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corneille_medee (77478B)


      1 Que je sens à la fois de surprise et de joie !
      2 Se peut-il qu’en ces lieux enfin je vous revoie,
      3 Que Pollux dans Corinthe ait rencontré Jason ?
      4 Vous n’y pouviez venir en meilleure saison,
      5 Et pour vous rendre encor l’âme plus étonnée
      6 Préparez-vous à voir dans peu mon hyménée.
      7 Quoi ! Médée est donc morte, à ce compte ? Elle vit ;
      8 Mais un objet plus beau la chasse de mon lit.
      9 Dieux ! Et que fera-t-elle ? Et que fit Hypsipyle
     10 Que former dans son coeur un regret inutile,
     11 Jeter des cris en l’air, me nommer inconstant ?
     12 Si bon semble à Médée, elle en peut faire autant,
     13 Je la quitte à regret, mais je n’ai point d’excuse
     14 Contre un pouvoir plus fort qui me donne à Créuse.
     15 C’est donc là cet objet qui vous vient enchaîner ?
     16 Sans l’entendre nommer je l’avais deviné,
     17 Jason ne fit jamais de communes maîtresses,
     18 Il est né seulement pour charmer les princesses,
     19 Et je crois qu’il tiendrait pour un indigne emploi
     20 De blesser d’autres coeurs que des filles de Roi ;
     21 Hypsipyle à Lemnos, sur le Phase Médée,
     22 Et Créuse à Corinthe autant vaut possédée,
     23 Font bien voir qu’en tous lieux sans lancer d’autres dards
     24 Les sceptres sont acquis à ses moindres regards.
     25 Aussi je ne suis pas de ces amants vulgaires,
     26 J’accommode ma flamme au bien de mes affaires,
     27 Et sous quelque climat que le sort me jetât,
     28 Je serais amoureux par maxime d’État.
     29 Nous voulant à Lemnos rafraîchir dans la ville,
     30 Qu’eussions-nous fait, Pollux, sans l’amour d’Hypsipyle ?
     31 Et depuis à Colchos, que fit votre Jason,
     32 Que cajoler Médée, et gagner la Toison ?
     33 Alors, sans mon amour, qu’eût fait votre vaillance ?
     34 Eût-elle du dragon trompé la vigilance ?
     35 Ce peuple que la terre enfantait tout armé,
     36 Qui de vous l’eût défait, si Jason n’eût aimé ?
     37 Maintenant qu’un exil m’interdit ma patrie
     38 Créuse est le sujet de mon idolâtrie ;
     39 Et j’ai trouvé l’adresse, en lui faisant la cour,
     40 De relever mon sort sur les ailes d’Amour.
     41 Que parlez-vous d’exil ? La haine de Pélie…
     42 Me fait, tout mort qu’il est, fuir de sa Thessalie.
     43 Il est mort ! Écoutez, et vous saurez comment
     44 Son trépas seul me force à cet éloignement.
     45 Après six ans passés, depuis notre voyage,
     46 Dans les plus grands plaisirs qu’on goûte au mariage,
     47 Mon père tout caduc émouvant ma pitié,
     48 Je conjurai Médée, au nom de l’amitié.
     49 J’ai su comme son art, forçant les destinées
     50 Lui rendit la vigueur de ses jeunes années,
     51 Ce fut, s’il m’en souvient, ici que je l’appris,
     52 D’où soudain un voyage en Asie entrepris
     53 Fait que, nos deux séjours divisés par Neptune,
     54 Je n’ai point su depuis quelle est votre fortune,
     55 Je n’en fais qu’arriver. Apprenez donc de moi
     56 Le sujet qui m’oblige à lui manquer de foi.
     57 Malgré l’aversion d’entre nos deux familles,
     58 De mon tyran Pélie elle gagne les filles,
     59 Et leur feint de ma part tant d’outrages reçus,
     60 Que ces faibles esprits sont aisément déçus.
     61 Elle fait amitié, leur promet des merveilles,
     62 Du pouvoir de son art leur remplit les oreilles,
     63 Et pour mieux leur montrer comme il est infini
     64 Leur étale surtout mon père rajeuni.
     65 Pour épreuve, elle égorge un bélier à leurs vues,
     66 Le plonge en un bain d’eaux et d’herbes inconnues,
     67 Lui forme un nouveau sang avec cette liqueur,
     68 Et lui rend d’un agneau la taille et la vigueur.
     69 Les soeurs crient miracle, et chacune ravie
     70 Conçoit pour son vieux père une pareille envie,
     71 Veut un effet pareil, le demande, et l’obtient,
     72 Mais chacune a son but. Cependant la nuit vient :
     73 Médée, après le coup d’une si belle amorce,
     74 Prépare de l’eau pure et des herbes sans force,
     75 Redouble le sommeil des gardes et du Roi,
     76 (La suite au seul récit me fait trembler d’effroi.)
     77 À force de pitié ces filles inhumaines
     78 De leur père endormi vont épuiser les veines,
     79 Leur tendresse crédule, à grands coups de couteau
     80 Prodigue ce vieux sang, et fait place au nouveau.
     81 Le coup le plus mortel s’impute à grand service,
     82 On nomme piété ce cruel sacrifice,
     83 Et l’amour paternel qui fait agir leurs bras
     84 Croirait commettre un crime à n’en commettre pas.
     85 Médée est éloquente à leur donner courage,
     86 Chacune toutefois tourne ailleurs son visage,
     87 et refusant ses yeux à conduire sa main,
     88 N’ose voir les effets de son pieux dessein.
     89 À me représenter ce tragique spectacle
     90 Qui fait un parricide et promet un miracle,
     91 J’ai de l’horreur moi-même, et ne puis concevoir
     92 Qu’un esprit jusque-là se laisse décevoir.
     93 Ainsi mon père Æson recouvra sa jeunesse,
     94 Mais oyez le surplus. Ce grand courage cesse,
     95 L’épouvante les prend et Médée s’enfuit,
     96 Le jour découvre à tous les crimes de la nuit,
     97 Et pour vous épargner un discours inutile,
     98 Acaste nouveau roi fait mutiner la ville,
     99 Nomme Jason l’auteur de cette trahison,
    100 Et pour venger son père, assiège ma maison.
    101 Mais j’étais déjà loin aussi bien que Médée
    102 Et ma famille enfin à Corinthe abordée,
    103 Nous saluons Créon, dont la bénignité
    104 Nous promet contre Acaste un lieu de sûreté.
    105 Que vous dirai-je plus ? Mon bonheur ordinaire
    106 M’acquiert les volontés de la fille et du père,
    107 Si bien que de tous deux également chéri,
    108 L’un me veut pour son gendre, et l’autre pour mari.
    109 D’un rival couronné les grandeurs souveraines ;
    110 La majesté d’Ægée, et le sceptre d’Athènes,
    111 N’ont rien, à leur avis, de comparable à moi,
    112 Et banni que je suis, je leur suis plus qu’un Roi.
    113 L’un et l’autre pourtant de honte dissimule,
    114 Et bien que pour Créuse un pareil feu me brûle
    115 Du devoir conjugal je combats mon amour,
    116 Et je ne l’entretiens que pour faire ma Cour.
    117 Acaste cependant menace d’une guerre
    118 Qui doit perdre Créon et dépeupler sa terre,
    119 Puis, changeant tout à coup ses résolutions,
    120 Il propose la paix sous des conditions.
    121 Il demande d’abord, et Jason, et Médée :
    122 On lui refuse l’un, et l’autre est accordée,
    123 Je l’empêche, on débat, et je fais tellement
    124 Qu’enfin il se réduit à son bannissement :
    125 De nouveau je l’empêche, et Créon me refuse,
    126 Et pour m’en consoler il m’offre sa Créuse,
    127 Qu’eussé-je fait, Pollux, en cette extrémité
    128 Qui commettait ma vie avec ma loyauté,
    129 Car sans doute à quitter l’utile pour l’honnête
    130 La paix s’en allait faire aux dépens de ma tête,
    131 Ce mépris insolent des offres d’un grand Roi
    132 Livrait aux mains d’Acaste et ma Médée et moi.
    133 Je l’eusse fait pourtant si je n’eusse été père.
    134 L’amour de mes enfants m’a fait l’âme légère,
    135 Ma perte était la leur, et cet hymen nouveau
    136 Avec Médée et moi les tire du tombeau,
    137 Eux seuls m’ont fait résoudre, et la paix s’est conclue.
    138 Bien que de tous côtés l’affaire résolue
    139 Ne laisse aucune place aux conseils d’un ami,
    140 Je ne puis toutefois l’approuver qu’à demi.
    141 Sur quoi que vous fondiez un traitement si rude,
    142 C’est toujours vers Médée un peu d’ingratitude,
    143 Ce qu’elle a fait pour vous est mal récompensé,
    144 Il faut craindre après tout son courage offensé,
    145 Vous savez mieux que moi ce que peuvent ses charmes.
    146 Ce sont à sa fureur d’épouvantables armes,
    147 Mais son bannissement nous en va garantir.
    148 Gardez d’avoir sujet de vous en repentir.
    149 Quoi qu’il puisse arriver, ami, c’est chose faite.
    150 La termine le ciel comme je le souhaite,
    151 Permettez cependant qu’afin de m’acquitter
    152 J’aille trouver le roi pour l’en féliciter.
    153 Je vous y conduirais, mais j’attends ma princesse,
    154 Qui va sortir du temple. Adieu : l’amour vous presse,
    155 Et je serais marri qu’un soin officieux
    156 Vous fît perdre pour moi des temps si précieux.
    157 Depuis que mon esprit est capable de flamme,
    158 Jamais un trouble égal ne confondit mon âme :
    159 Mon coeur qui se partage en deux affections
    160 Se laisse déchirer à mille passions.
    161 Je dois tout à Médée, et je ne puis sans honte
    162 Et d’elle et de ma foi tenir si peu de compte :
    163 Je dois tout à Créon, et d’un si puissant Roi
    164 Je fais un ennemi si je garde ma foi.
    165 J’ai regret à Médée, et j’adore Créuse,
    166 Je vois mon crime en l’une, en l’autre mon excuse.
    167 Et dessus mon regret mes désirs triomphants
    168 Ont encor le secours du soin de mes enfants.
    169 Mais la voici qui vient, l’éclat d’un tel visage
    170 Du plus constant du monde attirerait l’hommage,
    171 Et semble reprocher à ma fidélité
    172 D’avoir osé tenir contre tant de beauté.
    173 Que vos dévotions d’une longue souffrance
    174 Gênent un pauvre amant, qui meurt en votre absence !
    175 Je n’avais pourtant rien à demander aux Dieux,
    176 Ayant Jason à moi, j’ai tout ce que je veux.
    177 Et moi, puis-je espérer l’effet d’une prière
    178 Que ma flamme tiendrait à faveur singulière,
    179 Au nom de notre amour, sauvez deux jeunes fruits,
    180 Que d’un premier hymen la couche m’a produits,
    181 Employez-vous pour eux, faites envers un père
    182 Qu’ils ne soient point compris en l’exil de leur mère,
    183 C’est lui seul qui bannit ces petits malheureux,
    184 Puisque dans les traités il n’est point parlé d’eux.
    185 J’avais déjà pitié de leur tendre innocence,
    186 Et vous y servirai de toute ma puissance,
    187 Pourvu qu’à votre tour vous m’accordiez un point
    188 Que jusques à tantôt je ne vous dirai point.
    189 Dites, et quel qu’il soit, que ma reine en dispose.
    190 Si je puis sur mon père obtenir quelque chose,
    191 Vous le saurez après, je ne veux rien pour rien.
    192 Vous pourrez au palais suivre cet entretien,
    193 On ouvre chez Médée, ôtez-vous de sa vue,
    194 Vos présences rendraient sa douleur plus émue ;
    195 Et vous seriez marris que cet esprit jaloux
    196 Mêlât son amertume à des plaisirs si doux.
    197 Souverains protecteurs des lois de l’hyménée,
    198 Dieux garants de la foi que Jason m’a donnée,
    199 Vous qu’il prit à témoins d’une immortelle ardeur,
    200 Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur,
    201 Voyez de quel mépris vous traite son parjure,
    202 Et m’aidez à venger cette commune injure :
    203 S’il me peut aujourd’hui chasser impunément,
    204 Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment.
