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corneille_oedipe (97424B)


      1 N’écoutez plus, madame, une pitié cruelle,
      2 Qui d’un fidèle amant vous ferait un rebelle :
      3 La gloire d’obéir n’a rien qui me soit doux,
      4 Lorsque vous m’ordonnez de m’éloigner de vous.
      5 Quelque ravage affreux qu’étale ici la peste,
      6 L’absence aux vrais amants est encor plus funeste ;
      7 Et d’un si grand péril l’image s’offre en vain,
      8 Quand ce péril douteux épargne un mal certain.
      9 Le trouvez-vous douteux quand toute votre suite
     10 Par cet affreux ravage à Phædime est réduite,
     11 De qui même le front, déjà pâle et glacé,
     12 Porte empreint le trépas dont il est menacé ?
     13 Seigneur, toutes ces morts dont il vous environne
     14 Sont des avis pressants que de grâce il vous donne,
     15 Et tant lever le bras avant que de frapper,
     16 C’est vous dire assez haut qu’il est temps d’échapper.
     17 Je le vois comme vous ; mais alors qu’il m’assiège,
     18 Vous laisse-t-il, madame, un plus grand privilège ?
     19 Ce palais par la peste est-il plus respecté ?
     20 Et l’air auprès du trône est-il moins infecté ?
     21 Ah ! Seigneur, quand l’amour tient une âme alarmée,
     22 Il l’attache aux périls de la personne aimée.
     23 Je vois aux pieds du roi chaque jour des mourants ;
     24 J’y vois tomber du ciel les oiseaux expirants ;
     25 Je me vois exposée à ces vastes misères ;
     26 J’y vois mes sœurs, la reine, et les princes mes frères :
     27 Je sais qu’en ce moment je puis les perdre tous ;
     28 Et mon cour toutefois ne tremble que pour vous,
     29 Tant de cette frayeur les profondes atteintes
     30 Repoussent fortement toutes les autres craintes !
     31 Souffrez donc que l’amour me fasse même loi,
     32 Que je tremble pour vous quand vous tremblez pour moi,
     33 Et ne m’imposez pas cette indigne faiblesse
     34 De craindre autres périls que ceux de ma princesse :
     35 J’aurais en ma faveur le courage bien bas,
     36 Si je fuyais des maux que vous ne fuyez pas.
     37 Votre exemple est pour moi la seule règle à suivre ;
     38 éviter vos périls, c’est vouloir vous survivre :
     39 Je n’ai que cette honte à craindre sous les cieux.
     40 Ici je puis mourir, mais mourir à vos yeux ;
     41 Et si malgré la mort de tous côtés errante,
     42 Le destin me réserve à vous y voir mourante,
     43 Mon bras sur moi du moins enfoncera les coups
     44 Qu’aura son insolence élevés jusqu’à vous,
     45 Et saura me soustraire à cette ignominie
     46 De souffrir après vous quelques moments de vie,
     47 Qui dans le triste état où le ciel nous réduit,
     48 Seraient de mon départ l’infâme et le seul fruit.
     49 Quoi ? Dircé par sa mort deviendrait criminelle
     50 Jusqu’à forcer Thésée à mourir après elle,
     51 Et ce cour, intrépide au milieu du danger,
     52 Se défendrait si mal d’un malheur si léger !
     53 M’immoler une vie à tous si précieuse,
     54 Ce serait rendre à tous ma mémoire odieuse,
     55 Et par toute la Grèce animer trop d’horreur
     56 Contre une ombre chérie avec tant de fureur.
     57 Ces infâmes brigands dont vous l’avez purgée,
     58 Ces ennemis publics dont vous l’avez vengée,
     59 Après votre trépas à l’envi renaissants,
     60 Pilleraient sans frayeur les peuples impuissants ;
     61 Et chacun maudirait, en les voyant paraître,
     62 La cause d’une mort qui les ferait renaître.
     63 Oserai-je, seigneur, vous dire hautement
     64 Qu’un tel excès d’amour n’est pas d’un tel amant ?
     65 S’il est vertu pour nous, que le ciel n’a formées
     66 Que pour le doux emploi d’aimer et d’être aimées,
     67 Il faut qu’en vos pareils les belles passions
     68 Ne soient que l’ornement des grandes actions.
     69 Ces hauts emportements qu’un beau feu leur inspire
     70 Doivent les élever, et non pas les détruire ;
     71 Et quelque désespoir que leur cause un trépas,
     72 Leur vertu seule a droit de faire agir leurs bras.
     73 Ces bras, que craint le crime à l’égal du tonnerre,
     74 Sont des dons que le ciel fait à toute la terre ;
     75 Et l’univers en eux perd un trop grand secours,
     76 Pour souffrir que l’amour soit maître de leurs jours.
     77 Faites voir, si je meurs, une entière tendresse ;
     78 Mais vivez après moi pour toute notre Grèce,
     79 Et laissez à l’amour conserver par pitié
     80 De ce tout désuni la plus digne moitié.
     81 Vivez pour faire vivre en tous lieux ma mémoire,
     82 Pour porter en tous lieux vos soupirs et ma gloire,
     83 Et faire partout dire : « Un si vaillant héros
     84 Au malheur de Dircé donne encor des sanglots ;
     85 Il en garde en son âme encor toute l’image,
     86 Et rend à sa chère ombre encor ce triste hommage. »
     87 Cet espoir est le seul dont j’aime à me flatter,
     88 Et l’unique douceur que je veux emporter.
     89 Ah ! Madame, vos yeux combattent vos maximes :
     90 Si j’en crois leur pouvoir, vos conseils sont des crimes.
     91 Je ne vous ferai point ce reproche odieux,
     92 Que si vous aimiez bien, vous conseilleriez mieux :
     93 Je dirai seulement qu’auprès de ma princesse
     94 Aux seuls devoirs d’amant un héros s’intéresse,
     95 Et que de l’univers fût-il le seul appui,
     96 Aimant un tel objet, il ne doit rien qu’à lui.
     97 Mais ne contestons point et sauvons l’un et l’autre :
     98 L’hymen justifiera ma retraite et la vôtre.
     99 Le roi me pourrait-il en refuser l’aveu,
    100 Si vous en avouez l’audace de mon feu ?
    101 Pourrait-il s’opposer à cette illustre envie
    102 D’assurer sur un trône une si belle vie,
    103 Et ne point consentir que des destins meilleurs
    104 Vous exilent d’ici pour commander ailleurs ?
    105 Le roi, tout roi qu’il est, seigneur, n’est pas mon maître ;
    106 Et le sang de Laïus, dont j’eus l’honneur de naître,
    107 Dispense trop mon cour de recevoir la loi
    108 D’un trône que sa mort n’a dû laisser qu’à moi.
    109 Mais comme enfin le peuple et l’hymen de ma mère
    110 Ont mis entre ses mains le sceptre de mon père,
    111 Et qu’en ayant ici toute l’autorité,
    112 Je ne puis rien pour vous contre sa volonté,
    113 Pourra-t-il trouver bon qu’on parle d’hyménée
    114 Au milieu d’une ville à périr condamnée,
    115 Où le courroux du ciel, changeant l’air en poison,
    116 Donne lieu de trembler pour toute sa maison ?
    117 Madame. Adieu, seigneur : la reine, qui m’appelle,
    118 M’oblige à vous quitter pour me rendre auprès d’elle ;
    119 et d’ailleurs le roi vient. Que ferai-je ? Parlez.
    120 Je ne puis plus vouloir que ce que vous voulez.
    121 Au milieu des malheurs que le ciel nous envoie,
    122 Prince, nous croiriez-vous capables d’une joie,
    123 Et que nous voyant tous sur les bords du tombeau,
    124 Nous pussions d’un hymen allumer le flambeau ?
    125 C’est choquer la raison peut-être et la nature ;
    126 Mais mon âme en secret s’en forme un doux augure
    127 Que Delphes, dont j’attends réponse en ce moment,
    128 M’enverra de nos maux le plein soulagement.
    129 Seigneur, si j’avais cru que parmi tant de larmes
    130 La douceur d’un hymen pût avoir quelques charmes,
    131 Que vous en eussiez pu supporter le dessein,
    132 Je vous aurais fait voir un beau feu dans mon sein,
    133 Et tâché d’obtenir cet aveu favorable
    134 Qui peut faire un heureux d’un amant misérable.
    135 Je l’avais bien jugé, qu’un intérêt d’amour
    136 Fermait ici vos yeux aux périls de ma cour ;
    137 Mais je croirais me faire à moi-même un outrage
    138 Si je vous obligeais d’y tarder davantage,
    139 Et si trop de lenteur à seconder vos feux
    140 Hasardait plus longtemps un cour si généreux.
    141 Le mien sera ravi que de si nobles chaînes
    142 Unissent les états de Thèbes et d’Athènes.
    143 Vous n’avez qu’à parler, vos vœux sont exaucés :
    144 Nommez ce cher objet, grand prince, et c’est assez.
    145 Un gendre tel que vous m’est plus qu’un nouveau trône,
    146 Et vous pouvez choisir d’Ismène ou d’Antigone ;
    147 Car je n’ose penser que le fils d’un grand roi,
    148 Un si fameux héros, aime ailleurs que chez moi,
    149 Et qu’il veuille en ma cour, au mépris de mes filles,
    150 Honorer de sa main de communes familles.
    151 Seigneur, il est tout vrai : j’aime en votre palais ;
    152 Chez vous est la beauté qui fait tous mes souhaits.
    153 Vous l’aimez à l’égal d’Antigone et d’Ismène ;
    154 Elle tient même rang chez vous et chez la reine ;
    155 En un mot, c’est leur sœur, la princesse Dircé,
    156 dont les yeux… Quoi ? Ses yeux, prince, vous ont blessé ?
    157 Je suis fâché pour vous que la reine sa mère
    158 Ait su vous prévenir pour un fils de son frère.
    159 Ma parole est donnée, et je n’y puis plus rien ;
    160 Mais je crois qu’après tout ses sœurs la valent bien.
    161 Antigone est parfaite, Ismène est admirable ;
    162 Dircé, si vous voulez, n’a rien de comparable :
    163 Elles sont l’une et l’autre un chef-d’œuvre des cieux ;
    164 Mais où le cour est pris on charme en vain les yeux.
    165 Si vous avez aimé, vous avez su connaître
    166 Que l’amour de son choix veut être le seul maître ;
    167 Que s’il ne choisit pas toujours le plus parfait,
    168 Il attache du moins les cours au choix qu’il fait ;
    169 Et qu’entre cent beautés dignes de notre hommage,
    170 Celle qu’il nous choisit plaît toujours davantage.
    171 Ce n’est pas offenser deux si charmantes sœurs,
    172 Que voir en leur aînée aussi quelques douceurs.
    173 J’avouerai, s’il le faut, que c’est un pur caprice,
    174 Un pur aveuglement qui leur fait injustice ;
    175 Mais ce serait trahir tout ce que je leur doi,
    176 Que leur promettre un cour quand il n’est plus à moi.
    177 Mais c’est m’offenser, moi, prince, que de prétendre
    178 À des honneurs plus hauts que le nom de mon gendre.
    179 Je veux toutefois être encor de vos amis ;
    180 Mais ne demandez plus un bien que j’ai promis.
    181 Je vous l’ai déjà dit, que pour cet hyménée
    182 Aux vœux du prince Æmon ma parole est donnée.
    183 Vous avez attendu trop tard à m’en parler,
    184 Et je vous offre assez de quoi vous consoler.
    185 La parole des rois doit être inviolable.
    186 Elle est toujours sacrée et toujours adorable ;
    187 Mais ils ne sont jamais esclaves de leur voix,
    188 Et le plus puissant roi doit quelque chose aux rois.
    189 Retirer sa parole à leur juste prière,
    190 C’est honorer en eux son propre caractère ;
    191 Et si le prince Æmon ose encor vous parler,
    192 Vous lui pouvez offrir de quoi se consoler.
    193 Quoi ? Prince, quand les dieux tiennent en main leur foudre,
    194 Qu’ils ont le bras levé pour nous réduire en poudre,
    195 J’oserai violer un serment solennel,
    196 Dont j’ai pris à témoin leur pouvoir éternel ?
    197 C’est pour un grand monarque un peu bien du scrupule.
    198 C’est en votre faveur être un peu bien crédule
    199 De présumer qu’un roi, pour contenter vos yeux,
    200 Veuille pour ennemis les hommes et les dieux.
    201 Je n’ai qu’un mot à dire après un si grand zèle :
    202 Quand vous donnez Dircé, Dircé se donne-t-elle ?
    203 Elle sait son devoir. Savez-vous quel il est ?
    204 L’aurait-elle réglé suivant votre intérêt ?
    205 À me désobéir l’auriez-vous résolue ?
    206 Non, je respecte trop la puissance absolue ;
    207 Mais lorsque vous voudrez sans elle en disposer,
    208 N’aura-t-elle aucun droit, seigneur, de s’excuser ?
    209 Le temps vous fera voir ce que c’est qu’une excuse.
    210 Le temps me fera voir jusques où je m’abuse ;
    211 Et ce sera lui seul qui saura m’éclaircir
    212 De ce que pour Æmon vous ferez réussir.
    213 Je porte peu d’envie à sa bonne fortune ;
    214 Mais je commence à voir que je vous importune.
    215 Adieu : faites, seigneur, de grâce un juste choix ;
    216 Et si vous êtes roi, considérez les rois.
    217 Si je suis roi, Cléante ! Et que me croit-il être ?
    218 Cet amant de Dircé déjà me parle en maître !
    219 Vois, vois ce qu’il ferait s’il était son époux.
    220 Seigneur, vous avez lieu d’en être un peu jaloux.
    221 Cette princesse est fière ; et comme sa naissance
    222 Croit avoir quelque droit à la toute-puissance,
    223 Tout est au-dessous d’elle, à moins que de régner,
    224 Et sans doute qu’Æmon s’en verra dédaigner.
    225 Le sang a peu de droits dans le sexe imbécile ;
    226 Mais c’est un grand prétexte à troubler une ville ;
    227 Et lorsqu’un tel orgueil se fait un fort appui,
    228 Le roi le plus puissant doit tout craindre de lui.
    229 Toi qui, né dans Argos et nourri dans Mycènes,
    230 Peux être mal instruit de nos secrètes haines,
    231 Vois-les jusqu’en leur source, et juge entre elle et moi
    232 Si je règne sans titre, et si j’agis en roi.
    233 On t’a parlé du Sphinx, dont l’énigme funeste
    234 Ouvrit plus de tombeaux que n’en ouvre la peste,
    235 Ce monstre à voix humaine, aigle, femme et lion,
    236 Se campait fièrement sur le mont Cythéron,
    237 D’où chaque jour ici devait fondre sa rage,
    238 À moins qu’on éclaircît un si sombre nuage.
