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corneille_pertharite (91781B)


      1 Oui, l’honneur qu’il me rend ne fait que m’outrager ;
      2 Je vous le dis encor, rien ne peut me changer :
      3 Ses conquêtes pour moi sont des objets de haine ;
      4 L’hommage qu’il m’en fait renouvelle ma peine,
      5 Et comme son amour redouble mon tourment,
      6 Si je le hais vainqueur, je le déteste amant.
      7 Voilà quelle je suis, et quelle je veux être,
      8 Et ce que vous direz au comte votre maître.
      9 Dites au roi, madame. Ah ! Je ne pense pas
     10 Que de moi Grimoald exige un coeur si bas :
     11 S’il m’aime, il doit aimer cette digne arrogance
     12 Qui brave ma fortune et remplit ma naissance.
     13 Si d’un roi malheureux et la fuite et la mort
     14 L’assurent dans son trône à titre du plus fort,
     15 Ce n’est point à sa veuve à traiter de monarque
     16 Un prince qui ne l’est qu’à cette triste marque.
     17 Qu’il ne se flatte point d’un espoir décevant :
     18 Il est toujours pour moi comte de Bénévent,
     19 Toujours l’usurpateur du sceptre de nos pères,
     20 Et toujours, en un mot, l’auteur de mes misères.
     21 C’est ne connaître pas la source de vos maux,
     22 Que de les imputer à ses nobles travaux.
     23 Laissez à sa vertu le prix qu’elle mérite,
     24 Et n’en accusez plus que votre Pertharite :
     25 Son ambition seule… Unulphe, oubliez-vous
     26 Que vous parlez à moi, qu’il était mon époux ?
     27 Non ; mais vous oubliez que bien que la naissance
     28 Donnât à son aîné la suprême puissance,
     29 Il osa toutefois partager avec lui
     30 Un sceptre dont son bras devait être l’appui ;
     31 Qu’on vit alors deux rois en votre Lombardie,
     32 Pertharite à Milan, Gundebert à Pavie,
     33 Dont ce dernier, piqué par un tel attentat,
     34 Voulut entre ses mains réunir son état,
     35 Et ne put voir longtemps en celles de son frère…
     36 Dites qu’il fut rebelle aux ordres de son père.
     37 Le roi, qui connaissait ce qu’ils valaient tous deux,
     38 Mourant entre leurs bras, fit ce partage entre eux :
     39 Il vit en Pertharite une âme trop royale
     40 Pour ne lui pas laisser une fortune égale ;
     41 Et vit en Gundebert un coeur assez abject
     42 Pour ne mériter pas son frère pour sujet.
     43 Ce n’est pas attenter aux droits d’une couronne
     44 Qu’en conserver la part qu’un père nous en donne ;
     45 De son dernier vouloir c’est se faire des lois,
     46 Honorer sa mémoire, et défendre son choix.
     47 Puisque vous le voulez, j’excuse son courage ;
     48 Mais condamnez du moins l’auteur de ce partage,
     49 Dont l’amour indiscret pour des fils généreux,
     50 Les faisant tous deux rois, les a perdus tous deux.
     51 Ce mauvais politique avait dû reconnaître
     52 Que le plus grand état ne peut souffrir qu’un maître,
     53 Que les rois n’ont qu’un trône et qu’une majesté,
     54 Que leurs enfants entre eux n’ont point d’égalité,
     55 Et qu’enfin la naissance a son ordre infaillible,
     56 Qui fait de leur couronne un point indivisible.
     57 Et toutefois le ciel par les événements
     58 Fit voir qu’il approuvait ses justes sentiments.
     59 Du jaloux Gundebert l’ambitieuse haine
     60 Fondant sur Pertharite, y trouva tôt sa peine.
     61 Une bataille entre eux vidait leur différend ;
     62 Il en sortit défait, il en sortit mourant :
     63 Son trépas nous laissait toute la Lombardie,
     64 Dont il nous enviait une faible partie ;
     65 Et j’ai versé des pleurs qui n’auraient pas coulé,
     66 Si votre Grimoald ne s’en fût point mêlé.
     67 Il lui promit vengeance, et sa main plus vaillante
     68 Rendit après sa mort sa haine triomphante :
     69 Quand nous croyions le sceptre en la nôtre affermi,
     70 Nous changeâmes de sort en changeant d’ennemi ;
     71 Et le voyant régner où régnaient les deux frères,
     72 Jugez à qui je puis imputer nos misères.
     73 Excusez un amour que vos yeux ont éteint :
     74 Son coeur pour Édüige en était lors atteint ;
     75 Et pour gagner la soeur à ses désirs trop chère,
     76 Il fallut épouser les passions du frère.
     77 Il arma ses sujets, plus pour la conquérir
     78 Qu’à dessein de vous nuire ou de le secourir.
     79 Alors qu’il arriva, Gundebert rendait l’âme,
     80 Et sut en ce moment abuser de sa flamme.
     81 " bien, dit-il, que je touche à la fin de mes jours,
     82 Vous n’avez pas en vain amené du secours ;
     83 Ma mort vous va laisser ma soeur et ma querelle :
     84 Si vous l’osez aimer, vous combattrez pour elle. "
     85 Il la proclame reine ; et sans retardement
     86 Les chefs et les soldats ayant prêté serment,
     87 Il en prend d’elle un autre, et de mon prince même :
     88 " pour montrer à tous deux à quel point je vous aime,
     89 Je vous donne, dit-il, Grimoald pour époux,
     90 Mais à condition qu’il soit digne de vous ;
     91 Et vous ne croirez point, ma soeur, qu’il vous mérite,
     92 Qu’il n’ait vengé ma mort et détruit Pertharite,
     93 Qu’il n’ait conquis Milan, qu’il n’y donne la loi.
     94 À la main d’une reine il faut celle d’un roi. "
     95 Voilà ce qu’il voulut, voilà ce qu’ils jurèrent,
     96 Voilà sur quoi tous deux contre vous s’animèrent.
     97 Non que souvent mon prince, impatient amant,
     98 N’ait voulu prévenir l’effet de son serment ;
     99 Mais contre son amour la princesse obstinée
    100 A toujours opposé la parole donnée ;
    101 Si bien que ne voyant autre espoir de guérir,
    102 Il a fallu sans cesse et vaincre et conquérir.
    103 Enfin, après deux ans, Milan par sa conquête
    104 Lui donnait Édüige en couronnant sa tête,
    105 Si ce même Milan dont elle était le prix
    106 N’eût fait perdre à ses yeux ce qu’ils avaient conquis.
    107 Avec un autre sort il prit un coeur tout autre :
    108 Vous fûtes sa captive, et le fîtes le vôtre ;
    109 Et la princesse alors par un bizarre effet,
    110 Pour l’avoir voulu roi, le perdit tout à fait.
    111 Nous le vîmes quitter ses premières pensées,
    112 N’avoir plus pour l’hymen ces ardeurs empressées,
    113 éviter Édüige, à peine lui parler,
    114 Et sous divers prétexte à son tour reculer.
    115 Ce n’est pas que longtemps il n’ait tâché d’éteindre
    116 Un feu dont vos vertus avaient lieu de se plaindre ;
    117 Et tant que dans sa fuite a vécu votre époux,
    118 N’étant plus à sa soeur, il n’osait être à vous ;
    119 Mais sitôt que sa mort eut rendu légitime
    120 Cette ardeur qui n’était jusque-là qu’un doux crime…
    121 Madame, si j’étais d’un naturel jaloux,
    122 Je m’inquiéterais de le voir avec vous,
    123 Je m’imaginerais, ce qui pourrait bien être,
    124 Que ce fidèle agent vous parle pour son maître ;
    125 Mais comme mon esprit n’est pas si peu discret
    126 Qu’il vous veuille envier la douceur du secret,
    127 De cette opinion j’aime mieux me défendre,
    128 Pour mettre en votre choix celle que je dois prendre,
    129 La régler par votre ordre, et croire avec respect
    130 Tout ce qu’il vous plaira d’un entretien suspect.
    131 Le secret n’est pas grand qu’aisément on devine,
    132 Et l’on peut croire alors tout ce qu’on s’imagine.
    133 Oui, madame, son maître a de fort mauvais yeux ;
    134 Et s’il m’en pouvait croire, il en userait mieux.
    135 Il a beau s’éblouir alors qu’il vous regarde,
    136 Il vous échappera si vous n’y prenez garde.
    137 Il lui faut obéir, tout amoureux qu’il est,
    138 Et vouloir ce qu’il veut, quand et comme il lui plaît.
    139 Avez-vous reconnu par votre expérience
    140 Qu’il faille déférer à son impatience ?
    141 Vous ne savez que trop ce que c’est que sa foi.
    142 Autre est celle d’un comte, autre celle d’un roi ;
    143 Et comme un nouveau rang forme une âme nouvelle,
    144 D’un comte déloyal il fait un roi fidèle.
    145 Mais quelquefois, madame, avec facilité
    146 On croit des maris morts qui sont pleins de santé ;
    147 Et lorsqu’on se prépare aux seconds hyménées,
    148 On voit par leur retour des veuves étonnées.
    149 Qu’avez-vous vu, madame, ou que vous a-t-on dit ?
    150 Ce mot un peu trop tôt vous alarme l’esprit.
    151 Je ne vous parle pas de votre Pertharite ;
    152 Mais il se pourra faire enfin qu’il ressuscite,
    153 Qu’il rende à vos désirs leur juste possesseur ;
    154 Et c’est dont je vous donne avis en bonne soeur.
    155 N’abusez point d’un nom que votre orgueil rejette.
    156 Si vous étiez ma soeur, vous seriez ma sujette ;
    157 Mais un sceptre vaut mieux que les titres du sang,
    158 Et la nature cède à la splendeur du rang.
    159 La nouvelle vous fâche, et du moins importune
    160 L’espoir déjà formé d’une bonne fortune.
    161 Consolez-vous, madame : il peut n’en être rien ;
    162 Et souvent on nous dit ce qu’on ne sait pas bien.
    163 Il sait mal ce qu’il dit, quiconque vous fait croire
    164 Qu’aux feux de Grimoald je trouve quelque gloire.
    165 Il est vaillant, il règne, et comme il faut régner ;
    166 Mais toutes ses vertus me le font dédaigner.
    167 Je hais dans sa valeur l’effort qui le couronne ;
    168 Je hais dans sa bonté les coeurs qu’elle lui donne ;
    169 Je hais dans sa prudence un grand peuple charmé ;
    170 Je hais dans sa justice un tyran trop aimé ;
    171 Je hais ce grand secret d’assurer sa conquête,
    172 D’attacher fortement ma couronne à sa tête ;
    173 Et le hais d’autant plus que je vois moins de jour
    174 À déduire un vainqueur qui règne avec amour.
    175 Cette haine qu’en vous sa vertu même excite
    176 Est fort ingénieuse à voir tout son mérite ;
    177 Et qui nous parle ainsi d’un objet odieux
    178 En dirait bien du mal s’il plaisait à ses yeux.
    179 Qui hait brutalement permet tout à sa haine :
    180 Il s’emporte, il se jette où sa fureur l’entraîne,
    181 Il ne veut avoir d’yeux que pour ses faux portraits ;
    182 Mais qui hait par devoir ne s’aveugle jamais :
    183 C’est sa raison qui hait, qui toujours équitable,
    184 Voit en l’objet haï ce qu’il a d’estimable,
    185 Et verrait en l’aimé ce qu’il y faut blâmer,
    186 Si ce même devoir lui commandait d’aimer.
    187 Vous en savez beaucoup. Je sais comme il faut vivre.
    188 Vous êtes donc, madame, un grand exemple à suivre.
    189 Pour vivre l’âme saine, on n’a qu’à m’imiter.
    190 Et qui veut vivre aimé n’a qu’à vous en conter ?
    191 J’aime en vous un soupçon qui vous sert de supplice :
    192 S’il me fait quelque outrage, il m’en fait bien justice.
    193 Quoi ? Vous refuseriez Grimoald pour époux ?
    194 Si je veux l’accepter, m’en empêcherez-vous ?
    195 Ce qui jusqu’à présent vous donne tant d’alarmes,
    196 Sitôt qu’il me plaira, vous coûtera des larmes ;
    197 Et quelque grand pouvoir que vous preniez sur moi,
    198 Je n’ai qu’à dire un mot pour vous faire la loi.
    199 N’aspirez point, madame, où je voudrai prétendre :
    200 Tout son coeur est à moi, si je daigne le prendre.
    201 Consolez-vous pourtant : il m’en fait l’offre en vain ;
    202 Je veux bien sa couronne, et ne veux point sa main.
    203 Faites, si vous pouvez, revivre Pertharite,
    204 Pour l’opposer aux feux dont votre amour s’irrite.
    205 Produisez un fantôme, ou semez un faux bruit,
    206 Pour remettre en vos fers un prince qui vous fuit ;
    207 J’aiderai votre feinte, et ferai mon possible
    208 Pour tromper avec vous ce monarque invincible,
    209 Pour renvoyer chez vous les voeux qu’on vient m’offrir,
    210 Et n’avoir plus chez moi d’importuns à souffrir.
    211 Qui croit déjà ce bruit un tour de mon adresse,
    212 De son effet sans doute aurait peu d’allégresse,
    213 Et loin d’aider la feinte avec sincérité,
    214 Pourrait fermer les yeux même à la vérité.
    215 Après m’avoir fait perdre époux et diadème,
    216 C’est trop que d’attenter jusqu’à ma gloire même,
    217 Qu’ajouter l’infamie à de si rudes coups.
    218 Connaissez-moi, madame, et désabusez-vous.
    219 Je ne vous cèle point qu’ayant l’âme royale,
    220 L’amour du sceptre encor me fait votre rivale,
    221 Et que je ne puis voir d’un coeur lâche et soumis
    222 La soeur de mon époux déshériter mon fils ;
    223 Mais que dans mes malheurs jamais je me dispose
    224 À les vouloir finir m’unissant à leur cause,
    225 À remonter au trône, où vont tous mes désirs,
    226 En épousant l’auteur de tous mes déplaisirs !
    227 Non, non, vous présumez en vain que je m’apprête
    228 À faire de ma main sa dernière conquête :
