa force et du pouvoir humain ?
+Apprenez quelle était cette illustre conquête,
+Et de combien de morts j’ai garanti sa tête.
+Il fallait mettre au joug deux taureaux furieux,
+Des tourbillons de feux s’élançaient de leurs yeux,
+Et leur maître Vulcain poussait par leur haleine
+Un long embrasement dessus toute la plaine,
+Eux domptés, on entrait en de nouveaux hasards,
+Il fallait labourer les tristes champs de Mars,
+Et des dents d’un serpent ensemencer leur terre
+Dont la stérilité fertile pour la guerre
+Produisait à l’instant des escadrons armés
+Contre le laboureur qui les avait semés,
+Mais quoi qu’eût fait contre eux une valeur parfaite
+La toison n’était pas au bout de leur défaite :
+Un dragon, enivré des plus mortels poisons
+Qu’enfantent les péchés de toutes les saisons,
+Vomissant mille traits de sa gorge enflammée,
+La gardait beaucoup mieux que toute cette armée.
+Jamais étoile, lune, aurore, ni soleil,
+Ne virent abaisser sa paupière au sommeil.
+Je l’ai seule assoupi, seule j’ai par mes charmes
+Mis au joug les taureaux et défait les gendarmes.
+Si lors à mon devoir mon désir limité
+Eût conservé ma honte et ma fidélité,
+Si j’eusse eu de l’horreur de tant d’énormes fautes,
+Que devenait Jason, et tous vos Argonautes ?
+Sans moi ce vaillant chef que vous m’avez ravi
+Fût péri le premier et tous l’auraient suivi.
+Je ne me repens point d’avoir par mon adresse
+Sauvé le sang des dieux et la fleur de la Grèce,
+Zéthès, et Calaïs, et Pollux, et Castor,
+Et le charmant Orphée, et le sage Nestor,
+Tous vos héros enfin tiennent de moi la vie,
+Je vous les verrai tous posséder sans envie,
+Je vous les ai sauvés, je vous les cède tous,
+Je n’en veux qu’un pour moi, n’en soyez point jaloux,
+Pour de si bons effets laissez-moi l’infidèle,
+Il est mon crime seul si je suis criminelle,
+Aimer cet inconstant c’est tout ce que j’ai fait.
+Si vous me punissez, rendez-moi mon forfait,
+Est-ce user comme il faut d’un pouvoir légitime,
+Que me faire coupable et jouir de mon crime ?
+Va te plaindre à Colchos. Le retour m’y plaira.
+Que Jason m’y remette ainsi qu’il m’en tira,
+Je suis prête à partir sous la même conduite
+Qui de ces lieux aimés précipita ma fuite.
+Ô d’un injuste affront les coups les plus cruels !
+Vous faites différence entre deux criminels,
+Vous voulez qu’on l’honore, et que de deux complices
+L’un ait votre couronne, et l’autre des supplices.
+Cesse de plus mêler ton intérêt au sien,
+Ton Jason pris à part est trop homme de bien,
+Le séparant de toi sa défense est facile :
+Jamais il n’a trahi son père, ni sa ville,
+Jamais sang innocent n’a fait rougir ses mains,
+Jamais il n’a prêté son bras à tes desseins,
+Son crime, s’il en a, c’est de t’avoir pour femme,
+Laisse-le s’affranchir d’une honteuse flamme,
+Rends-lui son innocence en t’éloignant d’ici,
+Emporte avecque toi son crime et mon souci,
+Tes herbes, tes poisons, ton coeur impitoyable,
+Tout ce qui me fait craindre, et rend Jason coupable.
+Peignez mes actions plus noires que la nuit,
+Je n’en ai que la honte, il en a tout le fruit :
+C’est à son intérêt que ma savante audace
+Immola son tyran par les mains de sa race,
+Joignez-y mon pays, et mon frère, il suffit
+Qu’aucun de tant de maux ne va qu’à son profit.
+Mais vous les saviez tous quand vous m’avez reçue,
+Votre simplicité n’a point été déçue,
+En ignoriez-vous un, quand vous m’avez promis
+Un rempart assuré contre mes ennemis ?
+Ma main saignait encor du meurtre de Pélie,
+Quand dessous votre foi vous m’avez recueillie,
+Et votre coeur sensible à la compassion,
+Malgré tous mes forfaits, prit ma protection.
+Si l’on me peut depuis imputer quelque crime,
+C’est trop peu que l’exil, ma mort est légitime :
+Sinon, à quel propos me traitez-vous ainsi ?
+Je suis coupable ailleurs, mais innocente ici.
+Je ne veux plus ici d’une telle innocence,
+Ni souffrir en ma cour ta fatale présence.
+Va… Dieux, justes vengeurs ! Va, dis-je, en d’autres lieux
+Par tes cris importuns solliciter les Dieux.
+Laisse-nous tes enfants, je serais trop sévère,
+Si je les punissais des crimes de leur mère,
+Et bien que je le pusse avec juste raison,
+Ma fille les demande en faveur de Jason.
+Barbare humanité, qui m’arrache à moi-même,
+Et feint de la douceur pour m’ôter ce que j’aime !
+Si Jason et Créuse ainsi l’ont ordonné,
+Qu’ils me rendent le sang que je leur ai donné.
+Ne me réplique plus, suis la loi qui t’est faite ;
+Prépare ton départ, et pense à ta retraite,
+Pour en délibérer, et choisir le quartier,
+De grâce ma bonté te donne un jour entier.
+Quelle grâce ! Soldats, remettez-la chez elle,
+Sa contestation se rendrait éternelle.
+Quel indomptable esprit ! Quel arrogant maintien
+Accompagnait l’orgueil d’un si long entretien !
+A-t-elle rien fléchi de son humeur altière ?
+A-t-elle pu descendre à la moindre prière ?
+Et le sacré respect de ma condition
+En a-t-il arraché quelque soumission ?
+Te voilà sans rivale, et mon pays sans guerres,
+Ma fille, c’est demain qu’elle sort de ma terre.
+Nous n’avons désormais que craindre de sa part,
+Acaste est satisfait d’un si proche départ,
+Et si tu peux calmer le courage d’Ægée,
+Qui voit par notre choix son ardeur négligée,
+Fais état que demain nous assure à jamais
+Et dedans et dehors une profonde paix.
+Je ne crois pas, Seigneur, que ce vieux roi d’Athènes
+Voyant aux mains d’autrui le fruit de tant de peines,
+Mêle tant de faiblesse à son ressentiment,
+Que son premier bouillons s’apaisent aisément.
+J’espère toutefois qu’avec un peu d’adresse
+Je pourrai le résoudre à perdre une maîtresse,
+Dont l’âge peu sortable et l’inclination
+Répondaient assez mal à son affection.
+Il doit vous témoigner par son obéissance
+Combien sur son esprit vous avez de puissance,
+Et si dans sa colère il demeurait entier,
+Ma princesse, en tous cas nous sommes du métier,
+Et nos préparatifs contre la Thessalie
+Ne sont que trop bâtants à ranger sa folie.
+Nous n’en viendrons pas là, regarde seulement
+À le payer d’estime et de remerciement.
+Je voudrais pour tout autre un peu de raillerie,
+Un vieillard amoureux mérite qu’on en rie ;
+Mais on ne traite point les Rois avec mépris
+On leur doit du respect quoi qu’il aient entrepris.
+Remets, si tu le veux, sur moi toute l’affaire.
+Quelques raisons d’états le pourront satisfaire,
+Et pour m’y préparer plus de facilité
+Surtout ne le reçois qu’avec civilité.
+Que ne vous dois-je point pour cette préférence,
+Où mes désirs n’osaient porter mon espérance !
+C’est bien me témoigner un amour infini
+De mépriser un Roi pour un pauvre banni !
+À toutes ses grandeurs préférer ma misère,
+Tourner en ma faveur les volontés d’un père !
+Garantir mes enfants d’un exil rigoureux !
+Qu’a pu faire de moindre un courage amoureux ?
+La fortune a montré dedans votre naissance
+Un trait de son envie, ou de son impuissance,
+Elle devait un sceptre au sang dont vous naissez,
+Et sans lui vos vertus le méritaient assez.
+L’amour, qui n’a pu voir une telle injustice,
+Supplée à son défaut, ou punit sa malice,
+Et vous donne au plus fort de vos adversités
+Le sceptre que j’attends, et que vous méritez.
+La gloire m’en demeure, et les races futures
+Comptant notre hyménée entre vos aventures,
+Vanteront à jamais mon amour généreux,
+Qui d’un si grand héros rompt le sort malheureux.
+Après tout cependant, riez de ma faiblesse :
+Prête de posséder le phénix de la Grèce,
+La fleur de nos guerriers, le sang de tant de Dieux,
+La robe de Médée a donné dans mes yeux.
+Mon caprice à son lustre attachant mon envie
+Sans elle trouve à dire au bonheur de ma vie,
+C’est ce qu’ont prétendu mes desseins relevés
+Pour le prix des enfants que je vous ai sauvés.
+Que ce prix est léger pour un si bon office !
+Il y faut toutefois employer l’artifice :
+Ma jalouse en fureur n’est pas femme à souffrir
+Que ma main l’en dépouille afin de vous l’offrir ;
+Des trésors dont son père épuise la Scythie,
+C’est tout ce qu’elle a pris quand elle en est sortie.
+Qu’elle a fait un beau choix ! Jamais éclat pareil
+Ne sema dans la nuit les clartés du Soleil ;
+Les perles avec l’or confusément mêlées,
+Mille pierres de prix sur ses bords étalées,
+D’un mélange divin éblouissent les yeux ;
+Jamais rien d’approchant ne se fit en ces lieux ;
+Pour moi, tout aussitôt que je l’en vis parée,
+Je ne fis plus d’état de la toison dorée,
+Et dussiez-vous vous-même en être un peu jaloux,
+J’en eus presques envie aussitôt que de vous.
+Pour apaiser Médée et réparer sa perte,
+L’épargne de mon père entièrement ouverte
+Lui met à l’abandon tous les trésors du roi,
+Pourvu que cette robe, et Jason soient à moi.
+N’en doutez point ma Reine, elle vous est acquise
+Je vais chercher Nérine, et par son entremise
+Obtenir de Médée avec dextérité
+Ce que refuserait son courage irrité.
+Pour elle, vous savez que je fuis ses approches :
+J’aurais peine à souffrir l’orgueil de ses reproches ;
+Et je me connais mal, ou dans notre entretien
+Son courroux s’allumant allumerait le mien.
+Je n’ai point un esprit complaisant à sa rage,
+Jusques à supporter sans réplique un outrage,
+Et ce seraient pour moi d’éternels déplaisirs
+De reculer par là l’effet de vos désirs.
+Mais, sans plus de discours, d’une maison voisine
+Je vais prendre le temps que sortira Nérine,
+Souffrez, pour avancer votre contentement
+Que malgré mon amour je vous quitte un moment.
+Madame, j’aperçois venir le Roi d’Athènes.
+Allez donc, votre vue augmenterait ses peines.
+Souvenez-vous de l’air dont il le faut traiter.
+Ma bouche accortement saura s’en acquitter.
+Sur un bruit qui m’étonne et que je ne puis croire
+Madame, mon amour jaloux de votre gloire,
+Vient savoir s’il est vrai que vous soyez d’accord
+Par un honteux hymen, de l’arrêt de ma mort.
+Votre peuple en frémit, votre cour en murmure,
+Et tout Corinthe enfin s’impute à grande injure,
+Qu’un fugitif, un traître, un meurtrier de Rois,
+Lui donne à l’avenir des princes et des lois.
+Il ne peut endurer que l’horreur de la Grèce
+Pour prix de ses forfaits épouse sa princesse,
+Et qu’il faille ajouter à vos titres d’honneur,
+Femme d’un assassin et d’un empoisonneur.
+Laissez agir, grand Roi, la raison sur votre âme,
+Et ne le chargez point des crimes de sa femme.
+J’épouse un malheureux, et mon père y consent,
+Mais prince, mais vaillant, et surtout innocent.
+Non pas que je ne faille en cette préférence ;
+De votre rang au sien je sais la différence.
+Mais si vous connaissez l’amour et ses ardeurs,
+Jamais pour son objet il ne prend les grandeurs,
+Avouez que son feu n’en veut qu’à la personne,
+Et qu’en moi vous n’aimiez rien moins que ma couronne.
+Souvent je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer
+Nous surprend, nous emporte, et nous force d’aimer ;
+Et souvent, sans raison, les objets de nos flammes
+Frappent nos yeux ensemble et saisissent nos âmes.
+Ainsi nous avons vu le souverain des Dieux,
+Au mépris de Junon, aimer en ces bas lieux ;
+Vénus quitter son Mars et négliger sa prise,
+Tantôt pour Adonis, et tantôt pour Anchise ;
+Et c’est peut-être encore avec moins de raison
+Que bien que vous m’aimiez, je me donne à Jason.
+D’abord dans mon esprit vous eûtes ce partage,
+Je vous estimai plus, et l’aimai davantage.
+Gardez ces compliments pour de moins enflammés,
+Et ne m’estimez point qu’autant que vous m’aimez.
+Que me sert cet aveu d’une erreur volontaire ?
+Si vous croyez faillir, qui vous force à le faire ?
+N’accusez point l’amour ni son aveuglement,
+Quand on connaît sa faute, on pèche doublement.
+Puis donc que vous trouvez la mienne inexcusable,
+Je ne veux plus, Seigneur, me confesser coupable.
+L’amour de mon pays et le bien de l’État
+Me défendaient l’hymen d’un si grand potentat.
+Il m’eût fallu soudain vous suivre en vos provinces,
+Et priver mes sujets de l’aspect de leurs princes.
+Votre sceptre pour moi n’est qu’un pompeux exil ;
+Que me sert son éclat, et que me donne-t-il ?
+M’élève-t-il d’un rang plus haut que souveraine ?
+Et sans le posséder suis-je pas déjà Reine ?
+Grâces aux immortels, dans ma condition
+J’ai de quoi m’assouvir de cette ambition,
+Je ne veux point changer mon sceptre contre un autre,
+Je perdrais ma couronne en acceptant la vôtre.
+Corinthe est bon sujet, mais il veut voir son roi,
+Et d’un prince éloigné rejetterait la loi.
+Joignez à ces raisons qu’un père un peu sur l’âge,
+Dont ma seule présence adoucit le veuvage,
+Ne saurait se résoudre à séparer de lui
+De ses débiles ans l’espérance et l’appui,
+Et vous reconnaîtrez que je ne vous préfère
+Que le bien de l’État, mon pays et mon père.
+Puisque mon mauvais sort à ce point me réduit,
+Qu’au lieu de me servir ma couronne me nuit :
+Pour divertir l’effet de ce funeste oracle,
+Je dépose à vos pieds ce précieux obstacle.
+Madame, à mes sujets donnez un autre Roi,
+De tout ce que je suis ne retenez que moi,
+Allez sceptre, grandeurs, majesté, diadème,
+Votre odieux éclat déplaît à ce que j’aime,
+Je hais ce nom de Roi qui s’oppose à mes voeux,
+Et le titre d’esclave est le seul que je veux.
+Sans plus vous emporter à cette complaisance
+Perdez mon souvenir avecque ma présence,
+Et puisque mes raisons ont si peu de pouvoir
+Que votre émotion se redouble à me voir,
+Afin de redonner le repos à votre âme,
+Souffrez que je vous quitte. Allez, allez, madame,
+Étaler vos appas et vanter vos mépris
+À l’infâme sorcier qui charme vos esprits.
+De cette indignité faites un mauvais conte ;
+Riez de mon ardeur, riez de votre honte ;
+Favorisez celui de tous vos courtisans
+Qui raillera le mieux le déclin de mes ans :
+Vous jouirez fort peu d’une telle insolence ;
+Mon amour outragé court à la violence ;
+Mes vaisseaux à la rade, assez proches du port,
+N’ont que trop de soldats à faire un coup d’effort.
+La jeunesse me manque, et non pas le courage :
+Les Rois ne perdent point les forces avec l’âge ;
+Et l’on verra, peut-être avant ce jour fini,
+Ma passion vengée, et votre orgueil puni.
+Malheureux instrument du malheur qui nous presse,
+Que j’ai pitié de toi, déplorable princesse !
+Avant que le soleil ait fait encore un tour
+Ta perte inévitable achève ton amour.
+Ton destin te trahit, et ta beauté fatale
+Sous l’appas d’un hymen t’expose à ta rivale,
+Ton sceptre est impuissant à vaincre son effort,
+Et le jour de sa fuite est celui de ta mort.
+Sa vengeance à la main elle n’a qu’à résoudre,
+Un mot du haut des cieux fait descendre le foudre ;
+Les mers pour noyer tout n’attendent que sa loi,
+La terre offre à s’ouvrir sous le palais du Roi,
+L’air tient les vents tous prêts à suivre sa colère,
+Tant la nature esclave a peur de lui déplaire :
+Et si ce n’est assez de tous les éléments,
+Les enfers vont sortir à ses commandements.
+Moi, bien que mon devoir m’attache à son service,
+Je lui prête à regret un silence complice,
+D’un louable désir mon coeur sollicité
+Lui ferait avec joie une infidélité ;
+Mais loin de s’arrêter sa rage découverte
+À celle de Créuse ajouterait ma perte,
+Et mon funeste avis ne servirait de rien
+Qu’à confondre mon sang dans les bouillons du sien.
+D’un mouvement contraire à celui de mon âme,
+La crainte de la mort m’ôte celle du blâme ;
+Ma peur me fait fidèle et tâche d’avancer
+Les desseins que je veux et n’ose traverser.
+Nérine, et bien que dit notre pauvre exilée ?
+Tes sages entretiens l’ont ils point consolée ?
+Veut-elle bien céder à la nécessité ?
+Elle a bien refroidit son d’animosité ;
+De moment en moment son âme plus humaine
+Abaisse sa colère, et rabat de sa haine,
+Déjà son déplaisir ne vous veut plus de mal.
+Fais-lui prendre pour tous un sentiment égal,
+Toi qui de mon amour connaissais la tendresse,
+Tu peux connaître aussi quelle douleur me presse,
+Je me sens déchirer le coeur à son départ ;
+Créuse en ses malheurs prend même quelque part,
+Ses pleurs en ont coulé, Créon même en soupire,
+Lui préfère à regret le bien de son Empire,
+Et si dans son adieu son coeur moins irrité
+En voulait mériter la libéralité,
+Si jusque-là Médée apaisait ses menaces,
+Qu’elle voulut partir avec ses bonnes grâces,
+Je sais (comme il est bon) que ses trésors ouverts,
+Lui seraient sans réserve entièrement offerts,
+Et malgré les malheurs où le sort l’a réduite
+Soulageraient sa peine, et soutiendraient sa fuite.
+Puisqu’il faut se résoudre à ce bannissement,
+Il faut en adoucir le mécontentement,
+Cette offre y peut servir, et par elle j’espère
+Avec un peu d’adresse apaiser sa colère.
+Mais d’ailleurs toutefois n’attendez rien de moi,
+S’il faut prendre congé de Créuse et du Roi :
+L’objet de votre amour et de sa jalousie
+De toutes ses fureurs l’aurait tôt ressaisie.
+Pour montrer sans les voir son courage apaisé
+Je te dirai, Nérine, un moyen fort aisé ;
+Mais puisse m’assurer dessus ta confidence ?
+Oui, de trop longue main je connais ta prudence.
+On a banni Médée, et Créon tout d’un temps
+Joignait à son exil celui de ses enfants,
+La pitié de Créuse a tant fait vers son père,
+Qu’ils n’auront point de part au malheur de leur mère,
+Elle lui doit par eux quelque remerciement,
+Qu’un présent de sa part suive leur compliment :
+Sa robe, dont l’éclat sied mal à sa fortune,
+Et n’est à son exil qu’une charge importune,
+Lui gagnerait le coeur d’un prince libéral,
+Et de tous ses trésors l’abandon général.
+Elle peut aisément d’une chose inutile
+Semer pour sa retraite une terre fertile,
+Créuse, ou je me trompe, en a quelque désir,
+Et je ne pense pas qu’elle pût mieux choisir.
+Mais la voici qui sort ; souffre que je l’évite
+Puisque à mon seul aspect je la vois qui s’irrite.
+Ne fuyez pas, Jason, de ces funestes lieux,
+C’est à moi d’en partir, recevez mes adieux.
+Accoutumée à fuir, l’exil m’est peu de chose,
+Sa rigueur n’a pour moi de nouveau que sa cause,
+C’est pour vous que j’ai fui, c’est vous qui me chassez.
+Où me renvoyez-vous, si vous me bannissez ?
+Irai-je sur le Phase, où j’ai trahi mon père
+Apaiser de mon sang les mânes de mon frère ?
+Irai-je en Thessalie où le meurtre d’un Roi
+Pour victime aujourd’hui ne demande que moi ?
+Il n’est point de climat dont mon amour fatale
+N’ait acquis à mon nom la haine générale,
+Et ce qu’ont fait pour vous mon savoir et ma main
+M’a fait un ennemi de tout le genre humain.
+Ressouviens-t’en, ingrat, remets-toi dans la plaine
+Que ces taureaux affreux brûlaient de leur haleine,
+Revois ce champ guerrier dont les sacrés sillons
+Élevaient contre toi de soudains bataillons,
+Ce dragon qui jamais n’eut les paupières closes,
+Et lors préfère-moi Créuse, si tu l’oses.
+Qu’ai-je épargné depuis qui fût en mon pouvoir ?
+Ai-je auprès de l’amour écouté mon devoir ?
+Pour jeter un obstacle à l’ardente poursuite
+Dont mon père en fureur touchait déjà ta fuite,
+Semai-je avec regret mon frère par morceaux ?
+À cet objet piteux épandu sur les eaux,
+Mon père trop sensible aux droits de la nature,
+Quitta tous autres soins que de sa sépulture,
+Et par ce nouveau crime émouvant sa pitié,
+J’arrêtai les effets de son inimitié.
+Bourelle de mon sang, honte de ma famille,
+Aussi cruelle soeur, que déloyale fille,
+Ces titres glorieux plaisaient à mes amours.
+Je les pris sans horreur pour conserver tes jours.
+Alors, certes, alors mon mérite était rare,
+Tu n’étais point honteux d’une femme barbare :
+Quand à ton père usé je rendis la vigueur,
+J’avais encor tes voeux, j’étais encor ton coeur ;
+Mais cette affection mourant avec Pélie
+Sous un même tombeau se vit ensevelie :
+L’ingratitude en l’âme, et l’impudence au front,
+Une Scythe en ton lit te fut lors un affront.
+Et moi, que tes désirs avaient tant souhaitée,
+Le dragon assoupi, la toison emportée,
+Ton tyran massacré, ton père rajeuni,
+Je devins un objet digne d’être banni.
+Tes desseins achevés j’ai mérité ta haine,
+Il t’a fallu sortir d’une honteuse chaîne,
+Et prendre une moitié qui n’a rien plus que moi
+Que le bandeau royal que j’ai quitté pour toi.
+Ah ! Que n’as-tu des yeux à lire dans mon âme,
+Et voir les purs motifs de ma nouvelle flamme !
+Les tendres sentiments d’un amour paternel
+Pour sauver mes enfants me rendent criminel,
+Si l’on peut nommer crime un malheureux divorce
+Où le soin que j’ai d’eux me range à toute force.
+Toi-même, furieuse, ai-je peu fait pour toi
+D’arracher ton trépas aux vengeances d’un roi ?
+Sans moi ton insolence allait être punie,
+À ma seule prière on ne t’a que bannie :
+C’est rendre la pareille à tes grands coups d’effort,
+Tu m’as sauvé la vie, et j’empêche ta mort.
+On ne m’a que bannie ! Ô bonté souveraine !
+C’est donc une faveur, et non pas une peine !
+Je reçois une grâce au lieu d’un châtiment !
+Et mon exil encor doit un remerciement !
+Ainsi l’avare soif du brigand assouvie,
+Il s’impute à pitié de nous laisser la vie,
+Quand il n’égorge point, il croit nous pardonner,
+Et ce qu’il n’ôte pas, il pense le donner.
+Tes discours, dont Créon de plus en plus s’offense
+Le forceraient enfin à quelque violence,
+Éloigne-toi d’ici tandis qu’il t’est permis,
+Les Rois ne sont jamais de faibles ennemis.
+À travers tes conseils je vois assez ta ruse,
+Ce n’est là m’en donner qu’en faveur de Créuse.
+Ton amour, déguisé d’un soin officieux,
+D’un objet importun veut délivrer ses yeux.
+N’appelle point amour un change inévitable
+Où Créuse fait moins que le sort qui m’accable.
+Peux-tu bien, sans rougir, désavouer tes feux ?
+Eh bien soit, ses attraits captivent tous mes voeux :
+Toi qu’un amour furtif souilla de tant de crimes
+M’oses-tu reprocher des ardeurs légitimes ?
+Oui, je te les reproche, et de plus… Quels forfaits ?
+La trahison, le meurtre, et tous ceux que j’ai faits.
+Il manque encor ce point à mon sort déplorable
+Que de tes cruautés on me fasse coupable.
+Tu présumes en vain de t’en mettre à couvert,
+Celui-là fait le crime à qui le crime sert.
+Que chacun, indigné contre ceux de ta femme
+La traite en ses discours de méchante, et d’infâme :
+Toi seul, dont ses forfaits ont fait tout le bonheur,
+Tiens-la pour innocente, et défends son honneur.
+J’ai honte de ma vie, et je hais son usage
+Depuis que je la dois aux effets de ta rage.
+La honte généreuse, et la haute vertu !
+Si tu la hais si fort pourquoi la gardes-tu ?
+Au bien de nos enfants, dont l’âge faible et tendre
+Contre tant de malheurs ne saurait se défendre,
+Deviens en leur faveur d’un naturel plus doux.
+Mon âme à leur sujet redouble son courroux,
+Faut-il ce déshonneur pour comble à mes misères
+Qu’à mes enfants Créuse enfin donne des frères ?
+Tu vas mêler, impie, et mettre en rang pareil
+Des neveux de Sisyphe avec ceux du Soleil !
+Leur grandeur soutiendra la fortune des autres,
+Créuse et ses enfants conserveront les nôtres.
+Je l’empêcherai bien, ce mélange odieux,
+Qui déshonore ensemble et ma race et les Dieux.
+Lassés de tant de maux cédons à la fortune.
+Ce corps n’enferme pas une âme si commune,
+Je n’ai jamais souffert qu’elle me fît la loi,
+Et toujours ma fortune a dépendu de moi.
+La peur que j’ai d’un sceptre… Ah ! Coeur rempli de feinte !
+Tu masques tes désirs d’un faux titre de crainte,
+Un sceptre pour ton change a seul de vrais appas.
+Vois l’état où je suis, j’ai deux Rois sur les bras,
+Acaste à la campagne, et Créon dans la ville,
+Que leur puisse opposer qu’un courage inutile ?
+Fuis-les tous deux pour moi, suis Médée à ton tour,
+Sauve ton innocence avecque ton amour.
+Fuis les, je n’arme pas ta dextre sanguinaire
+Ni contre ton parent, ni contre ton beau-père.
+Qui leur résistera, s’ils viennent à s’unir ?
+Qui me résistera si je te veux punir ?
+Déloyal, auprès d’eux crains-tu si peu Médée ?
+Que toute leur puissance en armes débordée
+Dispute contre moi ton coeur qu’ils m’ont surpris,
+Et ne sois du combat que le juge et le prix :
+Joins-leur, si tu le veux, mon père et la Scythie,
+En moi seule ils n’auront que trop forte partie.
+Bornes-tu mon pouvoir à celui des humains ?
+Contre eux, quand il me plaît, j’arme leurs propres mains,
+Tu le sais, tu l’as vu, quand ces fils de la Terre
+Par leurs coups mutuels terminèrent leur guerre.
+Misérable, je puis adoucir des taureaux,
+La flamme m’obéit, et je commande aux eaux,
+Et je ne puis chasser le feu qui me consomme :
+N’y toucher tant soit peu les volontés d’un homme.
+Je t’aime encor, Jason, malgré ta lâcheté ;
+Je ne m’offense plus de ta légèreté,
+Je sens à tes regards décroître ma colère,
+De moment en moment ma fureur se modère,
+Et je cours sans regret à mon bannissement
+Puisque j’en vois sortir ton établissement.
+Je n’ai plus qu’une grâce à demander ensuite
+Souffre que mes enfants accompagnent ma fuite.
+Que je t’admire encore en chacun de leurs traits,
+Que je t’aime et te baise en ces petits portraits,
+Et que leur cher objet entretenant ma flamme
+Te présente à mes yeux aussi bien qu’à mon âme.
+Ah ! Reprends ta colère, elle a moins de rigueur.
+M’enlever mes enfants, c’est m’arracher le coeur,
+Et Jupiter tout prêt à m’écraser du foudre
+Mon trépas à la main, ne pourrait m’y résoudre.
+C’est pour eux que je change ; et la Parque, sans eux,
+Seule eut de notre hymen rompu les chastes noeuds.
+Cet amour paternel, qui te fournit d’excuses
+Me fait souffrir aussi que tu me les refuses,
+Je ne t’en presse plus, et prête à me bannir
+Je ne veux plus de toi qu’un léger souvenir.
+Ton amour vertueux fait ma plus grande gloire,
+Ce serait me trahir qu’en perdre la mémoire,
+Et le mien envers toi qui demeure éternel
+T’en laisse en cet adieu le serment solennel,
+Puissent briser mon chef les traits les plus sévères
+Que lancent des grands Dieux les plus âpres colères,
+Qu’ils s’unissent ensemble afin de me punir,
+Si je ne perds la vie avant ton souvenir.
+J’y donnerai bon ordre : il est en ta puissance
+D’oublier mon amour, mais non pas ma vengeance :
+Je la saurai graver en tes esprits glacés
+Par des coups trop profonds pour en être effacés.
+Il aime ses enfants, ce courage inflexible,
+Son faible est découvert, par eux il est sensible,
+Par eux mon bras armé d’une juste rigueur
+Va trouver des chemins à lui percer le coeur.
+Madame, épargnez-les, épargnez vos entrailles,
+N’avancez point par là vos propres funérailles,
+Contre un sang innocent pourquoi vous irriter
+Si Créuse en vos lacs se vient précipiter ?
+Elle-même s’y jette, et Jason vous la livre.
+Tu flattes mes désirs. Que je cesse de vivre
+Si ce que je vous dis n’est pure vérité.
+Ah ! Ne me tiens donc plus l’âme en perplexité.
+Madame, il faut garder que quelqu’un ne nous voie,
+Et du palais du roi découvre notre joie,
+Un dessein éventé succède rarement.
+Rentrons donc, et mettons nos secrets sûrement.
+C’est trop peu de Jason que ton oeil me dérobe,
+C’est trop peu de mon lit, tu veux encor ma robe,
+Rivale insatiable, et c’est encor trop peu
+Si, la force à la main, tu l’as sans mon aveu,
+Il faut que par moi-même elle te soit offerte,
+Que perdant mes enfants j’achète encor leur perte,
+Il en faut un hommage à tes divins attraits,
+Et des remerciements au vol que tu me fais.
+Tu l’auras, mon refus serait un nouveau crime,
+Mais je t’en veux parer pour être ma victime,
+Et sous un faux semblant de libéralité
+Saouler et ma vengeance et ton avidité.
+Le charme est achevé, tu peux entrer Nérine,
+Mes maux dans ces poisons trouvent leur médecine,
+Vois combien de serpents à mon commandement
+D’Afrique jusqu’ici n’ont tardé qu’un moment,
+Et contraints d’obéir à mes charmes funestes,
+Sur ce présent fatal ont déchargé leurs pestes :
+L’amour à tous mes sens ne fut jamais si doux
+Que ce triste appareil à mon esprit jaloux.
+Ces herbes ne sont pas d’une vertu commune,
+Moi-même en les cueillant je fis pâlir la Lune,
+Quand, les cheveux flottants, le bras et le pied nu,
+J’en dépouillai jadis un climat inconnu.
+Vois mille autres venins : cette liqueur épaisse
+Mêle du sang de l’Hydre avec celui de Nesse,
+Python eut cette langue, et ce plumage noir
+Est celui qu’une harpie en fuyant laissa choir.
+Par ce tison Althée assouvit sa colère,
+Trop pitoyable soeur et trop cruelle mère.
+Ce feu tomba du ciel avecque Phaéton,
+Cet autre vient des flots du pierreux Phlégéthon,
+Et celui-ci jadis remplit en nos contrées
+Des taureaux de Vulcain les gorges ensouffrées.
+Enfin, tu ne vois là, poudres, racines, eaux,
+Dont le pouvoir mortel n’ouvrît mille tombeaux,
+Ce présent déceptif a bu toute leur force,
+Et bien mieux que mon bras vengera mon divorce,
+Les traîtres apprendront à se jouer à moi.
+Mais d’où provient ce bruit dans le palais du Roi ?
+Du bonheur de Jason, et du malheur d’Ægée,
+Madame, peu s’en faut qu’il ne vous ait vengée.
+Ce généreux vieillard indigné que ses feux
+Près de votre rivale aient perdu tant de voeux,
+Et que sur sa couronne et sa persévérance
+L’exil de votre époux ait eu la préférence,
+A tâché par la force à repousser l’affront
+Que ce nouvel hymen lui porte sur le front.
+Comme cette beauté, pour lui toute de glace,
+Sur les bords de la mer contemplait la bonace,
+Il la voit mal suivie, et prend un si beau temps
+À rendre ses désirs et les vôtres contents.
+De ses meilleurs soldats une troupe choisie
+Le suit dans ce dessein, Créuse en est saisie,
+L’effroi qui la surprend la jette en pâmoison,
+Et tout ce qu’elle peut, c’est de nommer Jason.
+Ses gardes à l’abord font quelque résistance,
+Et le peuple leur prête une faible assistance,
+Mais l’obstacle léger de ces débiles coeurs
+Laissait honteusement Créuse à leurs vainqueurs,
+Déjà presque en leur bord elle était enlevée…
+Je devine la fin, mon traître l’a sauvée.
+Oui, Madame, et de plus Ægée est prisonnier,
+Votre époux à son myrte ajoute ce laurier,
+Mais apprenez comment. N’en dis pas davantage,
+Je ne veux point savoir ce qu’a fait son courage,
+Il suffit que son bras a travaillé pour nous,
+Et rend une victime à mon juste courroux.
+Nérine, mes douleurs auraient peu d’allégeance,
+Si cet enlèvement l’ôtait à ma vengeance,
+Pour quitter son pays en est-on malheureux ?
+Ce n’est pas son exil, c’est sa mort que je veux :
+Elle aurait trop d’honneur de n’avoir que ma peine,
+Et de verser des pleurs pour être deux fois Reine.
+Tant d’invisibles feux enfermés dans ce don,
+Que d’un titre plus vrai j’appelle ma rançon,
+Produiront des effets bien plus doux à ma haine.
+Par là vous vous vengez, et sa perte est certaine,
+Mais contre la fureur de son père irrité,
+Où pensez-vous trouver un lieu de sûreté ?
