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Author: Antoine Amarilli <a3nm@a3nm.net>
Date: Wed, 14 Aug 2019 23:53:20 +0200
+heredia
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+Après que Balboa menant son bon cheval
+Par les bois non frayés, droit, d'amont en aval,
+Eut, sur l'autre versant des Cordillères hautes,
+Foulé le chaud limon des insalubres côtes
+De l'Isthme qui partage avec ses monts géants
+La glauque immensité des deux grands Océans,
+Et qu'il eut, s'y jetant tout armé de la berge,
+Planté son étendard dans l'écume encor vierge,
+Tous les aventuriers, dont l'esprit s'enflamma,
+Rêvaient, en arrivant au port de Panama,
+De retrouver, espoir cupide et magnifique,
+Aux rivages dorés de la mer Pacifique,
+El Dorado promis qui fuyait devant eux,
+Et, mêlant avec l'or des songes monstrueux,
+De forcer jusqu'au fond de ces torrides zones
+L'âpre virginité des rudes Amazones
+Que n'avait pu dompter la race des héros,
+De renverser des dieux à têtes de taureaux
+Et de vaincre, vrais fils de leur ancêtre Hercule,
+Les peuples de l'Aurore et ceux du Crépuscule.
+
+Ils savaient que, bravant ces illustres périls,
+Ils atteindraient les bords où germent les béryls
+Et Doboyba qui comble, en ses riches ravines,
+Du vaste écroulement des temples en ruines,
+La nécropole d'or des princes de Zenu ;
+Et que, suivant toujours le chemin inconnu
+Des Indes, par-delà les îles des Épices
+Et la terre où bouillonne au fond des précipices
+Sur un lit d'argent fin la Source de Santé,
+Ils verraient, se dressant en un ciel enchanté
+Jusqu'au zénith brûlé du feu des pierreries,
+Resplendir au soleil les vivantes féeries
+Des sierras d'émeraude et des pics de saphir
+Qui recèlent l'antique et fabuleux Ophir.
+
+Et quand Vasco Nuñez eut payé de sa tête
+L'orgueil d'avoir tenté cette grande conquête,
+Poursuivant après lui ce mirage éclatant,
+Malgré sa mort, la fleur des Cavaliers, portant
+Le pennon de Castille écartelé d'Autriche,
+Pénétra jusqu'au fond des bois de Côte-Riche
+À travers la montagne horrible, ou navigua
+Le long des noirs récifs qui cernent Veragua,
+Et vers l'Est atteignit, malgré de grands naufrages,
+Les bords où l'Orénoque, enflé par les orages,
+Inondant de sa vase un immense horizon,
+Sous le fiévreux éclat d'un ciel lourd de poison,
+Se jette dans la mer par ses cinquante bouches.
+
+Enfin cent compagnons, tous gens de bonnes souches,
+S'embarquèrent avec Pascual d'Andagoya
+Qui, poussant encor plus sa course, côtoya
+Le golfe où l'Océan Pacifique déferle,
+Mit le cap vers le Sud, doubla l'île de Perle,
+Et cingla devant lui toutes voiles dehors,
+Ayant ainsi, parmi les Conquérants d'alors,
+L'heur d'avoir le premier fendu les mers nouvelles
+Avec les éperons des lourdes caravelles.
+
+Mais quand, dix mois plus tard, malade et déconfit,
+Après avoir très loin navigué sans profit
+Vers cet El Dorado qui n'était qu'un vain mythe,
+Bravé cent fois la mort, dépassé la limite
+Du monde, ayant perdu quinze soldats sur vingt,
+Dans ses vaisseaux brisés Andagoya revint,
+Pedrarias d'Avila se mit fort en colère ;
+Et ceux qui, sur la foi du récit populaire,
+Hidalgos et routiers, s'étaient tous rassemblés
+Dans Panama, du coup demeurèrent troublés.
+
+Or les seigneurs, voyant qu'ils ne pouvaient plus guère
+Employer leur personne en actions de guerre,
+Partaient pour Mexico ; mais ceux qui, n'ayant rien,
+Étaient venus tenter aux plages de Darien,
+Désireux de tromper la misère importune,
+Ce que vaut un grand cœur à vaincre la fortune,
+S'entretenant à jeun des rêves les plus beaux,
+Restaient, l'épée oisive et la cape en lambeaux,
+Quoique tous bon marins ou vieux batteurs d'estrade,
+À regarder le flot moutonner dans la rade,
+En attendant qu'un chef hardi les commandât.