    239 Ne porter qu’un faux jour dans son obscurité,
    240 C’était de ce prodige enfler la cruauté ;
    241 Et les membres épars des mauvais interprètes
    242 Ne laissaient dans ces murs que des bouches muettes.
    243 Mais comme aux grands périls le salaire enhardit,
    244 Le peuple offre le sceptre, et la reine son lit ;
    245 De cent cruelles morts cette offre est tôt suivie :
    246 J’arrive, je l’apprends, j’y hasarde ma vie.
    247 Au pied du roc affreux semé d’os blanchissants,
    248 Je demande l’énigme et j’en cherche le sens ;
    249 Et ce qu’aucun mortel n’avait encor pu faire,
    250 J’en dévoile l’image et perce le mystère.
    251 Le monstre, furieux de se voir entendu,
    252 Venge aussitôt sur lui tant de sang répandu,
    253 Du roc s’élance en bas, et s’écrase lui-même.
    254 La reine tint parole, et j’eus le diadème.
    255 Dircé fournissait lors à peine un lustre entier,
    256 Et me vit sur le trône avec un œil altier.
    257 J’en vis frémir son cour, j’en vis couler ses larmes ;
    258 J’en pris pour l’avenir dès lors quelques alarmes ;
    259 Et si l’âge en secret a pu la révolter,
    260 Vois ce que mon départ n’en doit point redouter.
    261 La mort du roi mon père à Corinthe m’appelle ;
    262 J’en attends aujourd’hui la funeste nouvelle,
    263 Et je hasarde tout à quitter les Thébains,
    264 Sans mettre ce dépôt en de fidèles mains.
    265 Æmon serait pour moi digne de la princesse :
    266 S’il a de la naissance, il a quelque faiblesse ;
    267 Et le peuple du moins pourrait se partager,
    268 Si dans quelque attentat il osait l’engager ;
    269 Mais un prince voisin, tel que tu vois Thésée,
    270 Ferait de ma couronne une conquête aisée,
    271 Si d’un pareil hymen le dangereux lien
    272 Armait pour lui son peuple et soulevait le mien.
    273 Athènes est trop proche, et durant une absence
    274 L’occasion qui flatte anime l’espérance ;
    275 Et quand tous mes sujets me garderaient leur foi,
    276 Désolés comme ils sont, que pourraient-ils pour moi ?
    277 La reine a pris le soin d’en parler à sa fille.
    278 Æmon est de son sang, et chef de sa famille ;
    279 Et l’amour d’une mère a souvent plus d’effet
    280 Que n’ont… Mais la voici ; sachons ce qu’elle a fait.
    281 J’ai perdu temps, seigneur ; et cette âme embrasée
    282 Met trop de différence entre Æmon et Thésée.
    283 Aussi je l’avouerai, bien que l’un soit mon sang,
    284 Leur mérite diffère encor plus que leur rang ;
    285 Et l’on a peu d’éclat auprès d’une personne
    286 Qui joint à de hauts faits celui d’une couronne.
    287 Thésée est donc, madame, un dangereux rival ?
    288 Æmon est fort à plaindre, ou je devine mal.
    289 J’ai tout mis en usage auprès de la princesse :
    290 Conseil, autorité, reproche, amour, tendresse ;
    291 J’en ai tiré des pleurs, arraché des soupirs,
    292 Et n’ai pu de son cour ébranler les désirs.
    293 J’ai poussé le dépit de m’en voir séparée
    294 Jusques à la nommer fille dénaturée.
    295 "Le sang royal n’a point ces bas attachements
    296 Qui font les déplaisirs de ces éloignements,
    297 Et les âmes, dit-elle, au trône destinées
    298 Ne doivent aux parents que les jeunes années."
    299 Et ces mots ont soudain calmé votre courroux ?
    300 Pour les justifier elle ne veut que vous :
    301 Votre exemple lui prête une preuve assez claire
    302 Que le trône est plus doux que le sein d’une mère.
    303 Pour régner en ces lieux vous avez tout quitté.
    304 Mon exemple et sa faute ont peu d’égalité.
    305 C’est loin de ses parents qu’un homme apprend à vivre.
    306 Hercule m’a donné ce grand exemple à suivre,
    307 Et c’est pour l’imiter que par tous nos climats
    308 J’ai cherché comme lui la gloire et les combats.
    309 Mais bien que la pudeur par des ordres contraires
    310 Attache de plus près les filles à leurs mères,
    311 La vôtre aime une audace où vous la soutenez.
    312 Je la condamnerai, si vous la condamnez ;
    313 Mais à parler sans fard, si j’étais en sa place,
    314 J’en userais comme elle et j’aurais même audace ;
    315 Et vous-même, seigneur, après tout, dites-moi,
    316 La condamneriez-vous si vous n’étiez son roi ?
    317 Si je condamne en roi son amour ou sa haine,
    318 Vous devez comme moi les condamner en reine.
    319 Je suis reine, seigneur, mais je suis mère aussi :
    320 Aux miens, comme à l’état, je dois quelque souci.
    321 Je sépare Dircé de la cause publique ;
    322 Je vois qu’ainsi que vous elle a sa politique :
    323 Comme vous agissez en monarque prudent,
    324 Elle agit de sa part en cour indépendant,
    325 En amante à bon titre, en princesse avisée,
    326 Qui mérite ce trône où l’appelle Thésée.
    327 Je ne puis vous flatter, et croirais vous trahir,
    328 Si je vous promettais qu’elle pût obéir.
    329 Pourrait-on mieux défendre un esprit si rebelle ?
    330 Parlons-en comme il faut : nous nous aimons plus qu’elle ;
    331 Et c’est trop nous aimer que voir d’un œil jaloux
    332 Qu’elle nous rend le change, et s’aime plus que nous.
    333 Un peu trop de lumière à nos désirs s’oppose.
    334 Peut-être avec le temps nous pourrions quelque chose ;
    335 Mais n’espérons jamais qu’on change en moins d’un jour,
    336 Quand la raison soutient le parti de l’amour.
    337 Souscrivons donc, madame, à tout ce qu’elle ordonne :
    338 Couronnons cet amour de ma propre couronne ;
    339 Cédons de bonne grâce, et d’un esprit content
    340 Remettons à Dircé tout ce qu’elle prétend.
    341 À mon ambition Corinthe peut suffire,
    342 Et pour les plus grands cours c’est assez d’un empire.
    343 Mais vous souvenez-vous que vous avez deux fils
    344 Que le courroux du ciel a fait naître ennemis,
    345 Et qu’il vous en faut craindre un exemple barbare,
    346 À moins que pour régner leur destin les sépare ?
    347 Je ne vois rien encor fort à craindre pour eux :
    348 Dircé les aime en sœur, Thésée est généreux ;
    349 Et si pour un grand cour c’est assez d’un empire,
    350 À son ambition Athènes doit suffire.
    351 Vous mettez une borne à cette ambition !
    352 J’en prends, quoi qu’il en soit, peu d’appréhension ;
    353 Et Thèbes et Corinthe ont des bras comme Athènes.
    354 Mais nous touchons peut-être à la fin de nos peines :
    355 Dymas est de retour, et Delphes a parlé.
    356 Que son visage montre un esprit désolé !
    357 Eh bien ! Quand verrons-nous finir notre infortune ?
    358 Qu’apportez-vous, Dymas ? Quelle réponse ? Aucune.
    359 Quoi ? Les dieux sont muets ? Ils sont muets et sourds.
    360 Nous avons par trois fois imploré leur secours,
    361 Par trois fois redoublé nos vœux et nos offrandes :
    362 Ils n’ont pas daigné même écouter nos demandes.
    363 À peine parlions-nous, qu’un murmure confus
    364 Sortant du fond de l’antre expliquait leur refus ;
    365 Et cent voix tout à coup, sans être articulées,
    366 Dans une nuit subite à nos soupirs mêlées,
    367 Faisaient avec horreur soudain connaître à tous
    368 Qu’ils n’avaient plus ni d’yeux ni d’oreilles pour nous.
    369 Ah ! Madame. Ah ! Seigneur, que marque un tel silence ?
    370 Que pourrait-il marquer qu’une juste vengeance ?
    371 Les dieux, qui tôt ou tard savent se ressentir,
    372 Dédaignent de répondre à qui les fait mentir.
    373 Ce fils dont ils avaient prédit les aventures,
    374 Exposé par votre ordre, a trompé leurs augures ;
    375 Et ce sang innocent, et ces dieux irrités,
    376 Se vengent maintenant de vos impiétés.
    377 Devions-nous l’exposer à son destin funeste,
    378 Pour le voir parricide et pour le voir inceste ?
    379 Et des crimes si noirs étouffés au berceau
    380 Auraient-ils su pour moi faire un crime nouveau ?
    381 Non, non : de tant de maux Thèbes n’est assiégée
    382 Que pour la mort du roi, que l’on n’a pas vengée ;
    383 Son ombre incessamment me frappe encor les yeux ;
    384 Je l’entends murmurer à toute heure, en tous lieux,
    385 Et se plaindre en mon cour de cette ignominie
    386 Qu’imprime à son grand nom cette mort impunie.
    387 Pourrions-nous en punir des brigands inconnus,
    388 Que peut-être jamais en ces lieux on n’a vus ?
    389 Si vous m’avez dit vrai, peut-être ai-je moi-même
    390 Sur trois de ces brigands vengé le diadème ;
    391 Au lieu même, au temps même, attaqué seul par trois,
    392 J’en laissai deux sans vie, et mis l’autre aux abois.
    393 Mais ne négligeons rien, et du royaume sombre
    394 Faisons par Tirésie évoquer sa grande ombre.
    395 Puisque le ciel se tait, consultons les enfers :
    396 Sachons à qui de nous sont dûs les maux soufferts ;
    397 Sachons-en, s’il se peut, la cause et le remède :
    398 Allons tout de ce pas réclamer tous son aide.
    399 J’irai revoir Corinthe avec moins de souci,
    400 Si je laisse plein calme et pleine joie ici.
    401 Je ne le cèle point, cette hauteur m’étonne.
    402 Æmon a du mérite, on chérit sa personne ;
    403 Il est prince, et de plus étant offert par moi…
    404 Je vous ai déjà dit, seigneur, qu’il n’est pas roi.
    405 Son hymen toutefois ne vous fait point descendre :
    406 S’il n’est pas dans le trône, il a droit d’y prétendre ;
    407 Et comme il est sorti de même sang que vous,
    408 Je crois vous faire honneur d’en faire votre époux.
    409 Vous pouvez donc sans honte en faire votre gendre :
    410 Mes sœurs en l’épousant n’auront point à descendre ;
    411 Mais pour moi, vous savez qu’il est ailleurs des rois,
    412 Et même en votre cour, dont je puis faire choix.
    413 Vous le pouvez, madame, et n’en voudrez pas faire
    414 Sans en prendre mon ordre et celui d’une mère.
    415 Pour la reine, il est vrai qu’en cette qualité
    416 Le sang peut lui devoir quelque civilité :
    417 Je m’en suis acquittée, et ne puis bien comprendre,
    418 étant ce que je suis, quel ordre je dois prendre.
    419 Celui qu’un vrai devoir prend des fronts couronnés,
    420 Lorsqu’on tient auprès d’eux le rang que vous tenez.
    421 Je pense être ici roi. Je sais ce que vous êtes ;
    422 Mais si vous me comptez au rang de vos sujettes,
    423 Je ne sais si celui qu’on vous a pu donner
    424 Vous asservit un front qu’on a dû couronner.
    425 Seigneur, quoi qu’il en soit, j’ai fait choix de Thésée ;
    426 Je me suis à ce choix moi-même autorisée.
    427 J’ai pris l’occasion que m’ont faite les dieux
    428 De fuir l’aspect d’un trône où vous blessez mes yeux,
    429 Et de vous épargner cet importun ombrage
    430 Qu’à des rois comme vous peut donner mon visage.
    431 Le choix d’un si grand prince est bien digne de vous,
    432 Et je l’estime trop pour en être jaloux ;
    433 Mais le peuple au milieu des colères célestes
    434 Aime encor de Laïus les adorables restes,
    435 Et ne pourra souffrir qu’on lui vienne arracher
    436 Ces gages d’un grand roi qu’il tint jadis si cher.
    437 De l’air dont jusqu’ici ce peuple m’a traitée,
    438 Je dois craindre fort peu de m’en voir regrettée.
    439 S’il eût eu pour son roi quelque ombre d’amitié,
    440 Si mon sexe ou mon âge eût ému sa pitié,
    441 Il n’aurait jamais eu cette lâche faiblesse
    442 De livrer en vos mains l’état et sa princesse,
    443 Et me verra toujours éloigner sans regret,
    444 Puisque c’est l’affranchir d’un reproche secret.
    445 Quel reproche secret lui fait votre présence ?
    446 Et quel crime a commis cette reconnaissance
    447 Qui par un sentiment et juste et relevé
    448 L’a consacré lui-même à qui l’a conservé ?
    449 Si vous aviez du Sphinx vu le sanglant ravage…
    450 Je puis dire, seigneur, que j’ai vu davantage :
    451 J’ai vu ce peuple ingrat que l’énigme surprit
    452 Vous payer assez bien d’avoir eu de l’esprit.
    453 Il pouvait toutefois avec quelque justice
    454 Prendre sur lui le prix d’un si rare service ;
    455 Mais quoiqu’il ait osé vous payer de mon bien,
    456 En vous faisant son roi, vous a-t-il fait le mien ?
    457 En se donnant à vous, eut-il droit de me vendre ?
    458 Ah ! C’est trop me forcer, madame, à vous entendre.
    459 La jalouse fierté qui vous enfle le cœur
    460 Me regarde toujours comme un usurpateur :
    461 Vous voulez ignorer cette juste maxime,
    462 Que le dernier besoin peut faire un roi sans crime,
    463 Qu’un peuple sans défense et réduit aux abois…
    464 Le peuple est trop heureux quand il meurt pour ses rois.
    465 Mais, seigneur, la matière est un peu délicate ;
    466 Vous pouvez vous flatter, peut-être je me flatte.
    467 Sans rien approfondir, parlons à cour ouvert.
    468 Vous régnez en ma place, et les dieux l’ont souffert :
    469 Je dis plus, ils vous ont saisi de ma couronne.
    470 Je n’en murmure point, comme eux je vous la donne ;
    471 J’oublierai qu’à moi seule ils devaient la garder ;
    472 Mais si vous attentez jusqu’à me commander,
    473 Jusqu’à prendre sur moi quelque pouvoir de maître,
    474 Je me souviendrai lors de ce que je dois être ;
    475 Et si je ne le suis pour vous faire la loi,
    476 Je le serai du moins pour me choisir un roi.
    477 Après cela, seigneur, je n’ai rien à vous dire :
    478 J’ai fait choix de Thésée, et ce mot doit suffire.
    479 Et je veux à mon tour, madame, à cour ouvert,
    480 Vous apprendre en deux mots que ce grand choix vous perd,
    481 Qu’il vous remplit le cour d’une attente frivole,
    482 Qu’au prince Æmon pour vous j’ai donné ma parole,
    483 Que je perdrai le sceptre, ou saurai la tenir.
    484 Puissent, si je la romps, tous les dieux m’en punir !
    485 Puisse de plus de maux m’accabler leur colère
    486 Qu’Apollon n’en prédit jadis pour votre frère !
    487 N’insultez point au sort d’un enfant malheureux,
    488 Et faites des serments qui soient plus généreux.
    489 On ne sait pas toujours ce qu’un serment hasarde ;
    490 Et vous ne voyez pas ce que le ciel vous garde.
    491 On se hasarde à tout quand un serment est fait.
    492 Ce n’est pas de vous seul que dépend son effet.
    493 Je suis roi, je puis tout. Je puis fort peu de chose ;
    494 Mais enfin de mon cour moi seule je dispose,
    495 Et jamais sur ce cour on n’avancera rien
    496 Qu’en me donnant un sceptre, ou me rendant le mien.
    497 Il est quelques moyens de vous faire dédire.
    498 Il en est de braver le plus injuste empire ;
    499 Et de quoi qu’on menace en de tels différends,
    500 Qui ne craint point la mort ne craint point les tyrans.
    501 Ce mot m’est échappé, je n’en fais point d’excuse ;
    502 J’en ferai, si le temps m’apprend que je m’abuse.
    503 Rendez-vous cependant maître de tout mon sort ;
    504 Mais n’offrez à mon choix que Thésée ou la mort.
    505 On pourra vous guérir de cette frénésie.
    506 Mais il faut aller voir ce qu’a fait Tirésie :
    507 Nous saurons au retour encor vos volontés.
    508 Allez savoir de lui ce que vous méritez.
    509 Mégare, que dis-tu de cette violence ?
    510 Après s’être emparé des droits de ma naissance,
    511 Sa haine opiniâtre à croître mes malheurs
    512 M’ose encore envier ce qui me vient d’ailleurs.
    513 Elle empêche le ciel de m’être enfin propice,
    514 De réparer vers moi ce qu’il eut d’injustice,
    515 Et veut lier les mains au destin adouci
    516 Qui m’offre en d’autres lieux ce qu’on me vole ici.
    517 Madame, je ne sais ce que je dois vous dire :
    518 La raison vous anime, et l’amour vous inspire ;
    519 Mais je crains qu’il n’éclate un peu plus qu’il ne faut,
    520 Et que cette raison ne parle un peu trop haut.
    521 Je crains qu’elle n’irrite un peu trop la colère
    522 D’un roi qui jusqu’ici vous a traitée en père,
    523 Et qui vous a rendu tant de preuves d’amour,
    524 Qu’il espère de vous quelque chose à son tour.
    525 S’il a cru m’éblouir par de fausses caresses,
    526 J’ai vu sa politique en former les tendresses ;
    527 Et ces amusements de ma captivité
    528 Ne me font rien devoir à qui m’a tout ôté.
    529 Vous voyez que d’Æmon il a pris la querelle,
    530 qu’il l’estime, chérit. Politique nouvelle.