    205 Et vous, troupe savante en noires barbaries,
    206 Filles de l’Achéron, pestes, larves, furies,
    207 Fières soeurs, si jamais notre commerce étroit
    208 Sur vous et vos serpents me donna quelque droit,
    209 Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes
    210 Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes.
    211 Laissez-les quelque temps reposer dans leurs fers,
    212 Pour mieux agir pour moi faites trêve aux enfers ;
    213 Apportez-moi du fond des antres de Mégère
    214 La mort de ma rivale, et celle de son père,
    215 Et si vous ne voulez mal servir mon courroux
    216 Quelque chose de pis pour mon perfide époux.
    217 Qu’il coure vagabond de province en province,
    218 Qu’il fasse lâchement la Cour à chaque prince ;
    219 Banni de tous côtés, sans bien, et sans appui,
    220 Accablé de frayeur, de misère, d’ennui,
    221 Qu’à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse,
    222 Qu’il ait regret à moi pour son dernier supplice,
    223 Et que mon souvenir jusque dans le tombeau
    224 Attache à son esprit un éternel bourreau.
    225 Jason me répudie ! Et qui l’aurait pu croire ?
    226 S’il a manqué d’amour, manque-t-il de mémoire ?
    227 Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits ?
    228 M’ose-t-il bien quitter après tant de forfaits ?
    229 Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j’ose,
    230 Croit-il que m’offenser ce soit si peu de chose ?
    231 Quoi ? Mon père trahi, les éléments forcés,
    232 D’un frère dans la mer les membres dispersés,
    233 Lui font-ils présumer mon audace épuisée ?
    234 Lui font-ils présumer que ma puissance usée,
    235 Ma rage contre lui n’ait par où s’assouvir,
    236 Et que tout mon pouvoir se borne à le servir ?
    237 Tu t’abuses, Jason, je suis encor moi-même.
    238 Tout ce qu’en ta faveur fit mon amour extrême
    239 Je le ferai par haine, et je veux pour le moins
    240 Qu’un forfait nous sépare, ainsi qu’il nous a joints ;
    241 Que mon sanglant divorce en meurtres, en carnage,
    242 S’égale aux premiers jours de notre mariage,
    243 Et que notre union, que rompt ton changement
    244 Trouve une fin pareille à son commencement.
    245 Déchirer par morceaux l’enfant aux yeux du père,
    246 N’est que le moindre effet qui suivra ma colère.
    247 Des crimes si légers furent mes coups d’essai :
    248 Il faut bien autrement montrer ce que je sai,
    249 Il faut faire un chef-d’oeuvre, et qu’un dernier ouvrage
    250 Surpasse de bien loin ce faible apprentissage.
    251 Mais pour exécuter tout ce que j’entreprends,
    252 Quels dieux me fourniront des secours assez grands ?
    253 Ce n’est plus vous, Enfers, qu’ici je sollicite :
    254 Vos feux sont impuissants pour ce que je médite.
    255 Auteur de ma naissance, aussi bien que du jour
    256 Qu’à regret tu dépars à ce fatal séjour,
    257 Soleil, qui vois l’affront qu’on va faire à ta race
    258 Donne-moi tes chevaux à conduire en ta place,
    259 Accorde cette grâce à mon désir bouillant,
    260 Je veux choir sur Corinthe avec ton char brûlant.
    261 Mais ne crains pas de chute à l’univers funeste,
    262 Corinthe consumé garantira le reste,
    263 Mon erreur volontaire ajustée à mes voeux
    264 Arrêtera sur elle un déluge de feux,
    265 Créon en est le prince, et prend Jason pour gendre,
    266 Il faut l’ensevelir dessous sa propre cendre,
    267 Et brûler son pays, si bien qu’à l’avenir
    268 L’Isthme n’empêche plus les deux mers de s’unir.
    269 Eh bien, Nérine, à quand, à quand cet hyménée ?
    270 En ont-ils choisi l’heure ? En sais-tu la journée ?
    271 N’en as-tu rien appris ? N’as-tu point vu Jason ?
    272 N’appréhende-t-il rien après sa trahison ?
    273 Croit-il qu’en cet affront je m’amuse à me plaindre ?
    274 S’il cesse de m’aimer, qu’il commence à me craindre,
    275 Il verra, le perfide, à quel comble d’horreur
    276 De mes ressentiments peut monter la fureur.
    277 Modérez les bouillons de cette violence,
    278 Et laissez déguiser vos douleurs au silence,
    279 Quoi, Madame ! Est-ce ainsi qu’il faut dissimuler
    280 Et faut-il perdre ainsi des menaces en l’air ?
    281 Les plus ardents transports d’une haine connue
    282 Ne sont qu’autant d’éclairs avortés dans la nue,
    283 Qu’autant d’avis à ceux que vous voulez punir
    284 Pour repousser vos coups, ou pour les prévenir.
    285 Qui peut sans s’émouvoir supporter une offense,
    286 Peut mieux prendre à son point le temps de sa vengeance,
    287 Et sa feinte douceur, sous un appas mortel,
    288 Mène insensiblement sa victime à l’autel.
    289 Tu veux que je me taise et que je dissimule !
    290 Nérine, porte ailleurs ce conseil ridicule,
    291 L’âme en est incapable en de moindres malheurs,
    292 Et n’a point où cacher de si grandes douleurs.
    293 Jason m’a fait trahir mon pays et mon père,
    294 Et me laisse au milieu d’une terre étrangère,
    295 Sans support, sans amis, sans retraite, sans bien,
    296 La fable de son peuple, et la haine du mien :
    297 Nérine, après cela, tu veux que je me taise !
    298 Ne dois-je point encore en témoigner de l’aise,
    299 De ce royal hymen souhaiter l’heureux jour,
    300 Et forcer tous mes soins à servir son amour ?
    301 Madame, pensez mieux à l’éclat que vous faites :
    302 Quelque juste qu’il soit, regardez où vous êtes ;
    303 Considérez qu’à peine un esprit plus remis
    304 Vous tient en sûreté parmi vos ennemis.
    305 L’âme doit se raidir plus elle est menacée,
    306 Et contre la fortune aller tête baissée,
    307 La choquer hardiment, et sans craindre la mort
    308 Se présenter de front à son plus rude effort,
    309 Cette lâche ennemie a peur des grands courages,
    310 Et sur ceux qu’elle abat redouble ses outrages.
    311 Que sert ce grand courage où l’on est sans pouvoir ?
    312 Il trouve toujours lieu de se faire valoir.
    313 Forcez l’aveuglement dont vous êtes séduite,
    314 Pour voir en quel état le sort vous a réduite,
    315 Votre pays vous hait, votre époux est sans foi,
    316 Dans un si grand revers que vous reste-t-il ? Moi,
    317 Moi dis-je, et c’est assez. Quoi ! Vous seule, madame ?
    318 Oui, tu vois en moi seule, et le fer, et la flamme,
    319 Et la terre, et la mer, et l’enfer, et les Cieux,
    320 Et le sceptre des Rois, et le foudre des Dieux.
    321 L’impétueuse ardeur d’un courage sensible
    322 À vos ressentiments figure tout possible,
    323 Mais il faut craindre un Roi fort de tant de sujets.
    324 Mon père qui l’était rompit-il mes projets ?
    325 Non, mais il fut surpris, et Créon se défie.
    326 Fuyez, qu’à ses soupçons il ne vous sacrifie.
    327 Las ! Je n’ai que trop fui, cette infidélité
    328 D’un juste châtiment punit ma lâcheté :
    329 Si je n’eusse point fui pour la mort de Pélie,
    330 Si j’eusse tenu bon dedans la Thessalie,
    331 Il n’eût point vu Créuse, et cet objet nouveau
    332 N’eût point de notre hymen étouffé le flambeau.
    333 Fuyez encor de grâce. Oui, je fuirai, Nérine,
    334 Mais avant de Créon on verra la ruine.
    335 Je brave la fortune, et toute sa rigueur
    336 En m’ôtant un mari, ne m’ôte pas le coeur,
    337 Sois seulement fidèle, et sans te mettre en peine
    338 Laisse agir pleinement mon savoir et ma haine.
    339 Madame. Elle s’enfuit au lieu de m’écouter,
    340 Ces violents transports la vont précipiter,
    341 Elle court à sa perte, et sa brutale envie
    342 Lui fait abandonner le souci de sa vie,
    343 Tâchons encore un coup d’en divertir le cours,
    344 Apaiser sa fureur, c’est conserver ses jours.
    345 Bien qu’un péril certain suive votre entreprise,
    346 Assurez-vous sur moi, je vous suis toute acquise,
    347 Employez mon service aux flammes, au poison,
    348 Je ne refuse rien, mais épargnez Jason,
    349 Votre aveugle vengeance une fois assouvie
    350 Le regret de sa mort vous coûterait la vie,
    351 Et les coups violents d’un rigoureux ennui.
    352 Cesse de m’en parler, et ne crains rien pour lui,
    353 Ma fureur jusque-là n’oserait me séduire,
    354 Jason m’a trop coûté pour le vouloir détruire,
    355 Mon courroux lui fait grâce, et tout léger qu’il est,
    356 Notre première ardeur soutient son intérêt :
    357 Je crois qu’il m’aime encore et qu’il nourrit en l’âme
    358 Quelques restes secrets d’une si belle flamme,
    359 Il ne fait qu’obéir aux volontés d’un Roi,
    360 Qui l’arrache à Médée en dépit de sa foi,
    361 Qu’il vive, et s’il se peut que l’ingrat me demeure,
    362 Sinon, ce m’est assez que sa Créuse meure :
    363 Qu’il vive cependant, et jouisse du jour
    364 Que lui conserve encor mon immuable amour.
    365 Créon seul, et sa fille ont fait la perfidie,
    366 Eux seuls termineront toute la Tragédie,
    367 Leur perte achèvera cette fatale paix.
    368 Contenez-vous Madame, il sort de son palais.
    369 Quoi ? Je te vois encore ! Avec quelle impudence
    370 Peux-tu, sans t’effrayer, soutenir ma présence ?
    371 Ignores-tu l’arrêt de ton bannissement ?
    372 Fais-tu si peu de cas de mon commandement ?
    373 Voyez comme elle s’enfle et d’orgueil et d’audace,
    374 Ses yeux ne sont que feu, ses regards, que menace.
    375 Gardes, empêchez-la de s’approcher de moi.
    376 Va, purge mes États d’un monstre tel que toi,
    377 Délivre mes sujets, et moi-même de crainte.
    378 De quoi m’accuse-t-on ? Quel crime, quelle plainte
    379 Vous porte à me chasser avecque tant d’ardeur ?
    380 Ah l’innocence même, et la même candeur !
    381 Médée est un miroir de vertu signalée,
    382 Quelle inhumanité de l’avoir exilée !
    383 Barbare as-tu sitôt oublié tant d’horreurs ?
    384 Repasse tes forfaits avecque tes erreurs,
    385 Et de tant de pays nomme quelque contrée
    386 Dont tes méchancetés te permettent l’entrée.
    387 Toute la Thessalie en armes te poursuit,
    388 Ton père te déteste, et l’univers te fuit.
    389 Me dois-je en ta faveur charger de tant de haines,
    390 Et sur mon peuple et moi faire tomber tes peines ?
    391 Va pratiquer ailleurs tes noires actions,
    392 J’ai racheté la paix à ces conditions.
    393 Lâche paix, qu’entre vous, sans m’avoir écoutée
    394 Pour m’arracher mon bien vous avez complotée,
    395 Paix, dont le déshonneur vous demeure éternel.
    396 Quiconque sans l’ouïr condamne un criminel,
    397 Bien qu’il eut mille fois mérité le supplice,
    398 D’un juste châtiment il fait une injustice.
    399 Au regard de Pélie, il fut bien mieux traité,
    400 Avant que l’égorger tu l’avais écouté ?
    401 Écouta-t-il Jason, quand sa haine couverte
    402 L’envoya sur nos bords se livrer à sa perte,
    403 Car comment voulez-vous que je nomme un dessein
    404 Au-dessus de sa force et du pouvoir humain ?
    405 Apprenez quelle était cette illustre conquête,
    406 Et de combien de morts j’ai garanti sa tête.
    407 Il fallait mettre au joug deux taureaux furieux,
    408 Des tourbillons de feux s’élançaient de leurs yeux,
    409 Et leur maître Vulcain poussait par leur haleine
    410 Un long embrasement dessus toute la plaine,
    411 Eux domptés, on entrait en de nouveaux hasards,
    412 Il fallait labourer les tristes champs de Mars,
    413 Et des dents d’un serpent ensemencer leur terre
    414 Dont la stérilité fertile pour la guerre
    415 Produisait à l’instant des escadrons armés
    416 Contre le laboureur qui les avait semés,
    417 Mais quoi qu’eût fait contre eux une valeur parfaite
    418 La toison n’était pas au bout de leur défaite :
    419 Un dragon, enivré des plus mortels poisons
    420 Qu’enfantent les péchés de toutes les saisons,
    421 Vomissant mille traits de sa gorge enflammée,
    422 La gardait beaucoup mieux que toute cette armée.
    423 Jamais étoile, lune, aurore, ni soleil,
    424 Ne virent abaisser sa paupière au sommeil.
    425 Je l’ai seule assoupi, seule j’ai par mes charmes
    426 Mis au joug les taureaux et défait les gendarmes.
    427 Si lors à mon devoir mon désir limité
    428 Eût conservé ma honte et ma fidélité,
    429 Si j’eusse eu de l’horreur de tant d’énormes fautes,
    430 Que devenait Jason, et tous vos Argonautes ?
    431 Sans moi ce vaillant chef que vous m’avez ravi
    432 Fût péri le premier et tous l’auraient suivi.
    433 Je ne me repens point d’avoir par mon adresse
    434 Sauvé le sang des dieux et la fleur de la Grèce,
    435 Zéthès, et Calaïs, et Pollux, et Castor,
    436 Et le charmant Orphée, et le sage Nestor,
    437 Tous vos héros enfin tiennent de moi la vie,
    438 Je vous les verrai tous posséder sans envie,
    439 Je vous les ai sauvés, je vous les cède tous,
    440 Je n’en veux qu’un pour moi, n’en soyez point jaloux,
    441 Pour de si bons effets laissez-moi l’infidèle,
    442 Il est mon crime seul si je suis criminelle,
    443 Aimer cet inconstant c’est tout ce que j’ai fait.
    444 Si vous me punissez, rendez-moi mon forfait,
    445 Est-ce user comme il faut d’un pouvoir légitime,
    446 Que me faire coupable et jouir de mon crime ?
    447 Va te plaindre à Colchos. Le retour m’y plaira.
    448 Que Jason m’y remette ainsi qu’il m’en tira,
    449 Je suis prête à partir sous la même conduite
    450 Qui de ces lieux aimés précipita ma fuite.
    451 Ô d’un injuste affront les coups les plus cruels !
    452 Vous faites différence entre deux criminels,
    453 Vous voulez qu’on l’honore, et que de deux complices
    454 L’un ait votre couronne, et l’autre des supplices.
    455 Cesse de plus mêler ton intérêt au sien,
    456 Ton Jason pris à part est trop homme de bien,
    457 Le séparant de toi sa défense est facile :
    458 Jamais il n’a trahi son père, ni sa ville,
    459 Jamais sang innocent n’a fait rougir ses mains,
    460 Jamais il n’a prêté son bras à tes desseins,
    461 Son crime, s’il en a, c’est de t’avoir pour femme,
    462 Laisse-le s’affranchir d’une honteuse flamme,
    463 Rends-lui son innocence en t’éloignant d’ici,
    464 Emporte avecque toi son crime et mon souci,
    465 Tes herbes, tes poisons, ton coeur impitoyable,
    466 Tout ce qui me fait craindre, et rend Jason coupable.
    467 Peignez mes actions plus noires que la nuit,
    468 Je n’en ai que la honte, il en a tout le fruit :
    469 C’est à son intérêt que ma savante audace
    470 Immola son tyran par les mains de sa race,
    471 Joignez-y mon pays, et mon frère, il suffit
    472 Qu’aucun de tant de maux ne va qu’à son profit.
    473 Mais vous les saviez tous quand vous m’avez reçue,
    474 Votre simplicité n’a point été déçue,
    475 En ignoriez-vous un, quand vous m’avez promis
    476 Un rempart assuré contre mes ennemis ?
    477 Ma main saignait encor du meurtre de Pélie,
    478 Quand dessous votre foi vous m’avez recueillie,
    479 Et votre coeur sensible à la compassion,
    480 Malgré tous mes forfaits, prit ma protection.
    481 Si l’on me peut depuis imputer quelque crime,
    482 C’est trop peu que l’exil, ma mort est légitime :
    483 Sinon, à quel propos me traitez-vous ainsi ?
    484 Je suis coupable ailleurs, mais innocente ici.
    485 Je ne veux plus ici d’une telle innocence,
    486 Ni souffrir en ma cour ta fatale présence.
    487 Va… Dieux, justes vengeurs ! Va, dis-je, en d’autres lieux
    488 Par tes cris importuns solliciter les Dieux.
    489 Laisse-nous tes enfants, je serais trop sévère,
    490 Si je les punissais des crimes de leur mère,
    491 Et bien que je le pusse avec juste raison,
    492 Ma fille les demande en faveur de Jason.
    493 Barbare humanité, qui m’arrache à moi-même,
    494 Et feint de la douceur pour m’ôter ce que j’aime !
    495 Si Jason et Créuse ainsi l’ont ordonné,
    496 Qu’ils me rendent le sang que je leur ai donné.
    497 Ne me réplique plus, suis la loi qui t’est faite ;
    498 Prépare ton départ, et pense à ta retraite,
    499 Pour en délibérer, et choisir le quartier,
    500 De grâce ma bonté te donne un jour entier.
    501 Quelle grâce ! Soldats, remettez-la chez elle,
    502 Sa contestation se rendrait éternelle.
    503 Quel indomptable esprit ! Quel arrogant maintien
    504 Accompagnait l’orgueil d’un si long entretien !
    505 A-t-elle rien fléchi de son humeur altière ?
    506 A-t-elle pu descendre à la moindre prière ?
    507 Et le sacré respect de ma condition
    508 En a-t-il arraché quelque soumission ?
    509 Te voilà sans rivale, et mon pays sans guerres,
    510 Ma fille, c’est demain qu’elle sort de ma terre.
    511 Nous n’avons désormais que craindre de sa part,
    512 Acaste est satisfait d’un si proche départ,
    513 Et si tu peux calmer le courage d’Ægée,
    514 Qui voit par notre choix son ardeur négligée,
    515 Fais état que demain nous assure à jamais
    516 Et dedans et dehors une profonde paix.
    517 Je ne crois pas, Seigneur, que ce vieux roi d’Athènes
    518 Voyant aux mains d’autrui le fruit de tant de peines,
    519 Mêle tant de faiblesse à son ressentiment,
    520 Que son premier bouillons s’apaisent aisément.
    521 J’espère toutefois qu’avec un peu d’adresse
    522 Je pourrai le résoudre à perdre une maîtresse,
    523 Dont l’âge peu sortable et l’inclination
    524 Répondaient assez mal à son affection.
    525 Il doit vous témoigner par son obéissance
    526 Combien sur son esprit vous avez de puissance,
    527 Et si dans sa colère il demeurait entier,
    528 Ma princesse, en tous cas nous sommes du métier,
    529 Et nos préparatifs contre la Thessalie
    530 Ne sont que trop bâtants à ranger sa folie.
    531 Nous n’en viendrons pas là, regarde seulement
    532 À le payer d’estime et de remerciement.