+
+Deux ans étaient passés, lorsqu'un obscur soldat
+Qui fut depuis titré Marquis pour sa conquête,
+François Pizarre, osa présenter la requête
+D'armer un galion pour courir par-delà
+Puerto Pinas. Alors Pedrarias d'Avila
+Lui fit représenter qu'en cette conjoncture
+Il n'était pas prudent de tenter l'aventure
+Et ses dangers sans nombre et sans profit ; d'ailleurs,
+Qu'il ne lui plaisait point de voir que les meilleurs
+De tous ses gens de guerre, en entreprises folles,
+Prodiguassent le sang des veines espagnoles,
+Et que nul avant lui, de tant de Cavaliers,
+N'avait pu triompher ds bois de mangliers
+Qui croisent sur ces bords leurs nœuds inextricables ;
+Que, la tempête ayant rompu vergues et câbles
+À leurs vaisseaux en vain si loin aventurés,
+Ils étaient revenus mourants, désemparés,
+Et trop heureux encor d'avoir sauvé la vie.
+
+Mais ce conseil ne fit qu'échauffer son envie.
+Si bien qu'avec Diego d'Almagro, par contrats,
+Ayant mis en commun leur fortune et leurs bras,
+Et don Fernan de Luque ayant fourni les sommes,
+En l'an mil et cinq cent vingt-quatre, avec cent hommes,
+Pizarre le premier, par un brumeux matin
+De novembre, montant un mauvais brigantin,
+Prit la mer, et lâchant au vent toute sa toile,
+Se fia bravement en son heureuse étoile.
+
+Mais tout sembla d'abord démentir son espoir.
+Le vent devint bourrasque, et jusqu'au ciel très noir
+La mer terrible, enflant ses houles couleur d'encre,
+Défonça les sabords, rompit les mâts et l'ancre,
+Et fit la triste nef plus rase qu'un radeau.
+Enfin après dix jours d'angoisse, manquant d'eau
+Et de vivres, sa troupe étant d'ailleurs fort lasse,
+Pizarre débarqua sur une côte basse.
+
+Au bord, les mangliers formaient un long treillis ;
+Plus haut, impénétrable et splendide foullis
+De lianes en fleur et de vignes grimpantes,
+La berge s'élevait par d'insensibles pentes
+Vers la ligne lointaine et sombre des forêts.
+
+Et ce pays n'était qu'un très vaste marais.
+
+Il pleuvait. Les soldats, devenus frénétiques
+Par le harcèlement venimeux des moustiques
+Qui noircissaient le ciel de bourdonnants essaims,
+Foulaient avec horreur, en ces bas-fonds malsains,
+Des reptiles nouveaux et d'étranges insectes
+Ou voyaient émerger des lagunes infectes,
+Sur leur ventre écaillé se traînant d'un pied tors,
+Ces lézards monstrueux qu'on nomme alligators.
+Et quand venait la nuit, sur la terre trempée,
+Dans leurs manteaux, auprès de l'inutile épée,
+Lorsqu'ils s'étaient couchés, n'ayant pour aliment
+Que la racine amère ou le rouge piment,
+Sur le groupe endormi de ces chercheurs d'empires
+Flottait, crêpe vivant, le vol mou des vampires,
+Et ceux-là qu'ils marquaient de leurs baisers velus
+Dormaient d'un tel sommeil qu'ils ne s'éveillaient plus.
+
+C'est pourquoi les soldats, par force et par prière,
+Contraignirent leur chef à tourner en arrière,
+Et, malgré lui, disant un éternel adieu
+Au triste campement du port de Saint-Mathieu,
+Pizarre, par la mer nouvellement ouverte,
+Avec Bartolomé suivant la découverte,
+Sur un seul brigantin d'un faible tirant d'eau
+Repartit, et, doublant Punta de Pasado,
+Le bon pilote Ruiz eut la fortune insigne,
+Le premier des marins, d'avoir franchi la Ligne
+Et poussé plus au sud du monde occidental.
