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corneille_illusion_comique (83655B)


      1 Ce mage, qui d’un mot renverse la nature,
      2 N’a choisi pour palais que cette grotte obscure.
      3 La nuit qu’il entretient sur cet affreux séjour,
      4 N’ouvrant son voile épais qu’aux rayons d’un faux jour,
      5 De leur éclat douteux n’admet en ces lieux sombres
      6 Que ce qu’en peut souffrir le commerce des ombres.
      7 N’avancez pas : son art au pied de ce rocher
      8 A mis de quoi punir qui s’en ose approcher ;
      9 Et cette large bouche est un mur invisible,
     10 Où l’air en sa faveur devient inaccessible,
     11 Et lui fait un rempart, dont les funestes bords
     12 Sur un peu de poussière étalent mille morts.
     13 Jaloux de son repos plus que de sa défense,
     14 Il perd qui l’importune, ainsi que qui l’offense ;
     15 Malgré l’empressement d’un curieux désir,
     16 Il faut, pour lui parler, attendre son loisir :
     17 Chaque jour il se montre, et nous touchons à l’heure
     18 Où pour se divertir il sort de sa demeure.
     19 J’en attends peu de chose, et brûle de le voir.
     20 J’ai de l’impatience, et je manque d’espoir.
     21 Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes,
     22 Qu’ont éloigné de moi des traitements trop rudes,
     23 Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux,
     24 A caché pour jamais sa présence à mes yeux.
     25 Sous ombre qu’il prenait un peu trop de licence,
     26 Contre ses libertés je roidis ma puissance ;
     27 Je croyais le dompter à force de punir,
     28 Et ma sévérité ne fit que le bannir.
     29 Mon âme vit l’erreur dont elle était séduite :
     30 Je l’outrageais présent, et je pleurai sa fuite ;
     31 Et l’amour paternel me fit bientôt sentir
     32 D’une injuste rigueur un juste repentir.
     33 Il l’a fallu chercher : j’ai vu dans mon voyage
     34 Le Pô, le Rhin, la Meuse, et la Seine, et le Tage :
     35 Toujours le même soin travaille mes esprits ;
     36 Et ces longues erreurs ne m’en ont rien appris.
     37 Enfin, au désespoir de perdre tant de peine,
     38 Et n’attendant plus rien de la prudence humaine,
     39 Pour trouver quelque borne à tant de maux soufferts,
     40 J’ai déjà sur ce point consulté les enfers.
     41 J’ai vu les plus fameux en la haute science
     42 Dont vous dites qu’Alcandre a tant d’expérience :
     43 On m’en faisait l’état que vous faites de lui,
     44 Et pas un d’eux n’a pu soulager mon ennui.
     45 L’enfer devient muet quand il me faut répondre,
     46 Ou ne me répond rien qu’afin de me confondre.
     47 Ne traitez pas Alcandre en homme du commun ;
     48 Ce qu’il sait en son art n’est connu de pas un.
     49 Je ne vous dirai point qu’il commande au tonnerre,
     50 Qu’il fait enfler les mers, qu’il fait trembler la terre ;
     51 Que de l’air, qu’il mutine en mille tourbillons,
     52 Contre ses ennemis il fait des bataillons ;
     53 Que de ses mots savants les forces inconnues
     54 Transportent les rochers, font descendre les nues,
     55 Et briller dans la nuit l’éclat de deux soleils ;
     56 Vous n’avez pas besoin de miracles pareils :
     57 Il suffira pour vous qu’il lit dans les pensées,
     58 Qu’il connaît l’avenir et les choses passées ;
     59 Rien n’est secret pour lui dans tout cet univers,
     60 Et pour lui nos destins sont des livres ouverts.
     61 Moi-même, ainsi que vous, je ne pouvais le croire :
     62 Mais sitôt qu’il me vit, il me dit mon histoire ;
     63 Et je fus étonné d’entendre le discours
     64 Des traits les plus cachés de toutes mes amours.
     65 Vous m’en dites beaucoup. J’en ai vu davantage.
     66 Vous essayez en vain de me donner courage ;
     67 Mes soins et mes travaux verront, sans aucun fruit,
     68 Clore mes tristes jours d’une éternelle nuit.
     69 Depuis que j’ai quitté le séjour de Bretagne
     70 Pour venir faire ici le noble de campagne,
     71 Et que deux ans d’amour, par une heureuse fin,
     72 M’ont acquis Sylvérie et ce château voisin,
     73 De pas un, que je sache, il n’a déçu l’attente :
     74 Quiconque le consulte en sort l’âme contente.
     75 Croyez-moi, son secours n’est pas à négliger :
     76 D’ailleurs il est ravi quand il peut m’obliger,
     77 Et j’ose me vanter qu’un peu de mes prières
     78 Vous obtiendra de lui des faveurs singulières.
     79 Le sort m’est trop cruel pour devenir si doux.
     80 Espérez mieux : il sort, et s’avance vers nous.
     81 Regardez-le marcher ; ce visage si grave,
     82 Dont le rare savoir tient la nature esclave,
     83 N’a sauvé toutefois des ravages du temps
     84 Qu’un peu d’os et de nerfs qu’ont décharnés cent ans ;
     85 Son corps, malgré son âge, a les forces robustes,
     86 Le mouvement facile, et les démarches justes :
     87 Des ressorts inconnus agitent le vieillard,
     88 Et font de tous ses pas des miracles de l’art.
     89 Grand démon du savoir, de qui les doctes veilles
     90 Produisent chaque jour de nouvelles merveilles,
     91 À qui rien n’est secret dans nos intentions,
     92 Et qui vois, sans nous voir, toutes nos actions :
     93 Si de ton art divin le pouvoir admirable
     94 Jamais en ma faveur se rendit secourable,
     95 De ce père affligé soulage les douleurs ;
     96 Une vieille amitié prend part en ses malheurs.
     97 Rennes ainsi qu’à moi lui donna la naissance,
     98 Et presque entre ses bras j’ai passé mon enfance ;
     99 Là son fils, pareil d’âge et de condition,
    100 S’unissant avec moi d’étroite affection…
    101 Dorante, c’est assez, je sais ce qui l’amène :
    102 Ce fils est aujourd’hui le sujet de sa peine.
    103 Vieillard, n’est-il pas vrai que son éloignement
    104 Par un juste remords te gêne incessamment ?
    105 Qu’une obstination à te montrer sévère
    106 L’a banni de ta vue, et cause ta misère ?
    107 Qu’en vain, au repentir de ta sévérité,
    108 Tu cherches en tous lieux ce fils si maltraité ?
    109 Oracle de nos jours, qui connais toutes choses,
    110 En vain de ma douleur je cacherais les causes ;
    111 Tu sais trop quelle fut mon injuste rigueur,
    112 Et vois trop clairement les secrets de mon coeur.
    113 Il est vrai, j’ai failli ; mais pour mes injustices
    114 Tant de travaux en vain sont d’assez grands supplices :
    115 Donne enfin quelque borne à mes regrets cuisants,
    116 Rends-moi l’unique appui de mes débiles ans.
    117 Je le tiendrai rendu si j’en ai des nouvelles ;
    118 L’amour pour le trouver me fournira des ailes.
    119 Où fait-il sa retraite ? En quels lieux dois-je aller ?
    120 Fût-il au bout du monde, on m’y verra voler.
    121 Commencez d’espérer : vous saurez par mes charmes
    122 Ce que le ciel vengeur refusait à vos larmes.
    123 Vous reverrez ce fils plein de vie et d’honneur :
    124 De son bannissement il tire son bonheur.
    125 C’est peu de vous le dire : en faveur de Dorante
    126 Je vous veux faire voir sa fortune éclatante.
    127 Les novices de l’art, avec tous leurs encens,
    128 Et leurs mots inconnus, qu’ils feignent tout-puissants,
    129 Leurs herbes, leurs parfums et leurs cérémonies,
    130 Apportent au métier des longueurs infinies,
    131 Qui ne sont, après tout, qu’un mystère pipeur
    132 Pour se faire valoir et pour vous faire peur :
    133 Ma baguette à la main, j’en ferai davantage.
    134 Jugez de votre fils par un tel équipage :
    135 Eh bien ! Celui d’un prince a-t-il plus de splendeur ?
    136 Et pouvez-vous encor douter de sa grandeur ?
    137 D’un amour paternel vous flattez les tendresses ;
    138 Mon fils n’est point de rang à porter ces richesses,
    139 Et sa condition ne saurait consentir
    140 Que d’une telle pompe il s’ose revêtir.
    141 Sous un meilleur destin sa fortune rangée,
    142 Et sa condition avec le temps changée,
    143 Personne maintenant n’a de quoi murmurer
    144 Qu’en public de la sorte il aime à se parer.
    145 À cet espoir si doux j’abandonne mon âme ;
    146 Mais parmi ces habits je vois ceux d’une femme :
    147 Serait-il marié ? Je vais de ses amours
    148 Et de tous ses hasards vous faire le discours.
    149 Toutefois, si votre âme était assez hardie,
    150 Sous une illusion vous pourriez voir sa vie,
    151 Et tous ses accidents devant vous exprimés
    152 Par des spectres pareils à des corps animés :
    153 Il ne leur manquera ni geste ni parole.
    154 Ne me soupçonnez point d’une crainte frivole :
    155 Le portrait de celui que je cherche en tous lieux
    156 Pourrait-il par sa vue épouvanter mes yeux ?
    157 Mon cavalier, de grâce, il faut faire retraite,
    158 Et souffrir qu’entre nous l’histoire en soit secrète.
    159 Pour un si bon ami je n’ai point de secrets.
    160 Il nous faut sans réplique accepter ses arrêts ;
    161 Je vous attends chez moi. Ce soir, si bon lui semble.
    162 Il vous apprendra tout quand vous serez ensemble.
    163 Votre fils tout d’un coup ne fut pas grand seigneur ;
    164 Toutes ses actions ne vous font pas honneur,
    165 Et je serais marri d’exposer sa misère
    166 En spectacle à des yeux autres que ceux d’un père.
    167 Il vous prit quelque argent, mais ce petit butin
    168 À peine lui dura du soir jusqu’au matin ;
    169 Et pour gagner Paris, il vendit par la plaine
    170 Des brevets à chasser la fièvre et la migraine,
    171 Dit la bonne aventure, et s’y rendit ainsi.
    172 Là, comme on vit d’esprit, il en vécut aussi.
    173 Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire ;
    174 Après, montant d’état, il fut clerc d’un notaire.
    175 Ennuyé de la plume, il la quitta soudain,
    176 Et fit danser un singe au faubourg Saint-Germain.
    177 Il se mit sur la rime, et l’essai de sa veine
    178 Enrichit les chanteurs de la Samaritaine.
    179 Son style prit après de plus beaux ornements ;
    180 Il se hasarda même à faire des romans,
    181 Des chansons pour Gautier, des pointes pour Guillaume.
    182 Depuis, il trafiqua de chapelets de baume,
    183 Vendit du Mithridate en maître opérateur,
    184 Revint dans le Palais, et fut solliciteur.
    185 Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes,
    186 Sayavèdre, et Gusman, ne prirent tant de formes :
    187 C’était là pour Dorante un honnête entretien !
    188 Que je vous suis tenu de ce qu’il n’en sait rien !
    189 Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte,
    190 Dont le peu de longueur épargne votre honte.
    191 Las de tant de métiers sans honneur et sans fruit,
    192 Quelque meilleur destin à Bordeaux l’a conduit ;
    193 Et là, comme il pensait au choix d’un exercice,
    194 Un brave du pays l’a pris à son service.
    195 Ce guerrier amoureux en a fait son agent :
    196 Cette commission l’a remeublé d’argent ;
    197 Il sait avec adresse, en portant les paroles,
    198 De la vaillante dupe attraper les pistoles ;
    199 Même de son agent il s’est fait son rival,
    200 Et la beauté qu’il sert ne lui veut point de mal.
    201 Lorsque de ses amours vous aurez vu l’histoire,
    202 Je vous le veux montrer plein d’éclat et de gloire,
    203 Et la même action qu’il pratique aujourd’hui.
    204 Que déjà cet espoir soulage mon ennui !
    205 Il a caché son nom en battant la campagne,
    206 Et s’est fait de Clindor le sieur de la Montagne :
    207 C’est ainsi que tantôt vous l’entendrez nommer.
    208 Voyez tout sans rien dire et sans vous alarmer.
    209 Je tarde un peu beaucoup pour votre impatience ;
    210 N’en concevez pourtant aucune défiance :
    211 C’est qu’un charme ordinaire a trop peu de pouvoir
    212 Sur les spectres parlants qu’il faut vous faire voir.
    213 Entrons dedans ma grotte, afin que j’y prépare
    214 Quelques charmes nouveaux pour un effet si rare.
    215 Quoi qui s’offre à nos yeux, n’en ayez point d’effroi ;
    216 De ma grotte surtout ne sortez qu’après moi :
    217 Sinon, vous êtes mort. Voyez déjà paraître
    218 Sous deux fantômes vains votre fils et son maître.
    219 Ô dieux ! Je sens mon âme après lui s’envoler.