    533 Je voudrais pour tout autre un peu de raillerie,
    534 Un vieillard amoureux mérite qu’on en rie ;
    535 Mais on ne traite point les Rois avec mépris
    536 On leur doit du respect quoi qu’il aient entrepris.
    537 Remets, si tu le veux, sur moi toute l’affaire.
    538 Quelques raisons d’états le pourront satisfaire,
    539 Et pour m’y préparer plus de facilité
    540 Surtout ne le reçois qu’avec civilité.
    541 Que ne vous dois-je point pour cette préférence,
    542 Où mes désirs n’osaient porter mon espérance !
    543 C’est bien me témoigner un amour infini
    544 De mépriser un Roi pour un pauvre banni !
    545 À toutes ses grandeurs préférer ma misère,
    546 Tourner en ma faveur les volontés d’un père !
    547 Garantir mes enfants d’un exil rigoureux !
    548 Qu’a pu faire de moindre un courage amoureux ?
    549 La fortune a montré dedans votre naissance
    550 Un trait de son envie, ou de son impuissance,
    551 Elle devait un sceptre au sang dont vous naissez,
    552 Et sans lui vos vertus le méritaient assez.
    553 L’amour, qui n’a pu voir une telle injustice,
    554 Supplée à son défaut, ou punit sa malice,
    555 Et vous donne au plus fort de vos adversités
    556 Le sceptre que j’attends, et que vous méritez.
    557 La gloire m’en demeure, et les races futures
    558 Comptant notre hyménée entre vos aventures,
    559 Vanteront à jamais mon amour généreux,
    560 Qui d’un si grand héros rompt le sort malheureux.
    561 Après tout cependant, riez de ma faiblesse :
    562 Prête de posséder le phénix de la Grèce,
    563 La fleur de nos guerriers, le sang de tant de Dieux,
    564 La robe de Médée a donné dans mes yeux.
    565 Mon caprice à son lustre attachant mon envie
    566 Sans elle trouve à dire au bonheur de ma vie,
    567 C’est ce qu’ont prétendu mes desseins relevés
    568 Pour le prix des enfants que je vous ai sauvés.
    569 Que ce prix est léger pour un si bon office !
    570 Il y faut toutefois employer l’artifice :
    571 Ma jalouse en fureur n’est pas femme à souffrir
    572 Que ma main l’en dépouille afin de vous l’offrir ;
    573 Des trésors dont son père épuise la Scythie,
    574 C’est tout ce qu’elle a pris quand elle en est sortie.
    575 Qu’elle a fait un beau choix ! Jamais éclat pareil
    576 Ne sema dans la nuit les clartés du Soleil ;
    577 Les perles avec l’or confusément mêlées,
    578 Mille pierres de prix sur ses bords étalées,
    579 D’un mélange divin éblouissent les yeux ;
    580 Jamais rien d’approchant ne se fit en ces lieux ;
    581 Pour moi, tout aussitôt que je l’en vis parée,
    582 Je ne fis plus d’état de la toison dorée,
    583 Et dussiez-vous vous-même en être un peu jaloux,
    584 J’en eus presques envie aussitôt que de vous.
    585 Pour apaiser Médée et réparer sa perte,
    586 L’épargne de mon père entièrement ouverte
    587 Lui met à l’abandon tous les trésors du roi,
    588 Pourvu que cette robe, et Jason soient à moi.
    589 N’en doutez point ma Reine, elle vous est acquise
    590 Je vais chercher Nérine, et par son entremise
    591 Obtenir de Médée avec dextérité
    592 Ce que refuserait son courage irrité.
    593 Pour elle, vous savez que je fuis ses approches :
    594 J’aurais peine à souffrir l’orgueil de ses reproches ;
    595 Et je me connais mal, ou dans notre entretien
    596 Son courroux s’allumant allumerait le mien.
    597 Je n’ai point un esprit complaisant à sa rage,
    598 Jusques à supporter sans réplique un outrage,
    599 Et ce seraient pour moi d’éternels déplaisirs
    600 De reculer par là l’effet de vos désirs.
    601 Mais, sans plus de discours, d’une maison voisine
    602 Je vais prendre le temps que sortira Nérine,
    603 Souffrez, pour avancer votre contentement
    604 Que malgré mon amour je vous quitte un moment.
    605 Madame, j’aperçois venir le Roi d’Athènes.
    606 Allez donc, votre vue augmenterait ses peines.
    607 Souvenez-vous de l’air dont il le faut traiter.
    608 Ma bouche accortement saura s’en acquitter.
    609 Sur un bruit qui m’étonne et que je ne puis croire
    610 Madame, mon amour jaloux de votre gloire,
    611 Vient savoir s’il est vrai que vous soyez d’accord
    612 Par un honteux hymen, de l’arrêt de ma mort.
    613 Votre peuple en frémit, votre cour en murmure,
    614 Et tout Corinthe enfin s’impute à grande injure,
    615 Qu’un fugitif, un traître, un meurtrier de Rois,
    616 Lui donne à l’avenir des princes et des lois.
    617 Il ne peut endurer que l’horreur de la Grèce
    618 Pour prix de ses forfaits épouse sa princesse,
    619 Et qu’il faille ajouter à vos titres d’honneur,
    620 Femme d’un assassin et d’un empoisonneur.
    621 Laissez agir, grand Roi, la raison sur votre âme,
    622 Et ne le chargez point des crimes de sa femme.
    623 J’épouse un malheureux, et mon père y consent,
    624 Mais prince, mais vaillant, et surtout innocent.
    625 Non pas que je ne faille en cette préférence ;
    626 De votre rang au sien je sais la différence.
    627 Mais si vous connaissez l’amour et ses ardeurs,
    628 Jamais pour son objet il ne prend les grandeurs,
    629 Avouez que son feu n’en veut qu’à la personne,
    630 Et qu’en moi vous n’aimiez rien moins que ma couronne.
    631 Souvent je ne sais quoi qu’on ne peut exprimer
    632 Nous surprend, nous emporte, et nous force d’aimer ;
    633 Et souvent, sans raison, les objets de nos flammes
    634 Frappent nos yeux ensemble et saisissent nos âmes.
    635 Ainsi nous avons vu le souverain des Dieux,
    636 Au mépris de Junon, aimer en ces bas lieux ;
    637 Vénus quitter son Mars et négliger sa prise,
    638 Tantôt pour Adonis, et tantôt pour Anchise ;
    639 Et c’est peut-être encore avec moins de raison
    640 Que bien que vous m’aimiez, je me donne à Jason.
    641 D’abord dans mon esprit vous eûtes ce partage,
    642 Je vous estimai plus, et l’aimai davantage.
    643 Gardez ces compliments pour de moins enflammés,
    644 Et ne m’estimez point qu’autant que vous m’aimez.
    645 Que me sert cet aveu d’une erreur volontaire ?
    646 Si vous croyez faillir, qui vous force à le faire ?
    647 N’accusez point l’amour ni son aveuglement,
    648 Quand on connaît sa faute, on pèche doublement.
    649 Puis donc que vous trouvez la mienne inexcusable,
    650 Je ne veux plus, Seigneur, me confesser coupable.
    651 L’amour de mon pays et le bien de l’État
    652 Me défendaient l’hymen d’un si grand potentat.
    653 Il m’eût fallu soudain vous suivre en vos provinces,
    654 Et priver mes sujets de l’aspect de leurs princes.
    655 Votre sceptre pour moi n’est qu’un pompeux exil ;
    656 Que me sert son éclat, et que me donne-t-il ?
    657 M’élève-t-il d’un rang plus haut que souveraine ?
    658 Et sans le posséder suis-je pas déjà Reine ?
    659 Grâces aux immortels, dans ma condition
    660 J’ai de quoi m’assouvir de cette ambition,
    661 Je ne veux point changer mon sceptre contre un autre,
    662 Je perdrais ma couronne en acceptant la vôtre.
    663 Corinthe est bon sujet, mais il veut voir son roi,
    664 Et d’un prince éloigné rejetterait la loi.
    665 Joignez à ces raisons qu’un père un peu sur l’âge,
    666 Dont ma seule présence adoucit le veuvage,
    667 Ne saurait se résoudre à séparer de lui
    668 De ses débiles ans l’espérance et l’appui,
    669 Et vous reconnaîtrez que je ne vous préfère
    670 Que le bien de l’État, mon pays et mon père.
    671 Puisque mon mauvais sort à ce point me réduit,
    672 Qu’au lieu de me servir ma couronne me nuit :
    673 Pour divertir l’effet de ce funeste oracle,
    674 Je dépose à vos pieds ce précieux obstacle.
    675 Madame, à mes sujets donnez un autre Roi,
    676 De tout ce que je suis ne retenez que moi,
    677 Allez sceptre, grandeurs, majesté, diadème,
    678 Votre odieux éclat déplaît à ce que j’aime,
    679 Je hais ce nom de Roi qui s’oppose à mes voeux,
    680 Et le titre d’esclave est le seul que je veux.
    681 Sans plus vous emporter à cette complaisance
    682 Perdez mon souvenir avecque ma présence,
    683 Et puisque mes raisons ont si peu de pouvoir
    684 Que votre émotion se redouble à me voir,
    685 Afin de redonner le repos à votre âme,
    686 Souffrez que je vous quitte. Allez, allez, madame,
    687 Étaler vos appas et vanter vos mépris
    688 À l’infâme sorcier qui charme vos esprits.