+
+La côte s'abaissait, et les bois de santal
+Exhalaient sur la mer leurs brises parfumées.
+De toutes parts montaient de légères fumées,
+Et les marins joyeux, accoudés aux haubans,
+Voyaient les fleuves luire en tortueux rubans
+À travers la campagne, et tout le long des plages
+Fuir des champs cultivés et passer des villages.
+
+Ensuite, ayant serré la côte de plus près,
+À leurs yeux étonnés parurent les forêts.
+
+Au pied des volcans morts, sous la zone des cendres,
+L'ébénier, le gayac et les durs palissandres,
+Jusques aux confins bleus des derniers horizons
+Roulant le flot obscur des vertes frondaisons,
+Variés de feuillage et variés d'essence,
+Déployaient la grandeur de leur magnificence ;
+Et du nord au midi, du levant au ponent,
+Couvrant tout le rivage et tout le continent,
+Partout où l'œil pouvait s'étendre, la ramure
+Se prolongeait avec un éternel murmure
+Pareil au bruit des mers. Seul, en ce cadre noir,
+Étincelait un lac, immobile miroir
+Où le soleil, plongeant au milieu de cette ombre,
+Faisait un grand trou d'or dans la verdure sombre.
+
+Sur les sables marneux, d'énormes caïmans
+Guettaient le tapir noir ou les roses flamants.
+Les majas argentés et les boas superbes
+Sous leurs pesants anneaux broyaient les hautes herbes,
+Ou, s'enroulant autour des troncs d'arbres pourris,
+Attendaient l'heure où vont boire les pécaris.
+Et sur les bords du lac horriblement fertile
+Où tout batracien pullule et tout reptile,
+Alors que le soleil décline, on pouvait voir
+Les fauves par troupeaux descendre à l'abreuvoir :
+Le puma, l'ocelot et les chats-tigres souples,
+Et le beau carnassier qui ne va que par couples
+Et qui par-dessus tous les félins est cité
+Pour sa grâce terrible et sa férocité,
+Le jaguar. Et partout dans l'air multicolore
+Flottait la végétale et la vivante flore ;
+Tandis que les cactus aux hampes d'aloès,
+Les perroquets divers et les kakatoès
+Et les aras, parmi d'assourdissants ramages,
+Lustraient au soleil clair leurs splendides plumages,
+Dans un pétillement d'ailes et de rayons,
+Les frêles oiseaux-mouche et les grands papillons,
+D'un vol vibrant, avec des jets de pierreries,
+Irradiaient autour des lianes fleuries.
+
+Plus loin, de toutes parts élancés, des halliers,
+Des gorges, des ravins, des taillis, par milliers,
+Pillant les monbins mûrs et les buissons d'icaques,
+Les singes de tout poil, ouistitis et macaques,
+Sakis noirs, capucins, trembleurs et carcajous
+Par les figuiers géants et les hauts acajous,
+Sautant de branche en branche ou pendus par leurs queues,
+Innombrables, de l'aube au soir, durant des lieues,
+Avec des gestes fous hurlant et gambadant,
+Tout au long de la mer les suivaient. Cependant,
+Poussé par une tiède et balsamique haleine,
+Le navire, doublant le cap de Sainte-Hélène,
+Glissa paisiblement dans le golfe d'azur
+Où sous l'éclat d'un jour éternellement pur,
+La mer de Guayaquil, sans colère et sans lutte,
+Arrondissant au loin son immense volute,
+Frange les sables d'or d'une écume d'argent.
+
+Et l'horizon s'ouvrit magnifique et changeant.
+
+Les montagnes, dressant les neiges de leur crête,
+Coupaient le ciel foncé d'une brillante arête
+D'où s'élançaient tout droits au hait de l'éther bleu
+Le Prince du Tonnerre et le Seigneur du Feu :
+Le mont Chimborazo dont la sommité ronde,
+Dôme prodigieux sous qui la foudre gronde,
+Dépasse, gigantesque et formidable aussi,
+Le cône incandescent du vieux Cotopaxi.