    220 Faites-lui du silence, et l’écoutez parler.
    221 Quoi ! Monsieur, vous rêvez ! Et cette âme hautaine,
    222 Après tant de beaux faits, semble être encore en peine !
    223 N’êtes-vous point lassé d’abattre des guerriers,
    224 Et vous faut-il encor quelques nouveaux lauriers ?
    225 Il est vrai que je rêve, et ne saurais résoudre
    226 Lequel je dois des deux le premier mettre en poudre,
    227 Du grand Sophi de Perse, ou bien du grand Mogor.
    228 Eh ! De grâce, monsieur, laissez-les vivre encor :
    229 Qu’ajouterait leur perte à votre renommée ?
    230 D’ailleurs quand auriez-vous rassemblé votre armée ?
    231 Mon armée ? Ah, poltron ! Ah, traître ! Pour leur mort
    232 Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ?
    233 Le seul bruit de mon nom renverse les murailles,
    234 Défait les escadrons, et gagne les batailles.
    235 Mon courage invaincu contre les empereurs
    236 N’arme que la moitié de ses moindres fureurs ;
    237 D’un seul commandement que je fais aux trois Parques,
    238 Je dépeuple l’état des plus heureux monarques ;
    239 Le foudre est mon canon, les destins mes soldats :
    240 Je couche d’un revers mille ennemis à bas.
    241 D’un souffle je réduis leurs projets en fumée ;
    242 Et tu m’oses parler cependant d’une armée !
    243 Tu n’auras plus l’honneur de voir un second Mars :
    244 Je vais t’assassiner d’un seul de mes regards,
    245 Veillaque. Toutefois je songe à ma maîtresse :
    246 Ce penser m’adoucit : va, ma colère cesse,
    247 Et ce petit archer qui dompte tous les dieux
    248 Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux.
    249 Regarde, j’ai quitté cette effroyable mine
    250 Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ;
    251 Et, pensant au bel oeil qui tient ma liberté,
    252 Je ne suis plus qu’amour, que grâce, que beauté.
    253 Ô dieux ! En un moment que tout vous est possible !
    254 Je vous vois aussi beau que vous étiez terrible,
    255 Et ne crois point d’objet si ferme en sa rigueur,
    256 Qu’il puisse constamment vous refuser son coeur.
    257 Je te le dis encor, ne sois plus en alarme :
    258 Quand je veux, j’épouvante ; et quand je veux, je charme ;
    259 Et, selon qu’il me plaît, je remplis tour à tour
    260 Les hommes de terreur, et les femmes d’amour.
    261 Du temps que ma beauté m’était inséparable,
    262 Leurs persécutions me rendaient misérable :
    263 Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer.
    264 Mille mouraient par jour à force de m’aimer :
    265 J’avais des rendez-vous de toutes les princesses ;
    266 Les reines à l’envi mendiaient mes caresses ;
    267 Celle d’Éthiopie, et celle du Japon,
    268 Dans leurs soupirs d’amour ne mêlaient que mon nom.
    269 De passion pour moi deux sultanes troublèrent ;
    270 Deux autres, pour me voir, du sérail s’échappèrent :
    271 J’en fus mal quelque temps avec le grand seigneur.
    272 Son mécontentement n’allait qu’à votre honneur.
    273 Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre,
    274 Et pouvaient m’empêcher de conquérir la terre.
    275 D’ailleurs, j’en devins las ; et pour les arrêter,
    276 J’envoyai le Destin dire à son Jupiter
    277 Qu’il trouvât un moyen qui fît cesser les flammes
    278 Et l’importunité dont m’accablaient les dames :
    279 Qu’autrement ma colère irait dedans les cieux
    280 Le dégrader soudain de l’empire des dieux,
    281 Et donnerait à Mars à gouverner sa foudre.
    282 La frayeur qu’il en eut le fit bientôt résoudre :
    283 Ce que je demandais fut prêt en un moment ;
    284 Et depuis, je suis beau quand je veux seulement.
    285 Que j’aurais, sans cela, de poulets à vous rendre !
    286 De quelle que ce soit, garde-toi bien d’en prendre,
    287 Sinon de… Tu m’entends ? Que dit-elle de moi ?
    288 Que vous êtes des coeurs et le charme et l’effroi ;
    289 Et que si quelque effet peut suivre vos promesses,
    290 Son sort est plus heureux que celui des déesses.
    291 écoute. En ce temps-là, dont tantôt je parlois,
    292 Les déesses aussi se rangeaient sous mes lois ;
    293 Et je te veux conter une étrange aventure
    294 Qui jeta du désordre en toute la nature,
    295 Mais désordre aussi grand qu’on en voie arriver.
    296 Le Soleil fut un jour sans se pouvoir lever,
    297 Et ce visible dieu, que tant de monde adore,
    298 Pour marcher devant lui ne trouvait point d’Aurore :
    299 On la cherchait partout, au lit du vieux Tithon,
    300 Dans les bois de Céphale, au palais de Memnon ;
    301 Et faute de trouver cette belle fourrière,
    302 Le jour jusqu’à midi se passa sans lumière.
    303 Où pouvait être alors la reine des clartés ?
    304 Au milieu de ma chambre, à m’offrir ses beautés.
    305 Elle y perdit son temps, elle y perdit ses larmes ;
    306 Mon coeur fut insensible à ses plus puissants charmes ;
    307 Et tout ce qu’elle obtint pour son frivole amour
    308 Fut un ordre précis d’aller rendre le jour.
    309 Cet étrange accident me revient en mémoire ;
    310 J’étais lors en Mexique, où j’en appris l’histoire,
    311 Et j’entendis conter que la Perse en courroux
    312 De l’affront de son dieu murmurait contre vous.
    313 J’en ouïs quelque chose, et je l’eusse punie ;
    314 Mais j’étais engagé dans la Transylvanie,
    315 Où ses ambassadeurs, qui vinrent l’excuser,
    316 À force de présents me surent apaiser.