    229 Unulphe peut vous dire en fidèle témoin
    230 Combien à me gagner il perd d’art et de soin.
    231 Si malgré la parole et donnée et reçue,
    232 Il cessa d’être à vous au moment qu’il m’eut vue,
    233 Aux cendres d’un mari tous mes feux réservés
    234 Lui rendent les mépris que vous en recevez.
    235 Approche, Grimoald, et dis à ta jalouse,
    236 À qui du moins ta foi doit le titre d’épouse,
    237 Si depuis que pour moi je t’ai vu soupirer,
    238 Jamais d’un seul coup d’oeil je t’ai fait espérer ;
    239 Ou si tu veux laisser pour éternelle gêne
    240 À cette ambitieuse une frayeur si vaine,
    241 Dis-moi de mon époux le déplorable sort :
    242 Il vit, il vit encor, si j’en crois son rapport ;
    243 De ses derniers honneurs les magnifiques pompes
    244 Ne sont qu’illusions avec quoi tu me trompes ;
    245 Et ce riche tombeau que lui fait son vainqueur
    246 N’est qu’un appas superbe à surprendre mon coeur.
    247 Madame, vous savez ce qu’on m’est venu dire,
    248 Qu’allant de ville en ville et d’empire en empire
    249 Contre Édüige et moi mendier du secours,
    250 Auprès du roi des Huns il a fini ses jours ;
    251 Et si depuis sa mort j’ai tâché de vous rendre…
    252 Qu’elle soit vraie ou non, tu n’en dois rien attendre.
    253 Je dois à sa mémoire, à moi-même, à son fils,
    254 Ce que je dus aux noeuds qui nous avaient unis.
    255 Ce n’est qu’à le venger que tout mon coeur s’applique ;
    256 Et puisqu’il faut enfin que tout ce coeur s’explique,
    257 Si je puis une fois échapper de tes mains,
    258 J’irai porter partout de si justes desseins :
    259 J’irai dessus ses pas aux deux bouts de la terre
    260 Chercher des ennemis à te faire la guerre ;
    261 Ou s’il me faut languir prisonnière en ces lieux,
    262 Mes voeux demanderont cette vengeance aux cieux,
    263 Et ne cesseront point jusqu’à ce que leur foudre
    264 Sur mon trône usurpé brise ta tête en poudre.
    265 Madame, vous voyez avec quels sentiments
    266 Je mets ce grand obstacle à vos contentements.
    267 Adieu : si vous pouvez, conservez ma couronne,
    268 Et regagnez un coeur que je vous abandonne.
    269 Qu’avez-vous dit, madame, et que supposez-vous
    270 Pour la faire douter du sort de son époux ?
    271 Depuis quand et de qui savez-vous qu’il respire ?
    272 Ce confident si cher pourra vous le redire.
    273 M’auriez-vous accusé d’avoir feint son trépas ?
    274 Ne vous alarmez point, elle ne m’en croit pas.
    275 Son destin est plus doux veuve que mariée,
    276 Et de croire sa mort vous l’avez trop priée.
    277 Mais enfin ? Mais enfin, chacun sait ce qu’il sait ;
    278 Et quand il sera temps nous en verrons l’effet.
    279 épouse-la, parjure, et fais-en une infâme :
    280 Qui ravit un état peut ravir une femme ;
    281 L’adultère et le rapt sont du droit des tyrans.
    282 Vous me donniez jadis des titres différents.
    283 Quand pour vous acquérir je gagnais des batailles,
    284 Que mon bras de Milan foudroyait les murailles,
    285 Que je semais partout la terreur et l’effroi,
    286 J’étais un grand héros, j’étais un digne roi ;
    287 Mais depuis que je règne en prince magnanime,
    288 Qui chérit la vertu, qui sait punir le crime,
    289 Que le peuple sous moi voit ses destins meilleurs,
    290 Je ne suis qu’un tyran, parce que j’aime ailleurs.
    291 Ce n’est plus la valeur, ce n’est plus la naissance
    292 Qui donne quelque droit à la toute-puissance :
    293 C’est votre amour lui seul qui fait des conquérants,
    294 Suivant qu’ils sont à vous, des rois ou des tyrans.
    295 Si ce titre odieux s’acquiert à vous déplaire,
    296 Je n’ai qu’à vous aimer, si je veux m’en défaire ;
    297 Et ce même moment, de lâche usurpateur,
    298 Me fera vrai monarque en vous rendant mon coeur.
    299 Ne prétends plus au mien après ta perfidie.
    300 J’ai mis entre tes mains toute la Lombardie ;
    301 Mais ne t’aveugle point dans ton nouveau souci :
    302 Ce n’est que sous mon nom que tu règnes ici,
    303 Et le peuple bientôt montrera par sa haine
    304 Qu’il n’adorait en toi que l’amant de sa reine,
    305 Qu’il ne respectait qu’elle, et ne veut point d’un roi
    306 Qui commence par elle à violer sa foi.
    307 Si vous étiez, madame, au milieu de Pavie,
    308 Dont vous fit reine un frère en sortant de la vie,
    309 Ce discours, quoique même un peu hors de saison,
    310 Pourrait avoir du moins quelque ombre de raison.
    311 Mais ici, dans Milan, dont j’ai fait ma conquête,
    312 Où ma seule valeur a couronné ma tête,
    313 Au milieu d’un état où tout le peuple à moi
    314 Ne saurait craindre en vous que l’amour de son roi,
    315 La menace impuissante est de mauvaise grâce :
    316 Avec tant de faiblesse il faut la voix plus basse.
    317 J’y règne, et régnerai malgré votre courroux ;
    318 J’y fais à tous justice, et commence par vous.
    319 Par moi ? Par vous, madame. Après la foi reçue !
    320 Après deux ans d’amour si lâchement déçue !
    321 Dites après deux ans de haine et de mépris,
    322 Qui de toute ma flamme ont été le seul prix.
    323 Appelles-tu mépris une amitié sincère ?
    324 Une amitié fidèle à la haine d’un frère,
    325 Un long orgueil armé d’un frivole serment,
    326 Pour s’opposer sans cesse au bonheur d’un amant.
    327 Si vous m’aviez aimé, vous n’auriez pas eu honte
    328 D’attacher votre sort à la valeur d’un comte.
    329 Jusqu’à ce qu’il fût roi vous plaire à le gêner,
    330 C’était vouloir vous vendre, et non pas vous donner.
    331 Je me suis donc fait roi pour plaire à votre envie :
    332 J’ai conquis votre coeur au péril de ma vie ;
    333 Mais alors qu’il m’est dû, je suis en liberté
    334 De vous laisser un bien que j’ai trop acheté,
    335 Et votre ambition est justement punie
    336 Quand j’affranchis un roi de votre tyrannie.
    337 Un roi doit pouvoir tout ; et je ne suis pas roi,
    338 S’il ne m’est pas permis de disposer de moi.
    339 C’est quitter, c’est trahir les droits du diadème,
    340 Que sur le haut d’un trône être esclave moi-même ;
    341 Et dans ce même trône où vous m’avez voulu,
    342 Sur moi comme sur tous je dois être absolu :
    343 C’est le prix de mon sang ; souffrez que j’en dispose,
    344 Et n’accusez que vous du mal que je vous cause.
    345 Pour un grand conquérant que tu te défends mal !
    346 Et quel étrange roi tu fais de Grimoald !
    347 Ne dis plus que ce rang veut que tu m’abandonnes,
    348 Et que la trahison est un droit des couronnes ;
    349 Mais si tu veux trahir, trouve du moins, ingrat,
    350 De plus belles couleurs dans les raisons d’état.
    351 Dis qu’un usurpateur doit amuser la haine
    352 Des peuples mal domptés, en épousant leur reine ;
    353 Leur faire présumer qu’il veut rendre à son fils
    354 Un sceptre sur le père injustement conquis ;
    355 Qu’il ne veut gouverner que durant son enfance,
    356 Qu’il ne veut qu’en dépôt la suprême puissance,
    357 Qu’il ne veut autre titre en leur donnant la loi,
    358 Que d’époux de la reine et de tuteur du roi ;
    359 Dis que sans cet hymen ta puissance t’échappe,
    360 Qu’un vieil amour des rois la détruit et la sape ;
    361 Dis qu’un tyran qui règne en pays ennemi
    362 N’y saurait voir son trône autrement affermi.
    363 De cette illusion l’apparence plausible
    364 Rendrait ta lâcheté peut-être moins visible ;
    365 Et l’on pourrait donner à la nécessité
    366 Ce qui n’est qu’un effet de ta légèreté.
    367 J’embrasse un bon avis, de quelque part qu’il vienne.
    368 Unulphe, allez trouver la reine, de la mienne,
    369 Et tâchez par cette offre à vaincre sa rigueur.
    370 Madame, c’est à vous que je devrai son coeur ;
    371 Et pour m’en revancher, je prendrai soin moi-même
    372 De faire choix pour vous d’un mari qui vous aime,
    373 Qui soit digne de vous, et puisse mériter
    374 L’amour que, malgré moi, vous voulez me porter.
    375 Traître, je n’en veux point que ta mort ne me donne,
    376 Point qui n’ait par ton sang affermi ma couronne.
    377 Vous pourrez à ce prix en trouver aisément.
    378 Remettez la princesse à son appartement,
    379 Duc ; et tâchez à rompre un dessein sur ma vie
    380 Qui me ferait trembler si j’étais à Pavie.
    381 Crains-moi, crains-moi partout : et Pavie, et Milan,
    382 Tout lieu, tout bras est propre à punir un tyran ;
    383 Et tu n’as point de forts où vivre en assurance,
    384 Si de ton sang versé je suis la récompense.
    385 Dissimulez du moins ce violent courroux :
    386 Je deviendrais tyran, mais ce serait pour vous.
    387 Va, je n’ai point le coeur assez lâche pour feindre.
    388 Allez donc ; et craignez, si vous me faites craindre.
    389 Je l’ai dit à mon traître, et je vous le redis :
    390 Je me dois cette joie après de tels mépris ;
    391 Et mes ardents souhaits de voir punir son change
    392 Assurent ma conquête à quiconque me venge.
    393 Suivez le mouvement d’un si juste courroux,
    394 Et sans perdre de voeux obtenez-moi de vous.
    395 Pour gagner mon amour il faut servir ma haine :
    396 À ce prix est le sceptre, à ce prix une reine ;
    397 Et Grimoald puni rendra digne de moi
    398 Quiconque ose m’aimer, ou se veut faire roi.
    399 Mettre à ce prix vos feux et votre diadème,
    400 C’est ne connaître pas votre haine et vous-même ;
    401 Et qui, sous cet espoir, voudrait vous obéir,
    402 Chercherait les moyens de se faire haïr.
    403 Grimoald inconstant n’a plus pour vous de charmes,
    404 Mais Grimoald puni vous coûterait des larmes.
    405 À cet objet sanglant, l’effort de la pitié
    406 Reprendrait tous les droits d’une vieille amitié
    407 Et son crime en son sang éteint avec sa vie
    408 Passerait en celui qui vous aurait servie.
    409 Quels que soient ses mépris, peignez-vous bien sa mort,
    410 Madame, et votre coeur n’en sera pas d’accord.
    411 Quoi qu’un amant volage excite de colère,
    412 Son change est odieux, mais sa personne est chère ;
    413 Et ce qu’a joint l’amour a beau se désunir,
    414 Pour le rejoindre mieux il ne faut qu’un soupir.
    415 Ainsi n’espérez pas que jamais on s’assure
    416 Sur les bouillants transports qu’arrache son parjure.
    417 Si le ressentiment de sa légèreté
    418 Aspire à la vengeance avec sincérité,
    419 En quelques dignes mains qu’il veuille la remettre,
    420 Il vous faut vous donner, et non pas vous promettre,
    421 Attacher votre sort, avec le nom d’époux,
    422 À la valeur du bras qui s’armera pour vous.
    423 Tant qu’on verra ce prix en quelque incertitude,
    424 L’oserait-on punir de son ingratitude ?
    425 Votre haine tremblante est un mauvais appui
    426 À quiconque pour vous entreprendrait sur lui ;
    427 Et quelque doux espoir qu’offre cette colère,
    428 Une plus forte haine en serait le salaire.
    429 Donnez-vous donc, madame, et faites qu’un vengeur
    430 N’ait plus à redouter le désaveu du coeur.
    431 Que vous m’êtes cruel en faveur d’un infâme,
    432 De vouloir, malgré moi, lire au fond de mon âme,
    433 Où mon amour trahi, que j’éteins à regret,
    434 Lui fait contre ma haine un partisan secret !
    435 Quelques justes arrêts que ma bouche prononce,
    436 Ce sont de vains efforts où tout mon coeur renonce.
    437 Ce lâche malgré moi l’ose encor protéger,
    438 Et veut mourir du coup qui m’en pourrait venger.
    439 Vengez-moi toutefois, mais d’une autre manière :
    440 Pour conserver mes jours, laissez-lui la lumière.
    441 Quelque mort que je doive à son manque de foi,
    442 Ôtez-lui Rodelinde, et c’est assez pour moi ;
    443 Faites qu’elle aime ailleurs, et punissez son crime
    444 Par ce désespoir même où son change m’abîme.
    445 Faites plus : s’il est vrai que je puis tout sur vous,
    446 Ramenez cet ingrat tremblant à mes genoux,
    447 Le repentir au coeur, les pleurs sur le visage,
    448 De tant de lâchetés me faire un plein hommage,
    449 Implorer le pardon qu’il ne mérite pas,
    450 Et remettre en mes mains sa vie et son trépas.
    451 Ajoutez-y, madame, encor qu’à vos yeux même
    452 Cette odieuse main perce un coeur qui vous aime,
    453 Et que l’amant fidèle, au volage immolé,
    454 Expie au lieu de lui ce qu’il a violé.
    455 L’ordre en sera moins rude, et moindre le supplice,
    456 Que celui qu’à mes feux prescrit votre injustice :
    457 Et le trépas en soi n’a rien de rigoureux
    458 À l’égal de vous rendre un rival plus heureux.