+
+Attentif aux gabiers en vigie à la hune,
+Dans le pressentiment de sa haute fortune,
+Pizarre, sur le pont avec les Conquérants,
+Jetait sur ces splendeurs des yeux indifférents,
+Quand, soudain, au détour du dernier promontoire,
+L'équipage, poussant un long cri de victoire,
+Dans le repli du golfe où tremblent les reflets
+Des temples couverts d'or et des riches palais,
+Avec ses quais noircis d'une innombrable foule,
+Entre l'azur du ciel et celui de la houle,
+Au bord de l'Océan vit émerger Tumbez.
+
+Alors, se recordant ses compagnons tombés
+À ses côtés, ou morts de soif et de famine,
+Et voyant que le peu qui restait avait mine
+De gens plus disposés à se ravitailler
+Qu'à reprendre leur course, errer et batailler,
+Pizarre comprit bien que ce serait démence
+Que de s'aventurer dans cet empire immense ;
+Et jugeant sagement qu'en ce dernier effort
+Il fallait à tout prix qu'il restât le plus fort,
+Il prit langue parmi ces nations étranges,
+Rassembla beaucoup d'or par dons et par échanges,
+Et, gagnant Panama sur son vieux brigantin
+Plein des fruits de la terre et lourd de son butin,
+Il mouilla dans le port après trois ans de courses.
+Là, se trouvant à bout d'hommes et de ressources,
+Bien que fort malhabile aux manières des cours,
+Il résolut d'user d'un suprême recours
+Avant que de tenter sa dernière campagne,
+Et de Nombre de Dios s'embarqua pour l'Espagne.
+
+Or, lorsqu'il toucha terre au port de San-Lucar,
+Il retrouva l'Espagne en allégresse, car
+L'Impératrice-Reine, en un jour très prospère,
+Comblant les vœux du prince et les désirs du père,
+Avait heureusement mis au monde l'Infant
+Don Philippe — que Dieu conserve triomphant !
+Et l'Empereur joyeux le fêtait dans Tolède.
+Là, Pizarre, accouru pour implorer son aide,
+Conta ses longs travaux et, ployant le genou,
+Lui fit en bon sujet hommage du Pérou.
+Puis ayant présenté, non sans quelque vergogne
+D'offrir si peu, de l'or, des laines de vigogne
+Et deux lamas vivants avec un alpaca,
+Il exposa ses droits. Don Carlos remarqua
+Ces moutons singuliers et de nouvelle espèce
+Dont la taille était haute et la toison épaisse ;
+Même, il daigna peser entre ses doigts royaux,
+Fort gracieusement, la lourdeur des joyaux ;
+Mais quand il dut traiter l'objet de la demande,
+Il répondit avec sa rudesse flamande :
+Qu'il trouvait, à son gré, que le vaillant Marquis
+Don Hernando Cortès avait assez conquis
+En subjuguant le vaste empiure des Aztèques ;
+Et que lui-même ainsi que les saints Archevêques
+Et le Conseil étaient fermement résolus
+À ne rien entreprendre et ne protéger plus,
+Dans ses possessions des mers occidentales,
+Ceux qui s'entêteraient à ces courses fatales
+Où s'abîma jadis Diego de Nicuessa.
+Mais, à ce dernier mot, Pizarre se dressa
+Et lui dit : Que c'était chose qui scandalise
+Que d'ainsi rejeter du giron de l'Église,
+Pour quelques onces d'or, autant d'infortunés,
+Qui, dans l'idolâtrie et l'ignorance nés,
+Ne demandaient, voués au céleste anathème,
+Qu'à laver leurs péchés dans l'eau du saint baptême.
+Ensuite il lui peignit en termes éloquents
+La Cordillère énorme avec ses vieux volcans
+D'où le feu souverain, qui fait trembler la terre
+Et fondre le métal au creuset du cratère,
+Précipite le flux brûlant des laves d'or
+Que garde l'oiseau Rock qu'ils ont nommé condor.
+Il lui dit la nature enrichissant la fable ;
+D'innombrables torrents qui roulent dans leur sable
+Des pierres d'émeraude en guise de galets ;
+La chicha fermentant aux celliers des palais
+Dans des vases d'or pur pareils aux vastes jarres
+Où l'on conserve l'huile au fond des Alpujarres ;
+Les temples du Soleil couvrant tout le pays,
+Revêtus d'or, bordés de leurs champs de maïs
+Dont les épis sont d'or aussi bien que la tige
+Et que broutent, miracle à donner le vertige
+Et fait pour rendre même un Empereur pensif,
+Des moutons d'or avec leurs bergers d'or massif.