    317 Que la clémence est belle en un si grand courage !
    318 Contemple, mon ami, contemple ce visage :
    319 Tu vois un abrégé de toutes les vertus.
    320 D’un monde d’ennemis sous mes pieds abattus,
    321 Dont la race est périe, et la terre déserte,
    322 Pas un qu’à son orgueil n’a jamais dû sa perte.
    323 Tous ceux qui font hommage à mes perfections
    324 Conservent leurs états par leurs submissions.
    325 En Europe, où les rois sont d’une humeur civile,
    326 Je ne leur rase point de château ni de ville :
    327 Je les souffre régner, mais chez les Africains,
    328 Partout où j’ai trouvé des rois un peu trop vains,
    329 J’ai détruit les pays pour punir leurs monarques,
    330 Et leurs vastes déserts en sont de bonnes marques :
    331 Ces grands sables qu’à peine on passe sans horreur
    332 Sont d’assez beaux effets de ma juste fureur.
    333 Revenons à l’amour : voici votre maîtresse.
    334 Ce diable de rival l’accompagne sans cesse.
    335 Où vous retirez-vous ? Ce fat n’est pas vaillant ;
    336 Mais il a quelque humeur qui le rend insolent.
    337 Peut-être qu’orgueilleux d’être avec cette belle,
    338 Il serait assez vain pour me faire querelle.
    339 Ce serait bien courir lui-même à son malheur.
    340 Lorsque j’ai ma beauté, je n’ai point de valeur.
    341 Cessez d’être charmant, et faites-vous terrible.
    342 Mais tu n’en prévois pas l’accident infaillible ;
    343 Je ne saurais me faire effroyable à demi :
    344 Je tuerais ma maîtresse avec mon ennemi.
    345 Attendons en ce coin l’heure qui les sépare.
    346 Comme votre valeur, votre prudence est rare.
    347 Hélas ! S’il est ainsi, quel malheur est le mien !
    348 Je soupire, j’endure, et je n’avance rien ;
    349 Et malgré les transports de mon amour extrême,
    350 Vous ne voulez pas croire encor que je vous aime.
    351 Je ne sais pas, monsieur, de quoi vous me blâmez.
    352 Je me connais aimable, et crois que vous m’aimez :
    353 Dans vos soupirs ardents j’en vois trop d’apparence ;
    354 Et quand bien de leur part j’aurais moins d’assurance,
    355 Pour peu qu’un honnête homme ait vers moi de crédit,
    356 Je lui fais la faveur de croire ce qu’il dit.
    357 Rendez-moi la pareille ; et puisqu’à votre flamme
    358 Je ne déguise rien de ce que j’ai dans l’âme,
    359 Faites-moi la faveur de croire sur ce point
    360 Que bien que vous m’aimiez, je ne vous aime point.
    361 Cruelle, est-ce là donc ce que vos injustices
    362 Ont réservé de prix à de si longs services ?
    363 Et mon fidèle amour est-il si criminel
    364 Qu’il doive être puni d’un mépris éternel ?
    365 Nous donnons bien souvent de divers noms aux choses :
    366 Des épines pour moi, vous les nommez des roses ;
    367 Ce que vous appelez service, affection,
    368 Je l’appelle supplice et persécution.
    369 Chacun dans sa croyance également s’obstine.
    370 Vous pensez m’obliger d’un feu qui m’assassine ;
    371 Et ce que vous jugez digne du plus haut prix
    372 Ne mérite, à mon gré, que haine et que mépris.
    373 N’avoir que du mépris pour des flammes si saintes
    374 Dont j’ai reçu du ciel les premières atteintes !
    375 Oui, le ciel, au moment qu’il me fit respirer,
    376 Ne me donna de coeur que pour vous adorer.
    377 Mon âme vint au jour pleine de votre idée ;
    378 Avant que de vous voir vous l’avez possédée ;
    379 Et quand je me rendis à des regards si doux,
    380 Je ne vous donnai rien qui ne fût tout à vous,
    381 Rien que l’ordre du ciel n’eût déjà fait tout vôtre.
    382 Le ciel m’eût fait plaisir d’en enrichir une autre ;
    383 Il vous fit pour m’aimer, et moi pour vous haïr :
    384 Gardons-nous bien tous deux de lui désobéir.
    385 Vous avez, après tout, bonne part à sa haine,
    386 Ou d’un crime secret il vous livre à la peine ;
    387 Car je ne pense pas qu’il soit tourment égal
    388 Au supplice d’aimer qui vous traite si mal.
    389 La grandeur de mes maux vous étant si connue,
    390 Me refuserez-vous la pitié qui m’est due ?
    391 Certes j’en ai beaucoup, et vous plains d’autant plus
    392 Que je vois ces tourments tout à fait superflus,
    393 Et n’avoir pour tout fruit d’une longue souffrance
    394 Que l’incommode honneur d’une triste constance.
    395 Un père l’autorise, et mon feu maltraité
    396 Enfin aura recours à son autorité.
    397 Ce n’est pas le moyen de trouver votre conte ;
    398 Et d’un si beau dessein vous n’aurez que la honte.
    399 J’espère voir pourtant, avant la fin du jour,
    400 Ce que peut son vouloir au défaut de l’amour.
    401 Et moi, j’espère voir, avant que le jour passe,
    402 Un amant accablé de nouvelle disgrâce.
    403 Eh quoi ! Cette rigueur ne cessera jamais ?
    404 Allez trouver mon père, et me laissez en paix.
    405 Votre âme, au repentir de sa froideur passée,
    406 Ne la veut point quitter sans être un peu forcée :
    407 J’y vais tout de ce pas, mais avec des serments
    408 Que c’est pour obéir à vos commandements.
    409 Allez continuer une vaine poursuite.
    410 Eh bien ! Dès qu’il m’a vu, comme a-t-il pris la fuite ?
    411 M’a-t-il bien su quitter la place au même instant ?
    412 Ce n’est pas honte à lui, les rois en font autant,
    413 Du moins si ce grand bruit qui court de vos merveilles
    414 N’a trompé mon esprit en frappant mes oreilles.
    415 Vous le pouvez bien croire, et pour le témoigner,
    416 Choisissez en quels lieux il vous plaît de régner :
    417 Ce bras tout aussitôt vous conquête un empire ;
    418 J’en jure par lui-même, et cela c’est tout dire.
    419 Ne prodiguez pas tant ce bras toujours vainqueur ;
    420 Je ne veux point régner que dessus votre coeur :
    421 Toute l’ambition que me donne ma flamme,
    422 C’est d’avoir pour sujets les désirs de votre âme.
    423 Ils vous sont tous acquis, et pour vous faire voir
    424 Que vous avez sur eux un absolu pouvoir,
    425 Je n’écouterai plus cette humeur de conquête ;
    426 Et laissant tous les rois leurs couronnes en tête,
    427 J’en prendrai seulement deux ou trois pour valets,
    428 Qui viendront à genoux vous rendre mes poulets.
    429 L’éclat de tels suivants attirerait l’envie
    430 Sur le rare bonheur où je coule ma vie ;
    431 Le commerce discret de nos affections
    432 N’a besoin que de lui pour ces commissions.
    433 Vous avez, Dieu me sauve ! Un esprit à ma mode ;
    434 Vous trouvez, comme moi, la grandeur incommode.
    435 Les sceptres les plus beaux n’ont rien pour moi d’exquis :
    436 Je les rends aussitôt que je les ai conquis,
    437 Et me suis vu charmer quantité de princesses,
    438 Sans que jamais mon coeur les voulût pour maîtresses.
    439 Certes en ce point seul je manque un peu de foi.
    440 Que vous ayez quitté des princesses pour moi !
    441 Que vous leur refusiez un coeur dont je dispose !
    442 Je crois que la Montagne en saura quelque chose.
    443 Viens çà. Lorsqu’en la Chine, en ce fameux tournoi,
    444 Je donnai dans la vue aux deux filles du roi,
    445 Que te dit-on en cour de cette jalousie
    446 Dont pour moi toutes deux eurent l’âme saisie ?
    447 Par vos mépris enfin l’une et l’autre mourut.
    448 J’étais lors en Égypte, où le bruit en courut ;
    449 Et ce fut en ce temps que la peur de vos armes
    450 Fit nager le grand Caire en un fleuve de larmes.
    451 Vous veniez d’assommer dix géants en un jour ;
    452 Vous aviez désolé les pays d’alentour,
    453 Rasé quinze châteaux, aplani deux montagnes,
    454 Fait passer par le feu villes, bourgs et campagnes,
    455 Et défait, vers Damas, cent mille combattants.
    456 Que tu remarques bien et les lieux et les temps !
    457 Je l’avais oublié. Des faits si pleins de gloire
    458 Vous peuvent-ils ainsi sortir de la mémoire ?
    459 Trop pleine de lauriers remportés sur les rois,
    460 Je ne la charge point de ces menus exploits.
    461 Monsieur. Que veux-tu, page ? Un courrier vous demande.
    462 D’où vient-il ? De la part de la reine d’Islande.
    463 Ciel ! Qui sais comme quoi j’en suis persécuté,
    464 Un peu plus de repos avec moins de beauté !
    465 Fais qu’un si long mépris enfin la désabuse.
    466 Voyez ce que pour vous ce grand guerrier refuse.
    467 Je n’en puis plus douter. Il vous le disait bien.
    468 Elle m’a beau prier : non, je n’en ferai rien.
    469 Et quoi qu’un fol espoir ose encor lui promettre,
    470 Je lui vais envoyer sa mort dans une lettre.
    471 Trouvez-le bon, ma reine, et souffrez cependant
    472 Une heure d’entretien de ce cher confident,
    473 Qui, comme de ma vie il sait toute l’histoire,
    474 Vous fera voir sur qui vous avez la victoire.
    475 Tardez encore moins, et par ce prompt retour
    476 Je jugerai quelle est envers moi votre amour.
    477 Jugez plutôt par là l’humeur du personnage :
    478 Ce page n’est chez lui que pour ce badinage,
    479 Et venir d’heure en heure avertir sa grandeur
    480 D’un courrier, d’un agent, ou d’un ambassadeur.
    481 Ce message me plaît bien plus qu’il ne lui semble :
    482 Il me défait d’un fou pour nous laisser ensemble.
    483 Ce discours favorable enhardira mes feux
    484 À bien user d’un temps si propice à mes voeux.
    485 Que m’allez-vous conter ? Que j’adore Isabelle,
    486 Que je n’ai plus de coeur ni d’âme que pour elle,
    487 Que ma vie… Épargnez ces propos superflus ;
    488 Je les sais, je les crois : que voulez-vous de plus ?
    489 Je néglige à vos yeux l’offre d’un diadème ;
    490 Je dédaigne un rival : en un mot, je vous aime.
    491 C’est aux commencements des faibles passions
    492 À s’amuser encore aux protestations :
    493 Il suffit de nous voir au point où sont les nôtres ;
    494 Un coup d’oeil vaut pour vous tous les discours des autres.
    495 Dieux ! Qui l’eût jamais cru, que mon sort rigoureux
    496 Se rendît si facile à mon coeur amoureux !
    497 Banni de mon pays par la rigueur d’un père,
    498 Sans support, sans amis, accablé de misère,
    499 Et réduit à flatter le caprice arrogant
    500 Et les vaines humeurs d’un maître extravagant :
    501 Ce pitoyable état de ma triste fortune
    502 N’a rien qui vous déplaise ou qui vous importune ;
    503 Et d’un rival puissant les biens et la grandeur
    504 Obtiennent moins sur vous que ma sincère ardeur.
    505 C’est comme il faut choisir. Un amour véritable
    506 S’attache seulement à ce qu’il voit aimable.
    507 Qui regarde les biens ou la condition
    508 N’a qu’un amour avare, ou plein d’ambition,
    509 Et souille lâchement par ce mélange infâme
    510 Les plus nobles désirs qu’enfante une belle âme.
    511 Je sais bien que mon père a d’autres sentiments,
    512 Et mettra de l’obstacle à nos contentements ;
    513 Mais l’amour sur mon coeur a pris trop de puissance
    514 Pour écouter encor les lois de la naissance.
    515 Mon père peut beaucoup, mais bien moins que ma foi :
    516 Il a choisi pour lui, je veux choisir pour moi.
    517 Confus de voir donner à mon peu de mérite…
    518 Voici mon importun, souffrez que je l’évite.
    519 Que vous êtes heureux, et quel malheur me suit !
    520 Ma maîtresse vous souffre, et l’ingrate me fuit.
    521 Quelque goût qu’elle prenne en votre compagnie,
    522 Sitôt que j’ai paru, mon abord l’a bannie.
    523 Sans avoir vu vos pas s’adresser en ce lieu,
    524 Lasse de mes discours, elle m’a dit adieu.
    525 Lasse de vos discours ! Votre humeur est trop bonne,
    526 Et votre esprit trop beau pour ennuyer personne.
    527 Mais que lui contiez-vous qui pût l’importuner ?
    528 Des choses qu’aisément vous pouvez deviner :
    529 Les amours de mon maître, ou plutôt ses sottises,
    530 Ses conquêtes en l’air, ses hautes entreprises.
    531 Voulez-vous m’obliger ? Votre maître, ni vous,
    532 N’êtes pas gens tous deux à me rendre jaloux ;
    533 Mais si vous ne pouvez arrêter ses saillies,
    534 Divertissez ailleurs le cours de ses folies.
    535 Que craignez-vous de lui, dont tous les compliments
    536 Ne parlent que de morts et de saccagements,
    537 Qu’il bat, terrasse, brise, étrangle, brûle, assomme ?
    538 Pour être son valet, je vous trouve honnête homme :
    539 Vous n’êtes point de taille à servir sans dessein
    540 Un fanfaron plus fou que son discours n’est vain.
    541 Quoi qu’il en soit, depuis que je vous vois chez elle,
    542 Toujours de plus en plus je l’éprouve cruelle :
    543 Ou vous servez quelque autre, ou votre qualité
    544 Laisse dans vos projets trop de témérité.
    545 Je vous tiens fort suspect de quelque haute adresse.
    546 Que votre maître enfin fasse une autre maîtresse ;
    547 Ou s’il ne peut quitter un entretien si doux,
    548 Qu’il se serve du moins d’un autre que de vous.
    549 Ce n’est pas qu’après tout les volontés d’un père,
    550 Qui sait ce que je suis, ne terminent l’affaire ;
    551 Mais purgez-moi l’esprit de ce petit souci,
    552 Et si vous vous aimez, bannissez-vous d’ici ;
    553 Car si je vous vois plus regarder cette porte,
    554 Je sais comme traiter les gens de votre sorte.
    555 Me prenez-vous pour homme à nuire à votre feu ?
    556 Sans réplique, de grâce, ou nous verrons beau jeu.
    557 Allez : c’est assez dit. Pour un léger ombrage,
    558 C’est trop indignement traiter un bon courage.
    559 Si le ciel en naissant ne m’a fait grand seigneur,
    560 Il m’a fait le coeur ferme et sensible à l’honneur ;
    561 Et je pourrais bien rendre un jour ce qu’on me prête.
    562 Quoi ! Vous me menacez ! Non, non, je fais retraite.
    563 D’un si cruel affront vous aurez peu de fruit ;
    564 Mais ce n’est pas ici qu’il faut faire du bruit.
    565 Ce bélître insolent me fait encor bravade.
    566 À ce compte, monsieur, votre esprit est malade ?
    567 Malade, mon esprit ! Oui, puisqu’il est jaloux
    568 Du malheureux agent de ce prince des fous.
    569 Je sais ce que je suis et ce qu’est Isabelle,
    570 Et crains peu qu’un valet me supplante auprès d’elle.
    571 Je ne puis toutefois souffrir sans quelque ennui
    572 Le plaisir qu’elle prend à causer avec lui.
    573 C’est dénier ensemble et confesser la dette.
    574 Nomme, si tu le veux, ma boutade indiscrète,
    575 Et trouve mes soupçons bien ou mal à propos ;
    576 Je l’ai chassé d’ici pour me mettre en repos.
    577 En effet, qu’en est-il ? Si j’ose vous le dire,
    578 Ce n’est plus que pour lui qu’Isabelle soupire.
    579 Lyse, que me dis-tu ? Qu’il possède son coeur,
    580 Que jamais feux naissants n’eurent tant de vigueur,
    581 Qu’ils meurent l’un pour l’autre, et n’ont qu’une pensée.
    582 Trop ingrate beauté, déloyale, insensée,
    583 Tu m’oses donc ainsi préférer un maraud ?
    584 Ce rival orgueilleux le porte bien plus haut,
    585 Et je vous en veux faire entière confidence :
    586 Il se dit gentilhomme, et riche. Ah ! L’impudence !
    587 D’un père rigoureux fuyant l’autorité,
    588 Il a couru longtemps d’un et d’autre côté ;
    589 Enfin, manque d’argent peut-être, ou par caprice,
    590 De notre Fiérabras il s’est mis au service,
    591 Et sous ombre d’agir pour ses folles amours,
    592 Il a su pratiquer de si rusés détours,
    593 Et charmer tellement cette pauvre abusée,
    594 Que vous en avez vu votre ardeur méprisée ;
    595 Mais parlez à son père, et bientôt son pouvoir
    596 Remettra son esprit aux termes du devoir.
    597 Je viens tout maintenant d’en tirer assurance
    598 De recevoir les fruits de ma persévérance,
    599 Et devant qu’il soit peu nous en verrons l’effet ;
    600 Mais, écoute, il me faut obliger tout à fait.
    601 Où je vous puis servir j’ose tout entreprendre.
    602 Peux-tu dans leurs amours me les faire surprendre ?
    603 Il n’est rien plus aisé : peut-être dès ce soir.
    604 Adieu donc. Souviens-toi de me les faire voir.
    605 Cependant prends ceci seulement par avance.
    606 Que le galant alors soit frotté d’importance !
    607 Crois-moi qu’il se verra, pour te mieux contenter,
    608 Chargé d’autant de bois qu’il en pourra porter.
    609 L’arrogant croit déjà tenir ville gagnée ;
    610 Mais il sera puni de m’avoir dédaignée.
    611 Parce qu’il est aimable, il fait le petit dieu,
    612 Et ne veut s’adresser qu’aux filles de bon lieu.
    613 Je ne mérite pas l’honneur de ses caresses :
    614 Vraiment c’est pour son nez, il lui faut des maîtresses ;
    615 Je ne suis que servante : et qu’est-il que valet ?
    616 Si son visage est beau, le mien n’est pas trop laid :
    617 Il se dit riche et noble, et cela me fait rire ;
    618 Si loin de son pays, qui n’en peut autant dire ?
    619 Qu’il le soit : nous verrons ce soir, si je le tiens,
    620 Danser sous le cotret sa noblesse et ses biens.
    621 Le coeur vous bat un peu. Je crains cette menace.
    622 Lyse aime trop Clindor pour causer sa disgrâce.
    623 Elle en est méprisée, et cherche à se venger.
    624 Ne craignez point : l’amour la fera bien changer.
    625 Apaisez vos soupirs et tarissez vos larmes ;
    626 Contre ma volonté ce sont de faibles armes :
    627 Mon coeur, quoique sensible à toutes vos douleurs,
    628 écoute la raison, et néglige vos pleurs.