    459 Duc, vous vous alarmez faute de me connaître :
    460 Mon coeur n’est pas si bas qu’il puisse aimer un traître.
    461 Je veux qu’il se repente, et se repente en vain,
    462 Rendre haine pour haine, et dédain pour dédain ;
    463 Je veux qu’en vain son âme, esclave de la mienne,
    464 Me demande sa grâce, et jamais ne l’obtienne,
    465 Qu’il soupire sans fruit ; et pour le punir mieux,
    466 Je veux même à mon tour vous aimer à ses yeux.
    467 Le pourrez-vous, madame, et savez-vous vos forces ?
    468 Savez-vous de l’amour quelles sont les amorces ?
    469 Savez-vous ce qu’il peut, et qu’un visage aimé
    470 Est toujours trop aimable à ce qu’il a charmé ?
    471 Si vous ne m’abusez, votre coeur vous abuse.
    472 L’inconstance jamais n’a de mauvaise excuse ;
    473 Et comme l’amour seul fait le ressentiment,
    474 Le moindre repentir obtient grâce à l’amant.
    475 Quoi qu’il puisse arriver, donnez-vous cette gloire
    476 D’avoir sur cet ingrat rétabli ma victoire ;
    477 Sans songer qu’à me plaire exécutez mes lois,
    478 Et pour l’événement laissez tout à mon choix :
    479 Souffrez qu’en liberté je l’aime ou le néglige.
    480 L’amant est trop payé quand son service oblige ;
    481 Et quiconque en aimant aspire à d’autres prix
    482 N’a qu’un amour servile et digne de mépris.
    483 Le véritable amour jamais n’est mercenaire,
    484 Il n’est jamais souillé de l’espoir du salaire,
    485 Il ne veut que servir, et n’a point d’intérêt
    486 Qu’il n’immole à celui de l’objet qui lui plaît.
    487 Voyez donc Grimoald, tâchez à le réduire :
    488 Faites-moi triompher au hasard de vous nuire ;
    489 Et si je prends pour lui des sentiments plus doux,
    490 Vous m’aurez faite heureuse, et c’est assez pour vous.
    491 Je verrai par l’effort de votre obéissance
    492 Où doit aller celui de ma reconnaissance.
    493 Cependant, s’il est vrai que j’ai pu vous charmer,
    494 Aimez-moi plus que vous, ou cessez de m’aimer :
    495 C’est par là seulement qu’on mérite Édüige.
    496 Je veux bien qu’on espère, et non pas qu’on exige.
    497 Je ne veux rien devoir ; mais lorsqu’on me sert bien,
    498 On peut attendre tout de qui ne promet rien.
    499 Quelle confusion ! Et quelle tyrannie
    500 M’ordonne d’espérer ce qu’elle me dénie !
    501 Et de quelle façon est-ce écouter des voeux,
    502 Qu’obliger un amant à travailler contre eux ?
    503 Simple, ne prétends pas, sur cet espoir frivole,
    504 Que je tâche à te rendre un coeur que je te vole.
    505 Je t’aime, mais enfin je m’aime plus que toi.
    506 C’est moi seul qui le porte à ce manque de foi ;
    507 Auprès d’un autre objet c’est moi seul qui l’engage :
    508 Je ne détruirai pas moi-même mon ouvrage.
    509 Il m’a choisi pour toi, de peur qu’un autre époux
    510 Avec trop de chaleur n’embrasse ton courroux ;
    511 Mais lui-même il se trompe en l’amant qu’il te donne.
    512 Je t’aime, et puissamment, mais moins que la couronne ;
    513 Et mon ambition, qui tâche à te gagner,
    514 Ne cherche en ton hymen que le droit de régner.
    515 De tes ressentiments s’il faut que je l’obtienne,
    516 Je saurai joindre encor cent haines à la tienne,
    517 L’ériger en tyran par mes propres conseils,
    518 De sa perte par lui dresser les appareils,
    519 Mêler si bien l’adresse avec un peu d’audace,
    520 Qu’il ne faille qu’oser pour me mettre en sa place ;
    521 Et comme en t’épousant j’en aurai droit de toi,
    522 Je t’épouserai lors, mais pour me faire roi.
    523 Mais voici Grimoald. Eh bien ! Quelle espérance,
    524 Duc ? Et qu’obtiendrons-nous de ta persévérance ?
    525 Ne me commandez plus, seigneur, de l’adorer,
    526 Ou ne lui laissez plus aucun lieu d’espérer.
    527 Quoi ? De tout mon pouvoir je l’avais irritée
    528 Pour faire que ta flamme en fût mieux écoutée,
    529 Qu’un dépit redoublé, la pressant contre moi,
    530 La rendît plus facile à recevoir ta foi,
    531 Et fît tomber ainsi par ses ardeurs nouvelles
    532 Le dépôt de sa haine en des mains si fidèles :
    533 Cependant son espoir à mon trône attaché
    534 Par aucun de nos soins n’en peut être arraché !
    535 Mais as-tu bien promis ma tête à sa vengeance ?
    536 Ne l’as-tu point offerte avecque négligence,
    537 Avec quelque froideur qui l’ait fait soupçonner
    538 Que tu la promettais sans la vouloir donner ?
    539 Je n’ai rien oublié de ce qui peut séduire
    540 Un vrai ressentiment qui voudrait vous détruire ;
    541 Mais son feu mal éteint ne se peut déguiser :
    542 Son plus ardent courroux brûle de s’apaiser ;
    543 Et je n’obtiendrai point, seigneur, qu’elle m’écoute,
    544 Jusqu’à ce qu’elle ait vu votre hymen hors de doute,
    545 Et que de Rodelinde étant l’illustre époux,
    546 Vous chassiez de son coeur tout espoir d’être à vous.
    547 Hélas ! Je mets en vain toute chose en usage :
    548 Ni prières ni voeux n’ébranlent son courage.
    549 Malgré tous mes respects, je vois de jour en jour
    550 Croître sa résistance autant que mon amour ;
    551 Et si l’offre d’Unulphe à présent ne la touche,
    552 Si l’intérêt d’un fils ne la rend moins farouche,
    553 Désormais je renonce à l’espoir d’amollir
    554 Un coeur que tant d’efforts ne font qu’enorgueillir.
    555 Non, non, seigneur, il faut que cet orgueil vous cède ;
    556 Mais un mal violent veut un pareil remède.
    557 Montrez-vous tout ensemble amant et souverain,
    558 Et sachez commander, si vous priez en vain.
    559 Que sert ce grand pouvoir qui suit le diadème,
    560 Si l’amant couronné n’en use pour soi-même ?
    561 Un roi n’est pas moins roi pour se laisser charmer,
    562 Et doit faire obéir qui ne veut pas aimer.
    563 Porte, porte aux tyrans tes damnables maximes :
    564 Je hais l’art de régner qui se permet des crimes.
    565 De quel front donnerais-je un exemple aujourd’hui
    566 Que mes lois dès demain puniraient en autrui ?
    567 Le pouvoir absolu n’a rien de redoutable
    568 Dont à sa conscience un roi ne soit comptable.
    569 L’amour l’excuse mal, s’il règne injustement,
    570 Et l’amant couronné doit n’agir qu’en amant.
    571 Si vous n’osez forcer, du moins faites-vous craindre :
    572 Daignez, pour être heureux, un moment vous contraindre ;
    573 Et si l’offre d’Unulphe en reçoit des mépris,
    574 Menacez hautement de la mort de son fils.
    575 Que par ces lâchetés j’ose me satisfaire !
    576 Si vous n’osez parler, du moins laissez-nous faire :
    577 Nous saurons vous servir, seigneur, et malgré vous.
    578 Prêtez-nous seulement un moment de courroux,
    579 Et permettez après qu’on l’explique et qu’on feigne
    580 Ce que vous n’osez dire, et qu’il faut qu’elle craigne.
    581 Vous désavouerez tout. Après de tels projets,
    582 Les rois impunément dédisent leurs sujets.
    583 Sachons ce qu’il a fait avant que de résoudre
    584 Si je dois en tes mains laisser gronder ce foudre.
    585 Que faut-il faire, Unulphe ? Est-il temps de mourir ?
    586 N’as-tu vu pour ton roi nul espoir de guérir ?
    587 Rodelinde, seigneur, enfin plus raisonnable,
    588 Semble avoir dépouillé cet orgueil indomptable :
    589 Elle a reçu votre offre avec tant de douceur…
    590 Mais l’a-t-elle acceptée ? As-tu touché son coeur ?
    591 A-t-elle montré joie ? En paraît-elle émue ?
    592 Peut-elle s’abaisser jusqu’à souffrir ma vue ?
    593 Qu’a-t-elle dit enfin ? Beaucoup, sans dire rien :
    594 Elle a paisiblement souffert mon entretien ;
    595 Son âme à mes discours surprise, mais tranquille…
    596 Ah ! C’est m’assassiner d’un discours inutile :
    597 Je ne veux rien savoir de sa tranquillité ;
    598 Dis seulement un mot de sa facilité.
    599 Quand veut-elle à son fils donner mon diadème ?
    600 Elle en veut apporter la réponse elle-même.
    601 Quoi ? Tu n’as su pour moi plus avant l’engager ?
    602 Seigneur, c’est assez dire à qui veut bien juger :
    603 Vous n’en sauriez avoir une preuve plus claire.
    604 Qui demande à vous voir ne veut pas vous déplaire ;
    605 Ses refus se seraient expliqués avec moi,
    606 Sans chercher la présence et le courroux d’un roi.
    607 Mais touchant cet époux qu’Édüige ranime ?…
    608 De ce discours en l’air elle fait peu d’estime :
    609 L’artifice est si lourd, qu’il ne peut l’émouvoir,
    610 Et d’une main suspecte il n’a point de pouvoir.
    611 Édüige elle-même est mal persuadée
    612 D’un retour dont elle aime à vous donner l’idée ;
    613 Et ce n’est qu’un faux jour qu’elle a voulu jeter
    614 Pour lui troubler la vue et vous inquiéter.
    615 Mais déjà Rodelinde apporte sa réponse.
    616 Ah ! J’entends mon arrêt sans qu’on me le prononce :
    617 Je vais mourir, Unulphe, et ton zèle pour moi
    618 T’abuse le premier, et m’abuse après toi.
    619 Espérez mieux, seigneur. Tu le veux, et j’espère.
    620 Mais que cette douceur va devenir amère !
    621 Et que ce peu d’espoir où tu me viens forcer
    622 Rendra rudes les coups dont on va me percer !
    623 Madame, il est donc vrai que votre âme sensible
    624 À la compassion s’est rendue accessible ;
    625 Qu’elle fait succéder dans ce coeur plus humain
    626 La douceur à la haine et l’estime au dédain,
    627 Et que laissant agir une bonté cachée,
    628 À de si longs mépris elle s’est arrachée ?
