heredia_les_trophees_les_conquerants_de_lor (28058B)
1 Après que Balboa menant son bon cheval 2 Par les bois non frayés, droit, d'amont en aval, 3 Eut, sur l'autre versant des Cordillères hautes, 4 Foulé le chaud limon des insalubres côtes 5 De l'Isthme qui partage avec ses monts géants 6 La glauque immensité des deux grands Océans, 7 Et qu'il eut, s'y jetant tout armé de la berge, 8 Planté son étendard dans l'écume encor vierge, 9 Tous les aventuriers, dont l'esprit s'enflamma, 10 Rêvaient, en arrivant au port de Panama, 11 De retrouver, espoir cupide et magnifique, 12 Aux rivages dorés de la mer Pacifique, 13 El Dorado promis qui fuyait devant eux, 14 Et, mêlant avec l'or des songes monstrueux, 15 De forcer jusqu'au fond de ces torrides zones 16 L'âpre virginité des rudes Amazones 17 Que n'avait pu dompter la race des héros, 18 De renverser des dieux à têtes de taureaux 19 Et de vaincre, vrais fils de leur ancêtre Hercule, 20 Les peuples de l'Aurore et ceux du Crépuscule. 21 22 Ils savaient que, bravant ces illustres périls, 23 Ils atteindraient les bords où germent les béryls 24 Et Doboyba qui comble, en ses riches ravines, 25 Du vaste écroulement des temples en ruines, 26 La nécropole d'or des princes de Zenu ; 27 Et que, suivant toujours le chemin inconnu 28 Des Indes, par-delà les îles des Épices 29 Et la terre où bouillonne au fond des précipices 30 Sur un lit d'argent fin la Source de Santé, 31 Ils verraient, se dressant en un ciel enchanté 32 Jusqu'au zénith brûlé du feu des pierreries, 33 Resplendir au soleil les vivantes féeries 34 Des sierras d'émeraude et des pics de saphir 35 Qui recèlent l'antique et fabuleux Ophir. 36 37 Et quand Vasco Nuñez eut payé de sa tête 38 L'orgueil d'avoir tenté cette grande conquête, 39 Poursuivant après lui ce mirage éclatant, 40 Malgré sa mort, la fleur des Cavaliers, portant 41 Le pennon de Castille écartelé d'Autriche, 42 Pénétra jusqu'au fond des bois de Côte-Riche 43 À travers la montagne horrible, ou navigua 44 Le long des noirs récifs qui cernent Veragua, 45 Et vers l'Est atteignit, malgré de grands naufrages, 46 Les bords où l'Orénoque, enflé par les orages, 47 Inondant de sa vase un immense horizon, 48 Sous le fiévreux éclat d'un ciel lourd de poison, 49 Se jette dans la mer par ses cinquante bouches. 50 51 Enfin cent compagnons, tous gens de bonnes souches, 52 S'embarquèrent avec Pascual d'Andagoya 53 Qui, poussant encor plus sa course, côtoya 54 Le golfe où l'Océan Pacifique déferle, 55 Mit le cap vers le Sud, doubla l'île de Perle, 56 Et cingla devant lui toutes voiles dehors, 57 Ayant ainsi, parmi les Conquérants d'alors, 58 L'heur d'avoir le premier fendu les mers nouvelles 59 Avec les éperons des lourdes caravelles. 60 61 Mais quand, dix mois plus tard, malade et déconfit, 62 Après avoir très loin navigué sans profit 63 Vers cet El Dorado qui n'était qu'un vain mythe, 64 Bravé cent fois la mort, dépassé la limite 65 Du monde, ayant perdu quinze soldats sur vingt, 66 Dans ses vaisseaux brisés Andagoya revint, 67 Pedrarias d'Avila se mit fort en colère ; 68 Et ceux qui, sur la foi du récit populaire, 69 Hidalgos et routiers, s'étaient tous rassemblés 70 Dans Panama, du coup demeurèrent troublés. 71 72 Or les seigneurs, voyant qu'ils ne pouvaient plus guère 73 Employer leur personne en actions de guerre, 74 Partaient pour Mexico ; mais ceux qui, n'ayant rien, 75 Étaient venus tenter aux plages de Darien, 76 Désireux de tromper la misère importune, 77 Ce que vaut un grand cœur à vaincre la fortune, 78 S'entretenant à jeun des rêves les plus beaux, 79 Restaient, l'épée oisive et la cape en lambeaux, 80 Quoique tous bon marins ou vieux batteurs d'estrade, 81 À regarder le flot moutonner dans la rade, 82 En attendant qu'un chef hardi les commandât. 