    531 Mais comment pour Thésée en viendrez-vous à bout ?
    532 Il le méprise, hait. Politique partout.
    533 Si la flamme d’Æmon en est favorisée,
    534 Ce n’est pas qu’il l’estime, ou méprise Thésée ;
    535 C’est qu’il craint dans son cour que le droit souverain
    536 (Car enfin il m’est dû) ne tombe en bonne main.
    537 Comme il connaît le mien, sa peur de me voir reine
    538 Dispense à mes amants sa faveur ou sa haine,
    539 Et traiterait ce prince ainsi que ce héros,
    540 S’il portait la couronne ou de Sparte ou d’Argos.
    541 Si vous en jugez bien, que vous êtes à plaindre !
    542 Il fera de l’éclat, il voudra me contraindre ;
    543 Mais quoi qu’il me prépare à souffrir dans sa cour,
    544 Il éteindra ma vie avant que mon amour.
    545 Espérons que le ciel vous rendra plus heureuse.
    546 Cependant je vous trouve assez peu curieuse :
    547 Tout le peuple, accablé de mortelles douleurs,
    548 Court voir ce que Laïus dira de nos malheurs ;
    549 Et vous ne suivez point le roi chez Tirésie,
    550 Pour savoir ce qu’en juge une ombre si chérie ?
    551 J’ai tant d’autres sujets de me plaindre de lui,
    552 Que je fermais les yeux à ce nouvel ennui.
    553 Il aurait fait trop peu de menacer la fille,
    554 Il faut qu’il soit tyran de toute la famille,
    555 Qu’il porte sa fureur jusqu’aux âmes sans corps,
    556 Et trouble insolemment jusqu’aux cendres des morts.
    557 Mais ces mânes sacrés qu’il arrache au silence
    558 Se vengeront sur lui de cette violence ;
    559 Et les dieux des enfers, justement irrités,
    560 Puniront l’attentat de ses impiétés.
    561 Nous ne savons pas bien comme agit l’autre monde ;
    562 Il n’est point d’œil perçant dans cette nuit profonde ;
    563 Et quand les dieux vengeurs laissent tomber leur bras,
    564 Il tombe assez souvent sur qui n’y pense pas.
    565 Dût leur décret fatal me choisir pour victime,
    566 Si j’ai part au courroux, je n’en veux point au crime :
    567 Je veux m’offrir sans tache à leur bras tout-puissant,
    568 Et n’avoir à verser que du sang innocent.
    569 Ah ! Madame, il en faut de la même innocence
    570 Pour apaiser du ciel l’implacable vengeance ;
    571 Il faut une victime et pure et d’un tel rang,
    572 Que chacun la voudrait racheter de son sang.
    573 Nérine, que dis-tu ? Serait-ce bien la reine ?
    574 Le ciel ferait-il choix d’Antigone, ou d’Ismène ?
    575 Voudrait-il Étéocle, ou Polynice, ou moi ?
    576 Car tu me dis assez que ce n’est pas le roi ;
    577 Et si le ciel demande une victime pure,
    578 Appréhender pour lui, c’est lui faire une injure.
    579 Serait-ce enfin Thésée ? Hélas ! Si c’était lui…
    580 Mais nomme, et dis quel sang le ciel veut aujourd’hui.
    581 L’ombre du grand Laïus, qui lui sert d’interprète,
    582 De honte ou de dépit sur ce nom est muette ;
    583 Je n’ose vous nommer ce qu’elle nous a tu ;
    584 Mais, préparez, madame, une haute vertu :
    585 Prêtez à ce récit une âme généreuse,
    586 Et vous-même jugez si la chose est douteuse.
    587 Ah ! Ce sera Thésée, ou la reine. Écoutez,
    588 Et tâchez d’y trouver quelques obscurités.
    589 Tirésie a longtemps perdu ses sacrifices
    590 Sans trouver ni les dieux ni les ombres propices ;
    591 Et celle de Laïus évoqué par son nom
    592 S’obstinait au silence aussi bien qu’Apollon.
    593 Mais la reine en la place à peine est arrivée,
    594 Qu’une épaisse vapeur s’est du temple élevée,
    595 D’où cette ombre aussitôt sortant jusqu’en plein jour
    596 A surpris tous les yeux du peuple et de la cour.
    597 L’impérieux orgueil de son regard sévère
    598 Sur son visage pâle avait peint la colère ;
    599 Tout menaçait en elle, et des restes de sang
    600 Par un prodige affreux lui dégouttaient du flanc.
    601 À ce terrible aspect la reine s’est troublée,
    602 La frayeur a couru dans toute l’assemblée,
    603 Et de vos deux amants j’ai vu les cours glacés
    604 À ces funestes mots que l’ombre a prononcés :
    605 Ces mots dans tous les cours redoublent les alarmes ;
    606 L’ombre, qui disparaît, laisse la reine en larmes,
    607 Thésée au désespoir, Æmon tout hors de lui ;
    608 Le roi même arrivant partage leur ennui ;
    609 Et d’une voix commune ils refusent une aide
    610 Qui fait trouver le mal plus doux que le remède.
    611 Peut-être craignent-ils que mon cour révolté
    612 Ne leur refuse un sang qu’ils n’ont pas mérité ;
    613 Mais ma flamme à la mort m’avait trop résolue,
    614 Pour ne pas y courir quand les dieux l’ont voulue.
    615 Tu m’as fait sans raison concevoir de l’effroi ;
    616 Je n’ai point dû trembler, s’ils ne veulent que moi.
    617 Ils m’ouvrent une porte à sortir d’esclavage,
    618 Que tient trop précieuse un généreux courage :
    619 Mourir pour sa patrie est un sort plein d’appas
    620 Pour quiconque à des fers préfère le trépas.
    621 Admire, peuple ingrat, qui m’as déshéritée,
    622 Quelle vengeance en prend ta princesse irritée,
    623 Et connais dans la fin de tes longs déplaisirs
    624 Ta véritable reine à ses derniers soupirs.
    625 Vois comme à tes malheurs je suis toute asservie :
    626 L’un m’a coûté mon trône, et l’autre veut ma vie.
    627 Tu t’es sauvé du Sphinx aux dépens de mon rang ;
    628 Sauve-toi de la peste aux dépens de mon sang.
    629 Mais après avoir vu dans la fin de ta peine
    630 Que pour toi le trépas semble doux à ta reine,
    631 Fais-toi de son exemple une adorable loi :
    632 Il est encor plus doux de mourir pour son roi.
    633 Madame, aurait-on cru que cette ombre d’un père,
    634 D’un roi dont vous tenez la mémoire si chère,
    635 Dans votre injuste perte eût pris tant d’intérêt
    636 Qu’elle vînt elle-même en prononcer l’arrêt ?
    637 N’appelle point injuste un trépas légitime :
    638 Si j’ai causé sa mort, puis-je vivre sans crime ?
    639 Vous, madame ? Oui, Nérine ; et tu l’as pu savoir.
    640 L’amour qu’il me portait eut sur lui tel pouvoir,
    641 Qu’il voulut sur mon sort faire parler l’oracle ;
    642 Mais comme à ce dessein la reine mit obstacle,
    643 De peur que cette voix des destins ennemis
    644 Ne fût aussi funeste à la fille qu’au fils,
    645 Il se déroba d’elle, ou plutôt prit la fuite,
    646 Sans vouloir que Phorbas et Nicandre pour suite.
    647 Hélas ! Sur le chemin il fut assassiné.
    648 Ainsi se vit pour moi son destin terminé ;
    649 ainsi j’en fus la cause. Oui, mais trop innocente
    650 Pour vous faire un supplice où la raison consente ;
    651 Et jamais des tyrans les plus barbares lois…
    652 Mégare, tu sais mal ce que l’on doit aux rois.
    653 Un sang si précieux ne saurait se répandre
    654 Qu’à l’innocente cause on n’ait droit de s’en prendre ;
    655 Et de quelque façon que finisse leur sort,
    656 On n’est point innocent quand on cause leur mort.
    657 C’est ce crime impuni qui demande un supplice ;
    658 C’est par là que mon père a part au sacrifice ;
    659 C’est ainsi qu’un trépas qui me comble d’honneur
    660 Assure sa vengeance et fait votre bonheur,
    661 Et que tout l’avenir chérira la mémoire
    662 D’un châtiment si juste où brille tant de gloire.
    663 Mais que vois-je ? Ah ! Seigneur, quels que soient vos ennuis,
    664 Que venez-vous me dire en l’état où je suis ?
    665 Je viens prendre de vous l’ordre qu’il me faut suivre ;
    666 Mourir, s’il faut mourir, et vivre, s’il faut vivre.
    667 Ne perdez point d’efforts à m’arrêter au jour :
    668 laissez faire l’honneur. Laissez agir l’amour.
    669 Vivez, prince ; vivez. Vivez donc, ma princesse.
    670 Ne me ravalez point jusqu’à cette bassesse.
    671 Retarder mon trépas, c’est faire tout périr :
    672 tout meurt, si je ne meurs. Laissez-moi donc mourir.
    673 Hélas ! Qu’osez-vous dire ? Hélas ! Qu’allez-vous faire ?
    674 Finir les maux publics, obéir à mon père,
    675 sauver tous mes sujets. Par quelle injuste loi
    676 Faut-il les sauver tous pour ne perdre que moi ?
    677 Eux dont le cour ingrat porte les justes peines
    678 D’un rebelle mépris qu’ils ont fait de vos chaînes,
    679 Qui dans les mains d’un autre ont mis tout votre bien !
    680 Leur devoir violé doit-il rompre le mien ?
    681 Les exemples abjects de ces petites âmes
    682 Règlent-ils de leurs rois les glorieuses trames ?
    683 Et quel fruit un grand cour pourrait-il recueillir
    684 À recevoir du peuple un exemple à faillir ?
    685 Non, non : s’il m’en faut un, je ne veux que le vôtre ;
    686 L’amour que j’ai pour vous n’en reçoit aucun autre.
    687 Pour le bonheur public n’avez-vous pas toujours
    688 Prodigué votre sang et hasardé vos jours ?
    689 Quand vous avez défait le Minotaure en Crète,
    690 Quand vous avez puni Damaste et Périphète,
    691 Sinnis, Phaea, Sciron, que faisiez-vous, seigneur,
    692 Que chercher à périr pour le commun bonheur ?
    693 Souffrez que pour la gloire une chaleur égale
    694 D’une amante aujourd’hui vous fasse une rivale.
    695 Le ciel offre à mon bras par où me signaler :
    696 S’il ne sait pas combattre, il saura m’immoler ;
    697 Et si cette chaleur ne m’a point abusée,
    698 Je deviendrai par là digne du grand Thésée.
    699 Mon sort en ce point seul du vôtre est différent,
    700 Que je ne puis sauver mon peuple qu’en mourant,
    701 Et qu’au salut du vôtre un bras si nécessaire
    702 À chaque jour pour lui d’autres combats à faire.
    703 J’en ai fait et beaucoup, et d’assez généreux ;
    704 Mais celui-ci, madame, est le plus dangereux.
    705 J’ai fait trembler partout, et devant vous je tremble.
    706 L’amant et le héros s’accordent mal ensemble ;
    707 Mais enfin après vous tous deux veulent courir :
    708 Le héros ne peut vivre où l’amant doit mourir ;
    709 La fermeté de l’un par l’autre est épuisée ;
    710 Et si Dircé n’est plus, il n’est plus de Thésée.
    711 Hélas ! C’est maintenant, c’est lorsque je vous vois
    712 Que ce même combat est dangereux pour moi.
    713 Ma vertu la plus forte à votre aspect chancelle :
    714 Tout mon cour applaudit à sa flamme rebelle ;
    715 Et l’honneur, qui charmait ses plus noirs déplaisirs,
    716 N’est plus que le tyran de mes plus chers désirs.
    717 Allez, prince ; et du moins par pitié de ma gloire
    718 Gardez-vous d’achever une indigne victoire ;
    719 Et si jamais l’honneur a su vous animer…
    720 Hélas ! à votre aspect je ne sais plus qu’aimer.
    721 Par un pressentiment j’ai déjà su vous dire
    722 Ce que ma mort sur vous se réserve d’empire.
    723 Votre bras de la Grèce est le plus ferme appui :
    724 Vivez pour le public, comme je meurs pour lui.
    725 Périsse l’univers, pourvu que Dircé vive !
    726 Périsse le jour même avant qu’elle s’en prive !
    727 Que m’importe la perte ou le salut de tous ?
    728 Ai-je rien à sauver, rien à perdre que vous ?
    729 Si votre amour, madame, était encor le même,
    730 Si vous saviez encore aimer comme on vous aime…
    731 Ah ! Faites moins d’outrage à ce cour affligé
    732 Que pressent les douleurs où vous l’avez plongé.
    733 Laissez vivre du peuple un pitoyable reste
    734 Aux dépens d’un moment que m’a laissé la peste,
    735 Qui peut-être à vos yeux viendra trancher mes jours,
    736 Si mon sang répandu ne lui tranche le cours.
    737 Laissez-moi me flatter de cette triste joie
    738 Que si je ne mourais vous en seriez la proie,
    739 Et que ce sang aimé que répandront mes mains,
    740 Sera versé pour vous plus que pour les Thébains.
    741 Des dieux mal obéis la majesté suprême
    742 Pourrait en ce moment s’en venger sur vous-même ;
    743 Et j’aurais cette honte, en ce funeste sort,
    744 D’avoir prêté mon crime à faire votre mort.
    745 Et ce cour généreux me condamne à la honte
    746 De voir que ma princesse en amour me surmonte,
    747 Et de n’obéir pas à cette aimable loi
    748 De mourir avec vous quand vous mourez pour moi !
    749 Pour moi, comme pour vous, soyez plus magnanime :
    750 Voyez mieux qu’il y va même de votre estime,
    751 Que le choix d’un amant si peu digne de vous
    752 Souillerait cet honneur qui vous semble si doux,
    753 Et que de ma princesse on dirait d’âge en âge
    754 Qu’elle eut de mauvais yeux pour un si grand courage.
    755 Mais, seigneur, je vous sauve en courant au trépas ;
    756 Et mourant avec moi vous ne me sauvez pas.
    757 La gloire de ma mort n’en deviendra pas moindre ;
    758 Si ce n’est vous sauver, ce sera vous rejoindre :
    759 Séparer deux amants, c’est tous deux les punir ;
    760 Et dans le tombeau même il est doux de s’unir.
    761 Que vous m’êtes cruel de jeter dans mon âme
    762 Un si honteux désordre avec des traits de flamme !
    763 Adieu, prince : vivez, je vous l’ordonne ainsi ;
    764 La gloire de ma mort est trop douteuse ici ;
    765 Et je hasarde trop une si noble envie
    766 À voir l’unique objet pour qui j’aime la vie.