+
+Ce discours étonna Don Carlos, et l'Altesse,
+Daignant enfin peser avec la petitesse
+Des secours implorés l'honneur du résultat,
+Voulut que sans tarder Don François répétât,
+Par-devant Nosseigneurs du Grand Conseil, ses offres
+De dilater l'Église et de remplir les coffres.
+Après quoi, lui passant l'habit de chevalier
+De Saint-Jacque, il lui mit au cou son bon collier.
+Et Pizarre jura sur les saintes reliques
+Qu'il resterait fidèle aux rois Très-Catholiques,
+Et qu'il demeurerait le plus ferme soutien
+De l'Église Romaine et du beau nom chrétien.
+Puis l'Empereur dicta les augustes cédules
+Qui faisaient assavoir, même aux plus incrédules,
+Que, sauf les droits anciens des hoirs de l'Amiral,
+Don François Pizarro, lieutenant général
+De Son Altesse, était sans conteste et sans terme
+Seigneur de tous pays, îles et terre ferme,
+Qu'il avait découverts ou qu'il découvrirait.
+La minute étant lue et quand l'acte fut prêt
+À recevoir les seings au bas des protocoles,
+Pizarre, ayant jadis peu hanté les écoles,
+Car en Estremadure il gardait les pourceaux,
+Sur le vélin royal d'où pendaient les grands sceaux
+Fit sa croix, déclarant ne savoir pas écrire,
+Mais d'un ton si hautain que nul ne put en rire.
+Enfin, sur un carreau brodé, le bâton d'or
+Qui distingue l'Alcade et l'Alguazil Mayor
+Lui fut remis par Juan de Fonseca. La chose
+Ainsi dûment réglée et sa patente close,
+L'Adelantade, avant de reprendre la mer,
+Et bien qu'il n'en gardât qu'un souvenir amer,
+Visita ses parents dans Truxillo, leur ville,
+Puis, joyeux, s'embarqua du havre de Séville
+Avec les trois vaisseaux qu'il avait nolisés.
+Il reconnut Gomère, et les vents alizés,
+Gonflant d'un souffle frais leur voilure plus ronde,
+Entraînèrent ses nefs sur la route du monde
+Qui fit l'Espagne grande et Colomb immortel.
+
+Or donc, un mois plus tard, au pied du maître-autel,
+Dans Panama, le jour du noble Évangéliste
+Saint Jean, fray Juan Vargas lut au prône la liste
+De tous ceux qui montaient la nouvelle Armada
+Sous Don François Pizarre, et les recommanda.
+Puis, les deux chefs ayant entre eux rompu l'hostie,
+Voici de quelle sorte on fit la départie.
+
+Lorsque l'Adelantade eut de tous pris congé,
+Ce jour même, après vêpre, en tête de clergé,
+L'Évêque ayant béni l'armée avec la flotte,
+Don Bartolomé Ruiz, comme royal pilote,
+En pompeux apparat, tout vêtu de brocart,
+Le porte-voix au poing, montrant au banc de quart,
+Commanda de rentrer l'ancre en la capitane
+Et de mettre la barre au vent de tramontane.
+Alors, parmi les pleurs, les cris et les adieux,
+Les soldats inquiets et les marins joyeux,
+Debout sur les haubans ou montés sur les vergues
+D'où flottait un pavois de drapeaux et d'exergues,
+Quand le coup de canon de partance roula,
+Entonnèrent en chœur l'Ave maris stella ;
+Et les vaisseaux, penchant leurs mâts aux mille flammes,
+Plongèrent à la fois dans l'écume des lames.
+
+La mer étant fort belle et le nord des plus frais,
+Leur voyage fut prompt, et sans souffrir d'arrêts
+Ou pour cause d'aiguade ou pour raison d'escale,
+Courant allégrement par la mer tropicale,
+Pizarre saluait avec un mâle orgueil,
+Comme d'anciens amis, chaque anse et chaque écueil.
+Bientôt il vit, vainqueur des courants et des calmes,
+Monter à l'horizon les verts bouquets de palmes
+Qui signalent de loin le golfe, et débarquant,
+Aux portes de Tumbez il vint planter son camp.