83 84 Deux ans étaient passés, lorsqu'un obscur soldat 85 Qui fut depuis titré Marquis pour sa conquête, 86 François Pizarre, osa présenter la requête 87 D'armer un galion pour courir par-delà 88 Puerto Pinas. Alors Pedrarias d'Avila 89 Lui fit représenter qu'en cette conjoncture 90 Il n'était pas prudent de tenter l'aventure 91 Et ses dangers sans nombre et sans profit ; d'ailleurs, 92 Qu'il ne lui plaisait point de voir que les meilleurs 93 De tous ses gens de guerre, en entreprises folles, 94 Prodiguassent le sang des veines espagnoles, 95 Et que nul avant lui, de tant de Cavaliers, 96 N'avait pu triompher ds bois de mangliers 97 Qui croisent sur ces bords leurs nœuds inextricables ; 98 Que, la tempête ayant rompu vergues et câbles 99 À leurs vaisseaux en vain si loin aventurés, 100 Ils étaient revenus mourants, désemparés, 101 Et trop heureux encor d'avoir sauvé la vie. 102 103 Mais ce conseil ne fit qu'échauffer son envie. 104 Si bien qu'avec Diego d'Almagro, par contrats, 105 Ayant mis en commun leur fortune et leurs bras, 106 Et don Fernan de Luque ayant fourni les sommes, 107 En l'an mil et cinq cent vingt-quatre, avec cent hommes, 108 Pizarre le premier, par un brumeux matin 109 De novembre, montant un mauvais brigantin, 110 Prit la mer, et lâchant au vent toute sa toile, 111 Se fia bravement en son heureuse étoile. 112 113 Mais tout sembla d'abord démentir son espoir. 114 Le vent devint bourrasque, et jusqu'au ciel très noir 115 La mer terrible, enflant ses houles couleur d'encre, 116 Défonça les sabords, rompit les mâts et l'ancre, 117 Et fit la triste nef plus rase qu'un radeau. 118 Enfin après dix jours d'angoisse, manquant d'eau 119 Et de vivres, sa troupe étant d'ailleurs fort lasse, 120 Pizarre débarqua sur une côte basse. 121 122 Au bord, les mangliers formaient un long treillis ; 123 Plus haut, impénétrable et splendide foullis 124 De lianes en fleur et de vignes grimpantes, 125 La berge s'élevait par d'insensibles pentes 126 Vers la ligne lointaine et sombre des forêts. 127 128 Et ce pays n'était qu'un très vaste marais. 129 130 Il pleuvait. Les soldats, devenus frénétiques 131 Par le harcèlement venimeux des moustiques 132 Qui noircissaient le ciel de bourdonnants essaims, 133 Foulaient avec horreur, en ces bas-fonds malsains, 134 Des reptiles nouveaux et d'étranges insectes 135 Ou voyaient émerger des lagunes infectes, 136 Sur leur ventre écaillé se traînant d'un pied tors, 137 Ces lézards monstrueux qu'on nomme alligators. 138 Et quand venait la nuit, sur la terre trempée, 139 Dans leurs manteaux, auprès de l'inutile épée, 140 Lorsqu'ils s'étaient couchés, n'ayant pour aliment 141 Que la racine amère ou le rouge piment, 142 Sur le groupe endormi de ces chercheurs d'empires 143 Flottait, crêpe vivant, le vol mou des vampires, 144 Et ceux-là qu'ils marquaient de leurs baisers velus 145 Dormaient d'un tel sommeil qu'ils ne s'éveillaient plus. 146 147 C'est pourquoi les soldats, par force et par prière, 148 Contraignirent leur chef à tourner en arrière, 149 Et, malgré lui, disant un éternel adieu 150 Au triste campement du port de Saint-Mathieu, 151 Pizarre, par la mer nouvellement ouverte, 152 Avec Bartolomé suivant la découverte, 153 Sur un seul brigantin d'un faible tirant d'eau 154 Repartit, et, doublant Punta de Pasado, 155 Le bon pilote Ruiz eut la fortune insigne, 156 Le premier des marins, d'avoir franchi la Ligne 157 Et poussé plus au sud du monde occidental. 158 159 La côte s'abaissait, et les bois de santal 160 Exhalaient sur la mer leurs brises parfumées. 161 De toutes parts montaient de légères fumées, 162 Et les marins joyeux, accoudés aux haubans, 163 Voyaient les fleuves luire en tortueux rubans 164 À travers la campagne, et tout le long des plages 165 Fuir des champs cultivés et passer des villages. 