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Author: Antoine Amarilli <a3nm@a3nm.net>
Date:   Mon, 12 Aug 2019 22:26:39 +0200

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Trahirai-je ces princes +Que rassemble le soin d’affranchir nos provinces, +Et qui, sans balancer sur un si noble choix, +Sauront également vivre ou mourir en rois ? +En voyez-vous un seul qui, sans rien entreprendre, +Se laisse terrasser au seul nom d’Alexandre ; +Et le croyant déjà maître de l’univers, +Aille, esclave empressé, lui demander des fers ? +Loin de s’épouvanter à l’aspect de sa gloire, +Ils l’attaqueront même au sein de la victoire ; +Et vous voulez, ma sœur, que Taxile aujourd’hui, +Tout prêt à le combattre, implore son appui ! + + + +Aussi n’est-ce qu’à vous que ce prince s’adresse ; +Pour votre amitié seule Alexandre s’empresse : +Quand la foudre s’allume et s’apprête à partir, +Il s’efforce en secret de vous en garantir. + + + +Pourquoi suis-je le seul que son courroux ménage ? +De tous ceux que l’Hydaspe oppose à son courage, +Ai-je mérité seul son indigne pitié ? +Ne peut-il à Porus offrir son amitié ? +Ah ! sans doute il lui croit l’âme trop généreuse +Pour écouter jamais une offre si honteuse : +Il cherche une vertu qui lui résiste moins ; +Et peut-être il me croit plus digne de ses soins. + + + +Dites, sans l’accuser de chercher un esclave, +Que de ses ennemis il vous croit le plus brave ; +Et qu’en vous arrachant les armes de la main, +Il se promet du reste un triomphe certain. +Son choix à votre nom n’imprime point de taches ; +Son amitié n’est point le partage des lâches ; +Quoiqu’il brûle de voir tout l’univers soumis, +On ne voit point d’esclave au rang de ses amis. +Ah ! si son amitié peut souiller votre gloire, +Que ne m’épargniez-vous une tache si noire ? +Vous connaissez les soins qu’il me rend tous les jours, +Il ne tenait qu’à vous d’en arrêter le cours. +Vous me voyez ici maîtresse de son âme ; +Cent messages secrets m’assurent de sa flamme ; +Pour venir jusqu’à moi, ses soupirs embrasés +Se font jour au travers de deux camps opposés. +Au lieu de le haïr, au lieu de m’y contraindre, +De mon trop de rigueur je vous ai vu vous plaindre ; +Vous m’avez engagée à souffrir son amour +Et peut-être, mon frère, à l’aimer à mon tour. + + + +Vous pouvez, sans rougir du pouvoir de vos charmes, +Forcer ce grand guerrier à vous rendre les armes ; +Et, sans que votre cœur doive s’en alarmer, +Le vainqueur de l’Euphrate a pu vous désarmer : +Mais l’État aujourd’hui suivra ma destinée ; +Je tiens avec mon sort sa fortune enchaînée ; +Et quoique vos conseils tâchent de me fléchir, +Je dois demeurer libre, afin de l’affranchir. +Je sais l’inquiétude où ce dessein vous livre ; +Mais comme vous, ma sœur, j’ai mon amour à suivre. +Les beaux yeux d’Axiane, ennemis de la paix, +Contre votre Alexandre arment tous leurs attraits ; +Reine de tous les cœurs, elle met tout en armes +Pour cette liberté que détruisent ses charmes ; +Elle rougit des fers qu’on apporte en ces lieux, +Et n’y saurait souffrir de tyrans que ses yeux. +Il faut servir, ma sœur, son illustre colère ; +Il faut aller… Eh bien ! perdez-vous pour lui plaire ; +De ces tyrans si chers suivez l’arrêt fatal ; +Servez-les, ou plutôt servez votre rival. +De vos propres lauriers souffrez qu’on le couronne ; +Combattez pour Porus, Axiane l’ordonne ; +Et par de beaux exploits appuyant sa rigueur, +Assurez à Porus l’empire de son cœur. + + + +Ah ! ma sœur ! croyez-vous que Porus… Mais vous-même +Doutez-vous, en effet, qu’Axiane ne l’aime ? +Quoi ! ne voyez-vous pas avec quelle chaleur +L’ingrate, à vos yeux même, étale sa valeur ? +Quelque brave qu’on soit, si nous voulons la croire, +Ce n’est qu’autour de lui que vole la victoire : +Vous formeriez sans lui d’inutiles desseins ; +La liberté de l’Inde est toute entre ses mains ; +Sans lui déjà nos murs seraient réduits en cendre ; +Lui seul peut arrêter les progrès d’Alexandre : +Elle se fait un dieu de ce prince charmant, +Et vous doutez encor qu’elle en fasse un amant. + + + +Je tâchais d’en douter, cruelle Cléofile : +Hélas ! dans son erreur, affermissez Taxile. +Pourquoi lui peignez-vous cet objet odieux ! +Aidez-le bien plutôt à démentir ses yeux : +Dites-lui qu’Axiane est une beauté fière, +Telle à tous les mortels qu’elle est à votre frère, +Flattez de quelque espoir… Espérez, j’y consens ; + +Mais n’espérez plus rien de vos soins impuissants. +Pourquoi dans les combats chercher une conquête +Qu’à vous livrer lui-même Alexandre s’apprête ? +Ce n’est pas contre lui qu’il la faut disputer ; +Porus est l’ennemi qui prétend vous l’ôter. +Pour ne vanter que lui, l’injuste renommée +Semble oublier les noms du reste de l’armée ; +Quoi qu’on fasse, lui seul en ravit tout l’éclat, +Et comme ses sujets il vous mène au combat. +Ah ! si ce nom vous plaît, si vous cherchez à l’être, +Les Grecs et les Persans vous enseignent un maître ! +Vous trouverez cent rois compagnons de vos fers ; +Porus y viendra même avec tout l’univers. +Mais Alexandre enfin ne vous tend point de chaînes ; +Il laisse à votre front ces marques souveraines +Qu’un orgueilleux rival ose ici dédaigner. +Porus vous fait servir, il vous fera régner : +Au lieu que de Porus vous êtes la victime, +Vous serez… Mais voici ce rival magnanime. + + + +Ah ! ma sœur, je me trouble ; et mon cœur alarmé, +En voyant mon rival, me dit qu’il est aimé. + + + +Le temps vous presse. Adieu. C’est à vous de vous rendre +L’esclave de Porus, ou l’ami d’Alexandre. + + + + + + + +Seigneur, ou je me trompe, ou nos fiers ennemis +Feront moins de progrès qu’ils ne s’étaient promis. +Nos chefs et nos soldats, brûlants d’impatience, +Font lire sur leur front une mâle assurance ; +Ils s’animent l’un l’autre ; et nos moindres guerriers +Se promettent déjà des moissons de lauriers. +J’ai vu de rang en rang cette ardeur répandue +Par des cris généreux éclater à ma vue. +Ils se plaignent qu’au lieu d’éprouver leur grand cœur, +L’oisiveté d’un camp consume leur vigueur. +Laisserons-nous languir tant d’illustres courages ? +Notre ennemi, seigneur, cherche ses avantages ; +Il se sent faible encore ; et, pour nous retenir, +Éphestion demande à nous entretenir, +Et par de vains discours… Seigneur, il faut l’entendre ; +Nous ignorons encor ce que veut Alexandre : +Peut-être est-ce la paix qu’il nous veut présenter. + + + +La paix ! ah ! de sa main pourriez-vous l’accepter ? +Eh quoi ! nous l’aurons vu, par tant d’horribles guerres, +Troubler le calme heureux dont jouissaient nos terres, +Et, le fer à la main, entrer dans nos États +Pour attaquer des rois qui ne l’offensaient pas ; +Nous l’aurons vu piller des provinces entières ; +Du sang de nos sujets faire enfler nos rivières ; +Et quand le ciel s’apprête à nous l’abandonner, +J’attendrai qu’un tyran daigne nous pardonner ! + + + +Ne dites point, seigneur, que le ciel l’abandonne ; +D’un soin toujours égal sa faveur l’environne. +Un roi qui fait trembler tant d’États sous ses lois +N’est pas un ennemi que méprisent les rois. + + + +Loin de le mépriser, j’admire son courage ; +Je rends à sa valeur un légitime hommage ; +Mais je veux, à mon tour, mériter les tributs +Que je me sens forcé de rendre à ses vertus. +Oui, je consens qu’au ciel on élève Alexandre, +Mais si je puis, seigneur, je l’en ferai descendre, +Et j’irai l’attaquer jusque sur les autels +Que lui dresse en tremblant le reste des mortels. +C’est ainsi qu’Alexandre estima tous ces princes +Dont sa valeur pourtant a conquis les provinces : +Si son cœur dans l’Asie eût montré quelque effroi, +Darius en mourant l’aurait-il vu son roi ? + + + +Seigneur, si Darius avait su se connaître, +Il régnerait encore où règne un autre maître. +Cependant cet orgueil, qui causa son trépas, +Avait un fondement que vos mépris n’ont pas : +La valeur d’Alexandre à peine était connue ; +Ce foudre était encore enfermé dans la nue. +Dans un calme profond Darius endormi +Ignorait jusqu’au nom d’un si faible ennemi. +Il le connut bientôt ; et son âme étonnée, +De tout ce grand pouvoir se vit abandonnée : +Il se vit terrassé d’un bras victorieux ; +Et la foudre en tombant lui fit ouvrir les yeux. + + + +Mais encore, à quel prix croyez-vous qu’Alexandre +Mette l’indigne paix dont il veut vous surprendre ? +Demandez-le, seigneur, à cent peuples divers +Que cette paix trompeuse a jetés dans les fers. +Non, ne nous flattons point, sa douceur nous outrage +Toujours son amitié traîne un long esclavage : +En vain on prétendrait n’obéir qu’à demi, +Si l’on n’est son esclave, on est son ennemi. + + + +Seigneur, sans se montrer lâche ni téméraire, +Par quelque vain hommage on peut le satisfaire. +Flattons par des respects ce prince ambitieux, +Que son bouillant orgueil appelle en d’autres lieux. +C’est un torrent qui passe, et dont la violence +Sur tout ce qui l’arrête exerce sa puissance ; +Qui, grossi du débris de cent peuples divers, +Veut du bruit de son cours remplir tout l’univers. + +Que sert de l’irriter par un orgueil sauvage ? +D’un favorable accueil honorons son passage, +Et lui cédant des droits que nous reprendrons bien, +Rendons-lui des devoirs qui ne nous coûtent rien. + + + +Qui ne nous coûtent rien, seigneur ! l’osez-vous croire ? +Compterai-je pour rien la perte de ma gloire ? +Votre empire et le mien seraient trop achetés, +S’ils coûtaient à Porus les moindres lâchetés. +Mais croyez-vous qu’un prince enflé de tant d’audace +De son passage ici ne laissât point de trace ? +Combien de rois, brisés à ce funeste écueil, +Ne règnent plus qu’autant qu’il plaît à son orgueil ! +Nos couronnes, d’abord devenant ses conquêtes, +Tant que nous régnerions flotteraient sur nos têtes ; +Et nos sceptres, en proie à ses moindres dédains, +Dès qu’il aurait parlé, tomberaient de nos mains. +Ne dites point qu’il court de province en province : +Jamais de ses liens il ne dégage un prince ; +Et pour mieux asservir les peuples sous ses lois, +Souvent dans la poussière il leur cherche des rois. +Mais ces indignes soins touchent peu mon courage ; +Votre seul intérêt m’inspire ce langage. +Porus n’a point de part dans tout cet entretien ; +Et quand la gloire parle, il n’écoute plus rien. + + + +J’écoute, comme vous, ce que l’honneur m’inspire, +Seigneur ; mais il m’engage à sauver mon empire. + + + +Si vous voulez sauver l’un et l’autre aujourd’hui, +Prévenons Alexandre, et marchons contre lui. + + + +L’audace et le mépris sont d’infidèles guides. + + + +La honte suit de près les courages timides. + + + +Le peuple aime les rois qui savent l’épargner. + + + +Il estime encor plus ceux qui savent régner. + + + +Ces conseils ne plairont qu’à des âmes hautaines. + + + +Ils plairont à des rois, et peut-être à des reines. + + + +La reine, à vous ouïr, n’a des yeux que pour vous. + + + +Un esclave est pour elle un objet de courroux. + + + +Mais croyez-vous, seigneur, que l’amour vous ordonne +D’exposer avec vous son peuple et sa personne ? +Non, non, sans vous flatter, avouez qu’en ce jour +Vous suivez votre haine et non pas votre amour. + + + +Eh bien ! je l’avoûrai que ma juste colère +Aime la guerre autant que la paix vous est chère ; +J’avoûrai que, brûlant d’une noble chaleur, +Je vais contre Alexandre éprouver ma valeur. +Du bruit de ses exploits mon âme importunée +Attend depuis longtemps cette heureuse journée. +Avant qu’il me cherchât, un orgueil inquiet +M’avait déjà rendu son ennemi secret. +Dans le noble transport de cette jalousie, +Je le trouvais trop lent à traverser l’Asie ; +Je l’attirais ici par des vœux si puissants, +Que je portais envie au bonheur des Persans ; +Et maintenant encor, s’il trompait mon courage ; +Pour sortir de ces lieux, s’il cherchait un passage, +Vous me verriez moi-même, armé pour l’arrêter, +Lui refuser la paix qu’il nous veut présenter. + + + +Oui, sans doute, une ardeur si haute et si constante +Vous promet dans l’histoire une place éclatante ; +Et sous ce grand dessein dussiez-vous succomber, +Au moins c’est avec bruit qu’on vous verra tomber. +La reine vient. Adieu. Vantez-lui votre zèle ; +Découvrez cet orgueil qui vous rend digne d’elle. +Pour moi, je troublerais un si noble entretien, +Et vos cœurs rougiraient des faiblesses du mien. + + + + + + + +Quoi ! Taxile me fuit ! Quelle cause inconnue… + + + +Il fait bien de cacher sa honte à votre vue ; +Et puisqu’il n’ose plus s’exposer aux hasards, +De quel front pourrait-il soutenir vos regards ? +Mais laissons-le, madame ; et puisqu’il veut se rendre, +Qu’il aille avec sa sœur adorer Alexandre. +Retirons-nous d’un camp où, l’encens à la main, +Le fidèle Taxile attend son souverain. + + + +Mais, seigneur, que dit-il ? Il en fait trop paraître. +Cet esclave déjà m’ose vanter son maître ; +Il veut que je le serve… Ah ! sans vous emporter, +Souffrez que mes efforts tâchent de l’arrêter : +Ses soupirs, malgré moi, m’assurent qu’il m’adore. +Quoi qu’il en soit, souffrez que je lui parle encore ; +Et ne le forçons point, par ce cruel mépris, +D’achever un dessein qu’il peut n’avoir pas pris. + + + +Eh quoi ! vous en doutez ; et votre âme s’assure + +Sur la foi d’un amant infidèle et parjure, +Qui veut à son tyran vous livrer aujourd’hui, +Et croit, en vous donnant, vous obtenir de lui ! +Eh bien ! aidez-le donc à vous trahir vous-même. +Il vous peut arracher à mon amour extrême ; +Mais il ne peut m’ôter, par ses efforts jaloux, +La gloire de combattre et de mourir pour vous. + + + +Et vous croyez qu’après une telle insolence, +Mon amitié, seigneur, serait sa récompense ? +Vous croyez que, mon cœur s’engageant sous sa loi, +Je souscrirais au don qu’on lui ferait de moi ? +Pouvez-vous, sans rougir, m’accuser d’un tel crime ? +Ai-je fait pour ce prince éclater tant d’estime ? +Entre Taxile et vous s’il fallait prononcer, +Seigneur, le croyez-vous, qu’on me vît balancer ? +Sais-je pas que Taxile est une âme incertaine, +Que l’amour le retient quand la crainte l’entraîne ? +Sais-je pas que, sans moi, sa timide valeur +Succomberait bientôt aux ruses de sa sœur ? +Vous savez qu’Alexandre en fit sa prisonnière, +Et qu’enfin cette sœur retourna vers son frère ; +Mais je connus bientôt qu’elle avait entrepris +De l’arrêter au piége où son cœur était pris. + + + +Et vous pouvez encor demeurer auprès d’elle ! +Que n’abandonnez-vous cette sœur criminelle ! +Pourquoi, par tant de soins, voulez-vous épargner +Un prince ?… C’est pour vous que je le veux gagner. +Vous verrai-je, accablé du soin de nos provinces, +Attaquer seul un roi vainqueur de tant de princes ? +Je vous veux dans Taxile offrir un défenseur +Qui combatte Alexandre en dépit de sa sœur. +Que n’avez-vous pour moi cette ardeur empressée ! +Mais d’un soin si commun votre âme est peu blessée ; +Pourvu que ce grand cœur périsse noblement, +Ce qui suivra sa mort le touche faiblement. +Vous me voulez livrer, sans secours, sans asile, +Au courroux d’Alexandre, à l’amour de Taxile, +Qui, me traitant bientôt en superbe vainqueur, +Pour prix de votre mort demandera mon cœur. +Eh bien ! seigneur, allez, contentez votre envie ; +Combattez ; oubliez le soin de votre vie ; +Oubliez que le ciel, favorable à vos vœux, +Vous préparait peut-être un sort assez heureux. +Peut-être qu’à son tour Axiane charmée +Allait… Mais non, seigneur, courez vers votre armée : +Un si long entretien vous serait ennuyeux ; +Et c’est vous retenir trop longtemps en ces lieux. + + + +Ah, madame ! arrêtez, et connaissez ma flamme, +Ordonnez de mes jours, disposez de mon âme : +La gloire y peut beaucoup, je ne m’en cache pas ; +Mais que n’y peuvent point tant de divins appas ! +Je ne vous dirai point que pour vaincre Alexandre +Vos soldats et les miens allaient tout entreprendre ; +Que c’était pour Porus un bonheur sans égal +De triompher tout seul aux yeux de son rival : +Je ne vous dis plus rien. Parlez en souveraine : +Mon cœur met à vos pieds et sa gloire et sa haine. + + + +Ne craignez rien ; ce cœur qui veut bien m’obéir, +N’est pas entre des mains qui le puissent trahir : +Non, je ne prétends pas, jalouse de sa gloire, +Arrêter un héros qui court à la victoire. +Contre un fier ennemi précipitez vos pas ; +Mais de nos alliés ne vous séparez pas ; +Ménagez-les, seigneur ; et, d’une âme tranquille, +Laissez agir mes soins sur l’esprit de Taxile ; +Montrez en sa faveur des sentiments plus doux ; +Je le vais engager à combattre pour vous. + + + +Eh bien ! madame, allez, j’y consens avec joie. +Voyons Éphestion, puisqu’il faut qu’on le voie. +Mais, sans perdre l’espoir de le suivre de près, +J’attends Éphestion, et le combat après. + + + + + + + + + + + + + + +Oui, tandis que vos rois délibèrent ensemble, +Et que tout se prépare au conseil qui s’assemble, +Madame, permettez que je vous parle aussi +Des secrètes raisons qui m’amènent ici. +Fidèle confident du beau feu de mon maître, +Souffrez que je l’explique aux yeux qui l’ont fait naître ; +Et que pour ce héros j’ose vous demander +Le repos qu’à vos rois il veut bien accorder. +Après tant de soupirs, que faut-il qu’il espère ? +Attendez-vous encore après l’aveu d’un frère ? +Voulez-vous que son cœur, incertain et confus, +Ne se donne jamais sans craindre vos refus ? +Faut-il mettre à vos pieds le reste de la terre ? +Faut-il donner la paix ? faut-il faire la guerre ? +Prononcez : Alexandre est tout prêt d’y courir, +Ou pour vous mériter, ou pour vous conquérir. + + + +Puis-je croire qu’un prince au comble de la gloire +De mes faibles attraits garde encor la mémoire ; + +Que, traînant après lui la victoire et l’effroi, +Il se puisse abaisser à soupirer pour moi ? +Des captifs comme lui brisent bientôt leur chaîne : +À de plus hauts desseins la gloire les entraîne ; +Et l’amour dans leurs cœurs, interrompu, troublé, +Sous le faix des lauriers est bientôt accablé. +Tandis que ce héros me tint sa prisonnière, +J’ai pu toucher son cœur d’une atteinte légère ; +Mais je pense, seigneur, qu’en rompant mes liens, +Alexandre à son tour brisa bientôt les siens. + + + +Ah ! si vous l’aviez vu, brûlant d’impatience, +Compter les tristes jours d’une si longue absence, +Vous sauriez que, l’amour précipitant ses pas, +Il ne cherchait que vous en courant aux combats. +C’est pour vous qu’on l’a vu, vainqueur de tant de princes, +D’un cours impétueux traverser vos provinces, +Et briser en passant, sous l’effort de ses coups, +Tout ce qui l’empêchait de s’approcher de vous. +On voit en même champ vos drapeaux et les nôtres ; +De ses retranchements il découvre les vôtres : +Mais, après tant d’exploits, ce timide vainqueur +Craint qu’il ne soit encor bien loin de votre cœur. +Que lui sert de courir de contrée en contrée, +S’il faut que de ce cœur vous lui fermiez l’entrée ; +Si, pour ne point répondre à de sincères vœux, +Vous cherchez chaque jour à douter de ses feux ; +Si votre esprit, armé de mille défiances ?