    767 Vous fuyez, ma princesse, et votre adieu fatal…
    768 Prince, il est temps de fuir quand on se défend mal.
    769 Vivez, encore un coup : c’est moi qui vous l’ordonne.
    770 Le véritable amour ne prend loi de personne ;
    771 Et si ce fier honneur s’obstine à nous trahir,
    772 Je renonce, madame, à vous plus obéir.
    773 
    774 
    775 Tout est-il prêt, Madame, et votre Tirésie
    776 Attend-il aux autels la victime choisie ?
    777 Non, ma fille ; et du moins nous aurons quelques jours
    778 À demander au ciel un plus heureux secours.
    779 On prépare à demain exprès d’autres victimes.
    780 Le peuple ne vaut pas que vous payiez ses crimes :
    781 Il aime mieux périr qu’être ainsi conservé ;
    782 Et le roi même, encor que vous l’ayez bravé,
    783 Sensible à vos malheurs autant qu’à ma prière,
    784 Vous offre sur ce point liberté toute entière.
    785 C’est assez vainement qu’il m’offre un si grand bien,
    786 Quand le ciel ne veut pas que je lui doive rien ;
    787 Et ce n’est pas à lui de mettre des obstacles
    788 Aux ordres souverains que donnent ses oracles.
    789 L’oracle n’a rien dit. Mais mon père a parlé ;
    790 L’ordre de nos destins par lui s’est révélé ;
    791 Et des morts de son rang les ombres immortelles
    792 Servent souvent aux dieux de truchements fidèles.
    793 Laissez la chose en doute, et du moins hésitez
    794 Tant qu’on ait par leur bouche appris leurs volontés.
    795 Exiger qu’avec nous ils s’expliquent eux-mêmes,
    796 C’est trop nous asservir ces majestés suprêmes.
    797 Ma fille, il est toujours assez tôt de mourir.
    798 Madame, il n’est jamais trop tôt de secourir ;
    799 Et pour un mal si grand qui réclame notre aide,
    800 Il n’est point de trop sûr ni de trop prompt remède.
    801 Plus nous le différons, plus ce mal devient grand.
    802 J’assassine tous ceux que la peste surprend ;
    803 Aucun n’en peut mourir qui ne me laisse un crime :
    804 Je viens d’étouffer seule et Sostrate et Phædime ;
    805 Et durant ce refus des remèdes offerts,
    806 La Parque se prévaut des moments que je perds.
    807 Hélas ! Si sa fureur dans ces pertes publiques
    808 Enveloppait Thésée après ses domestiques !
    809 Si nos retardements… Vivez pour lui, Dircé :
    810 Ne lui dérobez point un cour si bien placé.
    811 Avec tant de courage ayez quelque tendresse ;
    812 Agissez en amante aussi bien qu’en princesse.
    813 Vous avez liberté toute entière en ces lieux :
    814 Le roi n’y prend pas garde, et je ferme les yeux.
    815 C’est vous en dire assez : l’amour est un doux maître ;
    816 Et quand son choix est beau, son ardeur doit paraître.
    817 Je n’ose demander si de pareils avis
    818 Portent des sentiments que vous ayez suivis.
    819 Votre second hymen put avoir d’autres causes ;
    820 Mais j’oserai vous dire, à bien juger des choses,
    821 Que pour avoir reçu la vie en votre flanc,
    822 J’y dois avoir sucé fort peu de votre sang.
    823 Celui du grand Laïus, dont je m’y suis formée,
    824 Trouve bien qu’il est doux d’aimer et d’être aimée ;
    825 Mais il ne peut trouver qu’on soit digne du jour
    826 Quand aux soins de sa gloire on préfère l’amour.
    827 Je sais sur les grands cours ce qu’il se fait d’empire :
    828 J’avoue, et hautement, que le mien en soupire ;
    829 Mais quoi qu’un si beau choix puisse avoir de douceurs,
    830 Je garde un autre exemple aux princesses mes sœurs.
    831 Je souffre tout de vous en l’état où vous êtes.
    832 Si vous ne savez pas même ce que vous faites,
    833 Le chagrin inquiet du trouble où je vous vois
    834 Vous peut faire oublier que vous parlez à moi ;
    835 Mais quittez ces dehors d’une vertu sévère,
    836 Et souvenez-vous mieux que je suis votre mère.
    837 Ce chagrin inquiet, pour se justifier,
    838 N’a qu’à prendre chez vous l’exemple d’oublier.
    839 Quand vous mîtes le sceptre en une autre famille,
    840 Vous souvint-il assez que j’étais votre fille ?
    841 Vous n’étiez qu’un enfant. J’avais déjà des yeux,
    842 Et sentais dans mon cour le sang de mes aïeux ;
    843 C’était ce même sang dont vous m’avez fait naître
    844 Qui s’indignait dès lors qu’on lui donnât un maître,
    845 Et que vers soi Laïus aime mieux rappeler
    846 Que de voir qu’à vos yeux on l’ose ravaler.
    847 Il oppose ma mort à l’indigne hyménée
    848 Où par raison d’état il me voit destinée ;
    849 Il la fait glorieuse, et je meurs plus pour moi
    850 Que pour ces malheureux qui se sont fait un roi.
    851 Le ciel en ma faveur prend ce cher interprète,
    852 Pour m’épargner l’affront de vivre encor sujette ;
    853 Et s’il a quelque foudre, il saura le garder
    854 Pour qui m’a fait des lois où j’ai dû commander.
    855 Souffrez qu’à ses éclairs votre orgueil se dissipe :
    856 Ce foudre vous menace un peu plus tôt qu’Œdipe ;
    857 Et le roi n’a pas lieu d’en redouter les coups,
    858 Quand parmi tout son peuple ils n’ont choisi que vous.
    859 Madame, il se peut faire encor qu’il me prévienne :
    860 S’il sait ma destinée, il ignore la sienne ;
    861 Le ciel pourra venger ses ordres retardés.
    862 Craignez ce changement que vous lui demandez.
    863 Souvent on l’entend mal quand on le croit entendre :
    864 L’oracle le plus clair se fait le moins comprendre.
    865 Moi-même je le dis sans comprendre pourquoi ;
    866 Et ce discours en l’air m’échappe malgré moi.
    867 Pardonnez cependant à cette humeur hautaine :
    868 Je veux parler en fille, et je m’explique en reine.
    869 Vous qui l’êtes encor, vous savez ce que c’est,
    870 Et jusqu’où nous emporte un si haut intérêt.
    871 Si je n’en ai le rang, j’en garde la teinture.
    872 Le trône a d’autres droits que ceux de la nature.
    873 J’en parle trop peut-être alors qu’il faut mourir.
    874 Hâtons-nous d’empêcher ce peuple de périr ;
    875 Et sans considérer quel fut vers moi son crime,
    876 Puisque le ciel le veut, donnons-lui sa victime.
    877 Demain ce juste ciel pourra s’expliquer mieux.
    878 Cependant vous laissez bien du trouble en ces lieux ;
    879 Et si votre vertu pouvait croire mes larmes,
    880 Vous nous épargneriez cent mortelles alarmes.
    881 Dussent avec vos pleurs tous vos Thébains s’unir,
    882 Ce que n’a pu l’amour, rien ne doit l’obtenir.
    883 À quel propos, seigneur, voulez-vous qu’on diffère,
    884 Qu’on dédaigne un remède à tous si salutaire ?
    885 Chaque instant que je vis vous enlève un sujet,
    886 Et l’état s’affaiblit par l’affront qu’on me fait.
    887 Cette ombre de pitié n’est qu’un comble d’envie :
    888 Vous m’avez envié le bonheur de ma vie ;
    889 Et je vous vois par là jaloux de tout mon sort,
    890 Jusques à m’envier la gloire de ma mort.
    891 Qu’on perd de temps, madame, alors qu’on vous fait grâce !
    892 Le ciel m’en a trop fait pour souffrir qu’on m’en fasse.
    893 Faut-il voir votre esprit obstinément aigri,
    894 Quand ce qu’on fait pour vous doit l’avoir attendri ?
    895 Faut-il voir son envie à mes vœux opposée,
    896 Quand il ne s’agit plus d’Æmon ni de Thésée ?
    897 Il s’agit de répandre un sang si précieux,
    898 Qu’il faut un second ordre et plus exprès des dieux.
    899 Doutez-vous qu’à mourir je ne sois toute prête,
    900 Quand les dieux par mon père ont demandé ma tête ?
    901 Je vous connais, madame, et je n’ai point douté
    902 De cet illustre excès de générosité ;
    903 Mais la chose après tout n’est pas encor si claire,
    904 Que cet ordre nouveau ne nous soit nécessaire.
    905 Quoi ? Mon père tantôt parlait obscurément ?
    906 Je n’en ai rien connu que depuis un moment.
    907 C’est un autre que vous peut-être qu’il menace.
    908 Si l’on ne m’a trompée, il n’en veut qu’à sa race.
    909 Je sais qu’on vous a fait un fidèle rapport ;
    910 Mais vous pourriez mourir et perdre votre mort ;
    911 Et la reine sans doute était bien inspirée,
    912 Alors que par ses pleurs elle l’a différée.
    913 Je ne reçois qu’en trouble un si confus espoir.
    914 Ce trouble augmentera peut-être avant ce soir.
    915 Vous avancez des mots que je ne puis comprendre.
    916 Vous vous plaindrez fort peu de ne les point entendre :
    917 Nous devons bientôt voir le mystère éclairci.
    918 Madame, cependant vous êtes libre ici ;
    919 La reine vous l’a dit, on vous a dû le dire ;
    920 Et si vous m’entendez, ce mot vous doit suffire.
    921 Quelque secret motif qui vous aie excité
    922 À ce tardif excès de générosité,
    923 Je n’emporterai point de Thèbes dans Athènes
    924 La colère des dieux et l’amas de leurs haines,
    925 Qui pour premier objet pourraient choisir l’époux
    926 Pour qui j’aurais osé mériter leur courroux.
    927 Vous leur faites demain offrir un sacrifice ?
    928 J’en espère pour vous un destin plus propice.
    929 J’y trouverai ma place, et ferai mon devoir.
    930 Quant au reste, seigneur, je n’en veux rien savoir :
    931 J’y prends si peu de part, que sans m’en mettre en peine,
    932 Je vous laisse expliquer votre énigme à la reine.
    933 Mon cour doit être las d’avoir tant combattu,
    934 Et fuit un piège adroit qu’on tend à sa vertu.
    935 Madame, quand des dieux la réponse funeste,
    936 De peur d’un parricide et de peur d’un inceste,
    937 Sur le mont Cythéron fit exposer ce fils
    938 Pour qui tant de forfaits avaient été prédits,
    939 Sûtes-vous faire choix d’un ministre fidèle ?
    940 Aucun pour le feu roi n’a montré plus de zèle,
    941 Et quand par des voleurs il fut assassiné,
    942 Ce digne favori l’avait accompagné.
    943 Par lui seul on a su cette noire aventure ;
    944 On le trouva percé d’une large blessure,
    945 Si baigné dans son sang, et si près de mourir,
    946 Qu’il fallut une année et plus pour l’en guérir.
    947 Est-il mort ? Non, seigneur : la perte de son maître
    948 Fut cause qu’en la cour il cessa de paraître ;
    949 Mais il respire encore, assez vieil et cassé ;
    950 Et Mégare, sa fille, est auprès de Dircé.
    951 Où fait-il sa demeure ? Au pied de cette roche
    952 Que de ces tristes murs nous voyons la plus proche.
    953 Tâchez de lui parler. J’y vais tout de ce pas.
    954 Qu’on me prépare un char pour aller chez Phorbas.
    955 Son dégoût de la cour pourrait sur un message
    956 S’excuser par caprice et prétexter son âge.
    957 Dans une heure au plus tard je saurai vous revoir.
    958 Mais que dois-je lui dire, et qu’en faut-il savoir ?
    959 Un bruit court depuis peu qu’il vous a mal servie,
    960 Que ce fils qu’on croit mort est encor plein de vie.
    961 L’oracle de Laïus par là devient douteux,
    962 Et tout ce qu’il a dit peut s’étendre sur deux.
    963 Seigneur, ou sur ce bruit je suis fort abusée,
    964 Ou ce n’est qu’un effet de l’amour de Thésée :
    965 Pour sauver ce qu’il aime et vous embarrasser,
    966 Jusques à votre oreille il l’aura fait passer ;
    967 Mais Phorbas aisément convaincra d’imposture
    968 Quiconque ose à sa foi faire une telle injure.
    969 L’innocence de l’âge aura pu l’émouvoir.
    970 Je l’ai toujours connu ferme dans son devoir ;
    971 Mais si déjà ce bruit vous met en jalousie,
    972 Vous pouvez consulter le devin Tirésie,
    973 Publier sa réponse, et traiter d’imposteur
    974 De cette illusion le téméraire auteur.
    975 Je viens de le quitter, et de là vient ce trouble
    976 Qu’en mon cour alarmé chaque moment redouble.
    977 "Ce prince, m’a-t-il dit, respire en votre cour :