    629 Ce coeur dont tu te plains, de ta plainte est surpris :
    630 Comte, je n’eus pour toi jamais aucun mépris ;
    631 Et ma haine elle-même aurait cru faire un crime
    632 De t’avoir dérobé ce qu’on te doit d’estime.
    633 Quand je vois ta conduite en mes propres états
    634 Achever sur les coeurs l’ouvrage de ton bras,
    635 Avec ces mêmes coeurs qu’un si grand art te donne
    636 Je dis que la vertu règne dans ta personne ;
    637 Avec eux je te loue, et je doute avec eux
    638 Si sous leur vrai monarque ils seraient plus heureux :
    639 Tant ces hautes vertus qui fondent ta puissance
    640 Réparent ce qui manque à l’heur de ta naissance !
    641 Mais quoi qu’on en ait vu d’admirable et de grand,
    642 Ce que m’en dit Unulphe aujourd’hui me surprend.
    643 Un vainqueur dans le trône, un conquérant qu’on aime,
    644 Faisant justice à tous, se la fait à soi-même !
    645 Se croit usurpateur sur ce trône conquis !
    646 Et ce qu’il ôte au père, il veut le rendre au fils !
    647 Comte, c’est un effort à dissiper la gloire
    648 Des noms les plus fameux dont se pare l’histoire,
    649 Et que le grand Auguste ayant osé tenter,
    650 N’osa prendre du coeur jusqu’à l’exécuter.
    651 Je viens donc y répondre, et de toute mon âme
    652 Te rendre pour mon fils… Ah ! C’en est trop, madame ;
    653 Ne vous abaissez point à des remerciements :
    654 C’est moi qui vous dois tout ; et si mes sentiments…
    655 Souffre les miens, de grâce, et permets que je mette
    656 Cet effort merveilleux en sa gloire parfaite,
    657 Et que ma propre main tâche d’en arracher
    658 Tout ce mélange impur dont tu le veux tacher ;
    659 Car enfin cet effort est de telle nature,
    660 Que la source en doit être à nos yeux toute pure :
    661 La vertu doit régner dans un si grand projet,
    662 En être seule cause, et l’honneur seul objet ;
    663 Et depuis qu’on le souille ou d’espoir de salaire,
    664 Ou de chagrin d’amour, ou de souci de plaire,
    665 Il part indignement d’un courage abattu
    666 Où la passion règne, et non pas la vertu.
    667 Comte, penses-y bien ; et pour m’avoir aimée,
    668 N’imprime point de tache à tant de renommée ;
    669 Ne crois que ta vertu : laisse-la seule agir,
    670 De peur qu’un tel effort ne te donne à rougir.
    671 On publierait de toi que les yeux d’une femme
    672 Plus que ta propre gloire auraient touché ton âme ;
    673 On dirait qu’un héros si grand, si renommé,
    674 Ne serait qu’un tyran s’il n’avait point aimé.
    675 Donnez-moi cette honte, et je la tiens à gloire :
    676 Faites de vos mépris ma dernière victoire,
    677 Et souffrez qu’on impute à ce bras trop heureux
    678 Que votre seul amour l’a rendu généreux.
    679 Souffrez que cet amour, par un effort si juste,
    680 Ternisse le grand nom et les hauts faits d’Auguste,
    681 Qu’il ait plus de pouvoir que ses vertus n’ont eu.
    682 Qui n’adore que vous n’aime que la vertu.
    683 Cet effort merveilleux est de telle nature,
    684 Qu’il ne saurait partir d’une source plus pure ;
    685 Et la plus noble enfin des belles passions
    686 Ne peut faire de tache aux grandes actions.
    687 Comte, ce qu’elle jette à tes yeux de poussière
    688 Pour voir ce que tu fais les laisse sans lumière.
    689 À ces conditions rendre un sceptre conquis,
    690 C’est asservir la mère en couronnant le fils ;
    691 Et pour en bien parler, ce n’est pas tant le rendre,
    692 Qu’au prix de mon honneur indignement le vendre.
    693 Ta gloire en pourrait croître, et tu le veux ainsi ;
    694 Mais l’éclat de la mienne en serait obscurci.
    695 Quel que soit ton amour, quel que soit ton mérite,
    696 La défaite et la mort de mon cher Pertharite,
    697 D’un sanglant caractère ébauchant tes hauts faits,
    698 Les peignent à mes yeux comme autant de forfaits ;
    699 Et ne pouvant les voir que d’un oeil d’ennemie,
    700 Je n’y puis prendre part sans entière infamie.
    701 Ce sont des sentiments que je ne puis trahir :
    702 Je te dois estimer, mais je te dois haïr ;
    703 Je dois agir en veuve autant qu’en magnanime,
    704 Et porter cette haine aussi loin que l’estime.
    705 Ah ! Forcez-vous, de grâce, à des termes plus doux
    706 Pour des crimes qui seuls m’ont fait digne de vous :
    707 Par eux seuls ma valeur en tête d’une armée
    708 A des plus grands héros atteint la renommée ;
    709 Par eux seuls j’ai vaincu, par eux seuls j’ai régné,
    710 Par eux seuls ma justice a tant de coeurs gagné,
    711 Par eux seuls j’ai paru digne du diadème,
    712 Par eux seuls je vous vois, par eux seuls je vous aime,
    713 Et par eux seuls enfin mon amour tout parfait
    714 Ose faire pour vous ce qu’on n’a jamais fait.
    715 Tu ne fais que pour toi, s’il t’en faut récompense ;
    716 Et je te dis encor que toute ta vaillance,
    717 T’ayant fait vers moi seule à jamais criminel,
    718 A mis entre nous deux un obstacle éternel.
    719 Garde donc ta conquête, et me laisse ma gloire ;
    720 Respecte d’un époux et l’ombre et la mémoire :
    721 Tu l’as chassé du trône et non pas de mon coeur.
    722 Unulphe, c’est donc là toute cette douceur !
    723 C’est là comme son âme, enfin plus raisonnable,
    724 Semble avoir dépouillé cet orgueil indomptable !
    725 Seigneur, souvenez-vous qu’il est temps de parler.
    726 Oui, l’affront est trop grand pour le dissimuler :
    727 Elle en sera punie, et puisqu’on me méprise,
    728 Je deviendrai tyran de qui me tyrannise,
    729 Et ne souffrirai plus qu’une indigne fierté
    730 Se joue impunément de mon trop de bonté.
    731 Eh bien ! Deviens tyran : renonce à ton estime ;
    732 Renonce au nom de juste, au nom de magnanime…
    733 La vengeance est plus douce enfin que ces vains noms ;
    734 S’ils me font malheureux, à quoi me sont-ils bons ?
    735 Je me ferai justice en domptant qui me brave.
    736 Qui ne veut point régner mérite d’être esclave.
    737 Allez, sans irriter plus longtemps mon courroux,
    738 Attendre ce qu’un maître ordonnera de vous.
    739 Qui ne craint point la mort craint peu quoi qu’il ordonne.
    740 Vous la craindrez peut-être en quelque autre personne.
    741 Quoi ? Tu voudrais… Allez, et ne me pressez point ;
    742 On vous pourra trop tôt éclaircir sur ce point.
    743 Voilà tous les efforts qu’enfin j’ai pu me faire.
    744 Toute ingrate qu’elle est, je tremble à lui déplaire ;
    745 Et ce peu que j’ai fait, suivi d’un désaveu,
    746 Gêne autant ma vertu comme il trahit mon feu.
    747 Achève, Garibalde : Unulphe est trop crédule,
    748 Il prend trop aisément un espoir ridicule ;
    749 Menace, puisqu’enfin c’est perdre temps qu’offrir.
    750 Toi qui m’as trop flatté, viens m’aider à souffrir.
    751 Ce n’est plus seulement l’offre d’un diadème
    752 Que vous fait pour un fils un prince qui vous aime,
    753 Et de qui le refus ne puisse être imputé
    754 Qu’à fermeté de haine ou magnanimité :
    755 Il y va de sa vie, et la juste colère
    756 Où jettent cet amant les mépris de la mère,
    757 Veut punir sur le sang de ce fils innocent
    758 La dureté d’un coeur si peu reconnaissant.
    759 C’est à vous d’y penser : tout le choix qu’on vous donne,
    760 C’est d’accepter pour lui la mort ou la couronne.
    761 Son sort est en vos mains : aimer ou dédaigner
    762 Le va faire périr ou le faire régner.
    763 S’il me faut faire un choix d’une telle importance,
    764 On me donnera bien le loisir que j’y pense.
    765 Pour en délibérer vous n’avez qu’un moment :
    766 J’en ai l’ordre pressant ; et sans retardement,
    767 Madame, il faut résoudre, et s’expliquer sur l’heure :
    768 Un mot est bientôt dit. Si vous voulez qu’il meure,
    769 Prononcez-en l’arrêt, et j’en prendrai la loi
    770 Pour faire exécuter les volontés du roi.
    771 Un mot est bientôt dit ; mais dans un tel martyre
    772 On n’a pas bientôt vu quel mot c’est qu’il faut dire ;
    773 Et le choix qu’on m’ordonne est pour moi si fatal,
    774 Qu’à mes yeux des deux parts le supplice est égal.
    775 Puisqu’il faut obéir, fais-moi venir ton maître.
    776 Quel choix avez-vous fait ? Je lui ferai connaître
    777 Que si… C’est avec moi qu’il vous faut achever :
    778 Il est las désormais de s’entendre braver ;
    779 Et si je ne lui porte une entière assurance
    780 Que vos désirs enfin suivent son espérance,
    781 Sa vue est un honneur qui vous est défendu.
    782 Que me dis-tu, perfide ? Ai-je bien entendu ?
    783 Tu crains donc qu’une femme, à force de se plaindre,
    784 Ne sauve une vertu que tu tâches d’éteindre,
    785 Ne remette un héros au rang de ses pareils,
    786 Dont tu veux l’arracher par tes lâches conseils ?
    787 Oui, je l’épouserai, ce trop aveugle maître,
    788 Tout cruel, tout tyran que tu le forces d’être :
    789 Va, cours l’en assurer ; mais penses-y deux fois.
    790 Crains-moi, crains son amour, s’il accepte mon choix.
    791 Je puis beaucoup sur lui ; j’y pourrai davantage,
    792 Et régnerai peut-être après cet esclavage.
    793 Vous régnerez, madame, et je serai ravi
    794 De mourir glorieux pour l’avoir bien servi.
    795 Va, je lui ferai voir que de pareils services
    796 Sont dignes seulement des plus cruels supplices,
    797 Et que de tous les maux dont les rois sont auteurs,
    798 Ils s’en doivent venger sur de tels serviteurs.
    799 Tu peux en attendant lui donner cette joie,
    800 Que pour gagner mon coeur il a trouvé la voie,
    801 Que ton zèle insolent et ton mauvais destin
    802 À son amour barbare en ouvrent le chemin.
    803 Dis-lui, puisqu’il le faut, qu’à l’hymen je m’apprête ;
    804 Mais fuis-nous, s’il s’achève, et tremble pour ta tête.
    805 Je veux bien à ce prix vous donner un grand roi.
    806 Qu’à ce prix donc il vienne, et m’apporte sa foi.
    807 Votre félicité sera mal assurée
    808 Dessus un fondement de si peu de durée.
    809 Vous avez toutefois de si puissants appas…
    810 Je sais quelques secrets que vous ne savez pas ;
    811 Et si j’ai moins que vous d’attraits et de mérite,
    812 J’ai des moyens plus sûrs d’empêcher qu’on me quitte.
    813 Mon exemple… Souffrez que je n’en craigne rien,
    814 Et par votre malheur ne jugez pas du mien.
    815 Chacun à ses périls peut suivre sa fortune,
    816 Et j’ai quelques soucis que l’exemple importune.
    817 Ce n’est pas mon dessein de vous importuner.
    818 Ce n’est pas mon dessein aussi de vous gêner ;
    819 Mais votre jalousie un peu trop inquiète
    820 Se donne malgré moi cette gêne secrète.
    821 Je ne suis point jalouse, et l’infidélité…
    822 Eh bien ! Soit jalousie ou curiosité,
    823 Depuis quand sommes-nous en telle intelligence
    824 Que tout mon coeur vous doive entière confidence ?
    825 Je n’en prétends aucune, et c’est assez pour moi
    826 D’avoir bien entendu comme il accepte un roi.
    827 On n’entend pas toujours ce qu’on croit bien entendre.
    828 De vrai, dans un discours difficile à comprendre,
    829 Je ne devine point, et n’en ai pas l’esprit ;
    830 Mais l’esprit n’a que faire où l’oreille suffit.
    831 Il faudrait que l’oreille entendît la pensée.
    832 J’entends assez la vôtre : on vous aura forcée ;
    833 On vous aura fait peur, ou de la mort d’un fils,
    834 Ou de ce qu’un tyran se croit être permis,
    835 Et l’on fera courir quelque mauvaise excuse
    836 Dont la cour s’éblouisse et le peuple s’abuse.
    837 Mais cependant ce coeur que vous m’abandonniez…
    838 Il n’est pas temps encor que vous vous en plaigniez :
    839 Comme il m’a fait des lois, j’ai des lois à lui faire.
    840 Il les acceptera pour ne vous pas déplaire ;
    841 Prenez-en sa parole, il sait bien la garder.
    842 Pour remonter au trône on peut tout hasarder.
    843 Laissez-m’en, quoi qu’il fasse, ou la gloire ou la honte,
    844 Puisque ce n’est qu’à moi que j’en dois rendre conte.
    845 Si votre coeur souffrait ce que souffre le mien,
    846 Vous ne vous plairiez pas en un tel entretien ;
    847 Et votre âme à ce prix voyant un diadème,
    848 Voudrait en liberté se consulter soi-même.
    849 Je demande pardon si je vous fais souffrir,
    850 Et vais me retirer pour ne vous plus aigrir.
    851 Allez, et demeurez dans cette erreur confuse :
    852 Vous ne méritez pas que je vous désabuse.
    853 Ce cher amant sans moi vous entretiendra mieux,
    854 Et je n’ai plus besoin de rapport de mes yeux.
    855 Je me rends, Grimoald, mais non pas à la force :
    856 Le titre que tu prends m’est une douce amorce,
    857 Et s’empare si bien de mon affection,
    858 Qu’elle ne veut de toi qu’une condition :
    859 Si je n’ai pu t’aimer et juste et magnanime,
    860 Quand tu deviens tyran je t’aime dans le crime ;
    861 Et pour moi ton hymen est un souverain bien,
    862 S’il rend ton nom infâme aussi bien que le mien.
    863 Que j’aimerai, madame, une telle infamie
    864 Qui vous fera cesser d’être mon ennemie !
    865 Achevez, achevez, et sachons à quel prix
    866 Je puis mettre une borne à de si longs mépris :
    867 Je ne veux qu’une grâce, et disposez du reste.
    868 Je crains pour Garibalde une haine funeste,
    869 Je la crains pour Unulphe : à cela près, parlez.
    870 Va, porte cette crainte à des coeurs ravalés ;
    871 Je ne m’abaisse point aux faiblesses des femmes
    872 Jusques à me venger de ces petites âmes.
    873 Si leurs mauvais conseils me forcent de régner,
    874 Je les en dois haïr, et sais les dédaigner.
    875 Le ciel, qui punit tout, choisira pour leur peine
    876 Quelques moyens plus bas que cette illustre haine.
    877 Qu’ils vivent cependant, et que leur lâcheté
    878 À l’ombre d’un tyran trouve sa sûreté.
    879 Ce que je veux de toi porte le caractère
    880 D’une vertu plus haute et digne de te plaire.
    881 Tes offres n’ont point eu d’exemples jusqu’ici,
    882 Et ce que je demande est sans exemple aussi ;
    883 Mais je veux qu’il te donne une marque infaillible
    884 Que l’intérêt d’un fils ne me rend point sensible,
    885 Que je veux être à toi sans le considérer,
    886 Sans regarder en lui que craindre ou qu’espérer.
    887 Madame, achevez donc de m’accabler de joie.
    888 Par quels heureux moyens faut-il que je vous croie ?
    889 Expliquez-vous, de grâce, et j’atteste les cieux
    890 Que tout suivra sur l’heure un bien si précieux.
    891 Après un tel serment j’obéis et m’explique.
    892 Je veux donc d’un tyran un acte tyrannique :
    893 Puisqu’il en veut le nom, qu’il le soit tout à fait ;
    894 Que toute sa vertu meure en un grand forfait,
    895 Qu’il renonce à jamais aux glorieuses marques
    896 Qui le mettaient au rang des plus dignes monarques ;
    897 Et pour le voir méchant, lâche, impie, inhumain,
    898 Je veux voir ce fils même immolé de sa main.
    899 Juste ciel ! Que veux-tu pour marque plus certaine
    900 Que l’intérêt d’un fils n’amollit point ma haine,
    901 Que je me donne à toi sans le considérer,
    902 Sans regarder en lui que craindre ou qu’espérer ?
    903 Tu trembles, tu pâlis, il semble que tu n’oses
    904 Toi-même exécuter ce que tu me proposes !
    905 S’il te faut du secours, je n’y recule pas,
    906 Et veux bien te prêter l’exemple de mon bras.
    907 Fais, fais venir ce fils, qu’avec toi je l’immole.
    908 Dégage ton serment, je tiendrai ma parole.
    909 Il faut bien que le crime unisse à l’avenir
    910 Ce que trop de vertus empêchait de s’unir.
    911 Qui tranche du tyran doit se résoudre à l’être.
    912 Pour remplir ce grand nom as-tu besoin d’un maître,
    913 Et faut-il qu’une mère, aux dépens de son sang,
    914 T’apprenne à mériter cet effroyable rang ?
    915 N’en souffre pas la honte, et prends toute la gloire
    916 Que cet illustre effort attache à ta mémoire.
    917 Fais voir à tes flatteurs, qui te font trop oser,
    918 Que tu sais mieux que moi l’art de tyranniser ;
    919 Et par une action aux seuls tyrans permise,
    920 Deviens le vrai tyran de qui te tyrannise.
    921 À ce prix je me donne, à ce prix je me rends ;