166 167 Ensuite, ayant serré la côte de plus près, 168 À leurs yeux étonnés parurent les forêts. 169 170 Au pied des volcans morts, sous la zone des cendres, 171 L'ébénier, le gayac et les durs palissandres, 172 Jusques aux confins bleus des derniers horizons 173 Roulant le flot obscur des vertes frondaisons, 174 Variés de feuillage et variés d'essence, 175 Déployaient la grandeur de leur magnificence ; 176 Et du nord au midi, du levant au ponent, 177 Couvrant tout le rivage et tout le continent, 178 Partout où l'œil pouvait s'étendre, la ramure 179 Se prolongeait avec un éternel murmure 180 Pareil au bruit des mers. Seul, en ce cadre noir, 181 Étincelait un lac, immobile miroir 182 Où le soleil, plongeant au milieu de cette ombre, 183 Faisait un grand trou d'or dans la verdure sombre. 184 185 Sur les sables marneux, d'énormes caïmans 186 Guettaient le tapir noir ou les roses flamants. 187 Les majas argentés et les boas superbes 188 Sous leurs pesants anneaux broyaient les hautes herbes, 189 Ou, s'enroulant autour des troncs d'arbres pourris, 190 Attendaient l'heure où vont boire les pécaris. 191 Et sur les bords du lac horriblement fertile 192 Où tout batracien pullule et tout reptile, 193 Alors que le soleil décline, on pouvait voir 194 Les fauves par troupeaux descendre à l'abreuvoir : 195 Le puma, l'ocelot et les chats-tigres souples, 196 Et le beau carnassier qui ne va que par couples 197 Et qui par-dessus tous les félins est cité 198 Pour sa grâce terrible et sa férocité, 199 Le jaguar. Et partout dans l'air multicolore 200 Flottait la végétale et la vivante flore ; 201 Tandis que les cactus aux hampes d'aloès, 202 Les perroquets divers et les kakatoès 203 Et les aras, parmi d'assourdissants ramages, 204 Lustraient au soleil clair leurs splendides plumages, 205 Dans un pétillement d'ailes et de rayons, 206 Les frêles oiseaux-mouche et les grands papillons, 207 D'un vol vibrant, avec des jets de pierreries, 208 Irradiaient autour des lianes fleuries. 209 210 Plus loin, de toutes parts élancés, des halliers, 211 Des gorges, des ravins, des taillis, par milliers, 212 Pillant les monbins mûrs et les buissons d'icaques, 213 Les singes de tout poil, ouistitis et macaques, 214 Sakis noirs, capucins, trembleurs et carcajous 215 Par les figuiers géants et les hauts acajous, 216 Sautant de branche en branche ou pendus par leurs queues, 217 Innombrables, de l'aube au soir, durant des lieues, 218 Avec des gestes fous hurlant et gambadant, 219 Tout au long de la mer les suivaient. Cependant, 220 Poussé par une tiède et balsamique haleine, 221 Le navire, doublant le cap de Sainte-Hélène, 222 Glissa paisiblement dans le golfe d'azur 223 Où sous l'éclat d'un jour éternellement pur, 224 La mer de Guayaquil, sans colère et sans lutte, 225 Arrondissant au loin son immense volute, 226 Frange les sables d'or d'une écume d'argent. 227 228 Et l'horizon s'ouvrit magnifique et changeant. 229 230 Les montagnes, dressant les neiges de leur crête, 231 Coupaient le ciel foncé d'une brillante arête 232 D'où s'élançaient tout droits au hait de l'éther bleu 233 Le Prince du Tonnerre et le Seigneur du Feu : 234 Le mont Chimborazo dont la sommité ronde, 235 Dôme prodigieux sous qui la foudre gronde, 236 Dépasse, gigantesque et formidable aussi, 237 Le cône incandescent du vieux Cotopaxi. 238 239 Attentif aux gabiers en vigie à la hune, 240 Dans le pressentiment de sa haute fortune, 241 Pizarre, sur le pont avec les Conquérants, 242 Jetait sur ces splendeurs des yeux indifférents, 243 Quand, soudain, au détour du dernier promontoire, 244 L'équipage, poussant un long cri de victoire, 245 Dans le repli du golfe où tremblent les reflets 246 Des temples couverts d'or et des riches palais, 247 Avec ses quais noircis d'une innombrable foule, 248 Entre l'azur du ciel et celui de la houle, 249 Au bord de l'Océan vit émerger Tumbez. 