+Si la prison d’Ægée a suivi sa défaite,
+Tu peux voir qu’en l’ouvrant je m’ouvre une retraite,
+Et que brisant ses fers, cette obligation
+Engage sa couronne à ma protection ?
+Dépêche seulement, et cours vers ma rivale
+Lui porter de ma part cette robe fatale,
+Mène-lui mes enfants, et fais-les si tu peux
+Présenter par leur père à l’objet de ses voeux.
+Mais, Madame, porter cette robe empestée,
+Que de tant de poisons vous avez infectée,
+C’est pour votre Nérine un trop funeste emploi,
+Avant que sur Créuse ils agiraient sur moi.
+Ne crains pas leur vertu, mon charme la modère,
+Et lui défend d’agir que sur elle et son père.
+Pour un si grand effet prends un coeur plus hardi,
+Et sans me répliquer, fais ce que je te di.
+Nous devons bien chérir cette valeur parfaite
+Qui de nos ravisseurs nous donne la défaite,
+Invincible héros, c’est à votre secours
+Que je dois désormais le bonheur de mes jours,
+C’est vous dont le courage, et la force, et l’adresse,
+Rend à Créon sa fille, à Jason sa maîtresse,
+Met Ægée en prison, et son orgueil à bas,
+Et fait mordre la terre à ses meilleurs soldats.
+Grand roi, l’heureux succès de cette délivrance
+Vous est beaucoup mieux dû qu’à mon peu de vaillance.
+C’est vous seul et Jason, dont les bras indomptés
+Portaient avec effroi la mort de tous côtés,
+Pareils à deux lions dont l’ardente furie
+Dépeuple en un moment toute une bergerie.
+L’exemple glorieux de vos faits plus qu’humains
+Échauffait mon courage, et conduisait mes mains,
+Et vous voyant faucher ces têtes criminelles
+J’ai suivi mais de loin, des actions si belles.
+Qui pourrait reculer en combattant sous vous ?
+Et qui n’aurait du coeur à seconder vos coups ?
+Votre valeur qui souffre en cette repartie
+Ôte toute croyance à votre modestie :
+Mais puisque le refus d’un honneur mérité
+N’est pas un petit trait de générosité,
+Je vous laisse en jouir. Auteur de la victoire,
+Ainsi qu’il vous plaira départez-en la gloire,
+Comme elle est votre bien, vous pouvez la donner,
+Que prudemment les dieux savent tout ordonner !
+Voyez, brave guerrier, comme votre arrivée
+Au jour de nos malheurs se trouve réservée,
+Et qu’au point que le sort osait nous menacer
+Ils nous ont envoyé de quoi le terrasser.
+Digne sang de leur Roi, demi-dieu magnanime,
+Dont la vertu ne peut recevoir trop d’estime,
+Qu’avons-nous plus à craindre, et quel destin jaloux
+Tant que nous vous aurons s’osera prendre à nous ?
+Appréhendez pourtant, grand Prince. Et quoi ? Médée,
+Qui par vous de son lit se voit dépossédée.
+Je crains qu’il ne vous soit malaisé d’empêcher
+Qu’un gendre valeureux ne vous coûte bien cher.
+Après l’assassinat d’un monarque et d’un frère,
+Peut-il être de sang qu’elle épargne ou révère ?
+Accoutumée au meurtre, et savante en poison,
+Voyez ce qu’elle a fait pour acquérir Jason,
+Et ne présumez pas, quoi que Jason vous die,
+Que pour le conserver elle soit moins hardie.
+C’est de quoi mon esprit n’est plus inquiété ;
+Par son bannissement j’ai fait ma sûreté ;
+Elle n’a que fureur et que vengeance en l’âme,
+Mais en si peu de temps que peut faire une femme ?
+Je n’ai prescrit qu’un jour de terme à son départ.
+C’est peu pour une femme, et beaucoup pour son art,
+Sur le pouvoir humain ne réglez pas les charmes.
+Quelques puissants qu’ils soient, je n’en ai point d’alarmes,
+Et quand bien ce délai devrait tout hasarder,
+Ma parole est donnée, et je la veux garder.
+Que font nos deux amants, Cléone ? La princesse,
+Sire, auprès de Jason reprend son allégresse,
+Et ce qui sert beaucoup à son contentement,
+C’est de voir que Médée est sans ressentiment.
+Et quel Dieu si propice a calmé son courage ?
+Jason et ses enfants qu’elle vous laisse en gage.
+La grâce que pour eux Madame obtient de vous
+A calmé les transports de son esprit jaloux.
+Le plus riche présent qui fût en sa puissance
+À ses remerciements joint sa reconnaissance,
+Sa robe sans pareille, et sur qui nous voyons
+Du Soleil son aïeul briller mille rayons,
+Que la Princesse même avait tant souhaitée,
+Par ces petits héros lui vient d’être apportée,
+Et fait voir clairement les merveilleux effets
+Qu’en un coeur irrité produisent les bienfaits.
+Eh bien, qu’en dites-vous ? Qu’avons-nous plus à craindre ?
+Si vous ne craignez rien, que je vous trouve à plaindre ?
+Un si rare présent montre un esprit remis.
+J’eus toujours pour suspects les dons des ennemis,
+Ils font assez souvent ce que n’ont pu leurs armes,
+Je connais de Médée et l’esprit et les charmes,
+Et veux bien m’exposer aux plus cruels trépas
+Si ce rare présent n’est un mortel appas.
+Ses enfants si chéris qui nous servent d’otages
+Nous peuvent-ils laisser quelque sorte d’ombrages ?
+Peut-être que contre eux s’étend sa trahison,
+Qu’elle ne les prend plus que pour ceux de Jason,
+Et qu’elle s’imagine, en haine de leur père,
+Que n’étant plus sa femme, elle n’est plus leur mère.
+Sire, renvoyez-lui ce don pernicieux,
+Et ne vous chargez point d’un poison précieux.
+Madame cependant en est toute ravie,
+Et de s’en voir parée elle brûle d’envie.
+Où le péril égale et passe le plaisir,
+Il faut se faire force, et vaincre son désir.
+Jason dans son amour a trop de complaisance
+De souffrir qu’un tel don s’accepte en sa présence.
+Sans rien mettre au hasard, je saurai dextrement
+Accorder vos soupçons : et son contentement.
+Nous verrons dès ce soir sur une criminelle,
+Si ce présent nous cache une embûche mortelle.
+Nise pour ses forfaits destinée à mourir
+Ne peut par cette épreuve injustement périr,
+Heureuse si sa mort nous rendait ce service,
+De nous en découvrir le funeste artifice.
+Allons-y de ce pas, et ne consumons plus
+De temps ni de discours en débats superflus.
+
+Mais d’où vient ce bruit sourd ? Quelle pâle lumière
+Dissipe ces horreurs et frappe ma paupière ?
+Mortel, qui que tu sois, détourne ici tes pas,
+Et de grâce m’apprends l’arrêt de mon trépas,
+L’heure, le lieu, le genre, et si ton coeur sensible
+À la compassion peut se rendre accessible,
+Donne-moi les moyens d’un généreux effort
+Qui des mains des bourreaux affranchisse ma mort.
+Je viens l’en affranchir : ne craignez plus, grand Prince,
+Ne pensez qu’à revoir votre chère province.
+Ces portes ne sont pas pour tenir contre moi.
+Cessez indignes fers de captiver un Roi :
+Est-ce à vous à presser les bras d’un tel Monarque ?
+Et vous, reconnaissez Médée à cette marque,
+Et fuyez un tyran, dont le forcènement
+Joindrait votre supplice à mon bannissement,
+Avec la liberté reprenez le courage.
+Je les reprends tous deux pour vous en faire hommage.
+Princesse de qui l’art propice aux malheureux
+Oppose un tel miracle à mon sort rigoureux.
+Disposez de ma vie, et du sceptre d’Athènes :
+Je dois et l’un et l’autre à qui brise mes chaînes,
+Votre divin secours me tire de danger,
+Mais je n’en veux sortir qu’afin de vous venger.
+Madame, si jamais avec votre assistance
+Je puis toucher les lieux de mon obéissance,
+Vous me verrez suivi de mille bataillons
+Jusques dessus ces murs planter mes pavillons,
+Punir leur traître Roi de vous avoir bannie,
+Dedans le sang des siens noyer sa tyrannie,
+Et remettre en vos mains et Créuse et Jason
+Pour venger votre exil plutôt que ma prison.
+Je veux une vengeance, et plus haute, et plus prompte ;
+Ne l’entreprenez pas, votre offre me fait honte :
+Emprunter le secours d’aucun pouvoir humain,
+D’un reproche éternel diffamerait ma main.
+En est-il, après tout, aucun qui ne me cède ?
+Qui force la nature a-t-il besoin qu’on l’aide ?
+Laissez-moi le souci de venger mes ennuis.
+Et par ce que j’ai fait jugez ce que je puis.
+L’ordre en est tout donné, n’en soyez point en peine,
+C’est demain que mon art fait triompher ma haine,
+Demain je suis Médée et je tire raison
+De mon bannissement et de votre prison.
+Quoi, Madame, faut-il que mon peu de puissance
+Etouffe les devoirs de ma reconnaissance ?
+Mon sceptre ne peut-il être employé pour vous ?
+Et vous serai-je ingrat autant que votre époux ?
+Si je vous ai servi, tout ce que j’en souhaite,
+C’est de trouver chez vous une sûre retraite,
+Où de mes ennemis menaces ni présents
+Ne puissent plus troubler le repos de mes ans.
+Non pas que je les craigne, eux et toute la terre
+À leur confusion me livreraient la guerre,
+Mais je hais ce désordre, et n’aime pas à voir
+Qu’il me faille pour vivre user de mon savoir.
+L’honneur de recevoir une si grande hôtesse
+De mes malheurs passés efface la tristesse,
+Disposez d’un pays qui vivra sous vos lois.
+Si vous l’aimez assez pour lui donner des Rois,
+Si mes ans ne vous font mépriser ma personne,
+Vous y partagerez, mon lit et ma couronne ;
+Sinon, sur mes sujets faites état d’avoir
+Ainsi que sur moi-même un absolu pouvoir.
+Allons Madame, allons, et par votre conduite
+Faites la sûreté que demande ma fuite.
+Ma vengeance n’aurait qu’un succès imparfait,
+Je ne me venge pas si je n’en vois l’effet,
+Je dois à mon courroux l’heur d’un si doux spectacle.
+Allez, Prince, et sans moi ne craignez point d’obstacle,
+Je vous suivrai demain par un chemin nouveau.
+Nérine devant vous portera ce flambeau,
+Sa secrète vertu qui vous fait invisible.
+Rendra votre départ de tous côtés paisible.
+Ici pour empêcher l’alarme que le bruit
+De votre délivrance aurait bientôt produit,
+Un fantôme pareil et de taille et de face
+Tandis que vous fuirez, remplira votre place.
+Partez sans plus tarder, Prince chéri des Dieux,
+Et quittez pour jamais ces détestables lieux.
+J’obéis sans réplique, et je pars sans remise,
+Puisse d’un prompt succès votre grande entreprise
+Combler nos ennemis d’un mortel désespoir,
+Et me donner bientôt le bien de vous revoir.
+Auparavant que vous je ferai dans Athènes,
+Cependant pour loyer de ces légères peines
+Ayez soin de Nérine, et songez seulement
+Qu’en elle vous pouvez, m’obliger puissamment.
+Ah ! Déplorable prince ! Ah Fortune cruelle !
+Que je porte à Jason une triste nouvelle !
+Arrête, misérable, et m’apprends quel effet
+A produit chez le Roi le présent que j’ai fait.
+Dieux ! Je suis dans les fers d’une invisible chaîne !
+Dépêche, ou ces longueurs attireront ma haine.
+Ma verge qui déjà t’empêche de courir
+N’a que trop de vertu pour te faire mourir.
+Garde toi seulement d’irriter ma colère,
+Et pense que ta mort dépend de me déplaire.
+Apprenez donc l’effet le plus prodigieux
+Que jamais la vengeance ait offert à nos yeux.
+Votre robe a fait peur, et sur Nise éprouvée
+En dépit des soupçons sans péril s’est trouvée,
+Et cette épreuve a su si bien les assurer,
+Qu’incontinent Créuse a voulu s’en parer.
+Cette pauvre Princesse à peine l’a vêtue,
+Qu’elle sent aussitôt une ardeur qui la tue,
+Un feu subtil s’allume, et ses brandons épars
+Sur votre don fatal courent de toutes parts,
+Et Cléone, et le Roi s’y jettent pour l’éteindre,
+Mais (ô nouveau sujet de pleurer et de plaindre ! )
+Ce feu saisit le Roi, ce Prince en un moment
+Se trouve enveloppé du même embrasement.
+Courage, enfin il faut que l’un et l’autre meure.
+La flamme disparaît, mais l’ardeur leur demeure,
+Et leurs habits charmés, malgré nos vains efforts
+Sont des brasiers secrets attachés à leurs corps,
+Qui veut les dépouiller, lui-même les déchire,
+Et ce nouveau secours est un nouveau martyre.
+Que dit mon déloyal, que fait-il là dedans ?
+Jason sans rien savoir de tous ces accidents,
+S’acquitte des devoirs d’une amitié civile
+À convoyer Pollux hors des murs de la ville,
+Qui va se rendre en hâte aux noces de sa soeur,
+Dont bientôt Ménélas doit être possesseur,
+Et j’allais lui porter ce funeste message.
+Va, tu peux maintenant achever ton voyage.
+Est-ce assez, ma vengeance, est-ce assez de deux morts ?
+Consulte avec loisir tes plus ardents transports.
+Des bras de mon perfide arracher une femme
+Est-ce pour assouvir les fureurs de mon âme ?
+Que n’a-t-elle déjà des enfants de Jason
+Sur qui plus pleinement venger sa trahison !
+Suppléons-y des miens, immolons avec joie
+Ceux qu’à me dire adieu Créuse me renvoie.
+Nature, je le puis sans violer ta loi,
+Ils viennent de sa part, et ne sont plus à moi.
+Mais ils sont innocents, aussi l’était mon frère,
+Ils sont trop criminels d’avoir Jason pour père,
+Il faut que leur trépas redouble son tourment
+Il faut qu’il souffre en père aussi bien qu’en amant.
+Mais quoi ! J’ai beau contre eux animer mon audace,
+La pitié la combat, et se met en sa place,
+Puis cédant tout à coup la place à ma fureur,
+J’adore les projets qui me faisaient horreur,
+De l’amour aussitôt je tombe à la colère,
+Des sentiments de femme aux tendresses de mère.
+Cessez dorénavant, pensers irrésolus,
+D’épargner des enfants que je ne verrai plus.
+Chers fruits de mon amour, si je vous ai fait naître
+Ce n’est pas seulement pour caresser un traître,
+Il me prive de vous, et je l’en vais priver.
+Mais ma pitié retourne, et revient me braver,
+Je n’exécute rien, et mon âme éperdue
+Entre deux passions demeure suspendue
+N’en délibérons plus, mon bras en résoudra,
+Je vous perds, mes enfants, mais Jason vous perdra,
+Il ne vous verra plus. Créon sort tout en rage
+Allons à son trépas ajouter ce carnage.
+Loin de me soulager, vous croissez mes tourments,
+Le poison à mon corps unit mes vêtements,
+Et ma peau qu’avec eux votre secours m’arrache
+Pour suivre votre main de mes os se détache.
+Voyez comme mon sang en coule en mille lieux.
+Ne me déchirez plus, officieux bourreaux,
+Fuyez, ou ma fureur une fois débordée.
+Dans ces pieux devoirs vous prendra pour Médée.
+C’est avancer ma mort que de me secourir,
+Je ne veux que moi-même à m’aider à mourir.
+Quoi ? Vous continuez, canailles infidèles ?
+Plus je vous le défends, plus vous m’êtes rebelles !
+Traîtres, vous sentirez encor ce que je puis,
+Je serai votre roi, tout mourant que je suis,
+Si mes commandements ont trop peu d’efficace
+Ma rage pour le moins me fera faire place,
+Il faut ainsi payer votre cruel secours.
+Où fuyez-vous de moi, cher auteur de mes jours ?
+Fuyez-vous l’innocente et malheureuse source
+D’où prennent tant de maux leur effroyable course ?
+Ce feu qui me consume, et dehors et dedans,
+Punit-il point assez mes souhaits imprudents ?
+Je ne puis excuser mon indiscrète envie
+Qui donne le trépas à qui je dois la vie,
+Mais soyez satisfait des rigueurs de mon sort,
+Et cessez d’ajouter votre haine à ma mort.
+L’ardeur qui me dévore et que j’ai méritée,
+Surpasse en cruauté l’aigle de Prométhée,
+Et je crois qu’Ixion au choix des châtiments,
+Préférerait sa roue à mes embrasements.
+Si ton jeune désir eut beaucoup d’imprudence,
+Ma fille, j’y devais opposer ma défense.
+Je n’impute qu’à moi l’excès de mes malheurs,
+Et j’ai part en ta faute ainsi qu’en tes douleurs.
+Si j’ai quelque regret, ce n’est pas à ma vie
+Que le déclin des ans m’aurait bientôt ravie,
+La jeunesse des tiens, si beaux, si florissants,
+Me porte bien des coups plus vifs, et plus pressants.
+Ma fille, c’est donc là ce royal hyménée
+Dont nous pensions toucher la pompeuse journée !
+L’impiteuse Clothon en porte le flambeau,
+Et pour lit nuptial il te faut un tombeau.
+Ah rage, désespoir, destins, feux, poisons, charmes,
+Tournez tous contre moi vos plus cruelles armes,
+S’il faut vous assouvir par la mort de deux Rois,
+Faites en ma faveur que je meure deux fois,
+Pourvu que mes deux morts emportent cette grâce
+De laisser ma couronne à mon unique race,
+Et cet espoir si doux, qui m’a toujours flatté
+De revivre à jamais en sa postérité.
+Cléone soutenez, les forces me défaillent,
+Et ma vigueur succombe aux douleurs qui m’assaillent,
+Le coeur va me manquer, je m’en puis plus, hélas,
+Ne me refusez point, ce funeste soulas,
+Monsieur, et si pour moi quelque amour vous demeure,
+Entre vos bras mourants permettez que je meure,
+Mes pleurs arroseront vos mortels déplaisirs,
+Je mêlerai leurs eaux à vos brûlants soupirs.
+Ah je brûle, je meurs, je ne suis plus que flamme,
+De grâce hâtez-vous de recevoir mon âme.
+Ah ma fille. Ah mon père. À ces embrassements
+Qui retiendrait ses pleurs, et ses gémissements ?
+Dans ces ardents baisers leurs âmes se confondent,
+Et leurs tristes sanglots seulement se répondent.
+Hé quoi ? Vous me quittez ! Oui, je ne verrai pas
+Comme un lâche témoin ton indigne trépas,
+Il faut, ma fille, il faut que ma main me délivre
+De l’infâme regret de t’avoir pu survivre.
+Invisible ennemi, sors avecque mon sang.
+Courez à lui, Cléone, il se perce le flanc.
+Retourne : c’en est fait. Ma fille. Adieu, j’expire,
+Et ce dernier soupir, met fin à mon martyre,
+Je laisse à ton Jason le soin de nous venger.
+Vain et triste confort, soulagement léger.
+Mon père… Il ne vit plus, sa grande âme est partie.
+Donnez donc à la mienne une même sortie,
+Apportez-moi ce fer qui de ses maux vainqueur,
+Est déjà si savant à traverser le coeur.
+Ah je sens fers, et feux, et poison tout ensemble.
+Ce que souffrait mon père à mes peines s’assemble.
+Hélas que de douceur aurait un prompt trépas !
+Dépêchez-vous Cléone aidez mon faible bras.
+Ne désespérez point, les Dieux plus pitoyables
+À nos justes clameurs se rendront exorables,
+Et vous conserveront en dépit du poison,
+Et pour Reine à Corinthe, et pour femme à Jason.
+Il arrive, et surpris il change, de visage :
+Je lis dans sa pâleur une secrète rage,
+Et son étonnement va passer en fureur.
+Que vois-je ici, grands dieux ! Quel spectacle d’horreur !
+Quelque part que mes yeux portent ma vue errante,
+Je vois, ou Créon mort, ou Créuse mourante.
+Ne t’en va pas, belle âme, attends encore un peu,
+Et le sang de Médée éteindra tout ce feu,
+Prends le triste plaisir de voir punir son crime,
+De te voir immoler cette infâme victime,
+Et que ce scorpion sur la plaie écrasé,
+Fournisse le remède au mal qu’il a causé.
+Il n’en faut point chercher au poison qui me tue,
+Laisse-moi le bonheur d’expirer à ta vue,
+Souffre que j’en jouisse en ce dernier moment,
+Mon trépas fera place à ton ressentiment,
+Le mien cède à l’ardeur dont je suis possédée
+J’aime mieux voir Jason que la mort de Médée.
+Approche cher amant, et retiens ces transports,
+Mais garde de toucher ce misérable corps,
+Ce brasier que le charme ou répand ,ou modère,
+A négligé Cléone, et dévoré mon père :
+Au gré de ma rivale il est contagieux,
+Jason, ce m’est assez de mourir à tes yeux,
+Empêche les plaisirs qu’elle attend de ta peine,
+N’attire point ces feux esclaves de sa haine.
+Ah quel âpre tourment ! Quels douloureux abois !
+Et que je sens de morts sans mourir une fois !
+Quoi ? Vous m’estimez donc si lâche que de vivre
+Et de si beaux chemins sont ouverts pour vous suivre ?
+Ma reine si l’hymen n’a pu joindre nos corps,
+Nous joindrons nos esprits, nous joindrons nos deux morts ;
+Et l’on verra Charon passer chez Rhadamante,
+Dans une même barque et l’amant, et l’amante.
+Hélas ! Vous recevez, par ce présent charmé
+Le déplorable prix de m’avoir trop aimé,
+Et puisque cette robe a causé votre perte
+Je dois être puni de vous l’avoir offerte,
+Trop heureux si sa force agissant en mes mains
+Eut de notre ennemie éventé les desseins,
+Et détournant sur moi ses trames déloyales
+Mon âme eut satisfait pour deux âmes royales,
+Mais ce poison m’épargne, et ces feux impuissants
+Refusent de finir les douleurs que je sens.
+Il faut donc que je vive, et vous m’êtes ravie !
+Justes dieux quel forfait me condamne à la vie ?
+Est-il quelque tourment plus grand pour mon amour
+Que de la voir mourir, et de souffrir le jour ?
+Non, non, si par ces feux mon attente est trompée,
+J’ai de quoi m’affranchir au bout de mon épée,
+Et l’exemple du Roi de sa main transpercé,
+Qui nage dans les flots du sang qu’il a versé,
+Instruit suffisamment un généreux courage
+Des moyens de braver le destin qui l’outrage.
+Si Créuse eut jamais sur toi quelque pouvoir,
+Ne t’abandonne point aux coups du désespoir ;
+Vis pour sauver ton nom de cette ignominie
+Que Créuse soit morte, et Médée impunie.
+Vis pour garder le mien en ton coeur affligé,
+Et du moins ne meurs point que tu ne sois vengé.
+Adieu, donne la main, que malgré ta jalouse,
+J’emporte chez Pluton le nom de ton épouse,
+Ah douleurs ! C’en est fait, je meurs à cette fois,
+Et perds en ce moment la vie avec la voix.
+Si tu m’aimes… Ce mot lui coupe la parole,
+Et je ne suivrai pas son âme qui s’envole ?
+Mon esprit retenu par ses commandements
+Réserve encor ma vie à de pires tourments.
+Ô honte ! Mes regrets permettent que je vive
+Et ne secourent pas ma main qu’elle captive,
+Leur atteinte est trop faible, et dans un tel malheur
+Je suis trop peu touché pour mourir de douleur.
+Pardonne, chère épouse, à mon obéissance,
+Mon déplaisir mortel défère à ta puissance,
+Et de mes jours maudits tout prêt de triompher,
+De peur de te déplaire il n’ose m’étouffer.
+Ne perdons point de temps, courons chez la sorcière,
+Délivrer par sa mort mon âme prisonnière.
+Vous autres, cependant enlevez ces deux corps,
+Contre tous ses démons mes bras sont assez forts,
+Et la part que votre aide aurait en ma vengeance
+Ne m’en permettrait pas une entière allégeance,
+Préparez seulement des gênes des bourreaux,
+Devenez inventifs en supplices nouveaux,
+Qui la fassent mourir tant de fois sur leur tombe,
+Que son coupable sang leur vaille une hécatombe ;
+Et si cette victime en mourant mille fois
+N’apaise point encor les mânes de deux Rois,
+Je serai la seconde, et mon esprit fidèle
+Ira gêner là-bas son âme criminelle,
+Ira faire assembler pour sa punition
+Les peines de Tithie à celles d’Ixion.
+Mais leur puis-je imputer ma mort en sacrifice ?
+Elle m’est un plaisir et non pas un supplice,
+Mourir c’est seulement auprès d’eux me ranger,
+C’est rejoindre Créuse, et non pas la venger.
+Instruments des fureurs d’une mère insensée,
+Indignes rejetons de mon amour passée,
+Quel malheureux destin vous avait réservés
+À porter le trépas à qui vous a sauvés ?
+C’est vous, petits ingrats, que malgré la nature
+Il me faut immoler dessus leur sépulture,
+Que la sorcière en vous commence de souffrir :
+Que son premier tourment soit de vous voir mourir.
+Toutefois qu’ont-ils fait qu’obéir à leur mère ?
+Lâche, ton désespoir encore en délibère ?
+Lève les yeux perfide, et reconnais ce bras.
+Qui t’a déjà vengé de ces petits ingrats.
+Ce poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes
+Et noyer dans leur sang les restes de nos flammes.
+Heureux père et mari, ma fuite et leur tombeau
+Laissent la place vide à ton hymen nouveau.
+Réjouis-t-en, Jason, va posséder Créuse,
+Tu n’auras plus ici personne qui t’accuse,
+Ces gages de nos feux ne feront plus pour moi
+De reproches secrets à ton manque de foi.
+Horreur de la nature exécrable tigresse !
+Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse,
+À cet objet si cher tu dois tous tes discours
+Parler encore à moi c’est trahir tes amours.
+Va lui, va lui conter tes rares aventures,
+Et contre mes effets ne combats point d’injures.
+Quoi tu m’oses braver, et ta brutalité
+Pense encore échapper à mon bras irrité ?
+Tu redoubles ta peine avec cette insolence.
+Et que peut contre moi ta débile vaillance ?
+Mon art faisait ta force, et tes exploits guerriers
+Tiennent de mon secours ce qu’ils ont de lauriers.
+Ah c’est trop en souffrir : il faut qu’un prompt supplice
+De tant de cruautés, à la fin te punisse
+Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison.
+Que des bourreaux soudain m’en fassent la raison
+Ta tête répondra de tant de barbaries.
+Que sert de t’emporter à ces vaines furies,
+Épargne cher époux des efforts que tu perds,
+Vois les chemins de l’air qui me sont tous ouverts,
+C’est par là que je fuis, et que je t’abandonne
+Pour courir à l’exil que ton change m’ordonne,
+Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieux désolés
+Des postillons pareils à mes dragons ailés.
+Enfin je n’ai pas mal employé la journée
+Que la bonté du Roi de grâce m’a donnée.
+Mes désirs sont contents, mon père et mon pays,
+Je ne me repens plus de vous avoir trahis.
+Avec cette douceur j’en accepte le blâme,
+Adieu, parjure apprends à connaître ta femme,
+Souviens-toi de sa fuite, et songe une autre fois
+Lequel est plus à craindre ou d’elle ou de deux rois.
+Ô dieux ! Ce char volant, disparu dans la nue,
+La dérobe à sa peine, aussi bien qu’à ma vue,
+Et son impunité triomphe arrogamment
+Des projets avortés de mon ressentiment.
+Créuse, enfants, Médée, amour, haine, vengeance
+Où dois-je désormais chercher quelque allégeance,
+Où suivre l’inhumaine, et dessous quels climats
+Porter les châtiments de tant d’assassinats ?
+Va furie exécrable, en quelque coin de terre
+Que t’emporte ton char j’y porterai la guerre,
+J’apprendrai ton séjour de tes sanglants effets,
+Et te suivrai partout au bruit de tes forfaits.
+Mais que me servira cette vaine poursuite
+Si l’air est un chemin toujours libre à ta fuite,
+Si toujours tes dragons sont prêts à t’enlever,
+Si toujours tes forfaits ont de quoi me braver ?
+Malheureux, ne perds point contre une telle audace
+De ta juste fureur l’impuissante menace,
+Ne cours point à ta honte, et fuis l’occasion
+D’accroître sa victoire, et ta confusion.
+Misérable Perfide, ainsi donc ta faiblesse
+Épargne la sorcière, et trahit ta princesse ?
+Est-ce là le pouvoir qu’ont sur toi ses désirs
+Et ton obéissance à ses derniers soupirs ?
+Venge-toi, pauvre amant, Créuse le commande,
+Ne lui refuse point un sang qu’elle demande,
+Écoute les accents de sa mourante voix,
+Et vole sans rien craindre à ce que tu lui dois.
+À qui sait bien aimer il n’est rien d’impossible.
+Eusses-tu pour retraite un roc inaccessible,
+Tigresse, tu mourras, et malgré ton savoir
+Mon amour te verra soumise à son pouvoir,
+Mes yeux se repaîtront des horreurs de ta peine,
+Ainsi le veut Créuse, ainsi le veut ma haine,
+Mais quoi ? Je vous écoute, impuissantes chaleurs,
+Allez, n’ajoutez plus de comble à mes malheurs,
+Entreprendre une mort que le Ciel s’est gardée,
+C’est préparer encore un triomphe à Médée.
+Tourne avec plus d’effet sur toi-même ton bras,
+Et punis-toi Jason, de ne la punir pas,
+Vains transports où sans fruit mon désespoir s’amuse,
+Cessez de m’empêcher de rejoindre Créuse,
+Ma reine, ta belle âme, en partant de ces lieux
+M’a laissé la vengeance ; et je la laisse aux Dieux,
+Eux seuls, dont le pouvoir égale la justice
+Peuvent de la sorcière achever le supplice,
+Trouve-le bon, chère ombre et pardonne à mes feux
+Si je vais te revoir plus tôt que tu ne veux.
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+6/6 A !X
+6/6 A !X
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+6/6 B !x
diff --git a/plint/test_data/corneille_oedipe b/plint/test_data/corneille_oedipe
@@ -0,0 +1,1956 @@
+N’écoutez plus, madame, une pitié cruelle,
+Qui d’un fidèle amant vous ferait un rebelle :
+La gloire d’obéir n’a rien qui me soit doux,
+Lorsque vous m’ordonnez de m’éloigner de vous.
+Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste,
+L’absence aux vrais amants est encor plus funeste ;
+Et d’un si grand péril l’image s’offre en vain,
+Quand ce péril douteux épargne un mal certain.
+Le trouvez-vous douteux quand toute votre suite
+Par cet affreux ravage à Phædime est réduite,
+De qui même le front, déjà pâle et glacé,
+Porte empreint le trépas dont il est menacé ?
+Seigneur, toutes ces morts dont il vous environne
+Sont des avis pressants que de grâce il vous donne,
+Et tant lever le bras avant que de frapper,
+C’est vous dire assez haut qu’il est temps d’échapper.
+Je le vois comme vous ; mais alors qu’il m’assiège,
+Vous laisse-t-il, madame, un plus grand privilège ?
+Ce palais par la peste est-il plus respecté ?
+Et l’air auprès du trône est-il moins infecté ?
+Ah ! Seigneur, quand l’amour tient une âme alarmée,
+Il l’attache aux périls de la personne aimée.
+Je vois aux pieds du roi chaque jour des mourants ;
+J’y vois tomber du ciel les oiseaux expirants ;
+Je me vois exposée à ces vastes misères ;
+J’y vois mes sœurs, la reine, et les princes mes frères :
+Je sais qu’en ce moment je puis les perdre tous ;
+Et mon cour toutefois ne tremble que pour vous,
+Tant de cette frayeur les profondes atteintes
+Repoussent fortement toutes les autres craintes !
+Souffrez donc que l’amour me fasse même loi,
+Que je tremble pour vous quand vous tremblez pour moi,
+Et ne m’imposez pas cette indigne faiblesse
+De craindre autres périls que ceux de ma princesse :
+J’aurais en ma faveur le courage bien bas,
+Si je fuyais des maux que vous ne fuyez pas.
+Votre exemple est pour moi la seule règle à suivre ;
+éviter vos périls, c’est vouloir vous survivre :
+Je n’ai que cette honte à craindre sous les cieux.
+Ici je puis mourir, mais mourir à vos yeux ;
+Et si malgré la mort de tous côtés errante,
+Le destin me réserve à vous y voir mourante,
+Mon bras sur moi du moins enfoncera les coups
+Qu’aura son insolence élevés jusqu’à vous,
+Et saura me soustraire à cette ignominie
+De souffrir après vous quelques moments de vie,
+Qui dans le triste état où le ciel nous réduit,
+Seraient de mon départ l’infâme et le seul fruit.
+Quoi ? Dircé par sa mort deviendrait criminelle
+Jusqu’à forcer Thésée à mourir après elle,
+Et ce cour, intrépide au milieu du danger,
+Se défendrait si mal d’un malheur si léger !
+M’immoler une vie à tous si précieuse,
+Ce serait rendre à tous ma mémoire odieuse,
+Et par toute la Grèce animer trop d’horreur
+Contre une ombre chérie avec tant de fureur.
+Ces infâmes brigands dont vous l’avez purgée,
+Ces ennemis publics dont vous l’avez vengée,
+Après votre trépas à l’envi renaissants,
+Pilleraient sans frayeur les peuples impuissants ;
+Et chacun maudirait, en les voyant paraître,
+La cause d’une mort qui les ferait renaître.
+Oserai-je, seigneur, vous dire hautement
+Qu’un tel excès d’amour n’est pas d’un tel amant ?
+S’il est vertu pour nous, que le ciel n’a formées
+Que pour le doux emploi d’aimer et d’être aimées,
+Il faut qu’en vos pareils les belles passions
+Ne soient que l’ornement des grandes actions.
+Ces hauts emportements qu’un beau feu leur inspire
+Doivent les élever, et non pas les détruire ;
+Et quelque désespoir que leur cause un trépas,
+Leur vertu seule a droit de faire agir leurs bras.
+Ces bras, que craint le crime à l’égal du tonnerre,
+Sont des dons que le ciel fait à toute la terre ;
+Et l’univers en eux perd un trop grand secours,
+Pour souffrir que l’amour soit maître de leurs jours.
+Faites voir, si je meurs, une entière tendresse ;
+Mais vivez après moi pour toute notre Grèce,
+Et laissez à l’amour conserver par pitié
+De ce tout désuni la plus digne moitié.
+Vivez pour faire vivre en tous lieux ma mémoire,
+Pour porter en tous lieux vos soupirs et ma gloire,
+Et faire partout dire : « Un si vaillant héros
+Au malheur de Dircé donne encor des sanglots ;
+Il en garde en son âme encor toute l’image,
+Et rend à sa chère ombre encor ce triste hommage. »
+Cet espoir est le seul dont j’aime à me flatter,
+Et l’unique douceur que je veux emporter.