    689 De cette indignité faites un mauvais conte ;
    690 Riez de mon ardeur, riez de votre honte ;
    691 Favorisez celui de tous vos courtisans
    692 Qui raillera le mieux le déclin de mes ans :
    693 Vous jouirez fort peu d’une telle insolence ;
    694 Mon amour outragé court à la violence ;
    695 Mes vaisseaux à la rade, assez proches du port,
    696 N’ont que trop de soldats à faire un coup d’effort.
    697 La jeunesse me manque, et non pas le courage :
    698 Les Rois ne perdent point les forces avec l’âge ;
    699 Et l’on verra, peut-être avant ce jour fini,
    700 Ma passion vengée, et votre orgueil puni.
    701 Malheureux instrument du malheur qui nous presse,
    702 Que j’ai pitié de toi, déplorable princesse !
    703 Avant que le soleil ait fait encore un tour
    704 Ta perte inévitable achève ton amour.
    705 Ton destin te trahit, et ta beauté fatale
    706 Sous l’appas d’un hymen t’expose à ta rivale,
    707 Ton sceptre est impuissant à vaincre son effort,
    708 Et le jour de sa fuite est celui de ta mort.
    709 Sa vengeance à la main elle n’a qu’à résoudre,
    710 Un mot du haut des cieux fait descendre le foudre ;
    711 Les mers pour noyer tout n’attendent que sa loi,
    712 La terre offre à s’ouvrir sous le palais du Roi,
    713 L’air tient les vents tous prêts à suivre sa colère,
    714 Tant la nature esclave a peur de lui déplaire :
    715 Et si ce n’est assez de tous les éléments,
    716 Les enfers vont sortir à ses commandements.
    717 Moi, bien que mon devoir m’attache à son service,
    718 Je lui prête à regret un silence complice,
    719 D’un louable désir mon coeur sollicité
    720 Lui ferait avec joie une infidélité ;
    721 Mais loin de s’arrêter sa rage découverte
    722 À celle de Créuse ajouterait ma perte,
    723 Et mon funeste avis ne servirait de rien
    724 Qu’à confondre mon sang dans les bouillons du sien.
    725 D’un mouvement contraire à celui de mon âme,
    726 La crainte de la mort m’ôte celle du blâme ;
    727 Ma peur me fait fidèle et tâche d’avancer
    728 Les desseins que je veux et n’ose traverser.
    729 Nérine, et bien que dit notre pauvre exilée ?
    730 Tes sages entretiens l’ont ils point consolée ?
    731 Veut-elle bien céder à la nécessité ?
    732 Elle a bien refroidit son d’animosité ;
    733 De moment en moment son âme plus humaine
    734 Abaisse sa colère, et rabat de sa haine,
    735 Déjà son déplaisir ne vous veut plus de mal.
    736 Fais-lui prendre pour tous un sentiment égal,
    737 Toi qui de mon amour connaissais la tendresse,
    738 Tu peux connaître aussi quelle douleur me presse,
    739 Je me sens déchirer le coeur à son départ ;
    740 Créuse en ses malheurs prend même quelque part,
    741 Ses pleurs en ont coulé, Créon même en soupire,
    742 Lui préfère à regret le bien de son Empire,
    743 Et si dans son adieu son coeur moins irrité
    744 En voulait mériter la libéralité,
    745 Si jusque-là Médée apaisait ses menaces,
    746 Qu’elle voulut partir avec ses bonnes grâces,
    747 Je sais (comme il est bon) que ses trésors ouverts,
    748 Lui seraient sans réserve entièrement offerts,
    749 Et malgré les malheurs où le sort l’a réduite
    750 Soulageraient sa peine, et soutiendraient sa fuite.
    751 Puisqu’il faut se résoudre à ce bannissement,
    752 Il faut en adoucir le mécontentement,
    753 Cette offre y peut servir, et par elle j’espère
    754 Avec un peu d’adresse apaiser sa colère.
    755 Mais d’ailleurs toutefois n’attendez rien de moi,
    756 S’il faut prendre congé de Créuse et du Roi :
    757 L’objet de votre amour et de sa jalousie
    758 De toutes ses fureurs l’aurait tôt ressaisie.
    759 Pour montrer sans les voir son courage apaisé
    760 Je te dirai, Nérine, un moyen fort aisé ;
    761 Mais puisse m’assurer dessus ta confidence ?
    762 Oui, de trop longue main je connais ta prudence.
    763 On a banni Médée, et Créon tout d’un temps
    764 Joignait à son exil celui de ses enfants,
    765 La pitié de Créuse a tant fait vers son père,
    766 Qu’ils n’auront point de part au malheur de leur mère,
    767 Elle lui doit par eux quelque remerciement,
    768 Qu’un présent de sa part suive leur compliment :
    769 Sa robe, dont l’éclat sied mal à sa fortune,
    770 Et n’est à son exil qu’une charge importune,
    771 Lui gagnerait le coeur d’un prince libéral,
    772 Et de tous ses trésors l’abandon général.
    773 Elle peut aisément d’une chose inutile
    774 Semer pour sa retraite une terre fertile,
    775 Créuse, ou je me trompe, en a quelque désir,
    776 Et je ne pense pas qu’elle pût mieux choisir.
    777 Mais la voici qui sort ; souffre que je l’évite
    778 Puisque à mon seul aspect je la vois qui s’irrite.
    779 Ne fuyez pas, Jason, de ces funestes lieux,
    780 C’est à moi d’en partir, recevez mes adieux.
    781 Accoutumée à fuir, l’exil m’est peu de chose,
    782 Sa rigueur n’a pour moi de nouveau que sa cause,
    783 C’est pour vous que j’ai fui, c’est vous qui me chassez.
    784 Où me renvoyez-vous, si vous me bannissez ?
    785 Irai-je sur le Phase, où j’ai trahi mon père
    786 Apaiser de mon sang les mânes de mon frère ?
    787 Irai-je en Thessalie où le meurtre d’un Roi
    788 Pour victime aujourd’hui ne demande que moi ?
    789 Il n’est point de climat dont mon amour fatale
    790 N’ait acquis à mon nom la haine générale,
    791 Et ce qu’ont fait pour vous mon savoir et ma main
    792 M’a fait un ennemi de tout le genre humain.
    793 Ressouviens-t’en, ingrat, remets-toi dans la plaine
    794 Que ces taureaux affreux brûlaient de leur haleine,
    795 Revois ce champ guerrier dont les sacrés sillons
    796 Élevaient contre toi de soudains bataillons,
    797 Ce dragon qui jamais n’eut les paupières closes,
    798 Et lors préfère-moi Créuse, si tu l’oses.
    799 Qu’ai-je épargné depuis qui fût en mon pouvoir ?
    800 Ai-je auprès de l’amour écouté mon devoir ?
    801 Pour jeter un obstacle à l’ardente poursuite
    802 Dont mon père en fureur touchait déjà ta fuite,
    803 Semai-je avec regret mon frère par morceaux ?
    804 À cet objet piteux épandu sur les eaux,
    805 Mon père trop sensible aux droits de la nature,
    806 Quitta tous autres soins que de sa sépulture,
    807 Et par ce nouveau crime émouvant sa pitié,
    808 J’arrêtai les effets de son inimitié.
    809 Bourelle de mon sang, honte de ma famille,
    810 Aussi cruelle soeur, que déloyale fille,
    811 Ces titres glorieux plaisaient à mes amours.
    812 Je les pris sans horreur pour conserver tes jours.
    813 Alors, certes, alors mon mérite était rare,
    814 Tu n’étais point honteux d’une femme barbare :
    815 Quand à ton père usé je rendis la vigueur,
    816 J’avais encor tes voeux, j’étais encor ton coeur ;
    817 Mais cette affection mourant avec Pélie
    818 Sous un même tombeau se vit ensevelie :
    819 L’ingratitude en l’âme, et l’impudence au front,
    820 Une Scythe en ton lit te fut lors un affront.
    821 Et moi, que tes désirs avaient tant souhaitée,
    822 Le dragon assoupi, la toison emportée,
    823 Ton tyran massacré, ton père rajeuni,
    824 Je devins un objet digne d’être banni.
    825 Tes desseins achevés j’ai mérité ta haine,
    826 Il t’a fallu sortir d’une honteuse chaîne,
    827 Et prendre une moitié qui n’a rien plus que moi
    828 Que le bandeau royal que j’ai quitté pour toi.
    829 Ah ! Que n’as-tu des yeux à lire dans mon âme,
    830 Et voir les purs motifs de ma nouvelle flamme !
    831 Les tendres sentiments d’un amour paternel
    832 Pour sauver mes enfants me rendent criminel,
    833 Si l’on peut nommer crime un malheureux divorce
    834 Où le soin que j’ai d’eux me range à toute force.
    835 Toi-même, furieuse, ai-je peu fait pour toi
    836 D’arracher ton trépas aux vengeances d’un roi ?
    837 Sans moi ton insolence allait être punie,
    838 À ma seule prière on ne t’a que bannie :
    839 C’est rendre la pareille à tes grands coups d’effort,
    840 Tu m’as sauvé la vie, et j’empêche ta mort.
    841 On ne m’a que bannie ! Ô bonté souveraine !
    842 C’est donc une faveur, et non pas une peine !
    843 Je reçois une grâce au lieu d’un châtiment !
    844 Et mon exil encor doit un remerciement !
    845 Ainsi l’avare soif du brigand assouvie,
    846 Il s’impute à pitié de nous laisser la vie,
    847 Quand il n’égorge point, il croit nous pardonner,
    848 Et ce qu’il n’ôte pas, il pense le donner.
    849 Tes discours, dont Créon de plus en plus s’offense
    850 Le forceraient enfin à quelque violence,
    851 Éloigne-toi d’ici tandis qu’il t’est permis,
    852 Les Rois ne sont jamais de faibles ennemis.
    853 À travers tes conseils je vois assez ta ruse,
    854 Ce n’est là m’en donner qu’en faveur de Créuse.
    855 Ton amour, déguisé d’un soin officieux,
    856 D’un objet importun veut délivrer ses yeux.
    857 N’appelle point amour un change inévitable
    858 Où Créuse fait moins que le sort qui m’accable.
    859 Peux-tu bien, sans rougir, désavouer tes feux ?
    860 Eh bien soit, ses attraits captivent tous mes voeux :
    861 Toi qu’un amour furtif souilla de tant de crimes
    862 M’oses-tu reprocher des ardeurs légitimes ?
    863 Oui, je te les reproche, et de plus… Quels forfaits ?
    864 La trahison, le meurtre, et tous ceux que j’ai faits.
    865 Il manque encor ce point à mon sort déplorable
    866 Que de tes cruautés on me fasse coupable.
    867 Tu présumes en vain de t’en mettre à couvert,
    868 Celui-là fait le crime à qui le crime sert.
    869 Que chacun, indigné contre ceux de ta femme
    870 La traite en ses discours de méchante, et d’infâme :
    871 Toi seul, dont ses forfaits ont fait tout le bonheur,
    872 Tiens-la pour innocente, et défends son honneur.
    873 J’ai honte de ma vie, et je hais son usage
    874 Depuis que je la dois aux effets de ta rage.
    875 La honte généreuse, et la haute vertu !
    876 Si tu la hais si fort pourquoi la gardes-tu ?
    877 Au bien de nos enfants, dont l’âge faible et tendre
    878 Contre tant de malheurs ne saurait se défendre,
    879 Deviens en leur faveur d’un naturel plus doux.
    880 Mon âme à leur sujet redouble son courroux,
    881 Faut-il ce déshonneur pour comble à mes misères
    882 Qu’à mes enfants Créuse enfin donne des frères ?
    883 Tu vas mêler, impie, et mettre en rang pareil
    884 Des neveux de Sisyphe avec ceux du Soleil !
    885 Leur grandeur soutiendra la fortune des autres,
    886 Créuse et ses enfants conserveront les nôtres.
    887 Je l’empêcherai bien, ce mélange odieux,
    888 Qui déshonore ensemble et ma race et les Dieux.
    889 Lassés de tant de maux cédons à la fortune.
    890 Ce corps n’enferme pas une âme si commune,
    891 Je n’ai jamais souffert qu’elle me fît la loi,
    892 Et toujours ma fortune a dépendu de moi.
    893 La peur que j’ai d’un sceptre… Ah ! Coeur rempli de feinte !
    894 Tu masques tes désirs d’un faux titre de crainte,
    895 Un sceptre pour ton change a seul de vrais appas.
    896 Vois l’état où je suis, j’ai deux Rois sur les bras,
    897 Acaste à la campagne, et Créon dans la ville,
    898 Que leur puisse opposer qu’un courage inutile ?
    899 Fuis-les tous deux pour moi, suis Médée à ton tour,
    900 Sauve ton innocence avecque ton amour.
    901 Fuis les, je n’arme pas ta dextre sanguinaire
    902 Ni contre ton parent, ni contre ton beau-père.
    903 Qui leur résistera, s’ils viennent à s’unir ?
    904 Qui me résistera si je te veux punir ?
    905 Déloyal, auprès d’eux crains-tu si peu Médée ?
    906 Que toute leur puissance en armes débordée
    907 Dispute contre moi ton coeur qu’ils m’ont surpris,
    908 Et ne sois du combat que le juge et le prix :
    909 Joins-leur, si tu le veux, mon père et la Scythie,
    910 En moi seule ils n’auront que trop forte partie.
    911 Bornes-tu mon pouvoir à celui des humains ?
    912 Contre eux, quand il me plaît, j’arme leurs propres mains,
    913 Tu le sais, tu l’as vu, quand ces fils de la Terre
    914 Par leurs coups mutuels terminèrent leur guerre.
    915 Misérable, je puis adoucir des taureaux,
    916 La flamme m’obéit, et je commande aux eaux,
    917 Et je ne puis chasser le feu qui me consomme :
    918 N’y toucher tant soit peu les volontés d’un homme.
    919 Je t’aime encor, Jason, malgré ta lâcheté ;
    920 Je ne m’offense plus de ta légèreté,
    921 Je sens à tes regards décroître ma colère,
    922 De moment en moment ma fureur se modère,
    923 Et je cours sans regret à mon bannissement
    924 Puisque j’en vois sortir ton établissement.
    925 Je n’ai plus qu’une grâce à demander ensuite
    926 Souffre que mes enfants accompagnent ma fuite.
    927 Que je t’admire encore en chacun de leurs traits,
    928 Que je t’aime et te baise en ces petits portraits,
    929 Et que leur cher objet entretenant ma flamme
    930 Te présente à mes yeux aussi bien qu’à mon âme.
    931 Ah ! Reprends ta colère, elle a moins de rigueur.
    932 M’enlever mes enfants, c’est m’arracher le coeur,
    933 Et Jupiter tout prêt à m’écraser du foudre
    934 Mon trépas à la main, ne pourrait m’y résoudre.
    935 C’est pour eux que je change ; et la Parque, sans eux,
    936 Seule eut de notre hymen rompu les chastes noeuds.
    937 Cet amour paternel, qui te fournit d’excuses
    938 Me fait souffrir aussi que tu me les refuses,
    939 Je ne t’en presse plus, et prête à me bannir
    940 Je ne veux plus de toi qu’un léger souvenir.
    941 Ton amour vertueux fait ma plus grande gloire,
    942 Ce serait me trahir qu’en perdre la mémoire,
    943 Et le mien envers toi qui demeure éternel
    944 T’en laisse en cet adieu le serment solennel,
    945 Puissent briser mon chef les traits les plus sévères
    946 Que lancent des grands Dieux les plus âpres colères,
    947 Qu’ils s’unissent ensemble afin de me punir,
    948 Si je ne perds la vie avant ton souvenir.
    949 J’y donnerai bon ordre : il est en ta puissance
    950 D’oublier mon amour, mais non pas ma vengeance :
    951 Je la saurai graver en tes esprits glacés
    952 Par des coups trop profonds pour en être effacés.
    953 Il aime ses enfants, ce courage inflexible,
    954 Son faible est découvert, par eux il est sensible,
    955 Par eux mon bras armé d’une juste rigueur
    956 Va trouver des chemins à lui percer le coeur.
    957 Madame, épargnez-les, épargnez vos entrailles,
    958 N’avancez point par là vos propres funérailles,
    959 Contre un sang innocent pourquoi vous irriter
    960 Si Créuse en vos lacs se vient précipiter ?
    961 Elle-même s’y jette, et Jason vous la livre.
    962 Tu flattes mes désirs. Que je cesse de vivre
    963 Si ce que je vous dis n’est pure vérité.
    964 Ah ! Ne me tiens donc plus l’âme en perplexité.
    965 Madame, il faut garder que quelqu’un ne nous voie,
    966 Et du palais du roi découvre notre joie,
    967 Un dessein éventé succède rarement.
    968 Rentrons donc, et mettons nos secrets sûrement.
    969 C’est trop peu de Jason que ton oeil me dérobe,
    970 C’est trop peu de mon lit, tu veux encor ma robe,
    971 Rivale insatiable, et c’est encor trop peu
    972 Si, la force à la main, tu l’as sans mon aveu,
    973 Il faut que par moi-même elle te soit offerte,
    974 Que perdant mes enfants j’achète encor leur perte,
    975 Il en faut un hommage à tes divins attraits,
    976 Et des remerciements au vol que tu me fais.
    977 Tu l’auras, mon refus serait un nouveau crime,
    978 Mais je t’en veux parer pour être ma victime,
    979 Et sous un faux semblant de libéralité
    980 Saouler et ma vengeance et ton avidité.
    981 Le charme est achevé, tu peux entrer Nérine,
    982 Mes maux dans ces poisons trouvent leur médecine,
    983 Vois combien de serpents à mon commandement
    984 D’Afrique jusqu’ici n’ont tardé qu’un moment,
    985 Et contraints d’obéir à mes charmes funestes,
    986 Sur ce présent fatal ont déchargé leurs pestes :
    987 L’amour à tous mes sens ne fut jamais si doux
    988 Que ce triste appareil à mon esprit jaloux.
    989 Ces herbes ne sont pas d’une vertu commune,
    990 Moi-même en les cueillant je fis pâlir la Lune,
    991 Quand, les cheveux flottants, le bras et le pied nu,
    992 J’en dépouillai jadis un climat inconnu.
    993 Vois mille autres venins : cette liqueur épaisse
    994 Mêle du sang de l’Hydre avec celui de Nesse,
    995 Python eut cette langue, et ce plumage noir
    996 Est celui qu’une harpie en fuyant laissa choir.
    997 Par ce tison Althée assouvit sa colère,
    998 Trop pitoyable soeur et trop cruelle mère.
    999 Ce feu tomba du ciel avecque Phaéton,
   1000 Cet autre vient des flots du pierreux Phlégéthon,
   1001 Et celui-ci jadis remplit en nos contrées
   1002 Des taureaux de Vulcain les gorges ensouffrées.
   1003 Enfin, tu ne vois là, poudres, racines, eaux,
   1004 Dont le pouvoir mortel n’ouvrît mille tombeaux,
   1005 Ce présent déceptif a bu toute leur force,
   1006 Et bien mieux que mon bras vengera mon divorce,
   1007 Les traîtres apprendront à se jouer à moi.
   1008 Mais d’où provient ce bruit dans le palais du Roi ?
   1009 Du bonheur de Jason, et du malheur d’Ægée,
   1010 Madame, peu s’en faut qu’il ne vous ait vengée.
   1011 Ce généreux vieillard indigné que ses feux
   1012 Près de votre rivale aient perdu tant de voeux,
   1013 Et que sur sa couronne et sa persévérance
   1014 L’exil de votre époux ait eu la préférence,
   1015 A tâché par la force à repousser l’affront
   1016 Que ce nouvel hymen lui porte sur le front.
   1017 Comme cette beauté, pour lui toute de glace,
   1018 Sur les bords de la mer contemplait la bonace,
   1019 Il la voit mal suivie, et prend un si beau temps
   1020 À rendre ses désirs et les vôtres contents.