    629 Je sais ce qu’il vous faut beaucoup mieux que vous-même.
    630 Vous dédaignez Adraste à cause que je l’aime ;
    631 Et parce qu’il me plaît d’en faire votre époux,
    632 Votre orgueil n’y voit rien qui soit digne de vous.
    633 Quoi ! Manque-t-il de bien, de coeur ou de noblesse ?
    634 En est-ce le visage ou l’esprit qui vous blesse ?
    635 Il vous fait trop d’honneur. Je sais qu’il est parfait,
    636 Et que je réponds mal à l’honneur qu’il me fait ;
    637 Mais si votre bonté me permet en ma cause,
    638 Pour me justifier, de dire quelque chose,
    639 Par un secret instinct, que je ne puis nommer,
    640 J’en fais beaucoup d’état, et ne le puis aimer.
    641 Souvent je ne sais quoi que le ciel nous inspire
    642 Soulève tout le coeur contre ce qu’on désire,
    643 Et ne nous laisse pas en état d’obéir,
    644 Quand on choisit pour nous ce qu’il nous fait haïr.
    645 Il attache ici-bas avec des sympathies
    646 Les âmes que son ordre a là-haut assorties :
    647 On n’en saurait unir sans ses avis secrets ;
    648 Et cette chaîne manque où manquent ses décrets.
    649 Aller contre les lois de cette providence,
    650 C’est le prendre à partie, et blâmer sa prudence,
    651 L’attaquer en rebelle, et s’exposer aux coups
    652 Des plus âpres malheurs qui suivent son courroux.
    653 Insolente, est-ce ainsi que l’on se justifie ?
    654 Quel maître vous apprend cette philosophie ?
    655 Vous en savez beaucoup ; mais tout votre savoir
    656 Ne m’empêchera pas d’user de mon pouvoir.
    657 Si le ciel pour mon choix vous donne tant de haine,
    658 Vous a-t-il mise en feu pour ce grand capitaine ?
    659 Ce guerrier valeureux vous tient-il dans ses fers ?
    660 Et vous a-t-il domptée avec tout l’univers ?
    661 Ce fanfaron doit-il relever ma famille ?
    662 Eh ! De grâce, monsieur, traitez mieux votre fille !
    663 Quel sujet donc vous porte à me désobéir ?
    664 Mon heur et mon repos, que je ne puis trahir.
    665 Ce que vous appelez un heureux hyménée
    666 N’est pour moi qu’un enfer si j’y suis condamnée.
    667 Ah ! Qu’il en est encor de mieux faites que vous
    668 Qui se voudraient bien voir dans un enfer si doux !
    669 Après tout, je le veux ; cédez à ma puissance.
    670 Faites un autre essai de mon obéissance.
    671 Ne me répliquez plus quand j’ai dit : "Je le veux. "
    672 Rentrez : c’est désormais trop contesté nous deux.
    673 Qu’à présent la jeunesse a d’étranges manies !
    674 Les règles du devoir lui sont des tyrannies,
    675 Et les droits les plus saints deviennent impuissants
    676 Contre cette fierté qui l’attache à son sens.
    677 Telle est l’humeur du sexe : il aime à contredire,
    678 Rejette obstinément le joug de notre empire,
    679 Ne suit que son caprice en ses affections,
    680 Et n’est jamais d’accord de nos élections.
    681 N’espère pas pourtant, aveugle et sans cervelle,
    682 Que ma prudence cède à ton esprit rebelle.
    683 Mais ce fou viendra-t-il toujours m’embarrasser ?
    684 Par force ou par adresse il me le faut chasser.
    685 Ne doit-on pas avoir pitié de ma fortune ?
    686 Le grand vizir encor de nouveau m’importune ;
    687 Le Tartare, d’ailleurs, m’appelle à son secours ;
    688 Narsingue et Calicut m’en pressent tous les jours :
    689 Si je ne les refuse, il me faut mettre en quatre.
    690 Pour moi, je suis d’avis que vous les laissiez battre :
    691 Vous emploieriez trop mal vos invincibles coups,
    692 Si pour en servir un vous faisiez trois jaloux.
    693 Tu dis bien : c’est assez de telles courtoisies ;
    694 Je ne veux qu’en amour donner des jalousies.
    695 Ah ! Monsieur, excusez, si, faute de vous voir,
    696 Bien que si près de vous, je manquais au devoir.
    697 Mais quelle émotion paraît sur ce visage ?
    698 Où sont vos ennemis, que j’en fasse carnage ?
    699 Monsieur, grâces aux dieux, je n’ai point d’ennemis.
    700 Mais grâces à ce bras qui vous les a soumis.
    701 C’est une grâce encor que j’avais ignorée.
    702 Depuis que ma faveur pour vous s’est déclarée,
    703 Ils sont tous morts de peur, ou n’ont osé branler.
    704 C’est ailleurs maintenant qu’il vous faut signaler :
    705 Il fait beau voir ce bras, plus craint que le tonnerre,
    706 Demeurer si paisible en un temps plein de guerre ;
    707 Et c’est pour acquérir un nom bien relevé,
    708 D’être dans une ville à battre le pavé.
    709 Chacun croit votre gloire à faux titre usurpée,
    710 Et vous ne passez plus que pour traîneur d’épée.
    711 Ah, ventre ! Il est tout vrai que vous avez raison.
    712 Mais le moyen d’aller, si je suis en prison ?
    713 Isabelle m’arrête, et ses yeux pleins de charmes
    714 Ont captivé mon coeur et suspendu mes armes.
    715 Si rien que son sujet ne vous tient arrêté,
    716 Faites votre équipage en toute liberté :
    717 Elle n’est pas pour vous ; n’en soyez point en peine.
    718 Ventre ! Que dites-vous ? Je la veux faire reine.
    719 Je ne suis pas d’humeur à rire tant de fois
    720 Du grotesque récit de vos rares exploits.
    721 La sottise ne plaît qu’alors qu’elle est nouvelle :
    722 En un mot, faites reine une autre qu’Isabelle.
    723 Si pour l’entretenir vous venez plus ici…
    724 Il a perdu le sens, de me parler ainsi.
    725 Pauvre homme, sais-tu bien que mon nom effroyable
    726 Met le grand Turc en fuite, et fait trembler le diable ;
    727 Que pour t’anéantir je ne veux qu’un moment ?
    728 J’ai chez moi des valets à mon commandement,
    729 Qui n’ayant pas l’esprit de faire des bravades,
    730 Répondraient de la main à vos rodomontades.
    731 Dis-lui ce que j’ai fait en mille et mille lieux.
    732 Adieu : modérez-vous ; il vous en prendra mieux ;
    733 Bien que je ne sois pas de ceux qui vous haïssent,
    734 J’ai le sang un peu chaud, et mes gens m’obéissent.
    735 Respect de ma maîtresse, incommode vertu,
    736 Tyran de ma vaillance, à quoi me réduis-tu ?
    737 Que n’ai-je eu cent rivaux en la place d’un père,
    738 Sur qui, sans t’offenser, laisser choir ma colère !
    739 Ah ! Visible démon, vieux spectre décharné,
    740 Vrai suppôt de Satan, médaille de damné,
    741 Tu m’oses donc bannir, et même avec menaces,
    742 Moi de qui tous les rois briguent les bonnes grâces ?
    743 Tandis qu’il est dehors, allez, dès aujourd’hui,
    744 Causer de vos amours, et vous moquer de lui.
    745 Cadédiou ! Ses valets feraient quelque insolence.
    746 Ce fer a trop de quoi dompter leur violence.
    747 Oui, mais les feux qu’il jette en sortant de prison
    748 Auraient en un moment embrasé la maison,
    749 Dévoré tout à l’heure ardoises et gouttières,
    750 Faîtes, lattes, chevrons, montants, courbes, filières,
    751 Entretoises, sommiers, colonnes, soliveaux,
    752 Pannes, soles, appuis, jambages, traveteaux,
    753 Portes, grilles, verrous, serrures, tuiles, pierre,
    754 Plomb, fer, plâtre, ciment, peinture, marbre, verre,
    755 Caves, puits, cours, perrons, salles, chambres, greniers,
    756 Offices, cabinets, terrasses, escaliers.
    757 Juge un peu quel désordre aux yeux de ma charmeuse ;
    758 Ces feux étoufferaient son ardeur amoureuse.
    759 Va lui parler pour moi, toi qui n’es pas vaillant :
    760 Tu puniras à moins un valet insolent.
    761 C’est m’exposer… Adieu : je vois ouvrir la porte,
    762 Et crains que sans respect cette canaille sorte.
    763 Le souverain poltron, à qui pour faire peur
    764 Il ne faut qu’une feuille, une ombre, une vapeur !
    765 Un vieillard le maltraite, il fuit pour une fille,
    766 Et tremble à tous moments de crainte qu’on l’étrille.
    767 Lyse, que ton abord doit être dangereux !
    768 Il donne l’épouvante à ce coeur généreux,
    769 Cet unique vaillant, la fleur des capitaines,
    770 Qui dompte autant de rois qu’il captive de reines !
    771 Mon visage est ainsi malheureux en attraits :
    772 D’autres charment de loin, le mien fait peur de près.
    773 S’il fait peur à des fous, il charme les plus sages :
    774 Il n’est pas quantité de semblables visages.
    775 Si l’on brûle pour toi, ce n’est pas sans sujet ;
    776 Je ne connus jamais un si gentil objet ;
    777 L’esprit beau, prompt, accort, l’humeur un peu railleuse,
    778 L’embonpoint ravissant, la taille avantageuse,
    779 Les yeux doux, le teint vif, et les traits délicats :
    780 Qui serait le brutal qui ne t’aimerait pas ?
    781 De grâce, et depuis quand me trouvez-vous si belle ?
    782 Voyez bien, je suis Lyse, et non pas Isabelle.
    783 Vous partagez vous deux mes inclinations :
    784 J’adore sa fortune, et tes perfections.
    785 Vous en embrassez trop, c’est assez pour vous d’une,
    786 Et mes perfections cèdent à sa fortune.
    787 Quelque effort que je fasse à lui donner ma foi,
    788 Penses-tu qu’en effet je l’aime plus que toi ?
    789 L’amour et l’hyménée ont diverse méthode :
    790 L’un court au plus aimable, et l’autre au plus commode.
    791 Je suis dans la misère, et tu n’as point de bien :
    792 Un rien s’ajuste mal avec un autre rien ;
    793 Et malgré les douceurs que l’amour y déploie,
    794 Deux malheureux ensemble ont toujours courte joie.
    795 Ainsi j’aspire ailleurs, pour vaincre mon malheur ;
    796 Mais je ne puis te voir sans un peu de douleur,
    797 Sans qu’un soupir échappe à ce coeur, qui murmure
    798 De ce qu’à mes désirs ma raison fait d’injure.
    799 À tes moindres coups d’oeil je me laisse charmer.
    800 Ah ! Que je t’aimerais, s’il ne fallait qu’aimer,
    801 Et que tu me plairais, s’il ne fallait que plaire !
    802 Que vous auriez d’esprit si vous saviez vous taire,
    803 Ou remettre du moins en quelque autre saison
    804 À montrer tant d’amour avec tant de raison !