250 251 Alors, se recordant ses compagnons tombés 252 À ses côtés, ou morts de soif et de famine, 253 Et voyant que le peu qui restait avait mine 254 De gens plus disposés à se ravitailler 255 Qu'à reprendre leur course, errer et batailler, 256 Pizarre comprit bien que ce serait démence 257 Que de s'aventurer dans cet empire immense ; 258 Et jugeant sagement qu'en ce dernier effort 259 Il fallait à tout prix qu'il restât le plus fort, 260 Il prit langue parmi ces nations étranges, 261 Rassembla beaucoup d'or par dons et par échanges, 262 Et, gagnant Panama sur son vieux brigantin 263 Plein des fruits de la terre et lourd de son butin, 264 Il mouilla dans le port après trois ans de courses. 265 Là, se trouvant à bout d'hommes et de ressources, 266 Bien que fort malhabile aux manières des cours, 267 Il résolut d'user d'un suprême recours 268 Avant que de tenter sa dernière campagne, 269 Et de Nombre de Dios s'embarqua pour l'Espagne. 270 271 Or, lorsqu'il toucha terre au port de San-Lucar, 272 Il retrouva l'Espagne en allégresse, car 273 L'Impératrice-Reine, en un jour très prospère, 274 Comblant les vœux du prince et les désirs du père, 275 Avait heureusement mis au monde l'Infant 276 Don Philippe — que Dieu conserve triomphant ! 277 Et l'Empereur joyeux le fêtait dans Tolède. 278 Là, Pizarre, accouru pour implorer son aide, 279 Conta ses longs travaux et, ployant le genou, 280 Lui fit en bon sujet hommage du Pérou. 281 Puis ayant présenté, non sans quelque vergogne 282 D'offrir si peu, de l'or, des laines de vigogne 283 Et deux lamas vivants avec un alpaca, 284 Il exposa ses droits. Don Carlos remarqua 285 Ces moutons singuliers et de nouvelle espèce 286 Dont la taille était haute et la toison épaisse ; 287 Même, il daigna peser entre ses doigts royaux, 288 Fort gracieusement, la lourdeur des joyaux ; 289 Mais quand il dut traiter l'objet de la demande, 290 Il répondit avec sa rudesse flamande : 291 Qu'il trouvait, à son gré, que le vaillant Marquis 292 Don Hernando Cortès avait assez conquis 293 En subjuguant le vaste empiure des Aztèques ; 294 Et que lui-même ainsi que les saints Archevêques 295 Et le Conseil étaient fermement résolus 296 À ne rien entreprendre et ne protéger plus, 297 Dans ses possessions des mers occidentales, 298 Ceux qui s'entêteraient à ces courses fatales 299 Où s'abîma jadis Diego de Nicuessa. 300 Mais, à ce dernier mot, Pizarre se dressa 301 Et lui dit : Que c'était chose qui scandalise 302 Que d'ainsi rejeter du giron de l'Église, 303 Pour quelques onces d'or, autant d'infortunés, 304 Qui, dans l'idolâtrie et l'ignorance nés, 305 Ne demandaient, voués au céleste anathème, 306 Qu'à laver leurs péchés dans l'eau du saint baptême. 307 Ensuite il lui peignit en termes éloquents 308 La Cordillère énorme avec ses vieux volcans 309 D'où le feu souverain, qui fait trembler la terre 310 Et fondre le métal au creuset du cratère, 311 Précipite le flux brûlant des laves d'or 312 Que garde l'oiseau Rock qu'ils ont nommé condor. 313 Il lui dit la nature enrichissant la fable ; 314 D'innombrables torrents qui roulent dans leur sable 315 Des pierres d'émeraude en guise de galets ; 316 La chicha fermentant aux celliers des palais 317 Dans des vases d'or pur pareils aux vastes jarres 318 Où l'on conserve l'huile au fond des Alpujarres ; 319 Les temples du Soleil couvrant tout le pays, 320 Revêtus d'or, bordés de leurs champs de maïs 321 Dont les épis sont d'or aussi bien que la tige 322 Et que broutent, miracle à donner le vertige 323 Et fait pour rendre même un Empereur pensif, 324 Des moutons d'or avec leurs bergers d'or massif. 