    922 Ou si tu l’aimes mieux, à ce prix je me vends,
    923 Et consens à ce prix que ton amour m’obtienne,
    924 Puisqu’il souille ta gloire aussi bien que la mienne.
    925 Garibalde, est-ce là ce que tu m’avais dit ?
    926 Avec votre jalouse elle a changé d’esprit ;
    927 Et je l’avais laissée à l’hymen toute prête,
    928 Sans que son déplaisir menaçât que ma tête.
    929 Mais ces fureurs enfin ne sont qu’illusion,
    930 Pour vous donner, seigneur, quelque confusion ;
    931 Ne vous étonnez point, vous l’en verrez dédire.
    932 Vous l’ordonnez, madame, et je dois y souscrire :
    933 J’en ferai ma victime, et ne suis point jaloux
    934 De vous voir sur ce fils porter les premiers coups.
    935 Quelque honneur qui par là s’attache à ma mémoire,
    936 Je veux bien avec vous en partager la gloire,
    937 Et que tout l’avenir ait de quoi m’accuser
    938 D’avoir appris de vous l’art de tyranniser.
    939 Vous devriez pourtant régler mieux ce courage,
    940 N’en pousser point l’effort jusqu’aux bords de la rage,
    941 Ne lui permettre rien qui sentît la fureur,
    942 Et le faire admirer sans en donner d’horreur.
    943 Faire la furieuse et la désespérée,
    944 Paraître avec éclat mère dénaturée,
    945 Sortir hors de vous-même, et montrer à grand bruit
    946 À quelle extrémité mon amour vous réduit,
    947 C’est mettre avec trop d’art la douleur en parade ;
    948 Qui fait le plus de bruit n’est pas le plus malade :
    949 Les plus grands déplaisirs sont les moins éclatants ;
    950 Et l’on sait qu’un grand coeur se possède en tout temps.
    951 Vous le savez, madame, et que les grandes âmes
    952 Ne s’abaissent jamais aux faiblesses des femmes,
    953 Ne s’aveuglent jamais ainsi hors de saison ;
    954 Que leur désespoir même agit avec raison,
    955 Et que… C’en est assez : sois-moi juge équitable,
    956 Et dis-moi si le mien agit en raisonnable,
    957 Si je parle en aveugle, ou si j’ai de bons yeux.
    958 Tu veux rendre à mon fils le bien de ses aïeux,
    959 Et toute ta vertu jusque-là t’abandonne,
    960 Que tu mets en mon choix sa mort ou ta couronne !
    961 Quand j’aurai satisfait tes voeux désespérés,
    962 Dois-je croire ses jours beaucoup plus assurés ?
    963 Cet offre, ou, si tu veux, ce don du diadème
    964 N’est, à le bien nommer, qu’un faible stratagème.
    965 Faire un roi d’un enfant pour être son tuteur,
    966 C’est quitter pour ce nom celui d’usurpateur ;
    967 C’est choisir pour régner un favorable titre ;
    968 C’est du sceptre et de lui te faire seul arbitre,
    969 Et mettre sur le trône un fantôme pour roi
    970 Jusques au premier fils qui te naîtra de moi,
    971 Jusqu’à ce qu’on nous craigne, et que le temps arrive
    972 De remettre en ses mains la puissance effective.
    973 Qui veut bien l’immoler à son affection
    974 L’immolerait sans peine à son ambition.
    975 On se lasse bientôt de l’amour d’une femme ;
    976 Mais la soif de régner règne toujours sur l’âme ;
    977 Et comme la grandeur a d’éternels appas,
    978 L’Italie est sujette à de soudains trépas.
    979 Il est des moyens sourds pour lever un obstacle,
    980 Et faire un nouveau roi sans bruit et sans miracle ;
    981 Quitte pour te forcer à deux ou trois soupirs,
    982 Et peindre alors ton front d’un peu de déplaisirs.
    983 La porte à ma vengeance en serait moins ouverte :
    984 Je perdrais avec lui tout le fruit de sa perte.
    985 Puisqu’il faut qu’il périsse, il vaut mieux tôt que tard ;
    986 Que sa mort soit un crime, et non pas un hasard ;
    987 Que cette ombre innocente à toute heure m’anime,
    988 Me demande à toute heure une grande victime ;
    989 Que ce jeune monarque, immolé de ta main,
    990 Te rende abominable à tout le genre humain ;
    991 Qu’il t’excite partout des haines immortelles ;
    992 Que de tous tes sujets il fasse des rebelles.
    993 Je t’épouserai lors, et m’y viens d’obliger,
    994 Pour mieux servir ma haine, et pour mieux me venger,
    995 Pour moins perdre de voeux contre ta barbarie,
    996 Pour être à tous moments maîtresse de ta vie,
    997 Pour avoir l’accès libre à pousser ma fureur,
    998 Et mieux choisir la place à te percer le coeur.
    999 Voilà mon désespoir, voilà ses justes causes :
   1000 À ces conditions prends ma main, si tu l’oses.
   1001 Oui, je la prends, madame, et veux auparavant…
   1002 Que faites-vous, seigneur ? Pertharite est vivant :
   1003 Ce n’est plus un bruit sourd, le voilà qu’on amène ;
   1004 Des chasseurs l’ont surpris dans la forêt prochaine,
   1005 Où, caché dans un fort, il attendait la nuit.
   1006 Je vois trop clairement quelle main le produit.
   1007 Est-ce donc vous, seigneur ? Et les bruits infidèles
   1008 N’ont-ils semé de vous que de fausses nouvelles ?
   1009 Qui, cet époux si cher à vos chastes désirs,
   1010 Qui vous a tant coûté de pleurs et de soupirs…
   1011 Va, fantôme insolent, retrouver qui t’envoie,
   1012 Et ne te mêle point d’attenter à ma joie.
   1013 Il est encore ici des supplices pour toi,
   1014 Si tu viens y montrer la vaine ombre d’un roi.
   1015 Pertharite n’est plus. Pertharite respire,
   1016 Il te parle, il te voit régner dans son empire.
   1017 Que ton ambition ne s’effarouche pas
   1018 Jusqu’à me supposer toi-même un faux trépas :
   1019 Il est honteux de feindre où l’on peut toutes choses.
   1020 Je suis mort, si tu veux ; je suis mort, si tu l’oses,
   1021 Si toute ta vertu peut demeurer d’accord
   1022 Que le droit de régner me rend digne de mort.
   1023 Je ne viens point ici par de noirs artifices
   1024 De mon cruel destin forcer les injustices,
   1025 Pousser des assassins contre tant de valeur,
   1026 Et t’immoler en lâche à mon trop de malheur.
   1027 Puisque le sort trahit ce droit de ma naissance,
   1028 Jusqu’à te faire un don de ma toute-puissance,
   1029 Règne sur mes états que le ciel t’a soumis ;
   1030 Peut-être un autre temps me rendra des amis.
   1031 Use mieux cependant de la faveur céleste :
   1032 Ne me dérobe pas le seul bien qui me reste,
   1033 Un bien où je te suis un obstacle éternel,
   1034 Et dont le seul désir est pour toi criminel.
   1035 Rodelinde n’est pas du droit de ta conquête :
   1036 Il faut, pour être à toi, qu’il m’en coûte la tête ;
   1037 Puisqu’on m’a découvert, elle dépend de toi ;
   1038 Prends-la comme tyran, ou l’attaque en vrai roi.
   1039 J’en garde hors du trône encor les caractères,
   1040 Et ton bras t’a saisi de celui de mes pères.
   1041 Je veux bien qu’il supplée au défaut de ton sang,
   1042 Pour mettre entre nous deux égalité de rang.
   1043 Si Rodelinde enfin tient ton âme charmée,
   1044 Pour voir qui la mérite il ne faut point d’armée.
   1045 Je suis roi, je suis seul, j’en suis maître, et tu peux
   1046 Par un illustre effort faire place à tes voeux.
   1047 L’artifice grossier n’a rien qui m’épouvante.
   1048 Édüige à fourber n’est pas assez savante ;
   1049 Quelque adresse qu’elle aie, elle t’a mal instruit,
   1050 Et d’un si haut dessein elle a fait trop de bruit.
   1051 Elle en fait avorter l’effet par la menace,
   1052 Et ne te produit plus que de mauvaise grâce.
   1053 Quoi ? Je passe à tes yeux pour un homme attitré ?
   1054 Tu l’avoueras toi-même ou de force ou de gré.
   1055 Il faut plus de secret alors qu’on veut surprendre,
   1056 Et l’on ne surprend point quand on se fait attendre.
   1057 Parlez, parlez, madame, et faites voir à tous
   1058 Que vous avez des yeux pour connaître un époux.
   1059 Tu veux qu’en ta faveur j’écoute ta complice !
   1060 Eh bien ! Parlez, madame ; achevez l’artifice.
   1061 Est-ce là votre époux ? Toi qui veux en douter,
   1062 Par quelle illusion m’oses-tu consulter ?
   1063 Si tu démens tes yeux, croiras-tu mon suffrage ?
   1064 Et ne peux-tu sans moi connaître son visage ?
   1065 Tu l’as vu tant de fois, au milieu des combats,
   1066 Montrer, à tes périls, ce que pesait son bras,
   1067 Et l’épée à la main, disputer en personne,
   1068 Contre tout ton bonheur, sa vie et sa couronne.
   1069 Si tu cherches une aide à traiter d’imposteur
   1070 Un roi qui t’a fermé la porte de mon coeur,
   1071 Consulte Garibalde, il tremble à voir son maître :
   1072 Qui l’osa bien trahir l’osera méconnaître ;
   1073 Et tu peux recevoir de son mortel effroi
   1074 L’assurance qu’enfin tu n’attends pas de moi.
   1075 Un service si haut veut une âme plus basse ;
   1076 Et tu sais… Oui, je sais jusqu’où va votre audace.
   1077 Sous l’espoir de jouir de ma perplexité,
   1078 Vous cherchez à me voir l’esprit inquiété ;
   1079 Et ces discours en l’air que l’orgueil vous inspire
   1080 Veulent persuader ce que vous n’osez dire,
   1081 Brouiller la populace, et lui faire après vous
   1082 En un fourbe impudent respecter votre époux.
   1083 Poussez donc jusqu’au bout, devenez plus hardie :
   1084 Dites-nous hautement… Que veux-tu que je die ?
   1085 Il ne peut être ici que ce que tu voudras :
   1086 Tes flatteurs en croiront ce que tu résoudras.
   1087 Je n’ai pas pour t’instruire assez de complaisance ;
   1088 Et puisque son malheur l’a mis en ta puissance,
   1089 Je sais ce que je dois, si tu ne me le rends.
   1090 Achève de te mettre au rang des vrais tyrans.
   1091 Que cet événement de nouveau m’embarrasse !
   1092 Pour un fourbe chez vous la pitié trouve place !
   1093 Non, l’échafaud bientôt m’en fera la raison.
   1094 Que ton appartement lui serve de prison ;
   1095 Je te le donne en garde, Unulphe. Prince, écoute :
   1096 Mille et mille témoins te mettront hors de doute ;
   1097 Tout Milan, tout Pavie… Allez, sans contester :
   1098 Vous aurez tout loisir de vous faire écouter.
   1099 Toi, va voir Édüige, et jette dans son âme
   1100 Un si flatteur espoir du retour de ma flamme,
   1101 Qu’elle-même, déjà s’assurant de ma foi,
   1102 Te nomme l’imposteur qu’elle déguise en roi.
   1103 Quel revers imprévu ! Quel éclat de tonnerre
   1104 Jette en moins d’un moment tout mon espoir par terre !
   1105 Ce funeste retour, malgré tout mon projet,
   1106 Va rendre Grimoald à son premier objet ;
   1107 Et s’il traite ce prince en héros magnanime,
   1108 N’ayant plus de tyran, je n’ai plus de victime :
   1109 Je n’ai rien à venger, et ne puis le trahir,
   1110 S’il m’ôte les moyens de le faire haïr.
   1111 N’importe toutefois, ne perdons pas courage ;
   1112 Forçons notre fortune à changer de visage ;
   1113 Obstinons Grimoald, par maxime d’état,
   1114 À le croire imposteur, ou craindre un attentat ;
   1115 Accablons son esprit de terreurs chimériques,
   1116 Pour lui faire embrasser des conseils tyranniques ;
   1117 De son trop de vertu sachons le dégager,
   1118 Et perdons Pertharite afin de le venger.
   1119 Peut-être qu’Édüige, à regret plus sévère,
   1120 N’osera l’accepter teint du sang de son frère,
   1121 Et que l’effet suivra notre prétention
   1122 Du côté de l’amour et de l’ambition.
   1123 Tâchons, quoi qu’il en soit, d’en achever l’ouvrage ;
   1124 Et pour régner un jour mettons tout en usage.
   1125 Je ne m’en dédis point, seigneur ; ce prompt retour
   1126 N’est qu’une illusion qu’on fait à votre amour.
   1127 Je ne l’ai vu que trop aux discours d’Édüige :
   1128 Comme sensiblement votre change l’afflige,
   1129 Et qu’avec le feu roi ce fourbe a du rapport,
   1130 Sa flamme au désespoir fait ce dernier effort.
   1131 Rodelinde, comme elle, aime à vous mettre en peine :
   1132 L’une sert son amour et l’autre sert sa haine ;
   1133 Ce que l’une produit, l’autre ose l’avouer,
   1134 Et leur inimitié s’accorde à vous jouer.
   1135 L’imposteur cependant, quoi qu’on lui donne à feindre,
   1136 Le soutient d’autant mieux qu’il ne voit rien à craindre ;
   1137 Car soit que ses discours puissent vous émouvoir
   1138 Jusqu’à rendre Édüige à son premier pouvoir ;
   1139 Soit que malgré sa fourbe et vaine et languissante,
   1140 Rodelinde sur vous reste toute-puissante,
   1141 À l’une ou l’autre enfin votre âme à l’abandon
   1142 Ne lui pourra jamais refuser ce pardon.
   1143 Tu dis vrai, Garibalde, et déjà je le donne
   1144 À qui voudra des deux partager ma couronne :