+Ah ! Madame, vos yeux combattent vos maximes :
+Si j’en crois leur pouvoir, vos conseils sont des crimes.
+Je ne vous ferai point ce reproche odieux,
+Que si vous aimiez bien, vous conseilleriez mieux :
+Je dirai seulement qu’auprès de ma princesse
+Aux seuls devoirs d’amant un héros s’intéresse,
+Et que de l’univers fût-il le seul appui,
+Aimant un tel objet, il ne doit rien qu’à lui.
+Mais ne contestons point et sauvons l’un et l’autre :
+L’hymen justifiera ma retraite et la vôtre.
+Le roi me pourrait-il en refuser l’aveu,
+Si vous en avouez l’audace de mon feu ?
+Pourrait-il s’opposer à cette illustre envie
+D’assurer sur un trône une si belle vie,
+Et ne point consentir que des destins meilleurs
+Vous exilent d’ici pour commander ailleurs ?
+Le roi, tout roi qu’il est, seigneur, n’est pas mon maître ;
+Et le sang de Laïus, dont j’eus l’honneur de naître,
+Dispense trop mon cour de recevoir la loi
+D’un trône que sa mort n’a dû laisser qu’à moi.
+Mais comme enfin le peuple et l’hymen de ma mère
+Ont mis entre ses mains le sceptre de mon père,
+Et qu’en ayant ici toute l’autorité,
+Je ne puis rien pour vous contre sa volonté,
+Pourra-t-il trouver bon qu’on parle d’hyménée
+Au milieu d’une ville à périr condamnée,
+Où le courroux du ciel, changeant l’air en poison,
+Donne lieu de trembler pour toute sa maison ?
+Madame. Adieu, seigneur : la reine, qui m’appelle,
+M’oblige à vous quitter pour me rendre auprès d’elle ;
+et d’ailleurs le roi vient. Que ferai-je ? Parlez.
+Je ne puis plus vouloir que ce que vous voulez.
+Au milieu des malheurs que le ciel nous envoie,
+Prince, nous croiriez-vous capables d’une joie,
+Et que nous voyant tous sur les bords du tombeau,
+Nous pussions d’un hymen allumer le flambeau ?
+C’est choquer la raison peut-être et la nature ;
+Mais mon âme en secret s’en forme un doux augure
+Que Delphes, dont j’attends réponse en ce moment,
+M’enverra de nos maux le plein soulagement.
+Seigneur, si j’avais cru que parmi tant de larmes
+La douceur d’un hymen pût avoir quelques charmes,
+Que vous en eussiez pu supporter le dessein,
+Je vous aurais fait voir un beau feu dans mon sein,
+Et tâché d’obtenir cet aveu favorable
+Qui peut faire un heureux d’un amant misérable.
+Je l’avais bien jugé, qu’un intérêt d’amour
+Fermait ici vos yeux aux périls de ma cour ;
+Mais je croirais me faire à moi-même un outrage
+Si je vous obligeais d’y tarder davantage,
+Et si trop de lenteur à seconder vos feux
+Hasardait plus longtemps un cour si généreux.
+Le mien sera ravi que de si nobles chaînes
+Unissent les états de Thèbes et d’Athènes.
+Vous n’avez qu’à parler, vos vœux sont exaucés :
+Nommez ce cher objet, grand prince, et c’est assez.
+Un gendre tel que vous m’est plus qu’un nouveau trône,
+Et vous pouvez choisir d’Ismène ou d’Antigone ;
+Car je n’ose penser que le fils d’un grand roi,
+Un si fameux héros, aime ailleurs que chez moi,
+Et qu’il veuille en ma cour, au mépris de mes filles,
+Honorer de sa main de communes familles.
+Seigneur, il est tout vrai : j’aime en votre palais ;
+Chez vous est la beauté qui fait tous mes souhaits.
+Vous l’aimez à l’égal d’Antigone et d’Ismène ;
+Elle tient même rang chez vous et chez la reine ;
+En un mot, c’est leur sœur, la princesse Dircé,
+dont les yeux… Quoi ? Ses yeux, prince, vous ont blessé ?
+Je suis fâché pour vous que la reine sa mère
+Ait su vous prévenir pour un fils de son frère.
+Ma parole est donnée, et je n’y puis plus rien ;
+Mais je crois qu’après tout ses sœurs la valent bien.
+Antigone est parfaite, Ismène est admirable ;
+Dircé, si vous voulez, n’a rien de comparable :
+Elles sont l’une et l’autre un chef-d’œuvre des cieux ;
+Mais où le cour est pris on charme en vain les yeux.
+Si vous avez aimé, vous avez su connaître
+Que l’amour de son choix veut être le seul maître ;
+Que s’il ne choisit pas toujours le plus parfait,
+Il attache du moins les cours au choix qu’il fait ;
+Et qu’entre cent beautés dignes de notre hommage,
+Celle qu’il nous choisit plaît toujours davantage.
+Ce n’est pas offenser deux si charmantes sœurs,
+Que voir en leur aînée aussi quelques douceurs.
+J’avouerai, s’il le faut, que c’est un pur caprice,
+Un pur aveuglement qui leur fait injustice ;
+Mais ce serait trahir tout ce que je leur doi,
+Que leur promettre un cour quand il n’est plus à moi.
+Mais c’est m’offenser, moi, prince, que de prétendre
+À des honneurs plus hauts que le nom de mon gendre.
+Je veux toutefois être encor de vos amis ;
+Mais ne demandez plus un bien que j’ai promis.
+Je vous l’ai déjà dit, que pour cet hyménée
+Aux vœux du prince Æmon ma parole est donnée.
+Vous avez attendu trop tard à m’en parler,
+Et je vous offre assez de quoi vous consoler.
+La parole des rois doit être inviolable.
+Elle est toujours sacrée et toujours adorable ;
+Mais ils ne sont jamais esclaves de leur voix,
+Et le plus puissant roi doit quelque chose aux rois.
+Retirer sa parole à leur juste prière,
+C’est honorer en eux son propre caractère ;
+Et si le prince Æmon ose encor vous parler,
+Vous lui pouvez offrir de quoi se consoler.
+Quoi ? Prince, quand les dieux tiennent en main leur foudre,
+Qu’ils ont le bras levé pour nous réduire en poudre,
+J’oserai violer un serment solennel,
+Dont j’ai pris à témoin leur pouvoir éternel ?
+C’est pour un grand monarque un peu bien du scrupule.
+C’est en votre faveur être un peu bien crédule
+De présumer qu’un roi, pour contenter vos yeux,
+Veuille pour ennemis les hommes et les dieux.
+Je n’ai qu’un mot à dire après un si grand zèle :
+Quand vous donnez Dircé, Dircé se donne-t-elle ?
+Elle sait son devoir. Savez-vous quel il est ?
+L’aurait-elle réglé suivant votre intérêt ?
+À me désobéir l’auriez-vous résolue ?
+Non, je respecte trop la puissance absolue ;
+Mais lorsque vous voudrez sans elle en disposer,
+N’aura-t-elle aucun droit, seigneur, de s’excuser ?
+Le temps vous fera voir ce que c’est qu’une excuse.
+Le temps me fera voir jusques où je m’abuse ;
+Et ce sera lui seul qui saura m’éclaircir
+De ce que pour Æmon vous ferez réussir.
+Je porte peu d’envie à sa bonne fortune ;
+Mais je commence à voir que je vous importune.
+Adieu : faites, seigneur, de grâce un juste choix ;
+Et si vous êtes roi, considérez les rois.
+Si je suis roi, Cléante ! Et que me croit-il être ?
+Cet amant de Dircé déjà me parle en maître !
+Vois, vois ce qu’il ferait s’il était son époux.
+Seigneur, vous avez lieu d’en être un peu jaloux.
+Cette princesse est fière ; et comme sa naissance
+Croit avoir quelque droit à la toute-puissance,
+Tout est au-dessous d’elle, à moins que de régner,
+Et sans doute qu’Æmon s’en verra dédaigner.
+Le sang a peu de droits dans le sexe imbécile ;
+Mais c’est un grand prétexte à troubler une ville ;
+Et lorsqu’un tel orgueil se fait un fort appui,
+Le roi le plus puissant doit tout craindre de lui.
+Toi qui, né dans Argos et nourri dans Mycènes,
+Peux être mal instruit de nos secrètes haines,
+Vois-les jusqu’en leur source, et juge entre elle et moi
+Si je règne sans titre, et si j’agis en roi.
+On t’a parlé du Sphinx, dont l’énigme funeste
+Ouvrit plus de tombeaux que n’en ouvre la peste,
+Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion,
+Se campait fièrement sur le mont Cythéron,
+D’où chaque jour ici devait fondre sa rage,
+À moins qu’on éclaircît un si sombre nuage.
+Ne porter qu’un faux jour dans son obscurité,
+C’était de ce prodige enfler la cruauté ;
+Et les membres épars des mauvais interprètes
+Ne laissaient dans ces murs que des bouches muettes.
+Mais comme aux grands périls le salaire enhardit,
+Le peuple offre le sceptre, et la reine son lit ;
+De cent cruelles morts cette offre est tôt suivie :
+J’arrive, je l’apprends, j’y hasarde ma vie.
+Au pied du roc affreux semé d’os blanchissants,
+Je demande l’énigme et j’en cherche le sens ;
+Et ce qu’aucun mortel n’avait encor pu faire,
+J’en dévoile l’image et perce le mystère.
+Le monstre, furieux de se voir entendu,
+Venge aussitôt sur lui tant de sang répandu,
+Du roc s’élance en bas, et s’écrase lui-même.
+La reine tint parole, et j’eus le diadème.
+Dircé fournissait lors à peine un lustre entier,
+Et me vit sur le trône avec un œil altier.
+J’en vis frémir son cour, j’en vis couler ses larmes ;
+J’en pris pour l’avenir dès lors quelques alarmes ;
+Et si l’âge en secret a pu la révolter,
+Vois ce que mon départ n’en doit point redouter.
+La mort du roi mon père à Corinthe m’appelle ;
+J’en attends aujourd’hui la funeste nouvelle,
+Et je hasarde tout à quitter les Thébains,
+Sans mettre ce dépôt en de fidèles mains.
+Æmon serait pour moi digne de la princesse :
+S’il a de la naissance, il a quelque faiblesse ;
+Et le peuple du moins pourrait se partager,
+Si dans quelque attentat il osait l’engager ;
+Mais un prince voisin, tel que tu vois Thésée,
+Ferait de ma couronne une conquête aisée,
+Si d’un pareil hymen le dangereux lien
+Armait pour lui son peuple et soulevait le mien.
+Athènes est trop proche, et durant une absence
+L’occasion qui flatte anime l’espérance ;
+Et quand tous mes sujets me garderaient leur foi,
+Désolés comme ils sont, que pourraient-ils pour moi ?
+La reine a pris le soin d’en parler à sa fille.
+Æmon est de son sang, et chef de sa famille ;
+Et l’amour d’une mère a souvent plus d’effet
+Que n’ont… Mais la voici ; sachons ce qu’elle a fait.
+J’ai perdu temps, seigneur ; et cette âme embrasée
+Met trop de différence entre Æmon et Thésée.
+Aussi je l’avouerai, bien que l’un soit mon sang,
+Leur mérite diffère encor plus que leur rang ;
+Et l’on a peu d’éclat auprès d’une personne
+Qui joint à de hauts faits celui d’une couronne.
+Thésée est donc, madame, un dangereux rival ?
+Æmon est fort à plaindre, ou je devine mal.
+J’ai tout mis en usage auprès de la princesse :
+Conseil, autorité, reproche, amour, tendresse ;
+J’en ai tiré des pleurs, arraché des soupirs,
+Et n’ai pu de son cour ébranler les désirs.
+J’ai poussé le dépit de m’en voir séparée
+Jusques à la nommer fille dénaturée.
+"Le sang royal n’a point ces bas attachements
+Qui font les déplaisirs de ces éloignements,
+Et les âmes, dit-elle, au trône destinées
+Ne doivent aux parents que les jeunes années."
+Et ces mots ont soudain calmé votre courroux ?
+Pour les justifier elle ne veut que vous :
+Votre exemple lui prête une preuve assez claire
+Que le trône est plus doux que le sein d’une mère.
+Pour régner en ces lieux vous avez tout quitté.
+Mon exemple et sa faute ont peu d’égalité.
+C’est loin de ses parents qu’un homme apprend à vivre.
+Hercule m’a donné ce grand exemple à suivre,
+Et c’est pour l’imiter que par tous nos climats
+J’ai cherché comme lui la gloire et les combats.
+Mais bien que la pudeur par des ordres contraires
+Attache de plus près les filles à leurs mères,
+La vôtre aime une audace où vous la soutenez.
+Je la condamnerai, si vous la condamnez ;
+Mais à parler sans fard, si j’étais en sa place,
+J’en userais comme elle et j’aurais même audace ;
+Et vous-même, seigneur, après tout, dites-moi,
+La condamneriez-vous si vous n’étiez son roi ?
+Si je condamne en roi son amour ou sa haine,
+Vous devez comme moi les condamner en reine.
+Je suis reine, seigneur, mais je suis mère aussi :
+Aux miens, comme à l’état, je dois quelque souci.
+Je sépare Dircé de la cause publique ;
+Je vois qu’ainsi que vous elle a sa politique :
+Comme vous agissez en monarque prudent,
+Elle agit de sa part en cour indépendant,
+En amante à bon titre, en princesse avisée,
+Qui mérite ce trône où l’appelle Thésée.
+Je ne puis vous flatter, et croirais vous trahir,
+Si je vous promettais qu’elle pût obéir.
+Pourrait-on mieux défendre un esprit si rebelle ?
+Parlons-en comme il faut : nous nous aimons plus qu’elle ;
+Et c’est trop nous aimer que voir d’un œil jaloux
+Qu’elle nous rend le change, et s’aime plus que nous.
+Un peu trop de lumière à nos désirs s’oppose.
+Peut-être avec le temps nous pourrions quelque chose ;
+Mais n’espérons jamais qu’on change en moins d’un jour,
+Quand la raison soutient le parti de l’amour.
+Souscrivons donc, madame, à tout ce qu’elle ordonne :
+Couronnons cet amour de ma propre couronne ;
+Cédons de bonne grâce, et d’un esprit content
+Remettons à Dircé tout ce qu’elle prétend.
+À mon ambition Corinthe peut suffire,
+Et pour les plus grands cours c’est assez d’un empire.
+Mais vous souvenez-vous que vous avez deux fils
+Que le courroux du ciel a fait naître ennemis,
+Et qu’il vous en faut craindre un exemple barbare,
+À moins que pour régner leur destin les sépare ?
+Je ne vois rien encor fort à craindre pour eux :
+Dircé les aime en sœur, Thésée est généreux ;
+Et si pour un grand cour c’est assez d’un empire,
+À son ambition Athènes doit suffire.
+Vous mettez une borne à cette ambition !
+J’en prends, quoi qu’il en soit, peu d’appréhension ;
+Et Thèbes et Corinthe ont des bras comme Athènes.
+Mais nous touchons peut-être à la fin de nos peines :
+Dymas est de retour, et Delphes a parlé.
+Que son visage montre un esprit désolé !
+Eh bien ! Quand verrons-nous finir notre infortune ?
+Qu’apportez-vous, Dymas ? Quelle réponse ? Aucune.
+Quoi ? Les dieux sont muets ? Ils sont muets et sourds.
+Nous avons par trois fois imploré leur secours,
+Par trois fois redoublé nos vœux et nos offrandes :
+Ils n’ont pas daigné même écouter nos demandes.
+À peine parlions-nous, qu’un murmure confus
+Sortant du fond de l’antre expliquait leur refus ;
+Et cent voix tout à coup, sans être articulées,
+Dans une nuit subite à nos soupirs mêlées,
+Faisaient avec horreur soudain connaître à tous
+Qu’ils n’avaient plus ni d’yeux ni d’oreilles pour nous.
+Ah ! Madame. Ah ! Seigneur, que marque un tel silence ?
+Que pourrait-il marquer qu’une juste vengeance ?
+Les dieux, qui tôt ou tard savent se ressentir,
+Dédaignent de répondre à qui les fait mentir.
+Ce fils dont ils avaient prédit les aventures,
+Exposé par votre ordre, a trompé leurs augures ;
+Et ce sang innocent, et ces dieux irrités,
+Se vengent maintenant de vos impiétés.
+Devions-nous l’exposer à son destin funeste,
+Pour le voir parricide et pour le voir inceste ?
+Et des crimes si noirs étouffés au berceau
+Auraient-ils su pour moi faire un crime nouveau ?
+Non, non : de tant de maux Thèbes n’est assiégée
+Que pour la mort du roi, que l’on n’a pas vengée ;
+Son ombre incessamment me frappe encor les yeux ;
+Je l’entends murmurer à toute heure, en tous lieux,
+Et se plaindre en mon cour de cette ignominie
+Qu’imprime à son grand nom cette mort impunie.
+Pourrions-nous en punir des brigands inconnus,
+Que peut-être jamais en ces lieux on n’a vus ?
+Si vous m’avez dit vrai, peut-être ai-je moi-même
+Sur trois de ces brigands vengé le diadème ;
+Au lieu même, au temps même, attaqué seul par trois,
+J’en laissai deux sans vie, et mis l’autre aux abois.
+Mais ne négligeons rien, et du royaume sombre
+Faisons par Tirésie évoquer sa grande ombre.
+Puisque le ciel se tait, consultons les enfers :
+Sachons à qui de nous sont dûs les maux soufferts ;
+Sachons-en, s’il se peut, la cause et le remède :
+Allons tout de ce pas réclamer tous son aide.
+J’irai revoir Corinthe avec moins de souci,
+Si je laisse plein calme et pleine joie ici.
+Je ne le cèle point, cette hauteur m’étonne.
+Æmon a du mérite, on chérit sa personne ;
+Il est prince, et de plus étant offert par moi…
+Je vous ai déjà dit, seigneur, qu’il n’est pas roi.
+Son hymen toutefois ne vous fait point descendre :
+S’il n’est pas dans le trône, il a droit d’y prétendre ;
+Et comme il est sorti de même sang que vous,
+Je crois vous faire honneur d’en faire votre époux.
+Vous pouvez donc sans honte en faire votre gendre :
+Mes sœurs en l’épousant n’auront point à descendre ;
+Mais pour moi, vous savez qu’il est ailleurs des rois,
+Et même en votre cour, dont je puis faire choix.
+Vous le pouvez, madame, et n’en voudrez pas faire
+Sans en prendre mon ordre et celui d’une mère.
+Pour la reine, il est vrai qu’en cette qualité
+Le sang peut lui devoir quelque civilité :
+Je m’en suis acquittée, et ne puis bien comprendre,
+étant ce que je suis, quel ordre je dois prendre.
+Celui qu’un vrai devoir prend des fronts couronnés,
+Lorsqu’on tient auprès d’eux le rang que vous tenez.
+Je pense être ici roi. Je sais ce que vous êtes ;
+Mais si vous me comptez au rang de vos sujettes,
+Je ne sais si celui qu’on vous a pu donner
+Vous asservit un front qu’on a dû couronner.
+Seigneur, quoi qu’il en soit, j’ai fait choix de Thésée ;
+Je me suis à ce choix moi-même autorisée.
+J’ai pris l’occasion que m’ont faite les dieux
+De fuir l’aspect d’un trône où vous blessez mes yeux,
+Et de vous épargner cet importun ombrage
+Qu’à des rois comme vous peut donner mon visage.
+Le choix d’un si grand prince est bien digne de vous,
+Et je l’estime trop pour en être jaloux ;
+Mais le peuple au milieu des colères célestes
+Aime encor de Laïus les adorables restes,
+Et ne pourra souffrir qu’on lui vienne arracher
+Ces gages d’un grand roi qu’il tint jadis si cher.
+De l’air dont jusqu’ici ce peuple m’a traitée,
+Je dois craindre fort peu de m’en voir regrettée.
+S’il eût eu pour son roi quelque ombre d’amitié,
+Si mon sexe ou mon âge eût ému sa pitié,
+Il n’aurait jamais eu cette lâche faiblesse
+De livrer en vos mains l’état et sa princesse,
+Et me verra toujours éloigner sans regret,
+Puisque c’est l’affranchir d’un reproche secret.
+Quel reproche secret lui fait votre présence ?
+Et quel crime a commis cette reconnaissance
+Qui par un sentiment et juste et relevé
+L’a consacré lui-même à qui l’a conservé ?
+Si vous aviez du Sphinx vu le sanglant ravage…
+Je puis dire, seigneur, que j’ai vu davantage :
+J’ai vu ce peuple ingrat que l’énigme surprit
+Vous payer assez bien d’avoir eu de l’esprit.
+Il pouvait toutefois avec quelque justice
+Prendre sur lui le prix d’un si rare service ;
+Mais quoiqu’il ait osé vous payer de mon bien,
+En vous faisant son roi, vous a-t-il fait le mien ?
+En se donnant à vous, eut-il droit de me vendre ?
+Ah ! C’est trop me forcer, madame, à vous entendre.
+La jalouse fierté qui vous enfle le cœur
+Me regarde toujours comme un usurpateur :
+Vous voulez ignorer cette juste maxime,
+Que le dernier besoin peut faire un roi sans crime,
+Qu’un peuple sans défense et réduit aux abois…
+Le peuple est trop heureux quand il meurt pour ses rois.
+Mais, seigneur, la matière est un peu délicate ;
+Vous pouvez vous flatter, peut-être je me flatte.
+Sans rien approfondir, parlons à cour ouvert.
+Vous régnez en ma place, et les dieux l’ont souffert :
+Je dis plus, ils vous ont saisi de ma couronne.
+Je n’en murmure point, comme eux je vous la donne ;
+J’oublierai qu’à moi seule ils devaient la garder ;
+Mais si vous attentez jusqu’à me commander,
+Jusqu’à prendre sur moi quelque pouvoir de maître,
+Je me souviendrai lors de ce que je dois être ;
+Et si je ne le suis pour vous faire la loi,
+Je le serai du moins pour me choisir un roi.
+Après cela, seigneur, je n’ai rien à vous dire :
+J’ai fait choix de Thésée, et ce mot doit suffire.
+Et je veux à mon tour, madame, à cour ouvert,
+Vous apprendre en deux mots que ce grand choix vous perd,
+Qu’il vous remplit le cour d’une attente frivole,
+Qu’au prince Æmon pour vous j’ai donné ma parole,
+Que je perdrai le sceptre, ou saurai la tenir.
+Puissent, si je la romps, tous les dieux m’en punir !
+Puisse de plus de maux m’accabler leur colère
+Qu’Apollon n’en prédit jadis pour votre frère !
+N’insultez point au sort d’un enfant malheureux,
+Et faites des serments qui soient plus généreux.
+On ne sait pas toujours ce qu’un serment hasarde ;
+Et vous ne voyez pas ce que le ciel vous garde.
+On se hasarde à tout quand un serment est fait.
+Ce n’est pas de vous seul que dépend son effet.
+Je suis roi, je puis tout. Je puis fort peu de chose ;
+Mais enfin de mon cour moi seule je dispose,
+Et jamais sur ce cour on n’avancera rien
+Qu’en me donnant un sceptre, ou me rendant le mien.
+Il est quelques moyens de vous faire dédire.
+Il en est de braver le plus injuste empire ;
+Et de quoi qu’on menace en de tels différends,
+Qui ne craint point la mort ne craint point les tyrans.
+Ce mot m’est échappé, je n’en fais point d’excuse ;
+J’en ferai, si le temps m’apprend que je m’abuse.
+Rendez-vous cependant maître de tout mon sort ;
+Mais n’offrez à mon choix que Thésée ou la mort.
+On pourra vous guérir de cette frénésie.
+Mais il faut aller voir ce qu’a fait Tirésie :
+Nous saurons au retour encor vos volontés.
+Allez savoir de lui ce que vous méritez.
+Mégare, que dis-tu de cette violence ?
+Après s’être emparé des droits de ma naissance,
+Sa haine opiniâtre à croître mes malheurs
+M’ose encore envier ce qui me vient d’ailleurs.
+Elle empêche le ciel de m’être enfin propice,
+De réparer vers moi ce qu’il eut d’injustice,
+Et veut lier les mains au destin adouci
+Qui m’offre en d’autres lieux ce qu’on me vole ici.
+Madame, je ne sais ce que je dois vous dire :
+La raison vous anime, et l’amour vous inspire ;
+Mais je crains qu’il n’éclate un peu plus qu’il ne faut,
+Et que cette raison ne parle un peu trop haut.
+Je crains qu’elle n’irrite un peu trop la colère
+D’un roi qui jusqu’ici vous a traitée en père,
+Et qui vous a rendu tant de preuves d’amour,
+Qu’il espère de vous quelque chose à son tour.
+S’il a cru m’éblouir par de fausses caresses,
+J’ai vu sa politique en former les tendresses ;
+Et ces amusements de ma captivité
+Ne me font rien devoir à qui m’a tout ôté.
+Vous voyez que d’Æmon il a pris la querelle,
+qu’il l’estime, chérit. Politique nouvelle.
+Mais comment pour Thésée en viendrez-vous à bout ?
+Il le méprise, hait. Politique partout.
+Si la flamme d’Æmon en est favorisée,
+Ce n’est pas qu’il l’estime, ou méprise Thésée ;
+C’est qu’il craint dans son cour que le droit souverain
+(Car enfin il m’est dû) ne tombe en bonne main.
+Comme il connaît le mien, sa peur de me voir reine
+Dispense à mes amants sa faveur ou sa haine,
+Et traiterait ce prince ainsi que ce héros,
+S’il portait la couronne ou de Sparte ou d’Argos.
+Si vous en jugez bien, que vous êtes à plaindre !
+Il fera de l’éclat, il voudra me contraindre ;
+Mais quoi qu’il me prépare à souffrir dans sa cour,
+Il éteindra ma vie avant que mon amour.
+Espérons que le ciel vous rendra plus heureuse.
+Cependant je vous trouve assez peu curieuse :
+Tout le peuple, accablé de mortelles douleurs,
+Court voir ce que Laïus dira de nos malheurs ;
+Et vous ne suivez point le roi chez Tirésie,
+Pour savoir ce qu’en juge une ombre si chérie ?
+J’ai tant d’autres sujets de me plaindre de lui,
+Que je fermais les yeux à ce nouvel ennui.
+Il aurait fait trop peu de menacer la fille,
+Il faut qu’il soit tyran de toute la famille,
+Qu’il porte sa fureur jusqu’aux âmes sans corps,
+Et trouble insolemment jusqu’aux cendres des morts.
+Mais ces mânes sacrés qu’il arrache au silence
+Se vengeront sur lui de cette violence ;
+Et les dieux des enfers, justement irrités,
+Puniront l’attentat de ses impiétés.
+Nous ne savons pas bien comme agit l’autre monde ;
+Il n’est point d’œil perçant dans cette nuit profonde ;
+Et quand les dieux vengeurs laissent tomber leur bras,
+Il tombe assez souvent sur qui n’y pense pas.
+Dût leur décret fatal me choisir pour victime,
+Si j’ai part au courroux, je n’en veux point au crime :
+Je veux m’offrir sans tache à leur bras tout-puissant,
+Et n’avoir à verser que du sang innocent.
+Ah ! Madame, il en faut de la même innocence
+Pour apaiser du ciel l’implacable vengeance ;
+Il faut une victime et pure et d’un tel rang,
+Que chacun la voudrait racheter de son sang.
+Nérine, que dis-tu ? Serait-ce bien la reine ?
+Le ciel ferait-il choix d’Antigone, ou d’Ismène ?
+Voudrait-il Étéocle, ou Polynice, ou moi ?
+Car tu me dis assez que ce n’est pas le roi ;
+Et si le ciel demande une victime pure,
+Appréhender pour lui, c’est lui faire une injure.
+Serait-ce enfin Thésée ? Hélas ! Si c’était lui…
+Mais nomme, et dis quel sang le ciel veut aujourd’hui.
+L’ombre du grand Laïus, qui lui sert d’interprète,
+De honte ou de dépit sur ce nom est muette ;
+Je n’ose vous nommer ce qu’elle nous a tu ;
+Mais, préparez, madame, une haute vertu :
+Prêtez à ce récit une âme généreuse,
+Et vous-même jugez si la chose est douteuse.
+Ah ! Ce sera Thésée, ou la reine. Écoutez,
+Et tâchez d’y trouver quelques obscurités.
+Tirésie a longtemps perdu ses sacrifices
+Sans trouver ni les dieux ni les ombres propices ;
+Et celle de Laïus évoqué par son nom
+S’obstinait au silence aussi bien qu’Apollon.
+Mais la reine en la place à peine est arrivée,
+Qu’une épaisse vapeur s’est du temple élevée,
+D’où cette ombre aussitôt sortant jusqu’en plein jour
+A surpris tous les yeux du peuple et de la cour.
+L’impérieux orgueil de son regard sévère
+Sur son visage pâle avait peint la colère ;
+Tout menaçait en elle, et des restes de sang
+Par un prodige affreux lui dégouttaient du flanc.
+À ce terrible aspect la reine s’est troublée,
+La frayeur a couru dans toute l’assemblée,
+Et de vos deux amants j’ai vu les cours glacés
+À ces funestes mots que l’ombre a prononcés :
+Ces mots dans tous les cours redoublent les alarmes ;
+L’ombre, qui disparaît, laisse la reine en larmes,
+Thésée au désespoir, Æmon tout hors de lui ;
+Le roi même arrivant partage leur ennui ;
+Et d’une voix commune ils refusent une aide
+Qui fait trouver le mal plus doux que le remède.
+Peut-être craignent-ils que mon cour révolté
+Ne leur refuse un sang qu’ils n’ont pas mérité ;
+Mais ma flamme à la mort m’avait trop résolue,
+Pour ne pas y courir quand les dieux l’ont voulue.
+Tu m’as fait sans raison concevoir de l’effroi ;
+Je n’ai point dû trembler, s’ils ne veulent que moi.
+Ils m’ouvrent une porte à sortir d’esclavage,
+Que tient trop précieuse un généreux courage :
+Mourir pour sa patrie est un sort plein d’appas
+Pour quiconque à des fers préfère le trépas.
+Admire, peuple ingrat, qui m’as déshéritée,
+Quelle vengeance en prend ta princesse irritée,
+Et connais dans la fin de tes longs déplaisirs
+Ta véritable reine à ses derniers soupirs.
+Vois comme à tes malheurs je suis toute asservie :
+L’un m’a coûté mon trône, et l’autre veut ma vie.
+Tu t’es sauvé du Sphinx aux dépens de mon rang ;
+Sauve-toi de la peste aux dépens de mon sang.
+Mais après avoir vu dans la fin de ta peine
+Que pour toi le trépas semble doux à ta reine,
+Fais-toi de son exemple une adorable loi :
+Il est encor plus doux de mourir pour son roi.
+Madame, aurait-on cru que cette ombre d’un père,
+D’un roi dont vous tenez la mémoire si chère,
+Dans votre injuste perte eût pris tant d’intérêt
+Qu’elle vînt elle-même en prononcer l’arrêt ?
+N’appelle point injuste un trépas légitime :
+Si j’ai causé sa mort, puis-je vivre sans crime ?
+Vous, madame ? Oui, Nérine ; et tu l’as pu savoir.
+L’amour qu’il me portait eut sur lui tel pouvoir,
+Qu’il voulut sur mon sort faire parler l’oracle ;
+Mais comme à ce dessein la reine mit obstacle,
+De peur que cette voix des destins ennemis
+Ne fût aussi funeste à la fille qu’au fils,
+Il se déroba d’elle, ou plutôt prit la fuite,
+Sans vouloir que Phorbas et Nicandre pour suite.
+Hélas ! Sur le chemin il fut assassiné.
+Ainsi se vit pour moi son destin terminé ;
+ainsi j’en fus la cause. Oui, mais trop innocente
+Pour vous faire un supplice où la raison consente ;
+Et jamais des tyrans les plus barbares lois…
+Mégare, tu sais mal ce que l’on doit aux rois.
+Un sang si précieux ne saurait se répandre
+Qu’à l’innocente cause on n’ait droit de s’en prendre ;
+Et de quelque façon que finisse leur sort,
+On n’est point innocent quand on cause leur mort.
+C’est ce crime impuni qui demande un supplice ;
+C’est par là que mon père a part au sacrifice ;
+C’est ainsi qu’un trépas qui me comble d’honneur
+Assure sa vengeance et fait votre bonheur,
+Et que tout l’avenir chérira la mémoire
+D’un châtiment si juste où brille tant de gloire.
+Mais que vois-je ? Ah ! Seigneur, quels que soient vos ennuis,
+Que venez-vous me dire en l’état où je suis ?
+Je viens prendre de vous l’ordre qu’il me faut suivre ;
+Mourir, s’il faut mourir, et vivre, s’il faut vivre.
+Ne perdez point d’efforts à m’arrêter au jour :
+laissez faire l’honneur. Laissez agir l’amour.
+Vivez, prince ; vivez. Vivez donc, ma princesse.
+Ne me ravalez point jusqu’à cette bassesse.
+Retarder mon trépas, c’est faire tout périr :
+tout meurt, si je ne meurs. Laissez-moi donc mourir.
+Hélas ! Qu’osez-vous dire ? Hélas ! Qu’allez-vous faire ?
+Finir les maux publics, obéir à mon père,
+sauver tous mes sujets. Par quelle injuste loi
+Faut-il les sauver tous pour ne perdre que moi ?
+Eux dont le cour ingrat porte les justes peines
+D’un rebelle mépris qu’ils ont fait de vos chaînes,
+Qui dans les mains d’un autre ont mis tout votre bien !
+Leur devoir violé doit-il rompre le mien ?
+Les exemples abjects de ces petites âmes
+Règlent-ils de leurs rois les glorieuses trames ?
+Et quel fruit un grand cour pourrait-il recueillir
+À recevoir du peuple un exemple à faillir ?
+Non, non : s’il m’en faut un, je ne veux que le vôtre ;
+L’amour que j’ai pour vous n’en reçoit aucun autre.
+Pour le bonheur public n’avez-vous pas toujours
+Prodigué votre sang et hasardé vos jours ?
+Quand vous avez défait le Minotaure en Crète,
+Quand vous avez puni Damaste et Périphète,
+Sinnis, Phaea, Sciron, que faisiez-vous, seigneur,
+Que chercher à périr pour le commun bonheur ?
+Souffrez que pour la gloire une chaleur égale
+D’une amante aujourd’hui vous fasse une rivale.
+Le ciel offre à mon bras par où me signaler :
+S’il ne sait pas combattre, il saura m’immoler ;
+Et si cette chaleur ne m’a point abusée,
+Je deviendrai par là digne du grand Thésée.
+Mon sort en ce point seul du vôtre est différent,
+Que je ne puis sauver mon peuple qu’en mourant,
+Et qu’au salut du vôtre un bras si nécessaire
+À chaque jour pour lui d’autres combats à faire.