325 326 Ce discours étonna Don Carlos, et l'Altesse, 327 Daignant enfin peser avec la petitesse 328 Des secours implorés l'honneur du résultat, 329 Voulut que sans tarder Don François répétât, 330 Par-devant Nosseigneurs du Grand Conseil, ses offres 331 De dilater l'Église et de remplir les coffres. 332 Après quoi, lui passant l'habit de chevalier 333 De Saint-Jacque, il lui mit au cou son bon collier. 334 Et Pizarre jura sur les saintes reliques 335 Qu'il resterait fidèle aux rois Très-Catholiques, 336 Et qu'il demeurerait le plus ferme soutien 337 De l'Église Romaine et du beau nom chrétien. 338 Puis l'Empereur dicta les augustes cédules 339 Qui faisaient assavoir, même aux plus incrédules, 340 Que, sauf les droits anciens des hoirs de l'Amiral, 341 Don François Pizarro, lieutenant général 342 De Son Altesse, était sans conteste et sans terme 343 Seigneur de tous pays, îles et terre ferme, 344 Qu'il avait découverts ou qu'il découvrirait. 345 La minute étant lue et quand l'acte fut prêt 346 À recevoir les seings au bas des protocoles, 347 Pizarre, ayant jadis peu hanté les écoles, 348 Car en Estremadure il gardait les pourceaux, 349 Sur le vélin royal d'où pendaient les grands sceaux 350 Fit sa croix, déclarant ne savoir pas écrire, 351 Mais d'un ton si hautain que nul ne put en rire. 352 Enfin, sur un carreau brodé, le bâton d'or 353 Qui distingue l'Alcade et l'Alguazil Mayor 354 Lui fut remis par Juan de Fonseca. La chose 355 Ainsi dûment réglée et sa patente close, 356 L'Adelantade, avant de reprendre la mer, 357 Et bien qu'il n'en gardât qu'un souvenir amer, 358 Visita ses parents dans Truxillo, leur ville, 359 Puis, joyeux, s'embarqua du havre de Séville 360 Avec les trois vaisseaux qu'il avait nolisés. 361 Il reconnut Gomère, et les vents alizés, 362 Gonflant d'un souffle frais leur voilure plus ronde, 363 Entraînèrent ses nefs sur la route du monde 364 Qui fit l'Espagne grande et Colomb immortel. 365 366 Or donc, un mois plus tard, au pied du maître-autel, 367 Dans Panama, le jour du noble Évangéliste 368 Saint Jean, fray Juan Vargas lut au prône la liste 369 De tous ceux qui montaient la nouvelle Armada 370 Sous Don François Pizarre, et les recommanda. 371 Puis, les deux chefs ayant entre eux rompu l'hostie, 372 Voici de quelle sorte on fit la départie. 373 374 Lorsque l'Adelantade eut de tous pris congé, 375 Ce jour même, après vêpre, en tête de clergé, 376 L'Évêque ayant béni l'armée avec la flotte, 377 Don Bartolomé Ruiz, comme royal pilote, 378 En pompeux apparat, tout vêtu de brocart, 379 Le porte-voix au poing, montrant au banc de quart, 380 Commanda de rentrer l'ancre en la capitane 381 Et de mettre la barre au vent de tramontane. 382 Alors, parmi les pleurs, les cris et les adieux, 383 Les soldats inquiets et les marins joyeux, 384 Debout sur les haubans ou montés sur les vergues 385 D'où flottait un pavois de drapeaux et d'exergues, 386 Quand le coup de canon de partance roula, 387 Entonnèrent en chœur l'Ave maris stella ; 388 Et les vaisseaux, penchant leurs mâts aux mille flammes, 389 Plongèrent à la fois dans l'écume des lames. 390 391 La mer étant fort belle et le nord des plus frais, 392 Leur voyage fut prompt, et sans souffrir d'arrêts 393 Ou pour cause d'aiguade ou pour raison d'escale, 394 Courant allégrement par la mer tropicale, 395 Pizarre saluait avec un mâle orgueil, 396 Comme d'anciens amis, chaque anse et chaque écueil. 