   1145 Non que j’espère encore amollir ce rocher,
   1146 Que ni respects ni voeux n’ont jamais su toucher.
   1147 Si j’aimai Rodelinde, et si pour n’aimer qu’elle,
   1148 Mon âme à qui m’aimait s’est rendue infidèle ;
   1149 Si d’éternels dédains, si d’éternels ennuis,
   1150 Les bravades, la haine, et le trouble où je suis,
   1151 Ont été jusqu’ici toute la récompense
   1152 De cet amour parjure où mon coeur se dispense,
   1153 Il est temps désormais que par un juste effort
   1154 J’affranchisse mon coeur de cet indigne sort.
   1155 Prenons l’occasion que nous fait Édüige :
   1156 Aimons cette imposture où son amour l’oblige.
   1157 Elle plaint un ingrat de tant de maux soufferts,
   1158 Et lui prête la main pour le tirer des fers.
   1159 Aimons, encore un coup, aimons son artifice,
   1160 Aimons-en le secours, et rendons-lui justice.
   1161 Soit qu’elle en veuille au trône ou n’en veuille qu’à moi,
   1162 Qu’elle aime Grimoald ou qu’elle aime le roi,
   1163 Qu’elle ait beaucoup d’amour ou beaucoup de courage,
   1164 Je dois tout à la main qui rompt mon esclavage.
   1165 Toi qui ne la servais qu’afin de m’obéir,
   1166 Qui tâchais par mon ordre à m’en faire haïr,
   1167 Duc, ne t’y force plus, et rends-moi ma parole :
   1168 Que je rende à ses feux tout ce que je leur vole,
   1169 Et que je puisse ainsi d’une même action
   1170 Récompenser sa flamme ou son ambition.
   1171 Je vous la rends, seigneur ; mais enfin prenez garde
   1172 À quels nouveaux périls cet effort vous hasarde,
   1173 Et si ce n’est point croire un peu trop promptement
   1174 L’impétueux transport d’un premier mouvement.
   1175 L’imposteur impuni passera pour monarque :
   1176 Tout le peuple en prendra votre bonté pour marque ;
   1177 Et comme il est ardent après la nouveauté,
   1178 Il s’imaginera son rang seul respecté.
   1179 Je sais bien qu’aussitôt votre haute vaillance
   1180 De ce peuple mutin domptera l’insolence ;
   1181 Mais tenez-vous fort sûr ce que vous prétendez
   1182 Du côté d’Édüige, à qui vous vous rendez ?
   1183 J’ai pénétré, seigneur, jusqu’au fond de son âme,
   1184 Où je n’ai vu pour vous aucun reste de flamme :
   1185 Sa haine seule agit, et cherche à vous ôter
   1186 Ce que tous vos désirs s’efforcent d’emporter.
   1187 Elle veut, il est vrai, vous rappeler vers elle ;
   1188 Mais pour faire à son tour l’ingrate et la cruelle,
   1189 Pour vous traiter de lâche, et vous rendre soudain
   1190 Parjure pour parjure et dédain pour dédain.
   1191 Elle veut que votre âme, esclave de la sienne,
   1192 Lui demande sa grâce, et jamais ne l’obtienne :
   1193 Ce sont ses mots exprès ; et pour vous punir mieux,
   1194 Elle me veut aimer, et m’aimer à vos yeux :
   1195 Elle me l’a promis. Je te l’ai promis, traître !
   1196 Oui, je te l’ai promis, et l’aurais fait peut-être,
   1197 Si ton âme, attachée à mes commandements,
   1198 Eût pu dans ton amour suivre mes sentiments.
   1199 J’avais mis mes secrets en bonne confidence !
   1200 Vois par là, Grimoald, quelle est ton imprudence,
   1201 Et juge, par les miens lâchement déclarés,
   1202 Comme les tiens sur lui peuvent être assurés.
   1203 Qui trahit sa maîtresse aisément fait connaître
   1204 Que sans aucun scrupule il trahirait son maître,
   1205 Et que des deux côtés laissant flotter sa foi,
   1206 Son coeur n’aime en effet ni son maître ni moi.
   1207 Il a son but à part, Grimoald, prends-y garde :
   1208 Quelque dessein qu’il ait, c’est toi seul qu’il regarde.
   1209 Examine ce coeur, juges-en comme il faut.
   1210 Qui m’aime et me trahit aspire encor plus haut.
   1211 Vous le voyez, seigneur, avec quelle injustice
   1212 On me fait criminel quand je vous rends service.
   1213 Mais de quoi n’est capable un malheureux amant
   1214 Que la peur de vous perdre agite incessamment,
   1215 Madame ? Vous voulez que le roi vous adore,
   1216 Et pour l’en empêcher je ferais plus encore :
   1217 Je ne m’en défends point, et mon esprit jaloux
   1218 Cherche tous les moyens de l’éloigner de vous.
   1219 Je ne vous saurais voir entre les bras d’un autre ;
   1220 Mon amour, si c’est crime, a l’exemple du vôtre.
   1221 Que ne faites-vous point pour obliger le roi
   1222 À quitter Rodelinde, et vous rendre sa foi ?
   1223 Est-il rien en ces lieux que n’ait mis en usage
   1224 L’excès de votre ardeur ou de votre courage ?
   1225 Pour être tout à vous, j’ai fait tous mes efforts ;
   1226 Mais je n’ai point encor fait revivre les morts.
   1227 J’ai dit des vérités dont votre coeur murmure ;
   1228 Mais je n’ai point été jusques à l’imposture,
   1229 Et je n’ai point poussé des sentiments si beaux
   1230 Jusqu’à faire sortir les ombres des tombeaux.
   1231 Ce n’est point mon amour qui produit Pertharite :
   1232 Ma flamme ignore encor cet art qui ressuscite ;
   1233 Et je ne vois en elle enfin rien à blâmer,
   1234 Sinon que je trahis, si c’est trahir qu’aimer.
   1235 De quel front et de quoi cet insolent m’accuse ?
   1236 D’un mauvais artifice et d’une faible ruse.
   1237 Votre dessein, madame, était mal concerté :
   1238 On ne m’a point surpris quand on s’est présenté.
   1239 Vous m’aviez préparé vous-même à m’en défendre,
   1240 Et me l’ayant promis, j’avais lieu de l’attendre.
   1241 Consolez-vous pourtant, il a fait son effet :
   1242 Je suis à vous, madame, et j’y suis tout à fait.
   1243 Si je vous ai trahie, et si mon coeur volage
   1244 Vous a volé longtemps un légitime hommage,
   1245 Si pour un autre objet le vôtre en fut banni,
   1246 Les maux que j’ai soufferts m’en ont assez puni.
   1247 Je recouvre la vue, et reconnais mon crime :
   1248 À mes feux rallumés ce coeur s’offre en victime ;
   1249 Oui, princesse, et pour être à vous jusqu’au trépas,
   1250 Il demande un pardon qu’il ne mérite pas.
   1251 Votre propre bonté qui vous en sollicite
   1252 Obtient déjà celui de ce faux Pertharite.
   1253 Un si grand attentat blesse la majesté ;
   1254 Mais s’il est criminel, je l’ai moi-même été.
   1255 Faites grâce, et j’en fais ; oubliez, et j’oublie.
   1256 Il reste seulement que lui-même il publie,
   1257 Par un aveu sincère, et sans rien déguiser,
   1258 Que pour me rendre à vous il voulait m’abuser,
   1259 Qu’il n’empruntait ce nom que par votre ordre même.
   1260 Madame, assurez-vous par là mon diadème,
   1261 Et ne permettez pas que cette illusion
   1262 Aux mutins contre nous prête d’occasion.
   1263 Faites donc qu’il l’avoue, et que ma grâce offerte,
   1264 Tout imposteur qu’il est, le dérobe à sa perte ;
   1265 Et délivrez par là de ces troubles soudains
   1266 Le sceptre qu’avec moi je remets en vos mains.
   1267 J’avais eu jusqu’ici ce respect pour ta gloire,
   1268 Qu’en te nommant tyran, j’avais peine à me croire :
   1269 Je me tenais suspecte, et sentais que mon feu
   1270 Faisait de ce reproche un secret désaveu ;
   1271 Mais tu lèves le masque, et m’ôtes de scrupule.
   1272 Je ne puis plus garder ce respect ridicule ;
   1273 Et je vois clairement, le masque étant levé,
   1274 Que jamais on n’a vu tyran plus achevé.
   1275 Tu fais adroitement le doux et le sévère,
   1276 Afin que la soeur t’aide à massacrer le frère :
   1277 Tu fais plus, et tu veux qu’en trahissant son sort,
   1278 Lui-même il se condamne et se livre à la mort,
   1279 Comme s’il pouvait être amoureux de la vie
   1280 Jusqu’à la racheter par une ignominie,
   1281 Ou qu’un frivole espoir de te revoir à moi
   1282 Me pût rendre perfide et lâche comme toi.
   1283 Aime-moi, si tu veux, déloyal ; mais n’espère
   1284 Aucun secours de moi pour t’immoler mon frère.
   1285 Si je te menaçais tantôt de son retour,
   1286 Si j’en donnais l’alarme à ton nouvel amour,
   1287 C’étaient discours en l’air inventés par ma flamme,
   1288 Pour brouiller ton esprit et celui de sa femme.
   1289 J’avais peine à te perdre, et parlais au hasard,
   1290 Pour te perdre du moins quelques moments plus tard ;
   1291 Et quand par ce retour il a su nous surprendre,
   1292 Le ciel m’a plus rendu que je n’osais attendre.
   1293 Madame… Tu perds temps ; je n’écoute plus rien,
   1294 Et j’attends ton arrêt pour résoudre le mien.
   1295 Agis, si tu le veux, en vainqueur magnanime ;
   1296 Agis comme tyran, et prends cette victime :
   1297 Je suivrai ton exemple, et sur tes actions
   1298 Je réglerai ma haine ou mes affections.
   1299 Il suffit à présent que je te désabuse,
   1300 Pour payer ton amour ou pour punir ta ruse.
   1301 Adieu. Que veut Unulphe ? Il est de mon devoir
   1302 De vous dire, seigneur, que chacun le vient voir.
   1303 J’ai permis à fort peu de lui rendre visite ;
   1304 Mais tous l’ont reconnu pour le vrai Pertharite.
   1305 Le peuple même parle, et déjà sourdement
   1306 On entend des discours semés confusément…
   1307 Voyez en quels périls vous jette l’imposture :
   1308 Le peuple déjà parle, et sourdement murmure.
   1309 Le feu va s’allumer, si vous ne l’éteignez.
   1310 Pour perdre un imposteur, qu’est-ce que vous craignez ?
   1311 La haine d’Édüige, elle qui ne prépare
   1312 À vos submissions qu’une fierté barbare ?
   1313 Elle que vos mépris ayant mise en fureur,
   1314 Rendent opiniâtre à vous mettre en erreur ?
   1315 Elle qui n’a plus soif que de votre ruine ?
   1316 Elle dont la main seule en conduit la machine ?
   1317 De semblables malheurs se doivent dédaigner,
   1318 Et la vertu timide est mal propre à régner.
   1319 épousez Rodelinde, et malgré son fantôme,
   1320 Assurez-vous l’état, et calmez le royaume ;
   1321 Et livrant l’imposteur à ses mauvais destins,
   1322 Ôtez dès aujourd’hui tout prétexte aux mutins
   1323 Oui, je te croirai, duc ; et dès demain sa tête,
   1324 Abattue à mes pieds, calmera la tempête.
   1325 Qu’on le fasse venir, et qu’on mande avec lui
   1326 Celle qui de sa fourbe est le second appui,
   1327 La reine qui me brave et qui par grandeur d’âme
   1328 Semble avoir quelque gêne à se nommer sa femme.
   1329 Ses pleurs vous toucheront. Je suis armé contre eux.
   1330 L’amour vous séduira. Je n’en crains point les feux ;
   1331 Ils ont peu de pouvoir quand l’âme est résolue.
   1332 Agissez donc, seigneur, de puissance absolue :
   1333 Soutenez votre sceptre avec l’autorité
   1334 Qu’imprime au front des rois leur propre majesté.
   1335 Un roi doit pouvoir tout, et ne sait pas bien l’être
   1336 Quand au fond de son coeur il souffre un autre maître.
   1337 Viens, fourbe, viens, méchant, éprouver ma bonté,
   1338 Et ne la réduis pas à la sévérité.
   1339 Je veux te faire grâce : avoue et me confesse
   1340 D’un si hardi dessein qui t’a fourni l’adresse,
   1341 Qui des deux l’a formé, qui t’a le mieux instruit :
   1342 Tu m’entends ; et surtout fais cesser ce faux bruit ;
   1343 Détrompe mes sujets, ta prison est ouverte ;
   1344 Sinon, prépare-toi dès demain à ta perte ;
   1345 N’y force pas ton prince ; et sans plus t’obstiner,
   1346 Mérite le pardon qu’il cherche à te donner.
   1347 Que tu perds lâchement de ruse et d’artifice,
   1348 Pour trouver à me perdre une ombre de justice,
   1349 Et sauver les dehors d’une adroite vertu
   1350 Dont aux yeux éblouis tu parois revêtu !
   1351 Le ciel te livre exprès une grande victime,
   1352 Pour voir si tu peux être et juste et magnanime ;
   1353 Mais il ne t’abandonne après tout que son sang :
   1354 Tu ne lui peux ôter ni son nom ni son rang.
   1355 Je mourrai comme roi né pour le diadème ;
   1356 Et bientôt mes sujets, détrompés par toi-même,
   1357 Connaîtront par ma mort qu’ils n’adorent en toi
   1358 Que de fausses couleurs qui te peignent en roi.
   1359 Hâte donc cette mort, elle t’est nécessaire ;
   1360 Car puisqu’enfin tu veux la vérité sincère,
   1361 Tout ce qu’entre tes mains je forme de souhaits,
   1362 C’est d’affranchir bientôt ces malheureux sujets.
   1363 Crains-moi, si je t’échappe ; et sois sûr de ta perte,
   1364 Si par ton mauvais sort la prison m’est ouverte.
   1365 Mon peuple aura des yeux pour connaître son roi,
   1366 Et mettra différence entre un tyran et moi :
   1367 Il n’a point de fureur que soudain je n’excite.
   1368 Voilà, dedans tes fers, l’espoir de Pertharite ;
   1369 Voilà des vérités qu’il ne peut déguiser,
   1370 Et l’aveu qu’il te faut pour te désabuser.
   1371 Veux-tu pour t’éclaircir de plus illustres marques ?
   1372 Veux-tu mieux voir le sang de nos premiers monarques ?
   1373 Ce grand coeur… Oui, madame, il est fort bien instruit
   1374 À montrer de l’orgueil et fourber à grand bruit.
   1375 Mais si par son aveu la fourbe reconnue
   1376 Ne détrompe aujourd’hui la populace émue,
   1377 Qu’il prépare sa tête, et vous-même en ce lieu
   1378 Ne pensez qu’à lui dire un éternel adieu.
   1379 Laissons-les seuls, Unulphe, et demeure à la porte ;
   1380 Qu’avant que je l’ordonne aucun n’entre ni sorte.
   1381 Madame, vous voyez où l’amour m’a conduit.
   1382 J’ai su que de ma mort il courait un faux bruit,
   1383 Des désirs du tyran j’ai su la violence ;
   1384 J’en ai craint sur ce bruit la dernière insolence,
   1385 Et n’ai pu faire moins que de tout exposer,
   1386 Pour vous revoir encore et vous désabuser.
   1387 J’ai laissé hasarder à cette digne envie
   1388 Les restes languissants d’une importune vie,
   1389 À qui l’ennui mortel d’être éloigné de vous
   1390 Semblait à tous moments porter les derniers coups ;
   1391 Car, je vous l’avouerai, dans l’état déplorable
   1392 Où m’abîme du sort la haine impitoyable,
   1393 Où tous mes alliés me refusent leurs bras,
   1394 Mon plus cuisant chagrin est de ne vous voir pas.
   1395 Je bénis mon destin, quelques maux qu’il m’envoie,
   1396 Puisqu’il peut consentir à ce moment de joie ;
   1397 Et bien qu’il ose encor de nouveau me trahir,
   1398 En un moment si doux je ne le puis haïr.
   1399 C’était donc peu, seigneur, pour mon âme affligée,
   1400 De toute la misère où je me vois plongée ;
   1401 C’était peu des rigueurs de ma captivité,
   1402 Sans celle où votre amour vous a précipité ;
   1403 Et pour dernier outrage où son excès m’expose,
   1404 Il faut vous voir mourir et m’en savoir la cause !
   1405 Je ne vous dirai point que ce moment m’est doux.
   1406 Il met à trop haut prix ce qu’il me rend de vous ;
   1407 Et votre souvenir m’aurait bien su défendre
   1408 De tout ce qu’un tyran aurait osé prétendre.
   1409 N’attendez point de moi de soupirs ni de pleurs :
   1410 Ce sont amusements de légères douleurs.
   1411 L’amour que j’ai pour vous hait ces molles bassesses
   1412 Où d’un sexe craintif descendent les faiblesses ;
   1413 Et contre vos malheurs j’ai trop su m’affermir,
   1414 Pour ne dédaigner pas l’usage de gémir.
   1415 D’un déplaisir si grand la noble violence
   1416 Se résout toute entière en ardeur de vengeance,
   1417 Et méprisant l’éclat, porte tout son effort
   1418 À sauver votre vie, ou venger votre mort.