+J’en ai fait et beaucoup, et d’assez généreux ;
+Mais celui-ci, madame, est le plus dangereux.
+J’ai fait trembler partout, et devant vous je tremble.
+L’amant et le héros s’accordent mal ensemble ;
+Mais enfin après vous tous deux veulent courir :
+Le héros ne peut vivre où l’amant doit mourir ;
+La fermeté de l’un par l’autre est épuisée ;
+Et si Dircé n’est plus, il n’est plus de Thésée.
+Hélas ! C’est maintenant, c’est lorsque je vous vois
+Que ce même combat est dangereux pour moi.
+Ma vertu la plus forte à votre aspect chancelle :
+Tout mon cour applaudit à sa flamme rebelle ;
+Et l’honneur, qui charmait ses plus noirs déplaisirs,
+N’est plus que le tyran de mes plus chers désirs.
+Allez, prince ; et du moins par pitié de ma gloire
+Gardez-vous d’achever une indigne victoire ;
+Et si jamais l’honneur a su vous animer…
+Hélas ! à votre aspect je ne sais plus qu’aimer.
+Par un pressentiment j’ai déjà su vous dire
+Ce que ma mort sur vous se réserve d’empire.
+Votre bras de la Grèce est le plus ferme appui :
+Vivez pour le public, comme je meurs pour lui.
+Périsse l’univers, pourvu que Dircé vive !
+Périsse le jour même avant qu’elle s’en prive !
+Que m’importe la perte ou le salut de tous ?
+Ai-je rien à sauver, rien à perdre que vous ?
+Si votre amour, madame, était encor le même,
+Si vous saviez encore aimer comme on vous aime…
+Ah ! Faites moins d’outrage à ce cour affligé
+Que pressent les douleurs où vous l’avez plongé.
+Laissez vivre du peuple un pitoyable reste
+Aux dépens d’un moment que m’a laissé la peste,
+Qui peut-être à vos yeux viendra trancher mes jours,
+Si mon sang répandu ne lui tranche le cours.
+Laissez-moi me flatter de cette triste joie
+Que si je ne mourais vous en seriez la proie,
+Et que ce sang aimé que répandront mes mains,
+Sera versé pour vous plus que pour les Thébains.
+Des dieux mal obéis la majesté suprême
+Pourrait en ce moment s’en venger sur vous-même ;
+Et j’aurais cette honte, en ce funeste sort,
+D’avoir prêté mon crime à faire votre mort.
+Et ce cour généreux me condamne à la honte
+De voir que ma princesse en amour me surmonte,
+Et de n’obéir pas à cette aimable loi
+De mourir avec vous quand vous mourez pour moi !
+Pour moi, comme pour vous, soyez plus magnanime :
+Voyez mieux qu’il y va même de votre estime,
+Que le choix d’un amant si peu digne de vous
+Souillerait cet honneur qui vous semble si doux,
+Et que de ma princesse on dirait d’âge en âge
+Qu’elle eut de mauvais yeux pour un si grand courage.
+Mais, seigneur, je vous sauve en courant au trépas ;
+Et mourant avec moi vous ne me sauvez pas.
+La gloire de ma mort n’en deviendra pas moindre ;
+Si ce n’est vous sauver, ce sera vous rejoindre :
+Séparer deux amants, c’est tous deux les punir ;
+Et dans le tombeau même il est doux de s’unir.
+Que vous m’êtes cruel de jeter dans mon âme
+Un si honteux désordre avec des traits de flamme !
+Adieu, prince : vivez, je vous l’ordonne ainsi ;
+La gloire de ma mort est trop douteuse ici ;
+Et je hasarde trop une si noble envie
+À voir l’unique objet pour qui j’aime la vie.
+Vous fuyez, ma princesse, et votre adieu fatal…
+Prince, il est temps de fuir quand on se défend mal.
+Vivez, encore un coup : c’est moi qui vous l’ordonne.
+Le véritable amour ne prend loi de personne ;
+Et si ce fier honneur s’obstine à nous trahir,
+Je renonce, madame, à vous plus obéir.
+
+
+Tout est-il prêt, Madame, et votre Tirésie
+Attend-il aux autels la victime choisie ?
+Non, ma fille ; et du moins nous aurons quelques jours
+À demander au ciel un plus heureux secours.
+On prépare à demain exprès d’autres victimes.
+Le peuple ne vaut pas que vous payiez ses crimes :
+Il aime mieux périr qu’être ainsi conservé ;
+Et le roi même, encor que vous l’ayez bravé,
+Sensible à vos malheurs autant qu’à ma prière,
+Vous offre sur ce point liberté toute entière.
+C’est assez vainement qu’il m’offre un si grand bien,
+Quand le ciel ne veut pas que je lui doive rien ;
+Et ce n’est pas à lui de mettre des obstacles
+Aux ordres souverains que donnent ses oracles.
+L’oracle n’a rien dit. Mais mon père a parlé ;
+L’ordre de nos destins par lui s’est révélé ;
+Et des morts de son rang les ombres immortelles
+Servent souvent aux dieux de truchements fidèles.
+Laissez la chose en doute, et du moins hésitez
+Tant qu’on ait par leur bouche appris leurs volontés.
+Exiger qu’avec nous ils s’expliquent eux-mêmes,
+C’est trop nous asservir ces majestés suprêmes.
+Ma fille, il est toujours assez tôt de mourir.
+Madame, il n’est jamais trop tôt de secourir ;
+Et pour un mal si grand qui réclame notre aide,
+Il n’est point de trop sûr ni de trop prompt remède.
+Plus nous le différons, plus ce mal devient grand.
+J’assassine tous ceux que la peste surprend ;
+Aucun n’en peut mourir qui ne me laisse un crime :
+Je viens d’étouffer seule et Sostrate et Phædime ;
+Et durant ce refus des remèdes offerts,
+La Parque se prévaut des moments que je perds.
+Hélas ! Si sa fureur dans ces pertes publiques
+Enveloppait Thésée après ses domestiques !
+Si nos retardements… Vivez pour lui, Dircé :
+Ne lui dérobez point un cour si bien placé.
+Avec tant de courage ayez quelque tendresse ;
+Agissez en amante aussi bien qu’en princesse.
+Vous avez liberté toute entière en ces lieux :
+Le roi n’y prend pas garde, et je ferme les yeux.
+C’est vous en dire assez : l’amour est un doux maître ;
+Et quand son choix est beau, son ardeur doit paraître.
+Je n’ose demander si de pareils avis
+Portent des sentiments que vous ayez suivis.
+Votre second hymen put avoir d’autres causes ;
+Mais j’oserai vous dire, à bien juger des choses,
+Que pour avoir reçu la vie en votre flanc,
+J’y dois avoir sucé fort peu de votre sang.
+Celui du grand Laïus, dont je m’y suis formée,
+Trouve bien qu’il est doux d’aimer et d’être aimée ;
+Mais il ne peut trouver qu’on soit digne du jour
+Quand aux soins de sa gloire on préfère l’amour.
+Je sais sur les grands cours ce qu’il se fait d’empire :
+J’avoue, et hautement, que le mien en soupire ;
+Mais quoi qu’un si beau choix puisse avoir de douceurs,
+Je garde un autre exemple aux princesses mes sœurs.
+Je souffre tout de vous en l’état où vous êtes.
+Si vous ne savez pas même ce que vous faites,
+Le chagrin inquiet du trouble où je vous vois
+Vous peut faire oublier que vous parlez à moi ;
+Mais quittez ces dehors d’une vertu sévère,
+Et souvenez-vous mieux que je suis votre mère.
+Ce chagrin inquiet, pour se justifier,
+N’a qu’à prendre chez vous l’exemple d’oublier.
+Quand vous mîtes le sceptre en une autre famille,
+Vous souvint-il assez que j’étais votre fille ?
+Vous n’étiez qu’un enfant. J’avais déjà des yeux,
+Et sentais dans mon cour le sang de mes aïeux ;
+C’était ce même sang dont vous m’avez fait naître
+Qui s’indignait dès lors qu’on lui donnât un maître,
+Et que vers soi Laïus aime mieux rappeler
+Que de voir qu’à vos yeux on l’ose ravaler.
+Il oppose ma mort à l’indigne hyménée
+Où par raison d’état il me voit destinée ;
+Il la fait glorieuse, et je meurs plus pour moi
+Que pour ces malheureux qui se sont fait un roi.
+Le ciel en ma faveur prend ce cher interprète,
+Pour m’épargner l’affront de vivre encor sujette ;
+Et s’il a quelque foudre, il saura le garder
+Pour qui m’a fait des lois où j’ai dû commander.
+Souffrez qu’à ses éclairs votre orgueil se dissipe :
+Ce foudre vous menace un peu plus tôt qu’Œdipe ;
+Et le roi n’a pas lieu d’en redouter les coups,
+Quand parmi tout son peuple ils n’ont choisi que vous.
+Madame, il se peut faire encor qu’il me prévienne :
+S’il sait ma destinée, il ignore la sienne ;
+Le ciel pourra venger ses ordres retardés.
+Craignez ce changement que vous lui demandez.
+Souvent on l’entend mal quand on le croit entendre :
+L’oracle le plus clair se fait le moins comprendre.
+Moi-même je le dis sans comprendre pourquoi ;
+Et ce discours en l’air m’échappe malgré moi.
+Pardonnez cependant à cette humeur hautaine :
+Je veux parler en fille, et je m’explique en reine.
+Vous qui l’êtes encor, vous savez ce que c’est,
+Et jusqu’où nous emporte un si haut intérêt.
+Si je n’en ai le rang, j’en garde la teinture.
+Le trône a d’autres droits que ceux de la nature.
+J’en parle trop peut-être alors qu’il faut mourir.
+Hâtons-nous d’empêcher ce peuple de périr ;
+Et sans considérer quel fut vers moi son crime,
+Puisque le ciel le veut, donnons-lui sa victime.
+Demain ce juste ciel pourra s’expliquer mieux.
+Cependant vous laissez bien du trouble en ces lieux ;
+Et si votre vertu pouvait croire mes larmes,
+Vous nous épargneriez cent mortelles alarmes.
+Dussent avec vos pleurs tous vos Thébains s’unir,
+Ce que n’a pu l’amour, rien ne doit l’obtenir.
+À quel propos, seigneur, voulez-vous qu’on diffère,
+Qu’on dédaigne un remède à tous si salutaire ?
+Chaque instant que je vis vous enlève un sujet,
+Et l’état s’affaiblit par l’affront qu’on me fait.
+Cette ombre de pitié n’est qu’un comble d’envie :
+Vous m’avez envié le bonheur de ma vie ;
+Et je vous vois par là jaloux de tout mon sort,
+Jusques à m’envier la gloire de ma mort.
+Qu’on perd de temps, madame, alors qu’on vous fait grâce !
+Le ciel m’en a trop fait pour souffrir qu’on m’en fasse.
+Faut-il voir votre esprit obstinément aigri,
+Quand ce qu’on fait pour vous doit l’avoir attendri ?
+Faut-il voir son envie à mes vœux opposée,
+Quand il ne s’agit plus d’Æmon ni de Thésée ?
+Il s’agit de répandre un sang si précieux,
+Qu’il faut un second ordre et plus exprès des dieux.
+Doutez-vous qu’à mourir je ne sois toute prête,
+Quand les dieux par mon père ont demandé ma tête ?
+Je vous connais, madame, et je n’ai point douté
+De cet illustre excès de générosité ;
+Mais la chose après tout n’est pas encor si claire,
+Que cet ordre nouveau ne nous soit nécessaire.
+Quoi ? Mon père tantôt parlait obscurément ?
+Je n’en ai rien connu que depuis un moment.
+C’est un autre que vous peut-être qu’il menace.
+Si l’on ne m’a trompée, il n’en veut qu’à sa race.
+Je sais qu’on vous a fait un fidèle rapport ;
+Mais vous pourriez mourir et perdre votre mort ;
+Et la reine sans doute était bien inspirée,
+Alors que par ses pleurs elle l’a différée.
+Je ne reçois qu’en trouble un si confus espoir.
+Ce trouble augmentera peut-être avant ce soir.
+Vous avancez des mots que je ne puis comprendre.
+Vous vous plaindrez fort peu de ne les point entendre :
+Nous devons bientôt voir le mystère éclairci.
+Madame, cependant vous êtes libre ici ;
+La reine vous l’a dit, on vous a dû le dire ;
+Et si vous m’entendez, ce mot vous doit suffire.
+Quelque secret motif qui vous aie excité
+À ce tardif excès de générosité,
+Je n’emporterai point de Thèbes dans Athènes
+La colère des dieux et l’amas de leurs haines,
+Qui pour premier objet pourraient choisir l’époux
+Pour qui j’aurais osé mériter leur courroux.
+Vous leur faites demain offrir un sacrifice ?
+J’en espère pour vous un destin plus propice.
+J’y trouverai ma place, et ferai mon devoir.
+Quant au reste, seigneur, je n’en veux rien savoir :
+J’y prends si peu de part, que sans m’en mettre en peine,
+Je vous laisse expliquer votre énigme à la reine.
+Mon cour doit être las d’avoir tant combattu,
+Et fuit un piège adroit qu’on tend à sa vertu.
+Madame, quand des dieux la réponse funeste,
+De peur d’un parricide et de peur d’un inceste,
+Sur le mont Cythéron fit exposer ce fils
+Pour qui tant de forfaits avaient été prédits,
+Sûtes-vous faire choix d’un ministre fidèle ?
+Aucun pour le feu roi n’a montré plus de zèle,
+Et quand par des voleurs il fut assassiné,
+Ce digne favori l’avait accompagné.
+Par lui seul on a su cette noire aventure ;
+On le trouva percé d’une large blessure,
+Si baigné dans son sang, et si près de mourir,
+Qu’il fallut une année et plus pour l’en guérir.
+Est-il mort ? Non, seigneur : la perte de son maître
+Fut cause qu’en la cour il cessa de paraître ;
+Mais il respire encore, assez vieil et cassé ;
+Et Mégare, sa fille, est auprès de Dircé.
+Où fait-il sa demeure ? Au pied de cette roche
+Que de ces tristes murs nous voyons la plus proche.
+Tâchez de lui parler. J’y vais tout de ce pas.
+Qu’on me prépare un char pour aller chez Phorbas.
+Son dégoût de la cour pourrait sur un message
+S’excuser par caprice et prétexter son âge.
+Dans une heure au plus tard je saurai vous revoir.
+Mais que dois-je lui dire, et qu’en faut-il savoir ?
+Un bruit court depuis peu qu’il vous a mal servie,
+Que ce fils qu’on croit mort est encor plein de vie.
+L’oracle de Laïus par là devient douteux,
+Et tout ce qu’il a dit peut s’étendre sur deux.
+Seigneur, ou sur ce bruit je suis fort abusée,
+Ou ce n’est qu’un effet de l’amour de Thésée :
+Pour sauver ce qu’il aime et vous embarrasser,
+Jusques à votre oreille il l’aura fait passer ;
+Mais Phorbas aisément convaincra d’imposture
+Quiconque ose à sa foi faire une telle injure.
+L’innocence de l’âge aura pu l’émouvoir.
+Je l’ai toujours connu ferme dans son devoir ;
+Mais si déjà ce bruit vous met en jalousie,
+Vous pouvez consulter le devin Tirésie,
+Publier sa réponse, et traiter d’imposteur
+De cette illusion le téméraire auteur.
+Je viens de le quitter, et de là vient ce trouble
+Qu’en mon cour alarmé chaque moment redouble.
+"Ce prince, m’a-t-il dit, respire en votre cour :
+Vous pourrez le connaître avant la fin du jour ;
+Mais il pourra vous perdre en se faisant connaître.
+Puisse-t-il ignorer quel sang lui donne l’être ! "
+Voilà ce qu’il m’a dit d’un ton si plein d’effroi,
+Qu’il l’a fait rejaillir jusqu’en l’âme d’un roi.
+Ce fils, qui devait être inceste et parricide,
+Doit avoir un cour lâche, un courage perfide ;
+Et par un sentiment facile à deviner,
+Il ne se cache ici que pour m’assassiner :
+C’est par là qu’il aspire à devenir monarque,
+Et vous le connaîtrez bientôt à cette marque.
+Quoi qu’il en soit, madame, allez trouver Phorbas :
+Tirez-en, s’il se peut, les clartés qu’on n’a pas.
+Tâchez en même temps de voir aussi Thésée :
+Dites-lui qu’il peut faire une conquête aisée,
+Qu’il ose pour Dircé, que je n’en verrai rien.
+J’admire un changement si confus que le mien :
+Tantôt dans leur hymen je croyais voir ma perte,
+J’allais pour l’empêcher jusqu’à la force ouverte ;
+Et sans savoir pourquoi, je voudrais que tous deux
+Fussent, loin de ma vue, au comble de leurs vœux,
+Que les emportements d’une ardeur mutuelle
+M’eussent débarrassé de son amant et d’elle.
+Bien que de leur vertu rien ne me soit suspect,
+Je ne sais quelle horreur me trouble à leur aspect ;
+Ma raison la repousse, et ne m’en peut défendre ;
+Moi-même en cet état je ne puis me comprendre ;
+Et l’énigme du Sphinx fut moins obscur pour moi
+Que le fond de mon cour ne l’est dans cet effroi :
+Plus je le considère, et plus je m’en irrite.
+Mais ce prince paraît, souffrez que je l’évite ;
+Et si vous vous sentez l’esprit moins interdit,
+Agissez avec lui comme je vous ai dit.
+Prince, que faites-vous ? Quelle pitié craintive,
+Quel faux respect des dieux tient votre flamme oisive ?
+Avez-vous oublié comme il faut secourir ?
+Dircé n’est plus, madame, en état de périr :
+Le ciel vous rend un fils, et ce n’est qu’à ce prince
+Qu’est dû le triste honneur de sauver sa province.
+C’est trop vous assurer sur l’éclat d’un faux bruit.
+C’est une vérité dont je suis mieux instruit.
+Vous le connaissez donc ? À l’égal de moi-même.
+De quand ? De ce moment. Et vous l’aimez ? Je l’aime
+Jusqu’à mourir du coup dont il sera percé.
+Mais cette amitié cède à l’amour de Dircé ?
+Hélas ! Cette princesse à mes désirs si chère
+En un fidèle amant trouve un malheureux frère,
+Qui mourrait de douleur d’avoir changé de sort,
+N’était le prompt secours d’une plus digne mort,
+Et qu’assez tôt connu pour mourir au lieu d’elle
+Ce frère malheureux meurt en amant fidèle.
+Quoi ? Vous seriez mon fils ? Et celui de Laïus.
+Qui vous a pu le dire ? Un témoin qui n’est plus,
+Phædime, qu’à mes yeux vient de ravir la peste :
+Non qu’il m’en ait donné la preuve manifeste ;
+Mais Phorbas, ce vieillard qui m’exposa jadis,
+Répondra mieux que lui de ce que je vous dis,
+Et vous éclaircira touchant une aventure
+Dont je n’ai pu tirer qu’une lumière obscure.
+Ce peu qu’en ont pour moi les soupirs d’un mourant
+Du grand droit de régner serait mauvais garant.
+Mais ne permettez pas que le roi me soupçonne,
+Comme si ma naissance ébranlait sa couronne ;
+Quelque honneur, quelques droits qu’elle ait pu m’acquérir,
+Je ne viens disputer que celui de mourir.
+Je ne sais si Phorbas avouera votre histoire ;
+Mais qu’il l’avoue ou non, j’aurai peine à vous croire.
+Avec votre mourant Tirésie est d’accord,
+À ce que dit le roi, que mon fils n’est point mort.
+C’est déjà quelque chose ; et toutefois mon âme
+Aime à tenir suspecte une si belle flamme.
+Je ne sens point pour vous l’émotion du sang,
+Je vous trouve en mon cour toujours en même rang ;
+J’ai peine à voir un fils où j’ai cru voir un gendre ;
+La nature avec vous refuse de s’entendre,
+Et me dit en secret, sur votre emportement,
+Qu’il a bien peu d’un frère, et beaucoup d’un amant ;
+Qu’un frère a pour des sœurs une ardeur plus remise,
+À moins que sous ce titre un amant se déguise,
+Et qu’il cherche en mourant la gloire et la douceur
+D’arracher à la mort ce qu’il nomme sa sœur.
+Que vous connaissez mal ce que peut la nature !
+Quand d’un parfait amour elle a pris la teinture,
+Et que le désespoir d’un illustre projet
+Se joint aux déplaisirs d’en voir périr l’objet,
+Il est doux de mourir pour une sœur si chère.
+Je l’aimais en amant, je l’aime encore en frère ;
+C’est sous un autre nom le même empressement :
+Je ne l’aime pas moins, mais je l’aime autrement.
+L’ardeur sur la vertu fortement établie
+Par ces retours du sang ne peut être affaiblie ;
+Et ce sang qui prêtait sa tendresse à l’amour
+A droit d’en emprunter les forces à son tour.
+Eh bien ! Soyez mon fils, puisque vous voulez l’être ;
+Mais donnez-moi la marque où je le dois connaître.
+Vous n’êtes point ce fils, si vous n’êtes méchant :
+Le ciel sur sa naissance imprima ce penchant ;
+J’en vois quelque partie en ce désir inceste ;
+Mais pour ne plus douter, vous chargez-vous du reste ?
+êtes-vous l’assassin et d’un père et d’un roi ?
+Ah ! Madame, ce mot me fait pâlir d’effroi.
+C’était là de mon fils la noire destinée ;
+Sa vie à ces forfaits par le ciel condamnée
+N’a pu se dégager de cet astre ennemi,
+Ni de son ascendant s’échapper à demi.
+Si ce fils vit encore, il a tué son père :
+C’en est l’indubitable et le seul caractère ;
+Et le ciel, qui prit soin de nous en avertir,
+L’a dit trop hautement pour se voir démentir.
+Sa mort seule pouvait le dérober au crime.
+Prince, renoncez donc à toute votre estime :
+Dites que vos vertus sont crimes déguisés ;
+Recevez tout le sort que vous vous imposez ;
+Et pour remplir un nom dont vous êtes avide,
+Acceptez ceux d’inceste et de fils parricide.
+J’en croirai ces témoins que le ciel m’a prescrits,
+Et ne vous puis donner mon aveu qu’à ce prix.
+Quoi ? La nécessité des vertus et des vices
+D’un astre impérieux doit suivre les caprices,
+Et Delphes, malgré nous, conduit nos actions
+Au plus bizarre effet de ses prédictions ?
+L’âme est donc toute esclave : une loi souveraine
+Vers le bien ou le mal incessamment l’entraîne ;
+Et nous ne recevons ni crainte ni désir
+De cette liberté qui n’a rien à choisir,
+Attachés sans relâche à cet ordre sublime,
+Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime.
+Qu’on massacre les rois, qu’on brise les autels,
+C’est la faute des dieux, et non pas des mortels.
+De toute la vertu sur la terre épandue,
+Tout le prix à ces dieux, toute la gloire est due ;
+Ils agissent en nous quand nous pensons agir ;
+Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir ;
+Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,
+Que suivant que d’en haut leur bras la précipite.
+D’un tel aveuglement daignez me dispenser.
+Le ciel, juste à punir, juste à récompenser,
+Pour rendre aux actions leur peine ou leur salaire,
+Doit nous offrir son aide, et puis nous laisser faire.
+N’enfonçons toutefois ni votre œil ni le mien
+Dans ce profond abîme où nous ne voyons rien :
+Delphes a pu vous faire une fausse réponse ;
+L’argent put inspirer la voix qui les prononce ;
+Cet organe des dieux put se laisser gagner
+À ceux que ma naissance éloignait de régner ;
+Et par tous les climats on n’a que trop d’exemples
+Qu’il est ainsi qu’ailleurs des méchants dans les temples.
+Du moins puis-je assurer que dans tous mes combats
+Je n’ai jamais souffert de seconds que mon bras ;
+Que je n’ai jamais vu ces lieux de la Phocide
+Où fut par des brigands commis ce parricide ;
+Que la fatalité des plus pressants malheurs
+Ne m’aurait pu réduire à suivre des voleurs ;
+Que j’en ai trop puni pour en croître le nombre…
+Mais Laïus a parlé, vous en avez vu l’ombre :
+De l’oracle avec elle on voit tant de rapport,
+Qu’on ne peut qu’à ce fils en imputer la mort ;
+Et c’est le dire assez qu’ordonner qu’on efface
+Un grand crime impuni par le sang de sa race.
+Attendons toutefois ce qu’en dira Phorbas :
+Autre que lui n’a vu ce malheureux trépas ;
+Et de ce témoin seul dépend la connaissance
+Et de ce parricide et de votre naissance.
+Si vous êtes coupable, évitez-en les yeux ;
+Et de peur d’en rougir, prenez d’autres aïeux.
+Je le verrai, madame, et sans inquiétude.
+Ma naissance confuse a quelque incertitude ;
+Mais pour ce parricide, il est plus que certain
+Que ce ne fut jamais un crime de ma main.
+Oui, déjà sur ce bruit l’amour m’avait flattée :
+Mon âme avec plaisir s’était inquiétée ;
+Et ce jaloux honneur qui ne consentait pas
+Qu’un frère me ravît un glorieux trépas,
+Après cette douceur fièrement refusée,
+Ne me refusait point de vivre pour Thésée,
+Et laissait doucement corrompre sa fierté
+À l’espoir renaissant de ma perplexité.
+Mais si je vois en vous ce déplorable frère,
+Quelle faveur du ciel voulez-vous que j’espère,
+S’il n’est pas en sa main de m’arrêter au jour
+Sans faire soulever et l’honneur et l’amour ?
+S’il dédaigne mon sang, il accepte le vôtre ;
+Et si quelque miracle épargne l’un et l’autre,
+Pourra-t-il détacher de mon sort le plus doux
+L’amertume de vivre, et n’être point à vous ?
+Le ciel choisit souvent de secrètes conduites
+Qu’on ne peut démêler qu’après de longues suites ;
+Et de mon sort douteux l’obscur événement
+Ne défend pas l’espoir d’un second changement.
+Je chéris ce premier qui vous est salutaire.
+Je ne puis en amant ce que je puis en frère ;
+J’en garderai le nom tant qu’il faudra mourir ;
+Mais si jamais d’ailleurs on peut vous secourir,
+Peut-être que le ciel me faisant mieux connaître,
+Sitôt que vous vivrez, je cesserai de l’être ;
+Car je n’aspire point à calmer son courroux,
+Et ne veux ni mourir ni vivre que pour vous.
+Cet amour mal éteint sied mal au cour d’un frère :
+Où le sang doit parler, c’est à lui de se taire ;
+Et sitôt que sans crime il ne peut plus durer,
+Pour ses feux les plus vifs il est temps d’expirer.
+Laissez-lui conserver ces ardeurs empressées
+Qui vous faisaient l’objet de toutes mes pensées.
+J’ai mêmes yeux encore, et vous mêmes appas :
+Si mon sort est douteux, mon souhait ne l’est pas.
+Mon cour n’écoute point ce que le sang veut dire :
+C’est d’amour qu’il gémit, c’est d’amour qu’il soupire ;
+Et pour pouvoir sans crime en goûter la douceur,
+Il se révolte exprès contre le nom de sœur.
+De mes plus chers désirs ce partisan sincère
+En faveur de l’amant tyrannise le frère,
+Et partage à tous deux le digne empressement
+De mourir comme frère et vivre comme amant.
+Ô du sang de Laïus preuves trop manifestes !
+Le ciel, vous destinant à des flammes incestes,
+A su de votre esprit déraciner l’horreur
+Que doit faire à l’amour le sacré nom de sœur ;
+Mais si sa flamme y garde une place usurpée,
+Dircé dans votre erreur n’est point enveloppée :
+Elle se défend mieux de ce trouble intestin,
+Et si c’est votre sort, ce n’est pas son destin.
+Non qu’enfin sa vertu vous regarde en coupable :
+Puisque le ciel vous force, il vous rend excusable ;
+Et l’amour pour les sens est un si doux poison,
+Qu’on ne peut pas toujours écouter la raison.
+Moi-même, en qui l’honneur n’accepte aucune grâce,
+J’aime en ce douteux sort tout ce qui m’embarrasse,
+Je ne sais quoi m’y plaît qui n’ose s’exprimer,
+Et ce confus mélange a de quoi me charmer.
+Je n’aime plus qu’en sœur, et malgré moi j’espère.
+Ah ! Prince, s’il se peut, ne soyez point mon frère,
+Et laissez-moi mourir avec les sentiments
+Que la gloire permet aux illustres amants.
+Je vous ai déjà dit, princesse, que peut-être,
+Sitôt que vous vivrez, je cesserai de l’être :
+Faut-il que je m’explique ? Et toute votre ardeur
+Ne peut-elle sans moi lire au fond de mon cœur ?
+Puisqu’il est tout à vous, pénétrez-y, madame :
+Vous verrez que sans crime il conserve sa flamme.
+Si je suis descendu jusqu’à vous abuser,
+Un juste désespoir m’aurait fait plus oser ;
+Et l’amour, pour défendre une si chère vie,
+Peut faire vanité d’un peu de tromperie.
+J’en ai tiré ce fruit, que ce nom décevant
+A fait connaître ici que ce prince est vivant.
+Phorbas l’a confessé ; Tirésie a lui-même
+Appuyé de sa voix cet heureux stratagème :
+C’est par lui qu’on a su qu’il respire en ces lieux.
+Souffrez donc qu’un moment je trompe encor leurs yeux ;
+Et puisque dans ce jour ce frère doit paraître,
+Jusqu’à ce qu’on l’ait vu permettez-moi de l’être.
+Je pardonne un abus que l’amour a formé,
+Et rien ne peut déplaire alors qu’on est aimé.
+Mais hasardiez-vous tant sans aucune lumière ?
+Mégare m’avait dit le secret de son père ;
+Il m’a valu l’honneur de m’exposer pour tous ;
+Mais je n’en abusais que pour mourir pour vous.
+Le succès a passé cette triste espérance :
+Ma flamme en vos périls ne voit plus d’apparence.
+Si l’on peut à l’oracle ajouter quelque foi,
+Ce fils a de sa main versé le sang du roi ;
+Et son ombre, en parlant de punir un grand crime,
+Dit assez que c’est lui qu’elle veut pour victime.
+Prince, quoi qu’il en soit, n’empêchez plus ma mort,
+Si par le sacrifice on n’éclaircit mon sort.
+La reine, qui paraît, fait que je me retire :
+Sachant ce que je sais, j’aurais peur d’en trop dire ;
+Et comme enfin ma gloire a d’autres intérêts,
+Vous saurez mieux sans moi ménager vos secrets :
+Mais puisque vous voulez que mon esprit revive,
+Ne tenez pas longtemps la vérité captive.
+Prince, j’ai vu Phorbas ; et tout ce qu’il m’a dit
+À ce que vous croyez peut donner du crédit.
+Un passant inconnu, touché de cette enfance
+Dont un astre envieux condamnait la naissance,
+Sur le mont Cythéron reçut de lui mon fils,
+Sans qu’il lui demandât son nom ni son pays,
+De crainte qu’à son tour il ne conçût l’envie
+D’apprendre dans quel sang il conservait la vie.
+Il l’a revu depuis, et presque tous les ans,
+Dans le temple d’Élide offrir quelques présents.
+Ainsi chacun des deux connaît l’autre au visage,
+Sans s’être l’un à l’autre expliqués davantage.
+Il a bien su de lui que ce fils conservé
+Respire encor le jour dans un rang élevé ;
+Mais je demande en vain qu’à mes yeux il le montre,
+À moins que ce vieillard avec lui se rencontre.
+Si Phædime après lui vous eut en son pouvoir,
+De cet inconnu même il put vous recevoir,
+Et voyant à Trézène une mère affligée
+De la perte du fils qu’elle avait eu d’Ægée,
+Vous offrir en sa place, elle vous accepter.
+Tout ce qui sur ce point pourrait faire douter,
+C’est qu’il vous a souffert dans une flamme inceste,
+Et n’a parlé de rien qu’en mourant de la peste.
+Mais d’ailleurs Tirésie a dit que dans ce jour
+Nous pourrons voir ce prince, et qu’il vit dans la cour ;
+Quelques moments après on vous a vu paraître :
+Ainsi vous pouvez l’être, et pouvez ne pas l’être.
+Passons outre. À Phorbas ajouteriez-vous foi ?
+S’il n’a pas vu mon fils, il vit la mort du roi,
+Il connaît l’assassin : voulez-vous qu’il vous voie ?
+Je le verrai, madame, et l’attends avec joie,
+Sûr, comme je l’ai dit, qu’il n’est point de malheurs
+Qui m’eussent pu réduire à suivre des voleurs.
+Ne vous assurez point sur cette conjecture,
+Et souffrez qu’elle cède à la vérité pure.
+Honteux qu’un homme seul eût triomphé de trois,
+Qu’il en eût tué deux et mis l’autre aux abois,
+Phorbas nous supposa ce qu’il nous en fit croire,
+Et parla de brigands pour sauver quelque gloire.
+Il me vient d’avouer sa faiblesse à genoux.
+" d’un bras seul, m’a-t-il dit, partirent tous les coups ;
+Un bras seul à tous trois nous ferma le passage,
+Et d’une seule main ce grand crime est l’ouvrage. "
+Le crime n’est pas grand s’il fut seul contre trois ;
+Mais jamais sans forfait on ne se prend aux rois ;
+Et fussent-ils cachés sous un habit champêtre,
+Leur propre majesté les doit faire connaître.
+L’assassin de Laïus est digne du trépas,
+Bien que seul contre trois, il ne le connût pas.
+Pour moi, je l’avouerai, que jamais ma vaillance
+À mon bras contre trois n’a commis ma défense.
+L’oil de votre Phorbas aura beau me chercher,
+Jamais dans la Phocide on ne m’a vu marcher.
+Qu’il vienne : à ses regards sans crainte je m’expose ;
+Et c’est un imposteur s’il vous dit autre chose.
+Faites entrer Phorbas. Prince, pensez-y bien.
+S’il est homme d’honneur, je n’en dois craindre rien.
+Vous voudrez, mais trop tard, en éviter la vue.
+Qu’il vienne ; il tarde trop, cette lenteur me tue ;
+Et si je le pouvais sans perdre le respect,
+Je me plaindrais un peu de me voir trop suspect.
+Laissez-moi lui parler, et prêtez-nous silence.
+Phorbas, envisagez ce prince en ma présence :
+le reconnaissez-vous ? Je crois vous avoir dit
+Que je ne l’ai point vu depuis qu’on le perdit,
+Madame : un si longtemps laisse mal reconnaître
+Un prince qui pour lors ne faisait que de naître ;
+Et si je vois en lui l’effet de mon secours,
+Je n’y puis voir les traits d’un enfant de deux jours.
+Je sais, ainsi que vous, que les traits de l’enfance
+N’ont avec ceux d’un homme aucune ressemblance ;
+Mais comme ce héros, s’il est sorti de moi,
+Doit avoir de sa main versé le sang du roi,
+Seize ans n’ont pas changé tellement son visage
+Que vous n’en conserviez quelque imparfaite image.