397 Bientôt il vit, vainqueur des courants et des calmes, 398 Monter à l'horizon les verts bouquets de palmes 399 Qui signalent de loin le golfe, et débarquant, 400 Aux portes de Tumbez il vint planter son camp. 401 Là, s'abouchant avec les Caciques des villes, 402 Il apprit que l'horreur des discordes civiles 403 Avait ensanglanté l'Empire du Soleil ; 404 Que l'orgueilleux bâtard Atahuallpa, pareil 405 À la foudre, rasant villes et territoires, 406 Avait conquis, après de rapides victoires, 407 Cuzco, nombril du monde, où les Rois, ses aïeux, 408 Dieux eux-mêmes, siégeaient parmi les anciens Dieux, 409 Et qu'il avait courbé sous le joug de l'épée 410 La terre de Manco sur son frère usurpée. 411 412 Aussitôt, s'éloignant de la côte à grands pas, 413 À travers le désert sablonneux des pampas, 414 Tout joyeux de mener au but ses vieilles bandes, 415 Pizarre commença d'escalader les Andes. 416 417 De plateaux en plateaux, de talus en talus, 418 De l'aube au soir allant jusqu'à n'en pouvoir plus, 419 Ils montaient, assaillis de funèbres présages. 420 Rien n'animait l'ennui des mornes paysages. 421 Seul, parfois, ils voyaient miroiter au lointain 422 Dans sa vasque de pierre un lac couleur d'étain. 423 Sous un ciel tour à tour glacial et torride, 424 Harassés et tirant leurs chevaux par la bride, 425 Ils plongeaient aux ravins ou grimpaient aux sommets ; 426 La montagne semblait prolonger à jamais, 427 Comme pour épuiser leur marche errante et lasse, 428 Ses gorges de granit et ses crêtes de glace. 429 Une étrange terreur planait sur la sierra 430 Et plus d'un vieux routier dont le cœur se serra 431 Pour la première fois y connut l'épouvante. 432 La terre sous leurs pas, convulsive et mouvante, 433 Avec un sourd fracas se fendait, et le vent, 434 Au milieu des éclats de foudre, soulevant 435 Des tourmentes de neige et des trombes de grêles, 436 Se lamentait avec des voix surnaturelles. 437 Et roidis, aveuglés, éperdus, les soldats, 438 Cramponnés aux rebotds à pic des quebradas, 439 Sentaient sous leurs pieds lourds fuir le chemin qui glisse. 440 Sur leurs fronts la montagne était abrupte et lisse, 441 Et plus bas, ils voyaient dans leurs lits trop étroits, 442 Rebondissant le long des bruyantes parois, 443 Aux pointes des rochers qu'un rouge éclair allume, 444 Se briser les torrents en poussière d'écume. 445 Le vertige, plus haut, les gagna. Les poumons 446 Saignaient en aspirant l'air trop subtil des monts, 447 Et le froid de la nuit gelait la triste troupe. 448 Tandis que les chevaux, tournant en rond leur croupe, 449 L'un sur l'autre appuyés, broutaient un chaume ras, 450 Les soldats, violant les tombeaux Aymaras, 451 En arrachaient les morts cousus adns leurs suaires 452 Et faisaient des grands feux avec ces ossuaires. 453 454 Pizarre seul n'était pas même fatigué. 455 Après avoir passé vingt rivières à gué, 456 Traversé des pays sans hameaux ni peuplade, 457 Souffert le froid, la faim, et tenté l'escalade 458 Des monts les plus affreux que l'homme ait mesurés, 459 D'un regard, d'une voix et d'un geste assurés, 460 Au cœur des moints hardis il soufflait son courage ; 461 Car il voyait, terrible et somptueux mirage, 462 Au feu de son désir briller Caxamarca. 463 464 Enfin, cinq mois après le jour qu'il débarqua, 465 Les pics de la sierra lui tenant lieu de phare, 466 Il entra, les clairons sonnant tous leur fanfare, 467 À grand bruit de tambours et la bannière au vent, 468 Sur les derniers plateaux, et poussant en avant, 469 Sans laisser aux soltats le temps de prendre haleine, 470 En hâte, il dévala le chemin de la plaine. 471 472 Au nombre de cent six marchaient les gens de pied. 473 L'histoire a dédaigné ces braves, mais il sied 474 De nommer par leur nom, qu'il soit noble ou vulgaire, 475 Tous ceux qui furent chefs en cette illustre guerre 476 Et de dire la race et le poil des chevaux, 477 Ne pouvant, au récit de leurs communs traveaux, 478 Ranger en même lieu que des bêtes de somme 479 Ces vaillants serviteurs de tout bon gentilhomme. 