+Là, s'abouchant avec les Caciques des villes,
+Il apprit que l'horreur des discordes civiles
+Avait ensanglanté l'Empire du Soleil ;
+Que l'orgueilleux bâtard Atahuallpa, pareil
+À la foudre, rasant villes et territoires,
+Avait conquis, après de rapides victoires,
+Cuzco, nombril du monde, où les Rois, ses aïeux,
+Dieux eux-mêmes, siégeaient parmi les anciens Dieux,
+Et qu'il avait courbé sous le joug de l'épée
+La terre de Manco sur son frère usurpée.
+
+Aussitôt, s'éloignant de la côte à grands pas,
+À travers le désert sablonneux des pampas,
+Tout joyeux de mener au but ses vieilles bandes,
+Pizarre commença d'escalader les Andes.
+
+De plateaux en plateaux, de talus en talus,
+De l'aube au soir allant jusqu'à n'en pouvoir plus,
+Ils montaient, assaillis de funèbres présages.
+Rien n'animait l'ennui des mornes paysages.
+Seul, parfois, ils voyaient miroiter au lointain
+Dans sa vasque de pierre un lac couleur d'étain.
+Sous un ciel tour à tour glacial et torride,
+Harassés et tirant leurs chevaux par la bride,
+Ils plongeaient aux ravins ou grimpaient aux sommets ;
+La montagne semblait prolonger à jamais,
+Comme pour épuiser leur marche errante et lasse,
+Ses gorges de granit et ses crêtes de glace.
+Une étrange terreur planait sur la sierra
+Et plus d'un vieux routier dont le cœur se serra
+Pour la première fois y connut l'épouvante.
+La terre sous leurs pas, convulsive et mouvante,
+Avec un sourd fracas se fendait, et le vent,
+Au milieu des éclats de foudre, soulevant
+Des tourmentes de neige et des trombes de grêles,
+Se lamentait avec des voix surnaturelles.
+Et roidis, aveuglés, éperdus, les soldats,
+Cramponnés aux rebotds à pic des quebradas,
+Sentaient sous leurs pieds lourds fuir le chemin qui glisse.
+Sur leurs fronts la montagne était abrupte et lisse,
+Et plus bas, ils voyaient dans leurs lits trop étroits,
+Rebondissant le long des bruyantes parois,
+Aux pointes des rochers qu'un rouge éclair allume,
+Se briser les torrents en poussière d'écume.
+Le vertige, plus haut, les gagna. Les poumons
+Saignaient en aspirant l'air trop subtil des monts,
+Et le froid de la nuit gelait la triste troupe.
+Tandis que les chevaux, tournant en rond leur croupe,
+L'un sur l'autre appuyés, broutaient un chaume ras,
+Les soldats, violant les tombeaux Aymaras,
+En arrachaient les morts cousus adns leurs suaires
+Et faisaient des grands feux avec ces ossuaires.
+
+Pizarre seul n'était pas même fatigué.
+Après avoir passé vingt rivières à gué,
+Traversé des pays sans hameaux ni peuplade,
+Souffert le froid, la faim, et tenté l'escalade
+Des monts les plus affreux que l'homme ait mesurés,
+D'un regard, d'une voix et d'un geste assurés,
+Au cœur des moints hardis il soufflait son courage ;
+Car il voyait, terrible et somptueux mirage,
+Au feu de son désir briller Caxamarca.
+
+Enfin, cinq mois après le jour qu'il débarqua,
+Les pics de la sierra lui tenant lieu de phare,
+Il entra, les clairons sonnant tous leur fanfare,
+À grand bruit de tambours et la bannière au vent,
+Sur les derniers plateaux, et poussant en avant,
+Sans laisser aux soltats le temps de prendre haleine,
+En hâte, il dévala le chemin de la plaine.
+
+Au nombre de cent six marchaient les gens de pied.
+L'histoire a dédaigné ces braves, mais il sied
+De nommer par leur nom, qu'il soit noble ou vulgaire,
+Tous ceux qui furent chefs en cette illustre guerre
+Et de dire la race et le poil des chevaux,
+Ne pouvant, au récit de leurs communs traveaux,
+Ranger en même lieu que des bêtes de somme
+Ces vaillants serviteurs de tout bon gentilhomme.