    805 Le grand trésor pour moi qu’un amoureux si sage,
    806 Qui par compassion n’ose me rendre hommage,
    807 Et porte ses désirs à des partis meilleurs,
    808 De peur de m’accabler sous nos communs malheurs !
    809 Je n’oublierai jamais de si rares mérites :
    810 Allez continuer cependant vos visites.
    811 Que j’aurais avec toi l’esprit bien plus content !
    812 Ma maîtresse là-haut est seule, et vous attend.
    813 Tu me chasses ainsi ! Non, mais je vous envoie
    814 Aux lieux où vous aurez une plus longue joie.
    815 Que même tes dédains me semblent gracieux !
    816 Ah ! Que vous prodiguez un temps si précieux !
    817 Allez. Souviens-toi donc que si j’en aime une autre…
    818 C’est de peur d’ajouter ma misère à la vôtre :
    819 Je vous l’ai déjà dit, je ne l’oublierai pas.
    820 Adieu : ta raillerie a pour moi tant d’appas,
    821 Que mon coeur à tes yeux de plus en plus s’engage,
    822 Et je t’aimerais trop à tarder davantage.
    823 L’ingrat ! Il trouve enfin mon visage charmant,
    824 Et pour se divertir il contrefait l’amant !
    825 Qui néglige mes feux m’aime par raillerie,
    826 Me prend pour le jouet de sa galanterie,
    827 Et par un libre aveu de me voler sa foi,
    828 Me jure qu’il m’adore, et ne veut point de moi.
    829 Aime en tous lieux, perfide, et partage ton âme ;
    830 Choisis qui tu voudras pour maîtresse ou pour femme ;
    831 Donne à tes intérêts à ménager tes voeux ;
    832 Mais ne crois plus tromper aucune de nous deux.
    833 Isabelle vaut mieux qu’un amour politique,
    834 Et je vaux mieux qu’un coeur où cet amour s’applique.
    835 J’ai raillé comme toi, mais c’était seulement
    836 Pour ne t’avertir pas de mon ressentiment.
    837 Qu’eût produit son éclat, que de la défiance ?
    838 Qui cache sa colère assure sa vengeance ;
    839 Et ma feinte douceur prépare beaucoup mieux
    840 Ce piège où tu vas choir, et bientôt, à mes yeux.
    841 Toutefois qu’as-tu fait qui te rende coupable ?
    842 Pour chercher sa fortune est-on si punissable ?
    843 Tu m’aimes, mais le bien te fait être inconstant :
    844 Au siècle où nous vivons, qui n’en ferait autant ?
    845 Oublions des mépris où par force il s’excite,
    846 Et laissons-le jouir du bonheur qu’il mérite.
    847 S’il m’aime, il se punit en m’osant dédaigner,
    848 Et si je l’aime encor, je le dois épargner.
    849 Dieux ! à quoi me réduit ma folle inquiétude,
    850 De vouloir faire grâce à tant d’ingratitude ?
    851 Digne soif de vengeance, à quoi m’exposez-vous,
    852 De laisser affaiblir un si juste courroux ?
    853 Il m’aime, et de mes yeux je m’en vois méprisée !
    854 Je l’aime, et ne lui sers que d’objet de risée !
    855 Silence, amour, silence : il est temps de punir ;
    856 J’en ai donné ma foi : laisse-moi la tenir.
    857 Puisque ton faux espoir ne fait qu’aigrir ma peine,
    858 Fais céder tes douceurs à celles de la haine :
    859 Il est temps qu’en mon coeur elle règne à son tour,
    860 Et l’amour outragé ne doit plus être amour.
    861 Les voilà, sauvons-nous. Non, je ne vois personne.
    862 Avançons hardiment. Tout le corps me frissonne.
    863 Je les entends, fuyons. Le vent faisait ce bruit.
    864 Marchons sous la faveur des ombres de la nuit.
    865 Vieux rêveur, malgré toi j’attends ici ma reine.
    866 Ces diables de valets me mettent bien en peine.
    867 De deux mille ans et plus, je ne tremblai si fort.
    868 C’est trop me hasarder : s’ils sortent, je suis mort ;
    869 Car j’aime mieux mourir que leur donner bataille,
    870 Et profaner mon bras contre cette canaille.
    871 Que le courage expose à d’étranges dangers !
    872 Toutefois, en tout cas, je suis des plus légers ;
    873 S’il ne faut que courir, leur attente est dupée :
    874 J’ai le pied pour le moins aussi bon que l’épée.
    875 Tout de bon, je les vois : c’est fait, il faut mourir ;
    876 J’ai le corps si glacé, que je ne puis courir.
    877 Destin, qu’à ma valeur tu te montres contraire ! …
    878 C’est ma reine elle-même, avec mon secrétaire !
    879 Tout mon corps se déglace : écoutons leurs discours,
    880 Et voyons son adresse à traiter mes amours.
    881 Tout se prépare mal du côté de mon père ;
    882 Je ne le vis jamais d’une humeur si sévère :
    883 Il ne souffrira plus votre maître ni vous.
    884 Votre rival d’ailleurs est devenu jaloux :
    885 C’est par cette raison que je vous fais descendre ;
    886 Dedans mon cabinet ils pourraient nous surprendre ;
    887 Ici nous parlerons en plus de sûreté :
    888 Vous pourrez vous couler d’un et d’autre côté ;
    889 Et si quelqu’un survient, ma retraite est ouverte.
    890 C’est trop prendre de soin pour empêcher ma perte.
    891 Je n’en puis prendre trop pour assurer un bien
    892 Sans qui tous autres biens à mes yeux ne sont rien :
    893 Un bien qui vaut pour moi la terre toute entière,
    894 Et pour qui seul enfin j’aime à voir la lumière.
    895 Un rival par mon père attaque en vain ma foi ;
    896 Votre amour seul a droit de triompher de moi :
    897 Des discours de tous deux je suis persécutée ;
    898 Mais pour vous je me plais à me voir maltraitée,
    899 Et des plus grands malheurs je bénirais les coups,
    900 Si ma fidélité les endurait pour vous.
    901 Vous me rendez confus, et mon âme ravie
    902 Ne vous peut, en revanche, offrir rien que ma vie :
    903 Mon sang est le seul bien qui me reste en ces lieux,
    904 Trop heureux de le perdre en servant vos beaux yeux !
    905 Mais si mon astre un jour, changeant son influence,
    906 Me donne un accès libre aux lieux de ma naissance,
    907 Vous verrez que ce choix n’est pas fort inégal,
    908 Et que, tout balancé, je vaux bien mon rival.
    909 Mais, avec ces douceurs, permettez-moi de craindre
    910 Qu’un père et ce rival ne veuillent vous contraindre.
    911 N’en ayez point d’alarme, et croyez qu’en ce cas
    912 L’un aura moins d’effet que l’autre n’a d’appas.
    913 Je ne vous dirai point où je suis résolue :
    914 Il suffit que sur moi je me rends absolue.
    915 Ainsi tous les projets sont des projets en l’air.
    916 Ainsi… Je n’en puis plus : il est temps de parler.
    917 Dieux ! On nous écoutait. C’est notre capitaine :
    918 Je vais bien l’apaiser ; n’en soyez pas en peine.
    919 Ah ! Traître ! Parlez bas ; ces valets… Eh bien ! Quoi ?
    920 Ils fondront tout à l’heure et sur vous et sur moi.
    921 Viens çà. Tu sais ton crime, et qu’à l’objet que j’aime,
    922 Loin de parler pour moi, tu parlais pour toi-même ?
    923 Oui, pour me rendre heureux j’ai fait quelques efforts.
    924 Je te donne le choix de trois ou quatre morts :
    925 Je vais, d’un coup de poing, te briser comme verre,
    926 Ou t’enfoncer tout vif au centre de la terre,
    927 Ou te fendre en dix parts d’un seul coup de revers,
    928 Ou te jeter si haut au-dessus des éclairs,
    929 Que tu sois dévoré des feux élémentaires.
    930 Choisis donc promptement, et pense à tes affaires.
    931 Vous-même choisissez. Quel choix proposes-tu ?
    932 De fuir en diligence, ou d’être bien battu.
    933 Me menacer encore ! Ah, ventre ! Quelle audace !
    934 Au lieu d’être à genoux, et d’implorer ma grâce ! …
    935 Il a donné le mot, ces valets vont sortir…
    936 Je m’en vais commander aux mers de t’engloutir.
    937 Sans vous chercher si loin un si grand cimetière,
    938 Je vous vais, de ce pas, jeter dans la rivière.
    939 Ils sont d’intelligence. Ah, tête ! Point de bruit :
    940 J’ai déjà massacré dix hommes cette nuit ;
    941 Et si vous me fâchez, vous en croîtrez le nombre.
    942 Cadédiou ! Ce coquin a marché dans mon ombre ;
    943 Il s’est fait tout vaillant d’avoir suivi mes pas :
    944 S’il avait du respect, j’en voudrais faire cas.
    945 écoute : je suis bon, et ce serait dommage
    946 De priver l’univers d’un homme de courage.
    947 Demande-moi pardon, et cesse par tes feux
    948 De profaner l’objet digne seul de mes voeux ;
    949 Tu connais ma valeur, éprouve ma clémence.
    950 Plutôt, si votre amour a tant de véhémence,
    951 Faisons deux coups d’épée au nom de sa beauté.
    952 Parbieu, tu me ravis de générosité.
    953 Va, pour la conquérir n’use plus d’artifices ;
    954 Je te la veux donner pour prix de tes services :
    955 Plains-toi dorénavant d’avoir un maître ingrat !
    956 À ce rare présent, d’aise le coeur me bat.
    957 Protecteur des grands rois, guerrier trop magnanime,
    958 Puisse tout l’univers bruire de votre estime !
    959 Je rends grâces au ciel de ce qu’il a permis
    960 Qu’à la fin, sans combat, je vous vois bons amis.
    961 Ne pensez plus, ma reine, à l’honneur que ma flamme
    962 Vous devait faire un jour de vous prendre pour femme ;
    963 Pour quelque occasion j’ai changé de dessein :
    964 Mais je vous veux donner un homme de ma main ;
    965 Faites-en de l’état ; il est vaillant lui-même ;
    966 Il commandait sous moi. Pour vous plaire, je l’aime.
    967 Mais il faut du silence à notre affection.
    968 Je vous promets silence, et ma protection.
    969 Avouez-vous de moi par tous les coins du monde :
    970 Je suis craint à l’égal sur la terre et sur l’onde.
    971 Allez, vivez contents sous une même loi.
    972 Pour vous mieux obéir, je lui donne ma foi.
    973 Commandez que sa foi de quelque effet suivie…
    974 Cet insolent discours te coûtera la vie,
    975 Suborneur. Ils ont pris mon courage en défaut :
    976 Cette porte est ouverte ; allons gagner le haut.
    977 Traître ! Qui te fais fort d’une troupe brigande,
    978 Je te choisirai bien au milieu de la bande.
    979 Dieux ! Adraste est blessé, courez au médecin.
    980 Vous autres, cependant, arrêtez l’assassin.
    981 Ah, ciel ! Je cède au nombre. Adieu, chère Isabelle :
    982 Je tombe au précipice où mon destin m’appelle.
    983 C’en est fait, emportez ce corps à la maison ;
    984 Et vous, conduisez tôt ce traître à la prison.
    985 Hélas ! Mon fils est mort. Que vous avez d’alarmes !
    986 Ne lui refusez point le secours de vos charmes.
    987 Un peu de patience, et sans un tel secours
    988 Vous le verrez bientôt heureux en ses amours.
    989 Enfin le terme approche : un jugement inique
    990 Doit abuser demain d’un pouvoir tyrannique,
    991 À son propre assassin immoler mon amant,
    992 Et faire une vengeance au lieu d’un châtiment.
    993 Par un décret injuste autant comme sévère,
    994 Demain doit triompher la haine de mon père,
    995 La faveur du pays, la qualité du mort,
    996 Le malheur d’Isabelle, et la rigueur du sort.
    997 Hélas ! Que d’ennemis, et de quelle puissance,
    998 Contre le faible appui que donne l’innocence,
    999 Contre un pauvre inconnu, de qui tout le forfait
   1000 Est de m’avoir aimée, et d’être trop parfait !
   1001 Oui, Clindor, tes vertus et ton feu légitime,
   1002 T’ayant acquis mon coeur, ont fait aussi ton crime.
   1003 Mais en vain après toi l’on me laisse le jour ;
   1004 Je veux perdre la vie en perdant mon amour :
   1005 Prononçant ton arrêt, c’est de moi qu’on dispose ;
   1006 Je veux suivre ta mort, puisque j’en suis la cause,
   1007 Et le même moment verra par deux trépas
   1008 Nos esprits amoureux se rejoindre là-bas.
   1009 Ainsi, père inhumain, ta cruauté déçue
   1010 De nos saintes ardeurs verra l’heureuse issue ;
   1011 Et si ma perte alors fait naître tes douleurs,
   1012 Auprès de mon amant je rirai de tes pleurs.
   1013 Ce qu’un remords cuisant te coûtera de larmes
   1014 D’un si doux entretien augmentera les charmes ;
   1015 Ou s’il n’a pas assez de quoi te tourmenter,
   1016 Mon ombre chaque jour viendra t’épouvanter,
   1017 S’attacher à tes pas dans l’horreur des ténèbres,
   1018 Présenter à tes yeux mille images funèbres,
   1019 Jeter dans ton esprit un éternel effroi,
   1020 Te reprocher ma mort, t’appeler après moi,
   1021 Accabler de malheurs ta languissante vie,
   1022 Et te réduire au point de me porter envie.
   1023 Enfin… Quoi ! Chacun dort, et vous êtes ici ?
   1024 Je vous jure, monsieur en est en grand souci.
   1025 Quand on n’a plus d’espoir, Lyse, on n’a plus de crainte.
   1026 Je trouve des douceurs à faire ici ma plainte :
   1027 Ici je vis Clindor pour la dernière fois ;
   1028 Ce lieu me redit mieux les accents de sa voix,
   1029 Et remet plus avant en mon âme éperdue
   1030 L’aimable souvenir d’une si chère vue.
   1031 Que vous prenez de peine à grossir vos ennuis !
   1032 Que veux-tu que je fasse en l’état où je suis ?
   1033 De deux amants parfaits dont vous étiez servie,
   1034 L’un doit mourir demain, l’autre est déjà sans vie :
   1035 Sans perdre plus de temps à soupirer pour eux,
   1036 Il en faut trouver un qui les vaille tous deux.
   1037 De quel front oses-tu me tenir ces paroles ?
   1038 Quel fruit espérez-vous de vos douleurs frivoles ?
   1039 Pensez-vous, pour pleurer et ternir vos appas,
   1040 Rappeler votre amant des portes du trépas ?
   1041 Songez plutôt à faire une illustre conquête ;
   1042 Je sais pour vos liens une âme toute prête,
   1043 Un homme incomparable. Ôte-toi de mes yeux.
   1044 Le meilleur jugement ne choisirait pas mieux.
   1045 Pour croître mes douleurs faut-il que je te voie ?
   1046 Et faut-il qu’à vos yeux je déguise ma joie ?
   1047 D’où te vient cette joie ainsi hors de saison ?
   1048 Quand je vous l’aurai dit, jugez si j’ai raison.
   1049 Ah ! Ne me conte rien. Mais l’affaire vous touche.
   1050 Parle-moi de Clindor, ou n’ouvre point la bouche.
   1051 Ma belle humeur, qui rit au milieu des malheurs,
   1052 Fait plus en un moment qu’un siècle de vos pleurs :
   1053 Elle a sauvé Clindor. Sauvé Clindor ? Lui-même :
   1054 Jugez après cela comme quoi je vous aime.
   1055 Eh ! De grâce, où faut-il que je l’aille trouver ?
   1056 Je n’ai que commencé : c’est à vous d’achever.
   1057 Ah ! Lyse ! Tout de bon, seriez-vous pour le suivre ?
   1058 Si je suivrais celui sans qui je ne puis vivre ?
   1059 Lyse, si ton esprit ne le tire des fers,
   1060 Je l’accompagnerai jusque dans les enfers.
   1061 Va, ne demande plus si je suivrais sa fuite.
   1062 Puisqu’à ce beau dessein l’amour vous a réduite,
   1063 écoutez où j’en suis, et secondez mes coups :
   1064 Si votre amant n’échappe, il ne tiendra qu’à vous.
   1065 La prison est tout proche. Eh bien ? Ce voisinage
   1066 Au frère du concierge a fait voir mon visage ;
   1067 Et comme c’est tout un que me voir et m’aimer,
   1068 Le pauvre malheureux s’en est laissé charmer.
   1069 Je n’en avais rien su ! J’en avais tant de honte
   1070 Que je mourais de peur qu’on vous en fît le conte ;
   1071 Mais depuis quatre jours votre amant arrêté
   1072 A fait que l’allant voir je l’ai mieux écouté.
   1073 Des yeux et du discours flattant son espérance,
   1074 D’un mutuel amour j’ai formé l’apparence.
   1075 Quand on aime une fois, et qu’on se croit aimé,
   1076 On fait tout pour l’objet dont on est enflammé.
   1077 Par là j’ai sur son âme assuré mon empire,
   1078 Et l’ai mis en état de ne m’oser dédire.
   1079 Quand il n’a plus douté de mon affection,
   1080 J’ai fondé mes refus sur sa condition ;
   1081 Et lui, pour m’obliger, jurait de s’y déplaire,
   1082 Mais que malaisément il s’en pouvait défaire ;
   1083 Que les clefs des prisons qu’il gardait aujourd’hui
   1084 Étaient le plus grand bien de son frère et de lui.