480 481 Voici. Soixante et deux cavaliers hidalgos 482 Chevauchent, par le sang et la bravoure égaux, 483 Autour des plis d'azur de la royale enseigne 484 Où près du château d'or le pal de gueules saigne 485 Et que brandit, suivant le chroniqueur Xerez, 486 Le fougueux Gabriel de Rojas, l'alferez, 487 Dont le pourpoint de cuir brodé de cannetilles 488 Est gaufré du royal écu des deux Castilles, 489 Et qui porte à sa toque en velours d'Aragon 490 Un saint Michel d'argent terrassant le dragon. 491 Sa main ferme retient ce fameux cheval pie 492 Qui s'illustra depuis sous Carbajal l'Impie ; 493 Cet andalou de race arabe, et mal dompté, 494 Qui mâche en se cabrant son mors ensanglanté 495 Et de son dur sabot fait jaillir l'étincelle, 496 Peut dépasser, ayant son cavalier en selle, 497 Le trait le plus vibrant que saurait décocher 498 Du nerf le mieux tendu le plus vaillant archer. 499 500 À l'entour de l'enseigne en bon ordre se groupe, 501 Poudroyant au soleil, tout le gros de la troupe : 502 C'est Juan de la Torre ; Christobal Peralta, 503 Dont la devise est fière : Ad summum per alta ; 504 Le borgne Domingo de Serra-Luce ; Alonze 505 De Molina, très brun sous son casque de bronze ; 506 Et François de Cuellar, gentilhomme andalous, 507 Qui chassait les Indiens comme on force des loups ; 508 Et Mena qui, parmi les seigneurs de Valence, 509 Était en haut renom pour manier la lance. 510 Ils s'alignent, réglant le pas de leurs chevaux 511 D'après le train suivi par leurs deux chefs rivaux, 512 Del Barco qui, fameux chercheur de terres neuves, 513 Avec Orellana descendit les grands fleuves, 514 Et Juan de Salcedo qui, fils d'un noble sang, 515 Quoique sans barbe encor, galope au premier rang. 516 517 Tatatatatata tatatatata tie 518 Tatatatatata tatatata tatie 519 520 Derrière, tous marris de marcher sur leurs pieds, 521 Viennent les démontés et les estropiés. 522 Juan Forès pique en vain d'un carreau d'arbalète 523 Un vieux rouan fourbu qui bronche et qui halète ; 524 Ribera l'accompagne, et laisse à l'abandon 525 Errer distraitement la bride et le bridon 526 Au col de son bai-brun qui boite d'un air morne, 527 S'étant, faute de fers, usé toute la corne. 528 Avec ces pauvres gens marche don Pèdre Alcon, 529 Lequel en son écu porte d'or au faucon 530 De sable, grilleté, chaperonné de gueules ; 531 Ce vieux seigneur jadis avait tourné les meules 532 Dans Grenade, du temps qu'il était prisonnier 533 Des mécréants. Ce fout un bon pertuisanier. 534 535 Sous cette brave escorte, au trot de leurs deux mules 536 Fort pacifiquement s'en font les deux émules : 537 Requelme, le premier, comme bon Contador, 538 Reste silencieux, car le silence est d'or ; 539 Quant au licencié Gil Tellez, le Notaire, 540 Il dresse en son esprit le futur inventaire, 541 Tout prêt à prélever, au taux juste et légal, 542 La part des Cavaliers, après le Quint Royal. 543 544 Or, quelques fourrageurs restés sur les derrières, 545 Pour rejoindre leurs rangs, malgré les fondrières, 546 À leurs chevaux lancés ayant rendu la main, 547 Et bravant le vertige et brûlant le chemin, 548 Par la montagne à pic descendaient ventre à terre. 549 Leur galop furieux fait un bruit de tonnerre. 550 Les voici : bride aux dents, le sang aux éperons, 551 Dans la foule effarée, au milieu des jurons, 552 Du tumulte, des cris, des appels à l'Alcade, 553 Ils débouchent. Le chef de cette cavalcade, 554 Qui, d'aspect arrogant et vêtu de brocart, 555 Tandis que son cheval fait un terrible écart, 556 Salue Alvar de Paz qui devant lui se range, 557 En balayant la terre avec sa plume orange, 558 N'est autre que Fernan, l'aîné, le plus hautain 559 Des Pizarre, suivi de Juan, et de Martin 560 Qu'on dit d'Alcantara, leur frère par le ventre. 