… + + + +Hélas ! de tels soupçons sont de faibles défenses ! +Et nos cœurs, se formant mille soins superflus, +Doutent toujours du bien qu’ils souhaitent le plus. +Oui, puisque ce héros veut que j’ouvre mon âme, +J’écoute avec plaisir le récit de sa flamme. +Je craignais que le temps n’en eût borné le cours ; +Je souhaite qu’il m’aime, et qu’il m’aime toujours. +Je dis plus : quand son bras força notre frontière, +Et dans les murs d’Omphis m’arrêta prisonnière, +Mon cœur, qui le voyait maître de l’univers, +Se consolait déjà de languir dans ses fers ; +Et, loin de murmurer contre un destin si rude, +Il s’en fit, je l’avoue, une douce habitude, +Et de sa liberté perdant le souvenir, +Même en la demandant, craignait de l’obtenir : +Jugez si son retour me doit combler de joie. +Mais tout couvert de sang veut-il que je le voie ? +Est-ce comme ennemi qu’il se vient présenter ? +Et ne me cherche-t-il que pour me tourmenter ? + + + +Non, madame : vaincu du pouvoir de vos charmes, +Il suspend aujourd’hui la terreur de ses armes ; +Il présente la paix à des rois aveuglés, +Et retire la main qui les eût accablés. +Il craint que la victoire, à ses vœux trop facile, +Ne conduise ses coups dans le sein de Taxile. +Son courage, sensible à vos justes douleurs, +Ne veut point de lauriers arrosés de vos pleurs. +Favorisez les soins où son amour l’engage ; +Exemptez sa valeur d’un si triste avantage ; +Et disposez des rois qu’épargne son courroux +À recevoir un bien qu’ils ne doivent qu’à vous. + + + +N’en doutez point, seigneur : mon âme inquiétée, +D’une crainte si juste est sans cesse agitée ; +Je tremble pour mon frère, et crains que son trépas +D’un ennemi si cher n’ensanglante le bras. +Mais en vain je m’oppose à l’ardeur qui l’enflamme, +Axiane et Porus tyrannisent son âme ; +Les charmes d’une reine et l’exemple d’un roi, +Dès que je veux parler, s’élèvent contre moi. +Que n’ai-je point à craindre en ce désordre extrême ! +Je crains pour lui, je crains pour Alexandre même. +Je sais qu’en l’attaquant cent rois se sont perdus ; +Je sais tous ses exploits ; mais je connais Porus. +Nos peuples qu’on a vus, triomphants à sa suite, +Repousser les efforts du Persan et du Scythe, +Et tout fiers des lauriers dont il les a chargés, +Vaincront à son exemple, ou périront vengés ; +Et je crains… Ah ! quittez une crainte si vaine ; +Laissez courir Porus où son malheur l’entraîne : +Que l’Inde en sa faveur arme tous ses États, +Et que le seul Taxile en détourne ses pas ! +Mais les voici. Seigneur, achevez votre ouvrage : +Par vos sages conseils dissipez cet orage ; +Ou, s’il faut qu’il éclate, au moins souvenez-vous +De le faire tomber sur d’autres que sur nous. + + + + + + + +Avant que le combat qui menace vos têtes +Mette tous vos États au rang de nos conquêtes, +Alexandre veut bien différer ses exploits, +Et vous offrir la paix pour la dernière fois. +Vos peuples prévenus de l’espoir qui vous flatte, +Prétendaient arrêter le vainqueur de l’Euphrate ; +Mais l’Hydaspe, malgré tant d’escadrons épars, +Voit enfin sur ses bords flotter nos étendards : +Vous les verriez plantés jusque sur vos tranchées, +Et de sang et de morts vos campagnes jonchées, +Si ce héros, couvert de tant d’autres lauriers, +N’eût lui-même arrêté l’ardeur de nos guerriers. + +Il ne vient point ici souillé du sang des princes, +D’un triomphe barbare effrayer vos provinces, +Et cherchant à briller d’une triste splendeur, +Sur le tombeau des rois élever sa grandeur. +Mais vous-mêmes, trompés d’un vain espoir de gloire, +N’allez point dans ses bras irriter la victoire ; +Et lorsque son courroux demeure suspendu, +Princes, contentez-vous de l’avoir attendu. +Ne différez point tant à lui rendre l’hommage +Que vos cœurs, malgré vous, rendent à son courage ; +Et, recevant l’appui que vous offre son bras, +D’un si grand défenseur honorez vos États. +Voilà ce qu’un grand roi veut bien vous faire entendre, +Prêt à quitter le fer, et prêt à le reprendre. +Vous savez son dessein : choisissez aujourd’hui, +Si vous voulez tout perdre ou tout tenir de lui. + + + +Seigneur, ne croyez point qu’une fierté barbare +Nous fasse méconnaître une vertu si rare ; +Et que dans leur orgueil nos peuples affermis +Prétendent, malgré vous, être vos ennemis. +Nous rendons ce qu’on doit aux illustres exemples : +Vous adorez des dieux qui nous doivent leurs temples ; +Des héros qui chez vous passaient pour des mortels, +En venant parmi nous ont trouvé des autels. +Mais en vain l’on prétend, chez des peuples si braves, +Au lieu d’adorateurs se faire des esclaves : +Croyez-moi, quelque éclat qui les puisse toucher, +Ils refusent l’encens qu’on leur veut arracher. +Assez d’autres États, devenus vos conquêtes, +De leurs rois, sous le joug, ont vu ployer les têtes. +Après tous ces États qu’Alexandre a soumis, +N’est-il pas temps, seigneur, qu’il cherche des amis ? +Tout ce peuple captif, qui tremble au nom d’un maître, +Soutient mal un pouvoir qui ne fait que de naître. +Ils ont, pour s’affranchir, les yeux toujours ouverts ; +Votre empire n’est plein que d’ennemis couverts ; +Ils pleurent en secret leurs rois sans diadèmes ; +Vos fers trop étendus se relâchent d’eux-mêmes ; +Et déjà dans leur cœur les Scythes mutinés +Vont sortir de la chaîne où vous nous destinez. +Essayez, en prenant notre amitié pour gage, +Ce que peut une foi qu’aucun serment n’engage : +Laissez un peuple au moins qui puisse quelquefois +Applaudir sans contrainte au bruit de vos exploits. +Je reçois à ce prix l’amitié d’Alexandre ; +Et je l’attends déjà comme un roi doit attendre +Un héros dont la gloire accompagne les pas, +Qui peut tout sur mon cœur, et rien sur mes États. + + + +Je croyais, quand l’Hydaspe, assemblant ses provinces, +Au secours de ses bords fit voler tous ces princes, +Qu’il n’avait avec moi, dans des desseins si grands, +Engagé que des rois ennemis des tyrans ; +Mais puisqu’un roi, flattant la main qui nous menace, +Parmi ses alliés brigue une indigne place, +C’est à moi de répondre aux vœux de mon pays, +Et de parler pour ceux que Taxile a trahis. +Que vient chercher ici le roi qui vous envoie ? +Quel est ce grand secours que son bras nous octroie ? +De quel front ose-t-il prendre sous son appui +Des peuples qui n’ont point d’autre ennemi que lui ? +Avant que sa fureur ravageât tout le monde, +L’Inde se reposait dans une paix profonde ; +Et si quelques voisins en troublaient les douceurs, +Il portait dans son sein d’assez bons défenseurs. +Pourquoi nous attaquer ? par quelle barbarie +A-t-on de votre maître excité la furie ? +Vit-on jamais chez lui nos peuples en courroux +Désoler un pays inconnu parmi nous ? +Faut-il que tant d’États, de déserts, de rivières, +Soient entre nous et lui d’impuissantes barrières ? +Et ne saurait-on vivre au bout de l’univers +Sans connaître son nom et le poids de ses fers ? +Quelle étrange valeur, qui, ne cherchant qu’à nuire, +Embrase tout sitôt qu’elle commence à luire ; +Qui n’a que son orgueil pour règle et pour raison ; +Qui veut que l’univers ne soit qu’une prison, +Et que, maître absolu de tous tant que nous sommes, +Ses esclaves en nombre égalent tous les hommes ! +Plus d’États, plus de rois : ses sacriléges mains +Dessous un même joug rangent tous les humains. +Dans son avide orgueil je sais qu’il nous dévore : +De tant de souverains nous seuls régnons encore. +Mais que dis-je, nous seuls ? Il ne reste que moi +Où l’on découvre encor les vestiges d’un roi. +Mais c’est pour mon courage une illustre matière : +Je vois d’un œil content trembler la terre entière, +Afin que par moi seul les mortels secourus, +S’ils sont libres, le soient de la main de Porus, +Et qu’on dise partout, dans une paix profonde : +« Alexandre vainqueur eût dompté tout le monde ; +« Mais un roi l’attendait au bout de l’univers, +« Par qui le monde entier a vu briser ses fers. » + + + +Votre projet du moins nous marque un grand courage ; +Mais, seigneur, c’est bien tard s’opposer à l’orage : +Si le monde penchant n’a plus que cet appui, +Je le plains, et vous plains vous-même autant que lui. +Je ne vous retiens point ; marchez contre mon maître ; +Je voudrais seulement qu’on vous l’eût fait connaître ; +Et que la renommée eût voulu, par pitié, +De ses exploits au moins vous conter la moitié ; +Vous verriez… Que verrais-je ? et que pourrais-je apprendre +Qui m’abaisse si fort au-dessous d’Alexandre ? +Serait-ce sans effort les Persans subjugués, + +Et vos bras tant de fois de meurtres fatigués ? +Quelle gloire, en effet, d’accabler la faiblesse +D’un roi déjà vaincu par sa propre mollesse ; +D’un peuple sans vigueur et presque inanimé, +Qui gémissait sous l’or dont il était armé, +Et qui, tombant en foule au lieu de se défendre, +N’opposait que des morts au grand cœur d’Alexandre ! +Les autres, éblouis de ses moindres exploits, +Sont venus à genoux lui demander des lois ; +Et leur crainte écoutant je ne sais quels oracles, +Ils n’ont pas cru qu’un dieu pût trouver des obstacles. +Mais nous qui d’un autre œil jugeons des conquérants, +Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans ; +Et de quelque façon qu’un esclave le nomme, +Le fils de Jupiter passe ici pour un homme. +Nous n’allons point de fleurs parfumer son chemin. +Il nous trouve partout les armes à la main ; +Il voit à chaque pas arrêter ses conquêtes ; +Un seul rocher ici lui coûte plus de têtes, +Plus de soins, plus d’assauts, et presque plus de temps, +Que n’en coûte à son bras l’empire des Persans. +Ennemis du repos qui perdit ces infâmes, +L’or qui naît sous nos pas ne corrompt point nos âmes. +La gloire est le seul bien qui nous puisse tenter, +Et le seul que mon cœur cherche à lui disputer ; +C’est elle… Et c’est aussi ce que cherche Alexandre. +À de moindres objets son cœur ne peut descendre. +C’est ce qui, l’arrachant du sein de ses États, +Au trône de Cyrus lui fit porter ses pas, +Et, du plus ferme empire ébranlant les colonnes, +Attaquer, conquérir, et donner les couronnes. +Et puisque votre orgueil ose lui disputer +La gloire du pardon qu’il vous fait présenter, +Vos yeux, dès aujourd’hui témoins de sa victoire, +Verront de quelle ardeur il combat pour la gloire : +Bientôt le fer en main vous le verrez marcher. + + + +Allez donc : je l’attends, ou je le vais chercher. + + + + + + + +Quoi ? vous voulez, au gré de votre impatience… + + + +Non, je ne prétends point troubler votre alliance : +Éphestion, aigri seulement contre moi, +De vos soumissions rendra compte à son roi. +Les troupes d’Axiane, à me suivre engagées, +Attendent le combat sous mes drapeaux rangées ; +De son trône et du mien je soutiendrai l’éclat, +Et vous serez, seigneur, le juge du combat ; +À moins que votre cœur, animé d’un beau zèle, +De vos nouveaux amis n’embrasse la querelle. + + + + + + + +Ah ! que dit-on de vous, seigneur ? Nos ennemis +Se vantent que Taxile est à moitié soumis ; +Qu’il ne marchera point contre un roi qu’il respecte. + + + +La foi d’un ennemi doit être un peu suspecte, +Madame ; avec le temps ils me connaîtront mieux. + + + +Démentez donc, seigneur, ce bruit injurieux ; +De ceux qui l’ont semé confondez l’insolence ; +Allez, comme Porus, les forcer au silence, +Et leur faire sentir, par un juste courroux, +Qu’ils n’ont point d’ennemi plus funeste que vous. + + + +Madame, je m’en vais disposer mon armée ; +Écoutez moins ce bruit qui vous tient alarmée : +Porus fait son devoir, et je ferai le mien. + + + + + + + +Cette sombre froideur ne m’en dit pourtant rien, +Lâche ; et ce n’est point là, pour me le faire croire, +La démarche d’un roi qui court à la victoire. +Il n’en faut plus douter, et nous sommes trahis : +Il immole à sa sœur sa gloire et son pays ; +Et sa haine, seigneur, qui cherche à vous abattre, +Attend pour éclater que vous alliez combattre. + + + +Madame, en le perdant je perds un faible appui ; +Je le connaissais trop pour m’assurer sur lui. +Mes yeux sans se troubler ont vu son inconstance ; +Je craignais beaucoup plus sa molle résistance. +Un traître, en nous quittant pour complaire à sa sœur, +Nous affaiblit bien moins qu’un lâche défenseur. + + + +Et cependant, seigneur, qu’allez-vous entreprendre ? +Vous marchez sans compter les forces d’Alexandre ; +Et courant presque seul au-devant de leurs coups, +Contre tant d’ennemis vous n’opposez que vous. + + + +Eh quoi ? voudriez-vous qu’à l’exemple d’un traître + +Ma frayeur conspirât à vous donner un maître ? +Que Porus, dans un camp se laissant arrêter, +Refusât le combat qu’il vient de présenter ? +Non, non, je n’en crois rien. Je connais mieux, madame, +Le beau feu que la gloire allume dans votre âme : +C’est vous, je m’en souviens, dont les puissants appas +Excitaient tous nos rois, les traînaient aux combats, +Et de qui la fierté, refusant de se rendre, +Ne voulait pour amant qu’un vainqueur d’Alexandre. +Il faut vaincre, et j’y cours, bien moins pour éviter +Le titre de captif, que pour le mériter. +Oui, madame, je vais, dans l’ardeur qui m’entraîne, +Victorieux ou mort, mériter votre chaîne ; +Et puisque mes soupirs s’expliquaient vainement +À ce cœur que la gloire occupe seulement, +Je m’en vais, par l’éclat qu’une victoire donne, +Attacher de si près la gloire à ma personne, +Que je pourrai peut-être amener votre cœur +De l’amour de la gloire à l’amour du vainqueur. + + + +Eh bien ! seigneur, allez. Taxile aura peut-être +Des sujets dans son camp plus braves que leur maître : +Je vais les exciter par un dernier effort. +Après, dans votre camp j’attendrai votre sort. +Ne vous informez point de l’état de mon âme : +Triomphez et vivez. Qu’attendez-vous, madame ? +Pourquoi, dès ce moment, ne puis-je pas savoir +Si mes tristes soupirs ont pu vous émouvoir ? +Voulez-vous (car le sort, adorable Axiane, +À ne vous plus revoir peut-être me condamne), +Voulez-vous qu’en mourant un prince infortuné +Ignore à quelle gloire il était destiné ? +Parlez. Que vous dirai-je ? Ah ! divine princesse, +Si vous sentiez pour moi quelque heureuse faiblesse, +Ce cœur, qui me promet tant d’estime en ce jour, +Me pourrait bien encor promettre un peu d’amour. +Contre tant de soupirs peut-il bien se défendre ? +Peut-il… Allez, seigneur, marchez contre Alexandre. +La victoire est à vous, si ce fameux vainqueur +Ne se défend pas mieux contre vous que mon cœur. + + + + + + + + + + + + + + +Quoi ! madame, en ces lieux on me tient enfermée ! +Je ne puis au combat voir marcher mon armée ! +Et, commençant par moi sa noire trahison, +Taxile de son camp me fait une prison ! +C’est donc là cette ardeur qu’il me faisait paraître ! +Cet humble adorateur se déclare mon maître ! +Et déjà son amour, lassé de ma rigueur, +Captive ma personne au défaut de mon cœur ! + + + +Expliquez mieux les soins et les justes alarmes +D’un roi qui pour vainqueurs ne connaît que vos charmes ! +Et regardez, madame, avec plus de bonté +L’ardeur qui l’intéresse à votre sûreté. +Tandis qu’autour de nous deux puissantes armées, +D’une égale chaleur au combat animées, +De leur fureur partout font voler les éclats, +De quel autre côté conduiriez-vous vos pas ? +Où pourriez-vous ailleurs éviter la tempête ? +Un plein calme en ces lieux assure votre tête : +Tout est tranquille… Et c’est cette tranquillité +Dont je ne puis souffrir l’indigne sûreté. +Quoi ! lorsque mes sujets, mourant dans une plaine, +Sur les pas de Porus combattent pour leur reine ; +Qu’au prix de tout leur sang ils signalent leur foi, +Que le cri des mourants vient presque jusqu’à moi, +On me parle de paix ; et le camp de Taxile +Garde dans ce désordre une assiette tranquille ! +On flatte ma douleur d’un calme injurieux ! +Sur des objets de joie on arrête mes yeux ! + + + +Madame, voulez-vous que l’amour de mon frère +Abandonne au péril une tête si chère ? +Il sait trop les hasards… Et pour m’en détourner +Ce généreux amant me fait emprisonner ! +Et, tandis que pour moi son rival se hasarde, +Sa paisible valeur me sert ici de garde ! + + + +Que Porus est heureux ! le moindre éloignement +À votre impatience est un cruel tourment ; +Et, si l’on vous croyait, le soin qui vous travaille +Vous le ferait chercher jusqu’au champ de bataille. + + + +Je ferais plus, madame : un mouvement si beau +Me le ferait chercher jusque dans le tombeau, +Perdre tous mes États, et voir d’un œil tranquille +Alexandre en payer le cœur de Cléofile. + + + +Si vous cherchez Porus, pourquoi m’abandonner ? +Alexandre en ces lieux pourra le ramener. +Permettez que, veillant au soin de votre tête, +À cet heureux amant l’on garde sa conquête. + + + +Vous triomphez, madame ; et déjà votre cœur +Vole vers Alexandre, et le nomme vainqueur ; +Mais, sur la seule foi d’un amour qui vous flatte, +Peut-être avant le temps ce grand orgueil éclate : +Vous poussez un peu loin vos vœux précipités, +Et vous croyez trop tôt ce que vous souhaitez. +Oui, oui… Mon frère vient ; et nous allons apprendre +Qui de nous deux, madame, aura pu se méprendre. + + + +Ah ! je n’en doute plus ! et ce front satisfait +Dit assez à mes yeux que Porus est défait. + + + + + + + +Madame, si Porus, avec moins de colère, +Eût suivi les conseils d’une amitié sincère, +Il m’aurait en effet épargné la douleur +De vous venir moi-même annoncer son malheur. + + + +Quoi ? Porus… C’en est fait ; et sa valeur trompée, +Des maux que j’ai prévus se voit enveloppée. +Ce n’est pas (car mon cœur, respectant sa vertu, +N’accable point encore un rival abattu), +Ce n’est pas que son bras, disputant la victoire, +N’en ait aux ennemis ensanglanté la gloire ; +Qu’elle-même, attachée à ses faits éclatants, +Entre Alexandre et lui n’ait douté quelque temps : +Mais enfin contre moi sa vaillance irritée +Avec trop de chaleur s’était précipitée. +J’ai vu ses bataillons rompus et renversés, +Vos soldats en désordre, et les siens dispersés ; +Et lui-même, à la fin, entraîné dans leur fuite, +Malgré lui du vainqueur éviter la poursuite ; +Et, de son vain courroux trop tard désabusé, +Souhaiter le secours qu’il avait refusé. + + + +Qu’il avait refusé ! Quoi donc ! pour ta patrie, +Ton indigne courage attend que l’on te prie ! +Il faut donc, malgré toi, te traîner aux combats, +Et te forcer toi-même à sauver tes États ! +L’exemple de Porus, puisqu’il faut qu’on t’y porte, +Dis-moi, n’était-ce pas une voix assez forte ? +Ce héros en péril, ta maîtresse en danger, +Tout l’État périssant n’a pu t’encourager ! +Va, tu sers bien le maître à qui ta sœur te donne. +Achève, et fais de moi ce que sa haine ordonne. +Garde à tous les vaincus un traitement égal, +Enchaîne ta maîtresse en livrant ton rival. +Aussi bien c’en est fait : sa disgrâce et ton crime +Ont placé dans mon cœur ce héros magnanime : +Je l’adore ! et je veux, avant la fin du jour, +Déclarer à la fois ma haine et mon amour ; +Lui vouer, à tes yeux, une amitié fidèle, +Et te jurer, aux siens, une haine immortelle. +Adieu. Tu me connais : aime-moi si tu veux. + + + +Ah ! n’espérez de moi que de sincères vœux, +Madame ; n’attendez ni menaces ni chaînes : +Alexandre sait mieux ce qu’on doit à des reines. +Souffrez que sa douceur vous oblige à garder +Un trône que Porus devait moins hasarder ; +Et moi-même en aveugle on me verrait combattre +La sacrilége main qui le voudrait abattre. + + + +Quoi ! par l’un de vous deux mon sceptre raffermi +Deviendrait dans mes mains le don d’un ennemi ! +Et sur mon propre trône on me verrait placée +Par le même tyran qui m’en aurait chassée ! + + + +Des reines et des rois vaincus par sa valeur +Ont laissé par ses soins adoucir leur malheur. +Voyez de Darius et la femme et la mère ; +L’une le traite en fils, l’autre le traite en frère. + + + +Non, non, je ne sais point vendre mon amitié, +Caresser un tyran, et régner par pitié. +Penses-tu que j’imite une faible Persane ; +Qu’à la cour d’Alexandre on retienne Axiane ; +Et qu’avec mon vainqueur courant tout l’univers, +J’aille vanter partout la douceur de ses fers ? +S’il donne les États, qu’il te donne les nôtres ; +Qu’il te pare, s’il veut, des dépouilles des autres. +Règne : Porus ni moi n’en serons point jaloux ; +Et tu seras encor plus esclave que nous. +J’espère qu’Alexandre, amoureux de sa gloire, +Et fâché que ton crime ait souillé sa victoire, +S’en lavera bientôt par ton propre trépas. +Des traîtres comme toi font souvent des ingrats : +Et de quelques faveurs que sa main t’éblouisse, + +Du perfide Bessus regarde le supplice. +Adieu. Cédez, mon frère, à ce bouillant transport : +Alexandre et le temps vous rendront le plus fort ; +Et cet âpre courroux, quoi qu’elle en puisse dire, +Ne s’obstinera point au refus d’un empire. +Maître de ses destins, vous l’êtes de son cœur. +Mais, dites-moi, vos yeux ont-ils vu le vainqueur ? +Quel traitement, mon frère, en devons-nous attendre ? +Qu’a-t-il dit ? Oui, ma sœur, j’ai vu votre Alexandre. +D’abord ce jeune éclat qu’on remarque en ses traits +M’a semblé démentir le nombre de ses faits ; +Mon cœur, plein de son nom, n’osait, je le confesse, +Accorder tant de gloire avec tant de jeunesse ; +Mais de ce même front l’héroïque fierté, +Le feu de ses regards, sa haute majesté, +Font connaître Alexandre ; et certes son visage +Porte de sa grandeur l’infaillible présage ; +Et sa présence auguste appuyant ses projets, +Ses yeux, comme son bras, font partout des sujets. +Il sortait du combat. Ébloui de sa gloire, +Je croyais dans ses yeux voir briller la victoire. +Toutefois, à ma vue, oubliant sa fierté, +Il a fait à son tour éclater sa bonté. +Ses transports ne m’ont point déguisé sa tendresse : +« Retournez, m’a-t-il dit, auprès de la princesse ; +« Disposez ses beaux yeux à revoir un vainqueur +« Qui va mettre à ses pieds sa victoire et son cœur. » +Il marche sur mes pas. Je n’ai rien à vous dire, +Ma sœur : de votre sort je vous laisse l’empire ; +Je vous confie encor la conduite du mien. + + + +Vous aurez tout pouvoir, ou je ne pourrai rien. +Tout va vous obéir, si le vainqueur m’écoute. + + + +Je vais donc… Mais on vient. C’est lui-même sans doute. + + + + + + + +Allez, Éphestion. Que l’on cherche Porus ; +Qu’on épargne sa vie et le sang des vaincus. + + + + + + + +Seigneur, est-il donc vrai qu’une reine aveuglée +Vous préfère d’un roi la valeur déréglée ? +Mais ne