   1085 Moi de dire soudain que sa bonne fortune
   1086 Ne lui pouvait offrir d’heure plus opportune ;
   1087 Que, pour se faire riche et pour me posséder,
   1088 Il n’avait seulement qu’à s’en accommoder ;
   1089 Qu’il tenait dans les fers un seigneur de Bretagne
   1090 Déguisé sous le nom du sieur de la Montagne ;
   1091 Qu’il fallait le sauver et le suivre chez lui ;
   1092 Qu’il nous ferait du bien et serait notre appui.
   1093 Il demeure étonné ; je le presse, il s’excuse ;
   1094 Il me parle d’amour, et moi je le refuse ;
   1095 Je le quitte en colère, il me suit tout confus,
   1096 Me fait nouvelle excuse, et moi nouveau refus.
   1097 Mais enfin ? J’y retourne, et le trouve fort triste ;
   1098 Je le juge ébranlé ; je l’attaque : il résiste.
   1099 Ce matin : « En un mot, le péril est pressant,
   1100 Ai-je dit ; tu peux tout, et ton frère est absent.
   1101 - Mais il faut de l’argent pour un si long voyage,
   1102 M’a-t-il dit ; il en faut pour faire l’équipage :
   1103 Ce cavalier en manque. » Ah ! Lyse, tu devais
   1104 Lui faire offre aussitôt de tout ce que j’avais :
   1105 Perles, bagues, habits. J’ai bien fait davantage :
   1106 J’ai dit qu’à vos beautés ce captif rend hommage,
   1107 Que vous l’aimez de même et fuirez avec nous,
   1108 Ce mot me l’a rendu si traitable et si doux,
   1109 Que j’ai bien reconnu qu’un peu de jalousie
   1110 Touchant votre Clindor brouillait sa fantaisie,
   1111 Et que tous ces détours provenaient seulement
   1112 D’une vaine frayeur qu’il ne fût mon amant.
   1113 Il est parti soudain après votre amour sue,
   1114 A trouvé tout aisé, m’en a promis l’issue,
   1115 Et vous mande par moi qu’environ à minuit
   1116 Vous soyez toute prête à déloger sans bruit.
   1117 Que tu me rends heureuse ! Ajoutez-y, de grâce,
   1118 Qu’accepter un mari pour qui je suis de glace,
   1119 C’est me sacrifier à vos contentements.
   1120 Aussi… Je ne veux point de vos remerciements.
   1121 Allez ployer bagage, et pour grossir la somme,
   1122 Joignez à vos bijoux les écus du bonhomme.
   1123 Je vous vends ses trésors, mais à fort bon marché ;
   1124 J’ai dérobé ses clefs depuis qu’il est couché :
   1125 Je vous les livre. Allons y travailler ensemble.
   1126 Passez-vous de mon aide. Eh quoi ! Le coeur te tremble ?
   1127 Non, mais c’est un secret tout propre à l’éveiller :
   1128 Nous ne nous garderions jamais de babiller.
   1129 Folle, tu ris toujours. De peur d’une surprise,
   1130 Je dois attendre ici le chef de l’entreprise ;
   1131 S’il tardait à la rue, il serait reconnu ;
   1132 Nous vous irons trouver dès qu’il sera venu.
   1133 C’est là sans raillerie. Adieu donc : je te laisse,
   1134 Et consens que tu sois aujourd’hui la maîtresse.
   1135 C’est du moins. Fais bon guet. Vous, faites bon butin.
   1136 Ainsi, Clindor, je fais moi seule ton destin ;
   1137 Des fers où je t’ai mis c’est moi qui te délivre,
   1138 Et te puis, à mon choix, faire mourir ou vivre.
   1139 On me vengeait de toi par delà mes désirs :
   1140 Je n’avais de dessein que contre tes plaisirs.
   1141 Ton sort trop rigoureux m’a fait changer d’envie ;
   1142 Je te veux assurer tes plaisirs et ta vie ;
   1143 Et mon amour éteint, te voyant en danger,
   1144 Renaît pour m’avertir que c’est trop me venger.
   1145 J’espère aussi, Clindor, que pour reconnaissance,
   1146 De ton ingrat amour étouffant la licence…
   1147 Quoi ! Chez nous, et de nuit ! L’autre jour… Qu’est-ce-ci :
   1148 "L’autre jour ?" Est-il temps que je vous trouve ici ?
   1149 C’est ce grand capitaine. Où s’est-il laissé prendre ?
   1150 En montant l’escalier je l’en ai vu descendre.
   1151 L’autre jour, au défaut de mon affection,
   1152 J’assurai vos appas de ma protection.
   1153 Après ? On vint ici faire une brouillerie ;
   1154 Vous rentrâtes voyant cette forfanterie ;
   1155 Et pour vous protéger, je vous suivis soudain.
   1156 Votre valeur prit lors un généreux dessein.
   1157 Depuis ? Pour conserver une dame si belle,
   1158 Au plus haut du logis j’ai fait la sentinelle.
   1159 Sans sortir ? Sans sortir. C’est-à-dire, en deux mots,
   1160 Que la peur l’enfermait dans la chambre aux fagots.
   1161 La peur ? Oui, vous tremblez : la vôtre est sans égale.
   1162 Parce qu’elle a bon pas, j’en fais mon Bucéphale ;
   1163 Lorsque je la domptai, je lui fis cette loi ;
   1164 Et depuis, quand je marche, elle tremble sous moi.
   1165 Votre caprice est rare à choisir des montures.
   1166 C’est pour aller plus vite aux grandes aventures.
   1167 Vous en exploitez bien. Mais changeons de discours :
   1168 Vous avez demeuré là dedans quatre jours ?
   1169 Quatre jours. Et vécu ? De nectar, d’ambroisie.
   1170 Je crois que cette viande aisément rassasie ?
   1171 Aucunement. Enfin vous étiez descendu…
   1172 Pour faire qu’un amant en vos bras fût rendu,
   1173 Pour rompre sa prison, en fracasser les portes,
   1174 Et briser en morceaux ses chaînes les plus fortes.
   1175 Avouez franchement que, pressé de la faim,
   1176 Vous veniez bien plutôt faire la guerre au pain.
   1177 L’un et l’autre, parbieu ! Cette ambroisie est fade :
   1178 J’en eus au bout d’un jour l’estomac tout malade.
   1179 C’est un mets délicat, et de peu de soutien :
   1180 À moins que d’être un dieu l’on n’en vivrait pas bien ;
   1181 Il cause mille maux, et dès l’heure qu’il entre,
   1182 Il allonge les dents, et rétrécit le ventre.
   1183 Enfin c’est un ragoût qui ne vous plaisait pas ?
   1184 Quitte pour chaque nuit faire deux tours en bas,
   1185 Et là, m’accommodant des reliefs de cuisine,
   1186 Mêler la viande humaine avecque la divine.
   1187 Vous aviez, après tout, dessein de nous voler.
   1188 Vous-mêmes, après tout, m’osez-vous quereller ?
   1189 Si je laisse une fois échapper ma colère…
   1190 Lyse, fais-moi sortir les valets de mon père.
   1191 Un sot les attendrait. Vous ne le tenez pas.
   1192 Il nous avait bien dit que la peur a bon pas.
   1193 Vous n’avez cependant rien fait, ou peu de chose.
   1194 Rien du tout. Que veux-tu ? Sa rencontre en est cause.
   1195 Mais vous n’aviez alors qu’à le laisser aller.
   1196 Mais il m’a reconnue, et m’est venu parler.
   1197 Moi qui, seule et de nuit, craignais son insolence,
   1198 Et beaucoup plus encor de troubler le silence,
   1199 J’ai cru, pour m’en défaire et m’ôter de souci,
   1200 Que le meilleur était de l’amener ici.
   1201 Vois, quand j’ai ton secours, que je me tiens vaillante,
   1202 Puisque j’ose affronter cette humeur violente.
   1203 J’en ai ri comme vous, mais non sans murmurer :
   1204 C’est bien du temps perdu. Je vais le réparer.
   1205 Voici le conducteur de notre intelligence ;
   1206 Sachez auparavant toute sa diligence.
   1207 Eh bien ! Mon grand ami, braverons-nous le sort ?
   1208 Et viens-tu m’apporter ou la vie ou la mort ?
   1209 Ce n’est plus qu’en toi seul que mon espoir se fonde.
   1210 Bannissez vos frayeurs : tout va le mieux du monde ;
   1211 Il ne faut que partir, j’ai des chevaux tous prêts,
   1212 Et vous pourrez bientôt vous moquer des arrêts.
   1213 Je te dois regarder comme un dieu tutélaire,
   1214 Et ne sais point pour toi d’assez digne salaire.
   1215 Voici le prix unique où tout mon coeur prétend.
   1216 Lyse, il faut te résoudre à le rendre content.
   1217 Oui, mais tout son apprêt nous est fort inutile :
   1218 Comment ouvrirons-nous les portes de la ville ?
   1219 On nous tient des chevaux en main sûre aux faubourgs ;
   1220 Et je sais un vieux mur qui tombe tous les jours :
   1221 Nous pourrons aisément sortir par ses ruines.
   1222 Ah ! Que je me trouvais sur d’étranges épines !
   1223 Mais il faut se hâter. Nous partirons soudain.
   1224 Viens nous aider là-haut à faire notre main.
   1225 Aimables souvenirs de mes chères délices,
   1226 Qu’on va bientôt changer en d’infâmes supplices,
   1227 Que malgré les horreurs de ce mortel effroi,
   1228 Vos charmants entretiens ont de douceurs pour moi !
   1229 Ne m’abandonnez point, soyez-moi plus fidèles
   1230 Que les rigueurs du sort ne se montrent cruelles ;
   1231 Et lorsque du trépas les plus noires couleurs
   1232 Viendront à mon esprit figurer mes malheurs,
   1233 Figurez aussitôt à mon âme interdite
   1234 Combien je fus heureux par delà mon mérite.
   1235 Lorsque je me plaindrai de leur sévérité,
   1236 Redites-moi l’excès de ma témérité :
   1237 Que d’un si haut dessein ma fortune incapable
   1238 Rendait ma flamme injuste, et mon espoir coupable ;
   1239 Que je fus criminel quand je devins amant,
   1240 Et que ma mort en est le juste châtiment.
   1241 Quel bonheur m’accompagne à la fin de ma vie !
   1242 Isabelle, je meurs pour vous avoir servie ;
   1243 Et de quelque tranchant que je souffre les coups,
   1244 Je meurs trop glorieux, puisque je meurs pour vous.
   1245 Hélas ! Que je me flatte, et que j’ai d’artifice
   1246 À me dissimuler la honte d’un supplice !