561 Briceño qui, depuis, se fit clerc et fut chantre 562 À Lima, n'étant pas très habile écuyer, 563 Dans cette course folle a perdu l'étrier, 564 Et, voyant ses amis déjà loin, se dépêche 565 Et pique sa jument couleur de fleur de pêche. 566 Le brave Antonio galope à son côté ; 567 Il porte avec orgueil sa noble pauvreté, 568 Car, s'il a pour tout bien l'épée et la rondache, 569 Son cimier héraldique est ceint de feuilles d'ache 570 Qui couronnent l'écu des ducs de Carrion. 571 572 Ils passent, soulevant un poudreux tourbillon. 573 574 À leurs cris, un seigneur, de ceux de l'avant-garde, 575 S'arrête, et, retournant son cheval, les regarde. 576 Il monte un genet blanc dont le caparaçon 577 Est rouge, et pour mieux voir se penche sur l'arçon. 578 C'est le futur vainqueur de Popayan. Sa taille 579 Est faite pour vêtir le harnois de bataille. 580 Beau comme un Galaor et fier comme un César, 581 Il marche en tête, ayant pour nom Benalcazar. 582 Près d'Oreste voici venir le bon Pylade : 583 Très basané, le chef coiffé de la salade, 584 Il rêve, enveloppé dans son large manteau ; 585 C'est le vaillant soldat Hernando de Soto 586 Qui, rude explorateur de la zone torride, 587 Découvrira plus tard l'éclatante Floride 588 Et le père des eaux, le vieux Meschacébé. 589 Cet autre qui, casqué d'un morion bombé, 590 Boucle au cuir du jambard la lourde pertuisane 591 En flattant de la voix sa jument alezane, 592 C'est l'aventurier grec Pedro de Candia, 593 Lequel ayant brûlé dix villes, dédia, 594 Pour expier ces feux, dix lampes à la Vierge. 595 Il regarde, au sommet dangereux de la berge, 596 Caracoler l'ardent Gonzalo Pizarro, 597 Qui depuis, à Lima, par la main du bourreau, 598 Ainsi que Carbajal, eut la tête branchée 599 Sur le gibet, après qu'elle eut été tranchée 600 Aux yeux des Cavaliers qui, séduits par son nom, 601 Dans Cuzco révolté haussèrent son pennon. 602 Mais lui, bien qu'à son roi déloyal et rebelle, 603 Étant bon hidalgo, fit une mort très belle. 604 605 À quelques pas, l'épée et le rosaire au flanc, 606 Portant sur les longs plis de son vêtement blanc 607 Un scapulaire noir par-dessus le cilice 608 Dont il meurtrit sa chair et dompte sa malice, 609 Chevauche saintement l'ennemi des faux dieux, 610 Le très savant et très miséricordieux 611 Moine dominicain fray Vincent de Valverde 612 Qui, tremblant qu'à jamais leur âme ne se perde 613 Et pour l'éternité ne brûle dans l'Enfer, 614 Fit périr des milliers de païens par le fer 615 Et les auto-da-fés et la hache et la corde, 616 Confiant que Jésus, en sa miséricorde, 617 Doux rémunérateur de son pieux dessein, 618 Recevrait ces martyrs ignorants dans son sein. 619 620 Enfin, les précédant de dix longueurs de vare, 621 Et le premier de tous, marche François Pizarre. 622 623 Sa cape, dont le vent a dérangé les plis, 624 Laisse entrevoir la cotte et les brassards polis ; 625 Car, seul parmi ces gens, pourtant de forte race, 626 Qui tous avaient quitté l'acier pour la cuirasse 627 De coton, il gardait, sous l'ardeur du Cancer, 628 Sans en paraître las, son vêtement de fer. 629 630 Son barbe cordouan, rétif, faisait des voltes 631 Et hennissait ; et lui, châtiant ces révoltes, 632 Laissait parfois sonner contre ses flancs trop prompts 633 Les molettes d'argent de ses lourds éperons, 634 Mais sans plus s'émouvoir qu'un cavalier de pierre, 635 Immobile, et dardant de sa sombre paupière 636 L'insoutenable éclat de ses yeux de gerfaut. 637 638 Son cœur aussi portait l'armure sans défaut 639 Qui sied aux conquérants, et, simple capitaine, 640 Il caressait déjà dans son âme hautaine 641 L'espoir vertigineux de faire, tôt ou tard, 642 Un manteau d'Empereur des langes du bâtard.