   1021 De ses meilleurs soldats une troupe choisie
   1022 Le suit dans ce dessein, Créuse en est saisie,
   1023 L’effroi qui la surprend la jette en pâmoison,
   1024 Et tout ce qu’elle peut, c’est de nommer Jason.
   1025 Ses gardes à l’abord font quelque résistance,
   1026 Et le peuple leur prête une faible assistance,
   1027 Mais l’obstacle léger de ces débiles coeurs
   1028 Laissait honteusement Créuse à leurs vainqueurs,
   1029 Déjà presque en leur bord elle était enlevée…
   1030 Je devine la fin, mon traître l’a sauvée.
   1031 Oui, Madame, et de plus Ægée est prisonnier,
   1032 Votre époux à son myrte ajoute ce laurier,
   1033 Mais apprenez comment. N’en dis pas davantage,
   1034 Je ne veux point savoir ce qu’a fait son courage,
   1035 Il suffit que son bras a travaillé pour nous,
   1036 Et rend une victime à mon juste courroux.
   1037 Nérine, mes douleurs auraient peu d’allégeance,
   1038 Si cet enlèvement l’ôtait à ma vengeance,
   1039 Pour quitter son pays en est-on malheureux ?
   1040 Ce n’est pas son exil, c’est sa mort que je veux :
   1041 Elle aurait trop d’honneur de n’avoir que ma peine,
   1042 Et de verser des pleurs pour être deux fois Reine.
   1043 Tant d’invisibles feux enfermés dans ce don,
   1044 Que d’un titre plus vrai j’appelle ma rançon,
   1045 Produiront des effets bien plus doux à ma haine.
   1046 Par là vous vous vengez, et sa perte est certaine,
   1047 Mais contre la fureur de son père irrité,
   1048 Où pensez-vous trouver un lieu de sûreté ?
   1049 Si la prison d’Ægée a suivi sa défaite,
   1050 Tu peux voir qu’en l’ouvrant je m’ouvre une retraite,
   1051 Et que brisant ses fers, cette obligation
   1052 Engage sa couronne à ma protection ?
   1053 Dépêche seulement, et cours vers ma rivale
   1054 Lui porter de ma part cette robe fatale,
   1055 Mène-lui mes enfants, et fais-les si tu peux
   1056 Présenter par leur père à l’objet de ses voeux.
   1057 Mais, Madame, porter cette robe empestée,
   1058 Que de tant de poisons vous avez infectée,
   1059 C’est pour votre Nérine un trop funeste emploi,
   1060 Avant que sur Créuse ils agiraient sur moi.
   1061 Ne crains pas leur vertu, mon charme la modère,
   1062 Et lui défend d’agir que sur elle et son père.
   1063 Pour un si grand effet prends un coeur plus hardi,
   1064 Et sans me répliquer, fais ce que je te di.
   1065 Nous devons bien chérir cette valeur parfaite
   1066 Qui de nos ravisseurs nous donne la défaite,
   1067 Invincible héros, c’est à votre secours
   1068 Que je dois désormais le bonheur de mes jours,
   1069 C’est vous dont le courage, et la force, et l’adresse,
   1070 Rend à Créon sa fille, à Jason sa maîtresse,
   1071 Met Ægée en prison, et son orgueil à bas,
   1072 Et fait mordre la terre à ses meilleurs soldats.
   1073 Grand roi, l’heureux succès de cette délivrance
   1074 Vous est beaucoup mieux dû qu’à mon peu de vaillance.
   1075 C’est vous seul et Jason, dont les bras indomptés
   1076 Portaient avec effroi la mort de tous côtés,
   1077 Pareils à deux lions dont l’ardente furie
   1078 Dépeuple en un moment toute une bergerie.
   1079 L’exemple glorieux de vos faits plus qu’humains
   1080 Échauffait mon courage, et conduisait mes mains,
   1081 Et vous voyant faucher ces têtes criminelles
   1082 J’ai suivi mais de loin, des actions si belles.
   1083 Qui pourrait reculer en combattant sous vous ?
   1084 Et qui n’aurait du coeur à seconder vos coups ?
   1085 Votre valeur qui souffre en cette repartie
   1086 Ôte toute croyance à votre modestie :