+Hélas ! J’en garde encor si bien le souvenir,
+Que je l’aurai présent durant tout l’avenir.
+Si pour connaître un fils il vous faut cette marque,
+Ce prince n’est point né de notre grand monarque.
+Mais désabusez-vous, et sachez que sa mort
+Ne fut jamais d’un fils le parricide effort.
+Et de qui donc, Phorbas ? Avez-vous connaissance
+Du nom du meurtrier ? Savez-vous sa naissance ?
+Et de plus sa demeure et son rang. Est-ce assez ?
+Je saurai le punir si vous le connaissez.
+Pourrez-vous le convaincre ? Et par sa propre bouche.
+à nos yeux ? à vos yeux. Mais peut-être il vous touche ;
+Peut-être y prendrez-vous un peu trop d’intérêt,
+Pour m’en croire aisément quand j’aurai dit qui c’est.
+Ne nous déguisez rien, parlez en assurance,
+Que le fils de Laïus en hâte la vengeance.
+Il n’est pas assuré, prince, que ce soit vous,
+Comme il l’est que Laïus fut jadis mon époux ;
+Et d’ailleurs si le ciel vous choisit pour victime,
+Vous me devez laisser à punir ce grand crime.
+Avant que de mourir, un fils peut le venger.
+Si vous l’êtes ou non, je ne le puis juger ;
+Mais je sais que Thésée est si digne de l’être,
+Qu’au seul nom qu’il en prend je l’accepte pour maître.
+Seigneur, vengez un père, ou ne soutenez plus
+Que nous voyons en vous le vrai sang de Laïus.
+Phorbas, nommez ce traître, et nous tirez de doute ;
+Et j’atteste à vos yeux le ciel, qui nous écoute,
+Que pour cet assassin il n’est point de tourments
+Qui puissent satisfaire à mes ressentiments.
+Mais si je vous nommais quelque personne chère,
+Æmon votre neveu, Créon votre seul frère,
+Ou le prince Lycus, ou le roi votre époux,
+Me pourriez-vous en croire, ou garder ce courroux ?
+De ceux que vous nommez je sais trop l’innocence.
+Peut-être qu’un des quatre a fait plus qu’il ne pense ;
+Et j’ai lieu de juger qu’un trop cuisant ennui…
+Voici le roi qui vient : dites tout devant lui.
+Si vous trouvez un fils dans le prince Thésée,
+Mon âme en son effroi s’était bien abusée :
+Il ne choisira point de chemin criminel,
+Quand il voudra rentrer au trône paternel,
+Madame ; et ce sera du moins à force ouverte
+Qu’un si vaillant guerrier entreprendra ma perte.
+Mais dessus ce vieillard plus je porte les yeux,
+Plus je crois l’avoir vu jadis en d’autres lieux :
+Ses rides me font peine à le bien reconnaître.
+Ne m’as-tu jamais vu ? Seigneur, cela peut être.
+Il y pourrait avoir entre quinze et vingt ans.
+J’ai de confus rapports d’environ même temps.
+Environ ce temps-là fis-tu quelque voyage ?
+Oui, seigneur, en Phocide ; et là, dans un passage…
+Ah ! Je te reconnais, ou je suis fort trompé :
+C’est un de mes brigands à la mort échappé,
+Madame, et vous pouvez lui choisir des supplices ;
+S’il n’a tué Laïus, il fut un des complices.
+C’est un de vos brigands ! Ah ! Que me dites-vous ?
+Je le laissai pour mort, et tout percé de coups.
+Quoi ? Vous m’auriez blessé ? Moi, seigneur ? Oui, perfide :
+Tu fis, pour ton malheur, ma rencontre en Phocide,
+Et tu fus un des trois que je sus arrêter
+Dans ce passage étroit qu’il fallut disputer ;
+Tu marchais le troisième : en faut-il davantage ?
+Si de mes compagnons vous peigniez le visage,
+Je n’aurais rien à dire, et ne pourrais nier.
+Seize ans, à ton avis, m’ont fait les oublier !
+Ne le présume pas : une action si belle
+En laisse au fond de l’âme une idée immortelle ;
+Et si dans un combat on ne perd point de temps
+À bien examiner les traits des combattants,
+Après que celui-ci m’eut tout couvert de gloire,
+Je sus tout à loisir contempler ma victoire.
+Mais tu nieras encore, et n’y connaîtras rien.
+Je serai convaincu, si vous les peignez bien :
+Les deux que je suivis sont connus de la reine.
+Madame, jugez donc si sa défense est vaine.
+Le premier de ces trois que mon bras sut punir
+À peine méritait un léger souvenir :
+Petit de taille, noir, le regard un peu louche,
+Le front cicatrisé, la mine assez farouche ;
+Mais homme, à dire vrai, de si peu de vertu,
+Que dès le premier coup je le vis abattu.
+Le second, je l’avoue, avait un grand courage,
+Bien qu’il parût déjà dans le penchant de l’âge :
+Le front assez ouvert, l’œil perçant, le teint frais
+(on en peut voir en moi la taille et quelques traits) ;
+Chauve sur le devant, mêlé sur le derrière,
+Le port majestueux, et la démarche fière.
+Il se défendit bien, et me blessa deux fois ;
+Et tout mon cour s’émut de le voir aux abois.
+Vous pâlissez, madame ! Ah ! Seigneur, puis-je apprendre
+Que vous ayez tué Laïus après Nicandre,
+Que vous ayez blessé Phorbas de votre main,
+Sans en frémir d’horreur, sans en pâlir soudain ?
+Quoi ? C’est là ce Phorbas qui vit tuer son maître ?
+Vos yeux, après seize ans, l’ont trop su reconnaître ;
+Et ses deux compagnons que vous avez dépeints
+De Nicandre et du roi portent les traits empreints.
+Mais ce furent brigands, dont le bras… C’est un conte
+Dont Phorbas au retour voulut cacher sa honte.
+Une main seule, hélas ! Fit ces funestes coups,
+Et par votre rapport, ils partirent de vous.
+J’en fus presque sans vie un peu plus d’une année.
+Avant ma guérison on vit votre hyménée.
+Je guéris ; et mon cour, en secret mutiné
+De connaître quel roi vous nous aviez donné,
+S’imposa cet exil dans un séjour champêtre,
+Attendant que le ciel me fît un autre maître.
+Seigneur, je suis le frère ou l’amant de Dircé ;
+Et son père ou le mien, de votre main percé…
+Prince, je vous entends, il faut venger ce père,
+Et ma perte à l’état semble être nécessaire,
+Puisque de nos malheurs la fin ne se peut voir,
+Si le sang de Laïus ne remplit son devoir.
+C’est ce que Tirésie avait voulu me dire.
+Mais ce reste du jour souffrez que je respire :
+Le plus sévère honneur ne saurait murmurer
+De ce peu de moments que j’ose différer ;
+Et ce coup surprenant permet à votre haine
+De faire cette grâce aux larmes de la reine.
+Nous nous verrons demain, seigneur, et résoudrons…
+Quand il en sera temps, prince, nous répondrons ;
+Et s’il faut, après tout, qu’un grand crime s’efface
+Par le sang que Laïus a transmis à sa race,
+Peut-être aurez-vous peine à reprendre son rang,
+Qu’il ne vous ait coûté quelque peu de ce sang.
+Demain chacun de nous fera sa destinée.
+Que de maux nous promet cette triste journée !
+J’y dois voir ou ma fille ou mon fils s’immoler,
+Tout le sang de ce fils de votre main couler,
+Ou de la sienne enfin le vôtre se répandre ;
+Et ce qu’oracle aucun n’a fait encore attendre,
+Rien ne m’affranchira de voir sans cesse en vous,
+Sans cesse en un mari, l’assassin d’un époux.
+Puis-je plaindre à ce mort la lumière ravie,
+Sans haïr le vivant, sans détester ma vie ?
+Puis-je de ce vivant plaindre l’aveugle sort,
+Sans détester ma vie et sans trahir le mort ?
+Madame, votre haine est pour moi légitime ;
+Et cet aveugle sort m’a fait vers vous un crime,
+Dont ce prince demain me punira pour vous,
+Ou mon bras vengera ce fils et cet époux ;
+Et m’offrant pour victime à votre inquiétude,
+Il vous affranchira de toute ingratitude.
+Alors sans balancer vous plaindrez tous les deux,
+Vous verrez sans rougir alors vos derniers feux,
+Et permettrez sans honte à vos douleurs pressantes
+Pour Laïus et pour moi des larmes innocentes.
+Ah ! Seigneur, quelque bras qui puisse vous punir,
+Il n’effacera rien dedans mon souvenir :
+Je vous verrai toujours, sa couronne à la tête,
+De sa place en mon lit faire votre conquête ;
+Je me verrai toujours vous placer en son rang,
+Et baiser votre main fumante de son sang.
+Mon ombre même un jour dans les royaumes sombres
+Ne recevra des dieux pour bourreaux que vos ombres ;
+Et sa confusion l’offrant à toutes deux,
+Elle aura pour tourments tout ce qui fit mes feux.
+Oracles décevants, qu’osiez-vous me prédire ?
+Si sur notre avenir vos dieux ont quelque empire,
+Quelle indigne pitié divise leur courroux ?
+Ce qu’elle épargne au fils retombe sur l’époux ;
+Et comme si leur haine, impuissante ou timide,
+N’osait le faire ensemble inceste et parricide,
+Elle partage à deux un sort si peu commun,
+Afin de me donner deux coupables pour un.
+Ô partage inégal de ce courroux céleste !
+Je suis le parricide, et ce fils est l’inceste.
+Mais mon crime est entier, et le sien imparfait ;
+Le sien n’est qu’en désirs, et le mien en effet.
+Ainsi, quelques raisons qui puissent me défendre,
+La veuve de Laïus ne saurait les entendre ;
+Et les plus beaux exploits passent pour trahisons,
+Alors qu’il faut du sang, et non pas des raisons.
+Ah ! Je n’en vois que trop qui me déchirent l’âme.
+La veuve de Laïus est toujours votre femme,
+Et n’oppose que trop, pour vous justifier,
+À la moitié du mort celle du meurtrier.
+Pour toute autre que moi votre erreur est sans crime,
+Toute autre admirerait votre bras magnanime,
+Et toute autre, réduite à punir votre erreur,
+La punirait du moins sans trouble et sans horreur.
+Mais, hélas ! Mon devoir aux deux partis m’attache :
+Nul espoir d’aucun d’eux, nul effort ne m’arrache ;
+Et je trouve toujours dans mon esprit confus
+Et tout ce que je suis et tout ce que je fus.
+Je vous dois de l’amour, je vous dois de la haine :
+L’un et l’autre me plaît, l’un et l’autre me gêne ;
+Et mon cour, qui doit tout, et ne voit rien permis,
+Souffre tout à la fois deux tyrans ennemis.
+La haine aurait l’appui d’un serment qui me lie ;
+Mais je le romps exprès pour en être punie ;
+Et pour finir des maux qu’on ne peut soulager,
+J’aime à donner aux dieux un parjure à venger.
+C’est votre foudre, ô ciel, qu’à mon secours j’appelle :
+Œdipe est innocent, je me fais criminelle ;
+Par un juste supplice osez me désunir
+De la nécessité d’aimer et de punir.
+Quoi ? Vous ne voyez pas que sa fausse justice
+Ne sait plus ce que c’est que d’un juste supplice,
+Et que par un désordre à confondre nos sens
+Son injuste rigueur n’en veut qu’aux innocents ?
+Après avoir choisi ma main pour ce grand crime,
+C’est le sang de Laïus qu’il choisit pour victime,
+Et le bizarre éclat de son discernement
+Sépare le forfait d’avec le châtiment.
+C’est un sujet nouveau d’une haine implacable,
+De voir sur votre sang la peine du coupable ;
+Et les dieux vous en font une éternelle loi,
+S’ils punissent en lui ce qu’ils ont fait par moi.
+Voyez comme les fils de Jocaste et d’Œdipe
+D’une si juste haine ont tous deux le principe :
+À voir leurs actions, à voir leur entretien,
+L’un n’est que votre sang, l’autre n’est que le mien,
+Et leur antipathie inspire à leur colère
+Des préludes secrets de ce qu’il vous faut faire.
+Pourrez-vous me haïr jusqu’à cette rigueur
+De souhaiter pour vous même haine en mon cœur ?
+Toujours de vos vertus j’adorerai les charmes,
+Pour ne haïr qu’en moi la source de vos larmes.
+Et je me forcerai toujours à vous blâmer,
+Pour ne haïr qu’en moi ce qui vous fit m’aimer.
+Mais finissons, de grâce, un discours qui me tue :
+L’assassin de Laïus doit me blesser la vue ;
+Et malgré ce courroux par sa mort allumé,
+Je sens qu’Œdipe enfin sera toujours aimé.
+Que fera cet amour ? Ce qu’il doit à la haine.
+Qu’osera ce devoir ? Croître toujours ma peine.
+Faudra-t-il pour jamais me bannir de vos yeux ?
+Peut-être que demain nous le saurons des dieux.
+Seigneur, il est trop vrai que le peuple murmure,
+Qu’il rejette sur vous sa funeste aventure,
+Et que de tous côtés on n’entend que mutins
+Qui vous nomment l’auteur de leurs mauvais destins.
+D’un devin suborné les infâmes prestiges
+De l’ombre, disent-ils, ont fait tous les prodiges :
+L’or mouvait ce fantôme ; et pour perdre Dircé,
+Vos présents lui dictaient ce qu’il a prononcé :
+Tant ils conçoivent mal qu’un si grand roi consente
+À venger son trépas sur sa race innocente,
+Qu’il assure son sceptre, aux dépens de son sang,
+À ce bras impuni qui lui perça le flanc,
+Et que par cet injuste et cruel sacrifice,
+Lui-même de sa mort il se fasse justice !
+Ils ont quelque raison de tenir pour suspect
+Tout ce qui s’est montré tantôt à leur aspect ;
+Et je n’ose blâmer cette horreur que leur donne
+L’assassin de leur roi qui porte sa couronne.
+Moi-même, au fond du cour, de même horreur frappé,
+Je veux fuir le remords de son trône occupé ;
+Et je dois cette grâce à l’amour de la reine,
+D’épargner ma présence aux devoirs de sa haine,
+Puisque de notre hymen les liens mal tissus
+Par ces mêmes devoirs semblent être rompus.
+Je vais donc à Corinthe achever mon supplice.
+Mais ce n’est pas au peuple à se faire justice :
+L’ordre que tient le ciel à lui choisir des rois
+Ne lui permet jamais d’examiner son choix ;
+Et le devoir aveugle y doit toujours souscrire,
+Jusqu’à ce que d’en haut on veuille s’en dédire.
+Pour chercher mon repos, je veux bien me bannir ;
+Mais s’il me bannissait, je saurais l’en punir ;
+Ou si je succombais sous sa troupe mutine,
+Je saurais l’accabler du moins sous ma ruine.
+Seigneur, jusques ici ses plus grands déplaisirs
+Pour armes contre vous n’ont pris que des soupirs ;
+Et cet abattement que lui cause la peste
+Ne souffre à son murmure aucun dessein funeste.
+Mais il faut redouter que Thésée et Dircé
+N’osent pousser plus loin ce qu’il a commencé.
+Phorbas même est à craindre, et pourrait le réduire
+Jusqu’à se vouloir mettre en état de vous nuire.
+Thésée a trop de cour pour une trahison ;
+Et d’ailleurs j’ai promis de lui faire raison.
+Pour Dircé, son orgueil dédaignera sans doute
+L’appui tumultueux que ton zèle redoute.
+Phorbas est plus à craindre, étant moins généreux ;
+Mais il nous est aisé de nous assurer d’eux.
+Fais-les venir tous trois, que je lise en leur âme
+S’ils prêteraient la main à quelque sourde trame.
+Commence par Phorbas : je saurai démêler
+quels desseins… Un vieillard demande à vous parler.
+Il se dit de Corinthe, et presse. Il vient me faire
+Le funeste rapport du trépas de mon père :
+Préparons nos soupirs à ce triste récit.
+Qu’il entre… Cependant fais ce que je t’ai dit.
+Eh bien ! Polybe est mort ? Oui, seigneur. Mais vous-même
+Venir me consoler de ce malheur suprême !
+Vous qui, chef du conseil, devriez maintenant,
+Attendant mon retour, être mon lieutenant !
+Vous, à qui tant de soins d’élever mon enfance
+Ont acquis justement toute ma confiance !
+Ce voyage me trouble autant qu’il me surprend.
+Le roi Polybe est mort ; ce malheur est bien grand ;
+Mais comme enfin, seigneur, il est suivi d’un pire,
+Pour l’apprendre de moi faites qu’on se retire.
+Ce jour est donc pour moi le grand jour des malheurs,
+Puisque vous apportez un comble à mes douleurs.
+J’ai tué le feu roi jadis sans le connaître ;
+Son fils, qu’on croyait mort, vient ici de renaître ;
+Son peuple mutiné me voit avec horreur ;
+Sa veuve mon épouse en est dans la fureur.
+Le chagrin accablant qui me dévore l’âme
+Me fait abandonner et peuple, et sceptre, et femme,
+Pour remettre à Corinthe un esprit éperdu ;
+Et par d’autres malheurs je m’y vois attendu !
+Seigneur, il faut ici faire tête à l’orage ;
+Il faut faire ici ferme et montrer du courage.
+Le repos à Corinthe en effet serait doux ;
+Mais il n’est plus de sceptre à Corinthe pour vous.
+Quoi ? L’on s’est emparé de celui de mon père ?
+Seigneur, on n’a rien fait que ce qu’on a dû faire ;
+Et votre amour en moi ne voit plus qu’un banni,
+De son amour pour vous trop doucement puni.
+Quel énigme ! Apprenez avec quelle justice
+Ce roi vous a dû rendre un si mauvais office :
+vous n’étiez point son fils. Dieux ! Qu’entends-je ? à regret
+Ses remords en mourant ont rompu le secret.
+Il vous gardait encore une amitié fort tendre ;
+Mais le compte qu’aux dieux la mort force de rendre
+A porté dans son cour un si pressant effroi,
+Qu’il a remis Corinthe aux mains de son vrai roi.
+Je ne suis point son fils ! Et qui suis-je, Iphicrate ?
+Un enfant exposé, dont le mérite éclate,
+Et de qui par pitié j’ai dérobé les jours
+Aux ongles des lions, aux griffes des vautours.
+Et qui m’a fait passer pour le fils de ce prince ?
+Le manque d’héritiers ébranlait sa province.
+Les trois que lui donna le conjugal amour
+Perdirent en naissant la lumière du jour ;
+Et la mort du dernier me fit prendre l’audace
+De vous offrir au roi, qui vous mit en sa place.
+Ce que l’on se promit de ce fils supposé
+Réunit sous ses lois son état divisé ;
+Mais comme cet abus finit avec sa vie,
+Sa mort de mon supplice aurait été suivie,
+S’il n’eût donné cet ordre à son dernier moment,
+Qu’un juste et prompt exil fût mon seul châtiment.
+Ce revers serait dur pour quelque âme commune ;
+Mais je me fis toujours maître de ma fortune ;
+Et puisqu’elle a repris l’avantage du sang,
+Je ne dois plus qu’à moi tout ce que j’eus de rang.
+Mais n’as-tu point appris de qui j’ai reçu l’être ?
+Seigneur, je ne puis seul vous le faire connaître.
+Vous fûtes exposé jadis par un Thébain,
+Dont la compassion vous remit en ma main,
+Et qui, sans m’éclaircir touchant votre naissance,
+Me chargea seulement d’éloigner votre enfance.
+J’en connais le visage, et l’ai revu souvent,
+Sans nous être tous deux expliqués plus avant :
+Je luis dis qu’en éclat j’avais mis votre vie,
+Et lui cachai toujours mon nom et ma patrie,
+De crainte, en les sachant, que son zèle indiscret
+Ne vînt mal à propos troubler notre secret.
+Mais comme de sa part il connaît mon visage,
+Si je le trouve ici, nous saurons davantage.
+Je serais donc Thébain à ce compte ? Oui, seigneur.
+Je ne sais si je dois le tenir à bonheur :
+Mon cour, qui se soulève, en forme un noir augure
+Sur l’éclaircissement de ma triste aventure.
+Où me reçûtes-vous ? Sur le mont Cythéron.
+Ah ! Que vous me frappez par ce funeste nom !
+Le temps, le lieu, l’oracle, et l’âge de la reine,
+Tout semble concerté pour me mettre à la gêne.
+Dieux ! Serait-il possible ? Approchez-vous, Phorbas.
+Seigneur, voilà celui qui vous mit en mes bras ;
+Permettez qu’à vos yeux je montre un peu de joie.
+Se peut-il faire, ami, qu’encor je te revoie ?
+Que j’ai lieu de bénir ton retour fortuné !
+Qu’as-tu fait de l’enfant que je t’avais donné ?
+Le généreux Thésée a fait gloire de l’être ;
+Mais sa preuve est obscure, et tu dois le connaître.
+Parle. Ce n’est point lui, mais il vit en ces lieux.
+Nomme-le donc, de grâce. Il est devant tes yeux.
+Je ne vois que le roi. C’est lui-même. Lui-même !
+Oui : le secret n’est plus d’une importance extrême ;
+Tout Corinthe le sait. Nomme-lui ses parents.
+En fussions-nous tous trois à jamais ignorants !
+Seigneur, lui seul enfin peut dire qui vous êtes.
+Hélas ! Je le vois trop ; et vos craintes secrètes,
+Qui vous ont empêchés de vous entréclaircir,
+Loin de tromper l’oracle, ont fait tout réussir.
+Voyez où m’a plongé votre fausse prudence :
+Vous cachiez ma retraite, il cachait ma naissance ;
+Vos dangereux secrets, par un commun accord,
+M’ont livré tout entier aux rigueurs de mon sort :
+Ce sont eux qui m’ont fait l’assassin de mon père ;
+Ce sont eux qui m’ont fait le mari de ma mère.
+D’une indigne pitié le fatal contre-temps
+Confond dans mes vertus ces forfaits éclatants :
+Elle fait voir en moi, par un mélange infâme,
+Le frère de mes fils et le fils de ma femme.
+Le ciel l’avait prédit : vous avez achevé ;
+Et vous avez tout fait quand vous m’avez sauvé.
+Oui, seigneur, j’ai tout fait, sauvant votre personne :
+M’en punissent les dieux si je me le pardonne !
+Que n’obéissais-tu, perfide, à mes parents,
+Qui se faisaient pour moi d’équitables tyrans ?
+Que ne lui disais-tu ma naissance et l’oracle,
+Afin qu’à mes destins il pût mettre un obstacle ?
+Car, Iphicrate, en vain j’accuserais ta foi :
+Tu fus dans ces destins aveugle comme moi ;
+Et tu ne m’abusais que pour ceindre ma tête
+D’un bandeau dont par là tu faisais ma conquête.
+Seigneur, comme Phorbas avait mal obéi,
+Que l’ordre de son roi par là se vit trahi,
+Il avait lieu de craindre, en me disant le reste,
+Que son crime par moi devenu manifeste…
+Cesse de l’excuser. Que m’importe, en effet,
+S’il est coupable ou non de tout ce que j’ai fait ?
+En ai-je moins de trouble, ou moins d’horreur en l’âme ?
+Votre frère est connu ; le savez-vous, madame ?
+Oui, Seigneur, et Phorbas m’a tout dit en deux mots.
+Votre amour pour Thésée est dans un plein repos.
+Vous n’appréhendez plus que le titre de frère
+S’oppose à cette ardeur qui vous était si chère :
+Cette assurance entière a de quoi vous ravir,
+Ou plutôt votre haine a de quoi s’assouvir.
+Quand le ciel de mon sort l’aurait faite l’arbitre,
+Elle ne m’eût choisi rien de pis que ce titre.
+Ah ! Seigneur, pour Æmon j’ai su mal obéir ;
+Mais je n’ai point été jusques à vous haïr.
+La fierté de mon cour, qui me traitait de reine,
+Vous cédait en ces lieux la couronne sans peine ;
+Et cette ambition que me prêtait l’amour
+Ne cherchait qu’à régner dans un autre séjour.
+Cent fois de mon orgueil l’éclat le plus farouche
+Aux termes odieux a refusé ma bouche :
+Pour vous nommer tyran il fallait cent efforts ;
+Ce mot ne m’a jamais échappé sans remords.
+D’un sang respectueux la puissance inconnue
+À mes soulèvements mêlait la retenue ;
+Et cet usurpateur dont j’abhorrais la loi,
+S’il m’eût donné Thésée, eût eu le nom de roi.
+C’était ce même sang dont la pitié secrète
+De l’ombre de Laïus me faisait l’interprète.
+Il ne pouvait souffrir qu’un mot mal entendu
+Détournât sur ma sœur un sort qui m’était dû,
+Et que votre innocence immolée à mon crime
+Se fît de nos malheurs l’inutile victime.
+Quel crime avez-vous fait que d’être malheureux ?
+Mon souvenir n’est plein que d’exploits généreux ;
+Cependant je me trouve inceste et parricide,
+Sans avoir fait un pas que sur les pas d’Alcide,
+Ni recherché partout que lois à maintenir,
+Que monstres à détruire et méchants à punir.
+Aux crimes malgré moi l’ordre du ciel m’attache :
+Pour m’y faire tomber à moi-même il me cache ;
+Il offre, en m’aveuglant sur ce qu’il a prédit,
+Mon père à mon épée, et ma mère à mon lit.
+Hélas ! Qu’il est bien vrai qu’en vain on s’imagine
+Dérober notre vie à ce qu’il nous destine !
+Les soins de l’éviter font courir au-devant,
+Et l’adresse à le fuir y plonge plus avant.
+Mais si les dieux m’ont fait la vie abominable,
+Ils m’en font par pitié la sortie honorable,
+Puisqu’enfin leur faveur mêlée à leur courroux
+Me condamne à mourir pour le salut de tous,
+Et qu’en ce même temps qu’il faudrait que ma vie
+Des crimes qu’ils m’ont faits traînât l’ignominie,
+L’éclat de ces vertus que je ne tiens pas d’eux
+Reçoit pour récompense un trépas glorieux.
+Ce trépas glorieux comme vous me regarde :
+Le juste choix du ciel peut-être me le garde ;
+Il fit tout votre crime ; et le malheur du roi
+Ne vous rend pas, seigneur, plus coupable que moi.
+D’un voyage fatal qui seul causa sa perte
+Je fus l’occasion ; elle vous fut offerte :
+Votre bras contre trois disputa le chemin ;
+Mais ce n’était qu’un bras qu’empruntait le destin,
+Puisque votre vertu qui servit sa colère
+Ne put voir en Laïus ni de roi ni de père.
+Ainsi j’espère encor que demain, par son choix,
+Le ciel épargnera le plus grand de nos rois.
+L’intérêt des Thébains et de votre famille
+Tournera son courroux sur l’orgueil d’une fille
+Qui n’a rien que l’état doive considérer,
+Et qui contre son roi n’a fait que murmurer.
+Vous voulez que le ciel, pour montrer à la terre
+Qu’on peut innocemment mériter le tonnerre,
+Me laisse de sa haine étaler en ces lieux
+L’exemple le plus noir et le plus odieux !
+Non, non : vous le verrez demain au sacrifice
+Par le choix que j’attends couvrir son injustice,
+Et par la peine due à son propre forfait,
+Désavouer ma main de tout ce qu’elle a fait.
+Est-ce encor votre bras qui doit venger son père ?
+Son amant en a-t-il plus de droit que son frère,
+Prince ? Je vous en plains, et ne puis concevoir,
+Seigneur… La vérité ne se fait que trop voir.
+Mais nous pourrons demain être tous deux à plaindre,
+Si le ciel fait le choix qu’il nous faut tous deux craindre.
+S’il me choisit, ma sœur, donnez-lui votre foi :
+Je vous en prie en frère, et vous l’ordonne en roi.
+Vous, seigneur, si Dircé garde encor sur votre âme
+L’Empire que lui fit une si belle flamme,
+Prenez soin d’apaiser les discords de mes fils,
+Qui par les noeuds du sang vous deviendront unis.
+Vous voyez où des dieux nous a réduits la haine.
+Adieu : laissez-moi seul en consoler la reine ;
+Et ne m’enviez pas un secret entretien,
+Pour affermir son cour sur l’exemple du mien.
+Parmi de tels malheurs que sa constance est rare !
+Il ne s’emporte point contre un sort si barbare ;
+La surprenante horreur de cet accablement
+Ne coûte à sa grande âme aucun égarement ;
+Et sa haute vertu, toujours inébranlable,
+Le soutient au-dessus de tout ce qui l’accable.
+Souvent, avant le coup qui doit nous accabler,
+La nuit qui l’enveloppe a de quoi nous troubler :
+L’obscur pressentiment d’une injuste disgrâce
+Combat avec effroi sa confuse menace ;
+Mais quand ce coup tombé vient d’épuiser le sort
+Jusqu’à n’en pouvoir craindre un plus barbare effort,
+Ce trouble se dissipe, et cette âme innocente,
+Qui brave impunément la fortune impuissante,
+Regarde avec dédain ce qu’elle a combattu,
+Et se rend toute entière à toute sa vertu.
+Madame… Que veux-tu, Nérine ? Hélas ! La reine…
+Que fait-elle ? Elle est morte ; et l’excès de sa peine,
+Par un prompt désespoir… Jusques où portez-vous,
+Impitoyables dieux, votre injuste courroux !
+Quoi ? Même aux yeux du roi son désespoir la tue ?
+Ce monarque n’a pu… Le roi ne l’a point vue,
+Et quant à son trépas, ses pressantes douleurs
+L’ont cru devoir sur l’heure à de si grands malheurs.
+Phorbas l’a commencé, sa main a fait le reste.
+Quoi ? Phorbas… Oui, Phorbas, par son récit funeste,
+Et par son propre exemple, a su l’assassiner.
+Ce malheureux vieillard n’a pu se pardonner ;
+Il s’est jeté d’abord aux genoux de la reine,
+Où, détestant l’effet de sa prudence vaine :
+"Si j’ai sauvé ce fils pour être votre époux,
+Et voir le roi son père expirer sous ses coups,
+A-t-il dit, la pitié qui me fît le ministre
+De tout ce que le ciel eut pour vous de sinistre,
+Fait place au désespoir d’avoir si mal servi,
+Pour venger sur mon sang votre ordre mal suivi.
+L’inceste où malgré vous tous deux je vous abîme
+Recevra de ma main sa première victime :
+J’en dois le sacrifice à l’innocente erreur
+Qui vous rend l’un pour l’autre un objet plein d’horreur."
+Cet arrêt qu’à nos yeux lui-même il se prononce
+Est suivi d’un poignard qu’en ses flancs il enfonce.
+La reine, à ce malheur si peu prémédité,
+Semble le recevoir avec stupidité.
+L’excès de sa douleur la fait croire insensible ;
+Rien n’échappe au dehors qui la rende visible ;
+Et tous ses sentiments, enfermés dans son cœur,
+Ramassent en secret leur dernière vigueur.
+Nous autres cependant, autour d’elle rangées,
+Stupides ainsi qu’elle, ainsi qu’elle affligées,
+Nous n’osons rien permettre à nos fiers déplaisirs,
+Et nos pleurs par respect attendent ses soupirs.
+Mais enfin tout à coup, sans changer de visage,
+Du mort qu’elle contemple elle imite la rage,
+Se saisit du poignard, et de sa propre main
+À nos yeux comme lui s’en traverse le sein.
+On dirait que du ciel l’implacable colère
+Nous arrête les bras pour lui laisser tout faire.
+Elle tombe, elle expire avec ces derniers mots :
+"Allez dire à Dircé qu’elle vive en repos,
+Que de ces lieux maudits en hâte elle s’exile ;
+Athènes a pour elle un glorieux asile,
+Si toutefois Thésée est assez généreux
+Pour n’avoir point d’horreur d’un sang si malheureux."
+Ah ! Ce doute m’outrage ; et si jamais vos charmes…
+Seigneur, il n’est saison que de verser des larmes.
+La reine, en expirant, a donc pris soin de moi !
+Mais tu ne me dis point ce qu’elle a dit du roi ?
+Son âme en s’envolant, jalouse de sa gloire,
+Craignait d’en emporter la honteuse mémoire ;
+Et n’osant le nommer son fils ni son époux,
+Sa dernière tendresse a toute été pour vous.
+Et je puis vivre encore après l’avoir perdue !
+La santé dans ces murs tout d’un coup répandue
+Fait crier au miracle et bénir hautement
+La bonté de nos dieux d’un si prompt changement.
+Tous ces mourants, madame, à qui déjà la peste
+Ne laissait qu’un soupir, qu’un seul moment de reste,
+En cet heureux moment rappelés des abois,
+Rendent grâces au ciel d’une commune voix ;
+Et l’on ne comprend point quel remède il applique
+À rétablir sitôt l’allégresse publique.
+Que m’importe qu’il montre un visage plus doux,
+Quand il fait des malheurs qui ne sont que pour nous ?
+Avez-vous vu le roi, Dymas ? Hélas, princesse !
+On ne doit qu’à son sang la publique allégresse.
+Ce n’est plus que pour lui qu’il faut verser des pleurs :
+Ses crimes inconnus avaient fait nos malheurs ;
+Et sa vertu souillée à peine s’est punie,
+Qu’aussitôt de ces lieux la peste s’est bannie.
+L’effort de son courage a su nous éblouir :
+D’un si grand désespoir il cherchait à jouir,
+Et de sa fermeté n’empruntait les miracles
+Que pour mieux éviter toute sorte d’obstacles.
+Il s’est rendu par là maître de tout son sort.
+Mais achève, Dymas, le récit de sa mort ;
+Achève d’accabler une âme désolée.
+Il n’est point mort, madame ; et la sienne, ébranlée
+Par les confus remords d’un innocent forfait,
+Attend l’ordre des dieux pour sortir tout à fait.
+Que nous disais-tu donc ? Ce que j’ose encor dire,
+Qu’il vit et ne vit plus, qu’il est mort et respire ;
+Et que son sort douteux, qui seul reste à pleurer,
+Des morts et des vivants semble le séparer.
+J’étais auprès de lui sans aucunes alarmes ;
+Son cour semblait calmé, je le voyais sans armes,
+Quand soudain, attachant ses deux mains sur ses yeux :
+"Prévenons, a-t-il dit, l’injustice des dieux ;
+Commençons à mourir avant qu’ils nous l’ordonnent ;
+Qu’ainsi que mes forfaits mes supplices étonnent.
+Ne voyons plus le ciel après sa cruauté :
+Pour nous venger de lui dédaignons sa clarté ;
+Refusons-lui nos yeux, et gardons quelque vie
+Qui montre encore à tous quelle est sa tyrannie. "
+Là, ses yeux arrachés par ses barbares mains
+Font distiller un sang qui rend l’âme aux Thébains.
+Ce sang si précieux touche à peine la terre,
+Que le courroux du ciel ne leur fait plus la guerre ;
+Et trois mourants guéris au milieu du palais
+De sa part tout d’un coup nous annoncent la paix.