le craignez point : son empire est à vous ; +D’une ingrate, à ce prix, fléchissez le courroux. +Maître de deux États, arbitre des siens mêmes, +Allez avec vos vœux offrir trois diadèmes. + + + +Ah ! c’en est trop, seigneur ! Prodiguez un peu moins… + + + +Vous pourrez à loisir reconnaître mes soins. +Ne tardez point, allez où l’amour vous appelle, +Et couronnez vos feux d’une palme si belle. + + + + + + + +Madame, à son amour je promets mon appui : +Ne puis-je rien pour moi quand je puis tout pour lui ? +Si prodigue envers lui des fruits de la victoire, +N’en aurai-je pour moi qu’une stérile gloire ? +Les sceptres devant vous ou rendus ou donnés, +De mes propres lauriers mes amis couronnés, +Les biens que j’ai conquis répandus sur leurs têtes, +Font voir que je soupire après d’autres conquêtes. +Je vous avais promis que l’effort de mon bras +M’approcherait bientôt de vos divins appas, +Mais, dans ce même temps, souvenez-vous, madame, +Que vous me promettiez quelque place en votre âme. +Je suis venu : l’amour a combattu pour moi ; +La victoire elle-même a dégagé ma foi ; +Tout cède autour de vous : c’est à vous de vous rendre ; +Votre cœur l’a promis, voudra-t-il s’en défendre ? +Et lui seul pourrait-il échapper aujourd’hui +À l’ardeur d’un vainqueur qui ne cherche que lui ? + + + +Non, je ne prétends pas que ce cœur inflexible +Garde seul contre vous le titre d’invincible ; +Je rends ce que je dois à l’éclat des vertus +Qui tiennent sous vos pieds cent peuples abattus. +Les Indiens domptés sont vos moindres ouvrages ; +Vous inspirez la crainte aux plus fermes courages ; +Et quand vous le voudrez, vos bontés, à leur tour, +Dans les cœurs les plus durs inspireront l’amour. +Mais, seigneur, cet éclat, ces victoires, ces charmes, +Me troublent bien souvent par de justes alarmes : +Je crains que, satisfait d’avoir conquis un cœur, +Vous ne l’abandonniez à sa triste langueur ; +Qu’insensible à l’ardeur que vous aurez causée, +Votre âme ne dédaigne une conquête aisée. + +On attend peu d’amour d’un héros tel que vous : +La gloire fit toujours vos transports les plus doux ; +Et peut-être, au moment que ce grand cœur soupire, +La gloire de me vaincre est tout ce qu’il désire. + + + +Que vous connaissez mal les violents désirs +D’un amour qui vers vous porte tous mes soupirs ! +J’avoûrai qu’autrefois, au milieu d’une armée, +Mon cœur ne soupirait que pour la renommée ; +Les peuples et les rois, devenus mes sujets, +Étaient seuls, à mes vœux, d’assez dignes objets. +Les beautés de la Perse à mes yeux présentées, +Aussi bien que ses rois, ont paru surmontées : +Mon cœur, d’un fier mépris armé contre leurs traits, +N’a pas du moindre hommage honoré leurs attraits ; +Amoureux de la gloire, et partout invincible, +Il mettait son bonheur à paraître insensible. +Mais, hélas ! que vos yeux, ces aimables tyrans, +Ont produit sur mon cœur des effets différents ! +Ce grand nom de vainqueur n’est plus ce qu’il souhaite ; +Il vient avec plaisir avouer sa défaite : +Heureux, si votre cœur se laissant émouvoir +Vos beaux yeux, à leur tour, avouaient leur pouvoir ! +Voulez-vous donc toujours douter de leur victoire, +Toujours de mes exploits me reprocher la gloire ? +Comme si les beaux nœuds où vous me tenez pris +Ne devaient arrêter que de faibles esprits ! +Par des faits tout nouveaux je m’en vais vous apprendre +Tout ce que peut l’amour sur le cœur d’Alexandre : +Maintenant que mon bras, engagé sous vos lois, +Doit soutenir mon nom et le vôtre à la fois, +J’irai rendre fameux, par l’éclat de la guerre, +Des peuples inconnus au reste de la terre, +Et vous faire dresser des autels en des lieux +Où leurs sauvages mains en refusent aux dieux. + + + +Oui, vous y traînerez la victoire captive ; +Mais je doute, seigneur, que l’amour vous y suive. +Tant d’États, tant de mers qui vont nous désunir, +M’effaceront bientôt de votre souvenir. +Quand l’Océan troublé vous verra sur son onde +Achever quelque jour la conquête du monde, +Quand vous verrez les rois tomber à vos genoux, +Et la terre en tremblant se taire devant vous, +Songerez-vous, seigneur, qu’une jeune princesse +Au fond de ses États vous regrette sans cesse, +Et rappelle en son cœur les moments bienheureux +Où ce grand conquérant l’assurait de ses feux ? + + + +Eh quoi ! vous croyez donc qu’à moi-même barbare +J’abandonne en ces lieux une beauté si rare ? +Mais vous-même plutôt voulez-vous renoncer +Au trône de l’Asie où je vous veux placer ? + + + +Seigneur, vous le savez, je dépends de mon frère. + + + +Ah ! s’il disposait seul du bonheur que j’espère, +Tout l’empire de l’Inde asservi sous ses lois +Bientôt en ma faveur ferait briguer son choix. + + + +Mon amitié pour lui n’est point intéressée. +Apaisez seulement une reine offensée ; +Et ne permettez pas qu’un rival aujourd’hui, +Pour vous avoir bravé, soit plus heureux que lui. + + + +Porus était sans doute un rival magnanime : +Jamais tant de valeur n’attira mon estime. +Dans l’ardeur du combat je l’ai vu, je l’ai joint ; +Et je puis dire encor qu’il ne m’évitait point : +Nous nous cherchions l’un l’autre. Une fierté si belle +Allait entre nous deux finir notre querelle, +Lorsqu’un gros de soldats, se jetant entre nous, +Nous a fait dans la foule ensevelir nos coups. + + + + + + + +Eh bien ! ramène-t-on ce prince téméraire ? + + + +On le cherche partout ; mais, quoi qu’on puisse faire, +Seigneur, jusques ici sa fuite ou son trépas +Dérobe ce captif aux soins de vos soldats. +Mais un reste des siens entourés dans leur fuite, +Et du soldat vainqueur arrêtant la poursuite, +À nous vendre leur mort semblent se préparer. + + + +Désarmez les vaincus sans les désespérer. +Madame, allons fléchir une fière princesse, +Afin qu’à mon amour Taxile s’intéresse ; +Et, puisque mon repos doit dépendre du sien, +Achevons son bonheur pour établir le mien. + + + + + + + + + + + + +N’entendrons-nous jamais que des cris de victoire, +Qui de mes ennemis me reprochent la gloire ? +Et ne pourrai-je au moins, en de si grands malheurs, +M’entretenir moi seule avecque mes douleurs ? +D’un odieux amant sans cesse poursuivie, + +On prétend malgré moi m’attacher à la vie : +On m’observe, on me suit. Mais, Porus, ne crois pas +Qu’on me puisse empêcher de courir sur tes pas. +Sans doute à nos malheurs ton cœur n’a pu survivre. +En vain tant de soldats s’arment pour te poursuivre : +On te découvrirait au bruit de tes efforts ; +Et s’il te faut chercher, ce n’est qu’entre les morts. +Hélas ! en me quittant, ton ardeur redoublée +Semblait prévoir les maux dont je suis accablée, +Lorsque tes yeux aux miens découvrant ta langueur, +Me demandaient quel rang tu tenais dans mon cœur ; +Que, sans t’inquiéter du succès de tes armes, +Le soin de ton amour te causait tant d’alarmes. +Et pourquoi te cachais-je avec tant de détours +Un secret si fatal au repos de tes jours ? +Combien de fois, tes yeux forçant ma résistance, +Mon cœur s’est-il vu près de rompre le silence ! +Combien de fois, sensible à tes ardents désirs, +M’est-il, en ta présence, échappé des soupirs ! +Mais je voulais encor douter de ta victoire ; +J’expliquais mes soupirs en faveur de la gloire ; +Je croyais n’aimer qu’elle. Ah ! pardonne, grand roi, +Je sens bien aujourd’hui que je n’aimais que toi. +J’avoûrai que la gloire eut sur moi quelque empire ; +Je te l’ai dit cent fois. Mais je devais te dire +Que toi seul, en effet, m’engageas sous ses lois. +J’appris à la connaître en voyant tes exploits ; +Et de quelque beau feu qu’elle m’eût enflammée, +En un autre que toi je l’aurais moins aimée. +Mais que sert de pousser des soupirs superflus +Qui se perdent en l’air et que tu n’entends plus ? +Il est temps que mon âme, au tombeau descendue, +Te jure une amitié si longtemps attendue ; +Il est temps que mon cœur, pour gage de sa foi, +Montre qu’il n’a pu vivre un moment après toi. +Aussi bien, penses-tu que je voulusse vivre +Sous les lois d’un vainqueur à qui ta mort nous livre ? +Je sais qu’il se dispose à me venir parler ; +Qu’en me rendant mon sceptre il veut me consoler. +Il croit peut-être, il croit que ma haine étouffée +À sa fausse douceur servira de trophée ! +Qu’il vienne. Il me verra toujours digne de toi, +Mourir en reine, ainsi que tu mourus en roi. + + + + + + + +Eh bien, seigneur, eh bien, trouvez-vous quelques charmes +À voir couler des pleurs que font verser vos armes ? +Ou si vous m’enviez, en l’état où je suis, +La triste liberté de pleurer mes ennuis ? + + + +Votre douleur est libre autant que légitime : +Vous regrettez, madame, un prince magnanime. +Je fus son ennemi ; mais je ne l’étais pas +Jusqu’à blâmer les pleurs qu’on donne à son trépas. +Avant que sur ses bords l’Inde me vît paraître, +L’éclat de sa vertu me l’avait fait connaître ; +Entre les plus grands rois il se fit remarquer. +Je savais… Pourquoi donc le venir attaquer ? +Par quelle loi faut-il qu’aux deux bouts de la terre +Vous cherchiez la vertu pour lui faire la guerre ? +Le mérite à vos yeux ne peut-il éclater +Sans pousser votre orgueil à le persécuter ? + + + +Oui, j’ai cherché Porus ; mais, quoi qu’on puisse dire +Je ne le cherchais pas afin de le détruire. +J’avoûrai que, brûlant de signaler mon bras, +Je me laissai conduire au bruit de ses combats, +Et qu’au seul nom d’un roi jusqu’alors invincible, +À de nouveaux exploits mon cœur devint sensible. +Tandis que je croyais, par mes combats divers, +Attacher sur moi seul les yeux de l’univers, +J’ai vu de ce guerrier la valeur répandue +Tenir la renommée entre nous suspendue ; +Et, voyant de son bras voler partout l’effroi, +L’Inde sembla m’ouvrir un champ digne de moi. +Lassé de voir des rois vaincus sans résistance, +J’appris avec plaisir le bruit de sa vaillance. +Un ennemi si noble a su m’encourager ; +Je suis venu chercher la gloire et le danger. +Son courage, madame, a passé mon attente : +La victoire, à me suivre autrefois si constante, +M’a presque abandonné pour suivre vos guerriers. +Porus m’a disputé jusqu’aux moindres lauriers ; +Et j’ose dire encor qu’en perdant la victoire +Mon ennemi lui-même a vu croître sa gloire ; +Qu’une chute si belle élève sa vertu ; +Et qu’il ne voudrait pas n’avoir point combattu. + + + +Hélas ! il fallait bien qu’une si noble envie +Lui fît abandonner tout le soin de sa vie, +Puisque, de toutes parts trahi, persécuté, +Contre tant d’ennemis il s’est précipité. +Mais vous, s’il était vrai que son ardeur guerrière +Eût ouvert à la vôtre une illustre carrière, +Que n’avez-vous, seigneur, dignement combattu ? +Fallait-il par la ruse attaquer sa vertu, +Et, loin de remporter une gloire parfaite, +D’un autre que de vous attendre sa défaite ? +Triomphez ; mais sachez que Taxile en son cœur +Vous dispute déjà ce beau nom de vainqueur ; +Que le traître se flatte, avec quelque justice, +Que vous n’avez vaincu que par son artifice ; +Et c’est à ma douleur un spectacle assez doux + +De le voir partager cette gloire avec vous. + + + +En vain votre douleur s’arme contre ma gloire : +Jamais on ne m’a vu dérober la victoire, +Et par ces lâches soins, qu’on ne peut m’imputer, +Tromper mes ennemis, au lieu de les dompter. +Quoique partout, ce semble, accablé sous le nombre, +Je n’ai pu me résoudre à me cacher dans l’ombre : +Ils n’ont de leur défaite accusé que mon bras ; +Et le jour a partout éclairé mes combats. +Il est vrai que je plains le sort de vos provinces ; +J’ai voulu prévenir la perte de vos princes : +Mais, s’ils avaient suivi mes conseils et mes vœux, +Je les aurais sauvés ou combattus tous deux. +Oui, croyez… Je crois tout. Je vous crois invincible : +Mais, seigneur, suffit-il que tout vous soit possible ? +Ne tient-il qu’à jeter tant de rois dans les fers ? +Qu’à faire impunément gémir tout l’univers ? +Et que vous avaient fait tant de villes captives, +Tant de morts dont l’Hydaspe a vu couvrir ses rives ? +Qu’ai-je fait pour venir accabler en ces lieux +Un héros sur qui seul j’ai pu tourner les yeux ? +A-t-il de votre Grèce inondé les frontières ? +Avons-nous soulevé des nations entières, +Et contre votre gloire excité leur courroux ? +Hélas ! nous l’admirions sans en être jaloux. +Contents de nos États, et charmés l’un de l’autre, +Nous attendions un sort plus heureux que le vôtre : +Porus bornait ses vœux à conquérir un cœur +Qui peut-être aujourd’hui l’eût nommé son vainqueur. +Ah ! n’eussiez-vous versé qu’un sang si magnanime, +Quand on ne vous pourrait reprocher que ce crime, +Ne vous sentez-vous pas, seigneur, bien malheureux +D’être venu si loin rompre de si beaux nœuds ? +Non, de quelque douceur que se flatte votre âme, +Vous n’êtes qu’un tyran. Je le vois bien, madame, +Vous voulez que, saisi d’un indigne courroux, +En reproches honteux j’éclate contre vous. +Peut-être espérez-vous que ma douceur lassée +Donnera quelque atteinte à sa gloire passée. +Mais, quand votre vertu ne m’aurait point charmé, +Vous attaquez, madame, un vainqueur désarmé. +Mon âme, malgré vous à vous plaindre engagée, +Respecte le malheur où vous êtes plongée. +C’est ce trouble fatal qui vous ferme les yeux, +Qui ne regarde en moi qu’un tyran odieux. +Sans lui vous avoûriez que le sang et les larmes +N’ont pas toujours souillé la gloire de mes armes : +Vous verriez… Ah ! seigneur, puis-je ne les point voir +Ces vertus dont l’éclat aigrit mon désespoir ? +N’ai-je pas vu partout la victoire modeste +Perdre avec vous l’orgueil qui la rend si funeste ? +Ne vois-je pas le Scythe et le Perse abattus +Se plaire sous le joug et vanter vos vertus, +Et disputer enfin, par une aveugle envie, +À vos propres sujets le soin de votre vie ? +Mais que sert à ce cœur que vous persécutez +De voir partout ailleurs adorer vos bontés ? +Pensez-vous que ma haine en soit moins violente, +Pour voir baiser partout la main qui me tourmente ? +Tant de rois par vos soins vengés ou secourus, +Tant de peuples contents, me rendent-ils Porus ? +Non, seigneur : je vous hais d’autant plus qu’on vous aime, +D’autant plus qu’il me faut vous admirer moi-même, +Que l’univers entier m’en impose la loi, +Et que personne enfin ne vous hait avec moi. + + + +J’excuse les transports d’une amitié si tendre, +Mais, madame, après tout, ils doivent me surprendre : +Si la commune voix ne m’a point abusé, +Porus d’aucun regard ne fut favorisé : +Entre Taxile et lui votre cœur en balance, +Tant qu’ont duré ses jours a gardé le silence ; +Et lorsqu’il ne peut plus vous entendre aujourd’hui, +Vous commencez, madame, à prononcer pour lui. +Pensez-vous que, sensible à cette ardeur nouvelle, +Sa cendre exige encor que vous brûliez pour elle ? +Ne vous accablez point d’inutiles douleurs ; +Des soins plus importants vous appellent ailleurs. +Vos larmes ont assez honoré sa mémoire. +Régnez, et de ce rang soutenez mieux la gloire ; +Et, redonnant le calme à vos sens désolés, +Rassurez vos États par sa chute ébranlés. +Parmi tant de grands rois choisissez-leur un maître. +Plus ardent que jamais, Taxile… Quoi ! le traître ! +Hé ! de grâce, prenez des sentiments plus doux ; +Aucune trahison ne le souille envers vous. +Maître de ses États, il a pu se résoudre +À se mettre avec eux à couvert de la foudre. +Ni serment ni devoir ne l’avaient engagé +À courir dans l’abîme où Porus s’est plongé. +Enfin, souvenez-vous qu’Alexandre lui-même +S’intéresse au bonheur d’un prince qui vous aime. +Songez que, réunis par un si juste choix, +L’Inde et l’Hydaspe entiers couleront sous vos lois ; +Que pour vos intérêts tout me sera facile +Quand je les verrai joints avec ceux de Taxile : +Il vient. Je ne veux point contraindre ses soupirs ; + +Je le laisse lui-même expliquer ses désirs ; +Ma présence à vos yeux n’est déjà que trop rude : +L’entretien des amants cherche la solitude ; +Je ne vous trouble point. Approche, puissant roi, +Grand monarque de l’Inde ; on parle ici de toi : +On veut en ta faveur combattre ma colère ; +On dit que tes désirs n’aspirent qu’à me plaire, +Que mes rigueurs ne font qu’affermir ton amour : +On fait plus, et l’on veut que je t’aime à mon tour. +Mais sais-tu l’entreprise où s’engage ta flamme ? +Sais-tu par quels secrets on peut toucher mon âme ? +Es-tu prêt… Ah ! madame, éprouvez seulement +Ce que peut sur mon cœur un espoir si charmant. +Que faut-il faire ? Il faut, s’il est vrai que l’on m’aime, +Aimer la gloire autant que je l’aime moi-même, +Ne m’expliquer ses vœux que par mille beaux faits, +Et haïr Alexandre autant que je le hais ; +Il faut marcher sans crainte au milieu des alarmes ; +Il faut combattre, vaincre, ou périr sous les armes. +Jette, jette les yeux sur Porus et sur toi, +Et juge qui des deux était digne de moi. +Oui, Taxile, mon cœur, douteux en apparence, +D’un esclave et d’un roi faisait la différence. +Je l’aimai ; je l’adore : et puisqu’un sort jaloux +Lui défend de jouir d’un spectacle si doux, +C’est toi que je choisis pour témoin de sa gloire : +Mes pleurs feront toujours revivre sa mémoire ; +Toujours tu me verras, au fort de mon ennui, +Mettre tout mon plaisir à te parler de lui. + + + +Ainsi je brûle en vain pour une âme glacée : +L’image de Porus n’en peut être effacée. +Quand j’irais, pour vous plaire, affronter le trépas, +Je me perdrais, madame, et ne vous plairais pas. +Je ne puis donc… Tu peux recouvrer mon estime : +Dans le sang ennemi tu peux laver ton crime. +L’occasion te rit : Porus dans le tombeau +Rassemble ses soldats autour de son drapeau ; +Son ombre seule encor semble arrêter leur fuite. +Les tiens mêmes, les tiens, honteux de ta conduite, +Font lire sur leurs fronts justement courroucés +Le repentir du crime où tu les as forcés. +Va seconder l’ardeur du feu qui les dévore ; +Venge nos libertés qui respirent encore ; +De mon trône et du tien deviens le défenseur ; +Cours, et donne à Porus un digne successeur… +Tu ne me réponds rien ! Je vois sur ton visage +Qu’un si noble dessein étonne ton courage. +Je te propose en vain l’exemple d’un héros ; +Tu veux servir. Va, sers ; et me laisse en repos. + + + +Madame, c’en est trop. Vous oubliez peut-être +Que, si vous m’y forcez, je puis parler en maître ; +Que je puis me lasser de souffrir vos dédains ; +Que vous et vos États, tout est entre mes mains ; +Qu’après tant de respects, qui vous rendent plus fière +Je pourrai… Je t’entends. Je suis ta prisonnière : +Tu veux peut-être encor captiver mes désirs ; +Que mon cœur, en tremblant, réponde à tes soupirs : +Eh bien ! dépouille enfin cette douceur contrainte ; +Appelle à ton secours la terreur et la crainte ; +Parle en tyran tout prêt à me persécuter ; +Ma haine ne peut croître, et tu peux tout tenter. +Surtout ne me fais point d’inutiles menaces. +Ta sœur vient t’inspirer ce qu’il faut que tu fasses : +Adieu. Si ses conseils et mes vœux en sont crus, +Tu m’aideras bientôt à rejoindre Porus. +Ah ! plutôt… Ah ! quittez cette ingrate princesse, +Dont la haine a juré de nous troubler sans cesse ; +Qui met tout son plaisir à vous désespérer. +Oubliez… Non, ma sœur, je la veux adorer. +Je l’aime ; et quand les vœux que je pousse pour elle +N’en obtiendraient jamais qu’une haine immortelle. +Malgré tous ses mépris, malgré tous vos discours, +Malgré moi-même, il faut que je l’aime toujours. +Sa colère, après tout, n’a rien qui me surprenne : +C’est à vous, c’est à moi qu’il faut que je m’en prenne. +Sans vous, sans vos conseils, ma sœur, qui m’ont trahi, +Si je n’étais aimé, je serais moins haï ; +Je la verrais, sans vous, par mes soins défendue, +Entre Porus et moi demeurer suspendue ; +Et ne serait-ce pas un bonheur trop charmant +Que de l’avoir réduite à douter un moment ? + +Non, je ne puis plus vivre accablé de sa haine ; +Il faut que je me jette aux pieds de l’inhumaine. +J’y cours : je vais m’offrir à servir son courroux, +Même contre Alexandre, et même contre vous. +Je sais de quelle ardeur vous brûlez l’un pour l’autre ; +Mais c’est trop oublier mon repos pour le vôtre ; +Et sans m’inquiéter du succès de vos feux, +Il faut que tout périsse, ou que je sois heureux. + + + +Allez donc, retournez sur le champ de bataille ; +Ne laissez point languir l’ardeur qui vous travaille. +À quoi s’arrête ici ce courage inconstant ? +Courez : on est aux mains ; et Porus vous attend. + + + +Quoi ! Porus n’est point mort ! Porus vient de paraître ! + + + +C’est lui. De si grands coups le font trop reconnaître. +Il l’avait bien prévu : le bruit de son trépas +D’un vainqueur trop crédule a retenu le bras. +Il vient surprendre ici leur valeur endormie, +Troubler une victoire encor mal affermie ; +Il vient, n’en doutez point, en