   1087 Mais puisque le refus d’un honneur mérité
   1088 N’est pas un petit trait de générosité,
   1089 Je vous laisse en jouir. Auteur de la victoire,
   1090 Ainsi qu’il vous plaira départez-en la gloire,
   1091 Comme elle est votre bien, vous pouvez la donner,
   1092 Que prudemment les dieux savent tout ordonner !
   1093 Voyez, brave guerrier, comme votre arrivée
   1094 Au jour de nos malheurs se trouve réservée,
   1095 Et qu’au point que le sort osait nous menacer
   1096 Ils nous ont envoyé de quoi le terrasser.
   1097 Digne sang de leur Roi, demi-dieu magnanime,
   1098 Dont la vertu ne peut recevoir trop d’estime,
   1099 Qu’avons-nous plus à craindre, et quel destin jaloux
   1100 Tant que nous vous aurons s’osera prendre à nous ?
   1101 Appréhendez pourtant, grand Prince. Et quoi ? Médée,
   1102 Qui par vous de son lit se voit dépossédée.
   1103 Je crains qu’il ne vous soit malaisé d’empêcher
   1104 Qu’un gendre valeureux ne vous coûte bien cher.
   1105 Après l’assassinat d’un monarque et d’un frère,
   1106 Peut-il être de sang qu’elle épargne ou révère ?
   1107 Accoutumée au meurtre, et savante en poison,
   1108 Voyez ce qu’elle a fait pour acquérir Jason,
   1109 Et ne présumez pas, quoi que Jason vous die,
   1110 Que pour le conserver elle soit moins hardie.
   1111 C’est de quoi mon esprit n’est plus inquiété ;
   1112 Par son bannissement j’ai fait ma sûreté ;
   1113 Elle n’a que fureur et que vengeance en l’âme,
   1114 Mais en si peu de temps que peut faire une femme ?
   1115 Je n’ai prescrit qu’un jour de terme à son départ.
   1116 C’est peu pour une femme, et beaucoup pour son art,
   1117 Sur le pouvoir humain ne réglez pas les charmes.
   1118 Quelques puissants qu’ils soient, je n’en ai point d’alarmes,
   1119 Et quand bien ce délai devrait tout hasarder,
   1120 Ma parole est donnée, et je la veux garder.
   1121 Que font nos deux amants, Cléone ? La princesse,
   1122 Sire, auprès de Jason reprend son allégresse,
   1123 Et ce qui sert beaucoup à son contentement,
   1124 C’est de voir que Médée est sans ressentiment.
   1125 Et quel Dieu si propice a calmé son courage ?
   1126 Jason et ses enfants qu’elle vous laisse en gage.
   1127 La grâce que pour eux Madame obtient de vous
   1128 A calmé les transports de son esprit jaloux.
   1129 Le plus riche présent qui fût en sa puissance
   1130 À ses remerciements joint sa reconnaissance,
   1131 Sa robe sans pareille, et sur qui nous voyons
   1132 Du Soleil son aïeul briller mille rayons,
   1133 Que la Princesse même avait tant souhaitée,
   1134 Par ces petits héros lui vient d’être apportée,
   1135 Et fait voir clairement les merveilleux effets
   1136 Qu’en un coeur irrité produisent les bienfaits.
   1137 Eh bien, qu’en dites-vous ? Qu’avons-nous plus à craindre ?
   1138 Si vous ne craignez rien, que je vous trouve à plaindre ?
   1139 Un si rare présent montre un esprit remis.
   1140 J’eus toujours pour suspects les dons des ennemis,
   1141 Ils font assez souvent ce que n’ont pu leurs armes,
   1142 Je connais de Médée et l’esprit et les charmes,
   1143 Et veux bien m’exposer aux plus cruels trépas
   1144 Si ce rare présent n’est un mortel appas.
   1145 Ses enfants si chéris qui nous servent d’otages
   1146 Nous peuvent-ils laisser quelque sorte d’ombrages ?
   1147 Peut-être que contre eux s’étend sa trahison,
   1148 Qu’elle ne les prend plus que pour ceux de Jason,
   1149 Et qu’elle s’imagine, en haine de leur père,
   1150 Que n’étant plus sa femme, elle n’est plus leur mère.
   1151 Sire, renvoyez-lui ce don pernicieux,
   1152 Et ne vous chargez point d’un poison précieux.
   1153 Madame cependant en est toute ravie,
   1154 Et de s’en voir parée elle brûle d’envie.
   1155 Où le péril égale et passe le plaisir,
   1156 Il faut se faire force, et vaincre son désir.
   1157 Jason dans son amour a trop de complaisance
   1158 De souffrir qu’un tel don s’accepte en sa présence.
   1159 Sans rien mettre au hasard, je saurai dextrement
   1160 Accorder vos soupçons : et son contentement.
   1161 Nous verrons dès ce soir sur une criminelle,
   1162 Si ce présent nous cache une embûche mortelle.
   1163 Nise pour ses forfaits destinée à mourir
   1164 Ne peut par cette épreuve injustement périr,
   1165 Heureuse si sa mort nous rendait ce service,
   1166 De nous en découvrir le funeste artifice.
   1167 Allons-y de ce pas, et ne consumons plus
   1168 De temps ni de discours en débats superflus.
   1169 
   1170 Mais d’où vient ce bruit sourd ? Quelle pâle lumière
   1171 Dissipe ces horreurs et frappe ma paupière ?
   1172 Mortel, qui que tu sois, détourne ici tes pas,
   1173 Et de grâce m’apprends l’arrêt de mon trépas,
   1174 L’heure, le lieu, le genre, et si ton coeur sensible
   1175 À la compassion peut se rendre accessible,
   1176 Donne-moi les moyens d’un généreux effort
   1177 Qui des mains des bourreaux affranchisse ma mort.
   1178 Je viens l’en affranchir : ne craignez plus, grand Prince,
   1179 Ne pensez qu’à revoir votre chère province.
   1180 Ces portes ne sont pas pour tenir contre moi.
   1181 Cessez indignes fers de captiver un Roi :
   1182 Est-ce à vous à presser les bras d’un tel Monarque ?
   1183 Et vous, reconnaissez Médée à cette marque,
   1184 Et fuyez un tyran, dont le forcènement
   1185 Joindrait votre supplice à mon bannissement,
   1186 Avec la liberté reprenez le courage.
   1187 Je les reprends tous deux pour vous en faire hommage.
   1188 Princesse de qui l’art propice aux malheureux
   1189 Oppose un tel miracle à mon sort rigoureux.
   1190 Disposez de ma vie, et du sceptre d’Athènes :
   1191 Je dois et l’un et l’autre à qui brise mes chaînes,
   1192 Votre divin secours me tire de danger,
   1193 Mais je n’en veux sortir qu’afin de vous venger.
   1194 Madame, si jamais avec votre assistance
   1195 Je puis toucher les lieux de mon obéissance,
   1196 Vous me verrez suivi de mille bataillons
   1197 Jusques dessus ces murs planter mes pavillons,
   1198 Punir leur traître Roi de vous avoir bannie,
   1199 Dedans le sang des siens noyer sa tyrannie,
   1200 Et remettre en vos mains et Créuse et Jason
   1201 Pour venger votre exil plutôt que ma prison.
   1202 Je veux une vengeance, et plus haute, et plus prompte ;
   1203 Ne l’entreprenez pas, votre offre me fait honte :
   1204 Emprunter le secours d’aucun pouvoir humain,
   1205 D’un reproche éternel diffamerait ma main.
   1206 En est-il, après tout, aucun qui ne me cède ?
   1207 Qui force la nature a-t-il besoin qu’on l’aide ?
   1208 Laissez-moi le souci de venger mes ennuis.
   1209 Et par ce que j’ai fait jugez ce que je puis.
   1210 L’ordre en est tout donné, n’en soyez point en peine,
   1211 C’est demain que mon art fait triompher ma haine,
   1212 Demain je suis Médée et je tire raison
   1213 De mon bannissement et de votre prison.
   1214 Quoi, Madame, faut-il que mon peu de puissance
   1215 Etouffe les devoirs de ma reconnaissance ?
   1216 Mon sceptre ne peut-il être employé pour vous ?
   1217 Et vous serai-je ingrat autant que votre époux ?
   1218 Si je vous ai servi, tout ce que j’en souhaite,
   1219 C’est de trouver chez vous une sûre retraite,
   1220 Où de mes ennemis menaces ni présents
   1221 Ne puissent plus troubler le repos de mes ans.
   1222 Non pas que je les craigne, eux et toute la terre
   1223 À leur confusion me livreraient la guerre,
   1224 Mais je hais ce désordre, et n’aime pas à voir
   1225 Qu’il me faille pour vivre user de mon savoir.
   1226 L’honneur de recevoir une si grande hôtesse
   1227 De mes malheurs passés efface la tristesse,
   1228 Disposez d’un pays qui vivra sous vos lois.
   1229 Si vous l’aimez assez pour lui donner des Rois,
   1230 Si mes ans ne vous font mépriser ma personne,
   1231 Vous y partagerez, mon lit et ma couronne ;
   1232 Sinon, sur mes sujets faites état d’avoir
   1233 Ainsi que sur moi-même un absolu pouvoir.
   1234 Allons Madame, allons, et par votre conduite
   1235 Faites la sûreté que demande ma fuite.
   1236 Ma vengeance n’aurait qu’un succès imparfait,
   1237 Je ne me venge pas si je n’en vois l’effet,
   1238 Je dois à mon courroux l’heur d’un si doux spectacle.
   1239 Allez, Prince, et sans moi ne craignez point d’obstacle,
   1240 Je vous suivrai demain par un chemin nouveau.
   1241 Nérine devant vous portera ce flambeau,
   1242 Sa secrète vertu qui vous fait invisible.
   1243 Rendra votre départ de tous côtés paisible.
   1244 Ici pour empêcher l’alarme que le bruit
   1245 De votre délivrance aurait bientôt produit,
   1246 Un fantôme pareil et de taille et de face
   1247 Tandis que vous fuirez, remplira votre place.
   1248 Partez sans plus tarder, Prince chéri des Dieux,
   1249 Et quittez pour jamais ces détestables lieux.
   1250 J’obéis sans réplique, et je pars sans remise,
   1251 Puisse d’un prompt succès votre grande entreprise
   1252 Combler nos ennemis d’un mortel désespoir,
   1253 Et me donner bientôt le bien de vous revoir.
   1254 Auparavant que vous je ferai dans Athènes,
   1255 Cependant pour loyer de ces légères peines
   1256 Ayez soin de Nérine, et songez seulement
   1257 Qu’en elle vous pouvez, m’obliger puissamment.
   1258 Ah ! Déplorable prince ! Ah Fortune cruelle !
   1259 Que je porte à Jason une triste nouvelle !
   1260 Arrête, misérable, et m’apprends quel effet