    978 Vous pourrez le connaître avant la fin du jour ;
    979 Mais il pourra vous perdre en se faisant connaître.
    980 Puisse-t-il ignorer quel sang lui donne l’être ! "
    981 Voilà ce qu’il m’a dit d’un ton si plein d’effroi,
    982 Qu’il l’a fait rejaillir jusqu’en l’âme d’un roi.
    983 Ce fils, qui devait être inceste et parricide,
    984 Doit avoir un cour lâche, un courage perfide ;
    985 Et par un sentiment facile à deviner,
    986 Il ne se cache ici que pour m’assassiner :
    987 C’est par là qu’il aspire à devenir monarque,
    988 Et vous le connaîtrez bientôt à cette marque.
    989 Quoi qu’il en soit, madame, allez trouver Phorbas :
    990 Tirez-en, s’il se peut, les clartés qu’on n’a pas.
    991 Tâchez en même temps de voir aussi Thésée :
    992 Dites-lui qu’il peut faire une conquête aisée,
    993 Qu’il ose pour Dircé, que je n’en verrai rien.
    994 J’admire un changement si confus que le mien :
    995 Tantôt dans leur hymen je croyais voir ma perte,
    996 J’allais pour l’empêcher jusqu’à la force ouverte ;
    997 Et sans savoir pourquoi, je voudrais que tous deux
    998 Fussent, loin de ma vue, au comble de leurs vœux,
    999 Que les emportements d’une ardeur mutuelle
   1000 M’eussent débarrassé de son amant et d’elle.
   1001 Bien que de leur vertu rien ne me soit suspect,
   1002 Je ne sais quelle horreur me trouble à leur aspect ;
   1003 Ma raison la repousse, et ne m’en peut défendre ;
   1004 Moi-même en cet état je ne puis me comprendre ;
   1005 Et l’énigme du Sphinx fut moins obscur pour moi
   1006 Que le fond de mon cour ne l’est dans cet effroi :
   1007 Plus je le considère, et plus je m’en irrite.
   1008 Mais ce prince paraît, souffrez que je l’évite ;
   1009 Et si vous vous sentez l’esprit moins interdit,
   1010 Agissez avec lui comme je vous ai dit.
   1011 Prince, que faites-vous ? Quelle pitié craintive,
   1012 Quel faux respect des dieux tient votre flamme oisive ?
   1013 Avez-vous oublié comme il faut secourir ?
   1014 Dircé n’est plus, madame, en état de périr :
   1015 Le ciel vous rend un fils, et ce n’est qu’à ce prince
   1016 Qu’est dû le triste honneur de sauver sa province.
   1017 C’est trop vous assurer sur l’éclat d’un faux bruit.
   1018 C’est une vérité dont je suis mieux instruit.
   1019 Vous le connaissez donc ? À l’égal de moi-même.
   1020 De quand ? De ce moment. Et vous l’aimez ? Je l’aime
   1021 Jusqu’à mourir du coup dont il sera percé.
   1022 Mais cette amitié cède à l’amour de Dircé ?
   1023 Hélas ! Cette princesse à mes désirs si chère
   1024 En un fidèle amant trouve un malheureux frère,
   1025 Qui mourrait de douleur d’avoir changé de sort,
   1026 N’était le prompt secours d’une plus digne mort,
   1027 Et qu’assez tôt connu pour mourir au lieu d’elle
   1028 Ce frère malheureux meurt en amant fidèle.
   1029 Quoi ? Vous seriez mon fils ? Et celui de Laïus.
   1030 Qui vous a pu le dire ? Un témoin qui n’est plus,
   1031 Phædime, qu’à mes yeux vient de ravir la peste :
   1032 Non qu’il m’en ait donné la preuve manifeste ;
   1033 Mais Phorbas, ce vieillard qui m’exposa jadis,
   1034 Répondra mieux que lui de ce que je vous dis,
   1035 Et vous éclaircira touchant une aventure
   1036 Dont je n’ai pu tirer qu’une lumière obscure.
   1037 Ce peu qu’en ont pour moi les soupirs d’un mourant
   1038 Du grand droit de régner serait mauvais garant.
   1039 Mais ne permettez pas que le roi me soupçonne,
   1040 Comme si ma naissance ébranlait sa couronne ;
   1041 Quelque honneur, quelques droits qu’elle ait pu m’acquérir,
   1042 Je ne viens disputer que celui de mourir.
   1043 Je ne sais si Phorbas avouera votre histoire ;
   1044 Mais qu’il l’avoue ou non, j’aurai peine à vous croire.
   1045 Avec votre mourant Tirésie est d’accord,
   1046 À ce que dit le roi, que mon fils n’est point mort.
   1047 C’est déjà quelque chose ; et toutefois mon âme
   1048 Aime à tenir suspecte une si belle flamme.
   1049 Je ne sens point pour vous l’émotion du sang,
   1050 Je vous trouve en mon cour toujours en même rang ;
   1051 J’ai peine à voir un fils où j’ai cru voir un gendre ;
   1052 La nature avec vous refuse de s’entendre,
   1053 Et me dit en secret, sur votre emportement,
   1054 Qu’il a bien peu d’un frère, et beaucoup d’un amant ;
   1055 Qu’un frère a pour des sœurs une ardeur plus remise,
   1056 À moins que sous ce titre un amant se déguise,
   1057 Et qu’il cherche en mourant la gloire et la douceur
   1058 D’arracher à la mort ce qu’il nomme sa sœur.
   1059 Que vous connaissez mal ce que peut la nature !
   1060 Quand d’un parfait amour elle a pris la teinture,
   1061 Et que le désespoir d’un illustre projet
   1062 Se joint aux déplaisirs d’en voir périr l’objet,
   1063 Il est doux de mourir pour une sœur si chère.
   1064 Je l’aimais en amant, je l’aime encore en frère ;
   1065 C’est sous un autre nom le même empressement :
   1066 Je ne l’aime pas moins, mais je l’aime autrement.
   1067 L’ardeur sur la vertu fortement établie
   1068 Par ces retours du sang ne peut être affaiblie ;
   1069 Et ce sang qui prêtait sa tendresse à l’amour
   1070 A droit d’en emprunter les forces à son tour.
   1071 Eh bien ! Soyez mon fils, puisque vous voulez l’être ;
   1072 Mais donnez-moi la marque où je le dois connaître.
   1073 Vous n’êtes point ce fils, si vous n’êtes méchant :
   1074 Le ciel sur sa naissance imprima ce penchant ;
   1075 J’en vois quelque partie en ce désir inceste ;
   1076 Mais pour ne plus douter, vous chargez-vous du reste ?
   1077 êtes-vous l’assassin et d’un père et d’un roi ?
   1078 Ah ! Madame, ce mot me fait pâlir d’effroi.
   1079 C’était là de mon fils la noire destinée ;
   1080 Sa vie à ces forfaits par le ciel condamnée
   1081 N’a pu se dégager de cet astre ennemi,
   1082 Ni de son ascendant s’échapper à demi.
   1083 Si ce fils vit encore, il a tué son père :
   1084 C’en est l’indubitable et le seul caractère ;
   1085 Et le ciel, qui prit soin de nous en avertir,
   1086 L’a dit trop hautement pour se voir démentir.
   1087 Sa mort seule pouvait le dérober au crime.
   1088 Prince, renoncez donc à toute votre estime :
   1089 Dites que vos vertus sont crimes déguisés ;
   1090 Recevez tout le sort que vous vous imposez ;
   1091 Et pour remplir un nom dont vous êtes avide,
   1092 Acceptez ceux d’inceste et de fils parricide.
   1093 J’en croirai ces témoins que le ciel m’a prescrits,
   1094 Et ne vous puis donner mon aveu qu’à ce prix.
   1095 Quoi ? La nécessité des vertus et des vices
   1096 D’un astre impérieux doit suivre les caprices,
   1097 Et Delphes, malgré nous, conduit nos actions
   1098 Au plus bizarre effet de ses prédictions ?
   1099 L’âme est donc toute esclave : une loi souveraine
   1100 Vers le bien ou le mal incessamment l’entraîne ;
   1101 Et nous ne recevons ni crainte ni désir
   1102 De cette liberté qui n’a rien à choisir,
   1103 Attachés sans relâche à cet ordre sublime,
   1104 Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime.
   1105 Qu’on massacre les rois, qu’on brise les autels,
   1106 C’est la faute des dieux, et non pas des mortels.
   1107 De toute la vertu sur la terre épandue,
   1108 Tout le prix à ces dieux, toute la gloire est due ;
   1109 Ils agissent en nous quand nous pensons agir ;
   1110 Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir ;
   1111 Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,
   1112 Que suivant que d’en haut leur bras la précipite.
   1113 D’un tel aveuglement daignez me dispenser.
   1114 Le ciel, juste à punir, juste à récompenser,
   1115 Pour rendre aux actions leur peine ou leur salaire,
   1116 Doit nous offrir son aide, et puis nous laisser faire.
   1117 N’enfonçons toutefois ni votre œil ni le mien
   1118 Dans ce profond abîme où nous ne voyons rien :
   1119 Delphes a pu vous faire une fausse réponse ;
   1120 L’argent put inspirer la voix qui les prononce ;
   1121 Cet organe des dieux put se laisser gagner
   1122 À ceux que ma naissance éloignait de régner ;
   1123 Et par tous les climats on n’a que trop d’exemples
   1124 Qu’il est ainsi qu’ailleurs des méchants dans les temples.
   1125 Du moins puis-je assurer que dans tous mes combats
   1126 Je n’ai jamais souffert de seconds que mon bras ;
   1127 Que je n’ai jamais vu ces lieux de la Phocide
   1128 Où fut par des brigands commis ce parricide ;
   1129 Que la fatalité des plus pressants malheurs
   1130 Ne m’aurait pu réduire à suivre des voleurs ;
   1131 Que j’en ai trop puni pour en croître le nombre…
   1132 Mais Laïus a parlé, vous en avez vu l’ombre :
   1133 De l’oracle avec elle on voit tant de rapport,
   1134 Qu’on ne peut qu’à ce fils en imputer la mort ;
   1135 Et c’est le dire assez qu’ordonner qu’on efface
   1136 Un grand crime impuni par le sang de sa race.
   1137 Attendons toutefois ce qu’en dira Phorbas :
   1138 Autre que lui n’a vu ce malheureux trépas ;
   1139 Et de ce témoin seul dépend la connaissance
   1140 Et de ce parricide et de votre naissance.
   1141 Si vous êtes coupable, évitez-en les yeux ;
   1142 Et de peur d’en rougir, prenez d’autres aïeux.
   1143 Je le verrai, madame, et sans inquiétude.
   1144 Ma naissance confuse a quelque incertitude ;
   1145 Mais pour ce parricide, il est plus que certain
   1146 Que ce ne fut jamais un crime de ma main.
   1147 Oui, déjà sur ce bruit l’amour m’avait flattée :
   1148 Mon âme avec plaisir s’était inquiétée ;
   1149 Et ce jaloux honneur qui ne consentait pas
   1150 Qu’un frère me ravît un glorieux trépas,
   1151 Après cette douceur fièrement refusée,
   1152 Ne me refusait point de vivre pour Thésée,
   1153 Et laissait doucement corrompre sa fierté
   1154 À l’espoir renaissant de ma perplexité.
   1155 Mais si je vois en vous ce déplorable frère,
   1156 Quelle faveur du ciel voulez-vous que j’espère,
   1157 S’il n’est pas en sa main de m’arrêter au jour
   1158 Sans faire soulever et l’honneur et l’amour ?
   1159 S’il dédaigne mon sang, il accepte le vôtre ;
   1160 Et si quelque miracle épargne l’un et l’autre,
   1161 Pourra-t-il détacher de mon sort le plus doux
   1162 L’amertume de vivre, et n’être point à vous ?
   1163 Le ciel choisit souvent de secrètes conduites
   1164 Qu’on ne peut démêler qu’après de longues suites ;
   1165 Et de mon sort douteux l’obscur événement
   1166 Ne défend pas l’espoir d’un second changement.
   1167 Je chéris ce premier qui vous est salutaire.
   1168 Je ne puis en amant ce que je puis en frère ;
   1169 J’en garderai le nom tant qu’il faudra mourir ;
   1170 Mais si jamais d’ailleurs on peut vous secourir,
   1171 Peut-être que le ciel me faisant mieux connaître,
   1172 Sitôt que vous vivrez, je cesserai de l’être ;
   1173 Car je n’aspire point à calmer son courroux,
   1174 Et ne veux ni mourir ni vivre que pour vous.
   1175 Cet amour mal éteint sied mal au cour d’un frère :
   1176 Où le sang doit parler, c’est à lui de se taire ;
   1177 Et sitôt que sans crime il ne peut plus durer,
   1178 Pour ses feux les plus vifs il est temps d’expirer.
   1179 Laissez-lui conserver ces ardeurs empressées
   1180 Qui vous faisaient l’objet de toutes mes pensées.
   1181 J’ai mêmes yeux encore, et vous mêmes appas :
   1182 Si mon sort est douteux, mon souhait ne l’est pas.
   1183 Mon cour n’écoute point ce que le sang veut dire :
   1184 C’est d’amour qu’il gémit, c’est d’amour qu’il soupire ;
   1185 Et pour pouvoir sans crime en goûter la douceur,
   1186 Il se révolte exprès contre le nom de sœur.
   1187 De mes plus chers désirs ce partisan sincère
   1188 En faveur de l’amant tyrannise le frère,
   1189 Et partage à tous deux le digne empressement
   1190 De mourir comme frère et vivre comme amant.
   1191 Ô du sang de Laïus preuves trop manifestes !
   1192 Le ciel, vous destinant à des flammes incestes,
   1193 A su de votre esprit déraciner l’horreur
   1194 Que doit faire à l’amour le sacré nom de sœur ;
   1195 Mais si sa flamme y garde une place usurpée,
   1196 Dircé dans votre erreur n’est point enveloppée :
   1197 Elle se défend mieux de ce trouble intestin,
   1198 Et si c’est votre sort, ce n’est pas son destin.
   1199 Non qu’enfin sa vertu vous regarde en coupable :
   1200 Puisque le ciel vous force, il vous rend excusable ;
   1201 Et l’amour pour les sens est un si doux poison,
   1202 Qu’on ne peut pas toujours écouter la raison.
   1203 Moi-même, en qui l’honneur n’accepte aucune grâce,
   1204 J’aime en ce douteux sort tout ce qui m’embarrasse,
   1205 Je ne sais quoi m’y plaît qui n’ose s’exprimer,
   1206 Et ce confus mélange a de quoi me charmer.
   1207 Je n’aime plus qu’en sœur, et malgré moi j’espère.
   1208 Ah ! Prince, s’il se peut, ne soyez point mon frère,
   1209 Et laissez-moi mourir avec les sentiments
   1210 Que la gloire permet aux illustres amants.
   1211 Je vous ai déjà dit, princesse, que peut-être,
   1212 Sitôt que vous vivrez, je cesserai de l’être :
   1213 Faut-il que je m’explique ? Et toute votre ardeur
   1214 Ne peut-elle sans moi lire au fond de mon cœur ?
   1215 Puisqu’il est tout à vous, pénétrez-y, madame :
   1216 Vous verrez que sans crime il conserve sa flamme.
   1217 Si je suis descendu jusqu’à vous abuser,
   1218 Un juste désespoir m’aurait fait plus oser ;
   1219 Et l’amour, pour défendre une si chère vie,
   1220 Peut faire vanité d’un peu de tromperie.
   1221 J’en ai tiré ce fruit, que ce nom décevant
   1222 A fait connaître ici que ce prince est vivant.
   1223 Phorbas l’a confessé ; Tirésie a lui-même
   1224 Appuyé de sa voix cet heureux stratagème :
   1225 C’est par lui qu’on a su qu’il respire en ces lieux.
   1226 Souffrez donc qu’un moment je trompe encor leurs yeux ;
   1227 Et puisque dans ce jour ce frère doit paraître,
   1228 Jusqu’à ce qu’on l’ait vu permettez-moi de l’être.
   1229 Je pardonne un abus que l’amour a formé,
   1230 Et rien ne peut déplaire alors qu’on est aimé.
   1231 Mais hasardiez-vous tant sans aucune lumière ?
   1232 Mégare m’avait dit le secret de son père ;
   1233 Il m’a valu l’honneur de m’exposer pour tous ;
   1234 Mais je n’en abusais que pour mourir pour vous.
   1235 Le succès a passé cette triste espérance :
   1236 Ma flamme en vos périls ne voit plus d’apparence.
   1237 Si l’on peut à l’oracle ajouter quelque foi,
   1238 Ce fils a de sa main versé le sang du roi ;
   1239 Et son ombre, en parlant de punir un grand crime,
   1240 Dit assez que c’est lui qu’elle veut pour victime.
   1241 Prince, quoi qu’il en soit, n’empêchez plus ma mort,
   1242 Si par le sacrifice on n’éclaircit mon sort.
   1243 La reine, qui paraît, fait que je me retire :
   1244 Sachant ce que je sais, j’aurais peur d’en trop dire ;
   1245 Et comme enfin ma gloire a d’autres intérêts,
   1246 Vous saurez mieux sans moi ménager vos secrets :
   1247 Mais puisque vous voulez que mon esprit revive,
   1248 Ne tenez pas longtemps la vérité captive.
   1249 Prince, j’ai vu Phorbas ; et tout ce qu’il m’a dit
   1250 À ce que vous croyez peut donner du crédit.