amant furieux, +Enlever sa maîtresse, ou périr à ses yeux. +Que dis-je ? Votre camp, séduit par cette ingrate, +Prêt à suivre Porus, en murmures éclate. +Allez vous-même, allez, en généreux amant, +Au secours d’un rival aimé si tendrement. +Adieu. Quoi ! la fortune, obstinée à me nuire, +Ressuscite un rival armé pour me détruire ! +Cet amant reverra les yeux qui l’ont pleuré, +Qui, tout mort qu’il était, me l’avaient préféré ! +Ah ! c’en est trop. Voyons ce que le sort m’apprête, +À qui doit demeurer cette noble conquête. +Allons : n’attendons pas, dans un lâche courroux, +Qu’un si grand différend se termine sans nous. + + + + + + + + + + + + + + +Quoi ! vous craigniez Porus même après sa défaite ! +Ma victoire à vos yeux semblait-elle imparfaite ? +Non, non : c’est un captif qui n’a pu m’échapper, +Que mes ordres partout ont fait envelopper. +Loin de le craindre encor, ne songez qu’à le plaindre. + + + +Et c’est en cet état que Porus est à craindre. +Quelque brave qu’il fût, le bruit de sa valeur +M’inquiétait bien moins que ne fait son malheur. +Tant qu’on l’a vu suivi d’une puissante armée, +Ses forces, ses exploits, ne m’ont point alarmée ; +Mais, seigneur, c’est un roi malheureux et soumis ; +Et dès lors je le compte au rang de vos amis. + + + +C’est un rang où Porus n’a plus droit de prétendre : +Il a trop recherché la haine d’Alexandre. +Il sait bien qu’à regret je m’y suis résolu ; +Mais enfin je le hais autant qu’il l’a voulu. +Je dois même un exemple au reste de la terre : +Je dois venger sur lui tous les maux de la guerre, +Le punir des malheurs qu’il a pu prévenir, +Et de m’avoir forcé moi-même à le punir. +Vaincu deux fois, haï de ma belle princesse… + + + +Je ne hais point Porus, seigneur, je le confesse ; +Et s’il m’était permis d’écouter aujourd’hui +La voix de ses malheurs qui me parle pour lui, +Je vous dirais qu’il fut le plus grand de nos princes ; +Que son bras fut longtemps l’appui de nos provinces ; +Qu’il a voulu peut-être, en marchant contre vous, +Qu’on le crût digne au moins de tomber sous vos coups, +Et qu’un même combat, signalant l’un et l’autre, +Son nom volât partout à la suite du vôtre. +Mais si je le défends, des soins si généreux +Retombent sur mon frère et détruisent ses vœux. +Tant que Porus vivra, que faut-il qu’il devienne ? +Sa perte est infaillible, et peut-être la mienne. +Oui, oui, si son amour ne peut rien obtenir, +Il m’en rendra coupable, et m’en voudra punir. +Et maintenant encor que votre cœur s’apprête +À voler de nouveau de conquête en conquête, +Quand je verrai le Gange entre mon frère et vous, +Qui retiendra, seigneur, son injuste courroux ? +Mon âme, loin de vous, languira solitaire. +Hélas ! s’il condamnait mes soupirs à se taire, +Que deviendrait alors ce cœur infortuné ? +Où sera le vainqueur à qui je l’ai donné ? + + + +Ah ! c’en est trop, madame ; et si ce cœur se donne, +Je saurai le garder, quoi que Taxile ordonne, +Bien mieux que tant d’États qu’on m’a vu conquérir, +Et que je n’ai gardés que pour vous les offrir. +Encore une victoire, et je reviens, madame, +Borner toute ma gloire à régner sur votre âme, +Vous obéir moi-même, et mettre entre vos mains +Le destin d’Alexandre et celui des humains. +Le Mallien m’attend, prêt à me rendre hommage. + +Si près de l’Océan, que faut-il davantage +Que d’aller me montrer à ce fier élément, +Comme vainqueur du monde, et comme votre amant ? +Alors… Mais quoi, seigneur, toujours guerre sur guerre ! +Cherchez-vous des sujets au-delà de la terre ? +Voulez-vous pour témoins de vos faits éclatants +Des pays inconnus même à leurs habitants ? +Qu’espérez-vous combattre en des climats si rudes ? +Ils vous opposeront de vastes solitudes, +Des déserts que le ciel refuse d’éclairer, +Où la nature semble elle-même expirer. +Et peut-être le sort, dont la secrète envie +N’a pu cacher le cours d’une si belle vie, +Vous attend dans ces lieux, et veut que dans l’oubli +Votre tombeau du moins demeure enseveli. +Pensez-vous y traîner les restes d’une armée +Vingt fois renouvelée et vingt fois consumée ? +Vos soldats, dont la vue excite la pitié, +D’eux-mêmes en cent lieux ont laissé la moitié ; +Et leurs gémissements vous font assez connaître… + + + +Ils marcheront, madame, et je n’ai qu’à paraître : +Ces cœurs qui dans un camp, d’un vain loisir déçus, +Comptent en murmurant les coups qu’ils ont reçus, +Revivront pour me suivre, et, blâmant leurs murmures, +Brigueront à mes yeux de nouvelles blessures. +Cependant de Taxile appuyons les soupirs : +Son rival ne peut plus traverser ses désirs. +Je vous l’ai dit, madame, et j’ose encor vous dire… + + + +Seigneur, voici la reine. Eh bien, Porus respire. +Le ciel semble, madame, écouter vos souhaits ; +Il vous le rend… Hélas ! il me l’ôte à jamais ! +Aucun reste d’espoir ne peut flatter ma peine ; +Sa mort était douteuse, elle devient certaine : +Il y court ; et peut-être il ne s’y vient offrir +Que pour me voir encore, et pour me secourir. +Mais que ferait-il seul contre toute une armée ? +En vain ses grands efforts l’ont d’abord alarmée ; +En vain quelques guerriers qu’anime son grand cœur, +Ont ramené l’effroi dans le camp du vainqueur : +Il faut bien qu’il succombe, et qu’enfin son courage +Tombe sur tant de morts qui ferment son passage. +Encor, si je pouvais, en sortant de ces lieux, +Lui montrer Axiane, et mourir à ses yeux ! +Mais Taxile m’enferme ; et cependant le traître +Du sang de ce héros est allé se repaître ; +Dans les bras de la mort il le va regarder, +Si toutefois encore il ose l’aborder. + + + +Non, madame, mes soins ont assuré sa vie : +Son retour va bientôt contenter votre envie. +Vous le verrez. Vos soins s’étendraient jusqu’à lui ! +Le bras qui l’accablait deviendrait son appui ! +J’attendrais son salut de la main d’Alexandre ! +Mais quel miracle enfin n’en dois-je pas attendre ? +Je m’en souviens, seigneur, vous me l’avez promis, +Qu’Alexandre vainqueur n’avait plus d’ennemis. +Ou plutôt ce guerrier ne fut jamais le vôtre : +La gloire également vous arma l’un et l’autre. +Contre un si grand courage il voulut s’éprouver : +Et vous ne l’attaquiez qu’afin de le sauver. + + + +Ses mépris redoublés qui bravent ma colère +Mériteraient sans doute un vainqueur plus sévère ; +Son orgueil en tombant semble s’être affermi ; +Mais je veux bien cesser d’être son ennemi ; +J’en dépouille, madame, et la haine et le titre. +De mes ressentiments je fais Taxile arbitre : +Seul il peut, à son choix, le perdre ou l’épargner ; +Et c’est lui seul enfin que vous devez gagner. + + + +Moi, j’irais à ses pieds mendier un asile ! +Et vous me renvoyez aux bontés de Taxile ! +Vous voulez que Porus cherche un appui si bas ! +Ah, seigneur ! votre haine a juré son trépas. +Non, vous ne le cherchiez qu’afin de le détruire. +Qu’une âme généreuse est facile à séduire ! +Déjà mon cœur crédule oubliant son courroux, +Admirait des vertus qui ne sont point en vous. +Armez-vous donc, seigneur, d’une valeur cruelle ; +Ensanglantez la fin d’une course si belle : +Après tant d’ennemis qu’on vous vit relever, +Perdez le seul enfin que vous deviez sauver. + + + +Eh bien ! aimez Porus sans détourner sa perte ; +Refusez la faveur qui vous était offerte ; +Soupçonnez ma pitié d’un sentiment jaloux ; +Mais enfin, s’il périt, n’en accusez que vous. +Le voici. Je veux bien le consulter lui-même : +Que Porus de son sort soit l’arbitre suprême. + + + + + + + +Eh bien, de votre orgueil, Porus, voilà le fruit ! +Où sont ces beaux succès qui vous avaient séduit ? +Cette fierté si haute est enfin abaissée. +Je dois une victime à ma gloire offensée : +Rien ne peut vous sauver. Je veux bien toutefois +Vous offrir un pardon refusé tant de fois. +Cette reine, elle seule à mes bontés rebelle, +Aux dépens de vos jours veut vous être fidèle, +Et que, sans balancer, vous mouriez seulement +Pour porter au tombeau le nom de son amant. +N’achetez point si cher une gloire inutile : +Vivez ; mais consentez au bonheur de Taxile. + + +Taxile ! Oui. Tu fais bien, et j’approuve tes soins ; +Ce qu’il a fait pour toi ne mérite pas moins : +C’est lui qui m’a des mains arraché la victoire ; +Il t’a donné sa sœur ; il t’a vendu sa gloire ; +Il t’a livré Porus. Que feras-tu jamais +Qui te puisse acquitter d’un seul de ses bienfaits ? +Mais j’ai su prévenir le soin qui te travaille : +Va le voir expirer sur le champ de bataille. + + + +Quoi ! Taxile ! Qu’entends-je ? Oui, seigneur, il est mort. +Il s’est livré lui-même aux rigueurs de son sort. +Porus était vaincu ; mais au lieu de se rendre, +Il semblait attaquer, et non pas se défendre. +Ses soldats, à ses pieds étendus et mourants, +Le mettaient à l’abri de leurs corps expirants. +Là, comme dans un fort, son audace enfermée +Se soutenait encor contre toute une armée ; +Et d’un bras qui portait la terreur et la mort, +Aux plus hardis guerriers en défendait l’abord. +Je l’épargnais toujours. Sa vigueur affaiblie +Bientôt en mon pouvoir aurait laissé sa vie, +Quand sur ce champ fatal Taxile est descendu : +« Arrêtez, c’est à moi que ce captif est dû. +« C’en est fait, a-t-il dit, et ta perte est certaine, +« Porus ; il faut périr, ou me céder la reine. » +Porus, à cette voix ranimant son courroux, +A relevé ce bras lassé de tant de coups ; +Et cherchant son rival d’un œil fier et tranquille : +« N’entends-je pas, dit-il, l’infidèle Taxile, +« Ce traître à sa patrie, à sa maîtresse, à moi ? +« Viens, lâche, ! poursuit-il, Axiane est à toi. +« Je veux bien te céder cette illustre conquête ; +« Mais il faut que ton bras l’emporte avec ma tête. +« Approche ! » À ce discours, ces rivaux irrités +L’un sur l’autre à la fois se sont précipités. +Nous nous sommes en foule opposés à leur rage ; +Mais Porus parmi nous court et s’ouvre un passage, +Joint Taxile, le frappe ; et lui perçant le cœur, +Content de sa victoire, il se rend au vainqueur. + + + +Seigneur, c’est donc à moi de répandre des larmes ; +C’est sur moi qu’est tombé tout le faix de vos armes. +Mon frère a vainement recherché votre appui, +Et votre gloire, hélas ! n’est funeste qu’à lui. +Que lui sert au tombeau l’amitié d’Alexandre ? +Sans le venger, seigneur, l’y verrez-vous descendre ? +Souffrirez-vous qu’après l’avoir percé de coups, +On en triomphe aux yeux de sa sœur et de vous ? + + + +Oui, seigneur, écoutez les pleurs de Cléofile. +Je la plains. Elle a droit de regretter Taxile : +Tous ses efforts en vain l’ont voulu conserver ; +Elle en a fait un lâche et ne l’a pu sauver. +Ce n’est point que Porus ait attaqué son frère ; +Il s’est offert lui-même à sa juste colère. +Au milieu du combat que venait-il chercher ? +Au courroux du vainqueur venait-il l’arracher ? +Il venait accabler dans son malheur extrême +Un roi que respectait la victoire elle-même. +Mais pourquoi vous ôter un prétexte si beau ? +Que voulez-vous de plus ? Taxile est au tombeau. +Immolez-lui, seigneur, cette grande victime ; +Vengez-vous. Mais songez que j’ai part à son crime. +Oui, oui, Porus, mon cœur n’aime point à demi ; +Alexandre le sait, Taxile en a gémi : +Vous seul vous l’ignoriez ; mais ma joie est extrême +De pouvoir en mourant vous le dire à vous-même. + + + +Alexandre, il est temps que tu sois satisfait. +Tout vaincu que j’étais, tu vois ce que j’ai fait. +Crains Porus ; crains encor cette main désarmée +Qui venge sa défaite au milieu d’une armée. +Mon nom peut soulever de nouveaux ennemis, +Et réveiller cent rois dans leurs fers endormis. +Étouffe dans mon sang ces semences de guerre ; +Va vaincre en sûreté le reste de la terre. +Aussi bien n’attends pas qu’un cœur comme le mien +Reconnaisse un vainqueur, et te demande rien. +Parle, et sans espérer que je blesse ma gloire, +Voyons comme tu sais user de la victoire. + + + +Votre fierté, Porus, ne se peut abaisser : + +Jusqu’au dernier soupir vous m’osez menacer. +En effet, ma victoire en doit être alarmée, +Votre nom peut encor plus que toute une armée : +Je m’en dois garantir. Parlez donc, dites-moi, +Comment prétendez-vous que je vous traite ? En roi. + + + +Eh bien ! c’est donc en roi qu’il faut que je vous traite. +Je ne laisserai point ma victoire imparfaite ; +Vous l’avez souhaité, vous ne vous plaindrez pas. +Régnez toujours, Porus : je vous rends vos États. +Avec mon amitié recevez Axiane : +À des liens si doux tous deux je vous condamne. +Vivez, régnez tous deux ; et seuls de tant de rois +Jusques aux bords du Gange allez donner vos lois. +Ce traitement, madame, a droit de vous surprendre ; + +Mais enfin c’est ainsi que se venge Alexandre. +Je vous aime ; et mon cœur, touché de vos soupirs, +Voudrait par mille morts venger vos déplaisirs. +Mais vous-même pourriez prendre pour une offense +La mort d’un ennemi qui n’est plus en défense : +Il en triompherait ; et bravant ma rigueur, +Porus dans le tombeau descendrait en vainqueur. +Souffrez que, jusqu’au bout achevant ma carrière, +J’apporte à vos beaux yeux ma vertu tout entière. +Laissez régner Porus couronné par mes mains ; +Et commandez vous-même au reste des humains. +Prenez les sentiments que ce rang vous inspire ; +Faites, dans sa naissance, admirer votre empire ; +Et regardant l’éclat qui se répand sur vous, +De la sœur de Taxile oubliez le courroux. + + + +Oui, madame, régnez ; et souffrez que moi-même +J’admire le grand cœur d’un héros qui vous aime. +Aimez, et possédez l’avantage charmant +De voir toute la terre adorer votre amant. + + + +Seigneur, jusqu’à ce jour l’univers en alarmes +Me forçait d’admirer le bonheur de vos armes ; +Mais rien ne me forçait, en ce commun effroi, +De reconnaître en vous plus de vertu qu’en moi. +Je me rends ; je vous cède une pleine victoire : +Vos vertus, je l’avoue, égalent votre gloire. +Allez, seigneur, rangez l’univers sous vos lois ; +Il me verra moi-même appuyer vos exploits : +Je vous suis ; et je crois devoir tout entreprendre +Pour lui donner un maître aussi grand qu’Alexandre. + + + +Seigneur, que vous peut dire un cœur triste, abattu ? +Je ne murmure point contre votre vertu : +Vous rendez à Porus la vie et la couronne ; +Je veux croire qu’ainsi votre gloire l’ordonne ; +Mais ne me pressez point en l’état où je suis, +Je ne puis que me taire, et pleurer mes ennuis. + + + +Oui, madame, pleurons un ami si fidèle ; +Faisons en soupirant éclater notre zèle ; +Et qu’un tombeau superbe instruise l’avenir +Et de votre douleur et de mon souvenir. diff --git a/test/racine_alexandre_le_grand.tpl b/test/racine_alexandre_le_grand.tpl @@ -0,0 +1,4 @@ +6/6 A !X +6/6 A !X +6/6 B !x +6/6 B !x diff --git a/test/racine_bajazet b/test/racine_bajazet @@ -0,0 +1,2391 @@ + + + +Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendre. +Je pourrai cependant te parler et t’entendre. + + + +Et depuis quand, seigneur, entre-t-on dans ces lieux +Dont l’accès était même interdit à nos yeux ? +Jadis une mort prompte eût suivi cette audace. + + + +Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe, +Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus. +Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus. +Que ton retour tardait à mon impatience ! +Et que d’un œil content je te vois dans Byzance ! +Instruis-moi des secrets que peut t’avoir appris +Un voyage si long pour moi seul entrepris. +De ce qu’ont vu tes yeux parle en témoin sincère ; +Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire, +Dépendent les destins de l’empire ottoman. +Qu’as-tu vu dans l’armée, et que fait le sultan ? + + + +Babylone, seigneur, à son prince fidèle, +Voyait sans s’étonner notre armée autour d’elle ; +Les Persans rassemblés marchaient à son secours, +Et du camp d’Amurat s’approchaient tous les jours. +Lui-même, fatigué d’un long siége inutile, +Semblait vouloir laisser Babylone tranquille ; +Et sans renouveler ses assauts impuissants, +Résolu de combattre, attendait les Persans ; +Mais, comme vous savez, malgré ma diligence, +Un long chemin sépare et le camp et Byzance ; +Mille obstacles divers m’ont même traversé : +Et je puis ignorer tout ce qui s’est passé. + + + +Que faisaient cependant nos braves janissaires ? +Rendent-ils au sultan des hommages sincères ? +Dans le secret des cœurs, Osmin, n’as-tu rien lu ? +Amurat jouit-il d’un pouvoir absolu ? + + + +Amurat est content, si nous le voulons croire, +Et semblait se promettre une heureuse victoire. +Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir : +Il affecte un repos dont il ne peut jouir. +C’est en vain que, forçant ses soupçons ordinaires +Il se rend accessible à tous les janissaires : +Il se souvient toujours que son inimitié +Voulut de ce grand corps retrancher la moitié, +Lorsque, pour affermir sa puissance nouvelle, +Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle. +Moi-même j’ai souvent entendu leurs discours ; +Comme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours : +Ses caresses n’ont point effacé cette injure. +Votre absence est pour eux un sujet de murmure : +Ils regrettent le temps à leur grand cœur si doux, +Lorsque assurés de vaincre ils combattaient sous vous. + + + +Quoi ! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée +Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée ? +Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir, +Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ? + + + +Le succès du combat réglera leur conduite : +Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite. +Quoiqu’à regret, seigneur, ils marchent sous ses lois ; +Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits : +Ils ne trahiront point l’honneur de tant d’années ; +Mais enfin le succès dépend des destinées. +Si l’heureux Amurat, secondant leur grand cœur, +Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur, +Vous les verrez, soumis, rapporter dans Byzance +L’exemple d’une aveugle et basse obéissance ; +Mais si dans le combat le destin plus puissant +Marque de quelque affront son empire naissant, +S’il fuit, ne doutez point que, fiers de sa disgrâce, +À la haine bientôt ils ne joignent l’audace, +Et n’expliquent, seigneur, la perte du combat +Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat. +Cependant, s’il en faut croire la renommée, +Il a depuis trois mois fait partir de l’armée +Un esclave chargé de quelque ordre secret. +Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet : + +On craignait qu’Amurat, par un ordre sévère, +N’envoyât demander la tête de son frère. + + + +Tel était son dessein : cet esclave est venu ; +Il a montré son ordre, et n’a rien obtenu. + + + +Quoi ! seigneur, le sultan reverra son visage +Sans que de vos respects il lui porte ce gage ? + + + +Cet esclave n’est plus : un ordre, cher Osmin, +L’a fait précipiter dans le fond de l'Euxin. + + + +Mais le sultan, surpris d’une trop longue absence, +En cherchera bientôt la cause et la vengeance. +Que lui répondrez-vous ? Peut-être avant ce temps +Je saurai l’occuper de soins plus importants. +Je sais bien qu’Amurat a juré ma ruine ; +Je sais à son retour l’accueil qu’il me destine. +Tu vois, pour m’arracher du cœur de ses soldats, +Qu’il va chercher sans moi les siéges, les combats : +Il commande l’armée ; et moi, dans une ville +Il me laisse exercer un pouvoir inutile. +Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un vizir ! +Mais j’ai plus dignement employé ce loisir : +J’ai su lui préparer des craintes et des veilles ; +Et le bruit en ira bientôt à ses oreilles. + + + +Quoi donc ? qu’avez-vous fait ? J’espère qu’aujourd’hui +Bajazet se déclare, et Roxane avec lui. + + + +Quoi ! Roxane, seigneur, qu’Amurat a choisie +Entre tant de beautés dont l’Europe et l’Asie +Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour ? +Car on dit qu’elle seule a fixé son amour ; +Et même il a voulu que l’heureuse Roxane, +Avant qu’elle eût un fils, prît le nom de sultane. + + + +Il a fait plus pour elle, Osmin : il a voulu +Qu’elle eût dans son absence un pouvoir absolu. +Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires : +Le frère rarement laisse jouir ses frères +De l’honneur dangereux d’être sortis d’un sang +Qui les a de trop près approchés de son rang. +L’imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance, +Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance : +Indigne également de vivre et de mourir, +On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir. +L’autre, trop redoutable, et trop digne d’envie, +Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie. +Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps +La molle oisiveté des enfants des sultans. +Il