   1419 Je ferai l’un ou l’autre, ou périrai moi-même.
   1420 Aimez plutôt, madame, un vainqueur qui vous aime.
   1421 Vous avez assez fait pour moi, pour votre honneur ;
   1422 Il est temps de tourner du côté du bonheur,
   1423 De ne plus embrasser des destins trop sévères,
   1424 Et de laisser finir mes jours et vos misères.
   1425 Le ciel, qui vous destine à régner en ces lieux,
   1426 M’accorde au moins le bien de mourir à vos yeux.
   1427 J’aime à lui voir briser une importune chaîne
   1428 De qui les noeuds rompus vous font heureuse reine ;
   1429 Et sous votre destin je veux bien succomber,
   1430 Pour remettre en vos mains ce que j’en fis tomber.
   1431 Est-ce là donc, seigneur, la digne récompense
   1432 De ce que pour votre ombre on m’a vu de constance ?
   1433 Quand je vous ai cru mort, et qu’un si grand vainqueur,
   1434 Sa conquête à mes pieds, m’a demandé mon coeur,
   1435 Quand toute autre en ma place eût peut-être fait gloire
   1436 De cet hommage entier de toute sa victoire…
   1437 Je sais que vous avez dignement combattu :
   1438 Le ciel va couronner aussi votre vertu ;
   1439 Il va vous affranchir de cette inquiétude
   1440 Que pouvait de ma mort former l’incertitude,
   1441 Et vous mettre sans trouble en pleine liberté
   1442 De monter au plus haut de la félicité.
   1443 Que dis-tu, cher époux ? Que je vois sans murmure
   1444 Naître votre bonheur de ma triste aventure.
   1445 L’amour me ramenait, sans pouvoir rien pour vous,
   1446 Que vous envelopper dans l’exil d’un époux,
   1447 Vous dérober sans bruit à cette ardeur infâme
   1448 Où s’opposent ma vie et le nom de ma femme.
   1449 Pour changer avec gloire, il vous faut mon trépas ;
   1450 Et s’il vous fait régner, je ne le perdrai pas.
   1451 Après tant de malheurs que mon amour vous cause,
   1452 Il est temps que ma mort vous serve à quelque chose,
   1453 Et qu’un victorieux à vos pieds abattu
   1454 Cesse de renoncer à toute sa vertu.
   1455 D’un conquérant si grand et d’un héros si rare
   1456 Vous faites trop longtemps un tyran, un barbare ;
   1457 Il l’est, mais seulement pour vaincre vos refus.
   1458 Soyez à lui, madame, il ne le sera plus ;
   1459 Et je tiendrai ma vie heureusement perdue,
   1460 Puisque… N’achève point un discours qui me tue,
   1461 Et ne me force point à mourir de douleur,
   1462 Avant qu’avoir pu rompre ou venger ton malheur.
   1463 Moi qui l’ai dédaigné dans son char de victoire,
   1464 Couronné de vertus encor plus que de gloire,
   1465 Magnanime, vaillant, juste, bon, généreux,
   1466 Pour m’attacher à l’ombre, au nom d’un malheureux,
   1467 Je pourrais à ta vue, aux dépens de ta vie,
   1468 épouser d’un tyran l’horreur et l’infamie,
   1469 Et trahir mon honneur, ma naissance, mon rang,
   1470 Pour baiser une main fumante de ton sang !
   1471 Ah ! Tu me connais mieux, cher époux. Non, madame,
   1472 Il ne faut point souffrir ce scrupule en votre âme.
   1473 Quand ces devoirs communs ont d’importunes lois,
   1474 La majesté du trône en dispense les rois :
   1475 Leur gloire est au-dessus des règles ordinaires,
   1476 Et cet honneur n’est beau que pour les coeurs vulgaires.
   1477 Sitôt qu’un roi vaincu tombe aux mains du vainqueur,
   1478 Il a trop mérité la dernière rigueur.
   1479 Ma mort pour Grimoald ne peut avoir de crime :
   1480 Le soin de s’affermir lui rend tout légitime.
   1481 Quand j’aurai dans ses fers cessé de respirer,
   1482 Donnez-lui votre main, sans rien considérer :
   1483 épargnez les efforts d’une impuissante haine,
   1484 Et permettez au ciel de vous faire encor reine.
   1485 épargnez-moi, seigneur, ce cruel sentiment.