   1247 En est-il de plus grand que de quitter ces yeux
   1248 Dont le fatal amour me rend si glorieux ?
   1249 L’ombre d’un meurtrier creuse ici ma ruine :
   1250 Il succomba vivant, et mort il m’assassine ;
   1251 Son nom fait contre moi ce que n’a pu son bras ;
   1252 Mille assassins nouveaux naissent de son trépas ;
   1253 Et je vois de son sang, fécond en perfidies,
   1254 S’élever contre moi des âmes plus hardies,
   1255 De qui les passions, s’armant d’autorité,
   1256 Font un meurtre public avec impunité.
   1257 Demain de mon courage on doit faire un grand crime,
   1258 Donner au déloyal ma tête pour victime ;
   1259 Et tous pour le pays prennent tant d’intérêt,
   1260 Qu’il ne m’est pas permis de douter de l’arrêt.
   1261 Ainsi de tous côtés ma perte était certaine :
   1262 J’ai repoussé la mort, je la reçois pour peine.
   1263 D’un péril évité je tombe en un nouveau,
   1264 Et des mains d’un rival en celles d’un bourreau.
   1265 Je frémis à penser à ma triste aventure ;
   1266 Dans le sein du repos je suis à la torture :
   1267 Au milieu de la nuit, et du temps du sommeil,
   1268 Je vois de mon trépas le honteux appareil ;
   1269 J’en ai devant les yeux les funestes ministres ;
   1270 On me lit du sénat les mandements sinistres ;
   1271 Je sors les fers aux pieds ; j’entends déjà le bruit
   1272 De l’amas insolent d’un peuple qui me suit ;
   1273 Je vois le lieu fatal où ma mort se prépare :
   1274 Là mon esprit se trouble, et ma raison s’égare ;
   1275 Je ne découvre rien qui m’ose secourir,
   1276 Et la peur de la mort me fait déjà mourir.
   1277 Isabelle, toi seule, en réveillant ma flamme,
   1278 Dissipes ces terreurs et rassures mon âme ;
   1279 Et sitôt que je pense à tes divins attraits,
   1280 Je vois évanouir ces infâmes portraits.
   1281 Quelques rudes assauts que le malheur me livre,
   1282 Garde mon souvenir, et je croirai revivre.
   1283 Mais d’où vient que de nuit on ouvre ma prison ?
   1284 Ami, que viens-tu faire ici hors de saison ?
   1285 Les juges assemblés pour punir votre audace,
   1286 Mus de compassion, enfin vous ont fait grâce.
   1287 M’ont fait grâce, bons dieux ! Oui, vous mourrez de nuit.
   1288 De leur compassion est-ce là tout le fruit ?
   1289 Que de cette faveur vous tenez peu de conte !
   1290 D’un supplice public c’est vous sauver la honte.
   1291 Quels encens puis-je offrir aux maîtres de mon sort,
   1292 Dont l’arrêt me fait grâce, et m’envoie à la mort ?
   1293 Il la faut recevoir avec meilleur visage.
   1294 Fais ton office, ami, sans causer davantage.
   1295 Une troupe d’archers là dehors vous attend ;
   1296 Peut-être en les voyant serez-vous plus content.
   1297 Lyse, nous l’allons voir. Que vous êtes ravie !
   1298 Ne le serais-je point de recevoir la vie ?
   1299 Son destin et le mien prennent un même cours,
   1300 Et je mourrais du coup qui trancherait ses jours.
   1301 Monsieur, connaissez-vous beaucoup d’archers semblables ?
   1302 Ah ! Madame, est-ce vous ? Surprises adorables !
   1303 Trompeur trop obligeant, tu disais bien vraiment
   1304 Que je mourrais de nuit, mais de contentement.
   1305 Clindor ! Ne perdons point le temps à ces caresses :
   1306 Nous aurons tout loisir de flatter nos maîtresses.
   1307 Quoi ! Lyse est donc la sienne ? écoutez le discours
   1308 De votre liberté qu’ont produit leurs amours.
   1309 En lieu de sûreté le babil est de mise ;
   1310 Mais ici ne songeons qu’à nous ôter de prise ;
   1311 Sauvons-nous : mais avant, promettez-nous tous deux
   1312 Jusqu’au jour d’un hymen de modérer vos feux :
   1313 Autrement, nous rentrons. Que cela ne vous tienne :
   1314 Je vous donne ma foi. Lyse, reçois la mienne.
   1315 Sur un gage si beau j’ose tout hasarder.
   1316 Nous nous amusons trop, il est temps d’évader.
   1317 Ne craignez plus pour eux ni périls ni disgrâces.
   1318 Beaucoup les poursuivront, mais sans trouver leurs traces.
   1319 À la fin je respire. Après un tel bonheur,
   1320 Deux ans les ont montés en haut degré d’honneur.
   1321 Je ne vous dirai point le cours de leurs voyages,
   1322 S’ils ont trouvé le calme, ou vaincu les orages,
   1323 Ni par quel art non plus ils se sont élevés :
   1324 Il suffit d’avoir vu comme ils se sont sauvés,
   1325 Et que, sans vous en faire une histoire importune,
   1326 Je vous les vais montrer en leur haute fortune.
   1327 Mais puisqu’il faut passer à des effets plus beaux,
   1328 Rentrons pour évoquer des fantômes nouveaux.
   1329 Ceux que vous avez vus représenter de suite
   1330 À vos yeux étonnés leur amour et leur fuite,
   1331 N’étant pas destinés aux hautes fonctions,
   1332 N’ont point assez d’éclat pour leurs conditions.
   1333 Qu’Isabelle est changée et qu’elle est éclatante !
   1334 Lyse marche après elle, et lui sert de suivante ;
   1335 Mais derechef surtout n’ayez aucun effroi,
   1336 Et de ce lieu fatal ne sortez qu’après moi :
   1337 Je vous le dis encore, il y va de la vie.
   1338 Cette condition m’en ôte assez l’envie.
   1339 Ce divertissement n’aura-t-il point de fin ?
   1340 Et voulez-vous passer la nuit dans ce jardin ?
   1341 Je ne puis plus cacher le sujet qui m’amène :
   1342 C’est grossir mes douleurs que de taire ma peine.
   1343 Le prince Florilame… Eh bien ! Il est absent.
   1344 C’est la source des maux que mon âme ressent ;
   1345 Nous sommes ses voisins, et l’amour qu’il nous porte
   1346 Dedans son grand jardin nous permet cette porte.
   1347 La princesse Rosine, et mon perfide époux,
   1348 Durant qu’il est absent en font leur rendez-vous :
   1349 Je l’attends au passage, et lui ferai connaître
   1350 Que je ne suis pas femme à rien souffrir d’un traître.
   1351 Madame, croyez-moi, loin de le quereller,
   1352 Vous ferez beaucoup mieux de tout dissimuler :
   1353 Il nous vient peu de fruit de telles jalousies ;
   1354 Un homme en court plus tôt après ses fantaisies ;
   1355 Il est toujours le maître, et tout notre discours,
   1356 Par un contraire effet, l’obstine en ses amours.
   1357 Je dissimulerai son adultère flamme !
   1358 Une autre aura son coeur, et moi le nom de femme !
   1359 Sans crime, d’un hymen peut-il rompre la loi ?
   1360 Et ne rougit-il point d’avoir si peu de foi ?
   1361 Cela fut bon jadis ; mais au temps où nous sommes,
   1362 Ni l’hymen ni la foi n’obligent plus les hommes :
   1363 Leur gloire a son brillant et ses règles à part ;
   1364 Où la nôtre se perd, la leur est sans hasard ;
   1365 Elle croît aux dépens de nos lâches faiblesses ;
   1366 L’honneur d’un galant homme est d’avoir des maîtresses.
   1367 Ôte-moi cet honneur et cette vanité,
   1368 De se mettre en crédit par l’infidélité.
   1369 Si pour haïr le change et vivre sans amie
   1370 Un homme tel que lui tombe dans l’infamie,
   1371 Je le tiens glorieux d’être infâme à ce prix ;
   1372 S’il en est méprisé, j’estime ce mépris.
   1373 Le blâme qu’on reçoit d’aimer trop une femme
   1374 Aux maris vertueux est un illustre blâme.
   1375 Madame, il vient d’entrer ; la porte a fait du bruit.
   1376 Retirons-nous, qu’il passe. Il vous voit et vous suit.
   1377 Vous fuyez, ma princesse, et cherchez des remises :
   1378 Sont-ce là les douceurs que vous m’aviez promises ?
   1379 Est-ce ainsi que l’amour ménage un entretien ?
   1380 Ne fuyez plus, madame, et n’appréhendez rien :
   1381 Florilame est absent, ma jalouse endormie.
   1382 En êtes-vous bien sûr ? Ah ! Fortune ennemie !
   1383 Je veille, déloyal : ne crois plus m’aveugler ;
   1384 Au milieu de la nuit je ne vois que trop clair :
   1385 Je vois tous mes soupçons passer en certitudes,
   1386 Et ne puis plus douter de tes ingratitudes :
   1387 Toi-même, par ta bouche, as trahi ton secret.
   1388 Ô l’esprit avisé pour un amant discret !
   1389 Et que c’est en amour une haute prudence
   1390 D’en faire avec sa femme entière confidence !
   1391 Où sont tant de serments de n’aimer rien que moi ?
   1392 Qu’as-tu fait de ton coeur ? Qu’as-tu fait de ta foi ?
   1393 Lorsque je la reçus, ingrat, qu’il te souvienne
   1394 De combien différaient ta fortune et la mienne,
   1395 De combien de rivaux je dédaignai les voeux ;
   1396 Ce qu’un simple soldat pouvait être auprès d’eux :
   1397 Quelle tendre amitié je recevais d’un père !
   1398 Je le quittai pourtant pour suivre ta misère ;
   1399 Et je tendis les bras à mon enlèvement,
   1400 Pour soustraire ma main à son commandement.
   1401 En quelle extrémité depuis ne m’ont réduite
   1402 Les hasards dont le sort a traversé ta fuite !
   1403 Et que n’ai-je souffert avant que le bonheur
   1404 élevât ta bassesse à ce haut rang d’honneur !
   1405 Si pour te voir heureux ta foi s’est relâchée,
   1406 Remets-moi dans le sein dont tu m’as arrachée.
   1407 L’amour que j’ai pour toi m’a fait tout hasarder,
   1408 Non pas pour des grandeurs, mais pour te posséder.
   1409 Ne me reproche plus ta fuite ni ta flamme :
   1410 Que ne fait point l’amour quand il possède une âme ?
   1411 Son pouvoir à ma vue attachait tes plaisirs,
   1412 Et tu me suivais moins que tes propres désirs.
   1413 J’étais lors peu de chose : oui, mais qu’il te souvienne
   1414 Que ta fuite égala ta fortune à la mienne,
   1415 Et que pour t’enlever c’était un faible appas
   1416 Que l’éclat de tes biens qui ne te suivaient pas.
   1417 Je n’eus, de mon côté, que l’épée en partage,
   1418 Et ta flamme, du tien, fut mon seul avantage :
   1419 Celle-là m’a fait grand en ces bords étrangers ;
   1420 L’autre exposa ma tête à cent et cent dangers.
   1421 Regrette maintenant ton père et ses richesses ;
   1422 Fâche-toi de marcher à côté des princesses ;
   1423 Retourne en ton pays chercher avec tes biens
   1424 L’honneur d’un rang pareil à celui que tu tiens.
   1425 De quel manque, après tout, as-tu lieu de te plaindre ?
   1426 En quelle occasion m’as-tu vu te contraindre ?
   1427 As-tu reçu de moi ni froideurs, ni mépris ?
   1428 Les femmes, à vrai dire, ont d’étranges esprits !
   1429 Qu’un mari les adore, et qu’un amour extrême
   1430 À leur bizarre humeur le soumette lui-même,
   1431 Qu’il les comble d’honneurs et de bons traitements,
   1432 Qu’il ne refuse rien à leurs contentements :
   1433 S’il fait la moindre brèche à la foi conjugale,
   1434 Il n’est point à leur gré de crime qui l’égale ;
   1435 C’est vol, c’est perfidie, assassinat, poison,
   1436 C’est massacrer son père et brûler sa maison :
   1437 Et jadis des titans l’effroyable supplice
   1438 Tomba sur Encelade avec moins de justice.
   1439 Je te l’ai déjà dit, que toute ta grandeur
   1440 Ne fut jamais l’objet de ma sincère ardeur.
   1441 Je ne suivais que toi, quand je quittai mon père ;
   1442 Mais puisque ces grandeurs t’ont fait l’âme légère,
   1443 Laisse mon intérêt : songe à qui tu les dois.
   1444 Florilame lui seul t’a mis où tu te vois :
   1445 À peine il te connut qu’il te tira de peine ;
   1446 De soldat vagabond il te fit capitaine ;
   1447 Et le rare bonheur qui suivit cet emploi
   1448 Joignit à ses faveurs les faveurs de son roi.
   1449 Quelle forte amitié n’a-t-il point fait paraître
   1450 À cultiver depuis ce qu’il avait fait naître ?
   1451 Par ses soins redoublés n’es-tu pas aujourd’hui
   1452 Un peu moindre de rang, mais plus puissant que lui ?
   1453 Il eût gagné par là l’esprit le plus farouche,
   1454 Et pour remerciement tu veux souiller sa couche !
   1455 Dans ta brutalité trouve quelques raisons,
   1456 Et contre ses faveurs défends tes trahisons.
   1457 Il t’a comblé de biens, tu lui voles son âme !
   1458 Il t’a fait grand seigneur, et tu le rends infâme !
   1459 Ingrat, c’est donc ainsi que tu rends les bienfaits ?
   1460 Et ta reconnaissance a produit ces effets ?
   1461 Mon âme (car encor ce beau nom te demeure,
   1462 Et te demeurera jusqu’à tant que je meure),
   1463 Crois-tu qu’aucun respect ou crainte du trépas
   1464 Puisse obtenir sur moi ce que tu n’obtiens pas ?
   1465 Dis que je suis ingrat, appelle-moi parjure ;
   1466 Mais à nos feux sacrés ne fais plus tant d’injure :
   1467 Ils conservent encor leur première vigueur ;
   1468 Et si le fol amour qui m’a surpris le coeur
   1469 Avait pu s’étouffer au point de sa naissance,
   1470 Celui que je te porte eût eu cette puissance ;
   1471 Mais en vain mon devoir tâche à lui résister :
   1472 Toi-même as éprouvé qu’on ne le peut dompter.
   1473 Ce dieu qui te força d’abandonner ton père,
   1474 Ton pays et tes biens, pour suivre ma misère,
   1475 Ce dieu même aujourd’hui force tous mes désirs
   1476 À te faire un larcin de deux ou trois soupirs.