vint chercher la guerre au sortir de l’enfance, +Et même en fit sous moi la noble expérience. +Toi-même tu l’as vu courir dans les combats, +Emportant après lui tous les cœurs des soldats, +Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire +Que donne aux jeunes cœurs la première victoire. +Mais, malgré ses soupçons, le cruel Amurat, +Avant qu’un fils naissant eût rassuré l’État, +N’osait sacrifier ce frère à sa vengeance, +Ni du sang ottoman proscrire l’espérance. +Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé +Laissa dans le sérail Bajazet enfermé. +Il partit, et voulut que, fidèle à sa haine, +Et des jours de son frère arbitre souveraine, +Roxane, au moindre bruit, et sans autres raisons, +Le fît sacrifier à ses moindres soupçons. +Pour moi, demeuré seul, une juste colère +Tourna bientôt mes vœux du côté de son frère. +J’entretins la sultane, et cachant mon dessein, +Lui montrai d’Amurat le retour incertain, +Les murmures du camp, la fortune des armes ; +Je plaignis Bajazet, je lui vantai ses charmes, +Qui, par un soin jaloux dans l’ombre retenus, +Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus. +Que te dirai-je enfin ? la sultane éperdue +N’eut plus d’autre désir que celui de sa vue. + + + +Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards +Qui semblent mettre entre eux d’invincibles remparts ? + + + +Peut-être il te souvient qu’un récit peu fidèle +De la mort d’Amurat fit courir la nouvelle. +La sultane, à ce bruit feignant de s’effrayer, +Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer. +Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent ; +De l’heureux Bajazet les gardes se troublèrent ; +Et les dons achevant d’ébranler leur devoir, +Leurs captifs dans ce trouble osèrent s’entrevoir. +Roxane vit le prince ; elle ne put lui taire +L’ordre dont elle seule était dépositaire. +Bajazet est aimable ; il vit que son salut +Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut. +Tout conspirait pour lui : ses soins, sa complaisance, +Ce secret découvert, et cette intelligence, +Soupirs d’autant plus doux qu’il les fallait celer, +L’embarras irritant de ne s’oser parler, +Même témérité, périls, craintes communes, +Lièrent pour jamais leurs cœurs et leurs fortunes. +Ceux mêmes dont les yeux les devaient éclairer, +Sortis de leur devoir, n’osèrent y rentrer. + + + +Quoi ! Roxane d’abord leur découvrant son âme + +Osa-t-elle à leurs yeux faire éclater sa flamme ? + + + +Ils l’ignorent encore ; et jusques à ce jour, +Atalide a prêté son nom à cet amour. +Du père d’Amurat Atalide est la nièce ; +Et même avec ses fils partageant sa tendresse, +Elle a vu son enfance élevée avec eux. +Du prince, en apparence, elle reçoit les vœux ; +Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane, +Et veut bien, sous son nom, qu’il aime la sultane. +Cependant, cher Osmin, pour s’appuyer de moi, +L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi. + + + +Quoi ! vous l’aimez, seigneur ? Voudrais-tu qu’à mon âge +Je fisse de l’amour le vil apprentissage ? +Qu’un cœur qu’ont endurci la fatigue et les ans +Suivît d’un vain plaisir les conseils imprudents ? +C’est par d’autres attraits qu’elle plaît à ma vue : +J’aime en elle le sang dont elle est descendue. +Par elle Bajazet, en m’approchant de lui, +Me va contre lui-même assurer un appui. +Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage ; +À peine ils l’ont choisi qu’ils craignent leur ouvrage ; +Sa dépouille est un bien qu’ils veulent recueillir, +Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir. +Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse ; +Ses périls tous les jours réveillent ma tendresse : +Ce même Bajazet, sur le trône affermi, +Méconnaîtra peut-être un inutile ami. +Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l’arrête, +S’il ose quelque jour me demander ma tête… +Je ne m’explique point, Osmin ; mais je prétends +Que du moins il faudra la demander longtemps. +Je sais rendre aux sultans de fidèles services ; +Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices, +Et ne me pique point du scrupule insensé +De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé. +Voilà donc de ces lieux ce qui m’ouvre l’entrée, +Et comme enfin Roxane à mes yeux s’est montrée. +Invisible d’abord elle entendait ma voix, +Et craignait du sérail les rigoureuses lois ; +Mais enfin bannissant cette importune crainte +Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte, +Elle-même a choisi cet endroit écarté, +Où nos cœurs à nos yeux parlent en liberté. +Par un chemin obscur un esclave me guide, +Et… Mais on vient : c’est elle et sa chère Atalide. +Demeure ; et s’il le faut, sois prêt à confirmer +Le récit important dont je vais l’informer. + + + + + + + +La vérité s’accorde avec la renommée, +Madame. Osmin a vu le sultan et l’armée. +Le superbe Amurat est toujours inquiet ; +Et toujours tous les cœurs penchent vers Bajazet : +D’une commune voix ils l’appellent au trône. +Cependant les Persans marchaient vers Babylone, +Et bientôt les deux camps au pied de son rempart, +Devaient de la bataille éprouver le hasard. +Ce combat doit, dit-on, fixer nos destinées ; +Et même si d’Osmin je compte les journées, +Le ciel en a déjà réglé l’événement, +Et le sultan triomphe ou fuit en ce moment. +Déclarons-nous, madame, et rompons le silence : +Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance ; +Et sans nous informer s’il triomphe ou s’il fuit, +Croyez-moi, hâtons-nous d’en prévenir le bruit. +S’il fuit, que craignez-vous ? s’il triomphe au contraire, +Le conseil le plus prompt est le plus salutaire. +Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir +Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir. +Pour moi, j’ai déjà su par mes brigues secrètes +Gagner de notre loi les sacrés interprètes : +Je sais combien, crédule en sa dévotion, +Le peuple suit le frein de la religion. +Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière : +Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière ; +Déployez en son nom cet étendard fatal, +Des extrêmes périls l’ordinaire signal. +Les peuples, prévenus de ce nom favorable, +Savent que sa vertu le rend seule coupable. +D’ailleurs un bruit confus, par mes soins confirmé, +Fait croire heureusement à ce peuple alarmé +Qu’Amurat le dédaigne, et veut loin de Byzance +Transporter désormais son trône et sa présence. +Déclarons le péril dont son frère est pressé ; +Montrons l’ordre cruel qui vous fut adressé, +Surtout qu’il se déclare et se montre lui-même, +Et fasse voir ce front digne du diadème. + + + +Il suffit. Je tiendrai tout ce que j’ai promis. +Allez, brave Acomat, assembler vos amis : +De tous leurs sentiments venez me rendre compte ; +Je vous rendrai moi-même une réponse prompte. +Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien, + +Sans savoir si son cœur s’accorde avec le mien. +Allez, et revenez. Enfin, belle Atalide, +Il faut de nos destins que Bajazet décide. +Pour la dernière fois je le vais consulter ; +Je vais savoir s’il m’aime. Est-il temps d’en douter, +Madame ? Hâtez-vous d’achever votre ouvrage. +Vous avez du vizir entendu le langage : +Bajazet vous est cher : savez-vous si demain +Sa liberté, ses jours, seront en votre main ? +Peut-être en ce moment Amurat en furie +S’approche pour trancher une si belle vie. +Et pourquoi de son cœur doutez-vous aujourd’hui ? + + + +Mais m’en répondez-vous, vous qui parlez pour lui ? + + + +Quoi, madame ! les soins qu’il a pris pour vous plaire, +Ce que vous avez fait, ce que vous pouvez faire, +Ses périls, ses respects, et surtout vos appas, +Tout cela de son cœur ne vous répond-il pas ? +Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire. + + + +Hélas ! pour mon repos que ne puis-je le croire ! +Pourquoi faut-il au moins que, pour me consoler, +L’ingrat ne parle pas comme on le fait parler ? +Vingt fois, sur vos discours pleine de confiance, +Du trouble de son cœur jouissant par avance, +Moi-même j’ai voulu m’assurer de sa foi, +Et l’ai fait en secret amener devant moi. +Peut-être trop d’amour me rend trop difficile ; +Mais sans vous fatiguer d’un récit inutile, +Je ne retrouvais point ce trouble, cette ardeur +Que m’avait tant promis un discours trop flatteur. +Enfin, si je lui donne et la vie et l’empire, +Ces gages incertains ne me peuvent suffire. + + + +Quoi donc ! à son amour qu’allez-vous proposer ? + + + +S’il m’aime, dès ce jour il me doit épouser. + + + +Vous épouser ! Ô ciel ! que prétendez-vous faire ? + + + +Je sais que des sultans l’usage m’est contraire ; +Je sais qu’ils se sont fait une superbe loi +De ne point à l’hymen assujettir leur foi. +Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse, +Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse ; +Mais, toujours inquiète avec tous ses appas, +Esclave, elle reçoit son maître dans ses bras, +Et sans sortir du joug où leur loi la condamne, +Il faut qu’un fils naissant la déclare sultane. +Amurat plus ardent, et seul jusqu’à ce jour, +A voulu que l’on dût ce titre à son amour. +J’en reçus la puissance aussi bien que le titre ; +Et des jours de son frère il me laissa l’arbitre. +Mais ce même Amurat ne me promit jamais +Que l’hymen dût un jour couronner ses bienfaits : +Et moi, qui n’aspirais qu’à cette seule gloire, +De ses autres bienfaits j’ai perdu la mémoire. +Toutefois, que sert-il de me justifier ? +Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier. +Malgré tous ses malheurs, plus heureux que son frère, +Il m’a plu, sans peut-être aspirer à me plaire : +Femmes, gardes, vizir, pour lui j’ai tout séduit ; +En un mot, vous voyez jusqu’où je l’ai conduit. +Grâces à mon amour, je me suis bien servie +Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie. +Bajazet touche presque au trône des sultans : +Il ne faut plus qu’un pas ; mais c’est où je l’attends. +Malgré tout mon amour, si dans cette journée +Il ne m’attache à lui par un juste hyménée ; +S’il ose m’alléguer une odieuse loi ; +Quand je fais tout pour lui, s’il ne fait tout pour moi ; +Dès le même moment, sans songer si je l’aime, +Sans consulter enfin si je me perds moi-même, +J’abandonne l’ingrat, et le laisse rentrer +Dans l’état malheureux d’où je l’ai su tirer. +Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce : +Sa perte ou son salut dépend de sa réponse. +Je ne vous presse point de vouloir aujourd’hui +Me prêter votre voix pour m’expliquer à lui : +Je veux que, devant moi, sa bouche et son visage +Me découvrent son cœur sans me laisser d’ombrage, +Que lui-même, en secret amené dans ces lieux, +Sans être préparé se présente à mes yeux. +Adieu. Vous saurez tout après cette entrevue. + + + + + + + +Zaïre, c’en est fait, Atalide est perdue ! + + + +Vous ? Je prévois déjà tout ce qu’il faut prévoir. +Mon unique espérance est dans mon désespoir. + + + +Mais, madame, pourquoi ? Si tu venais d’entendre +Quel funeste dessein Roxane vient de prendre, +Quelles conditions elle veut imposer ! +Bajazet doit périr, dit-elle, ou l’épouser. +S’il se rend, que deviens-je en ce malheur extrême ? +Et s’il ne se rend pas, que devient-il lui-même ? + + + +Je conçois ce malheur. Mais, à ne point mentir, +Votre amour, dès longtemps, a dû le pressentir. + + + +Ah, Zaïre ! l’amour a-t-il tant de prudence ? +Tout semblait avec nous être d’intelligence : +Roxane, se livrant tout entière à ma foi, +Du cœur de Bajazet se reposait sur moi, +M’abandonnait le soin de tout ce qui le touche, +Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche ; +Et je croyais toucher au bienheureux moment +Où j’allais par ses mains couronner mon amant. +Le ciel s’est déclaré contre mon artifice. +Et que fallait-il donc, Zaïre, que je fisse ? +À l’erreur de Roxane ai-je dû m’opposer, +Et perdre mon amant pour la désabuser ? +Avant que dans son cœur cette amour fût formée, +J’aimais, et je pouvais m’assurer d’être aimée. +Dès nos plus jeunes ans, tu t’en souviens assez, +L’amour serra les nœuds par le sang commencés. +Élevée avec lui dans le sein de sa mère, +J’appris à distinguer Bajazet de son frère ; +Elle-même avec joie unit nos volontés : +Et quoique après sa mort l’un de l’autre écartés, +Conservant, sans nous voir, le désir de nous plaire, +Nous avons su toujours nous aimer et nous taire. +Roxane, qui depuis, loin de s’en défier, +À ses desseins secrets voulut m’associer, +Ne put voir sans amour ce héros trop aimable : +Elle courut lui tendre une main favorable. +Bajazet étonné rendit grâce à ses soins, +Lui rendit des respects : pouvait-il faire moins ? +Mais qu’aisément l’amour croit tout ce qu’il souhaite ! +De ses moindres respects Roxane satisfaite +Nous engagea tous deux, par sa facilité, +À la laisser jouir de sa crédulité. +Zaïre, il faut pourtant avouer ma faiblesse : +D’un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse. +Ma rivale, accablant mon amant de bienfaits, +Opposait un empire à mes faibles attraits ; +Mille soins la rendaient présente à sa mémoire ; +Elle l’entretenait de sa prochaine gloire : +Et moi, je ne puis rien. Mon cœur, pour tout discours, +N’avait que des soupirs qu’il répétait toujours. +Le ciel seul sait combien j’en ai versé de larmes. +Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes : +Je condamnai mes pleurs, et jusques aujourd’hui +Je l’ai pressé de feindre, et j’ai parlé pour lui. +Hélas ! tout est fini : Roxane méprisée +Bientôt de son erreur sera désabusée. +Car enfin Bajazet ne sait point se cacher ; +Je connais sa vertu prompte à s’effaroucher. +Il faut qu’à tous moments, tremblante et secourable, +Je donne à ses discours un sens plus favorable. +Bajazet va se perdre. Ah ! si comme autrefois +Ma rivale eût voulu lui parler par ma voix ! +Au moins, si j’avais pu préparer son visage ! +Mais, Zaïre, je puis l’attendre à son passage ; +D’un mot ou d’un regard je puis le secourir. +Qu’il l’épouse, en un mot, plutôt que de périr. +Si Roxane le veut, sans doute il faut qu’il meure. +Il se perdra, te dis-je. Atalide, demeure ; +Laisse, sans t’alarmer, ton amant sur sa foi. +Penses-tu mériter qu’on se perde pour toi ? +Peut-être Bajazet, secondant ton envie, +Plus que tu ne voudras aura soin de sa vie. + + + +Ah ! dans quels soins, madame, allez-vous vous plonger ? +Toujours avant le temps faut-il vous affliger ? +Vous n’en pouvez douter, Bajazet vous adore. +Suspendez ou cachez l’ennui qui vous dévore : +N’allez point par vos pleurs déclarer vos amours. +La main qui l’a sauvé le sauvera toujours, +Pourvu qu’entretenue en son erreur fatale, +Roxane jusqu’au bout ignore sa rivale. +Venez en d’autres lieux enfermer vos regrets, +Et de leur entrevue attendre le succès. + + + +Eh bien, Zaïre, allons. Et toi, si ta justice +De deux jeunes amants veut punir l’artifice, +Ô ciel, si notre amour est condamné de toi, +Je suis la plus coupable, épuise tout sur moi ! + + + + + + + + + + + + + + +Prince, l’heure fatale est enfin arrivée +Qu’à votre liberté le ciel a réservée. +Rien ne me retient plus ; et je puis, dès ce jour, +Accomplir le dessein qu’a formé mon amour. +Non que, vous assurant d’un triomphe facile, +Je mette entre vos mains un empire tranquille ; +Je fais ce que je puis, je vous l’avais promis : + +J’arme votre valeur contre vos ennemis, +J’écarte de vos jours un péril manifeste ; +Votre vertu, seigneur, achèvera le reste. +Osmin a vu l’armée : elle penche pour vous ; +Les chefs de notre loi conspirent avec nous ; +Le vizir Acomat vous répond de Byzance ; +Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance +Cette foule de chefs, d’esclaves, de muets, +Peuple que dans ces murs renferme ce palais, +Et dont à ma faveur les âmes asservies +M’ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies. +Commencez maintenant : c’est à vous de courir +Dans le champ glorieux que j’ai su vous ouvrir. +Vous n’entreprenez point une injuste carrière, +Vous repoussez, seigneur, une main meurtrière : +L’exemple en est commun ; et parmi les sultans, +Ce chemin à l’empire a conduit de tous temps. +Mais, pour mieux commencer, hâtons-nous l’un et l’autre +D’assurer à la fois mon bonheur et le vôtre. +Montrez à l’univers, en m’attachant à vous, +Que quand je vous servais, je servais mon époux ; +Et par le nœud sacré d’un heureux hyménée, +Justifiez la foi que je vous ai donnée. + + + +Ah ! que proposez-vous, madame ? Eh quoi, seigneur ! +Quel obstacle secret trouble notre bonheur ? + + + +Madame, ignorez-vous que l’orgueil de l’empire… +Que ne m’épargnez-vous la douleur de le dire ! + + + +Oui, je sais que depuis qu’un de vos empereurs, +Bajazet, d’un barbare éprouvant les fureurs, +Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée, +Et par toute l’Asie à sa suite traînée, +De l’honneur ottoman ses successeurs jaloux +Ont daigné rarement prendre le nom d’époux. +Mais l’amour ne suit point ces lois imaginaires ; +Et sans vous rappeler des exemples vulgaires, +Soliman (vous savez qu’entre tous vos aïeux +Dont l’univers a craint le bras victorieux, +Nul n’éleva si haut la grandeur ottomane), +Ce Soliman jeta les yeux sur Roxelane. +Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier, +À son trône, à son lit daigna l’associer, +Sans qu’elle eût d’autres droits au rang d’impératrice, +Qu’un peu d’attraits peut-être, et beaucoup d’artifice. + + + +Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis, +Ce qu’était Soliman, et le peu que je suis. +Soliman jouissait d’une pleine puissance : +L’Égypte ramenée à son obéissance ; +Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil, +De tous ses défenseurs devenu le cercueil ; +Du Danube asservi les rives désolées ; +De l’empire persan les bornes reculées ; +Dans leurs climats brûlants les Africains domptés, +Faisaient taire les lois devant ses volontés. +Que suis-je ? J’attends tout du peuple et de l’armée : +Mes malheurs font encor toute ma renommée. +Infortuné, proscrit, incertain de régner, +Dois-je irriter les cœurs au lieu de les gagner ? +Témoins de nos plaisirs, plaindront-ils nos misères ? +Croiront-ils mes périls et vos larmes sincères ? +Songez, sans me flatter du sort de Soliman, +Au meurtre tout récent du malheureux Osman. +Dans leur rébellion les chefs des janissaires, +Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires, +Se crurent à sa perte assez autorisés +Par le fatal hymen que vous me proposez. +Que vous dirai-je enfin ? maître de leur suffrage, +Peut-être avec le temps j’oserai davantage. +Ne précipitons rien ; et daignez commencer +À me mettre en état de vous récompenser. + + + +Je vous entends, seigneur. Je vois mon imprudence ; +Je vois que rien n’échappe à votre prévoyance : +Vous avez pressenti jusqu’au moindre danger +Où mon amour trop prompt allait vous engager. +Pour vous, pour votre honneur, vous en craignez les suites ; +Et je le crois, seigneur, puisque vous me le dites. +Mais avez-vous prévu, si vous ne m’épousez, +Les périls plus certains où vous vous exposez ? +Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire ? +Que c’est à moi surtout qu’il importe de plaire ? +Songez-vous que je tiens les portes du palais ; +Que je puis vous l’ouvrir ou fermer pour jamais ; +Que j’ai sur votre vie un empire suprême ; +Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ? +Et sans ce même amour qu’offensent vos refus, +Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus ? + + + +Oui, je tiens tout de vous ; et j’avais lieu de croire +Que c’était pour vous-même une assez grande gloire, +En voyant devant moi tout l’empire à genoux, +De m’entendre avouer que je tiens tout de vous. +Je ne m’en défends point ; ma bouche le confesse, +Et mon respect saura le confirmer sans cesse : +Je vous dois tout mon sang ; ma vie est votre bien. +Mais enfin voulez-vous… Non, je ne veux plus rien. + + +Ne m’importune plus de tes raisons forcées : +Je vois combien tes vœux sont loin de mes pensées. +Je ne te presse plus, ingrat, d’y consentir : +Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir. +Car enfin qui m’arrête ? et quelle autre assurance +Demanderais-je encor de ton indifférence ? +L’ingrat est-il touché de mes empressements ? +L’amour même entre-t-il dans ses raisonnements ? +Ah ! je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse, +Que mes propres périls t’assurent de ta grâce ; +Qu’engagée avec toi par de si forts liens, +Je ne puis séparer tes intérêts des miens. +Mais je m’assure encore aux bontés de ton frère ; +Il m’aime, tu le sais ; et malgré sa colère, +Dans ton perfide sang je