+
+Voici. Soixante et deux cavaliers hidalgos
+Chevauchent, par le sang et la bravoure égaux,
+Autour des plis d'azur de la royale enseigne
+Où près du château d'or le pal de gueules saigne
+Et que brandit, suivant le chroniqueur Xerez,
+Le fougueux Gabriel de Rojas, l'alferez,
+Dont le pourpoint de cuir brodé de cannetilles
+Est gaufré du royal écu des deux Castilles,
+Et qui porte à sa toque en velours d'Aragon
+Un saint Michel d'argent terrassant le dragon.
+Sa main ferme retient ce fameux cheval pie
+Qui s'illustra depuis sous Carbajal l'Impie ;
+Cet andalou de race arabe, et mal dompté,
+Qui mâche en se cabrant son mors ensanglanté
+Et de son dur sabot fait jaillir l'étincelle,
+Peut dépasser, ayant son cavalier en selle,
+Le trait le plus vibrant que saurait décocher
+Du nerf le mieux tendu le plus vaillant archer.
+
+À l'entour de l'enseigne en bon ordre se groupe,
+Poudroyant au soleil, tout le gros de la troupe :
+C'est Juan de la Torre ; Christobal Peralta,
+Dont la devise est fière : Ad summum per alta ;
+Le borgne Domingo de Serra-Luce ; Alonze
+De Molina, très brun sous son casque de bronze ;
+Et François de Cuellar, gentilhomme andalous,
+Qui chassait les Indiens comme on force des loups ;
+Et Mena qui, parmi les seigneurs de Valence,
+Était en haut renom pour manier la lance.
+Ils s'alignent, réglant le pas de leurs chevaux
+D'après le train suivi par leurs deux chefs rivaux,
+Del Barco qui, fameux chercheur de terres neuves,
+Avec Orellana descendit les grands fleuves,
+Et Juan de Salcedo qui, fils d'un noble sang,
+Quoique sans barbe encor, galope au premier rang.
+
+Tatatatatata tatatatata tie
+Tatatatatata tatatata tatie
+
+Derrière, tous marris de marcher sur leurs pieds,
+Viennent les démontés et les estropiés.
+Juan Forès pique en vain d'un carreau d'arbalète
+Un vieux rouan fourbu qui bronche et qui halète ;
+Ribera l'accompagne, et laisse à l'abandon
+Errer distraitement la bride et le bridon
+Au col de son bai-brun qui boite d'un air morne,
+S'étant, faute de fers, usé toute la corne.
+Avec ces pauvres gens marche don Pèdre Alcon,
+Lequel en son écu porte d'or au faucon
+De sable, grilleté, chaperonné de gueules ;
+Ce vieux seigneur jadis avait tourné les meules
+Dans Grenade, du temps qu'il était prisonnier
+Des mécréants. Ce fout un bon pertuisanier.
+
+Sous cette brave escorte, au trot de leurs deux mules
+Fort pacifiquement s'en font les deux émules :
+Requelme, le premier, comme bon Contador,
+Reste silencieux, car le silence est d'or ;
+Quant au licencié Gil Tellez, le Notaire,
+Il dresse en son esprit le futur inventaire,
+Tout prêt à prélever, au taux juste et légal,
+La part des Cavaliers, après le Quint Royal.
+
+Or, quelques fourrageurs restés sur les derrières,
+Pour rejoindre leurs rangs, malgré les fondrières,
+À leurs chevaux lancés ayant rendu la main,
+Et bravant le vertige et brûlant le chemin,
+Par la montagne à pic descendaient ventre à terre.
+Leur galop furieux fait un bruit de tonnerre.
+Les voici : bride aux dents, le sang aux éperons,
+Dans la foule effarée, au milieu des jurons,
+Du tumulte, des cris, des appels à l'Alcade,
+Ils débouchent. Le chef de cette cavalcade,
+Qui, d'aspect arrogant et vêtu de brocart,
+Tandis que son cheval fait un terrible écart,
+Salue Alvar de Paz qui devant lui se range,
+En balayant la terre avec sa plume orange,
+N'est autre que Fernan, l'aîné, le plus hautain
+Des Pizarre, suivi de Juan, et de Martin
+Qu'on dit d'Alcantara, leur frère par le ventre.