+Cléante vous a dit que par toute la ville…
+Cessons de nous gêner d’une crainte inutile.
+À force de malheurs le ciel fait assez voir
+Que le sang de Laïus a rempli son devoir :
+Son ombre est satisfaite ; et ce malheureux crime
+Ne laisse plus douter du choix de sa victime.
+Un autre ordre demain peut nous être donné.
+Allons voir cependant ce prince infortuné,
+Pleurer auprès de lui notre destin funeste,
+Et remettons aux dieux à disposer du reste.
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+6/6 A !X
+6/6 A !X
+6/6 B !x
+6/6 B !x
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@@ -0,0 +1,1854 @@
+Oui, l’honneur qu’il me rend ne fait que m’outrager ;
+Je vous le dis encor, rien ne peut me changer :
+Ses conquêtes pour moi sont des objets de haine ;
+L’hommage qu’il m’en fait renouvelle ma peine,
+Et comme son amour redouble mon tourment,
+Si je le hais vainqueur, je le déteste amant.
+Voilà quelle je suis, et quelle je veux être,
+Et ce que vous direz au comte votre maître.
+Dites au roi, madame. Ah ! Je ne pense pas
+Que de moi Grimoald exige un coeur si bas :
+S’il m’aime, il doit aimer cette digne arrogance
+Qui brave ma fortune et remplit ma naissance.
+Si d’un roi malheureux et la fuite et la mort
+L’assurent dans son trône à titre du plus fort,
+Ce n’est point à sa veuve à traiter de monarque
+Un prince qui ne l’est qu’à cette triste marque.
+Qu’il ne se flatte point d’un espoir décevant :
+Il est toujours pour moi comte de Bénévent,
+Toujours l’usurpateur du sceptre de nos pères,
+Et toujours, en un mot, l’auteur de mes misères.
+C’est ne connaître pas la source de vos maux,
+Que de les imputer à ses nobles travaux.
+Laissez à sa vertu le prix qu’elle mérite,
+Et n’en accusez plus que votre Pertharite :
+Son ambition seule… Unulphe, oubliez-vous
+Que vous parlez à moi, qu’il était mon époux ?
+Non ; mais vous oubliez que bien que la naissance
+Donnât à son aîné la suprême puissance,
+Il osa toutefois partager avec lui
+Un sceptre dont son bras devait être l’appui ;
+Qu’on vit alors deux rois en votre Lombardie,
+Pertharite à Milan, Gundebert à Pavie,
+Dont ce dernier, piqué par un tel attentat,
+Voulut entre ses mains réunir son état,
+Et ne put voir longtemps en celles de son frère…
+Dites qu’il fut rebelle aux ordres de son père.
+Le roi, qui connaissait ce qu’ils valaient tous deux,
+Mourant entre leurs bras, fit ce partage entre eux :
+Il vit en Pertharite une âme trop royale
+Pour ne lui pas laisser une fortune égale ;
+Et vit en Gundebert un coeur assez abject
+Pour ne mériter pas son frère pour sujet.
+Ce n’est pas attenter aux droits d’une couronne
+Qu’en conserver la part qu’un père nous en donne ;
+De son dernier vouloir c’est se faire des lois,
+Honorer sa mémoire, et défendre son choix.
+Puisque vous le voulez, j’excuse son courage ;
+Mais condamnez du moins l’auteur de ce partage,
+Dont l’amour indiscret pour des fils généreux,
+Les faisant tous deux rois, les a perdus tous deux.
+Ce mauvais politique avait dû reconnaître
+Que le plus grand état ne peut souffrir qu’un maître,
+Que les rois n’ont qu’un trône et qu’une majesté,
+Que leurs enfants entre eux n’ont point d’égalité,
+Et qu’enfin la naissance a son ordre infaillible,
+Qui fait de leur couronne un point indivisible.
+Et toutefois le ciel par les événements
+Fit voir qu’il approuvait ses justes sentiments.
+Du jaloux Gundebert l’ambitieuse haine
+Fondant sur Pertharite, y trouva tôt sa peine.
+Une bataille entre eux vidait leur différend ;
+Il en sortit défait, il en sortit mourant :
+Son trépas nous laissait toute la Lombardie,
+Dont il nous enviait une faible partie ;
+Et j’ai versé des pleurs qui n’auraient pas coulé,
+Si votre Grimoald ne s’en fût point mêlé.
+Il lui promit vengeance, et sa main plus vaillante
+Rendit après sa mort sa haine triomphante :
+Quand nous croyions le sceptre en la nôtre affermi,
+Nous changeâmes de sort en changeant d’ennemi ;
+Et le voyant régner où régnaient les deux frères,
+Jugez à qui je puis imputer nos misères.
+Excusez un amour que vos yeux ont éteint :
+Son coeur pour Édüige en était lors atteint ;
+Et pour gagner la soeur à ses désirs trop chère,
+Il fallut épouser les passions du frère.
+Il arma ses sujets, plus pour la conquérir
+Qu’à dessein de vous nuire ou de le secourir.
+Alors qu’il arriva, Gundebert rendait l’âme,
+Et sut en ce moment abuser de sa flamme.
+" bien, dit-il, que je touche à la fin de mes jours,
+Vous n’avez pas en vain amené du secours ;
+Ma mort vous va laisser ma soeur et ma querelle :
+Si vous l’osez aimer, vous combattrez pour elle. "
+Il la proclame reine ; et sans retardement
+Les chefs et les soldats ayant prêté serment,
+Il en prend d’elle un autre, et de mon prince même :
+" pour montrer à tous deux à quel point je vous aime,
+Je vous donne, dit-il, Grimoald pour époux,
+Mais à condition qu’il soit digne de vous ;
+Et vous ne croirez point, ma soeur, qu’il vous mérite,
+Qu’il n’ait vengé ma mort et détruit Pertharite,
+Qu’il n’ait conquis Milan, qu’il n’y donne la loi.
+À la main d’une reine il faut celle d’un roi. "
+Voilà ce qu’il voulut, voilà ce qu’ils jurèrent,
+Voilà sur quoi tous deux contre vous s’animèrent.
+Non que souvent mon prince, impatient amant,
+N’ait voulu prévenir l’effet de son serment ;
+Mais contre son amour la princesse obstinée
+A toujours opposé la parole donnée ;
+Si bien que ne voyant autre espoir de guérir,
+Il a fallu sans cesse et vaincre et conquérir.
+Enfin, après deux ans, Milan par sa conquête
+Lui donnait Édüige en couronnant sa tête,
+Si ce même Milan dont elle était le prix
+N’eût fait perdre à ses yeux ce qu’ils avaient conquis.
+Avec un autre sort il prit un coeur tout autre :
+Vous fûtes sa captive, et le fîtes le vôtre ;
+Et la princesse alors par un bizarre effet,
+Pour l’avoir voulu roi, le perdit tout à fait.
+Nous le vîmes quitter ses premières pensées,
+N’avoir plus pour l’hymen ces ardeurs empressées,
+éviter Édüige, à peine lui parler,
+Et sous divers prétexte à son tour reculer.
+Ce n’est pas que longtemps il n’ait tâché d’éteindre
+Un feu dont vos vertus avaient lieu de se plaindre ;
+Et tant que dans sa fuite a vécu votre époux,
+N’étant plus à sa soeur, il n’osait être à vous ;
+Mais sitôt que sa mort eut rendu légitime
+Cette ardeur qui n’était jusque-là qu’un doux crime…
+Madame, si j’étais d’un naturel jaloux,
+Je m’inquiéterais de le voir avec vous,
+Je m’imaginerais, ce qui pourrait bien être,
+Que ce fidèle agent vous parle pour son maître ;
+Mais comme mon esprit n’est pas si peu discret
+Qu’il vous veuille envier la douceur du secret,
+De cette opinion j’aime mieux me défendre,
+Pour mettre en votre choix celle que je dois prendre,
+La régler par votre ordre, et croire avec respect
+Tout ce qu’il vous plaira d’un entretien suspect.
+Le secret n’est pas grand qu’aisément on devine,
+Et l’on peut croire alors tout ce qu’on s’imagine.
+Oui, madame, son maître a de fort mauvais yeux ;
+Et s’il m’en pouvait croire, il en userait mieux.
+Il a beau s’éblouir alors qu’il vous regarde,
+Il vous échappera si vous n’y prenez garde.
+Il lui faut obéir, tout amoureux qu’il est,
+Et vouloir ce qu’il veut, quand et comme il lui plaît.
+Avez-vous reconnu par votre expérience
+Qu’il faille déférer à son impatience ?
+Vous ne savez que trop ce que c’est que sa foi.
+Autre est celle d’un comte, autre celle d’un roi ;
+Et comme un nouveau rang forme une âme nouvelle,
+D’un comte déloyal il fait un roi fidèle.
+Mais quelquefois, madame, avec facilité
+On croit des maris morts qui sont pleins de santé ;
+Et lorsqu’on se prépare aux seconds hyménées,
+On voit par leur retour des veuves étonnées.
+Qu’avez-vous vu, madame, ou que vous a-t-on dit ?
+Ce mot un peu trop tôt vous alarme l’esprit.
+Je ne vous parle pas de votre Pertharite ;
+Mais il se pourra faire enfin qu’il ressuscite,
+Qu’il rende à vos désirs leur juste possesseur ;
+Et c’est dont je vous donne avis en bonne soeur.
+N’abusez point d’un nom que votre orgueil rejette.
+Si vous étiez ma soeur, vous seriez ma sujette ;
+Mais un sceptre vaut mieux que les titres du sang,
+Et la nature cède à la splendeur du rang.
+La nouvelle vous fâche, et du moins importune
+L’espoir déjà formé d’une bonne fortune.
+Consolez-vous, madame : il peut n’en être rien ;
+Et souvent on nous dit ce qu’on ne sait pas bien.
+Il sait mal ce qu’il dit, quiconque vous fait croire
+Qu’aux feux de Grimoald je trouve quelque gloire.
+Il est vaillant, il règne, et comme il faut régner ;
+Mais toutes ses vertus me le font dédaigner.
+Je hais dans sa valeur l’effort qui le couronne ;
+Je hais dans sa bonté les coeurs qu’elle lui donne ;
+Je hais dans sa prudence un grand peuple charmé ;
+Je hais dans sa justice un tyran trop aimé ;
+Je hais ce grand secret d’assurer sa conquête,
+D’attacher fortement ma couronne à sa tête ;
+Et le hais d’autant plus que je vois moins de jour
+À déduire un vainqueur qui règne avec amour.
+Cette haine qu’en vous sa vertu même excite
+Est fort ingénieuse à voir tout son mérite ;
+Et qui nous parle ainsi d’un objet odieux
+En dirait bien du mal s’il plaisait à ses yeux.
+Qui hait brutalement permet tout à sa haine :
+Il s’emporte, il se jette où sa fureur l’entraîne,
+Il ne veut avoir d’yeux que pour ses faux portraits ;
+Mais qui hait par devoir ne s’aveugle jamais :
+C’est sa raison qui hait, qui toujours équitable,
+Voit en l’objet haï ce qu’il a d’estimable,
+Et verrait en l’aimé ce qu’il y faut blâmer,
+Si ce même devoir lui commandait d’aimer.
+Vous en savez beaucoup. Je sais comme il faut vivre.
+Vous êtes donc, madame, un grand exemple à suivre.
+Pour vivre l’âme saine, on n’a qu’à m’imiter.
+Et qui veut vivre aimé n’a qu’à vous en conter ?
+J’aime en vous un soupçon qui vous sert de supplice :
+S’il me fait quelque outrage, il m’en fait bien justice.
+Quoi ? Vous refuseriez Grimoald pour époux ?
+Si je veux l’accepter, m’en empêcherez-vous ?
+Ce qui jusqu’à présent vous donne tant d’alarmes,
+Sitôt qu’il me plaira, vous coûtera des larmes ;
+Et quelque grand pouvoir que vous preniez sur moi,
+Je n’ai qu’à dire un mot pour vous faire la loi.
+N’aspirez point, madame, où je voudrai prétendre :
+Tout son coeur est à moi, si je daigne le prendre.
+Consolez-vous pourtant : il m’en fait l’offre en vain ;
+Je veux bien sa couronne, et ne veux point sa main.
+Faites, si vous pouvez, revivre Pertharite,
+Pour l’opposer aux feux dont votre amour s’irrite.
+Produisez un fantôme, ou semez un faux bruit,
+Pour remettre en vos fers un prince qui vous fuit ;
+J’aiderai votre feinte, et ferai mon possible
+Pour tromper avec vous ce monarque invincible,
+Pour renvoyer chez vous les voeux qu’on vient m’offrir,
+Et n’avoir plus chez moi d’importuns à souffrir.
+Qui croit déjà ce bruit un tour de mon adresse,
+De son effet sans doute aurait peu d’allégresse,
+Et loin d’aider la feinte avec sincérité,
+Pourrait fermer les yeux même à la vérité.
+Après m’avoir fait perdre époux et diadème,
+C’est trop que d’attenter jusqu’à ma gloire même,
+Qu’ajouter l’infamie à de si rudes coups.
+Connaissez-moi, madame, et désabusez-vous.
+Je ne vous cèle point qu’ayant l’âme royale,
+L’amour du sceptre encor me fait votre rivale,
+Et que je ne puis voir d’un coeur lâche et soumis
+La soeur de mon époux déshériter mon fils ;
+Mais que dans mes malheurs jamais je me dispose
+À les vouloir finir m’unissant à leur cause,
+À remonter au trône, où vont tous mes désirs,
+En épousant l’auteur de tous mes déplaisirs !
+Non, non, vous présumez en vain que je m’apprête
+À faire de ma main sa dernière conquête :
+Unulphe peut vous dire en fidèle témoin
+Combien à me gagner il perd d’art et de soin.
+Si malgré la parole et donnée et reçue,
+Il cessa d’être à vous au moment qu’il m’eut vue,
+Aux cendres d’un mari tous mes feux réservés
+Lui rendent les mépris que vous en recevez.
+Approche, Grimoald, et dis à ta jalouse,
+À qui du moins ta foi doit le titre d’épouse,
+Si depuis que pour moi je t’ai vu soupirer,
+Jamais d’un seul coup d’oeil je t’ai fait espérer ;
+Ou si tu veux laisser pour éternelle gêne
+À cette ambitieuse une frayeur si vaine,
+Dis-moi de mon époux le déplorable sort :
+Il vit, il vit encor, si j’en crois son rapport ;
+De ses derniers honneurs les magnifiques pompes
+Ne sont qu’illusions avec quoi tu me trompes ;
+Et ce riche tombeau que lui fait son vainqueur
+N’est qu’un appas superbe à surprendre mon coeur.
+Madame, vous savez ce qu’on m’est venu dire,
+Qu’allant de ville en ville et d’empire en empire
+Contre Édüige et moi mendier du secours,
+Auprès du roi des Huns il a fini ses jours ;
+Et si depuis sa mort j’ai tâché de vous rendre…
+Qu’elle soit vraie ou non, tu n’en dois rien attendre.
+Je dois à sa mémoire, à moi-même, à son fils,
+Ce que je dus aux noeuds qui nous avaient unis.
+Ce n’est qu’à le venger que tout mon coeur s’applique ;
+Et puisqu’il faut enfin que tout ce coeur s’explique,
+Si je puis une fois échapper de tes mains,
+J’irai porter partout de si justes desseins :
+J’irai dessus ses pas aux deux bouts de la terre
+Chercher des ennemis à te faire la guerre ;
+Ou s’il me faut languir prisonnière en ces lieux,
+Mes voeux demanderont cette vengeance aux cieux,
+Et ne cesseront point jusqu’à ce que leur foudre
+Sur mon trône usurpé brise ta tête en poudre.
+Madame, vous voyez avec quels sentiments
+Je mets ce grand obstacle à vos contentements.
+Adieu : si vous pouvez, conservez ma couronne,
+Et regagnez un coeur que je vous abandonne.
+Qu’avez-vous dit, madame, et que supposez-vous
+Pour la faire douter du sort de son époux ?
+Depuis quand et de qui savez-vous qu’il respire ?
+Ce confident si cher pourra vous le redire.
+M’auriez-vous accusé d’avoir feint son trépas ?
+Ne vous alarmez point, elle ne m’en croit pas.
+Son destin est plus doux veuve que mariée,
+Et de croire sa mort vous l’avez trop priée.
+Mais enfin ? Mais enfin, chacun sait ce qu’il sait ;
+Et quand il sera temps nous en verrons l’effet.
+épouse-la, parjure, et fais-en une infâme :
+Qui ravit un état peut ravir une femme ;
+L’adultère et le rapt sont du droit des tyrans.
+Vous me donniez jadis des titres différents.
+Quand pour vous acquérir je gagnais des batailles,
+Que mon bras de Milan foudroyait les murailles,
+Que je semais partout la terreur et l’effroi,
+J’étais un grand héros, j’étais un digne roi ;
+Mais depuis que je règne en prince magnanime,
+Qui chérit la vertu, qui sait punir le crime,
+Que le peuple sous moi voit ses destins meilleurs,
+Je ne suis qu’un tyran, parce que j’aime ailleurs.
+Ce n’est plus la valeur, ce n’est plus la naissance
+Qui donne quelque droit à la toute-puissance :
+C’est votre amour lui seul qui fait des conquérants,
+Suivant qu’ils sont à vous, des rois ou des tyrans.
+Si ce titre odieux s’acquiert à vous déplaire,
+Je n’ai qu’à vous aimer, si je veux m’en défaire ;
+Et ce même moment, de lâche usurpateur,
+Me fera vrai monarque en vous rendant mon coeur.
+Ne prétends plus au mien après ta perfidie.
+J’ai mis entre tes mains toute la Lombardie ;
+Mais ne t’aveugle point dans ton nouveau souci :
+Ce n’est que sous mon nom que tu règnes ici,
+Et le peuple bientôt montrera par sa haine
+Qu’il n’adorait en toi que l’amant de sa reine,
+Qu’il ne respectait qu’elle, et ne veut point d’un roi
+Qui commence par elle à violer sa foi.
+Si vous étiez, madame, au milieu de Pavie,
+Dont vous fit reine un frère en sortant de la vie,
+Ce discours, quoique même un peu hors de saison,
+Pourrait avoir du moins quelque ombre de raison.
+Mais ici, dans Milan, dont j’ai fait ma conquête,
+Où ma seule valeur a couronné ma tête,
+Au milieu d’un état où tout le peuple à moi
+Ne saurait craindre en vous que l’amour de son roi,
+La menace impuissante est de mauvaise grâce :
+Avec tant de faiblesse il faut la voix plus basse.
+J’y règne, et régnerai malgré votre courroux ;
+J’y fais à tous justice, et commence par vous.
+Par moi ? Par vous, madame. Après la foi reçue !
+Après deux ans d’amour si lâchement déçue !
+Dites après deux ans de haine et de mépris,
+Qui de toute ma flamme ont été le seul prix.
+Appelles-tu mépris une amitié sincère ?
+Une amitié fidèle à la haine d’un frère,
+Un long orgueil armé d’un frivole serment,
+Pour s’opposer sans cesse au bonheur d’un amant.
+Si vous m’aviez aimé, vous n’auriez pas eu honte
+D’attacher votre sort à la valeur d’un comte.
+Jusqu’à ce qu’il fût roi vous plaire à le gêner,
+C’était vouloir vous vendre, et non pas vous donner.
+Je me suis donc fait roi pour plaire à votre envie :
+J’ai conquis votre coeur au péril de ma vie ;
+Mais alors qu’il m’est dû, je suis en liberté
+De vous laisser un bien que j’ai trop acheté,
+Et votre ambition est justement punie
+Quand j’affranchis un roi de votre tyrannie.
+Un roi doit pouvoir tout ; et je ne suis pas roi,
+S’il ne m’est pas permis de disposer de moi.
+C’est quitter, c’est trahir les droits du diadème,
+Que sur le haut d’un trône être esclave moi-même ;
+Et dans ce même trône où vous m’avez voulu,
+Sur moi comme sur tous je dois être absolu :
+C’est le prix de mon sang ; souffrez que j’en dispose,
+Et n’accusez que vous du mal que je vous cause.
+Pour un grand conquérant que tu te défends mal !
+Et quel étrange roi tu fais de Grimoald !
+Ne dis plus que ce rang veut que tu m’abandonnes,
+Et que la trahison est un droit des couronnes ;
+Mais si tu veux trahir, trouve du moins, ingrat,
+De plus belles couleurs dans les raisons d’état.
+Dis qu’un usurpateur doit amuser la haine
+Des peuples mal domptés, en épousant leur reine ;
+Leur faire présumer qu’il veut rendre à son fils
+Un sceptre sur le père injustement conquis ;
+Qu’il ne veut gouverner que durant son enfance,
+Qu’il ne veut qu’en dépôt la suprême puissance,
+Qu’il ne veut autre titre en leur donnant la loi,
+Que d’époux de la reine et de tuteur du roi ;
+Dis que sans cet hymen ta puissance t’échappe,
+Qu’un vieil amour des rois la détruit et la sape ;
+Dis qu’un tyran qui règne en pays ennemi
+N’y saurait voir son trône autrement affermi.
+De cette illusion l’apparence plausible
+Rendrait ta lâcheté peut-être moins visible ;
+Et l’on pourrait donner à la nécessité
+Ce qui n’est qu’un effet de ta légèreté.
+J’embrasse un bon avis, de quelque part qu’il vienne.
+Unulphe, allez trouver la reine, de la mienne,
+Et tâchez par cette offre à vaincre sa rigueur.
+Madame, c’est à vous que je devrai son coeur ;
+Et pour m’en revancher, je prendrai soin moi-même
+De faire choix pour vous d’un mari qui vous aime,
+Qui soit digne de vous, et puisse mériter
+L’amour que, malgré moi, vous voulez me porter.
+Traître, je n’en veux point que ta mort ne me donne,
+Point qui n’ait par ton sang affermi ma couronne.
+Vous pourrez à ce prix en trouver aisément.
+Remettez la princesse à son appartement,
+Duc ; et tâchez à rompre un dessein sur ma vie
+Qui me ferait trembler si j’étais à Pavie.
+Crains-moi, crains-moi partout : et Pavie, et Milan,
+Tout lieu, tout bras est propre à punir un tyran ;
+Et tu n’as point de forts où vivre en assurance,
+Si de ton sang versé je suis la récompense.
+Dissimulez du moins ce violent courroux :
+Je deviendrais tyran, mais ce serait pour vous.
+Va, je n’ai point le coeur assez lâche pour feindre.
+Allez donc ; et craignez, si vous me faites craindre.
+Je l’ai dit à mon traître, et je vous le redis :
+Je me dois cette joie après de tels mépris ;
+Et mes ardents souhaits de voir punir son change
+Assurent ma conquête à quiconque me venge.
+Suivez le mouvement d’un si juste courroux,
+Et sans perdre de voeux obtenez-moi de vous.
+Pour gagner mon amour il faut servir ma haine :
+À ce prix est le sceptre, à ce prix une reine ;
+Et Grimoald puni rendra digne de moi
+Quiconque ose m’aimer, ou se veut faire roi.
+Mettre à ce prix vos feux et votre diadème,
+C’est ne connaître pas votre haine et vous-même ;
+Et qui, sous cet espoir, voudrait vous obéir,
+Chercherait les moyens de se faire haïr.
+Grimoald inconstant n’a plus pour vous de charmes,
+Mais Grimoald puni vous coûterait des larmes.
+À cet objet sanglant, l’effort de la pitié
+Reprendrait tous les droits d’une vieille amitié
+Et son crime en son sang éteint avec sa vie
+Passerait en celui qui vous aurait servie.
+Quels que soient ses mépris, peignez-vous bien sa mort,
+Madame, et votre coeur n’en sera pas d’accord.
+Quoi qu’un amant volage excite de colère,
+Son change est odieux, mais sa personne est chère ;
+Et ce qu’a joint l’amour a beau se désunir,
+Pour le rejoindre mieux il ne faut qu’un soupir.
+Ainsi n’espérez pas que jamais on s’assure
+Sur les bouillants transports qu’arrache son parjure.
+Si le ressentiment de sa légèreté
+Aspire à la vengeance avec sincérité,
+En quelques dignes mains qu’il veuille la remettre,
+Il vous faut vous donner, et non pas vous promettre,
+Attacher votre sort, avec le nom d’époux,
+À la valeur du bras qui s’armera pour vous.
+Tant qu’on verra ce prix en quelque incertitude,
+L’oserait-on punir de son ingratitude ?
+Votre haine tremblante est un mauvais appui
+À quiconque pour vous entreprendrait sur lui ;
+Et quelque doux espoir qu’offre cette colère,
+Une plus forte haine en serait le salaire.
+Donnez-vous donc, madame, et faites qu’un vengeur
+N’ait plus à redouter le désaveu du coeur.
+Que vous m’êtes cruel en faveur d’un infâme,
+De vouloir, malgré moi, lire au fond de mon âme,
+Où mon amour trahi, que j’éteins à regret,
+Lui fait contre ma haine un partisan secret !
+Quelques justes arrêts que ma bouche prononce,
+Ce sont de vains efforts où tout mon coeur renonce.
+Ce lâche malgré moi l’ose encor protéger,
+Et veut mourir du coup qui m’en pourrait venger.
+Vengez-moi toutefois, mais d’une autre manière :
+Pour conserver mes jours, laissez-lui la lumière.
+Quelque mort que je doive à son manque de foi,
+Ôtez-lui Rodelinde, et c’est assez pour moi ;
+Faites qu’elle aime ailleurs, et punissez son crime
+Par ce désespoir même où son change m’abîme.
+Faites plus : s’il est vrai que je puis tout sur vous,
+Ramenez cet ingrat tremblant à mes genoux,
+Le repentir au coeur, les pleurs sur le visage,
+De tant de lâchetés me faire un plein hommage,
+Implorer le pardon qu’il ne mérite pas,
+Et remettre en mes mains sa vie et son trépas.
+Ajoutez-y, madame, encor qu’à vos yeux même
+Cette odieuse main perce un coeur qui vous aime,
+Et que l’amant fidèle, au volage immolé,
+Expie au lieu de lui ce qu’il a violé.
+L’ordre en sera moins rude, et moindre le supplice,
+Que celui qu’à mes feux prescrit votre injustice :
+Et le trépas en soi n’a rien de rigoureux
+À l’égal de vous rendre un rival plus heureux.
+Duc, vous vous alarmez faute de me connaître :
+Mon coeur n’est pas si bas qu’il puisse aimer un traître.
+Je veux qu’il se repente, et se repente en vain,
+Rendre haine pour haine, et dédain pour dédain ;
+Je veux qu’en vain son âme, esclave de la mienne,
+Me demande sa grâce, et jamais ne l’obtienne,
+Qu’il soupire sans fruit ; et pour le punir mieux,
+Je veux même à mon tour vous aimer à ses yeux.
+Le pourrez-vous, madame, et savez-vous vos forces ?
+Savez-vous de l’amour quelles sont les amorces ?
+Savez-vous ce qu’il peut, et qu’un visage aimé
+Est toujours trop aimable à ce qu’il a charmé ?
+Si vous ne m’abusez, votre coeur vous abuse.
+L’inconstance jamais n’a de mauvaise excuse ;
+Et comme l’amour seul fait le ressentiment,
+Le moindre repentir obtient grâce à l’amant.
+Quoi qu’il puisse arriver, donnez-vous cette gloire
+D’avoir sur cet ingrat rétabli ma victoire ;
+Sans songer qu’à me plaire exécutez mes lois,
+Et pour l’événement laissez tout à mon choix :
+Souffrez qu’en liberté je l’aime ou le néglige.
+L’amant est trop payé quand son service oblige ;
+Et quiconque en aimant aspire à d’autres prix
+N’a qu’un amour servile et digne de mépris.
+Le véritable amour jamais n’est mercenaire,
+Il n’est jamais souillé de l’espoir du salaire,
+Il ne veut que servir, et n’a point d’intérêt
+Qu’il n’immole à celui de l’objet qui lui plaît.
+Voyez donc Grimoald, tâchez à le réduire :
+Faites-moi triompher au hasard de vous nuire ;
+Et si je prends pour lui des sentiments plus doux,
+Vous m’aurez faite heureuse, et c’est assez pour vous.
+Je verrai par l’effort de votre obéissance
+Où doit aller celui de ma reconnaissance.
+Cependant, s’il est vrai que j’ai pu vous charmer,
+Aimez-moi plus que vous, ou cessez de m’aimer :
+C’est par là seulement qu’on mérite Édüige.
+Je veux bien qu’on espère, et non pas qu’on exige.
+Je ne veux rien devoir ; mais lorsqu’on me sert bien,
+On peut attendre tout de qui ne promet rien.
+Quelle confusion ! Et quelle tyrannie
+M’ordonne d’espérer ce qu’elle me dénie !
+Et de quelle façon est-ce écouter des voeux,
+Qu’obliger un amant à travailler contre eux ?
+Simple, ne prétends pas, sur cet espoir frivole,
+Que je tâche à te rendre un coeur que je te vole.
+Je t’aime, mais enfin je m’aime plus que toi.
+C’est moi seul qui le porte à ce manque de foi ;
+Auprès d’un autre objet c’est moi seul qui l’engage :
+Je ne détruirai pas moi-même mon ouvrage.
+Il m’a choisi pour toi, de peur qu’un autre époux
+Avec trop de chaleur n’embrasse ton courroux ;
+Mais lui-même il se trompe en l’amant qu’il te donne.
+Je t’aime, et puissamment, mais moins que la couronne ;
+Et mon ambition, qui tâche à te gagner,
+Ne cherche en ton hymen que le droit de régner.
+De tes ressentiments s’il faut que je l’obtienne,
+Je saurai joindre encor cent haines à la tienne,
+L’ériger en tyran par mes propres conseils,
+De sa perte par lui dresser les appareils,
+Mêler si bien l’adresse avec un peu d’audace,
+Qu’il ne faille qu’oser pour me mettre en sa place ;
+Et comme en t’épousant j’en aurai droit de toi,
+Je t’épouserai lors, mais pour me faire roi.
+Mais voici Grimoald. Eh bien ! Quelle espérance,
+Duc ? Et qu’obtiendrons-nous de ta persévérance ?
+Ne me commandez plus, seigneur, de l’adorer,
+Ou ne lui laissez plus aucun lieu d’espérer.
+Quoi ? De tout mon pouvoir je l’avais irritée
+Pour faire que ta flamme en fût mieux écoutée,
+Qu’un dépit redoublé, la pressant contre moi,
+La rendît plus facile à recevoir ta foi,
+Et fît tomber ainsi par ses ardeurs nouvelles
+Le dépôt de sa haine en des mains si fidèles :
+Cependant son espoir à mon trône attaché
+Par aucun de nos soins n’en peut être arraché !
+Mais as-tu bien promis ma tête à sa vengeance ?
+Ne l’as-tu point offerte avecque négligence,
+Avec quelque froideur qui l’ait fait soupçonner
+Que tu la promettais sans la vouloir donner ?
+Je n’ai rien oublié de ce qui peut séduire
+Un vrai ressentiment qui voudrait vous détruire ;
+Mais son feu mal éteint ne se peut déguiser :
+Son plus ardent courroux brûle de s’apaiser ;
+Et je n’obtiendrai point, seigneur, qu’elle m’écoute,
+Jusqu’à ce qu’elle ait vu votre hymen hors de doute,
+Et que de Rodelinde étant l’illustre époux,
+Vous chassiez de son coeur tout espoir d’être à vous.
+Hélas ! Je mets en vain toute chose en usage :
+Ni prières ni voeux n’ébranlent son courage.
+Malgré tous mes respects, je vois de jour en jour
+Croître sa résistance autant que mon amour ;
+Et si l’offre d’Unulphe à présent ne la touche,
+Si l’intérêt d’un fils ne la rend moins farouche,
+Désormais je renonce à l’espoir d’amollir
+Un coeur que tant d’efforts ne font qu’enorgueillir.
+Non, non, seigneur, il faut que cet orgueil vous cède ;
+Mais un mal violent veut un pareil remède.
+Montrez-vous tout ensemble amant et souverain,
+Et sachez commander, si vous priez en vain.
+Que sert ce grand pouvoir qui suit le diadème,
+Si l’amant couronné n’en use pour soi-même ?
+Un roi n’est pas moins roi pour se laisser charmer,
+Et doit faire obéir qui ne veut pas aimer.
+Porte, porte aux tyrans tes damnables maximes :
+Je hais l’art de régner qui se permet des crimes.
+De quel front donnerais-je un exemple aujourd’hui
+Que mes lois dès demain puniraient en autrui ?
+Le pouvoir absolu n’a rien de redoutable
+Dont à sa conscience un roi ne soit comptable.
+L’amour l’excuse mal, s’il règne injustement,
+Et l’amant couronné doit n’agir qu’en amant.
+Si vous n’osez forcer, du moins faites-vous craindre :
+Daignez, pour être heureux, un moment vous contraindre ;
+Et si l’offre d’Unulphe en reçoit des mépris,
+Menacez hautement de la mort de son fils.
+Que par ces lâchetés j’ose me satisfaire !
+Si vous n’osez parler, du moins laissez-nous faire :
+Nous saurons vous servir, seigneur, et malgré vous.
+Prêtez-nous seulement un moment de courroux,
+Et permettez après qu’on l’explique et qu’on feigne
+Ce que vous n’osez dire, et qu’il faut qu’elle craigne.
+Vous désavouerez tout. Après de tels projets,
+Les rois impunément dédisent leurs sujets.
+Sachons ce qu’il a fait avant que de résoudre
+Si je dois en tes mains laisser gronder ce foudre.
+Que faut-il faire, Unulphe ? Est-il temps de mourir ?
+N’as-tu vu pour ton roi nul espoir de guérir ?
+Rodelinde, seigneur, enfin plus raisonnable,
+Semble avoir dépouillé cet orgueil indomptable :
+Elle a reçu votre offre avec tant de douceur…
+Mais l’a-t-elle acceptée ? As-tu touché son coeur ?
+A-t-elle montré joie ? En paraît-elle émue ?
+Peut-elle s’abaisser jusqu’à souffrir ma vue ?
+Qu’a-t-elle dit enfin ? Beaucoup, sans dire rien :
+Elle a paisiblement souffert mon entretien ;
+Son âme à mes discours surprise, mais tranquille…
+Ah ! C’est m’assassiner d’un discours inutile :
+Je ne veux rien savoir de sa tranquillité ;
+Dis seulement un mot de sa facilité.
+Quand veut-elle à son fils donner mon diadème ?
+Elle en veut apporter la réponse elle-même.
+Quoi ? Tu n’as su pour moi plus avant l’engager ?
+Seigneur, c’est assez dire à qui veut bien juger :
+Vous n’en sauriez avoir une preuve plus claire.
+Qui demande à vous voir ne veut pas vous déplaire ;
+Ses refus se seraient expliqués avec moi,
+Sans chercher la présence et le courroux d’un roi.
+Mais touchant cet époux qu’Édüige ranime ?…
+De ce discours en l’air elle fait peu d’estime :
+L’artifice est si lourd, qu’il ne peut l’émouvoir,
+Et d’une main suspecte il n’a point de pouvoir.