   1477 À mon égarement souffre cette échappée,
   1478 Sans craindre que ta place en demeure usurpée.
   1479 L’amour dont la vertu n’est point le fondement
   1480 Se détruit de soi-même, et passe en un moment ;
   1481 Mais celui qui nous joint est un amour solide,
   1482 Où l’honneur a son lustre, où la vertu préside :
   1483 Sa durée a toujours quelques nouveaux appas,
   1484 Et ses fermes liens durent jusqu’au trépas.
   1485 Mon âme, derechef pardonne à la surprise
   1486 Que ce tyran des coeurs a faite à ma franchise ;
   1487 Souffre une folle ardeur qui ne vivra qu’un jour,
   1488 Et qui n’affaiblit point le conjugal amour.
   1489 Hélas ! Que j’aide bien à m’abuser moi-même !
   1490 Je vois qu’on me trahit, et veux croire qu’on m’aime ;
   1491 Je me laisse charmer à ce discours flatteur,
   1492 Et j’excuse un forfait dont j’adore l’auteur.
   1493 Pardonne, cher époux, au peu de retenue
   1494 Où d’un premier transport la chaleur est venue :
   1495 C’est en ces accidents manquer d’affection
   1496 Que de les voir sans trouble et sans émotion.
   1497 Puisque mon teint se fane et ma beauté se passe,
   1498 Il est bien juste aussi que ton amour se lasse ;
   1499 Et même je croirai que ce feu passager
   1500 En l’amour conjugal ne pourra rien changer :
   1501 Songe un peu toutefois à qui ce feu s’adresse,
   1502 En quel péril te jette une telle maîtresse.
   1503 Dissimule, déguise, et sois amant discret.
   1504 Les grands en leur amour n’ont jamais de secret ;
   1505 Ce grand train qu’à leurs pas leur grandeur propre attache
   1506 N’est qu’un grand corps tout d’yeux à qui rien ne se cache,
   1507 Et dont il n’est pas un qui ne fît son effort
   1508 À se mettre en faveur par un mauvais rapport.
   1509 Tôt ou tard Florilame apprendra tes pratiques,
   1510 Ou de sa défiance, ou de ses domestiques ;
   1511 Et lors (à ce penser je frissonne d’horreur)
   1512 À quelle extrémité n’ira point sa fureur !
   1513 Puisqu’à ces passe-temps ton humeur te convie,
   1514 Cours après tes plaisirs, mais assure ta vie.
   1515 Sans aucun sentiment je te verrai changer,
   1516 Lorsque tu changeras sans te mettre en danger.
   1517 Encore une fois donc tu veux que je te die
   1518 Qu’auprès de mon amour je méprise ma vie ?
   1519 Mon âme est trop atteinte, et mon coeur trop blessé,
   1520 Pour craindre les périls dont je suis menacé.
   1521 Ma passion m’aveugle, et pour cette conquête
   1522 Croit hasarder trop peu de hasarder ma tête :
   1523 C’est un feu que le temps pourra seul modérer :
   1524 C’est un torrent qui passe et ne saurait durer.
   1525 Eh bien ! Cours au trépas, puisqu’il a tant de charmes,
   1526 Et néglige ta vie aussi bien que mes larmes.
   1527 Penses-tu que ce prince, après un tel forfait,
   1528 Par ta punition se tienne satisfait ?
   1529 Qui sera mon appui lorsque ta mort infâme
   1530 À sa juste vengeance exposera ta femme,
   1531 Et que sur la moitié d’un perfide étranger
   1532 Une seconde fois il croira se venger ?
   1533 Non, je n’attendrai pas que ta perte certaine
   1534 Puisse attirer sur moi les restes de ta peine,
   1535 Et que de mon honneur, gardé si chèrement,
   1536 Il fasse un sacrifice à son ressentiment.
   1537 Je préviendrai la honte où ton malheur me livre,
   1538 Et saurai bien mourir, si tu ne veux pas vivre.
   1539 Ce corps, dont mon amour t’a fait le possesseur,
   1540 Ne craindra plus bientôt l’effort d’un ravisseur.
   1541 J’ai vécu pour t’aimer, mais non pour l’infamie
   1542 De servir au mari de ton illustre amie.
   1543 Adieu : je vais du moins, en mourant avant toi,
   1544 Diminuer ton crime, et dégager ta foi.
   1545 Ne meurs pas, chère épouse, et dans un second change
   1546 Vois l’effet merveilleux où ta vertu me range.
   1547 M’aimer malgré mon crime, et vouloir par ta mort
   1548 éviter le hasard de quelque indigne effort !
   1549 Je ne sais qui je dois admirer davantage,
   1550 Ou de ce grand amour, ou de ce grand courage ;
   1551 Tous les deux m’ont vaincu : je reviens sous tes lois,
   1552 Et ma brutale ardeur va rendre les abois ;
   1553 C’en est fait, elle expire, et mon âme plus saine
   1554 Vient de rompre les noeuds de sa honteuse chaîne.
   1555 Mon coeur, quand il fut pris, s’était mal défendu :
   1556 Perds-en le souvenir. Je l’ai déjà perdu.
   1557 Que les plus beaux objets qui soient dessus la terre
   1558 Conspirent désormais à me faire la guerre ;
   1559 Ce coeur, inexpugnable aux assauts de leurs yeux,
   1560 N’aura plus que les tiens pour maîtres et pour dieux.
   1561 Madame, quelqu’un vient. Reçois, traître, avec joie
   1562 Les faveurs que par nous ta maîtresse t’envoie.
   1563 On l’assassine, ô dieux ! Daignez le secourir.
   1564 Puissent les suborneurs ainsi toujours périr !
   1565 Qu’avez-vous fait, bourreaux ? Un juste et grand exemple,
   1566 Qu’il faut qu’avec effroi tout l’avenir contemple,
   1567 Pour apprendre aux ingrats, aux dépens de son sang,
   1568 À n’attaquer jamais l’honneur d’un si haut rang.
   1569 Notre main a vengé le prince Florilame,
   1570 La princesse outragée, et vous-même, madame,
   1571 Immolant à tous trois un déloyal époux,
   1572 Qui ne méritait pas la gloire d’être à vous.
   1573 D’un si lâche attentat souffrez le prompt supplice,
   1574 Et ne vous plaignez point quand on vous rend justice.
   1575 Adieu. Vous ne l’avez massacré qu’à demi :
   1576 Il vit encore en moi ; soûlez son ennemi ;
   1577 Achevez, assassins, de m’arracher la vie.
   1578 Cher époux, en mes bras on te l’a donc ravie !
   1579 Et de mon coeur jaloux les secrets mouvements
   1580 N’ont pu rompre ce coup par leurs pressentiments !
   1581 Ô clarté trop fidèle, hélas ! Et trop tardive,
   1582 Qui ne fait voir le mal qu’au moment qu’il arrive !
   1583 Fallait-il… Mais j’étouffe, et, dans un tel malheur,
   1584 Mes forces et ma voix cèdent à ma douleur ;
   1585 Son vif excès me tue ensemble et me console,
   1586 Et puisqu’il nous rejoint… Elle perd la parole.
   1587 Madame… Elle se meurt ; épargnons les discours,
   1588 Et courons au logis appeler du secours.
   1589 Ainsi de notre espoir la fortune se joue :
   1590 Tout s’élève ou s’abaisse au branle de sa roue ;
   1591 Et son ordre inégal, qui régit l’univers,
   1592 Au milieu du bonheur a ses plus grands revers.
   1593 Cette réflexion, mal propre pour un père,
   1594 Consolerait peut-être une douleur légère ;
   1595 Mais après avoir vu mon fils assassiné,
   1596 Mes plaisirs foudroyés, mon espoir ruiné,
   1597 J’aurais d’un si grand coup l’âme bien peu blessée,
   1598 Si de pareils discours m’entraient dans la pensée.
   1599 Hélas ! Dans sa misère il ne pouvait périr ;
   1600 Et son bonheur fatal lui seul l’a fait mourir.
   1601 N’attendez pas de moi des plaintes davantage :
   1602 La douleur qui se plaint cherche qu’on la soulage ;
   1603 La mienne court après son déplorable sort.
   1604 Adieu ; je vais mourir, puisque mon fils est mort.
   1605 D’un juste désespoir l’effort est légitime,
   1606 Et de le détourner je croirais faire un crime.
   1607 Oui, suivez ce cher fils sans attendre à demain ;
   1608 Mais épargnez du moins ce coup à votre main ;
   1609 Laissez faire aux douleurs qui rongent vos entrailles,
   1610 Et pour les redoubler voyez ses funérailles.
   1611 Que vois-je ? Chez les morts compte-t-on de l’argent ?
   1612 Voyez si pas un d’eux s’y montre négligent.
   1613 Je vois Clindor ! Ah dieux ! Quelle étrange surprise !
   1614 Je vois ses assassins, je vois sa femme et Lyse !
   1615 Quel charme en un moment étouffe leurs discords,
   1616 Pour assembler ainsi les vivants et les morts ?
   1617 Ainsi tous les acteurs d’une troupe comique,
   1618 Leur poème récité, partagent leur pratique :
   1619 L’un tue, et l’autre meurt, l’autre vous fait pitié ;
   1620 Mais la scène préside à leur inimitié.
   1621 Leurs vers font leurs combats, leur mort suit leurs paroles,
   1622 Et, sans prendre intérêt en pas un de leurs rôles,
   1623 Le traître et le trahi, le mort et le vivant,
   1624 Se trouvent à la fin amis comme devant.
   1625 Votre fils et son train ont bien su, par leur fuite,
   1626 D’un père et d’un prévôt éviter la poursuite ;
   1627 Mais tombant dans les mains de la nécessité,
   1628 Ils ont pris le théâtre en cette extrémité.
   1629 Mon fils comédien ! D’un art si difficile
   1630 Tous les quatre, au besoin, ont fait un doux asile ;
   1631 Et depuis sa prison, ce que vous avez vu,
   1632 Son adultère amour, son trépas imprévu,
   1633 N’est que la triste fin d’une pièce tragique
   1634 Qu’il expose aujourd’hui sur la scène publique,
   1635 Par où ses compagnons en ce noble métier
   1636 Ravissent à Paris un peuple tout entier.
   1637 Le gain leur en demeure, et ce grand équipage,
   1638 Dont je vous ai fait voir le superbe étalage,
   1639 Est bien à votre fils, mais non pour s’en parer
   1640 Qu’alors que sur la scène il se fait admirer.
   1641 J’ai pris sa mort pour vraie, et ce n’était que feinte ;
   1642 Mais je trouve partout mêmes sujets de plainte.
   1643 Est-ce là cette gloire, et ce haut rang d’honneur
   1644 Où le devait monter l’excès de son bonheur ?
   1645 Cessez de vous en plaindre. à présent le théâtre
   1646 Est en un point si haut que chacun l’idolâtre,
   1647 Et ce que votre temps voyait avec mépris
   1648 Est aujourd’hui l’amour de tous les bons esprits,
   1649 L’entretien de Paris, le souhait des provinces,
   1650 Le divertissement le plus doux de nos princes,
   1651 Les délices du peuple, et le plaisir des grands :
   1652 Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ;
   1653 Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde
   1654 Par ses illustres soins conserver tout le monde,
   1655 Trouvent dans les douceurs d’un spectacle si beau
   1656 De quoi se délasser d’un si pesant fardeau.
   1657 Même notre grand roi, ce foudre de la guerre,
   1658 Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre,
   1659 Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois
   1660 Prêter l’oeil et l’oreille au théâtre françois :
   1661 C’est là que le Parnasse étale ses merveilles ;
   1662 Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ;
   1663 Et tous ceux qu’Apollon voit d’un meilleur regard
   1664 De leurs doctes travaux lui donnent quelque part.
   1665 D’ailleurs, si par les biens on prise les personnes,
   1666 Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ;
   1667 Et votre fils rencontre en un métier si doux
   1668 Plus d’accommodement qu’il n’eût trouvé chez vous.
   1669 Défaites-vous enfin de cette erreur commune,
   1670 Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.
   1671 Je n’ose plus m’en plaindre, et vois trop de combien
   1672 Le métier qu’il a pris est meilleur que le mien.
   1673 Il est vrai que d’abord mon âme s’est émue :
   1674 J’ai cru la comédie au point où je l’ai vue ;
   1675 J’en ignorais l’éclat, l’utilité, l’appas,
   1676 Et la blâmais ainsi, ne la connaissant pas ;
   1677 Mais depuis vos discours mon coeur plein d’allégresse
   1678 A banni cette erreur avecque sa tristesse.
   1679 Clindor a trop bien fait. N’en croyez que vos yeux.
   1680 Demain, pour ce sujet, j’abandonne ces lieux ;
   1681 Je vole vers Paris. Cependant, grand Alcandre,
   1682 Quelles grâces ici ne vous dois-je point rendre ?
   1683 Servir les gens d’honneur est mon plus grand désir :
   1684 J’ai pris ma récompense en vous faisant plaisir.
   1685 Adieu : je suis content, puisque je vous vois l’être.
   1686 Un si rare bienfait ne se peut reconnaître :
   1687 Mais, grand mage, du moins croyez qu’à l’avenir
   1688 Mon âme en gardera l’éternel souvenir.