puis tout expier, +Et ta mort suffira pour me justifier. +N’en doute point, j’y cours, et dès ce moment même… +Bajazet, écoutez ; je sens que je vous aime : +Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir : +Le chemin est encore ouvert au repentir. +Ne désespérez point une amante en furie. +S’il m’échappait un mot, c’est fait de votre vie. + + + +Vous pouvez me l’ôter, elle est entre vos mains : +Peut-être que ma mort, utile à vos desseins, +De l’heureux Amurat obtenant votre grâce, +Vous rendra dans son cœur votre première place. + + + +Dans son cœur ? Ah ! crois-tu, quand il le voudrait bien, +Que si je perds l’espoir de régner dans le tien, +D’une si douce erreur si longtemps possédée, +Je puisse désormais souffrir une autre idée, +Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ? +Je te donne, cruel, des armes contre moi, +Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse : +Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse, +J’affectais à tes yeux une fausse fierté : +De toi dépend ma joie et ma félicité : +De ma sanglante mort ta mort sera suivie. +Quel fruit de tant de soins que j’ai pris pour ta vie ! +Tu soupires enfin, et sembles te troubler : +Achève, parle. Ô ciel ! que ne puis-je parler ! + + + +Quoi donc ! que dites-vous ? et que viens-je d’entendre ? +Vous avez des secrets que je ne puis apprendre ? +Quoi ! de vos sentiments je ne puis m’éclaircir ? + + + +Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir : +Daignez m’ouvrir au trône un chemin légitime ; +Ou bien, me voilà prêt, prenez votre victime. + + + +Ah, c’en est trop enfin, tu seras satisfait. +Holà, gardes, qu’on vienne. Acomat, c’en est fait. +Vous pouvez retourner, je n’ai rien à vous dire. +Du sultan Amurat je reconnais l’empire : +Sortez. Que le sérail soit désormais fermé, +Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé. + + + + + + + +Seigneur, qu’ai-je entendu ? quelle surprise extrême ! +Qu’allez-vous devenir ? que deviens-je moi-même ? +D’où naît ce changement ? qui dois-je en accuser ? +Ô ciel ! Il ne faut point ici vous abuser. +Roxane est offensée, et court à la vengeance : +Un obstacle éternel rompt notre intelligence. +Vizir, songez à vous, je vous en averti ; +Et sans compter sur moi, prenez votre parti. +Quoi ! Vous et vos amis, cherchez quelque retraite. +Je sais dans quels périls mon amitié vous jette ; +Et j’espérais un jour vous mieux récompenser. +Mais, c’en est fait, vous dis-je ; il n’y faut plus penser. + + + +Et quel est donc, seigneur, cet obstacle invincible ? +Tantôt dans le sérail j’ai laissé tout paisible. +Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ? + + + +Elle veut, Acomat, que je l’épouse ! Eh bien ! +L’usage des sultans à ses vœux est contraire ; +Mais cet usage, enfin, est-ce une loi sévère +Qu’aux dépens de vos jours vous deviez observer ? +La plus sainte des lois, ah ! c’est de vous sauver, +Et d’arracher, seigneur, d’une mort manifeste +Le sang des Ottomans, dont vous faites le reste ! + + + +Ce reste malheureux serait trop acheté, +S’il faut le conserver par une lâcheté. + + + +Et pourquoi vous en faire une image si noire ? + +L’hymen de Soliman ternit-il sa mémoire ? +Cependant Soliman n’était point menacé +Des périls évidents dont vous êtes pressé. + + + +Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie +Qui d’un servile hymen feraient l’ignominie. +Soliman n’avait point ce prétexte odieux : +Son esclave trouva grâce devant ses yeux ; +Et sans subir le joug d’un hymen nécessaire, +Il lui fit de son cœur un présent volontaire. + + + +Mais vous aimez Roxane. Acomat, c’est assez. +Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez. +La mort n’est point pour moi le comble des disgrâces ; +J’osai, tout jeune encor, la chercher sur vos traces ; +Et l’indigne prison où je suis renfermé +À la voir de plus près m’a même accoutumé ; +Amurat à mes yeux l'a vingt fois présentée : +Elle finit le cours d’une vie agitée. +Hélas ! si je la quitte avec quelque regret… +Pardonnez, Acomat ; je plains avec sujet +Des cœurs dont les bontés trop mal récompensées +M’avaient pris pour objet de toutes leurs pensées. + + + +Ah ! si nous périssons, n’en accusez que vous, +Seigneur : dites un mot, et vous nous sauvez tous. +Tout ce qui reste ici de braves janissaires, +De la religion les saints dépositaires, +Du peuple byzantin ceux qui plus respectés +Par leur exemple seul règlent ses volontés, +Sont prêts de vous conduire à la porte sacrée +D’où les nouveaux sultans font leur première entrée. + + + +Eh bien, brave Acomat, si je leur suis si cher, +Que des mains de Roxane ils viennent m’arracher ; +Du sérail, s’il le faut, venez forcer la porte ; +Entrez accompagné de leur vaillante escorte. +J’aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups, +Que chargé malgré moi du nom de son époux. +Peut-être je saurai, dans ce désordre extrême, +Par un beau désespoir me secourir moi-même ; +Attendre, en combattant, l’effet de votre foi, +Et vous donner le temps de venir jusqu’à moi. + + + +Eh ! pourrai-je empêcher, malgré ma diligence, +Que Roxane d’un coup n’assure sa vengeance ? +Alors qu’aura servi ce zèle impétueux, +Qu’à charger vos amis d’un crime infructueux ? +Promettez : affranchi du péril qui vous presse, +Vous verrez de quel poids sera votre promesse. + + + +Moi ! Ne rougissez point : le sang des Ottomans +Ne doit point en esclave obéir aux serments. +Consultez ces héros que le droit de la guerre +Mena victorieux jusqu’au bout de la terre : +Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi, +L’intérêt de l’État fut leur unique loi ; +Et d’un trône si saint la moitié n’est fondée +Que sur la foi promise et rarement gardée. +Je m’emporte, seigneur. Oui, je sais, Acomat, +Jusqu’où les a portés l’intérêt de l’État. +Mais ces mêmes héros, prodigues de leur vie, +Ne la rachetaient point par une perfidie. + + + +Ô courage inflexible ! ô trop constante foi, +Que même en périssant j’admire malgré moi ! +Faut-il qu’en un moment un scrupule timide +Perde… Mais quel bonheur nous envoie Atalide ? + + + + + + + +Ah, madame ! venez avec moi vous unir. +Il se perd. C’est de quoi je viens l’entretenir. +Mais laissez-nous : Roxane, à sa perte animée, +Veut que de ce palais la porte soit fermée. +Toutefois, Acomat, ne vous éloignez pas : +Peut-être on vous fera revenir sur vos pas. + + + + + + + +Eh bien ! c’est maintenant qu’il faut que je vous laisse. +Le ciel punit ma feinte, et confond votre adresse ; +Rien ne m’a pu parer contre ses derniers coups : +Il fallait ou mourir, ou n’être plus à vous. +De quoi nous a servi cette indigne contrainte ? +Je meurs plus tard : voilà tout le fruit de ma feinte. +Je vous l’avais prédit : mais vous l’avez voulu ; +J’ai reculé vos pleurs autant que je l’ai pu. +Belle Atalide, au nom de cette complaisance, +Daignez de la sultane éviter la présence : +Vos pleurs vous trahiraient ; cachez-les à ses yeux, +Et ne prolongez point de dangereux adieux. + + + +Non, seigneur. Vos bontés pour une infortunée +Ont assez disputé contre la destinée. +Il vous en coûte trop pour vouloir m’épargner : +Il faut vous rendre ; il faut me quitter et régner. + + + +Vous quitter ! Je le veux. Je me suis consultée. +De mille soins jaloux jusqu’alors agitée, +Il est vrai, je n’ai pu concevoir sans effroi +Que Bajazet pût vivre et n’être plus à moi ; +Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse +Je me représentais l’image douloureuse, +Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants) +Ne me paraissait pas le plus grand des tourments. +Mais à mes tristes yeux votre mort préparée +Dans toute son horreur ne s’était pas montrée : +Je ne vous voyais pas, ainsi que je vous vois, +Prêt à me dire adieu pour la dernière fois. +Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance +Vous allez de la mort affronter la présence ; +Je sais que votre cœur se fait quelques plaisirs +De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs : +Mais, hélas ! épargnez une âme plus timide ; +Mesurez vos malheurs aux forces d’Atalide ; +Et ne m’exposez point aux plus vives douleurs +Qui jamais d’une amante épuisèrent les pleurs ! + + + +Et que deviendrez-vous, si dès cette journée, +Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ? + + + +Ne vous informez point ce que je deviendrai. +Peut-être à mon destin, seigneur, j’obéirai. +Que sais-je ? à ma douleur je chercherai des charmes. +Je songerai peut-être, au milieu de mes larmes, +Qu’à vous perdre pour moi vous étiez résolu ; +Que vous vivez ; qu’enfin c’est moi qui l’ai voulu. + + + +Non, vous ne verrez point cette fête cruelle. +plus vous me commandez de vous être infidèle, +Madame, plus je vois combien vous méritez +De ne point obtenir ce que vous souhaitez. +Quoi ! cet amour si tendre, et né dans notre enfance, +Dont les feux avec nous ont crû dans le silence ; +Vos larmes que ma main pouvait seule arrêter ; +Mes serments redoublés de ne vous point quitter : +Tout cela finirait par une perfidie ! +J’épouserais, et qui ? (s’il faut que je le die) +Une esclave attachée à ses seuls intérêts, +Qui présente à mes yeux des supplices tout prêts ; +Qui m’offre, ou son hymen, ou la mort infaillible, +Tandis qu’à mes périls Atalide sensible, +Et trop digne du sang qui lui donna le jour, +Veut me sacrifier jusques à son amour ? +Ah, qu’au jaloux sultan ma tête soit portée, +Puisqu’il faut à ce prix qu’elle soit rachetée ! + + + +Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir. + + + +Parlez : si je le puis, je suis prêt d’obéir. + + + +La sultane vous aime ; et malgré sa colère, +Si vous preniez, seigneur, plus de soin de lui plaire ; +Si vos soupirs daignaient lui faire pressentir +Qu’un jour… Je vous entends : je n’y puis consentir. +Ne vous figurez point que dans cette journée +D’un lâche désespoir ma vertu consternée +Craigne les soins d’un trône où je pourrais monter, +Et par un prompt trépas cherche à les éviter. +J’écoute trop peut-être une imprudente audace ; +Mais, sans cesse occupé des grands noms de ma race, +J’espérais que, fuyant un indigne repos, +Je prendrais quelque place entre tant de héros. +Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle, +Je ne puis plus tromper une amante crédule. +En vain pour me sauver je vous l’aurais promis : +Et ma bouche et mes yeux, du mensonge ennemis, +Peut-être dans le temps que je voudrais lui plaire, +Feraient par leur désordre un effet tout contraire ; +Et de mes froids soupirs ses regards offensés +Verraient trop que mon cœur ne les a point poussés. +Ô ciel ! combien de fois je l’aurais éclaircie, +Si je n’eusse à sa haine exposé que ma vie ; +Si je n’avais pas craint que ses soupçons jaloux +N’eussent trop aisément remonté jusqu’à vous ! +Et j’irais l’abuser d’une fausse promesse ! +Je me parjurerais ! et par cette bassesse… +Ah ! loin de m’ordonner cet indigne détour, +Si votre cœur était moins plein de son amour, +Je vous verrais sans doute en rougir la première. +Mais pour vous épargner une injuste prière, +Adieu ; je vais trouver Roxane de ce pas, +Et je vous quitte. Et moi, je ne vous quitte pas. +Venez, cruel, venez ; je vais vous y conduire ; +Et de tous nos secrets c’est moi qui veux l’instruire. +Puisque, malgré mes pleurs, mon amant furieux +Se fait tant de plaisir d’expirer à mes yeux, +Roxane, malgré vous, nous joindra l’un et l’autre : +Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre ; +Et je pourrai donner à vos yeux effrayés +Le spectacle sanglant que vous me prépariez. + + + +Ô ciel ! que faites-vous ? Cruel ! pouvez-vous croire +Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ? +Pensez-vous que cent fois, en vous faisant parler. +Ma rougeur ne fut pas prête à me déceler ? +Mais on me présentait votre perte prochaine. +Pourquoi faut-il, ingrat ! quand la mienne est certaine, +Que vous n’osiez pour moi ce que j’osais pour vous ? +Peut-être il suffira d’un mot un peu plus doux : +Roxane dans son cœur peut-être vous pardonne. +Vous-même, vous voyez le temps qu’elle vous donne. +A-t-elle en vous quittant fait sortir le vizir ? +Des gardes à mes yeux viennent-ils vous saisir ? +Enfin, dans sa fureur implorant mon adresse, +Ses pleurs ne m’ont-ils pas découvert sa tendresse ? +Peut-être elle n’attend qu’un espoir incertain +Qui lui fasse tomber les armes de la main. +Allez, seigneur, sauvez votre vie et la mienne. + + + +Eh bien… Mais quels discours faut-il que je lui tienne ? + + + +Ah ! daignez sur ce choix ne me point consulter. +L’occasion, le ciel pourra vous les dicter. +Allez : entre elle et vous je ne dois point paraître ; +Votre trouble ou le mien nous ferait reconnaître. +Allez : encore un coup, je n’ose m’y trouver. +Dites… tout ce qu’il faut, seigneur, pour vous sauver. + + + + + + + + + + + + + + +Zaïre, il est donc vrai, sa grâce est prononcée ? + + + +Je vous l’ai dit, madame : une esclave empressée, +Qui courait de Roxane accomplir le désir, +Aux portes du sérail a reçu le vizir. +Ils ne m’ont point parlé ; mais mieux qu’aucun langage, +Le transport du vizir marquait sur son visage +Qu’un heureux changement le rappelle au palais, +Et qu’il y vient signer une éternelle paix. +Roxane a pris sans doute une plus douce voie. + + + +Ainsi, de toutes parts, les plaisirs et la joie +M’abandonnent, Zaïre, et marchent sur leurs pas. +J’ai fait ce que j’ai dû ; je ne m’en repens pas. + + + +Quoi, madame ! Quelle est cette nouvelle alarme ? + + + +Et ne t’a-t-on point dit, Zaïre, par quel charme, +Ou pour mieux dire enfin, par quel engagement +Bajazet a pu faire un si prompt changement ? +Roxane en sa fureur paraissait inflexible ; +A-t-elle dans son cœur quelque gage infaillible ? +Parle. L’épouse-t-il ? Je n’en ai rien appris. +Mais enfin s’il n’a pu se sauver qu’à ce prix ; +S’il fait ce que vous-même avez su lui prescrire ; +S’il l’épouse, en un mot… S’il l’épouse, Zaïre ! + + + +Quoi ! vous repentez-vous des généreux discours +Que vous dictait le soin de conserver ses jours ? + + + +Non, non : il ne fera que ce qu’il a dû faire. +Sentiments trop jaloux, c’est à vous de vous taire : +Si Bajazet l’épouse, il suit mes volontés ; +Respectez ma vertu qui vous a surmontés ; +À ces nobles conseils ne mêlez point le vôtre ; +Et loin de me le peindre entre les bras d’une autre, +Laissez-moi sans regrets me le représenter +Au trône où mon amour l’a forcé de monter. +Oui, je me reconnais, je suis toujours la même. +Je voulais qu’il m’aimât, chère Zaïre ; il m’aime : +Et du moins cet espoir me console aujourd’hui +Que je vais mourir digne et contente de lui. + + + +Mourir ! Quoi ! vous auriez un dessein si funeste ? + + + +J’ai cédé mon amant ; tu t’étonnes du reste ! +Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs +Une mort qui prévient et finit tant de pleurs ? +Qu’il vive, c’est assez. Je l’ai voulu sans doute ; +Et je le veux toujours, quelque prix qu’il m’en coûte. +Je n’examine point ma joie ou mon ennui : +J’aime assez mon amant pour renoncer à lui. +Mais, hélas ! il peut bien penser avec justice +Que si j’ai pu lui faire un si grand sacrifice, +Ce cœur, qui de ses jours prend un funeste soin, +L’aime trop pour vouloir en être le témoin. +Allons, je veux savoir… Modérez-vous, de grâce : +On vient vous informer de tout ce qui se passe. +C’est le vizir. Enfin, nos amants sont d’accord, +Madame ; un calme heureux nous remet dans le port. +La sultane a laissé désarmer sa colère ; +Elle m’a déclaré sa volonté dernière ; +Et tandis qu’elle montre au peuple épouvanté +Du prophète divin l’étendard redouté, +Qu’à marcher sur mes pas Bajazet se dispose, +Je vais de ce signal faire entendre la cause, +Remplir tous les esprits d’une juste terreur, +Et proclamer enfin le nouvel empereur. +Cependant permettez que je vous renouvelle +Le souvenir du prix qu’on promit à mon zèle. +N’attendez point de moi ces doux emportements, +Tels que j’en vois paraître au cœur de ces amants ; +Mais si, par d’autres soins, plus dignes de mon âge, +Par de profonds respects, par un long esclavage, +Tel que nous le devons au sang de nos sultans, +Je puis… Vous m’en pourrez instruire avec le temps. +Avec le temps aussi vous pourrez me connaître. +Mais quels sont ces transports qu’ils vous ont fait paraître ? + + + +Madame, doutez-vous des soupirs enflammés +De deux jeunes amants l’un de l’autre charmés ? + + + +Non ; mais, à dire vrai, ce miracle m’étonne. +Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne ? +L’épouse-t-il enfin ? Madame, je le croi. +Voici tout ce qui vient d’arriver devant moi : +Surpris, je l’avoûrai, de leur fureur commune, +Querellant les amants, l’amour et la fortune, +J’étais de ce palais sorti désespéré. +Déjà, sur un vaisseau dans le port préparé, +Chargeant de mon débris les reliques plus chères, +Je méditais ma fuite aux terres étrangères. +Dans ce triste dessein au palais rappelé, +Plein de joie et d’espoir, j’ai couru, j’ai volé. +La porte du sérail à ma voix s’est ouverte, +Et d’abord une esclave à mes yeux s’est offerte ; +Qui m’a conduit sans bruit dans un appartement +Où Roxane attentive écoutait son amant. +Tout gardait devant eux un auguste silence : +Moi-même, résistant à mon impatience, +Et respectant de loin leur secret entretien, +j’ai longtemps, immobile, observé leur maintien. +Enfin, avec des yeux qui découvraient son âme, +L’une a tendu la main pour gage de sa flamme ; +L’autre, avec des regards éloquents, pleins d’amour, +L’a de ses feux, madame, assurée à son tour. + + +Hélas ! Ils m’ont alors aperçu l’un et l’autre. +« Voilà, m’a-t-elle dit, votre prince et le nôtre. +« Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains. +« Allez lui préparer les honneurs souverains ; +« Qu’un peuple obéissant l’attende dans le temple : +« Le sérail va bientôt vous en donner l’exemple. » +Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé : +Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé : +Trop heureux d’avoir pu, par un récit fidèle, +De leur paix, en passant, vous conter la nouvelle, +Et m’acquitter vers vous de mes respects profonds ! +Je vais le couronner, madame, et j’en réponds. + + + + + + + +Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie. +Ah ! madame, croyez… Que veux-tu que je croie ? +Quoi donc ! à ce spectacle irai-je m’exposer ? +Tu vois que c’en est fait, ils se vont épouser ; +La sultane est contente ; il assure qu’il l’aime. +Mais je ne m’en plains pas, je l’ai voulu moi-même. +Cependant croyais-tu, quand, jaloux de sa foi, +Il s’allait plein d’amour sacrifier pour moi ; +Lorsque son cœur, tantôt, m’exprimant sa tendresse, +Refusait à Roxane une simple promesse ; +Quand mes larmes en vain tâchaient de l’émouvoir ; +Quand je m’applaudissais de leur peu de pouvoir, +Croyais-tu que son cœur, contre toute apparence, +Pour la persuader trouvât tant d’éloquence ? +Ah ! peut-être, après tout, que, sans trop se forcer, +Tout ce qu’il a pu dire, il a pu le penser. +Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle, +Il a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle ; +Elle aura devant lui fait parler ses douleurs ; +Elle l’aime ; un empire autorise ses pleurs : +Tant d’amour touche enfin une âme généreuse. +Hélas ! que de raisons contre une malheureuse ! + + + +Mais ce succès, madame, est encore incertain. +Attendez. Non, vois-tu, je le nîrais en vain. +Je ne prends point plaisir à croître ma misère ; + +Je sais pour se sauver tout ce qu’il a dû faire. +Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas, +Je n’ai point prétendu qu’il ne m’obéît pas : +Mais après les adieux que je venais d’entendre, +Après tous les transports d’une douleur si tendre, +Je sais qu’il n’a point dû lui faire remarquer +La joie et les transports qu’on vient de m’expliquer. +Toi-même, juge-nous, et vois si je m’abuse : +Pourquoi de ce conseil moi seule suis-je excluse ? +Au sort de Bajazet ai-je si peu de part ? +À me chercher lui-même attendrait-il si tard, +N’était que de son cœur le trop juste reproche +Lui fait peut-être, hélas ! éviter cette approche ? +Mais non, je lui veux bien épargner ce souci : +Il ne me verra plus. Madame, le voici. + + + + + + + +C’en est fait, j’ai parlé, vous êtes obéie. +Vous n’avez plus, madame, à craindre pour ma vie ; +Et je serais heureux, si la foi, si l’honneur, +Ne me reprochaient point mon injuste bonheur ; +Si mon cœur, dont le trouble en secret me condamne, +Pouvait me pardonner aussi bien que Roxane. +Mais enfin je me vois les armes à la main ; +Je suis libre, et je puis contre un