+Édüige elle-même est mal persuadée
+D’un retour dont elle aime à vous donner l’idée ;
+Et ce n’est qu’un faux jour qu’elle a voulu jeter
+Pour lui troubler la vue et vous inquiéter.
+Mais déjà Rodelinde apporte sa réponse.
+Ah ! J’entends mon arrêt sans qu’on me le prononce :
+Je vais mourir, Unulphe, et ton zèle pour moi
+T’abuse le premier, et m’abuse après toi.
+Espérez mieux, seigneur. Tu le veux, et j’espère.
+Mais que cette douceur va devenir amère !
+Et que ce peu d’espoir où tu me viens forcer
+Rendra rudes les coups dont on va me percer !
+Madame, il est donc vrai que votre âme sensible
+À la compassion s’est rendue accessible ;
+Qu’elle fait succéder dans ce coeur plus humain
+La douceur à la haine et l’estime au dédain,
+Et que laissant agir une bonté cachée,
+À de si longs mépris elle s’est arrachée ?
+Ce coeur dont tu te plains, de ta plainte est surpris :
+Comte, je n’eus pour toi jamais aucun mépris ;
+Et ma haine elle-même aurait cru faire un crime
+De t’avoir dérobé ce qu’on te doit d’estime.
+Quand je vois ta conduite en mes propres états
+Achever sur les coeurs l’ouvrage de ton bras,
+Avec ces mêmes coeurs qu’un si grand art te donne
+Je dis que la vertu règne dans ta personne ;
+Avec eux je te loue, et je doute avec eux
+Si sous leur vrai monarque ils seraient plus heureux :
+Tant ces hautes vertus qui fondent ta puissance
+Réparent ce qui manque à l’heur de ta naissance !
+Mais quoi qu’on en ait vu d’admirable et de grand,
+Ce que m’en dit Unulphe aujourd’hui me surprend.
+Un vainqueur dans le trône, un conquérant qu’on aime,
+Faisant justice à tous, se la fait à soi-même !
+Se croit usurpateur sur ce trône conquis !
+Et ce qu’il ôte au père, il veut le rendre au fils !
+Comte, c’est un effort à dissiper la gloire
+Des noms les plus fameux dont se pare l’histoire,
+Et que le grand Auguste ayant osé tenter,
+N’osa prendre du coeur jusqu’à l’exécuter.
+Je viens donc y répondre, et de toute mon âme
+Te rendre pour mon fils… Ah ! C’en est trop, madame ;
+Ne vous abaissez point à des remerciements :
+C’est moi qui vous dois tout ; et si mes sentiments…
+Souffre les miens, de grâce, et permets que je mette
+Cet effort merveilleux en sa gloire parfaite,
+Et que ma propre main tâche d’en arracher
+Tout ce mélange impur dont tu le veux tacher ;
+Car enfin cet effort est de telle nature,
+Que la source en doit être à nos yeux toute pure :
+La vertu doit régner dans un si grand projet,
+En être seule cause, et l’honneur seul objet ;
+Et depuis qu’on le souille ou d’espoir de salaire,
+Ou de chagrin d’amour, ou de souci de plaire,
+Il part indignement d’un courage abattu
+Où la passion règne, et non pas la vertu.
+Comte, penses-y bien ; et pour m’avoir aimée,
+N’imprime point de tache à tant de renommée ;
+Ne crois que ta vertu : laisse-la seule agir,
+De peur qu’un tel effort ne te donne à rougir.
+On publierait de toi que les yeux d’une femme
+Plus que ta propre gloire auraient touché ton âme ;
+On dirait qu’un héros si grand, si renommé,
+Ne serait qu’un tyran s’il n’avait point aimé.
+Donnez-moi cette honte, et je la tiens à gloire :
+Faites de vos mépris ma dernière victoire,
+Et souffrez qu’on impute à ce bras trop heureux
+Que votre seul amour l’a rendu généreux.
+Souffrez que cet amour, par un effort si juste,
+Ternisse le grand nom et les hauts faits d’Auguste,
+Qu’il ait plus de pouvoir que ses vertus n’ont eu.
+Qui n’adore que vous n’aime que la vertu.
+Cet effort merveilleux est de telle nature,
+Qu’il ne saurait partir d’une source plus pure ;
+Et la plus noble enfin des belles passions
+Ne peut faire de tache aux grandes actions.
+Comte, ce qu’elle jette à tes yeux de poussière
+Pour voir ce que tu fais les laisse sans lumière.
+À ces conditions rendre un sceptre conquis,
+C’est asservir la mère en couronnant le fils ;
+Et pour en bien parler, ce n’est pas tant le rendre,
+Qu’au prix de mon honneur indignement le vendre.
+Ta gloire en pourrait croître, et tu le veux ainsi ;
+Mais l’éclat de la mienne en serait obscurci.
+Quel que soit ton amour, quel que soit ton mérite,
+La défaite et la mort de mon cher Pertharite,
+D’un sanglant caractère ébauchant tes hauts faits,
+Les peignent à mes yeux comme autant de forfaits ;
+Et ne pouvant les voir que d’un oeil d’ennemie,
+Je n’y puis prendre part sans entière infamie.
+Ce sont des sentiments que je ne puis trahir :
+Je te dois estimer, mais je te dois haïr ;
+Je dois agir en veuve autant qu’en magnanime,
+Et porter cette haine aussi loin que l’estime.
+Ah ! Forcez-vous, de grâce, à des termes plus doux
+Pour des crimes qui seuls m’ont fait digne de vous :
+Par eux seuls ma valeur en tête d’une armée
+A des plus grands héros atteint la renommée ;
+Par eux seuls j’ai vaincu, par eux seuls j’ai régné,
+Par eux seuls ma justice a tant de coeurs gagné,
+Par eux seuls j’ai paru digne du diadème,
+Par eux seuls je vous vois, par eux seuls je vous aime,
+Et par eux seuls enfin mon amour tout parfait
+Ose faire pour vous ce qu’on n’a jamais fait.
+Tu ne fais que pour toi, s’il t’en faut récompense ;
+Et je te dis encor que toute ta vaillance,
+T’ayant fait vers moi seule à jamais criminel,
+A mis entre nous deux un obstacle éternel.
+Garde donc ta conquête, et me laisse ma gloire ;
+Respecte d’un époux et l’ombre et la mémoire :
+Tu l’as chassé du trône et non pas de mon coeur.
+Unulphe, c’est donc là toute cette douceur !
+C’est là comme son âme, enfin plus raisonnable,
+Semble avoir dépouillé cet orgueil indomptable !
+Seigneur, souvenez-vous qu’il est temps de parler.
+Oui, l’affront est trop grand pour le dissimuler :
+Elle en sera punie, et puisqu’on me méprise,
+Je deviendrai tyran de qui me tyrannise,
+Et ne souffrirai plus qu’une indigne fierté
+Se joue impunément de mon trop de bonté.
+Eh bien ! Deviens tyran : renonce à ton estime ;
+Renonce au nom de juste, au nom de magnanime…
+La vengeance est plus douce enfin que ces vains noms ;
+S’ils me font malheureux, à quoi me sont-ils bons ?
+Je me ferai justice en domptant qui me brave.
+Qui ne veut point régner mérite d’être esclave.
+Allez, sans irriter plus longtemps mon courroux,
+Attendre ce qu’un maître ordonnera de vous.
+Qui ne craint point la mort craint peu quoi qu’il ordonne.
+Vous la craindrez peut-être en quelque autre personne.
+Quoi ? Tu voudrais… Allez, et ne me pressez point ;
+On vous pourra trop tôt éclaircir sur ce point.
+Voilà tous les efforts qu’enfin j’ai pu me faire.
+Toute ingrate qu’elle est, je tremble à lui déplaire ;
+Et ce peu que j’ai fait, suivi d’un désaveu,
+Gêne autant ma vertu comme il trahit mon feu.
+Achève, Garibalde : Unulphe est trop crédule,
+Il prend trop aisément un espoir ridicule ;
+Menace, puisqu’enfin c’est perdre temps qu’offrir.
+Toi qui m’as trop flatté, viens m’aider à souffrir.
+Ce n’est plus seulement l’offre d’un diadème
+Que vous fait pour un fils un prince qui vous aime,
+Et de qui le refus ne puisse être imputé
+Qu’à fermeté de haine ou magnanimité :
+Il y va de sa vie, et la juste colère
+Où jettent cet amant les mépris de la mère,
+Veut punir sur le sang de ce fils innocent
+La dureté d’un coeur si peu reconnaissant.
+C’est à vous d’y penser : tout le choix qu’on vous donne,
+C’est d’accepter pour lui la mort ou la couronne.
+Son sort est en vos mains : aimer ou dédaigner
+Le va faire périr ou le faire régner.
+S’il me faut faire un choix d’une telle importance,
+On me donnera bien le loisir que j’y pense.
+Pour en délibérer vous n’avez qu’un moment :
+J’en ai l’ordre pressant ; et sans retardement,
+Madame, il faut résoudre, et s’expliquer sur l’heure :
+Un mot est bientôt dit. Si vous voulez qu’il meure,
+Prononcez-en l’arrêt, et j’en prendrai la loi
+Pour faire exécuter les volontés du roi.
+Un mot est bientôt dit ; mais dans un tel martyre
+On n’a pas bientôt vu quel mot c’est qu’il faut dire ;
+Et le choix qu’on m’ordonne est pour moi si fatal,
+Qu’à mes yeux des deux parts le supplice est égal.
+Puisqu’il faut obéir, fais-moi venir ton maître.
+Quel choix avez-vous fait ? Je lui ferai connaître
+Que si… C’est avec moi qu’il vous faut achever :
+Il est las désormais de s’entendre braver ;
+Et si je ne lui porte une entière assurance
+Que vos désirs enfin suivent son espérance,
+Sa vue est un honneur qui vous est défendu.
+Que me dis-tu, perfide ? Ai-je bien entendu ?
+Tu crains donc qu’une femme, à force de se plaindre,
+Ne sauve une vertu que tu tâches d’éteindre,
+Ne remette un héros au rang de ses pareils,
+Dont tu veux l’arracher par tes lâches conseils ?
+Oui, je l’épouserai, ce trop aveugle maître,
+Tout cruel, tout tyran que tu le forces d’être :
+Va, cours l’en assurer ; mais penses-y deux fois.
+Crains-moi, crains son amour, s’il accepte mon choix.
+Je puis beaucoup sur lui ; j’y pourrai davantage,
+Et régnerai peut-être après cet esclavage.
+Vous régnerez, madame, et je serai ravi
+De mourir glorieux pour l’avoir bien servi.
+Va, je lui ferai voir que de pareils services
+Sont dignes seulement des plus cruels supplices,
+Et que de tous les maux dont les rois sont auteurs,
+Ils s’en doivent venger sur de tels serviteurs.
+Tu peux en attendant lui donner cette joie,
+Que pour gagner mon coeur il a trouvé la voie,
+Que ton zèle insolent et ton mauvais destin
+À son amour barbare en ouvrent le chemin.
+Dis-lui, puisqu’il le faut, qu’à l’hymen je m’apprête ;
+Mais fuis-nous, s’il s’achève, et tremble pour ta tête.
+Je veux bien à ce prix vous donner un grand roi.
+Qu’à ce prix donc il vienne, et m’apporte sa foi.
+Votre félicité sera mal assurée
+Dessus un fondement de si peu de durée.
+Vous avez toutefois de si puissants appas…
+Je sais quelques secrets que vous ne savez pas ;
+Et si j’ai moins que vous d’attraits et de mérite,
+J’ai des moyens plus sûrs d’empêcher qu’on me quitte.
+Mon exemple… Souffrez que je n’en craigne rien,
+Et par votre malheur ne jugez pas du mien.
+Chacun à ses périls peut suivre sa fortune,
+Et j’ai quelques soucis que l’exemple importune.
+Ce n’est pas mon dessein de vous importuner.
+Ce n’est pas mon dessein aussi de vous gêner ;
+Mais votre jalousie un peu trop inquiète
+Se donne malgré moi cette gêne secrète.
+Je ne suis point jalouse, et l’infidélité…
+Eh bien ! Soit jalousie ou curiosité,
+Depuis quand sommes-nous en telle intelligence
+Que tout mon coeur vous doive entière confidence ?
+Je n’en prétends aucune, et c’est assez pour moi
+D’avoir bien entendu comme il accepte un roi.
+On n’entend pas toujours ce qu’on croit bien entendre.
+De vrai, dans un discours difficile à comprendre,
+Je ne devine point, et n’en ai pas l’esprit ;
+Mais l’esprit n’a que faire où l’oreille suffit.
+Il faudrait que l’oreille entendît la pensée.
+J’entends assez la vôtre : on vous aura forcée ;
+On vous aura fait peur, ou de la mort d’un fils,
+Ou de ce qu’un tyran se croit être permis,
+Et l’on fera courir quelque mauvaise excuse
+Dont la cour s’éblouisse et le peuple s’abuse.
+Mais cependant ce coeur que vous m’abandonniez…
+Il n’est pas temps encor que vous vous en plaigniez :
+Comme il m’a fait des lois, j’ai des lois à lui faire.
+Il les acceptera pour ne vous pas déplaire ;
+Prenez-en sa parole, il sait bien la garder.
+Pour remonter au trône on peut tout hasarder.
+Laissez-m’en, quoi qu’il fasse, ou la gloire ou la honte,
+Puisque ce n’est qu’à moi que j’en dois rendre conte.
+Si votre coeur souffrait ce que souffre le mien,
+Vous ne vous plairiez pas en un tel entretien ;
+Et votre âme à ce prix voyant un diadème,
+Voudrait en liberté se consulter soi-même.
+Je demande pardon si je vous fais souffrir,
+Et vais me retirer pour ne vous plus aigrir.
+Allez, et demeurez dans cette erreur confuse :
+Vous ne méritez pas que je vous désabuse.
+Ce cher amant sans moi vous entretiendra mieux,
+Et je n’ai plus besoin de rapport de mes yeux.
+Je me rends, Grimoald, mais non pas à la force :
+Le titre que tu prends m’est une douce amorce,
+Et s’empare si bien de mon affection,
+Qu’elle ne veut de toi qu’une condition :
+Si je n’ai pu t’aimer et juste et magnanime,
+Quand tu deviens tyran je t’aime dans le crime ;
+Et pour moi ton hymen est un souverain bien,
+S’il rend ton nom infâme aussi bien que le mien.
+Que j’aimerai, madame, une telle infamie
+Qui vous fera cesser d’être mon ennemie !
+Achevez, achevez, et sachons à quel prix
+Je puis mettre une borne à de si longs mépris :
+Je ne veux qu’une grâce, et disposez du reste.
+Je crains pour Garibalde une haine funeste,
+Je la crains pour Unulphe : à cela près, parlez.
+Va, porte cette crainte à des coeurs ravalés ;
+Je ne m’abaisse point aux faiblesses des femmes
+Jusques à me venger de ces petites âmes.
+Si leurs mauvais conseils me forcent de régner,
+Je les en dois haïr, et sais les dédaigner.
+Le ciel, qui punit tout, choisira pour leur peine
+Quelques moyens plus bas que cette illustre haine.
+Qu’ils vivent cependant, et que leur lâcheté
+À l’ombre d’un tyran trouve sa sûreté.
+Ce que je veux de toi porte le caractère
+D’une vertu plus haute et digne de te plaire.
+Tes offres n’ont point eu d’exemples jusqu’ici,
+Et ce que je demande est sans exemple aussi ;
+Mais je veux qu’il te donne une marque infaillible
+Que l’intérêt d’un fils ne me rend point sensible,
+Que je veux être à toi sans le considérer,
+Sans regarder en lui que craindre ou qu’espérer.
+Madame, achevez donc de m’accabler de joie.
+Par quels heureux moyens faut-il que je vous croie ?
+Expliquez-vous, de grâce, et j’atteste les cieux
+Que tout suivra sur l’heure un bien si précieux.
+Après un tel serment j’obéis et m’explique.
+Je veux donc d’un tyran un acte tyrannique :
+Puisqu’il en veut le nom, qu’il le soit tout à fait ;
+Que toute sa vertu meure en un grand forfait,
+Qu’il renonce à jamais aux glorieuses marques
+Qui le mettaient au rang des plus dignes monarques ;
+Et pour le voir méchant, lâche, impie, inhumain,
+Je veux voir ce fils même immolé de sa main.
+Juste ciel ! Que veux-tu pour marque plus certaine
+Que l’intérêt d’un fils n’amollit point ma haine,
+Que je me donne à toi sans le considérer,
+Sans regarder en lui que craindre ou qu’espérer ?
+Tu trembles, tu pâlis, il semble que tu n’oses
+Toi-même exécuter ce que tu me proposes !
+S’il te faut du secours, je n’y recule pas,
+Et veux bien te prêter l’exemple de mon bras.
+Fais, fais venir ce fils, qu’avec toi je l’immole.
+Dégage ton serment, je tiendrai ma parole.
+Il faut bien que le crime unisse à l’avenir
+Ce que trop de vertus empêchait de s’unir.
+Qui tranche du tyran doit se résoudre à l’être.
+Pour remplir ce grand nom as-tu besoin d’un maître,
+Et faut-il qu’une mère, aux dépens de son sang,
+T’apprenne à mériter cet effroyable rang ?
+N’en souffre pas la honte, et prends toute la gloire
+Que cet illustre effort attache à ta mémoire.
+Fais voir à tes flatteurs, qui te font trop oser,
+Que tu sais mieux que moi l’art de tyranniser ;
+Et par une action aux seuls tyrans permise,
+Deviens le vrai tyran de qui te tyrannise.
+À ce prix je me donne, à ce prix je me rends ;
+Ou si tu l’aimes mieux, à ce prix je me vends,
+Et consens à ce prix que ton amour m’obtienne,
+Puisqu’il souille ta gloire aussi bien que la mienne.
+Garibalde, est-ce là ce que tu m’avais dit ?
+Avec votre jalouse elle a changé d’esprit ;
+Et je l’avais laissée à l’hymen toute prête,
+Sans que son déplaisir menaçât que ma tête.
+Mais ces fureurs enfin ne sont qu’illusion,
+Pour vous donner, seigneur, quelque confusion ;
+Ne vous étonnez point, vous l’en verrez dédire.
+Vous l’ordonnez, madame, et je dois y souscrire :
+J’en ferai ma victime, et ne suis point jaloux
+De vous voir sur ce fils porter les premiers coups.
+Quelque honneur qui par là s’attache à ma mémoire,
+Je veux bien avec vous en partager la gloire,
+Et que tout l’avenir ait de quoi m’accuser
+D’avoir appris de vous l’art de tyranniser.
+Vous devriez pourtant régler mieux ce courage,
+N’en pousser point l’effort jusqu’aux bords de la rage,
+Ne lui permettre rien qui sentît la fureur,
+Et le faire admirer sans en donner d’horreur.
+Faire la furieuse et la désespérée,
+Paraître avec éclat mère dénaturée,
+Sortir hors de vous-même, et montrer à grand bruit
+À quelle extrémité mon amour vous réduit,
+C’est mettre avec trop d’art la douleur en parade ;
+Qui fait le plus de bruit n’est pas le plus malade :
+Les plus grands déplaisirs sont les moins éclatants ;
+Et l’on sait qu’un grand coeur se possède en tout temps.
+Vous le savez, madame, et que les grandes âmes
+Ne s’abaissent jamais aux faiblesses des femmes,
+Ne s’aveuglent jamais ainsi hors de saison ;
+Que leur désespoir même agit avec raison,
+Et que… C’en est assez : sois-moi juge équitable,
+Et dis-moi si le mien agit en raisonnable,
+Si je parle en aveugle, ou si j’ai de bons yeux.
+Tu veux rendre à mon fils le bien de ses aïeux,
+Et toute ta vertu jusque-là t’abandonne,
+Que tu mets en mon choix sa mort ou ta couronne !
+Quand j’aurai satisfait tes voeux désespérés,
+Dois-je croire ses jours beaucoup plus assurés ?
+Cet offre, ou, si tu veux, ce don du diadème
+N’est, à le bien nommer, qu’un faible stratagème.
+Faire un roi d’un enfant pour être son tuteur,
+C’est quitter pour ce nom celui d’usurpateur ;
+C’est choisir pour régner un favorable titre ;
+C’est du sceptre et de lui te faire seul arbitre,
+Et mettre sur le trône un fantôme pour roi
+Jusques au premier fils qui te naîtra de moi,
+Jusqu’à ce qu’on nous craigne, et que le temps arrive
+De remettre en ses mains la puissance effective.
+Qui veut bien l’immoler à son affection
+L’immolerait sans peine à son ambition.
+On se lasse bientôt de l’amour d’une femme ;
+Mais la soif de régner règne toujours sur l’âme ;
+Et comme la grandeur a d’éternels appas,
+L’Italie est sujette à de soudains trépas.
+Il est des moyens sourds pour lever un obstacle,
+Et faire un nouveau roi sans bruit et sans miracle ;
+Quitte pour te forcer à deux ou trois soupirs,
+Et peindre alors ton front d’un peu de déplaisirs.
+La porte à ma vengeance en serait moins ouverte :
+Je perdrais avec lui tout le fruit de sa perte.
+Puisqu’il faut qu’il périsse, il vaut mieux tôt que tard ;
+Que sa mort soit un crime, et non pas un hasard ;
+Que cette ombre innocente à toute heure m’anime,
+Me demande à toute heure une grande victime ;
+Que ce jeune monarque, immolé de ta main,
+Te rende abominable à tout le genre humain ;
+Qu’il t’excite partout des haines immortelles ;
+Que de tous tes sujets il fasse des rebelles.
+Je t’épouserai lors, et m’y viens d’obliger,
+Pour mieux servir ma haine, et pour mieux me venger,
+Pour moins perdre de voeux contre ta barbarie,
+Pour être à tous moments maîtresse de ta vie,
+Pour avoir l’accès libre à pousser ma fureur,
+Et mieux choisir la place à te percer le coeur.
+Voilà mon désespoir, voilà ses justes causes :
+À ces conditions prends ma main, si tu l’oses.
+Oui, je la prends, madame, et veux auparavant…
+Que faites-vous, seigneur ? Pertharite est vivant :
+Ce n’est plus un bruit sourd, le voilà qu’on amène ;
+Des chasseurs l’ont surpris dans la forêt prochaine,
+Où, caché dans un fort, il attendait la nuit.
+Je vois trop clairement quelle main le produit.
+Est-ce donc vous, seigneur ? Et les bruits infidèles
+N’ont-ils semé de vous que de fausses nouvelles ?
+Qui, cet époux si cher à vos chastes désirs,
+Qui vous a tant coûté de pleurs et de soupirs…
+Va, fantôme insolent, retrouver qui t’envoie,
+Et ne te mêle point d’attenter à ma joie.
+Il est encore ici des supplices pour toi,
+Si tu viens y montrer la vaine ombre d’un roi.
+Pertharite n’est plus. Pertharite respire,
+Il te parle, il te voit régner dans son empire.
+Que ton ambition ne s’effarouche pas
+Jusqu’à me supposer toi-même un faux trépas :
+Il est honteux de feindre où l’on peut toutes choses.
+Je suis mort, si tu veux ; je suis mort, si tu l’oses,
+Si toute ta vertu peut demeurer d’accord
+Que le droit de régner me rend digne de mort.
+Je ne viens point ici par de noirs artifices
+De mon cruel destin forcer les injustices,
+Pousser des assassins contre tant de valeur,
+Et t’immoler en lâche à mon trop de malheur.
+Puisque le sort trahit ce droit de ma naissance,
+Jusqu’à te faire un don de ma toute-puissance,
+Règne sur mes états que le ciel t’a soumis ;
+Peut-être un autre temps me rendra des amis.
+Use mieux cependant de la faveur céleste :
+Ne me dérobe pas le seul bien qui me reste,
+Un bien où je te suis un obstacle éternel,
+Et dont le seul désir est pour toi criminel.
+Rodelinde n’est pas du droit de ta conquête :
+Il faut, pour être à toi, qu’il m’en coûte la tête ;
+Puisqu’on m’a découvert, elle dépend de toi ;
+Prends-la comme tyran, ou l’attaque en vrai roi.
+J’en garde hors du trône encor les caractères,
+Et ton bras t’a saisi de celui de mes pères.
+Je veux bien qu’il supplée au défaut de ton sang,
+Pour mettre entre nous deux égalité de rang.
+Si Rodelinde enfin tient ton âme charmée,
+Pour voir qui la mérite il ne faut point d’armée.
+Je suis roi, je suis seul, j’en suis maître, et tu peux
+Par un illustre effort faire place à tes voeux.
+L’artifice grossier n’a rien qui m’épouvante.
+Édüige à fourber n’est pas assez savante ;
+Quelque adresse qu’elle aie, elle t’a mal instruit,
+Et d’un si haut dessein elle a fait trop de bruit.
+Elle en fait avorter l’effet par la menace,
+Et ne te produit plus que de mauvaise grâce.
+Quoi ? Je passe à tes yeux pour un homme attitré ?
+Tu l’avoueras toi-même ou de force ou de gré.
+Il faut plus de secret alors qu’on veut surprendre,
+Et l’on ne surprend point quand on se fait attendre.
+Parlez, parlez, madame, et faites voir à tous
+Que vous avez des yeux pour connaître un époux.
+Tu veux qu’en ta faveur j’écoute ta complice !
+Eh bien ! Parlez, madame ; achevez l’artifice.
+Est-ce là votre époux ? Toi qui veux en douter,
+Par quelle illusion m’oses-tu consulter ?
+Si tu démens tes yeux, croiras-tu mon suffrage ?
+Et ne peux-tu sans moi connaître son visage ?
+Tu l’as vu tant de fois, au milieu des combats,
+Montrer, à tes périls, ce que pesait son bras,
+Et l’épée à la main, disputer en personne,
+Contre tout ton bonheur, sa vie et sa couronne.
+Si tu cherches une aide à traiter d’imposteur
+Un roi qui t’a fermé la porte de mon coeur,
+Consulte Garibalde, il tremble à voir son maître :
+Qui l’osa bien trahir l’osera méconnaître ;
+Et tu peux recevoir de son mortel effroi
+L’assurance qu’enfin tu n’attends pas de moi.
+Un service si haut veut une âme plus basse ;
+Et tu sais… Oui, je sais jusqu’où va votre audace.
+Sous l’espoir de jouir de ma perplexité,
+Vous cherchez à me voir l’esprit inquiété ;
+Et ces discours en l’air que l’orgueil vous inspire
+Veulent persuader ce que vous n’osez dire,
+Brouiller la populace, et lui faire après vous
+En un fourbe impudent respecter votre époux.
+Poussez donc jusqu’au bout, devenez plus hardie :
+Dites-nous hautement… Que veux-tu que je die ?
+Il ne peut être ici que ce que tu voudras :
+Tes flatteurs en croiront ce que tu résoudras.
+Je n’ai pas pour t’instruire assez de complaisance ;
+Et puisque son malheur l’a mis en ta puissance,
+Je sais ce que je dois, si tu ne me le rends.
+Achève de te mettre au rang des vrais tyrans.
+Que cet événement de nouveau m’embarrasse !
+Pour un fourbe chez vous la pitié trouve place !
+Non, l’échafaud bientôt m’en fera la raison.
+Que ton appartement lui serve de prison ;
+Je te le donne en garde, Unulphe. Prince, écoute :
+Mille et mille témoins te mettront hors de doute ;
+Tout Milan, tout Pavie… Allez, sans contester :
+Vous aurez tout loisir de vous faire écouter.
+Toi, va voir Édüige, et jette dans son âme
+Un si flatteur espoir du retour de ma flamme,
+Qu’elle-même, déjà s’assurant de ma foi,
+Te nomme l’imposteur qu’elle déguise en roi.
+Quel revers imprévu ! Quel éclat de tonnerre
+Jette en moins d’un moment tout mon espoir par terre !
+Ce funeste retour, malgré tout mon projet,
+Va rendre Grimoald à son premier objet ;
+Et s’il traite ce prince en héros magnanime,
+N’ayant plus de tyran, je n’ai plus de victime :
+Je n’ai rien à venger, et ne puis le trahir,
+S’il m’ôte les moyens de le faire haïr.
+N’importe toutefois, ne perdons pas courage ;
+Forçons notre fortune à changer de visage ;
+Obstinons Grimoald, par maxime d’état,
+À le croire imposteur, ou craindre un attentat ;
+Accablons son esprit de terreurs chimériques,
+Pour lui faire embrasser des conseils tyranniques ;
+De son trop de vertu sachons le dégager,
+Et perdons Pertharite afin de le venger.
+Peut-être qu’Édüige, à regret plus sévère,
+N’osera l’accepter teint du sang de son frère,
+Et que l’effet suivra notre prétention
+Du côté de l’amour et de l’ambition.
+Tâchons, quoi qu’il en soit, d’en achever l’ouvrage ;
+Et pour régner un jour mettons tout en usage.
+Je ne m’en dédis point, seigneur ; ce prompt retour
+N’est qu’une illusion qu’on fait à votre amour.
+Je ne l’ai vu que trop aux discours d’Édüige :
+Comme sensiblement votre change l’afflige,
+Et qu’avec le feu roi ce fourbe a du rapport,
+Sa flamme au désespoir fait ce dernier effort.
+Rodelinde, comme elle, aime à vous mettre en peine :
+L’une sert son amour et l’autre sert sa haine ;
+Ce que l’une produit, l’autre ose l’avouer,
+Et leur inimitié s’accorde à vous jouer.
+L’imposteur cependant, quoi qu’on lui donne à feindre,
+Le soutient d’autant mieux qu’il ne voit rien à craindre ;
+Car soit que ses discours puissent vous émouvoir
+Jusqu’à rendre Édüige à son premier pouvoir ;
+Soit que malgré sa fourbe et vaine et languissante,
+Rodelinde sur vous reste toute-puissante,
+À l’une ou l’autre enfin votre âme à l’abandon
+Ne lui pourra jamais refuser ce pardon.
+Tu dis vrai, Garibalde, et déjà je le donne
+À qui voudra des deux partager ma couronne :
+Non que j’espère encore amollir ce rocher,
+Que ni respects ni voeux n’ont jamais su toucher.
+Si j’aimai Rodelinde, et si pour n’aimer qu’elle,
+Mon âme à qui m’aimait s’est rendue infidèle ;
+Si d’éternels dédains, si d’éternels ennuis,
+Les bravades, la haine, et le trouble où je suis,
+Ont été jusqu’ici toute la récompense
+De cet amour parjure où mon coeur se dispense,
+Il est temps désormais que par un juste effort
+J’affranchisse mon coeur de cet indigne sort.
+Prenons l’occasion que nous fait Édüige :
+Aimons cette imposture où son amour l’oblige.
+Elle plaint un ingrat de tant de maux soufferts,
+Et lui prête la main pour le tirer des fers.
+Aimons, encore un coup, aimons son artifice,
+Aimons-en le secours, et rendons-lui justice.
+Soit qu’elle en veuille au trône ou n’en veuille qu’à moi,
+Qu’elle aime Grimoald ou qu’elle aime le roi,
+Qu’elle ait beaucoup d’amour ou beaucoup de courage,
+Je dois tout à la main qui rompt mon esclavage.
+Toi qui ne la servais qu’afin de m’obéir,
+Qui tâchais par mon ordre à m’en faire haïr,
+Duc, ne t’y force plus, et rends-moi ma parole :
+Que je rende à ses feux tout ce que je leur vole,
+Et que je puisse ainsi d’une même action
+Récompenser sa flamme ou son ambition.
+Je vous la rends, seigneur ; mais enfin prenez garde
+À quels nouveaux périls cet effort vous hasarde,
+Et si ce n’est point croire un peu trop promptement
+L’impétueux transport d’un premier mouvement.
+L’imposteur impuni passera pour monarque :
+Tout le peuple en prendra votre bonté pour marque ;
+Et comme il est ardent après la nouveauté,
+Il s’imaginera son rang seul respecté.
+Je sais bien qu’aussitôt votre haute vaillance
+De ce peuple mutin domptera l’insolence ;
+Mais tenez-vous fort sûr ce que vous prétendez
+Du côté d’Édüige, à qui vous vous rendez ?
+J’ai pénétré, seigneur, jusqu’au fond de son âme,
+Où je n’ai vu pour vous aucun reste de flamme :
+Sa haine seule agit, et cherche à vous ôter
+Ce que tous vos désirs s’efforcent d’emporter.
+Elle veut, il est vrai, vous rappeler vers elle ;
+Mais pour faire à son tour l’ingrate et la cruelle,
+Pour vous traiter de lâche, et vous rendre soudain
+Parjure pour parjure et dédain pour dédain.
+Elle veut que votre âme, esclave de la sienne,
+Lui demande sa grâce, et jamais ne l’obtienne :
+Ce sont ses mots exprès ; et pour vous punir mieux,
+Elle me veut aimer, et m’aimer à vos yeux :
+Elle me l’a promis. Je te l’ai promis, traître !
+Oui, je te l’ai promis, et l’aurais fait peut-être,
+Si ton âme, attachée à mes commandements,
+Eût pu dans ton amour suivre mes sentiments.
+J’avais mis mes secrets en bonne confidence !
+Vois par là, Grimoald, quelle est ton imprudence,
+Et juge, par les miens lâchement déclarés,
+Comme les tiens sur lui peuvent être assurés.
+Qui trahit sa maîtresse aisément fait connaître
+Que sans aucun scrupule il trahirait son maître,
+Et que des deux côtés laissant flotter sa foi,
+Son coeur n’aime en effet ni son maître ni moi.
+Il a son but à part, Grimoald, prends-y garde :
+Quelque dessein qu’il ait, c’est toi seul qu’il regarde.
+Examine ce coeur, juges-en comme il faut.
+Qui m’aime et me trahit aspire encor plus haut.
+Vous le voyez, seigneur, avec quelle injustice
+On me fait criminel quand je vous rends service.
+Mais de quoi n’est capable un malheureux amant
+Que la peur de vous perdre agite incessamment,
+Madame ? Vous voulez que le roi vous adore,
+Et pour l’en empêcher je ferais plus encore :
+Je ne m’en défends point, et mon esprit jaloux
+Cherche tous les moyens de l’éloigner de vous.
+Je ne vous saurais voir entre les bras d’un autre ;
+Mon amour, si c’est crime, a l’exemple du vôtre.
+Que ne faites-vous point pour obliger le roi
+À quitter Rodelinde, et vous rendre sa foi ?
+Est-il rien en ces lieux que n’ait mis en usage
+L’excès de votre ardeur ou de votre courage ?
+Pour être tout à vous, j’ai fait tous mes efforts ;
+Mais je n’ai point encor fait revivre les morts.
+J’ai dit des vérités dont votre coeur murmure ;
+Mais je n’ai point été jusques à l’imposture,
+Et je n’ai point poussé des sentiments si beaux
+Jusqu’à faire sortir les ombres des tombeaux.
+Ce n’est point mon amour qui produit Pertharite :
+Ma flamme ignore encor cet art qui ressuscite ;
+Et je ne vois en elle enfin rien à blâmer,
+Sinon que je trahis, si c’est trahir qu’aimer.