   1261 A produit chez le Roi le présent que j’ai fait.
   1262 Dieux ! Je suis dans les fers d’une invisible chaîne !
   1263 Dépêche, ou ces longueurs attireront ma haine.
   1264 Ma verge qui déjà t’empêche de courir
   1265 N’a que trop de vertu pour te faire mourir.
   1266 Garde toi seulement d’irriter ma colère,
   1267 Et pense que ta mort dépend de me déplaire.
   1268 Apprenez donc l’effet le plus prodigieux
   1269 Que jamais la vengeance ait offert à nos yeux.
   1270 Votre robe a fait peur, et sur Nise éprouvée
   1271 En dépit des soupçons sans péril s’est trouvée,
   1272 Et cette épreuve a su si bien les assurer,
   1273 Qu’incontinent Créuse a voulu s’en parer.
   1274 Cette pauvre Princesse à peine l’a vêtue,
   1275 Qu’elle sent aussitôt une ardeur qui la tue,
   1276 Un feu subtil s’allume, et ses brandons épars
   1277 Sur votre don fatal courent de toutes parts,
   1278 Et Cléone, et le Roi s’y jettent pour l’éteindre,
   1279 Mais (ô nouveau sujet de pleurer et de plaindre ! )
   1280 Ce feu saisit le Roi, ce Prince en un moment
   1281 Se trouve enveloppé du même embrasement.
   1282 Courage, enfin il faut que l’un et l’autre meure.
   1283 La flamme disparaît, mais l’ardeur leur demeure,
   1284 Et leurs habits charmés, malgré nos vains efforts
   1285 Sont des brasiers secrets attachés à leurs corps,
   1286 Qui veut les dépouiller, lui-même les déchire,
   1287 Et ce nouveau secours est un nouveau martyre.
   1288 Que dit mon déloyal, que fait-il là dedans ?
   1289 Jason sans rien savoir de tous ces accidents,
   1290 S’acquitte des devoirs d’une amitié civile
   1291 À convoyer Pollux hors des murs de la ville,
   1292 Qui va se rendre en hâte aux noces de sa soeur,
   1293 Dont bientôt Ménélas doit être possesseur,
   1294 Et j’allais lui porter ce funeste message.
   1295 Va, tu peux maintenant achever ton voyage.
   1296 Est-ce assez, ma vengeance, est-ce assez de deux morts ?
   1297 Consulte avec loisir tes plus ardents transports.
   1298 Des bras de mon perfide arracher une femme
   1299 Est-ce pour assouvir les fureurs de mon âme ?
   1300 Que n’a-t-elle déjà des enfants de Jason
   1301 Sur qui plus pleinement venger sa trahison !
   1302 Suppléons-y des miens, immolons avec joie
   1303 Ceux qu’à me dire adieu Créuse me renvoie.
   1304 Nature, je le puis sans violer ta loi,
   1305 Ils viennent de sa part, et ne sont plus à moi.
   1306 Mais ils sont innocents, aussi l’était mon frère,
   1307 Ils sont trop criminels d’avoir Jason pour père,
   1308 Il faut que leur trépas redouble son tourment
   1309 Il faut qu’il souffre en père aussi bien qu’en amant.
   1310 Mais quoi ! J’ai beau contre eux animer mon audace,
   1311 La pitié la combat, et se met en sa place,
   1312 Puis cédant tout à coup la place à ma fureur,
   1313 J’adore les projets qui me faisaient horreur,
   1314 De l’amour aussitôt je tombe à la colère,
   1315 Des sentiments de femme aux tendresses de mère.
   1316 Cessez dorénavant, pensers irrésolus,
   1317 D’épargner des enfants que je ne verrai plus.
   1318 Chers fruits de mon amour, si je vous ai fait naître
   1319 Ce n’est pas seulement pour caresser un traître,
   1320 Il me prive de vous, et je l’en vais priver.
   1321 Mais ma pitié retourne, et revient me braver,
   1322 Je n’exécute rien, et mon âme éperdue
   1323 Entre deux passions demeure suspendue
   1324 N’en délibérons plus, mon bras en résoudra,
   1325 Je vous perds, mes enfants, mais Jason vous perdra,
   1326 Il ne vous verra plus. Créon sort tout en rage
   1327 Allons à son trépas ajouter ce carnage.
   1328 Loin de me soulager, vous croissez mes tourments,
   1329 Le poison à mon corps unit mes vêtements,
   1330 Et ma peau qu’avec eux votre secours m’arrache
   1331 Pour suivre votre main de mes os se détache.
   1332 Voyez comme mon sang en coule en mille lieux.
   1333 Ne me déchirez plus, officieux bourreaux,
   1334 Fuyez, ou ma fureur une fois débordée.
   1335 Dans ces pieux devoirs vous prendra pour Médée.
   1336 C’est avancer ma mort que de me secourir,
   1337 Je ne veux que moi-même à m’aider à mourir.
   1338 Quoi ? Vous continuez, canailles infidèles ?
   1339 Plus je vous le défends, plus vous m’êtes rebelles !
   1340 Traîtres, vous sentirez encor ce que je puis,
   1341 Je serai votre roi, tout mourant que je suis,
   1342 Si mes commandements ont trop peu d’efficace
   1343 Ma rage pour le moins me fera faire place,
   1344 Il faut ainsi payer votre cruel secours.
   1345 Où fuyez-vous de moi, cher auteur de mes jours ?
   1346 Fuyez-vous l’innocente et malheureuse source
   1347 D’où prennent tant de maux leur effroyable course ?
   1348 Ce feu qui me consume, et dehors et dedans,
   1349 Punit-il point assez mes souhaits imprudents ?
   1350 Je ne puis excuser mon indiscrète envie
   1351 Qui donne le trépas à qui je dois la vie,
   1352 Mais soyez satisfait des rigueurs de mon sort,
   1353 Et cessez d’ajouter votre haine à ma mort.
   1354 L’ardeur qui me dévore et que j’ai méritée,
   1355 Surpasse en cruauté l’aigle de Prométhée,
   1356 Et je crois qu’Ixion au choix des châtiments,
   1357 Préférerait sa roue à mes embrasements.
   1358 Si ton jeune désir eut beaucoup d’imprudence,
   1359 Ma fille, j’y devais opposer ma défense.
   1360 Je n’impute qu’à moi l’excès de mes malheurs,
   1361 Et j’ai part en ta faute ainsi qu’en tes douleurs.
   1362 Si j’ai quelque regret, ce n’est pas à ma vie
   1363 Que le déclin des ans m’aurait bientôt ravie,
   1364 La jeunesse des tiens, si beaux, si florissants,
   1365 Me porte bien des coups plus vifs, et plus pressants.
   1366 Ma fille, c’est donc là ce royal hyménée
   1367 Dont nous pensions toucher la pompeuse journée !
   1368 L’impiteuse Clothon en porte le flambeau,
   1369 Et pour lit nuptial il te faut un tombeau.
   1370 Ah rage, désespoir, destins, feux, poisons, charmes,
   1371 Tournez tous contre moi vos plus cruelles armes,
   1372 S’il faut vous assouvir par la mort de deux Rois,
   1373 Faites en ma faveur que je meure deux fois,
   1374 Pourvu que mes deux morts emportent cette grâce
   1375 De laisser ma couronne à mon unique race,
   1376 Et cet espoir si doux, qui m’a toujours flatté
   1377 De revivre à jamais en sa postérité.
   1378 Cléone soutenez, les forces me défaillent,
   1379 Et ma vigueur succombe aux douleurs qui m’assaillent,
   1380 Le coeur va me manquer, je m’en puis plus, hélas,
   1381 Ne me refusez point, ce funeste soulas,
   1382 Monsieur, et si pour moi quelque amour vous demeure,
   1383 Entre vos bras mourants permettez que je meure,
   1384 Mes pleurs arroseront vos mortels déplaisirs,
   1385 Je mêlerai leurs eaux à vos brûlants soupirs.
   1386 Ah je brûle, je meurs, je ne suis plus que flamme,
   1387 De grâce hâtez-vous de recevoir mon âme.
   1388 Ah ma fille. Ah mon père. À ces embrassements
   1389 Qui retiendrait ses pleurs, et ses gémissements ?
   1390 Dans ces ardents baisers leurs âmes se confondent,
   1391 Et leurs tristes sanglots seulement se répondent.
   1392 Hé quoi ? Vous me quittez ! Oui, je ne verrai pas
   1393 Comme un lâche témoin ton indigne trépas,
   1394 Il faut, ma fille, il faut que ma main me délivre
   1395 De l’infâme regret de t’avoir pu survivre.
   1396 Invisible ennemi, sors avecque mon sang.
   1397 Courez à lui, Cléone, il se perce le flanc.
   1398 Retourne : c’en est fait. Ma fille. Adieu, j’expire,
   1399 Et ce dernier soupir, met fin à mon martyre,
   1400 Je laisse à ton Jason le soin de nous venger.
   1401 Vain et triste confort, soulagement léger.
   1402 Mon père… Il ne vit plus, sa grande âme est partie.
   1403 Donnez donc à la mienne une même sortie,
   1404 Apportez-moi ce fer qui de ses maux vainqueur,
   1405 Est déjà si savant à traverser le coeur.
   1406 Ah je sens fers, et feux, et poison tout ensemble.
   1407 Ce que souffrait mon père à mes peines s’assemble.
   1408 Hélas que de douceur aurait un prompt trépas !
   1409 Dépêchez-vous Cléone aidez mon faible bras.
   1410 Ne désespérez point, les Dieux plus pitoyables
   1411 À nos justes clameurs se rendront exorables,
   1412 Et vous conserveront en dépit du poison,
   1413 Et pour Reine à Corinthe, et pour femme à Jason.
   1414 Il arrive, et surpris il change, de visage :
   1415 Je lis dans sa pâleur une secrète rage,
   1416 Et son étonnement va passer en fureur.
   1417 Que vois-je ici, grands dieux ! Quel spectacle d’horreur !
   1418 Quelque part que mes yeux portent ma vue errante,
   1419 Je vois, ou Créon mort, ou Créuse mourante.
   1420 Ne t’en va pas, belle âme, attends encore un peu,
   1421 Et le sang de Médée éteindra tout ce feu,
   1422 Prends le triste plaisir de voir punir son crime,
   1423 De te voir immoler cette infâme victime,
   1424 Et que ce scorpion sur la plaie écrasé,
   1425 Fournisse le remède au mal qu’il a causé.
   1426 Il n’en faut point chercher au poison qui me tue,
   1427 Laisse-moi le bonheur d’expirer à ta vue,
   1428 Souffre que j’en jouisse en ce dernier moment,
   1429 Mon trépas fera place à ton ressentiment,
   1430 Le mien cède à l’ardeur dont je suis possédée
   1431 J’aime mieux voir Jason que la mort de Médée.
   1432 Approche cher amant, et retiens ces transports,
   1433 Mais garde de toucher ce misérable corps,
   1434 Ce brasier que le charme ou répand ,ou modère,
   1435 A négligé Cléone, et dévoré mon père :