   1251 Un passant inconnu, touché de cette enfance
   1252 Dont un astre envieux condamnait la naissance,
   1253 Sur le mont Cythéron reçut de lui mon fils,
   1254 Sans qu’il lui demandât son nom ni son pays,
   1255 De crainte qu’à son tour il ne conçût l’envie
   1256 D’apprendre dans quel sang il conservait la vie.
   1257 Il l’a revu depuis, et presque tous les ans,
   1258 Dans le temple d’Élide offrir quelques présents.
   1259 Ainsi chacun des deux connaît l’autre au visage,
   1260 Sans s’être l’un à l’autre expliqués davantage.
   1261 Il a bien su de lui que ce fils conservé
   1262 Respire encor le jour dans un rang élevé ;
   1263 Mais je demande en vain qu’à mes yeux il le montre,
   1264 À moins que ce vieillard avec lui se rencontre.
   1265 Si Phædime après lui vous eut en son pouvoir,
   1266 De cet inconnu même il put vous recevoir,
   1267 Et voyant à Trézène une mère affligée
   1268 De la perte du fils qu’elle avait eu d’Ægée,
   1269 Vous offrir en sa place, elle vous accepter.
   1270 Tout ce qui sur ce point pourrait faire douter,
   1271 C’est qu’il vous a souffert dans une flamme inceste,
   1272 Et n’a parlé de rien qu’en mourant de la peste.
   1273 Mais d’ailleurs Tirésie a dit que dans ce jour
   1274 Nous pourrons voir ce prince, et qu’il vit dans la cour ;
   1275 Quelques moments après on vous a vu paraître :
   1276 Ainsi vous pouvez l’être, et pouvez ne pas l’être.
   1277 Passons outre. À Phorbas ajouteriez-vous foi ?
   1278 S’il n’a pas vu mon fils, il vit la mort du roi,
   1279 Il connaît l’assassin : voulez-vous qu’il vous voie ?
   1280 Je le verrai, madame, et l’attends avec joie,
   1281 Sûr, comme je l’ai dit, qu’il n’est point de malheurs
   1282 Qui m’eussent pu réduire à suivre des voleurs.
   1283 Ne vous assurez point sur cette conjecture,
   1284 Et souffrez qu’elle cède à la vérité pure.
   1285 Honteux qu’un homme seul eût triomphé de trois,
   1286 Qu’il en eût tué deux et mis l’autre aux abois,
   1287 Phorbas nous supposa ce qu’il nous en fit croire,
   1288 Et parla de brigands pour sauver quelque gloire.
   1289 Il me vient d’avouer sa faiblesse à genoux.
   1290 " d’un bras seul, m’a-t-il dit, partirent tous les coups ;
   1291 Un bras seul à tous trois nous ferma le passage,
   1292 Et d’une seule main ce grand crime est l’ouvrage. "
   1293 Le crime n’est pas grand s’il fut seul contre trois ;
   1294 Mais jamais sans forfait on ne se prend aux rois ;
   1295 Et fussent-ils cachés sous un habit champêtre,
   1296 Leur propre majesté les doit faire connaître.
   1297 L’assassin de Laïus est digne du trépas,
   1298 Bien que seul contre trois, il ne le connût pas.
   1299 Pour moi, je l’avouerai, que jamais ma vaillance
   1300 À mon bras contre trois n’a commis ma défense.
   1301 L’oil de votre Phorbas aura beau me chercher,
   1302 Jamais dans la Phocide on ne m’a vu marcher.
   1303 Qu’il vienne : à ses regards sans crainte je m’expose ;
   1304 Et c’est un imposteur s’il vous dit autre chose.
   1305 Faites entrer Phorbas. Prince, pensez-y bien.
   1306 S’il est homme d’honneur, je n’en dois craindre rien.
   1307 Vous voudrez, mais trop tard, en éviter la vue.
   1308 Qu’il vienne ; il tarde trop, cette lenteur me tue ;
   1309 Et si je le pouvais sans perdre le respect,
   1310 Je me plaindrais un peu de me voir trop suspect.
   1311 Laissez-moi lui parler, et prêtez-nous silence.
   1312 Phorbas, envisagez ce prince en ma présence :
   1313 le reconnaissez-vous ? Je crois vous avoir dit
   1314 Que je ne l’ai point vu depuis qu’on le perdit,
   1315 Madame : un si longtemps laisse mal reconnaître
   1316 Un prince qui pour lors ne faisait que de naître ;
   1317 Et si je vois en lui l’effet de mon secours,
   1318 Je n’y puis voir les traits d’un enfant de deux jours.
   1319 Je sais, ainsi que vous, que les traits de l’enfance
   1320 N’ont avec ceux d’un homme aucune ressemblance ;
   1321 Mais comme ce héros, s’il est sorti de moi,
   1322 Doit avoir de sa main versé le sang du roi,
   1323 Seize ans n’ont pas changé tellement son visage
   1324 Que vous n’en conserviez quelque imparfaite image.
   1325 Hélas ! J’en garde encor si bien le souvenir,
   1326 Que je l’aurai présent durant tout l’avenir.
   1327 Si pour connaître un fils il vous faut cette marque,
   1328 Ce prince n’est point né de notre grand monarque.
   1329 Mais désabusez-vous, et sachez que sa mort
   1330 Ne fut jamais d’un fils le parricide effort.
   1331 Et de qui donc, Phorbas ? Avez-vous connaissance
   1332 Du nom du meurtrier ? Savez-vous sa naissance ?
   1333 Et de plus sa demeure et son rang. Est-ce assez ?
   1334 Je saurai le punir si vous le connaissez.
   1335 Pourrez-vous le convaincre ? Et par sa propre bouche.
   1336 à nos yeux ? à vos yeux. Mais peut-être il vous touche ;
   1337 Peut-être y prendrez-vous un peu trop d’intérêt,
   1338 Pour m’en croire aisément quand j’aurai dit qui c’est.
   1339 Ne nous déguisez rien, parlez en assurance,
   1340 Que le fils de Laïus en hâte la vengeance.
   1341 Il n’est pas assuré, prince, que ce soit vous,
   1342 Comme il l’est que Laïus fut jadis mon époux ;
   1343 Et d’ailleurs si le ciel vous choisit pour victime,
   1344 Vous me devez laisser à punir ce grand crime.
   1345 Avant que de mourir, un fils peut le venger.
   1346 Si vous l’êtes ou non, je ne le puis juger ;
   1347 Mais je sais que Thésée est si digne de l’être,
   1348 Qu’au seul nom qu’il en prend je l’accepte pour maître.
   1349 Seigneur, vengez un père, ou ne soutenez plus
   1350 Que nous voyons en vous le vrai sang de Laïus.
   1351 Phorbas, nommez ce traître, et nous tirez de doute ;
   1352 Et j’atteste à vos yeux le ciel, qui nous écoute,
   1353 Que pour cet assassin il n’est point de tourments
   1354 Qui puissent satisfaire à mes ressentiments.
   1355 Mais si je vous nommais quelque personne chère,
   1356 Æmon votre neveu, Créon votre seul frère,
   1357 Ou le prince Lycus, ou le roi votre époux,
   1358 Me pourriez-vous en croire, ou garder ce courroux ?
   1359 De ceux que vous nommez je sais trop l’innocence.
   1360 Peut-être qu’un des quatre a fait plus qu’il ne pense ;
   1361 Et j’ai lieu de juger qu’un trop cuisant ennui…
   1362 Voici le roi qui vient : dites tout devant lui.
   1363 Si vous trouvez un fils dans le prince Thésée,
   1364 Mon âme en son effroi s’était bien abusée :
   1365 Il ne choisira point de chemin criminel,
   1366 Quand il voudra rentrer au trône paternel,
   1367 Madame ; et ce sera du moins à force ouverte
   1368 Qu’un si vaillant guerrier entreprendra ma perte.
   1369 Mais dessus ce vieillard plus je porte les yeux,
   1370 Plus je crois l’avoir vu jadis en d’autres lieux :
   1371 Ses rides me font peine à le bien reconnaître.
   1372 Ne m’as-tu jamais vu ? Seigneur, cela peut être.
   1373 Il y pourrait avoir entre quinze et vingt ans.
   1374 J’ai de confus rapports d’environ même temps.
   1375 Environ ce temps-là fis-tu quelque voyage ?
   1376 Oui, seigneur, en Phocide ; et là, dans un passage…
   1377 Ah ! Je te reconnais, ou je suis fort trompé :
   1378 C’est un de mes brigands à la mort échappé,
   1379 Madame, et vous pouvez lui choisir des supplices ;
   1380 S’il n’a tué Laïus, il fut un des complices.
   1381 C’est un de vos brigands ! Ah ! Que me dites-vous ?
   1382 Je le laissai pour mort, et tout percé de coups.
   1383 Quoi ? Vous m’auriez blessé ? Moi, seigneur ? Oui, perfide :
   1384 Tu fis, pour ton malheur, ma rencontre en Phocide,
   1385 Et tu fus un des trois que je sus arrêter
   1386 Dans ce passage étroit qu’il fallut disputer ;
   1387 Tu marchais le troisième : en faut-il davantage ?
   1388 Si de mes compagnons vous peigniez le visage,
   1389 Je n’aurais rien à dire, et ne pourrais nier.
   1390 Seize ans, à ton avis, m’ont fait les oublier !
   1391 Ne le présume pas : une action si belle
   1392 En laisse au fond de l’âme une idée immortelle ;
   1393 Et si dans un combat on ne perd point de temps
   1394 À bien examiner les traits des combattants,
   1395 Après que celui-ci m’eut tout couvert de gloire,
   1396 Je sus tout à loisir contempler ma victoire.
   1397 Mais tu nieras encore, et n’y connaîtras rien.
   1398 Je serai convaincu, si vous les peignez bien :
   1399 Les deux que je suivis sont connus de la reine.
   1400 Madame, jugez donc si sa défense est vaine.
   1401 Le premier de ces trois que mon bras sut punir
   1402 À peine méritait un léger souvenir :
   1403 Petit de taille, noir, le regard un peu louche,
   1404 Le front cicatrisé, la mine assez farouche ;
   1405 Mais homme, à dire vrai, de si peu de vertu,
   1406 Que dès le premier coup je le vis abattu.
   1407 Le second, je l’avoue, avait un grand courage,
   1408 Bien qu’il parût déjà dans le penchant de l’âge :
   1409 Le front assez ouvert, l’œil perçant, le teint frais
   1410 (on en peut voir en moi la taille et quelques traits) ;
   1411 Chauve sur le devant, mêlé sur le derrière,
   1412 Le port majestueux, et la démarche fière.
   1413 Il se défendit bien, et me blessa deux fois ;
   1414 Et tout mon cour s’émut de le voir aux abois.
   1415 Vous pâlissez, madame ! Ah ! Seigneur, puis-je apprendre
   1416 Que vous ayez tué Laïus après Nicandre,
   1417 Que vous ayez blessé Phorbas de votre main,
   1418 Sans en frémir d’horreur, sans en pâlir soudain ?
   1419 Quoi ? C’est là ce Phorbas qui vit tuer son maître ?
   1420 Vos yeux, après seize ans, l’ont trop su reconnaître ;
   1421 Et ses deux compagnons que vous avez dépeints
   1422 De Nicandre et du roi portent les traits empreints.
   1423 Mais ce furent brigands, dont le bras… C’est un conte
   1424 Dont Phorbas au retour voulut cacher sa honte.
   1425 Une main seule, hélas ! Fit ces funestes coups,
   1426 Et par votre rapport, ils partirent de vous.
   1427 J’en fus presque sans vie un peu plus d’une année.
   1428 Avant ma guérison on vit votre hyménée.
   1429 Je guéris ; et mon cour, en secret mutiné
   1430 De connaître quel roi vous nous aviez donné,
   1431 S’imposa cet exil dans un séjour champêtre,
   1432 Attendant que le ciel me fît un autre maître.
   1433 Seigneur, je suis le frère ou l’amant de Dircé ;
   1434 Et son père ou le mien, de votre main percé…
   1435 Prince, je vous entends, il faut venger ce père,
   1436 Et ma perte à l’état semble être nécessaire,
   1437 Puisque de nos malheurs la fin ne se peut voir,
   1438 Si le sang de Laïus ne remplit son devoir.
   1439 C’est ce que Tirésie avait voulu me dire.
   1440 Mais ce reste du jour souffrez que je respire :
   1441 Le plus sévère honneur ne saurait murmurer
   1442 De ce peu de moments que j’ose différer ;
   1443 Et ce coup surprenant permet à votre haine
   1444 De faire cette grâce aux larmes de la reine.
   1445 Nous nous verrons demain, seigneur, et résoudrons…
   1446 Quand il en sera temps, prince, nous répondrons ;
   1447 Et s’il faut, après tout, qu’un grand crime s’efface
   1448 Par le sang que Laïus a transmis à sa race,
   1449 Peut-être aurez-vous peine à reprendre son rang,
   1450 Qu’il ne vous ait coûté quelque peu de ce sang.
   1451 Demain chacun de nous fera sa destinée.
   1452 Que de maux nous promet cette triste journée !
   1453 J’y dois voir ou ma fille ou mon fils s’immoler,
   1454 Tout le sang de ce fils de votre main couler,
   1455 Ou de la sienne enfin le vôtre se répandre ;
   1456 Et ce qu’oracle aucun n’a fait encore attendre,
   1457 Rien ne m’affranchira de voir sans cesse en vous,
   1458 Sans cesse en un mari, l’assassin d’un époux.
   1459 Puis-je plaindre à ce mort la lumière ravie,
   1460 Sans haïr le vivant, sans détester ma vie ?
   1461 Puis-je de ce vivant plaindre l’aveugle sort,
   1462 Sans détester ma vie et sans trahir le mort ?
   1463 Madame, votre haine est pour moi légitime ;
   1464 Et cet aveugle sort m’a fait vers vous un crime,
   1465 Dont ce prince demain me punira pour vous,
   1466 Ou mon bras vengera ce fils et cet époux ;
   1467 Et m’offrant pour victime à votre inquiétude,
   1468 Il vous affranchira de toute ingratitude.
   1469 Alors sans balancer vous plaindrez tous les deux,
   1470 Vous verrez sans rougir alors vos derniers feux,
   1471 Et permettrez sans honte à vos douleurs pressantes
   1472 Pour Laïus et pour moi des larmes innocentes.
   1473 Ah ! Seigneur, quelque bras qui puisse vous punir,
   1474 Il n’effacera rien dedans mon souvenir :
   1475 Je vous verrai toujours, sa couronne à la tête,
   1476 De sa place en mon lit faire votre conquête ;
   1477 Je me verrai toujours vous placer en son rang,
   1478 Et baiser votre main fumante de son sang.
   1479 Mon ombre même un jour dans les royaumes sombres
   1480 Ne recevra des dieux pour bourreaux que vos ombres ;
   1481 Et sa confusion l’offrant à toutes deux,
   1482 Elle aura pour tourments tout ce qui fit mes feux.
   1483 Oracles décevants, qu’osiez-vous me prédire ?
   1484 Si sur notre avenir vos dieux ont quelque empire,
   1485 Quelle indigne pitié divise leur courroux ?
   1486 Ce qu’elle épargne au fils retombe sur l’époux ;
   1487 Et comme si leur haine, impuissante ou timide,
   1488 N’osait le faire ensemble inceste et parricide,
   1489 Elle partage à deux un sort si peu commun,
   1490 Afin de me donner deux coupables pour un.
   1491 Ô partage inégal de ce courroux céleste !