+Briceño qui, depuis, se fit clerc et fut chantre
+À Lima, n'étant pas très habile écuyer,
+Dans cette course folle a perdu l'étrier,
+Et, voyant ses amis déjà loin, se dépêche
+Et pique sa jument couleur de fleur de pêche.
+Le brave Antonio galope à son côté ;
+Il porte avec orgueil sa noble pauvreté,
+Car, s'il a pour tout bien l'épée et la rondache,
+Son cimier héraldique est ceint de feuilles d'ache
+Qui couronnent l'écu des ducs de Carrion.
+
+Ils passent, soulevant un poudreux tourbillon.
+
+À leurs cris, un seigneur, de ceux de l'avant-garde,
+S'arrête, et, retournant son cheval, les regarde.
+Il monte un genet blanc dont le caparaçon
+Est rouge, et pour mieux voir se penche sur l'arçon.
+C'est le futur vainqueur de Popayan. Sa taille
+Est faite pour vêtir le harnois de bataille.
+Beau comme un Galaor et fier comme un César,
+Il marche en tête, ayant pour nom Benalcazar.
+Près d'Oreste voici venir le bon Pylade :
+Très basané, le chef coiffé de la salade,
+Il rêve, enveloppé dans son large manteau ;
+C'est le vaillant soldat Hernando de Soto
+Qui, rude explorateur de la zone torride,
+Découvrira plus tard l'éclatante Floride
+Et le père des eaux, le vieux Meschacébé.
+Cet autre qui, casqué d'un morion bombé,
+Boucle au cuir du jambard la lourde pertuisane
+En flattant de la voix sa jument alezane,
+C'est l'aventurier grec Pedro de Candia,
+Lequel ayant brûlé dix villes, dédia,
+Pour expier ces feux, dix lampes à la Vierge.
+Il regarde, au sommet dangereux de la berge,
+Caracoler l'ardent Gonzalo Pizarro,
+Qui depuis, à Lima, par la main du bourreau,
+Ainsi que Carbajal, eut la tête branchée
+Sur le gibet, après qu'elle eut été tranchée
+Aux yeux des Cavaliers qui, séduits par son nom,
+Dans Cuzco révolté haussèrent son pennon.
+Mais lui, bien qu'à son roi déloyal et rebelle,
+Étant bon hidalgo, fit une mort très belle.
+
+À quelques pas, l'épée et le rosaire au flanc,
+Portant sur les longs plis de son vêtement blanc
+Un scapulaire noir par-dessus le cilice
+Dont il meurtrit sa chair et dompte sa malice,
+Chevauche saintement l'ennemi des faux dieux,
+Le très savant et très miséricordieux
+Moine dominicain fray Vincent de Valverde
+Qui, tremblant qu'à jamais leur âme ne se perde
+Et pour l'éternité ne brûle dans l'Enfer,
+Fit périr des milliers de païens par le fer
+Et les auto-da-fés et la hache et la corde,
+Confiant que Jésus, en sa miséricorde,
+Doux rémunérateur de son pieux dessein,
+Recevrait ces martyrs ignorants dans son sein.
+
+Enfin, les précédant de dix longueurs de vare,
+Et le premier de tous, marche François Pizarre.
+
+Sa cape, dont le vent a dérangé les plis,
+Laisse entrevoir la cotte et les brassards polis ;
+Car, seul parmi ces gens, pourtant de forte race,
+Qui tous avaient quitté l'acier pour la cuirasse
+De coton, il gardait, sous l'ardeur du Cancer,
+Sans en paraître las, son vêtement de fer.
+
+Son barbe cordouan, rétif, faisait des voltes
+Et hennissait ; et lui, châtiant ces révoltes,
+Laissait parfois sonner contre ses flancs trop prompts
+Les molettes d'argent de ses lourds éperons,
+Mais sans plus s'émouvoir qu'un cavalier de pierre,
+Immobile, et dardant de sa sombre paupière
+L'insoutenable éclat de ses yeux de gerfaut.
+
+Son cœur aussi portait l'armure sans défaut
+Qui sied aux conquérants, et, simple capitaine,
+Il caressait déjà dans son âme hautaine
+L'espoir vertigineux de faire, tôt ou tard,
+Un manteau d'Empereur des langes du bâtard.
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+! diaeresis:permissive
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