   1436 Au gré de ma rivale il est contagieux,
   1437 Jason, ce m’est assez de mourir à tes yeux,
   1438 Empêche les plaisirs qu’elle attend de ta peine,
   1439 N’attire point ces feux esclaves de sa haine.
   1440 Ah quel âpre tourment ! Quels douloureux abois !
   1441 Et que je sens de morts sans mourir une fois !
   1442 Quoi ? Vous m’estimez donc si lâche que de vivre
   1443 Et de si beaux chemins sont ouverts pour vous suivre ?
   1444 Ma reine si l’hymen n’a pu joindre nos corps,
   1445 Nous joindrons nos esprits, nous joindrons nos deux morts ;
   1446 Et l’on verra Charon passer chez Rhadamante,
   1447 Dans une même barque et l’amant, et l’amante.
   1448 Hélas ! Vous recevez, par ce présent charmé
   1449 Le déplorable prix de m’avoir trop aimé,
   1450 Et puisque cette robe a causé votre perte
   1451 Je dois être puni de vous l’avoir offerte,
   1452 Trop heureux si sa force agissant en mes mains
   1453 Eut de notre ennemie éventé les desseins,
   1454 Et détournant sur moi ses trames déloyales
   1455 Mon âme eut satisfait pour deux âmes royales,
   1456 Mais ce poison m’épargne, et ces feux impuissants
   1457 Refusent de finir les douleurs que je sens.
   1458 Il faut donc que je vive, et vous m’êtes ravie !
   1459 Justes dieux quel forfait me condamne à la vie ?
   1460 Est-il quelque tourment plus grand pour mon amour
   1461 Que de la voir mourir, et de souffrir le jour ?
   1462 Non, non, si par ces feux mon attente est trompée,
   1463 J’ai de quoi m’affranchir au bout de mon épée,
   1464 Et l’exemple du Roi de sa main transpercé,
   1465 Qui nage dans les flots du sang qu’il a versé,
   1466 Instruit suffisamment un généreux courage
   1467 Des moyens de braver le destin qui l’outrage.
   1468 Si Créuse eut jamais sur toi quelque pouvoir,
   1469 Ne t’abandonne point aux coups du désespoir ;
   1470 Vis pour sauver ton nom de cette ignominie
   1471 Que Créuse soit morte, et Médée impunie.
   1472 Vis pour garder le mien en ton coeur affligé,
   1473 Et du moins ne meurs point que tu ne sois vengé.
   1474 Adieu, donne la main, que malgré ta jalouse,
   1475 J’emporte chez Pluton le nom de ton épouse,
   1476 Ah douleurs ! C’en est fait, je meurs à cette fois,
   1477 Et perds en ce moment la vie avec la voix.
   1478 Si tu m’aimes… Ce mot lui coupe la parole,
   1479 Et je ne suivrai pas son âme qui s’envole ?
   1480 Mon esprit retenu par ses commandements
   1481 Réserve encor ma vie à de pires tourments.
   1482 Ô honte ! Mes regrets permettent que je vive
   1483 Et ne secourent pas ma main qu’elle captive,
   1484 Leur atteinte est trop faible, et dans un tel malheur
   1485 Je suis trop peu touché pour mourir de douleur.
   1486 Pardonne, chère épouse, à mon obéissance,
   1487 Mon déplaisir mortel défère à ta puissance,
   1488 Et de mes jours maudits tout prêt de triompher,
   1489 De peur de te déplaire il n’ose m’étouffer.
   1490 Ne perdons point de temps, courons chez la sorcière,
   1491 Délivrer par sa mort mon âme prisonnière.
   1492 Vous autres, cependant enlevez ces deux corps,
   1493 Contre tous ses démons mes bras sont assez forts,
   1494 Et la part que votre aide aurait en ma vengeance
   1495 Ne m’en permettrait pas une entière allégeance,
   1496 Préparez seulement des gênes des bourreaux,
   1497 Devenez inventifs en supplices nouveaux,
   1498 Qui la fassent mourir tant de fois sur leur tombe,
   1499 Que son coupable sang leur vaille une hécatombe ;
   1500 Et si cette victime en mourant mille fois
   1501 N’apaise point encor les mânes de deux Rois,
   1502 Je serai la seconde, et mon esprit fidèle
   1503 Ira gêner là-bas son âme criminelle,
   1504 Ira faire assembler pour sa punition
   1505 Les peines de Tithie à celles d’Ixion.
   1506 Mais leur puis-je imputer ma mort en sacrifice ?
   1507 Elle m’est un plaisir et non pas un supplice,
   1508 Mourir c’est seulement auprès d’eux me ranger,
   1509 C’est rejoindre Créuse, et non pas la venger.
   1510 Instruments des fureurs d’une mère insensée,
   1511 Indignes rejetons de mon amour passée,
   1512 Quel malheureux destin vous avait réservés
   1513 À porter le trépas à qui vous a sauvés ?
   1514 C’est vous, petits ingrats, que malgré la nature
   1515 Il me faut immoler dessus leur sépulture,
   1516 Que la sorcière en vous commence de souffrir :
   1517 Que son premier tourment soit de vous voir mourir.
   1518 Toutefois qu’ont-ils fait qu’obéir à leur mère ?
   1519 Lâche, ton désespoir encore en délibère ?
   1520 Lève les yeux perfide, et reconnais ce bras.
   1521 Qui t’a déjà vengé de ces petits ingrats.
   1522 Ce poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes
   1523 Et noyer dans leur sang les restes de nos flammes.
   1524 Heureux père et mari, ma fuite et leur tombeau
   1525 Laissent la place vide à ton hymen nouveau.
   1526 Réjouis-t-en, Jason, va posséder Créuse,
   1527 Tu n’auras plus ici personne qui t’accuse,
   1528 Ces gages de nos feux ne feront plus pour moi
   1529 De reproches secrets à ton manque de foi.
   1530 Horreur de la nature exécrable tigresse !
   1531 Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse,
   1532 À cet objet si cher tu dois tous tes discours
   1533 Parler encore à moi c’est trahir tes amours.
   1534 Va lui, va lui conter tes rares aventures,
   1535 Et contre mes effets ne combats point d’injures.
   1536 Quoi tu m’oses braver, et ta brutalité
   1537 Pense encore échapper à mon bras irrité ?
   1538 Tu redoubles ta peine avec cette insolence.
   1539 Et que peut contre moi ta débile vaillance ?
   1540 Mon art faisait ta force, et tes exploits guerriers
   1541 Tiennent de mon secours ce qu’ils ont de lauriers.
   1542 Ah c’est trop en souffrir : il faut qu’un prompt supplice
   1543 De tant de cruautés, à la fin te punisse
   1544 Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison.
   1545 Que des bourreaux soudain m’en fassent la raison
   1546 Ta tête répondra de tant de barbaries.
   1547 Que sert de t’emporter à ces vaines furies,
   1548 Épargne cher époux des efforts que tu perds,
   1549 Vois les chemins de l’air qui me sont tous ouverts,
   1550 C’est par là que je fuis, et que je t’abandonne
   1551 Pour courir à l’exil que ton change m’ordonne,
   1552 Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieux désolés
   1553 Des postillons pareils à mes dragons ailés.
   1554 Enfin je n’ai pas mal employé la journée
   1555 Que la bonté du Roi de grâce m’a donnée.
   1556 Mes désirs sont contents, mon père et mon pays,
   1557 Je ne me repens plus de vous avoir trahis.
   1558 Avec cette douceur j’en accepte le blâme,
   1559 Adieu, parjure apprends à connaître ta femme,
   1560 Souviens-toi de sa fuite, et songe une autre fois
   1561 Lequel est plus à craindre ou d’elle ou de deux rois.
   1562 Ô dieux ! Ce char volant, disparu dans la nue,
   1563 La dérobe à sa peine, aussi bien qu’à ma vue,
   1564 Et son impunité triomphe arrogamment
   1565 Des projets avortés de mon ressentiment.
   1566 Créuse, enfants, Médée, amour, haine, vengeance
   1567 Où dois-je désormais chercher quelque allégeance,
   1568 Où suivre l’inhumaine, et dessous quels climats
   1569 Porter les châtiments de tant d’assassinats ?
   1570 Va furie exécrable, en quelque coin de terre
   1571 Que t’emporte ton char j’y porterai la guerre,
   1572 J’apprendrai ton séjour de tes sanglants effets,
   1573 Et te suivrai partout au bruit de tes forfaits.
   1574 Mais que me servira cette vaine poursuite
   1575 Si l’air est un chemin toujours libre à ta fuite,
   1576 Si toujours tes dragons sont prêts à t’enlever,
   1577 Si toujours tes forfaits ont de quoi me braver ?
   1578 Malheureux, ne perds point contre une telle audace
   1579 De ta juste fureur l’impuissante menace,
   1580 Ne cours point à ta honte, et fuis l’occasion
   1581 D’accroître sa victoire, et ta confusion.
   1582 Misérable Perfide, ainsi donc ta faiblesse
   1583 Épargne la sorcière, et trahit ta princesse ?
   1584 Est-ce là le pouvoir qu’ont sur toi ses désirs
   1585 Et ton obéissance à ses derniers soupirs ?
   1586 Venge-toi, pauvre amant, Créuse le commande,
   1587 Ne lui refuse point un sang qu’elle demande,
   1588 Écoute les accents de sa mourante voix,
   1589 Et vole sans rien craindre à ce que tu lui dois.
   1590 À qui sait bien aimer il n’est rien d’impossible.
   1591 Eusses-tu pour retraite un roc inaccessible,
   1592 Tigresse, tu mourras, et malgré ton savoir
   1593 Mon amour te verra soumise à son pouvoir,
   1594 Mes yeux se repaîtront des horreurs de ta peine,
   1595 Ainsi le veut Créuse, ainsi le veut ma haine,
   1596 Mais quoi ? Je vous écoute, impuissantes chaleurs,
   1597 Allez, n’ajoutez plus de comble à mes malheurs,
   1598 Entreprendre une mort que le Ciel s’est gardée,
   1599 C’est préparer encore un triomphe à Médée.
   1600 Tourne avec plus d’effet sur toi-même ton bras,
   1601 Et punis-toi Jason, de ne la punir pas,
   1602 Vains transports où sans fruit mon désespoir s’amuse,
   1603 Cessez de m’empêcher de rejoindre Créuse,
   1604 Ma reine, ta belle âme, en partant de ces lieux
   1605 M’a laissé la vengeance ; et je la laisse aux Dieux,
   1606 Eux seuls, dont le pouvoir égale la justice
   1607 Peuvent de la sorcière achever le supplice,
   1608 Trouve-le bon, chère ombre et pardonne à mes feux
   1609 Si je vais te revoir plus tôt que tu ne veux.