   1492 Je suis le parricide, et ce fils est l’inceste.
   1493 Mais mon crime est entier, et le sien imparfait ;
   1494 Le sien n’est qu’en désirs, et le mien en effet.
   1495 Ainsi, quelques raisons qui puissent me défendre,
   1496 La veuve de Laïus ne saurait les entendre ;
   1497 Et les plus beaux exploits passent pour trahisons,
   1498 Alors qu’il faut du sang, et non pas des raisons.
   1499 Ah ! Je n’en vois que trop qui me déchirent l’âme.
   1500 La veuve de Laïus est toujours votre femme,
   1501 Et n’oppose que trop, pour vous justifier,
   1502 À la moitié du mort celle du meurtrier.
   1503 Pour toute autre que moi votre erreur est sans crime,
   1504 Toute autre admirerait votre bras magnanime,
   1505 Et toute autre, réduite à punir votre erreur,
   1506 La punirait du moins sans trouble et sans horreur.
   1507 Mais, hélas ! Mon devoir aux deux partis m’attache :
   1508 Nul espoir d’aucun d’eux, nul effort ne m’arrache ;
   1509 Et je trouve toujours dans mon esprit confus
   1510 Et tout ce que je suis et tout ce que je fus.
   1511 Je vous dois de l’amour, je vous dois de la haine :
   1512 L’un et l’autre me plaît, l’un et l’autre me gêne ;
   1513 Et mon cour, qui doit tout, et ne voit rien permis,
   1514 Souffre tout à la fois deux tyrans ennemis.
   1515 La haine aurait l’appui d’un serment qui me lie ;
   1516 Mais je le romps exprès pour en être punie ;
   1517 Et pour finir des maux qu’on ne peut soulager,
   1518 J’aime à donner aux dieux un parjure à venger.
   1519 C’est votre foudre, ô ciel, qu’à mon secours j’appelle :
   1520 Œdipe est innocent, je me fais criminelle ;
   1521 Par un juste supplice osez me désunir
   1522 De la nécessité d’aimer et de punir.
   1523 Quoi ? Vous ne voyez pas que sa fausse justice
   1524 Ne sait plus ce que c’est que d’un juste supplice,
   1525 Et que par un désordre à confondre nos sens
   1526 Son injuste rigueur n’en veut qu’aux innocents ?
   1527 Après avoir choisi ma main pour ce grand crime,
   1528 C’est le sang de Laïus qu’il choisit pour victime,
   1529 Et le bizarre éclat de son discernement
   1530 Sépare le forfait d’avec le châtiment.
   1531 C’est un sujet nouveau d’une haine implacable,
   1532 De voir sur votre sang la peine du coupable ;
   1533 Et les dieux vous en font une éternelle loi,
   1534 S’ils punissent en lui ce qu’ils ont fait par moi.
   1535 Voyez comme les fils de Jocaste et d’Œdipe
   1536 D’une si juste haine ont tous deux le principe :
   1537 À voir leurs actions, à voir leur entretien,
   1538 L’un n’est que votre sang, l’autre n’est que le mien,
   1539 Et leur antipathie inspire à leur colère
   1540 Des préludes secrets de ce qu’il vous faut faire.
   1541 Pourrez-vous me haïr jusqu’à cette rigueur
   1542 De souhaiter pour vous même haine en mon cœur ?
   1543 Toujours de vos vertus j’adorerai les charmes,
   1544 Pour ne haïr qu’en moi la source de vos larmes.
   1545 Et je me forcerai toujours à vous blâmer,
   1546 Pour ne haïr qu’en moi ce qui vous fit m’aimer.
   1547 Mais finissons, de grâce, un discours qui me tue :
   1548 L’assassin de Laïus doit me blesser la vue ;
   1549 Et malgré ce courroux par sa mort allumé,
   1550 Je sens qu’Œdipe enfin sera toujours aimé.
   1551 Que fera cet amour ? Ce qu’il doit à la haine.
   1552 Qu’osera ce devoir ? Croître toujours ma peine.
   1553 Faudra-t-il pour jamais me bannir de vos yeux ?
   1554 Peut-être que demain nous le saurons des dieux.
   1555 Seigneur, il est trop vrai que le peuple murmure,
   1556 Qu’il rejette sur vous sa funeste aventure,
   1557 Et que de tous côtés on n’entend que mutins
   1558 Qui vous nomment l’auteur de leurs mauvais destins.
   1559 D’un devin suborné les infâmes prestiges
   1560 De l’ombre, disent-ils, ont fait tous les prodiges :
   1561 L’or mouvait ce fantôme ; et pour perdre Dircé,
   1562 Vos présents lui dictaient ce qu’il a prononcé :
   1563 Tant ils conçoivent mal qu’un si grand roi consente
   1564 À venger son trépas sur sa race innocente,
   1565 Qu’il assure son sceptre, aux dépens de son sang,
   1566 À ce bras impuni qui lui perça le flanc,
   1567 Et que par cet injuste et cruel sacrifice,
   1568 Lui-même de sa mort il se fasse justice !
   1569 Ils ont quelque raison de tenir pour suspect
   1570 Tout ce qui s’est montré tantôt à leur aspect ;
   1571 Et je n’ose blâmer cette horreur que leur donne
   1572 L’assassin de leur roi qui porte sa couronne.
   1573 Moi-même, au fond du cour, de même horreur frappé,
   1574 Je veux fuir le remords de son trône occupé ;
   1575 Et je dois cette grâce à l’amour de la reine,
   1576 D’épargner ma présence aux devoirs de sa haine,
   1577 Puisque de notre hymen les liens mal tissus
   1578 Par ces mêmes devoirs semblent être rompus.
   1579 Je vais donc à Corinthe achever mon supplice.
   1580 Mais ce n’est pas au peuple à se faire justice :
   1581 L’ordre que tient le ciel à lui choisir des rois
   1582 Ne lui permet jamais d’examiner son choix ;
   1583 Et le devoir aveugle y doit toujours souscrire,
   1584 Jusqu’à ce que d’en haut on veuille s’en dédire.
   1585 Pour chercher mon repos, je veux bien me bannir ;
   1586 Mais s’il me bannissait, je saurais l’en punir ;
   1587 Ou si je succombais sous sa troupe mutine,
   1588 Je saurais l’accabler du moins sous ma ruine.
   1589 Seigneur, jusques ici ses plus grands déplaisirs
   1590 Pour armes contre vous n’ont pris que des soupirs ;
   1591 Et cet abattement que lui cause la peste
   1592 Ne souffre à son murmure aucun dessein funeste.
   1593 Mais il faut redouter que Thésée et Dircé
   1594 N’osent pousser plus loin ce qu’il a commencé.
   1595 Phorbas même est à craindre, et pourrait le réduire
   1596 Jusqu’à se vouloir mettre en état de vous nuire.
   1597 Thésée a trop de cour pour une trahison ;
   1598 Et d’ailleurs j’ai promis de lui faire raison.
   1599 Pour Dircé, son orgueil dédaignera sans doute
   1600 L’appui tumultueux que ton zèle redoute.
   1601 Phorbas est plus à craindre, étant moins généreux ;
   1602 Mais il nous est aisé de nous assurer d’eux.
   1603 Fais-les venir tous trois, que je lise en leur âme
   1604 S’ils prêteraient la main à quelque sourde trame.
   1605 Commence par Phorbas : je saurai démêler
   1606 quels desseins… Un vieillard demande à vous parler.