frère inhumain, +Non plus par un silence aidé de votre adresse, +Disputer en ces lieux le cœur de sa maîtresse, +Mais par de vrais combats, par de nobles dangers, +Moi-même le cherchant aux climats étrangers, +Lui disputer les cœurs du peuple et de l’armée, +Et pour juge entre nous prendre la renommée. +Que vois-je ? qu’avez-vous ? Vous pleurez ! Non, seigneur, +Je ne murmure point contre votre bonheur : +Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle. +Vous savez si jamais j’y formai quelque obstacle : +Tant que j’ai respiré, vos yeux me sont témoins +Que votre seul péril occupait tous mes soins ; +Et puisqu’il ne pouvait finir qu’avec ma vie, +C’est sans regret aussi que je la sacrifie. +Il est vrai, si le ciel eût écouté mes vœux, +Qu’il pouvait m’accorder un trépas plus heureux : +Vous n’en auriez pas moins épousé ma rivale ; +Vous pouviez l’assurer de la foi conjugale ; +Mais vous n’auriez pas joint à ce titre d’époux +Tous ces gages d’amour qu’elle a reçus de vous. +Roxane s’estimait assez récompensée : +Et j’aurais en mourant cette douce pensée, +Que vous ayant moi-même imposé cette loi, +Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi ; +Qu’emportant chez les morts toute votre tendresse, +Ce n’est point un amant en vous que je lui laisse. + + + +Que parlez-vous, madame, et d’époux et d’amant ? +Ô ciel ! de ce discours quel est le fondement ? +Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ? +Moi j’aimerais Roxane, ou je vivrais pour elle, +Madame ! Ah ! croyez-vous que, loin de le penser, +Ma bouche seulement eût pu le prononcer ? +Mais l’un ni l’autre enfin n’était point nécessaire : +La sultane a suivi son penchant ordinaire, +Et soit qu’elle ait d’abord expliqué mon retour +Comme un gage certain qui marquait mon amour, +Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre, +À peine ai-je parlé, que, sans presque m’entendre, +Ses pleurs précipités ont coupé mes discours : +Elle met dans ma main sa fortune, ses jours, +Et se fiant enfin à ma reconnaissance, +D’un hymen infaillible a formé l’espérance. +Moi-même rougissant de sa crédulité, +Et d’un amour si tendre et si peu mérité, +Dans ma confusion, que Roxane, madame, +Attribuait encore à l’excès de ma flamme, +Je me trouvais barbare, injuste, criminel. +Croyez qu’il m’a fallu, dans ce moment cruel, +Pour garder jusqu’au bout un silence perfide, +Rappeler tout l’amour que j’ai pour Atalide. +Cependant, quand je viens, après de tels efforts. +Chercher quelque secours contre tous mes remords, +Vous-même contre moi je vous vois, irritée, +Reprocher votre mort à mon âme agitée ; +Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment +Tout ce que je vous dis vous touche faiblement… +Madame, finissons et mon trouble et le vôtre. +Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre. +Roxane n’est pas loin : laissez agir ma foi : +J’irai, bien plus content et de vous et de moi, +Détromper son amour d’une feinte forcée, +Que je n’allais tantôt déguiser ma pensée. +La voici. Juste ciel ! où va-t-il s’exposer ? +Si vous m’aimez, gardez de la désabuser. + + + + + + + +Venez, seigneur, venez : il est temps de paraître, +Et que tout le sérail reconnaisse son maître : + +Tout ce peuple nombreux dont il est habité, +Assemblé par mon ordre, attend ma volonté. +Mes esclaves gagnés, que le reste va suivre, +Sont les premiers sujets que mon amour vous livre. +L’auriez-vous cru, madame, et qu’un si prompt retour +Fît à tant de fureur succéder tant d’amour ? +Tantôt, à me venger fixe et déterminée, +Je jurais qu’il voyait sa dernière journée : +À peine cependant Bajazet m’a parlé ; +L’amour fit le serment, l’amour l’a violé. +J’ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse : +J’ai prononcé sa grâce, et je crois sa promesse. + + + +Oui, je vous ai promis et j’ai donné ma foi +De n’oublier jamais tout ce que je vous doi ; +J’ai juré que mes soins, ma juste complaisance, +Vous répondront toujours de ma reconnaissance. +Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits, +Je vais de vos bontés attendre les effets. + + + + + + + +De quel étonnement, ô ciel ! suis-je frappée ? +Est-ce un songe ? et mes yeux ne m’ont-ils point trompée ? +Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé +Qui semble révoquer tout ce qui s’est passé ? +Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue, +Et qu’il ait regagné mon amitié perdue ? +J’ai cru qu’il me jurait que jusques à la mort +Son amour me laissait maîtresse de son sort. +Se repent-il déjà de m’avoir apaisée ? +Mais moi-même tantôt me serais-je abusée ? +Ah !… Mais il vous parlait : quels étaient ses discours, +Madame ? Moi, madame ! il vous aime toujours. + + + +Il y va de sa vie, au moins, que je le croie. +Mais, de grâce, parmi tant de sujets de joie, +Répondez-moi, comment pouvez-vous expliquer +Ce chagrin qu’en sortant il m’a fait remarquer ? + + + +Madame, ce chagrin n’a point frappé ma vue. +Il m’a de vos bontés longtemps entretenue, +Il en était tout plein quand je l’ai rencontré ; +J’ai cru le voir sortir tel qu’il était entré. +Mais, madame, après tout, faut-il être surprise +Que, tout près d’achever cette grande entreprise, +Bajazet s’inquiète, et qu’il laisse échapper +Quelques marques des soins qui doivent l’occuper ? + + + +Je vois qu’à l’excuser votre adresse est extrême : +Vous parlez mieux pour lui qu’il ne parle lui-même. + + + +Et quel autre intérêt… Madame, c’est assez. +Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez. +Laissez-moi : j’ai besoin d’un peu de solitude, +Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude : +J’ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins, +Et je veux un moment y penser sans témoins. + + + + + +De tout ce que je vois que faut-il que je pense ? +Tous deux à me tromper sont-ils d’intelligence ? +Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ? +N’ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ? +Bajazet interdit ! Atalide étonnée ! +Ô ciel ! à cet affront m’auriez-vous condamnée ? +De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ? +Tant de jours douloureux, tant d’inquiètes nuits ; +Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale, +N’aurai-je tout tenté que pour une rivale ? +Mais peut-être qu’aussi, trop prompte à m’affliger, +J’observe de trop près un chagrin passager : +J’impute à son amour l’effet de son caprice. +N’eût-il pas jusqu’au bout conduit son artifice ? +Prêt à voir le succès de son déguisement, +Quoi ! ne pouvait-il pas feindre encore un moment ? +Non, non, rassurons-nous : trop d’amour m’intimide. +Et pourquoi dans son cœur redouter Atalide ? +Quel serait son dessein ? Qu’a-t-elle fait pour lui ? +Qui de nous deux enfin le couronne aujourd’hui ? +Mais, hélas ! de l’amour ignorons-nous l’empire ? +Si par quelque autre charme Atalide l’attire, +Qu’importe qu’il nous doive et le sceptre et le jour ? +Les bienfaits dans un cœur balancent-ils l’amour ? +Et sans chercher plus loin, quand l’ingrat me sut plaire, +Ai-je mieux reconnu les bontés de son frère ? +Ah ! si d’une autre chaîne il n’était point lié, +L’offre de mon hymen l’eût-il tant effrayé ? +N’eût-il pas sans regret secondé mon envie ? +L’eût-il refusé, même aux dépens de sa vie ? +Que de justes raisons… Mais qui vient me parler ? +Que veut-on ? Pardonnez si j’ose vous troubler : + +Mais, madame, un esclave arrive de l’armée ; +Et quoique sur la mer la porte fût fermée, +Les gardes, sans tarder, l’ont ouverte à genoux, +Aux ordres du sultan qui s’adressent à vous. +Mais ce qui me surprend, c’est Orcan qu’il envoie. + + + +Orcan ! Oui, de tous ceux que le sultan emploie, +Orcan, le plus fidèle à servir ses desseins, +Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains. +Madame, il vous demande avec impatience. +Mais j’ai cru vous devoir avertir par avance ; +Et souhaitant surtout qu’il ne vous surprît pas, +Dans votre appartement j’ai retenu ses pas. + + + +Quel malheur imprévu vient encor me confondre ? +Quel peut être cet ordre ? et que puis-je répondre ? +Il n’en faut point douter, le sultan inquiet +Une seconde fois condamne Bajazet. +On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre : +Tout m’obéit ici. Mais dois-je le défendre ? +Quel est mon empereur ? Bajazet ? Amurat ? +Jai trahi l’un ; mais l’autre est peut-être un ingrat. +Le temps presse. Que faire en ce doute funeste ? +Allons, employons bien le moment qui nous reste. +Ils ont beau se cacher, l’amour le plus discret +Laisse par quelque marque échapper son secret. +Observons Bajazet ; étonnons Atalide ; +Et couronnons l’amant, ou perdons le perfide. + + + + + + + + + + + + + + +Ah ! sais-tu mes frayeurs ? sais-tu que dans ces lieux +J’ai vu du fier Orcan le visage odieux ? +En ce moment fatal, que je crains sa venue ! +Que je crains… Mais, dis-moi, Bajazet t’a-t-il vue ? +Qu’a-t-il dit ? se rend-il, Zaïre, à mes raisons ? +Ira-t-il voir Roxane, et calmer ses soupçons ? + + + +Il ne peut plus la voir sans qu’elle le commande : +Roxane ainsi l’ordonne, elle veut qu’il l’attende. +Sans doute à cet esclave elle veut le cacher. +J’ai feint en le voyant de ne le point chercher. +J’ai rendu votre lettre, et j’ai pris sa réponse. +Madame, vous verrez ce qu’elle vous annonce. + +Tatatatatata tatatatata tar +Tatatatatata tatatata tatar + +Hélas ! que me dit-il ? croit-il que je l’ignore ? +Ne sais-je pas assez qu’il m’aime, qu’il m’adore ? +Est-ce ainsi qu’à mes vœux il sait s’accommoder ? +C’est Roxane, et non moi, qu’il faut persuader. +De quelle crainte encor me laisse-t-il saisie ! +Funeste aveuglement ! perfide jalousie ! +Récit menteur, soupçons que je n’ai pu celer, +Fallait-il vous entendre, ou fallait-il parler ! +C’était fait, mon bonheur surpassait mon attente: +J’étais aimée, heureuse; et Roxane contente. +Zaïre, s’il se peut, retourne sur tes pas : +Qu’il l’apaise. Ces mots ne me suffisent pas : +Que sa bouche, ses yeux, tout l’assure qu’il l’aime : +Qu’elle le croie enfin. Que ne puis-je moi-même, +Échauffant par mes pleurs ses soins trop languissants, +Mettre dans ses discours tout l’amour que je sens ! +Mais à d’autres périls je crains de le commettre. + + + +Roxane vient à vous. Ah ! cachons cette lettre ! + + + + + +Viens. J’ai reçu cet ordre. Il faut l’intimider. + + + +Va, cours ; et tâche enfin de le persuader. + + + + + + + +Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée. +De tout ce qui s’y passe êtes-vous informée ? + + + +On m’a dit que du camp un esclave est venu : +Le reste est un secret qui ne m’est pas connu. + + + +Amurat est heureux : la fortune est changée, +Madame, et sous ses lois Babylone est rangée. + + + +Eh quoi, madame ! Osmin… Était mal averti ; +Et depuis son départ cet esclave est parti. +C’en est fait. Quel revers ! Pour comble de disgrâces, +Le sultan, qui l’envoie, est parti sur ses traces. + + + +Quoi ! les Persans armés ne l’arrêtent donc pas ? + + + +Non, madame, vers nous il revient à grands pas. + + + +Que je vous plains, madame ! et qu’il est nécessaire +D’achever promptement ce que vous vouliez faire ! + + + +Il est tard de vouloir s’opposer au vainqueur. + + + +Ô ciel ! Le temps n’a point adouci sa rigueur. +Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême. + + +Et que vous mande-t-il ? Voyez : lisez vous-même. +Vous connaissez, madame, et la lettre et le seing. + + + +Du cruel Amurat je reconnais la main. +« Avant que Babylone éprouvât ma puissance, + +« Je ne veux point douter de votre obéissance, +« Je vous ai fait porter mes ordres absolus : +« Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus. +« Je laisse sous mes lois Babylone asservie, +« Vous, si vous avez soin de votre propre vie, +« Et confirme en partant mon ordre souverain. +« Ne vous montrez à moi que sa tête à la main. » +Eh bien ? Cache tes pleurs, malheureuse Atalide ! +Que vous semble ? Il poursuit son dessein parricide. +Mais il pense proscrire un prince sans appui : +Il ne sait pas l’amour qui vous parle pour lui ; +Que vous et Bajazet vous ne faites qu’une âme ; +Que plutôt, s’il le faut, vous mourrez… Moi, madame ! +Je voudrais le sauver, je ne le puis hair ; +Mais… Quoi donc ? qu’avez-vous résolu ? D’obéir. + +D’obéir ! Et que faire en ce péril extrême ? +Il le faut. Quoi ! ce prince aimable… qui vous aime… +Verra finir ses jours qu’il vous a destinés ! + + + +Il le faut ; et déjà mes ordres sont donnés. +Je me meurs. Elle tombe, et ne vit plus qu’à peine. + + + +Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine ; +Mais au moins observez ses regards, ses discours, +Tout ce qui convaincra leurs perfides amours. + + + + + +Ma rivale à mes yeux s’est enfin déclarée. +Voilà sur quelle foi je m’étais assurée ! +Depuis six mois entiers j’ai cru que, nuit et jour, +Ardente, elle veillait au soin de mon amour : +Et c’est moi qui, du sien ministre trop fidèle, +Semble depuis six mois ne veiller que pour elle ; +Qui me suis appliquée à chercher les moyens +De lui faciliter tant d’heureux entretiens ; +Et qui même souvent, prévenant son envie, +Ai hâté les moments les plus doux de sa vie. +Ce n’est pas tout : il faut maintenant m’éclaircir +Si dans sa perfidie elle a su réussir ; +Il faut… Mais que pourrais-je apprendre davantage ? +Mon malheur n’est-il pas écrit sur son visage ? +Vois-je pas, au travers de son saisissement, +Un cœur dans ses douleurs content de son amant ? +Exempte des soupçons dont je suis tourmentée, +Ce n’est que pour ses jours qu’elle est épouvantée. +N’importe : poursuivons. Elle peut, comme moi, +Sur des gages trompeurs s’assurer de sa foi. +Pour le faire expliquer, tendons-lui quelque piége. +Mais quel indigne emploi moi-même m’imposé-je ! +Quoi donc ! à me gêner appliquant mes esprits, +J’irai faire à mes yeux éclater ses mépris ? +Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse. +D’ailleurs, l’ordre, l’esclave, et le vizir me presse. + +Il faut prendre parti : l’on m’attend. Faisons mieux : +Sur tout ce que j’ai vu fermons plutôt les yeux ; +Laissons de leur amour la recherche importune ; +Poussons à bout l’ingrat, et tentons la fortune : +Voyons si, par mes soins sur le trône élevé, +Il osera trahir l’amour qui l’a sauvé, +Et si, de mes bienfaits lâchement libérale, +Sa main en osera couronner ma rivale. +Je saurai bien toujours retrouver le moment +De punir, s’il le faut, la rivale et l’amant : +Dans ma juste fureur observant le perfide, +Je saurai le surprendre avec son Atalide ; +Et d’un même poignard les unissant tous deux, +Les percer l’un et l’autre, et moi-même après eux. +Voilà, n’en doutons point, le parti qu’il faut prendre. +Je veux tout ignorer. Ah ! que viens-tu m’apprendre, +Zatime ? Bajazet en est-il amoureux ? +Vois-tu, dans ses discours, qu’ils s’entendent tous deux ? + + + +Elle n’a point parlé : toujours évanouie, +Madame, elle ne marque aucun reste de vie +Que par de longs soupirs et des gémissements +Qu’il semble que son cœur va suivre à tous moments. +Vos femmes, dont le soin à l’envi la soulage, +Ont découvert son sein pour leur donner passage. +Moi-même, avec ardeur secondant ce dessein, +J’ai trouvé ce billet enfermé dans son sein : +Du prince votre amant j’ai reconnu la lettre, +Et j’ai cru qu’en vos mains je devais le remettre. + + + +Donne… Pourquoi frémir ? et quel trouble soudain +Me glace à cet objet, et fait trembler ma main ? +Il peut l’avoir écrit sans m’avoir offensée ; +Il peut même… Lisons, et voyons sa pensée : + +Tatatatatata tatatatata tar +Tatatatatata tatatata tatar + +Ah ! de la trahison me voilà donc instruite ! +Je reconnais l’appât dont ils m’avaient séduite ! +Ainsi donc mon amour était récompensé, +Lâche, indigne du jour que je t’avais laissé ! +Ah ! je respire enfin ; et ma joie est extrême +Que le traître, une fois, se soit trahi lui-même. +Libre des soins cruels où j’allais m’engager, +Ma tranquille fureur n’a plus qu’à se venger. +Qu’il meure : vengeons-nous. Courez : qu’on le saisisse, +Que la main des muets s’arme pour son supplice ; +Qu’ils viennent préparer ces nœuds infortunés +Par qui de ses pareils les jours sont terminés. +Cours, Zatime, sois prompte à servir ma colère. + + + +Ah, madame ! Quoi donc ? Si, sans trop vous déplaire, +Dans les justes transports, madame, où je vous vois, +J’osais vous faire entendre une timide voix : +Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre, +Aux mains de ces cruels mérite qu’on le livre ; +Mais, tout ingrat qu’il est, croyez-vous aujourd’hui +Qu’Amurat ne soit pas plus à craindre que lui ? +Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle +Ne l’a point averti de votre amour nouvelle ? +Des cœurs comme le sien, vous le savez assez, +Ne se regagnent plus quand ils sont offensés, +Et la plus prompte mort, dans ce moment sévère, +Devient de leur amour la marque la plus chère. + + + +Avec quelle insolence et quelle cruauté +Ils se jouaient tous deux de ma crédulité ! +Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire ! +Tu ne remportais pas une grande victoire, +Perfide, en abusant ce cœur préoccupé, +Qui lui-même craignait de se voir détrompé ! +Moi qui, de ce haut rang qui me rendait si fière, +Dans le sein du malheur t’ai cherché la première +Pour attacher des jours tranquilles, fortunés, +Aux périls dont tes jours étaient environnés. +Après tant de bontés, de soins, d’ardeurs extrêmes, +Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes ! +Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer ? +Tu pleures, malheureuse ! Ah ! tu devais pleurer +Lorsque, d’un vain désir à ta perte poussée, +Tu conçus de le voir la première pensée. +Tu pleures ! et l’ingrat, tout prêt à te trahir, +Prépare les discours dont il veut t’éblouir ; +Pour plaire à ta rivale il prend soin de sa vie… +Ah ! traître, tu mourras !