   1486 Vous qui savez… Madame, achevez promptement :
   1487 Le roi, de plus en plus se rendant intraitable,
   1488 Mande vers lui ce prince, ou faux, ou véritable.
   1489 Adieu, puisqu’il le faut ; et croyez qu’un époux
   1490 A tous les sentiments qu’il doit avoir de vous.
   1491 Il voit tout votre amour et tout votre mérite ;
   1492 Et mourant sans regret, à regret il vous quitte.
   1493 Adieu, puisqu’on m’y force ; et recevez ma foi
   1494 Que l’on me verra digne et de vous et de moi.
   1495 Ne vous exposez point au même précipice.
   1496 Le ciel hait les tyrans, et nous fera justice.
   1497 Hélas ! S’il était juste, il vous aurait donné
   1498 Un plus puissant monarque, ou moins infortuné.
   1499 Quoi ? Grimoald s’obstine à perdre ainsi mon frère !
   1500 D’imposture et de fourbe il traite sa misère !
   1501 Et feignant de me rendre et son coeur et sa foi,
   1502 Il n’a point d’yeux pour lui ni d’oreilles pour moi !
   1503 Madame, n’accusez que le duc qui l’obsède :
   1504 Le mal, s’il en est cru, deviendra sans remède ;
   1505 Et si le roi suivait ses conseils violents,
   1506 Vous n’en verriez déjà que des effets sanglants.
   1507 Jadis pour Grimoald il quitta Pertharite ;
   1508 Et s’il le laisse vivre, il craint ce qu’il mérite.
   1509 Ajoutez qu’il vous aime, et veut par tous moyens
   1510 Rattacher ce vainqueur à ses derniers liens ;
   1511 Que Rodelinde à lui, par amour ou par force,
   1512 Assure entre vous deux un éternel divorce ;
   1513 Et s’il peut une fois jusque-là l’irriter,
   1514 Par force ou par amour il croit vous emporter.
   1515 Mais vous n’avez, madame, aucun sujet de crainte ;
   1516 Ce héros est à vous sans réserve et sans feinte,
   1517 Et… S’il quitte sans feinte un objet si chéri,
   1518 Sans doute au fond de l’âme il connaît son mari.
   1519 Mais s’il le connaissait, en dépit de ce traître,
   1520 Qui pourrait l’empêcher de le faire paraître ?
   1521 Sur le trône conquis il craint quelque attentat,
   1522 Et ne le méconnaît que par raison d’état.
   1523 C’est un aveuglement qu’il a cru nécessaire ;
   1524 Et comme Garibalde animait sa colère,
   1525 De ses mauvais conseils sans cesse combattu,
   1526 Il donnait lieu de craindre enfin pour sa vertu.
   1527 Mais, madame, il n’est plus en état de le croire.
   1528 Je n’ai pu voir longtemps ce péril pour sa gloire.
   1529 Quelque fruit que le duc espère en recueillir,
   1530 Je viens d’ôter au roi les moyens de faillir.
   1531 Pertharite, en un mot, n’est plus en sa puissance.
   1532 Mais ne présumez pas que j’aie eu l’imprudence
   1533 De laisser à sa fuite un libre et plein pouvoir
   1534 De se montrer au peuple et d’oser l’émouvoir.
   1535 Pour fuir en sûreté, je lui prête main-forte,
   1536 Ou plutôt je lui donne une fidèle escorte,
   1537 Qui sous cette couleur de lui servir d’appui,
   1538 Le met hors du royaume, et me répond de lui.
   1539 J’empêche ainsi le duc d’achever son ouvrage,
   1540 Et j’en donne à mon roi ma tête pour otage.
   1541 Votre bonté, madame, en prendra quelque soin.
   1542 Oui, je serai pour toi criminelle au besoin :
   1543 Je prendrai, s’il le faut, sur moi toute la faute.
   1544 Ou je connais fort mal une vertu si haute,
   1545 Ou s’il revient à soi, lui-même tout ravi
   1546 M’avouera le premier que je l’ai bien servi.
   1547 Que voulez-vous enfin, madame, que j’espère ?
   1548 Qu’ordonnez-vous de moi ? Que fais-tu de mon frère ?
   1549 Qu’ordonnes-tu de lui ? Prononce ton arrêt.
   1550 Toujours d’un imposteur prendrez-vous l’intérêt ?
   1551 Veux-tu suivre toujours le conseil tyrannique
   1552 D’un traître qui te livre à la haine publique ?
   1553 Qu’en faveur de ce fourbe à tort vous m’accusez !
   1554 Je vous offre sa grâce, et vous la refusez.
   1555 Cette offre est un supplice aux princes qu’on opprime :
   1556 Il ne faut point de grâce à qui se voit sans crime ;
   1557 Et tes yeux, malgré toi, ne te font que trop voir
   1558 Que c’est à lui d’en faire, et non d’en recevoir.
   1559 Ne t’obstine donc plus à t’aveugler toi-même :
   1560 Soit tel que je t’aimais, si tu veux que je t’aime ;
   1561 Sois tel que tu parus quand tu conquis Milan :
   1562 J’aime encor son vainqueur, mais non pas son tyran.
   1563 Rends-toi cette vertu pleine, haute, sincère,
   1564 Qui t’affermit si bien au trône de mon frère ;
   1565 Rends-lui du moins son nom, si tu me rends ton coeur.
   1566 Qui peut feindre pour lui peut feindre pour la soeur ;
   1567 Et tu ne vois en moi qu’une amante incrédule,
   1568 Quand je vois qu’avec lui ton âme dissimule.
   1569 Quitte, quitte en vrai roi les vertus des tyrans,
   1570 Et ne me cache plus un coeur que tu me rends.
   1571 Lisez-y donc vous-même : il est à vous, madame ;
   1572 Vous en voyez le trouble aussi bien que la flamme.
   1573 Sans plus me demander ce que vous connaissez,
   1574 De grâce, croyez-en tout ce que vous pensez.
   1575 C’est redoubler ensemble et mes maux et ma honte
   1576 Que de forcer ma bouche à vous en rendre conte.
   1577 Quand je n’aurais point d’yeux, chacun en a pour moi.
   1578 Garibalde lui seul a méconnu son roi ;
   1579 Et par un intérêt qu’aisément je devine,
   1580 Ce lâche, tant qu’il peut, par ma main l’assassine.
   1581 Mais que plutôt le ciel me foudroie à vos yeux,
   1582 Que je songe à répandre un sang si précieux !
   1583 Madame, cependant mettez-vous en ma place :
   1584 Si je le reconnais, que faut-il que j’en fasse ?
   1585 Le tenir dans les fers avec le nom de roi,
   1586 C’est soulever pour lui ses peuples contre moi.
   1587 Le mettre en liberté, c’est le mettre à leur tête,
   1588 Et moi-même hâter l’orage qui s’apprête.
   1589 Puis-je m’assurer d’eux et souffrir son retour ?
   1590 Puis-je occuper son trône et le voir dans ma cour ?
   1591 Un roi, quoique vaincu, garde son caractère :
   1592 Aux fidèles sujets sa vue est toujours chère ;
   1593 Au moment qu’il paraît, les plus grands conquérants,
   1594 Pour vertueux qu’ils soient, ne sont que des tyrans ;
   1595 Et dans le fond des coeurs sa présence fait naître
   1596 Un mouvement secret qui les rend à leur maître.
   1597 Ainsi mon mauvais sort a de quoi me punir
   1598 Et de le délivrer et de le retenir.
   1599 Je vois dans mes prisons sa personne enfermée
   1600 Plus à craindre pour moi qu’en tête d’une armée.
   1601 Là mon bras animé de toute ma valeur
   1602 Chercherait avec gloire à lui percer le coeur ;
   1603 Mais ici, sans défense, hélas ! Qu’en puis-je faire ?
   1604 Si je pense régner, sa mort m’est nécessaire ;
   1605 Mais soudain ma vertu s’arme si bien pour lui,
   1606 Qu’en mille bataillons il aurait moins d’appui.
   1607 Pour conserver sa vie et m’assurer l’empire,
   1608 Je fais ce que je puis à le faire dédire :
   1609 Des plus cruels tyrans j’emprunte le courroux,
   1610 Pour tirer cet aveu de la reine ou de vous ;
   1611 Mais partout je perds temps, partout même constance
   1612 Rend à tous mes efforts pareille résistance.
   1613 encor s’il ne fallait qu’éteindre ou dédaigner
   1614 En des troubles si grands la douceur de régner,
   1615 Et que pour vous aimer et ne vous point déplaire
   1616 Ce grand titre de roi ne fût pas nécessaire,
   1617 Je me vaincrais moi-même, et lui rendant l’état,
   1618 Je mettrais ma vertu dans son plus haut éclat.
   1619 Mais je vous perds, madame, en quittant la couronne ;
   1620 Puisqu’il vous faut un roi, c’est vous que j’abandonne ;
   1621 Et dans ce coeur à vous par vos yeux combattu
   1622 Tout mon amour s’oppose à toute ma vertu.
   1623 Vous pour qui je m’aveugle avec tant de lumières,
   1624 Si vous êtes sensible encore à mes prières,
   1625 Daignez servir de guide à mon aveuglement,
   1626 Et faites le destin d’un frère et d’un amant.
   1627 Mon amour de tous deux vous fait la souveraine :
   1628 Ordonnez-en vous-même, et prononcez en reine.
   1629 Je périrai content, et tout me sera doux,
   1630 Pourvu que vous croyiez que je suis tout à vous.
   1631 Que tu me connais mal, si tu connais mon frère !
   1632 Tu crois donc qu’à ce point la couronne m’est chère,
   1633 Que j’ose mépriser un comte généreux
   1634 Pour m’attacher au sort d’un tyran trop heureux ?
   1635 Aime-moi si tu veux, mais crois-moi magnanime :
   1636 Avec tout cet amour garde-moi ton estime ;
   1637 Crois-moi quelque tendresse encor pour mon vrai sang,
   1638 Qu’une haute vertu me plaît mieux qu’un haut rang,
   1639 Et que vers Gundebert je crois ton serment quitte,
   1640 Quand tu n’aurais qu’un jour régné pour Pertharite.
   1641 Milan, qui l’a vu fuir, et t’a nommé son roi,
   1642 De la haine d’un mort a dégagé ma foi.
   1643 À présent je suis libre, et comme vraie amante
   1644 Je secours malgré toi ta vertu chancelante,
   1645 Et dérobe mon frère à ta soif de régner,
   1646 Avant que tout ton coeur s’en soit laissé gagner.
   1647 Oui, j’ai brisé ses fers, j’ai corrompu ses gardes,
   1648 J’ai mis en sûreté tout ce que tu hasardes.
   1649 Il fuit, et tu n’as plus à traiter d’imposteur
   1650 De tes troubles secrets le redoutable auteur.
   1651 Il fuit, et tu n’as plus à craindre de tempête.
   1652 Secourant ta vertu, j’assure ta conquête ;
   1653 Et les soins que j’ai pris… Mais la reine survient.
   1654 Que tardez-vous, madame, et quel soin vous retient ?
   1655 Suivez de votre époux le nom, l’image, ou l’ombre ;
   1656 De ceux qui m’ont trahi croissez l’indigne nombre,
   1657 Et délivrez mes yeux, trop aisés à charmer,
   1658 Du péril de vous voir et de vous trop aimer.
   1659 Suivez : votre captif ne vous tient plus captive.
   1660 Rends-le moi donc, tyran, afin que je le suive.
   1661 À quelle indigne feinte oses-tu recourir,
   1662 De m’ouvrir sa prison quand tu l’as fait mourir !
   1663 Lâche, présumes-tu qu’un faux bruit de sa fuite
   1664 Cache de tes fureurs la barbare conduite ?
   1665 Crois-tu qu’on n’ait point d’yeux pour voir ce que tu fais,
   1666 Et jusque dans ton coeur découvrir tes forfaits ?
   1667 Madame… Eh bien ! Madame, êtes-vous sa complice ?
   1668 Vous chargez-vous pour lui de toute l’injustice ?
   1669 Et sa main qu’il vous tend vous plaît-elle à ce prix ?
   1670 Vous la vouliez tantôt teinte du sang d’un fils,
   1671 Et je puis l’accepter teinte du sang d’un frère,
   1672 Si je veux être soeur comme vous étiez mère.
   1673 Ne me reprochez point une juste fureur
   1674 Où des feux d’un tyran me réduisait l’horreur ;
   1675 Et puisque de sa foi vous êtes ressaisie,
   1676 Faites cesser l’aigreur de votre jalousie.
   1677 Ne me reprochez point des sentiments jaloux,
   1678 Quand je hais les tyrans autant ou plus que vous.
   1679 Vous pouvez les haïr quand Grimoald vous aime !
   1680 J’aime en lui sa vertu plus que son diadème ;
   1681 Et voyant quels motifs le font encore agir,
   1682 Je ne vois rien en lui qui me fasse rougir.
   1683 Rougis-en donc toi seul, toi qui caches ton crime,
   1684 Qui t’immolant un roi, dérobes ta victime,
   1685 Et d’un grand ennemi déguisant tout le sort,
   1686 Le fais fourbe en sa vie et fuir après sa mort.
   1687 De tes fausses vertus les brillantes pratiques
   1688 N’élevaient que pour toi ces tombeaux magnifiques :
   1689 C’étaient de vains éclats de générosité,
   1690 Pour rehausser ta gloire avec impunité.
   1691 Tu n’accablais son nom de tant d’honneurs funèbres
   1692 Que pour ensevelir sa mort dans les ténèbres,
   1693 Et lui tendre avec pompe un piège illustre et beau,
   1694 Pour le priver un jour des honneurs du tombeau.
   1695 Soûle-toi de son sang ; mais rends-moi ce qui reste,
   1696 Attendant ma vengeance, ou le courroux céleste,
   1697 Que je puisse… Ah ! Madame, où me réduisez-vous
   1698 Pour un fourbe qu’elle aime à nommer son époux ?
   1699 Votre pitié ne sert qu’à me couvrir de honte,
   1700 Si quand vous me l’ôtez, il m’en faut rendre conte,
   1701 Et si la cruauté de mon triste destin
   1702 De ce que vous sauvez me nomme l’assassin.
   1703 Seigneur, je crois savoir la route qu’il a prise ;
   1704 Et si sa majesté veut que je l’y conduise,
   1705 Au péril de ma tête, en moins d’une heure ou deux,
   1706 Je m’offre de la rendre à l’objet de ses voeux.
   1707 Allons, allons, madame, et souffrez que je tâche…
   1708 Ô d’un lâche tyran ministre encor plus lâche,
   1709 Qui sous un faux semblant d’un peu d’humanité
   1710 Penses contre mes pleurs faire sa sûreté !
   1711 Que ne dis-tu plutôt que ses justes alarmes
   1712 Aux yeux des bons sujets veulent cacher mes larmes,
   1713 Qu’il lui faut me bannir, de crainte que mes cris
   1714 Du peuple et de la cour n’émeuvent les esprits ?
   1715 Traître, si tu n’étais de son intelligence,
   1716 Pourrait-il refuser ta tête à sa vengeance ?
   1717 Que devient, Grimoald, que devient ton courroux ?
   1718 Tes ordres en sa garde avaient mis mon époux.
   1719 Il a brisé ses fers, il sait où va sa fuite ;
   1720 Si je le veux rejoindre, il s’offre à ma conduite ;
   1721 Et quand son sang devrait te répondre du sien,
   1722 Il te voit, il te parle, et n’appréhende rien !
   1723 Quand ce qu’il fait pour vous hasarderait ma vie,
   1724 Je ne puis le punir de vous avoir servie.
   1725 Si j’avais cependant quelque peur que vos cris
   1726 De la cour et du peuple émussent les esprits,
   1727 Sans vous prier de fuir pour finir mes alarmes,
   1728 J’aurais trop de moyens de leur cacher vos larmes.
   1729 Mais vous êtes, madame, en pleine liberté ;
   1730 Vous pouvez faire agir toute votre fierté,
   1731 Porter dans tous les coeurs ce qui règne en votre âme :
   1732 Le vainqueur du mari ne peut craindre la femme.
   1733 Mais que veut ce soldat ? Vous avertir, Seigneur,
   1734 D’un grand malheur ensemble et d’un rare bonheur.
   1735 Garibalde n’est plus, et l’imposteur infâme
   1736 Qui tranche ici du roi lui vient d’arracher l’âme ;
   1737 Mais ce même imposteur est en votre pouvoir.
   1738 Que dis-tu, malheureux ? Ce que vous allez voir.
   1739 Ô ciel ! En quel état ma fortune est réduite,
   1740 S’il ne m’est pas permis de jouir de sa fuite !
   1741 Faut-il que de nouveau mon coeur embarrassé
   1742 Ne puisse… Mais dis-nous comment tout s’est passé.
   1743 Le duc, ayant appris quelles intelligences
   1744 Dérobaient un tel fourbe à vos justes vengeances,
   1745 L’attendait à main-forte, et lui fermant le pas :
   1746 " à lui seul, nous dit-il ; mais ne le blessons pas.
   1747 Réservons tout son sang aux rigueurs des supplices,
   1748 Et laissons par pitié fuir ses lâches complices. "
   1749 Ceux qui le conduisaient, du grand nombre étonnés,
   1750 Et par mes compagnons soudain environnés,
   1751 Acceptent la plupart ce qu’on leur facilite,
   1752 Et s’écartent sans bruit de ce faux Pertharite.
   1753 Lui, que l’ordre reçu nous forçait d’épargner
   1754 Jusqu’à baisser l’épée et le trop dédaigner,
   1755 S’ouvre en son désespoir parmi nous un passage,
   1756 Jusque sur notre chef pousse toute sa rage,
   1757 Et lui plonge trois fois un poignard dans le sein,
   1758 Avant qu’aucun de nous ait pu voir son dessein.
   1759 Nos bras étaient levés pour l’en punir sur l’heure ;
   1760 Mais le duc par nos mains ne consent pas qu’il meure,
   1761 Et son dernier soupir est un ordre nouveau
   1762 De garder tout son sang à celle d’un bourreau.
   1763 Ainsi ce fugitif retombe dans sa chaîne,
   1764 Et vous pouvez, seigneur, ordonner de sa peine :
   1765 Le voici. Quel combat pour la seconde fois !
   1766 Tu me revois, tyran qui méconnais les rois ;
   1767 Et j’ai payé pour toi d’un si rare service
   1768 Celui qui rend ma tête à ta fausse justice.
   1769 Pleure, pleure ce bras qui t’a si bien servi ;
   1770 Pleure ce bon sujet que le mien t’a ravi.
   1771 Hâte-toi de venger ce ministre fidèle :
   1772 C’est toi qu’à sa vengeance en mourant il appelle.
   1773 Signale ton amour, et parois aujourd’hui,
   1774 S’il fut digne de toi, plus digne encor de lui.
   1775 Mais cesse désormais de traiter d’imposture
   1776 Les traits que sur mon front imprime la nature.
   1777 Milan m’a vu passer, et partout en passant
   1778 J’ai vu couler ses pleurs pour son prince impuissant ;
   1779 Tu lui déguiserais en vain ta tyrannie :
   1780 Pousses-en jusqu’au bout l’insolente manie ;
   1781 Et quoi que ta fureur te prescrive pour moi,
   1782 Ordonne de mes jours comme de ceux d’un roi.
   1783 Oui, tu l’es en effet, et j’ai su te connaître,
   1784 Dès le premier moment que je t’ai vu paraître.
   1785 Si j’ai fermé les yeux, si j’ai voulu gauchir,
   1786 Des maximes d’état j’ai voulu t’affranchir,
   1787 Et ne voir pas ma gloire indignement trahie
   1788 Par la nécessité de m’immoler ta vie.
   1789 De cet aveuglement les soins mystérieux
   1790 Empruntaient les dehors d’un tyran furieux,
   1791 Et forçaient ma vertu d’en souffrir l’artifice,
   1792 Pour t’arracher ton nom par l’effroi du supplice.
   1793 Mais mon dessein n’était que de t’intimider,
   1794 Ou d’obliger quelqu’un à te faire évader.
   1795 Unulphe a bien compris, en serviteur fidèle,
   1796 Ce que ma violence attendait de son zèle ;
   1797 Mais un traître pressé par d’autres intérêts
   1798 A rompu tout l’effet de mes désirs secrets.
   1799 Ta main, grâces au ciel, nous en a fait justice.
   1800 Cependant ton retour m’est un nouveau supplice ;
   1801 Car enfin que veux-tu que je fasse de toi ?
   1802 Puis-je porter ton sceptre et te traiter de roi ?
   1803 Ton peuple qui t’aimait pourra-t-il te connaître,
   1804 Et souffrir à tes yeux les lois d’un autre maître ?
   1805 Toi-même pourras-tu, sans entreprendre rien,
   1806 Me voir jusqu’au trépas possesseur de ton bien ?
   1807 Pourras-tu négliger l’occasion offerte,
   1808 Et refuser ta main ou ton ordre à ma perte ?
   1809 Si tu n’étais qu’un lâche, on aurait quelque espoir
   1810 Qu’enfin tu pourrais vivre, et ne rien émouvoir ;
   1811 Mais qui me croit tyran, et hautement me brave,
   1812 Quelque faible qu’il soit, n’a point le coeur d’esclave,
   1813 Et montre une grande âme au-dessus du malheur,
   1814 Qui manque de fortune, et non pas de valeur.
   1815 Je vois donc malgré moi ma victoire asservie
   1816 À te rendre le sceptre, ou prendre encor ta vie ;
   1817 Et plus l’ambition trouble ce grand effort,
   1818 Plus ceux de ma vertu me refusent ta mort.
   1819 Mais c’est trop retenir ma vertu prisonnière :
   1820 Je lui dois comme à toi liberté toute entière ;
   1821 Et mon ambition a beau s’en indigner,
   1822 Cette vertu triomphe, et tu t’en vas régner.
   1823 Milan, revois ton prince, et reprends ton vrai maître,
   1824 Qu’en vain pour t’aveugler j’ai voulu méconnaître ;
   1825 Et vous que d’imposteur à regret j’ai traité…
   1826 Ah ! C’est porter trop loin la générosité.
   1827 Rendez-moi Rodelinde, et gardez ma couronne,
   1828 Que pour sa liberté sans regret j’abandonne :
   1829 Avec ce cher objet tout destin m’est trop doux.
   1830 Rodelinde et Milan et mon coeur sont à vous ;
   1831 Et je vous remettrais toute la Lombardie,
   1832 Si comme dans Milan je régnais dans Pavie.
   1833 Mais vous n’ignorez pas, seigneur, que le feu roi
   1834 En fit reine Édüige ; et lui donnant ma foi,
   1835 Je promis… Si ta foi t’oblige à la défendre,
   1836 Ton exemple m’oblige encor plus à la rendre ;
   1837 Et je mériterais un nouveau changement,
   1838 Si mon coeur n’égalait celui de mon amant.
   1839 Son exemple, ma soeur, en vain vous y convie.
   1840 Avec ce grand héros je vous laisse Pavie,
   1841 Et me croirais moi-même aujourd’hui malheureux,
   1842 Si je voyais sans sceptre un bras si généreux.
   1843 Pardonnez si ma haine a trop cru l’apparence :
   1844 Je présumais beaucoup de votre violence ;
   1845 Mais je n’aurais osé, seigneur, en présumer
   1846 Que vous m’eussiez forcée enfin à vous aimer.
   1847 Vous m’avez outragé sans me faire injustice.
   1848 Qu’une amitié si ferme aujourd’hui nous unisse,
   1849 Que l’un et l’autre état en admire les noeuds,
   1850 Et doute avec raison qui règne de vous deux.
   1851 Pour en faire admirer la chaîne fortunée,
   1852 Allons mettre en éclat cette grande journée,
   1853 Et montrer à ce peuple, heureusement surpris,
   1854 Que des hautes vertus la gloire est le seul prix.