   1607 Il se dit de Corinthe, et presse. Il vient me faire
   1608 Le funeste rapport du trépas de mon père :
   1609 Préparons nos soupirs à ce triste récit.
   1610 Qu’il entre… Cependant fais ce que je t’ai dit.
   1611 Eh bien ! Polybe est mort ? Oui, seigneur. Mais vous-même
   1612 Venir me consoler de ce malheur suprême !
   1613 Vous qui, chef du conseil, devriez maintenant,
   1614 Attendant mon retour, être mon lieutenant !
   1615 Vous, à qui tant de soins d’élever mon enfance
   1616 Ont acquis justement toute ma confiance !
   1617 Ce voyage me trouble autant qu’il me surprend.
   1618 Le roi Polybe est mort ; ce malheur est bien grand ;
   1619 Mais comme enfin, seigneur, il est suivi d’un pire,
   1620 Pour l’apprendre de moi faites qu’on se retire.
   1621 Ce jour est donc pour moi le grand jour des malheurs,
   1622 Puisque vous apportez un comble à mes douleurs.
   1623 J’ai tué le feu roi jadis sans le connaître ;
   1624 Son fils, qu’on croyait mort, vient ici de renaître ;
   1625 Son peuple mutiné me voit avec horreur ;
   1626 Sa veuve mon épouse en est dans la fureur.
   1627 Le chagrin accablant qui me dévore l’âme
   1628 Me fait abandonner et peuple, et sceptre, et femme,
   1629 Pour remettre à Corinthe un esprit éperdu ;
   1630 Et par d’autres malheurs je m’y vois attendu !
   1631 Seigneur, il faut ici faire tête à l’orage ;
   1632 Il faut faire ici ferme et montrer du courage.
   1633 Le repos à Corinthe en effet serait doux ;
   1634 Mais il n’est plus de sceptre à Corinthe pour vous.
   1635 Quoi ? L’on s’est emparé de celui de mon père ?
   1636 Seigneur, on n’a rien fait que ce qu’on a dû faire ;
   1637 Et votre amour en moi ne voit plus qu’un banni,
   1638 De son amour pour vous trop doucement puni.
   1639 Quel énigme ! Apprenez avec quelle justice
   1640 Ce roi vous a dû rendre un si mauvais office :
   1641 vous n’étiez point son fils. Dieux ! Qu’entends-je ? à regret
   1642 Ses remords en mourant ont rompu le secret.
   1643 Il vous gardait encore une amitié fort tendre ;
   1644 Mais le compte qu’aux dieux la mort force de rendre
   1645 A porté dans son cour un si pressant effroi,
   1646 Qu’il a remis Corinthe aux mains de son vrai roi.
   1647 Je ne suis point son fils ! Et qui suis-je, Iphicrate ?
   1648 Un enfant exposé, dont le mérite éclate,
   1649 Et de qui par pitié j’ai dérobé les jours
   1650 Aux ongles des lions, aux griffes des vautours.
   1651 Et qui m’a fait passer pour le fils de ce prince ?
   1652 Le manque d’héritiers ébranlait sa province.
   1653 Les trois que lui donna le conjugal amour
   1654 Perdirent en naissant la lumière du jour ;
   1655 Et la mort du dernier me fit prendre l’audace
   1656 De vous offrir au roi, qui vous mit en sa place.
   1657 Ce que l’on se promit de ce fils supposé
   1658 Réunit sous ses lois son état divisé ;
   1659 Mais comme cet abus finit avec sa vie,
   1660 Sa mort de mon supplice aurait été suivie,
   1661 S’il n’eût donné cet ordre à son dernier moment,
   1662 Qu’un juste et prompt exil fût mon seul châtiment.
   1663 Ce revers serait dur pour quelque âme commune ;
   1664 Mais je me fis toujours maître de ma fortune ;
   1665 Et puisqu’elle a repris l’avantage du sang,
   1666 Je ne dois plus qu’à moi tout ce que j’eus de rang.
   1667 Mais n’as-tu point appris de qui j’ai reçu l’être ?
   1668 Seigneur, je ne puis seul vous le faire connaître.
   1669 Vous fûtes exposé jadis par un Thébain,
   1670 Dont la compassion vous remit en ma main,
   1671 Et qui, sans m’éclaircir touchant votre naissance,
   1672 Me chargea seulement d’éloigner votre enfance.
   1673 J’en connais le visage, et l’ai revu souvent,
   1674 Sans nous être tous deux expliqués plus avant :
   1675 Je luis dis qu’en éclat j’avais mis votre vie,
   1676 Et lui cachai toujours mon nom et ma patrie,
   1677 De crainte, en les sachant, que son zèle indiscret
   1678 Ne vînt mal à propos troubler notre secret.
   1679 Mais comme de sa part il connaît mon visage,
   1680 Si je le trouve ici, nous saurons davantage.
   1681 Je serais donc Thébain à ce compte ? Oui, seigneur.
   1682 Je ne sais si je dois le tenir à bonheur :
   1683 Mon cour, qui se soulève, en forme un noir augure
   1684 Sur l’éclaircissement de ma triste aventure.
   1685 Où me reçûtes-vous ? Sur le mont Cythéron.
   1686 Ah ! Que vous me frappez par ce funeste nom !
   1687 Le temps, le lieu, l’oracle, et l’âge de la reine,
   1688 Tout semble concerté pour me mettre à la gêne.
   1689 Dieux ! Serait-il possible ? Approchez-vous, Phorbas.
   1690 Seigneur, voilà celui qui vous mit en mes bras ;
   1691 Permettez qu’à vos yeux je montre un peu de joie.
   1692 Se peut-il faire, ami, qu’encor je te revoie ?
   1693 Que j’ai lieu de bénir ton retour fortuné !
   1694 Qu’as-tu fait de l’enfant que je t’avais donné ?
   1695 Le généreux Thésée a fait gloire de l’être ;
   1696 Mais sa preuve est obscure, et tu dois le connaître.
   1697 Parle. Ce n’est point lui, mais il vit en ces lieux.
   1698 Nomme-le donc, de grâce. Il est devant tes yeux.
   1699 Je ne vois que le roi. C’est lui-même. Lui-même !
   1700 Oui : le secret n’est plus d’une importance extrême ;
   1701 Tout Corinthe le sait. Nomme-lui ses parents.
   1702 En fussions-nous tous trois à jamais ignorants !
   1703 Seigneur, lui seul enfin peut dire qui vous êtes.
   1704 Hélas ! Je le vois trop ; et vos craintes secrètes,
   1705 Qui vous ont empêchés de vous entréclaircir,
   1706 Loin de tromper l’oracle, ont fait tout réussir.
   1707 Voyez où m’a plongé votre fausse prudence :
   1708 Vous cachiez ma retraite, il cachait ma naissance ;
   1709 Vos dangereux secrets, par un commun accord,
   1710 M’ont livré tout entier aux rigueurs de mon sort :
   1711 Ce sont eux qui m’ont fait l’assassin de mon père ;
   1712 Ce sont eux qui m’ont fait le mari de ma mère.
   1713 D’une indigne pitié le fatal contre-temps
   1714 Confond dans mes vertus ces forfaits éclatants :
   1715 Elle fait voir en moi, par un mélange infâme,
   1716 Le frère de mes fils et le fils de ma femme.
   1717 Le ciel l’avait prédit : vous avez achevé ;
   1718 Et vous avez tout fait quand vous m’avez sauvé.
   1719 Oui, seigneur, j’ai tout fait, sauvant votre personne :
   1720 M’en punissent les dieux si je me le pardonne !
   1721 Que n’obéissais-tu, perfide, à mes parents,
   1722 Qui se faisaient pour moi d’équitables tyrans ?
   1723 Que ne lui disais-tu ma naissance et l’oracle,
   1724 Afin qu’à mes destins il pût mettre un obstacle ?
   1725 Car, Iphicrate, en vain j’accuserais ta foi :
   1726 Tu fus dans ces destins aveugle comme moi ;
   1727 Et tu ne m’abusais que pour ceindre ma tête
   1728 D’un bandeau dont par là tu faisais ma conquête.
   1729 Seigneur, comme Phorbas avait mal obéi,
   1730 Que l’ordre de son roi par là se vit trahi,
   1731 Il avait lieu de craindre, en me disant le reste,
   1732 Que son crime par moi devenu manifeste…
   1733 Cesse de l’excuser. Que m’importe, en effet,
   1734 S’il est coupable ou non de tout ce que j’ai fait ?
   1735 En ai-je moins de trouble, ou moins d’horreur en l’âme ?
   1736 Votre frère est connu ; le savez-vous, madame ?
   1737 Oui, Seigneur, et Phorbas m’a tout dit en deux mots.
   1738 Votre amour pour Thésée est dans un plein repos.
   1739 Vous n’appréhendez plus que le titre de frère
   1740 S’oppose à cette ardeur qui vous était si chère :
   1741 Cette assurance entière a de quoi vous ravir,
   1742 Ou plutôt votre haine a de quoi s’assouvir.
   1743 Quand le ciel de mon sort l’aurait faite l’arbitre,
   1744 Elle ne m’eût choisi rien de pis que ce titre.
   1745 Ah ! Seigneur, pour Æmon j’ai su mal obéir ;
   1746 Mais je n’ai point été jusques à vous haïr.
   1747 La fierté de mon cour, qui me traitait de reine,
   1748 Vous cédait en ces lieux la couronne sans peine ;
   1749 Et cette ambition que me prêtait l’amour
   1750 Ne cherchait qu’à régner dans un autre séjour.
   1751 Cent fois de mon orgueil l’éclat le plus farouche
   1752 Aux termes odieux a refusé ma bouche :
   1753 Pour vous nommer tyran il fallait cent efforts ;
   1754 Ce mot ne m’a jamais échappé sans remords.
   1755 D’un sang respectueux la puissance inconnue
   1756 À mes soulèvements mêlait la retenue ;
   1757 Et cet usurpateur dont j’abhorrais la loi,
   1758 S’il m’eût donné Thésée, eût eu le nom de roi.
   1759 C’était ce même sang dont la pitié secrète
   1760 De l’ombre de Laïus me faisait l’interprète.
   1761 Il ne pouvait souffrir qu’un mot mal entendu
   1762 Détournât sur ma sœur un sort qui m’était dû,
   1763 Et que votre innocence immolée à mon crime
   1764 Se fît de nos malheurs l’inutile victime.
   1765 Quel crime avez-vous fait que d’être malheureux ?
   1766 Mon souvenir n’est plein que d’exploits généreux ;
   1767 Cependant je me trouve inceste et parricide,
   1768 Sans avoir fait un pas que sur les pas d’Alcide,
   1769 Ni recherché partout que lois à maintenir,
   1770 Que monstres à détruire et méchants à punir.
   1771 Aux crimes malgré moi l’ordre du ciel m’attache :
   1772 Pour m’y faire tomber à moi-même il me cache ;
   1773 Il offre, en m’aveuglant sur ce qu’il a prédit,
   1774 Mon père à mon épée, et ma mère à mon lit.
   1775 Hélas ! Qu’il est bien vrai qu’en vain on s’imagine
   1776 Dérober notre vie à ce qu’il nous destine !
   1777 Les soins de l’éviter font courir au-devant,
   1778 Et l’adresse à le fuir y plonge plus avant.
   1779 Mais si les dieux m’ont fait la vie abominable,
   1780 Ils m’en font par pitié la sortie honorable,
   1781 Puisqu’enfin leur faveur mêlée à leur courroux
   1782 Me condamne à mourir pour le salut de tous,
   1783 Et qu’en ce même temps qu’il faudrait que ma vie
   1784 Des crimes qu’ils m’ont faits traînât l’ignominie,
   1785 L’éclat de ces vertus que je ne tiens pas d’eux
   1786 Reçoit pour récompense un trépas glorieux.
   1787 Ce trépas glorieux comme vous me regarde :
   1788 Le juste choix du ciel peut-être me le garde ;
   1789 Il fit tout votre crime ; et le malheur du roi
   1790 Ne vous rend pas, seigneur, plus coupable que moi.
   1791 D’un voyage fatal qui seul causa sa perte
   1792 Je fus l’occasion ; elle vous fut offerte :
   1793 Votre bras contre trois disputa le chemin ;
   1794 Mais ce n’était qu’un bras qu’empruntait le destin,
   1795 Puisque votre vertu qui servit sa colère
   1796 Ne put voir en Laïus ni de roi ni de père.
   1797 Ainsi j’espère encor que demain, par son choix,
   1798 Le ciel épargnera le plus grand de nos rois.
   1799 L’intérêt des Thébains et de votre famille
   1800 Tournera son courroux sur l’orgueil d’une fille
   1801 Qui n’a rien que l’état doive considérer,
   1802 Et qui contre son roi n’a fait que murmurer.
   1803 Vous voulez que le ciel, pour montrer à la terre
   1804 Qu’on peut innocemment mériter le tonnerre,
   1805 Me laisse de sa haine étaler en ces lieux
   1806 L’exemple le plus noir et le plus odieux !
   1807 Non, non : vous le verrez demain au sacrifice
   1808 Par le choix que j’attends couvrir son injustice,
   1809 Et par la peine due à son propre forfait,
   1810 Désavouer ma main de tout ce qu’elle a fait.
   1811 Est-ce encor votre bras qui doit venger son père ?
   1812 Son amant en a-t-il plus de droit que son frère,
   1813 Prince ? Je vous en plains, et ne puis concevoir,
   1814 Seigneur… La vérité ne se fait que trop voir.
   1815 Mais nous pourrons demain être tous deux à plaindre,
   1816 Si le ciel fait le choix qu’il nous faut tous deux craindre.
   1817 S’il me choisit, ma sœur, donnez-lui votre foi :
   1818 Je vous en prie en frère, et vous l’ordonne en roi.
   1819 Vous, seigneur, si Dircé garde encor sur votre âme
   1820 L’Empire que lui fit une si belle flamme,
   1821 Prenez soin d’apaiser les discords de mes fils,
   1822 Qui par les noeuds du sang vous deviendront unis.
   1823 Vous voyez où des dieux nous a réduits la haine.
   1824 Adieu : laissez-moi seul en consoler la reine ;
   1825 Et ne m’enviez pas un secret entretien,
   1826 Pour affermir son cour sur l’exemple du mien.
   1827 Parmi de tels malheurs que sa constance est rare !
   1828 Il ne s’emporte point contre un sort si barbare ;
   1829 La surprenante horreur de cet accablement
   1830 Ne coûte à sa grande âme aucun égarement ;
   1831 Et sa haute vertu, toujours inébranlable,
   1832 Le soutient au-dessus de tout ce qui l’accable.
   1833 Souvent, avant le coup qui doit nous accabler,
   1834 La nuit qui l’enveloppe a de quoi nous troubler :
   1835 L’obscur pressentiment d’une injuste disgrâce
   1836 Combat avec effroi sa confuse menace ;
   1837 Mais quand ce coup tombé vient d’épuiser le sort
   1838 Jusqu’à n’en pouvoir craindre un plus barbare effort,
   1839 Ce trouble se dissipe, et cette âme innocente,
   1840 Qui brave impunément la fortune impuissante,
   1841 Regarde avec dédain ce qu’elle a combattu,
   1842 Et se rend toute entière à toute sa vertu.
   1843 Madame… Que veux-tu, Nérine ? Hélas ! La reine…
   1844 Que fait-elle ? Elle est morte ; et l’excès de sa peine,
   1845 Par un prompt désespoir… Jusques où portez-vous,
   1846 Impitoyables dieux, votre injuste courroux !
   1847 Quoi ? Même aux yeux du roi son désespoir la tue ?
   1848 Ce monarque n’a pu… Le roi ne l’a point vue,
   1849 Et quant à son trépas, ses pressantes douleurs
   1850 L’ont cru devoir sur l’heure à de si grands malheurs.
   1851 Phorbas l’a commencé, sa main a fait le reste.
   1852 Quoi ? Phorbas… Oui, Phorbas, par son récit funeste,
   1853 Et par son propre exemple, a su l’assassiner.
   1854 Ce malheureux vieillard n’a pu se pardonner ;
   1855 Il s’est jeté d’abord aux genoux de la reine,
   1856 Où, détestant l’effet de sa prudence vaine :
   1857 "Si j’ai sauvé ce fils pour être votre époux,
   1858 Et voir le roi son père expirer sous ses coups,
   1859 A-t-il dit, la pitié qui me fît le ministre
   1860 De tout ce que le ciel eut pour vous de sinistre,
   1861 Fait place au désespoir d’avoir si mal servi,
   1862 Pour venger sur mon sang votre ordre mal suivi.
   1863 L’inceste où malgré vous tous deux je vous abîme
   1864 Recevra de ma main sa première victime :
   1865 J’en dois le sacrifice à l’innocente erreur
   1866 Qui vous rend l’un pour l’autre un objet plein d’horreur."
   1867 Cet arrêt qu’à nos yeux lui-même il se prononce
   1868 Est suivi d’un poignard qu’en ses flancs il enfonce.
   1869 La reine, à ce malheur si peu prémédité,
   1870 Semble le recevoir avec stupidité.
   1871 L’excès de sa douleur la fait croire insensible ;
   1872 Rien n’échappe au dehors qui la rende visible ;
   1873 Et tous ses sentiments, enfermés dans son cœur,
   1874 Ramassent en secret leur dernière vigueur.
   1875 Nous autres cependant, autour d’elle rangées,
   1876 Stupides ainsi qu’elle, ainsi qu’elle affligées,
   1877 Nous n’osons rien permettre à nos fiers déplaisirs,
   1878 Et nos pleurs par respect attendent ses soupirs.
   1879 Mais enfin tout à coup, sans changer de visage,
   1880 Du mort qu’elle contemple elle imite la rage,
   1881 Se saisit du poignard, et de sa propre main
   1882 À nos yeux comme lui s’en traverse le sein.
   1883 On dirait que du ciel l’implacable colère
   1884 Nous arrête les bras pour lui laisser tout faire.
   1885 Elle tombe, elle expire avec ces derniers mots :
   1886 "Allez dire à Dircé qu’elle vive en repos,
   1887 Que de ces lieux maudits en hâte elle s’exile ;
   1888 Athènes a pour elle un glorieux asile,
   1889 Si toutefois Thésée est assez généreux
   1890 Pour n’avoir point d’horreur d’un sang si malheureux."
   1891 Ah ! Ce doute m’outrage ; et si jamais vos charmes…
   1892 Seigneur, il n’est saison que de verser des larmes.
   1893 La reine, en expirant, a donc pris soin de moi !
   1894 Mais tu ne me dis point ce qu’elle a dit du roi ?
   1895 Son âme en s’envolant, jalouse de sa gloire,
   1896 Craignait d’en emporter la honteuse mémoire ;
   1897 Et n’osant le nommer son fils ni son époux,
   1898 Sa dernière tendresse a toute été pour vous.
   1899 Et je puis vivre encore après l’avoir perdue !
   1900 La santé dans ces murs tout d’un coup répandue
   1901 Fait crier au miracle et bénir hautement
   1902 La bonté de nos dieux d’un si prompt changement.
   1903 Tous ces mourants, madame, à qui déjà la peste
   1904 Ne laissait qu’un soupir, qu’un seul moment de reste,
   1905 En cet heureux moment rappelés des abois,
   1906 Rendent grâces au ciel d’une commune voix ;
   1907 Et l’on ne comprend point quel remède il applique
   1908 À rétablir sitôt l’allégresse publique.
   1909 Que m’importe qu’il montre un visage plus doux,
   1910 Quand il fait des malheurs qui ne sont que pour nous ?
   1911 Avez-vous vu le roi, Dymas ? Hélas, princesse !
   1912 On ne doit qu’à son sang la publique allégresse.
   1913 Ce n’est plus que pour lui qu’il faut verser des pleurs :
   1914 Ses crimes inconnus avaient fait nos malheurs ;
   1915 Et sa vertu souillée à peine s’est punie,
   1916 Qu’aussitôt de ces lieux la peste s’est bannie.
   1917 L’effort de son courage a su nous éblouir :
   1918 D’un si grand désespoir il cherchait à jouir,
   1919 Et de sa fermeté n’empruntait les miracles
   1920 Que pour mieux éviter toute sorte d’obstacles.
   1921 Il s’est rendu par là maître de tout son sort.
   1922 Mais achève, Dymas, le récit de sa mort ;
   1923 Achève d’accabler une âme désolée.
   1924 Il n’est point mort, madame ; et la sienne, ébranlée
   1925 Par les confus remords d’un innocent forfait,
   1926 Attend l’ordre des dieux pour sortir tout à fait.
   1927 Que nous disais-tu donc ? Ce que j’ose encor dire,
   1928 Qu’il vit et ne vit plus, qu’il est mort et respire ;
   1929 Et que son sort douteux, qui seul reste à pleurer,
   1930 Des morts et des vivants semble le séparer.
   1931 J’étais auprès de lui sans aucunes alarmes ;
   1932 Son cour semblait calmé, je le voyais sans armes,
   1933 Quand soudain, attachant ses deux mains sur ses yeux :
   1934 "Prévenons, a-t-il dit, l’injustice des dieux ;
   1935 Commençons à mourir avant qu’ils nous l’ordonnent ;
   1936 Qu’ainsi que mes forfaits mes supplices étonnent.
   1937 Ne voyons plus le ciel après sa cruauté :
   1938 Pour nous venger de lui dédaignons sa clarté ;
   1939 Refusons-lui nos yeux, et gardons quelque vie
   1940 Qui montre encore à tous quelle est sa tyrannie. "
   1941 Là, ses yeux arrachés par ses barbares mains
   1942 Font distiller un sang qui rend l’âme aux Thébains.
   1943 Ce sang si précieux touche à peine la terre,
   1944 Que le courroux du ciel ne leur fait plus la guerre ;
   1945 Et trois mourants guéris au milieu du palais
   1946 De sa part tout d’un coup nous annoncent la paix.
   1947 Cléante vous a dit que par toute la ville…
   1948 Cessons de nous gêner d’une crainte inutile.
   1949 À force de malheurs le ciel fait assez voir
   1950 Que le sang de Laïus a rempli son devoir :
   1951 Son ombre est satisfaite ; et ce malheureux crime
   1952 Ne laisse plus douter du choix de sa victime.
   1953 Un autre ordre demain peut nous être donné.
   1954 Allons voir cependant ce prince infortuné,
   1955 Pleurer auprès de lui notre destin funeste,
   1956 Et remettons aux dieux à disposer du reste.