+De quel front et de quoi cet insolent m’accuse ?
+D’un mauvais artifice et d’une faible ruse.
+Votre dessein, madame, était mal concerté :
+On ne m’a point surpris quand on s’est présenté.
+Vous m’aviez préparé vous-même à m’en défendre,
+Et me l’ayant promis, j’avais lieu de l’attendre.
+Consolez-vous pourtant, il a fait son effet :
+Je suis à vous, madame, et j’y suis tout à fait.
+Si je vous ai trahie, et si mon coeur volage
+Vous a volé longtemps un légitime hommage,
+Si pour un autre objet le vôtre en fut banni,
+Les maux que j’ai soufferts m’en ont assez puni.
+Je recouvre la vue, et reconnais mon crime :
+À mes feux rallumés ce coeur s’offre en victime ;
+Oui, princesse, et pour être à vous jusqu’au trépas,
+Il demande un pardon qu’il ne mérite pas.
+Votre propre bonté qui vous en sollicite
+Obtient déjà celui de ce faux Pertharite.
+Un si grand attentat blesse la majesté ;
+Mais s’il est criminel, je l’ai moi-même été.
+Faites grâce, et j’en fais ; oubliez, et j’oublie.
+Il reste seulement que lui-même il publie,
+Par un aveu sincère, et sans rien déguiser,
+Que pour me rendre à vous il voulait m’abuser,
+Qu’il n’empruntait ce nom que par votre ordre même.
+Madame, assurez-vous par là mon diadème,
+Et ne permettez pas que cette illusion
+Aux mutins contre nous prête d’occasion.
+Faites donc qu’il l’avoue, et que ma grâce offerte,
+Tout imposteur qu’il est, le dérobe à sa perte ;
+Et délivrez par là de ces troubles soudains
+Le sceptre qu’avec moi je remets en vos mains.
+J’avais eu jusqu’ici ce respect pour ta gloire,
+Qu’en te nommant tyran, j’avais peine à me croire :
+Je me tenais suspecte, et sentais que mon feu
+Faisait de ce reproche un secret désaveu ;
+Mais tu lèves le masque, et m’ôtes de scrupule.
+Je ne puis plus garder ce respect ridicule ;
+Et je vois clairement, le masque étant levé,
+Que jamais on n’a vu tyran plus achevé.
+Tu fais adroitement le doux et le sévère,
+Afin que la soeur t’aide à massacrer le frère :
+Tu fais plus, et tu veux qu’en trahissant son sort,
+Lui-même il se condamne et se livre à la mort,
+Comme s’il pouvait être amoureux de la vie
+Jusqu’à la racheter par une ignominie,
+Ou qu’un frivole espoir de te revoir à moi
+Me pût rendre perfide et lâche comme toi.
+Aime-moi, si tu veux, déloyal ; mais n’espère
+Aucun secours de moi pour t’immoler mon frère.
+Si je te menaçais tantôt de son retour,
+Si j’en donnais l’alarme à ton nouvel amour,
+C’étaient discours en l’air inventés par ma flamme,
+Pour brouiller ton esprit et celui de sa femme.
+J’avais peine à te perdre, et parlais au hasard,
+Pour te perdre du moins quelques moments plus tard ;
+Et quand par ce retour il a su nous surprendre,
+Le ciel m’a plus rendu que je n’osais attendre.
+Madame… Tu perds temps ; je n’écoute plus rien,
+Et j’attends ton arrêt pour résoudre le mien.
+Agis, si tu le veux, en vainqueur magnanime ;
+Agis comme tyran, et prends cette victime :
+Je suivrai ton exemple, et sur tes actions
+Je réglerai ma haine ou mes affections.
+Il suffit à présent que je te désabuse,
+Pour payer ton amour ou pour punir ta ruse.
+Adieu. Que veut Unulphe ? Il est de mon devoir
+De vous dire, seigneur, que chacun le vient voir.
+J’ai permis à fort peu de lui rendre visite ;
+Mais tous l’ont reconnu pour le vrai Pertharite.
+Le peuple même parle, et déjà sourdement
+On entend des discours semés confusément…
+Voyez en quels périls vous jette l’imposture :
+Le peuple déjà parle, et sourdement murmure.
+Le feu va s’allumer, si vous ne l’éteignez.
+Pour perdre un imposteur, qu’est-ce que vous craignez ?
+La haine d’Édüige, elle qui ne prépare
+À vos submissions qu’une fierté barbare ?
+Elle que vos mépris ayant mise en fureur,
+Rendent opiniâtre à vous mettre en erreur ?
+Elle qui n’a plus soif que de votre ruine ?
+Elle dont la main seule en conduit la machine ?
+De semblables malheurs se doivent dédaigner,
+Et la vertu timide est mal propre à régner.
+épousez Rodelinde, et malgré son fantôme,
+Assurez-vous l’état, et calmez le royaume ;
+Et livrant l’imposteur à ses mauvais destins,
+Ôtez dès aujourd’hui tout prétexte aux mutins
+Oui, je te croirai, duc ; et dès demain sa tête,
+Abattue à mes pieds, calmera la tempête.
+Qu’on le fasse venir, et qu’on mande avec lui
+Celle qui de sa fourbe est le second appui,
+La reine qui me brave et qui par grandeur d’âme
+Semble avoir quelque gêne à se nommer sa femme.
+Ses pleurs vous toucheront. Je suis armé contre eux.
+L’amour vous séduira. Je n’en crains point les feux ;
+Ils ont peu de pouvoir quand l’âme est résolue.
+Agissez donc, seigneur, de puissance absolue :
+Soutenez votre sceptre avec l’autorité
+Qu’imprime au front des rois leur propre majesté.
+Un roi doit pouvoir tout, et ne sait pas bien l’être
+Quand au fond de son coeur il souffre un autre maître.
+Viens, fourbe, viens, méchant, éprouver ma bonté,
+Et ne la réduis pas à la sévérité.
+Je veux te faire grâce : avoue et me confesse
+D’un si hardi dessein qui t’a fourni l’adresse,
+Qui des deux l’a formé, qui t’a le mieux instruit :
+Tu m’entends ; et surtout fais cesser ce faux bruit ;
+Détrompe mes sujets, ta prison est ouverte ;
+Sinon, prépare-toi dès demain à ta perte ;
+N’y force pas ton prince ; et sans plus t’obstiner,
+Mérite le pardon qu’il cherche à te donner.
+Que tu perds lâchement de ruse et d’artifice,
+Pour trouver à me perdre une ombre de justice,
+Et sauver les dehors d’une adroite vertu
+Dont aux yeux éblouis tu parois revêtu !
+Le ciel te livre exprès une grande victime,
+Pour voir si tu peux être et juste et magnanime ;
+Mais il ne t’abandonne après tout que son sang :
+Tu ne lui peux ôter ni son nom ni son rang.
+Je mourrai comme roi né pour le diadème ;
+Et bientôt mes sujets, détrompés par toi-même,
+Connaîtront par ma mort qu’ils n’adorent en toi
+Que de fausses couleurs qui te peignent en roi.
+Hâte donc cette mort, elle t’est nécessaire ;
+Car puisqu’enfin tu veux la vérité sincère,
+Tout ce qu’entre tes mains je forme de souhaits,
+C’est d’affranchir bientôt ces malheureux sujets.
+Crains-moi, si je t’échappe ; et sois sûr de ta perte,
+Si par ton mauvais sort la prison m’est ouverte.
+Mon peuple aura des yeux pour connaître son roi,
+Et mettra différence entre un tyran et moi :
+Il n’a point de fureur que soudain je n’excite.
+Voilà, dedans tes fers, l’espoir de Pertharite ;
+Voilà des vérités qu’il ne peut déguiser,
+Et l’aveu qu’il te faut pour te désabuser.
+Veux-tu pour t’éclaircir de plus illustres marques ?
+Veux-tu mieux voir le sang de nos premiers monarques ?
+Ce grand coeur… Oui, madame, il est fort bien instruit
+À montrer de l’orgueil et fourber à grand bruit.
+Mais si par son aveu la fourbe reconnue
+Ne détrompe aujourd’hui la populace émue,
+Qu’il prépare sa tête, et vous-même en ce lieu
+Ne pensez qu’à lui dire un éternel adieu.
+Laissons-les seuls, Unulphe, et demeure à la porte ;
+Qu’avant que je l’ordonne aucun n’entre ni sorte.
+Madame, vous voyez où l’amour m’a conduit.
+J’ai su que de ma mort il courait un faux bruit,
+Des désirs du tyran j’ai su la violence ;
+J’en ai craint sur ce bruit la dernière insolence,
+Et n’ai pu faire moins que de tout exposer,
+Pour vous revoir encore et vous désabuser.
+J’ai laissé hasarder à cette digne envie
+Les restes languissants d’une importune vie,
+À qui l’ennui mortel d’être éloigné de vous
+Semblait à tous moments porter les derniers coups ;
+Car, je vous l’avouerai, dans l’état déplorable
+Où m’abîme du sort la haine impitoyable,
+Où tous mes alliés me refusent leurs bras,
+Mon plus cuisant chagrin est de ne vous voir pas.
+Je bénis mon destin, quelques maux qu’il m’envoie,
+Puisqu’il peut consentir à ce moment de joie ;
+Et bien qu’il ose encor de nouveau me trahir,
+En un moment si doux je ne le puis haïr.
+C’était donc peu, seigneur, pour mon âme affligée,
+De toute la misère où je me vois plongée ;
+C’était peu des rigueurs de ma captivité,
+Sans celle où votre amour vous a précipité ;
+Et pour dernier outrage où son excès m’expose,
+Il faut vous voir mourir et m’en savoir la cause !
+Je ne vous dirai point que ce moment m’est doux.
+Il met à trop haut prix ce qu’il me rend de vous ;
+Et votre souvenir m’aurait bien su défendre
+De tout ce qu’un tyran aurait osé prétendre.
+N’attendez point de moi de soupirs ni de pleurs :
+Ce sont amusements de légères douleurs.
+L’amour que j’ai pour vous hait ces molles bassesses
+Où d’un sexe craintif descendent les faiblesses ;
+Et contre vos malheurs j’ai trop su m’affermir,
+Pour ne dédaigner pas l’usage de gémir.
+D’un déplaisir si grand la noble violence
+Se résout toute entière en ardeur de vengeance,
+Et méprisant l’éclat, porte tout son effort
+À sauver votre vie, ou venger votre mort.
+Je ferai l’un ou l’autre, ou périrai moi-même.
+Aimez plutôt, madame, un vainqueur qui vous aime.
+Vous avez assez fait pour moi, pour votre honneur ;
+Il est temps de tourner du côté du bonheur,
+De ne plus embrasser des destins trop sévères,
+Et de laisser finir mes jours et vos misères.
+Le ciel, qui vous destine à régner en ces lieux,
+M’accorde au moins le bien de mourir à vos yeux.
+J’aime à lui voir briser une importune chaîne
+De qui les noeuds rompus vous font heureuse reine ;
+Et sous votre destin je veux bien succomber,
+Pour remettre en vos mains ce que j’en fis tomber.
+Est-ce là donc, seigneur, la digne récompense
+De ce que pour votre ombre on m’a vu de constance ?
+Quand je vous ai cru mort, et qu’un si grand vainqueur,
+Sa conquête à mes pieds, m’a demandé mon coeur,
+Quand toute autre en ma place eût peut-être fait gloire
+De cet hommage entier de toute sa victoire…
+Je sais que vous avez dignement combattu :
+Le ciel va couronner aussi votre vertu ;
+Il va vous affranchir de cette inquiétude
+Que pouvait de ma mort former l’incertitude,
+Et vous mettre sans trouble en pleine liberté
+De monter au plus haut de la félicité.
+Que dis-tu, cher époux ? Que je vois sans murmure
+Naître votre bonheur de ma triste aventure.
+L’amour me ramenait, sans pouvoir rien pour vous,
+Que vous envelopper dans l’exil d’un époux,
+Vous dérober sans bruit à cette ardeur infâme
+Où s’opposent ma vie et le nom de ma femme.
+Pour changer avec gloire, il vous faut mon trépas ;
+Et s’il vous fait régner, je ne le perdrai pas.
+Après tant de malheurs que mon amour vous cause,
+Il est temps que ma mort vous serve à quelque chose,
+Et qu’un victorieux à vos pieds abattu
+Cesse de renoncer à toute sa vertu.
+D’un conquérant si grand et d’un héros si rare
+Vous faites trop longtemps un tyran, un barbare ;
+Il l’est, mais seulement pour vaincre vos refus.
+Soyez à lui, madame, il ne le sera plus ;
+Et je tiendrai ma vie heureusement perdue,
+Puisque… N’achève point un discours qui me tue,
+Et ne me force point à mourir de douleur,
+Avant qu’avoir pu rompre ou venger ton malheur.
+Moi qui l’ai dédaigné dans son char de victoire,
+Couronné de vertus encor plus que de gloire,
+Magnanime, vaillant, juste, bon, généreux,
+Pour m’attacher à l’ombre, au nom d’un malheureux,
+Je pourrais à ta vue, aux dépens de ta vie,
+épouser d’un tyran l’horreur et l’infamie,
+Et trahir mon honneur, ma naissance, mon rang,
+Pour baiser une main fumante de ton sang !
+Ah ! Tu me connais mieux, cher époux. Non, madame,
+Il ne faut point souffrir ce scrupule en votre âme.
+Quand ces devoirs communs ont d’importunes lois,
+La majesté du trône en dispense les rois :
+Leur gloire est au-dessus des règles ordinaires,
+Et cet honneur n’est beau que pour les coeurs vulgaires.
+Sitôt qu’un roi vaincu tombe aux mains du vainqueur,
+Il a trop mérité la dernière rigueur.
+Ma mort pour Grimoald ne peut avoir de crime :
+Le soin de s’affermir lui rend tout légitime.
+Quand j’aurai dans ses fers cessé de respirer,
+Donnez-lui votre main, sans rien considérer :
+épargnez les efforts d’une impuissante haine,
+Et permettez au ciel de vous faire encor reine.
+épargnez-moi, seigneur, ce cruel sentiment.
+Vous qui savez… Madame, achevez promptement :
+Le roi, de plus en plus se rendant intraitable,
+Mande vers lui ce prince, ou faux, ou véritable.
+Adieu, puisqu’il le faut ; et croyez qu’un époux
+A tous les sentiments qu’il doit avoir de vous.
+Il voit tout votre amour et tout votre mérite ;
+Et mourant sans regret, à regret il vous quitte.
+Adieu, puisqu’on m’y force ; et recevez ma foi
+Que l’on me verra digne et de vous et de moi.
+Ne vous exposez point au même précipice.
+Le ciel hait les tyrans, et nous fera justice.
+Hélas ! S’il était juste, il vous aurait donné
+Un plus puissant monarque, ou moins infortuné.
+Quoi ? Grimoald s’obstine à perdre ainsi mon frère !
+D’imposture et de fourbe il traite sa misère !
+Et feignant de me rendre et son coeur et sa foi,
+Il n’a point d’yeux pour lui ni d’oreilles pour moi !
+Madame, n’accusez que le duc qui l’obsède :
+Le mal, s’il en est cru, deviendra sans remède ;
+Et si le roi suivait ses conseils violents,
+Vous n’en verriez déjà que des effets sanglants.
+Jadis pour Grimoald il quitta Pertharite ;
+Et s’il le laisse vivre, il craint ce qu’il mérite.
+Ajoutez qu’il vous aime, et veut par tous moyens
+Rattacher ce vainqueur à ses derniers liens ;
+Que Rodelinde à lui, par amour ou par force,
+Assure entre vous deux un éternel divorce ;
+Et s’il peut une fois jusque-là l’irriter,
+Par force ou par amour il croit vous emporter.
+Mais vous n’avez, madame, aucun sujet de crainte ;
+Ce héros est à vous sans réserve et sans feinte,
+Et… S’il quitte sans feinte un objet si chéri,
+Sans doute au fond de l’âme il connaît son mari.
+Mais s’il le connaissait, en dépit de ce traître,
+Qui pourrait l’empêcher de le faire paraître ?
+Sur le trône conquis il craint quelque attentat,
+Et ne le méconnaît que par raison d’état.
+C’est un aveuglement qu’il a cru nécessaire ;
+Et comme Garibalde animait sa colère,
+De ses mauvais conseils sans cesse combattu,
+Il donnait lieu de craindre enfin pour sa vertu.
+Mais, madame, il n’est plus en état de le croire.
+Je n’ai pu voir longtemps ce péril pour sa gloire.
+Quelque fruit que le duc espère en recueillir,
+Je viens d’ôter au roi les moyens de faillir.
+Pertharite, en un mot, n’est plus en sa puissance.
+Mais ne présumez pas que j’aie eu l’imprudence
+De laisser à sa fuite un libre et plein pouvoir
+De se montrer au peuple et d’oser l’émouvoir.
+Pour fuir en sûreté, je lui prête main-forte,
+Ou plutôt je lui donne une fidèle escorte,
+Qui sous cette couleur de lui servir d’appui,
+Le met hors du royaume, et me répond de lui.
+J’empêche ainsi le duc d’achever son ouvrage,
+Et j’en donne à mon roi ma tête pour otage.
+Votre bonté, madame, en prendra quelque soin.
+Oui, je serai pour toi criminelle au besoin :
+Je prendrai, s’il le faut, sur moi toute la faute.
+Ou je connais fort mal une vertu si haute,
+Ou s’il revient à soi, lui-même tout ravi
+M’avouera le premier que je l’ai bien servi.
+Que voulez-vous enfin, madame, que j’espère ?
+Qu’ordonnez-vous de moi ? Que fais-tu de mon frère ?
+Qu’ordonnes-tu de lui ? Prononce ton arrêt.
+Toujours d’un imposteur prendrez-vous l’intérêt ?
+Veux-tu suivre toujours le conseil tyrannique
+D’un traître qui te livre à la haine publique ?
+Qu’en faveur de ce fourbe à tort vous m’accusez !
+Je vous offre sa grâce, et vous la refusez.
+Cette offre est un supplice aux princes qu’on opprime :
+Il ne faut point de grâce à qui se voit sans crime ;
+Et tes yeux, malgré toi, ne te font que trop voir
+Que c’est à lui d’en faire, et non d’en recevoir.
+Ne t’obstine donc plus à t’aveugler toi-même :
+Soit tel que je t’aimais, si tu veux que je t’aime ;
+Sois tel que tu parus quand tu conquis Milan :
+J’aime encor son vainqueur, mais non pas son tyran.
+Rends-toi cette vertu pleine, haute, sincère,
+Qui t’affermit si bien au trône de mon frère ;
+Rends-lui du moins son nom, si tu me rends ton coeur.
+Qui peut feindre pour lui peut feindre pour la soeur ;
+Et tu ne vois en moi qu’une amante incrédule,
+Quand je vois qu’avec lui ton âme dissimule.
+Quitte, quitte en vrai roi les vertus des tyrans,
+Et ne me cache plus un coeur que tu me rends.
+Lisez-y donc vous-même : il est à vous, madame ;
+Vous en voyez le trouble aussi bien que la flamme.
+Sans plus me demander ce que vous connaissez,
+De grâce, croyez-en tout ce que vous pensez.
+C’est redoubler ensemble et mes maux et ma honte
+Que de forcer ma bouche à vous en rendre conte.
+Quand je n’aurais point d’yeux, chacun en a pour moi.
+Garibalde lui seul a méconnu son roi ;
+Et par un intérêt qu’aisément je devine,
+Ce lâche, tant qu’il peut, par ma main l’assassine.
+Mais que plutôt le ciel me foudroie à vos yeux,
+Que je songe à répandre un sang si précieux !
+Madame, cependant mettez-vous en ma place :
+Si je le reconnais, que faut-il que j’en fasse ?
+Le tenir dans les fers avec le nom de roi,
+C’est soulever pour lui ses peuples contre moi.
+Le mettre en liberté, c’est le mettre à leur tête,
+Et moi-même hâter l’orage qui s’apprête.
+Puis-je m’assurer d’eux et souffrir son retour ?
+Puis-je occuper son trône et le voir dans ma cour ?
+Un roi, quoique vaincu, garde son caractère :
+Aux fidèles sujets sa vue est toujours chère ;
+Au moment qu’il paraît, les plus grands conquérants,
+Pour vertueux qu’ils soient, ne sont que des tyrans ;
+Et dans le fond des coeurs sa présence fait naître
+Un mouvement secret qui les rend à leur maître.
+Ainsi mon mauvais sort a de quoi me punir
+Et de le délivrer et de le retenir.
+Je vois dans mes prisons sa personne enfermée
+Plus à craindre pour moi qu’en tête d’une armée.
+Là mon bras animé de toute ma valeur
+Chercherait avec gloire à lui percer le coeur ;
+Mais ici, sans défense, hélas ! Qu’en puis-je faire ?
+Si je pense régner, sa mort m’est nécessaire ;
+Mais soudain ma vertu s’arme si bien pour lui,
+Qu’en mille bataillons il aurait moins d’appui.
+Pour conserver sa vie et m’assurer l’empire,
+Je fais ce que je puis à le faire dédire :
+Des plus cruels tyrans j’emprunte le courroux,
+Pour tirer cet aveu de la reine ou de vous ;
+Mais partout je perds temps, partout même constance
+Rend à tous mes efforts pareille résistance.
+encor s’il ne fallait qu’éteindre ou dédaigner
+En des troubles si grands la douceur de régner,
+Et que pour vous aimer et ne vous point déplaire
+Ce grand titre de roi ne fût pas nécessaire,
+Je me vaincrais moi-même, et lui rendant l’état,
+Je mettrais ma vertu dans son plus haut éclat.
+Mais je vous perds, madame, en quittant la couronne ;
+Puisqu’il vous faut un roi, c’est vous que j’abandonne ;
+Et dans ce coeur à vous par vos yeux combattu
+Tout mon amour s’oppose à toute ma vertu.
+Vous pour qui je m’aveugle avec tant de lumières,
+Si vous êtes sensible encore à mes prières,
+Daignez servir de guide à mon aveuglement,
+Et faites le destin d’un frère et d’un amant.
+Mon amour de tous deux vous fait la souveraine :
+Ordonnez-en vous-même, et prononcez en reine.
+Je périrai content, et tout me sera doux,
+Pourvu que vous croyiez que je suis tout à vous.
+Que tu me connais mal, si tu connais mon frère !
+Tu crois donc qu’à ce point la couronne m’est chère,
+Que j’ose mépriser un comte généreux
+Pour m’attacher au sort d’un tyran trop heureux ?
+Aime-moi si tu veux, mais crois-moi magnanime :
+Avec tout cet amour garde-moi ton estime ;
+Crois-moi quelque tendresse encor pour mon vrai sang,
+Qu’une haute vertu me plaît mieux qu’un haut rang,
+Et que vers Gundebert je crois ton serment quitte,
+Quand tu n’aurais qu’un jour régné pour Pertharite.
+Milan, qui l’a vu fuir, et t’a nommé son roi,
+De la haine d’un mort a dégagé ma foi.
+À présent je suis libre, et comme vraie amante
+Je secours malgré toi ta vertu chancelante,
+Et dérobe mon frère à ta soif de régner,
+Avant que tout ton coeur s’en soit laissé gagner.
+Oui, j’ai brisé ses fers, j’ai corrompu ses gardes,
+J’ai mis en sûreté tout ce que tu hasardes.
+Il fuit, et tu n’as plus à traiter d’imposteur
+De tes troubles secrets le redoutable auteur.
+Il fuit, et tu n’as plus à craindre de tempête.
+Secourant ta vertu, j’assure ta conquête ;
+Et les soins que j’ai pris… Mais la reine survient.
+Que tardez-vous, madame, et quel soin vous retient ?
+Suivez de votre époux le nom, l’image, ou l’ombre ;
+De ceux qui m’ont trahi croissez l’indigne nombre,
+Et délivrez mes yeux, trop aisés à charmer,
+Du péril de vous voir et de vous trop aimer.
+Suivez : votre captif ne vous tient plus captive.
+Rends-le moi donc, tyran, afin que je le suive.
+À quelle indigne feinte oses-tu recourir,
+De m’ouvrir sa prison quand tu l’as fait mourir !
+Lâche, présumes-tu qu’un faux bruit de sa fuite
+Cache de tes fureurs la barbare conduite ?
+Crois-tu qu’on n’ait point d’yeux pour voir ce que tu fais,
+Et jusque dans ton coeur découvrir tes forfaits ?
+Madame… Eh bien ! Madame, êtes-vous sa complice ?
+Vous chargez-vous pour lui de toute l’injustice ?
+Et sa main qu’il vous tend vous plaît-elle à ce prix ?
+Vous la vouliez tantôt teinte du sang d’un fils,
+Et je puis l’accepter teinte du sang d’un frère,
+Si je veux être soeur comme vous étiez mère.
+Ne me reprochez point une juste fureur
+Où des feux d’un tyran me réduisait l’horreur ;
+Et puisque de sa foi vous êtes ressaisie,
+Faites cesser l’aigreur de votre jalousie.
+Ne me reprochez point des sentiments jaloux,
+Quand je hais les tyrans autant ou plus que vous.
+Vous pouvez les haïr quand Grimoald vous aime !
+J’aime en lui sa vertu plus que son diadème ;
+Et voyant quels motifs le font encore agir,
+Je ne vois rien en lui qui me fasse rougir.
+Rougis-en donc toi seul, toi qui caches ton crime,
+Qui t’immolant un roi, dérobes ta victime,
+Et d’un grand ennemi déguisant tout le sort,
+Le fais fourbe en sa vie et fuir après sa mort.
+De tes fausses vertus les brillantes pratiques
+N’élevaient que pour toi ces tombeaux magnifiques :
+C’étaient de vains éclats de générosité,
+Pour rehausser ta gloire avec impunité.
+Tu n’accablais son nom de tant d’honneurs funèbres
+Que pour ensevelir sa mort dans les ténèbres,
+Et lui tendre avec pompe un piège illustre et beau,
+Pour le priver un jour des honneurs du tombeau.
+Soûle-toi de son sang ; mais rends-moi ce qui reste,
+Attendant ma vengeance, ou le courroux céleste,
+Que je puisse… Ah ! Madame, où me réduisez-vous
+Pour un fourbe qu’elle aime à nommer son époux ?
+Votre pitié ne sert qu’à me couvrir de honte,
+Si quand vous me l’ôtez, il m’en faut rendre conte,
+Et si la cruauté de mon triste destin
+De ce que vous sauvez me nomme l’assassin.
+Seigneur, je crois savoir la route qu’il a prise ;
+Et si sa majesté veut que je l’y conduise,
+Au péril de ma tête, en moins d’une heure ou deux,
+Je m’offre de la rendre à l’objet de ses voeux.
+Allons, allons, madame, et souffrez que je tâche…
+Ô d’un lâche tyran ministre encor plus lâche,
+Qui sous un faux semblant d’un peu d’humanité
+Penses contre mes pleurs faire sa sûreté !
+Que ne dis-tu plutôt que ses justes alarmes
+Aux yeux des bons sujets veulent cacher mes larmes,
+Qu’il lui faut me bannir, de crainte que mes cris
+Du peuple et de la cour n’émeuvent les esprits ?
+Traître, si tu n’étais de son intelligence,
+Pourrait-il refuser ta tête à sa vengeance ?
+Que devient, Grimoald, que devient ton courroux ?
+Tes ordres en sa garde avaient mis mon époux.
+Il a brisé ses fers, il sait où va sa fuite ;
+Si je le veux rejoindre, il s’offre à ma conduite ;
+Et quand son sang devrait te répondre du sien,
+Il te voit, il te parle, et n’appréhende rien !
+Quand ce qu’il fait pour vous hasarderait ma vie,
+Je ne puis le punir de vous avoir servie.
+Si j’avais cependant quelque peur que vos cris
+De la cour et du peuple émussent les esprits,
+Sans vous prier de fuir pour finir mes alarmes,
+J’aurais trop de moyens de leur cacher vos larmes.
+Mais vous êtes, madame, en pleine liberté ;
+Vous pouvez faire agir toute votre fierté,
+Porter dans tous les coeurs ce qui règne en votre âme :
+Le vainqueur du mari ne peut craindre la femme.
+Mais que veut ce soldat ? Vous avertir, Seigneur,
+D’un grand malheur ensemble et d’un rare bonheur.
+Garibalde n’est plus, et l’imposteur infâme
+Qui tranche ici du roi lui vient d’arracher l’âme ;
+Mais ce même imposteur est en votre pouvoir.
+Que dis-tu, malheureux ? Ce que vous allez voir.
+Ô ciel ! En quel état ma fortune est réduite,
+S’il ne m’est pas permis de jouir de sa fuite !
+Faut-il que de nouveau mon coeur embarrassé
+Ne puisse… Mais dis-nous comment tout s’est passé.
+Le duc, ayant appris quelles intelligences
+Dérobaient un tel fourbe à vos justes vengeances,
+L’attendait à main-forte, et lui fermant le pas :
+" à lui seul, nous dit-il ; mais ne le blessons pas.
+Réservons tout son sang aux rigueurs des supplices,
+Et laissons par pitié fuir ses lâches complices. "
+Ceux qui le conduisaient, du grand nombre étonnés,
+Et par mes compagnons soudain environnés,
+Acceptent la plupart ce qu’on leur facilite,
+Et s’écartent sans bruit de ce faux Pertharite.
+Lui, que l’ordre reçu nous forçait d’épargner
+Jusqu’à baisser l’épée et le trop dédaigner,
+S’ouvre en son désespoir parmi nous un passage,
+Jusque sur notre chef pousse toute sa rage,
+Et lui plonge trois fois un poignard dans le sein,
+Avant qu’aucun de nous ait pu voir son dessein.
+Nos bras étaient levés pour l’en punir sur l’heure ;
+Mais le duc par nos mains ne consent pas qu’il meure,
+Et son dernier soupir est un ordre nouveau
+De garder tout son sang à celle d’un bourreau.
+Ainsi ce fugitif retombe dans sa chaîne,
+Et vous pouvez, seigneur, ordonner de sa peine :
+Le voici. Quel combat pour la seconde fois !
+Tu me revois, tyran qui méconnais les rois ;
+Et j’ai payé pour toi d’un si rare service
+Celui qui rend ma tête à ta fausse justice.
+Pleure, pleure ce bras qui t’a si bien servi ;
+Pleure ce bon sujet que le mien t’a ravi.
+Hâte-toi de venger ce ministre fidèle :
+C’est toi qu’à sa vengeance en mourant il appelle.
+Signale ton amour, et parois aujourd’hui,
+S’il fut digne de toi, plus digne encor de lui.
+Mais cesse désormais de traiter d’imposture
+Les traits que sur mon front imprime la nature.
+Milan m’a vu passer, et partout en passant
+J’ai vu couler ses pleurs pour son prince impuissant ;
+Tu lui déguiserais en vain ta tyrannie :
+Pousses-en jusqu’au bout l’insolente manie ;
+Et quoi que ta fureur te prescrive pour moi,
+Ordonne de mes jours comme de ceux d’un roi.
+Oui, tu l’es en effet, et j’ai su te connaître,
+Dès le premier moment que je t’ai vu paraître.
+Si j’ai fermé les yeux, si j’ai voulu gauchir,
+Des maximes d’état j’ai voulu t’affranchir,
+Et ne voir pas ma gloire indignement trahie
+Par la nécessité de m’immoler ta vie.
+De cet aveuglement les soins mystérieux
+Empruntaient les dehors d’un tyran furieux,
+Et forçaient ma vertu d’en souffrir l’artifice,
+Pour t’arracher ton nom par l’effroi du supplice.
+Mais mon dessein n’était que de t’intimider,
+Ou d’obliger quelqu’un à te faire évader.
+Unulphe a bien compris, en serviteur fidèle,
+Ce que ma violence attendait de son zèle ;
+Mais un traître pressé par d’autres intérêts
+A rompu tout l’effet de mes désirs secrets.
+Ta main, grâces au ciel, nous en a fait justice.
+Cependant ton retour m’est un nouveau supplice ;
+Car enfin que veux-tu que je fasse de toi ?
+Puis-je porter ton sceptre et te traiter de roi ?
+Ton peuple qui t’aimait pourra-t-il te connaître,
+Et souffrir à tes yeux les lois d’un autre maître ?
+Toi-même pourras-tu, sans entreprendre rien,
+Me voir jusqu’au trépas possesseur de ton bien ?
+Pourras-tu négliger l’occasion offerte,
+Et refuser ta main ou ton ordre à ma perte ?
+Si tu n’étais qu’un lâche, on aurait quelque espoir
+Qu’enfin tu pourrais vivre, et ne rien émouvoir ;
+Mais qui me croit tyran, et hautement me brave,
+Quelque faible qu’il soit, n’a point le coeur d’esclave,
+Et montre une grande âme au-dessus du malheur,
+Qui manque de fortune, et non pas de valeur.
+Je vois donc malgré moi ma victoire asservie
+À te rendre le sceptre, ou prendre encor ta vie ;
+Et plus l’ambition trouble ce grand effort,
+Plus ceux de ma vertu me refusent ta mort.
+Mais c’est trop retenir ma vertu prisonnière :
+Je lui dois comme à toi liberté toute entière ;
+Et mon ambition a beau s’en indigner,
+Cette vertu triomphe, et tu t’en vas régner.
+Milan, revois ton prince, et reprends ton vrai maître,
+Qu’en vain pour t’aveugler j’ai voulu méconnaître ;
+Et vous que d’imposteur à regret j’ai traité…
+Ah ! C’est porter trop loin la générosité.
+Rendez-moi Rodelinde, et gardez ma couronne,
+Que pour sa liberté sans regret j’abandonne :
+Avec ce cher objet tout destin m’est trop doux.
+Rodelinde et Milan et mon coeur sont à vous ;
+Et je vous remettrais toute la Lombardie,
+Si comme dans Milan je régnais dans Pavie.
+Mais vous n’ignorez pas, seigneur, que le feu roi
+En fit reine Édüige ; et lui donnant ma foi,
+Je promis… Si ta foi t’oblige à la défendre,
+Ton exemple m’oblige encor plus à la rendre ;
+Et je mériterais un nouveau changement,
+Si mon coeur n’égalait celui de mon amant.
+Son exemple, ma soeur, en vain vous y convie.
+Avec ce grand héros je vous laisse Pavie,
+Et me croirais moi-même aujourd’hui malheureux,
+Si je voyais sans sceptre un bras si généreux.
+Pardonnez si ma haine a trop cru l’apparence :
+Je présumais beaucoup de votre violence ;
+Mais je n’aurais osé, seigneur, en présumer
+Que vous m’eussiez forcée enfin à vous aimer.
+Vous m’avez outragé sans me faire injustice.
+Qu’une amitié si ferme aujourd’hui nous unisse,
+Que l’un et l’autre état en admire les noeuds,
+Et doute avec raison qui règne de vous deux.
+Pour en faire admirer la chaîne fortunée,
+Allons mettre en éclat cette grande journée,
+Et montrer à ce peuple, heureusement surpris,
+Que des hautes vertus la gloire est le seul prix.
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