… Quoi ! tu n’es point partie ? +Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas : +Qu’il me voie, attentive au soin de son trépas, +Lui montrer à la fois, et l’ordre de son frère, +Et de sa trahison ce gage trop sincère. +Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux. +Qu’il n’ait, en expirant, que ses cris pour adieux. +Qu’elle soit cependant fidèlement servie ; +Prends soin d’elle : ma haine a besoin de sa vie. +Ah ! si pour son amant facile à s’attendrir, +La peur de son trépas la fit presque mourir, +Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle +De le montrer bientôt pâle et mort devant elle, + +De voir sur cet objet ses regards arrêtés +Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés ! +Va, retiens-la. Surtout, garde bien le silence. +Moi… Mais qui vient ici différer ma vengeance ? + + + + + + + +Que faites-vous, madame ? en quels retardements +D’un jour si précieux perdez-vous les moments ? +Byzance, par mes soins presque entière assemblée, +Interroge ses chefs, de leur crainte troublée ; +Et tous pour s’expliquer, ainsi que mes amis, +Attendent le signal que vous m’aviez promis. +D’où vient que, sans répondre à leur impatience, +Le sérail cependant garde un triste silence ? +Déclarez-vous, madame ; et sans plus différer… + + + +Oui, vous serez content, je vais me déclarer. + + + +Madame, quel regard, et quelle voix sévère, +Malgré votre discours, m’assurent du contraire ? +Quoi ! déjà votre amour, des obstacles vaincu… + + + +Bajazet est un traître, et n’a que trop vécu. + + + +Lui ! Pour moi, pour vous-même, également perfide, +Il nous trompait tous deux. Comment ! Cette Atalide, +Qui même n’était pas un assez digne prix +De tout ce que pour lui vous avez entrepris… +Eh bien ! Lisez : jugez, après cette insolence, +Si nous devons d’un traître embrasser la défense. +Obéissons plutôt à la juste rigueur +D’Amurat qui s’approche et retourne vainqueur ; +Et livrant sans regret un indigne complice, +Apaisons le sultan par un prompt sacrifice. + + + +Oui, puisque jusque-là l’ingrat m’ose outrager, +Moi-même, s’il le faut, je m’offre à vous venger, +Madame. Laissez-moi nous laver l’un et l’autre +Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre. +Montrez-moi le chemin, j’y cours. Non, Acomat : +Laissez-moi le plaisir de confondre l’ingrat. +Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte. +Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte. +Je vais tout préparer. Vous, cependant, allez +Disperser promptement vos amis assemblés. + + + + + + + +Demeure : il n’est pas temps, cher Osmin, que je sorte. + + + +Quoi ! jusque-là, seigneur, votre amour vous transporte ! +N’avez-vous pas poussé la vengeance assez loin ? +Voulez-vous de sa mort être encor le témoin ? + + + +Que veux-tu dire ? Es-tu toi-même si crédule +Que de me soupçonner d’un courroux ridicule ? +Moi, jaloux ! plût au ciel qu’en me manquant de foi +L’imprudent Bajazet n’eût offensé que moi ! + + + +Et pourquoi donc, seigneur, au lieu de le défendre… + + + +Eh ! la sultane est-elle en état de m’entendre ? +Ne voyais-tu pas bien, quand je l’allais trouver, +Que j’allais avec lui me perdre ou me sauver ? +Ah ! de tant de conseils événement sinistre ! +Prince aveugle ! ou plutôt trop aveugle ministre, +Il te sied bien d’avoir en de si jeunes mains, +Chargé d’ans et d’honneurs, confié tes desseins, +Et laissé d’un vizir la fortune flottante +Suivre de ces amants la conduite imprudente ! + + + +Eh ! laissez-les entre eux exercer leur courroux ; +Bajazet veut périr ; seigneur, songez à vous. +Qui peut de vos desseins révéler le mystère, +Sinon quelques amis engagés à se taire ? +Vous verrez par sa mort le sultan adouci. + + + +Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi : +Mais moi qui vois plus loin ; qui, par un long usage, +Des maximes du trône ai fait l’apprentissage ; +Qui, d’emplois en emplois, vieilli sous trois sultans, +Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants, +Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace +Un homme tel que moi doit attendre sa grâce, +Et qu’une mort sanglante est l’unique traité +Qui reste entre l’esclave et le maître irrité. + + + +Fuyez donc. J’approuvais tantôt cette pensée. +Mon entreprise alors était moins avancée ; +Mais il m’est désormais trop dur de reculer. + +Par une belle chute il faut me signaler, +Et laisser un débris du moins après ma fuite, +Qui de mes ennemis retarde la poursuite. +Bajazet vit encor : pourquoi nous étonner ? +Acomat de plus loin a su le ramener. +Sauvons-le malgré lui de ce péril extrême, +Pour nous, pour nos amis, pour Roxane elle-même. +Tu vois combien son cœur, prêt à le protéger, +A retenu mon bras trop prompt à la venger. +Je connais peu l’amour, mais j’ose te répondre +Qu’il n’est pas condamné, puisqu’on veut le confondre ; +Que nous avons du temps. Malgré son désespoir, +Roxane l’aime encore, Osmin, et le va voir. + + + +Enfin, que vous inspire une si noble audace ? +Si Roxane l’ordonne, il faut quitter la place : +Ce palais est tout plein… Oui, d’esclaves obscurs, +Nourris, loin de la guerre, à l’ombre de ses murs. +Mais toi, dont la valeur, d’Amurat oubliée, +Par de communs chagrins à mon sort s’est liée, +Voudras-tu jusqu’au bout seconder mes fureurs ? + + + +Seigneur, vous m’offensez : si vous mourez, je meurs. + + + +D’amis et de soldats une troupe hardie +Aux portes du palais attend notre sortie ; +La sultane d’ailleurs se fie à mes discours : +Nourri dans le sérail, j’en connais les détours ; +Je sais de Bajazet l’ordinaire demeure ; +Ne tardons plus, marchons ; et s’il faut que je meure, +Mourons ; moi, cher Osmin, comme un vizir ; et toi, +Comme le favori d’un homme tel que moi. + + + + + + + + + + + + +Hélas ! je cherche en vain ; rien ne s’offre à ma vue. +Malheureuse ! comment puis-je l’avoir perdue ? +Ciel, aurais-tu permis que mon funeste amour +Exposât mon amant tant de fois en un jour ? +Que, pour dernier malheur, cette lettre fatale +Fût encor parvenue aux yeux de ma rivale ? +J’étais en ce lieu même, et ma timide main, +Quand Roxane a paru, l’a cachée en mon sein. +Sa présence a surpris mon âme désolée ; +Ses menaces, sa voix, un ordre m’a troublée : +J’ai senti défaillir ma force et mes esprits ; +Ses femmes m’entouraient quand je les ai repris ; +À mes yeux étonnés leur troupe est disparue. +Ah ! trop cruelles mains, qui m’avez secourue, +Vous m’avez vendu cher vos secours inhumains ; +Et par vous cette lettre a passé dans ses mains ! +Quels desseins maintenant occupent sa pensée ? +Sur qui sera d’abord sa vengeance exercée ? +Quel sang pourra suffire à son ressentiment ? +Ah ! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment. +Cependant on m’arrête, on me tient enfermée… +On ouvre ; de son sort je vais être informée. + + + + + + + +Retirez-vous. Madame… excusez l’embarras… + + + +Retirez-vous, vous dis-je ; et ne répliquez pas. +Gardes, qu’on la retienne. Oui, tout est prêt, Zatime : +Orcan et les muets attendent leur victime. +Je suis pourtant toujours maîtresse de son sort ; +Je puis le retenir ; mais s’il sort, il est mort. +Vient-il ? Oui, sur mes pas un esclave l’amène ; +Et, loin de soupçonner sa disgrâce prochaine, +Il m’a paru, madame, avec empressement +Sortir, pour vous chercher, de son appartement. + + + +Âme lâche, et trop digne enfin d’être déçue, +Peux-tu souffrir encor qu’il paraisse à ta vue ? +Crois-tu par tes discours le vaincre ou l’étonner ? +Quand même il se rendrait, peux-tu lui pardonner ? +Quoi ! ne devrais-tu pas être déjà vengée ? +Ne crois-tu pas encore être assez outragée ? +Sans perdre tant d’efforts sur ce cœur endurci, +Que ne le laissons-nous périr ?… Mais le voici. + + + + + + + +Je ne vous ferai point des reproches frivoles : +Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles. + +Mes soins vous sont connus ; en un mot, vous vivez ; +Et je ne vous dirais que ce que vous savez. +Malgré tout mon amour, si je n’ai pu vous plaire, +Je n’en murmure point ; quoiqu’à ne vous rien taire, +Ce même amour, peut-être, et ces mêmes bienfaits, +Auraient dû suppléer à mes faibles attraits. +Mais je m’étonne enfin que, pour reconnaissance, +Pour prix de tant d’amour, de tant de confiance, +Vous ayez si longtemps, par des détours si bas, +Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas. + +Qui ? moi, madame ? Oui, toi. Voudrais-tu point encore +Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ? +Ne prétendrais-tu point, par tes fausses couleurs, +Déguiser un amour qui te retient ailleurs ; +Et me jurer enfin, d’une bouche perfide, +Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide ? + + + +Atalide, madame ! Ô ciel ! qui vous a dit… + + + +Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit. + + + +Je ne vous dis plus rien : cette lettre sincère +D’un malheureux amour contient tout le mystère ; +Vous savez un secret que, tout prêt à s’ouvrir, +Mon cœur a mille fois voulu vous découvrir. +J’aime, je le confesse ; et devant que votre âme. +Prévenant mon espoir, m’eût déclaré sa flamme, +Déjà plein d’un amour dès l’enfance formé, +À tout autre désir mon cœur était fermé. +Vous me vîntes offrir et la vie et l’empire ; +Et même votre amour, si j’ose vous le dire, +Consultant vos bienfaits, les crut, et, sur leur foi, +De tous mes sentiments vous répondit pour moi. +Je connus votre erreur. Mais que pouvais-je faire ? +Je vis en même temps qu’elle vous était chère. +Combien le trône tente un cœur ambitieux ! +Un si noble présent me fit ouvrir les yeux. +Je chéris, j’acceptai, sans tarder davantage, +L’heureuse occasion de sortir d’esclavage, +D’autant plus qu’il fallait l’accepter ou périr ; +D’autant plus que vous-même, ardente à me l’offrir, +Vous ne craigniez rien tant que d’être refusée ; +Que même mes refus vous auraient exposée ; +Qu’après avoir osé me voir et me parler, +Il était dangereux pour vous de reculer. +Cependant je n’en veux pour témoins que vos plaintes, +Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes ? +Songez combien de fois vous m’avez reproché +Un silence témoin de mon trouble caché : +Plus l’effet de vos soins et ma gloire étaient proches, +Plus mon cœur interdit se faisait de reproches. +Le ciel qui m’entendait, sait bien qu’en même temps +Je ne m’arrêtais pas à des vœux impuissants ; +Et si l’effet enfin, suivant mon espérance, +Eût ouvert un champ libre à ma reconnaissance, +J’aurais par tant d’honneurs, par tant de dignités, +Contenté votre orgueil, et payé vos bontés, +Que vous-même peut-être… Et que pourrais-tu faire ? +Sans l’offre de ton cœur, par où peux-tu me plaire ? +Quels seraient de tes vœux les inutiles fruits ? +Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis ? +Maîtresse du sérail, arbitre de ta vie, +Et même de l’État, qu’Amurat me confie, +Sultane, et, ce qu’en vain j’ai cru trouver en toi, +Souveraine d’un cœur qui n’eût aimé que moi : +Dans ce comble de gloire où je suis arrivée, +À quel indigne honneur m’avais-tu réservée ? +Traînerais-je en ces lieux un sort infortuné, +Vil rebut d’un ingrat que j’aurais couronné, +De mon rang descendue à mille autres égale, +Ou la première esclave enfin de ma rivale ? +Laissons ces vains discours ; et, sans m’importuner, +Pour la dernière fois, veux-tu vivre et régner ? +J’ai l’ordre d’Amurat, et je puis t’y soustraire. +Mais tu n’as qu’un moment : parle. Que faut-il faire ? +Ma rivale est ici, suis-moi sans différer ; +Dans la main des muets viens la voir expirer ; +Et, libre d’un amour à ta gloire funeste, +Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste. +Ta grâce est à ce prix, si tu veux l’obtenir. + + + +Je ne l’accepterais que pour vous en punir ; +Que pour faire éclater aux yeux de tout l’empire +L’horreur et le mépris que cette offre m’inspire. +Mais à quelle fureur me laissant emporter, +Contre ses tristes jours vais-je vous irriter ! +De mes emportements elle n’est point complice, +Ni de mon amour même et de mon injustice ; +Loin de me retenir par des conseils jaloux, +Elle me conjurait de me donner à vous. +En un mot, séparez ses vertus de mon crime. +Poursuivez, s’il le faut, un courroux légitime ; +Aux ordres d’Amurat hâtez-vous d’obéir : +Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr. +Amurat avec moi ne l’a point condamnée : +Épargnez une vie assez infortunée. +Ajoutez cette grâce à tant d’autres bontés, +Madame ; et si jamais je vous fus cher… Sortez. +Pour la dernière fois, perfide, tu m’as vue, +Et tu vas rencontrer la peine qui t’est due. + + + +Atalide à vos pieds demande à se jeter, +Et vous prie un moment de vouloir l’écouter, +Madame ; elle vous veut faire l’aveu fidèle +D’un secret important qui vous touche plus qu’elle. + + + +Oui, qu’elle vienne. Et toi, suis Bajazet qui sort ; +Et quand il sera temps, viens m’apprendre son sort. + + + + + + + +Je ne viens plus, madame, à feindre disposée, +Tromper votre bonté si longtemps abusée ; +Confuse, et digne objet de vos inimitiés, +Je viens mettre mon cœur et mon crime à vos pieds. +Oui, madame, il est vrai que je vous ai trompée : +Du soin de mon amour seulement occupée, +Quand j’ai vu Bajazet, loin de vous obéir, +Je n’ai dans mes discours songé qu’à vous trahir. +Je l’aimai dès l’enfance ; et dès ce temps, madame, +J’avais par mille soins su prévenir son âme. +La sultane sa mère, ignorant l’avenir, +Hélas ! pour son malheur, se plut à nous unir. +Vous l’aimâtes depuis : plus heureux l’un et l’autre, +Si, connaissant mon cœur, ou me cachant le vôtre, +Votre amour de la mienne eût su se défier ! +Je ne me noircis point pour le justifier. +Je jure par le ciel qui me voit confondue, +Par ces grands Ottomans dont je suis descendue, +Et qui tous avec moi vous parlent à genoux, +Pour le plus pur du sang qu’ils ont transmis en nous, +Bajazet à vos soins tôt ou tard plus sensible, +Madame, à tant d’attraits n’était pas invincible. +Jalouse, et toujours prête à lui représenter +Tout ce que je croyais digne de l’arrêter. +Je n’ai rien négligé, plaintes, larmes, colère, +Quelquefois attestant les mânes de sa mère ; +Ce jour même, des jours le plus infortuné, +Lui reprochant l’espoir qu’il vous avait donné, +Et de ma mort enfin le prenant à partie, +Mon importune ardeur ne s’est point ralentie, +Qu’arrachant malgré lui des gages de sa foi, +Je ne sois parvenue à le perdre avec moi. +Mais pourquoi vos bontés seraient-elles lassées ? +Ne vous arrêtez point à ses froideurs passées : +C’est moi qui l’y forçai. Les nœuds que j’ai rompus +Se rejoindront bientôt quand je ne serai plus. +Quelque peine pourtant qui soit due à mon crime, +N’ordonnez pas vous-même une mort légitime, +Et ne vous montrez point à son cœur éperdu, +Couverte de mon sang par vos mains répandu : +D’un cœur trop tendre encore épargnez la faiblesse +Vous pouvez de mon sort me laisser la maîtresse, +Madame ; mon trépas n’en sera pas moins prompt. +Jouissez d’un bonheur dont ma mort vous répond ; +Couronnez un héros dont vous serez chérie : +J’aurai soin de ma mort ; prenez soin de sa vie. +Allez, madame, allez : avant votre retour, +J’aurai d’une rivale affranchi votre amour. + + + +Je ne mérite pas un si grand sacrifice : +Je me connais, madame, et je me fais justice. +Loin de vous séparer, je prétends aujourd’hui +Par des nœuds éternels vous unir avec lui : +Vous jouirez bientôt de son aimable vue. +Levez-vous. Mais que veut Zatime toute émue ? + + + + + + + +Ah ! venez vous montrer, madame, ou désormais +Le rebelle Acomat est maître du palais : +Profanant des sultans la demeure sacrée, +Ses criminels amis en ont forcé l’entrée. +Vos esclaves tremblants, dont la moitié s’enfuit, +Doutent si le vizir vous sert ou vous trahit. + + + +Ah ! les traîtres ! Allons et courons le confondre. +Toi, garde ma captive, et songe à m’en répondre. + + + + + + + +Hélas ! pour qui mon cœur doit-il faire des vœux ? +J’ignore quel dessein les anime tous deux. +Si de tant de malheurs quelque pitié te touche, +Je ne demande point, Zatime, que ta bouche +Trahisse en ma faveur Roxane et son secret ; +Mais, de grâce, dis-moi ce que fait Bajazet. +L’as-tu vu ? Pour ses jours n’ai-je encor rien à craindre ? + + + +Madame, en vos malheurs je ne puis que vous plaindre. + + + +Quoi ! Roxane déjà l’a-t-elle condamné ? + + + +Madame, le secret m’est surtout ordonné. + + + +Malheureuse, dis-moi seulement s’il respire. + + + +Il y va de ma vie, et je ne puis rien dire. + + + +Ah ! c’en est trop, cruelle. Achève, et que ta main +Lui donne de ton zèle un gage plus certain ; +Perce toi-même un cœur que ton silence accable, +D’une esclave barbare esclave impitoyable ; +Précipite des jours qu’elle me veut ravir : +Montre-toi, s’il se peut, digne de la servir. +Tu me retiens en vain, et dès cette même heure, +Il faut que je le voie, ou du moins que je meure. + + + + + + + +Ah ! que fait Bajazet ? Où le puis-je trouver, +Madame ? Aurai-je encor le temps de le sauver ? +Je cours tout le sérail ; et même dès l’entrée +De mes braves amis la moitié séparée +A marché sur les pas du courageux Osmin : +Le reste m’a suivi par un autre chemin. +Je cours, et je ne vois que des troupes craintives +D’esclaves effrayés, de femmes fugitives. + + + +Ah ! je suis de son sort moins instruite que vous. +Cette esclave le sait. Crains mon juste courroux, +Malheureuse ! réponds. Madame… Eh bien, Zaïre ? +Qu’est-ce ? Ne craignez plus : votre ennemie expire. + +Roxane ? Et ce qui va bien plus vous étonner, +Orcan lui-même, Orcan vient de l’assassiner. + +Quoi ! lui ? Désespéré d’avoir manqué son crime, +Sans doute il a voulu prendre cette victime. + + + +Juste ciel, l’innocence a trouvé ton appui ! +Bajazet vit encor : vizir, courez à lui. + + + +Par la bouche d’Osmin vous serez mieux instruite. +Il a tout vu. Ses yeux ne l’ont-ils point séduite ? +Roxane est-elle morte ? Oui, j’ai vu l’assassin +Retirer son poignard tout fumant de son sein. +Orcan, qui méditait ce cruel stratagème, +La servait à dessein de la perdre elle-même ; +Et le sultan l’avait chargé secrètement +De lui sacrifier l’amante après l’amant. +Lui-même, d’aussi loin qu’il nous a vus paraître : +« Adorez, a-t-il dit, l’ordre de votre maître ; +« De son auguste seing reconnaissez les traits, +« Perfides, et sortez de ce sacré palais. » +À ce discours, laissant la sultane expirante, +Il a marché vers nous ; et d’une main sanglante +Il nous a déployé l’ordre dont Amurat +Autorise ce monstre à ce double attentat. +Mais, seigneur, sans vouloir l’écouter davantage, +Transportés à la fois de douleur et de rage, +Nos bras impatients ont puni ce forfait, +Et vengé dans son sang la mort de Bajazet. + +Bajazet ! Que dis-tu ? Bajazet est sans vie. +L’ignoriez-vous ? Ô ciel ! Son amante en furie, +Près de ces lieux, seigneur, craignant votre secours, +Avait au nœud fatal abandonné ses jours. +Moi-même des objets j’ai vu le plus funeste, +Et de sa vie en vain j’ai cherché quelque reste : +Bajazet était mort. Nous l’avons rencontré +De morts et de mourants noblement entouré, +Que, vengeant sa défaite, et cédant sous le nombre, +Ce héros a forcés d’accompagner son ombre. +Mais puisque c’en est fait, seigneur, songeons à nous. + + + +Ah ! destins ennemis, où me réduisez-vous ? +Je sais en Bajazet la perte que vous faites, + +Madame ; je sais trop qu’en l’état où vous êtes +Il ne m’appartient point de vous offrir l’appui +De quelques malheureux qui n’espéraient qu’en lui : +Saisi, désespéré d’une mort qui m’accable, +Je vais, non point sauver cette tête coupable, +Mais, redevable aux soins de mes tristes amis, +Défendre jusqu’au bout leurs jours qu’ils m’ont commis. +Pour vous, si vous voulez qu’en quelque autre contrée +Nous allions confier votre tête sacrée, +Madame, consultez : maîtres de ce palais, +Mes fidèles amis attendront vos souhaits ; +Et moi, pour ne point perdre un temps si salutaire, +Je cours où ma présence est encor nécessaire ; +Et jusqu’au pied des murs que la mer vient laver, +Sur mes vaisseaux tout prêts je viens vous retrouver. + + + + + + + +Enfin c’en est donc fait ; et par mes artifices, +Mes injustes soupçons, mes funestes caprices, +Je suis donc arrivée au douloureux moment +Où je vois par mon crime expirer mon amant ! +N’était-ce pas assez, cruelle destinée, +Qu’à lui survivre, hélas ! je fusse condamnée ? +Et fallait-il encor que pour comble d’horreurs +Je ne pusse imputer sa mort qu’à mes fureurs ? +Oui, c’est moi, cher amant, qui t’arrache la vie ; +Roxane, ou le sultan, ne te l’ont point ravie : +Moi seule, j’ai tissu le lien malheureux +Dont tu viens d’éprouver les détestables nœuds. +Et je puis sans mourir en souffrir la pensée, +Moi qui n’ai pu tantôt, de ta mort menacée, +Retenir mes esprits, prompts à m’abandonner ! +Ah ! n’ai-je eu de l’amour que pour t’assassiner ? +Mais c’en est trop : il faut, par un prompt sacrifice, +Que ma fidèle main te venge et me punisse. +Vous, de qui j’ai troublé la gloire et le repos, +Héros, qui deviez tous revivre en ce héros ; +Toi, mère malheureuse, et qui dès notre enfance +Me confias son cœur dans une autre espérance ; +Infortuné vizir, amis désespérés, +Roxane, venez tous, contre moi conjurés, +Tourmenter à la fois une amante éperdue ; +Et prenez la vengeance enfin qui vous est due. + + + +Ah ! madame !…… Elle expire. Ô ciel ! en ce malheur +Que ne puis-je avec elle expirer de douleur ! diff --git a/test/racine_bajazet.tpl b/test/racine_bajazet.tpl @@ -0,0 +1,4 @@ +6/6 A !X +6/6 A !X +6/6 B !x +6/6 B !x diff --git a/test/racine_berenice b/test/racine_berenice @@ -0,0 +1,2091 @@ + + + +Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux, +Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux. +Souvent ce cabinet, superbe et solitaire, +Des secrets de Titus est le dépositaire. + +C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour, +Lorsqu’il vient à la reine expliquer son amour. +De son appartement cette porte est prochaine, +Et cette autre conduit dans celui de la reine. +Va chez elle : dis-lui qu’importun à regret +J’ose lui demander un entretien secret. + + + +Vous, seigneur, importun ? vous, cet ami fidèle +Qu’un soin si généreux intéresse pour elle ? +Vous, cet Antiochus, son amant autrefois ? +Vous, que l’Orient compte entre ses plus grands rois ? +Quoi ! déjà de Titus épouse en espérance, +Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance ? + + + +Va, dis-je ; et sans vouloir te charger d’autres soins, +Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins. + + + + + +Eh bien ! Antiochus, es-tu toujours le même ? +Pourrai-je, sans trembler, lui dire : Je vous aime ? +Mais quoi ! déjà je tremble ; et mon cœur agité +Craint autant ce moment que je l’ai souhaité. +Bérénice autrefois m’ôta toute espérance ; +Elle m’imposa même un éternel silence. +Je me suis tu cinq ans ; et jusques à ce jour, +D’un voile d’amitié j’ai couvert mon amour. +Dois-je croire qu’au rang où Titus la destine +Elle m’écoute mieux que dans la Palestine ? +Il l’épouse. Ai-je donc attendu ce moment +Pour me venir encor déclarer son amant ? +Quel fruit me reviendra d’un aveu téméraire ? +Ah ! puisqu’il faut partir, partons sans lui déplaire. +Retirons-nous, sortons ; et, sans nous découvrir, +Allons loin de ses yeux l’oublier, ou mourir. +Eh quoi ! souffrir toujours un tourment qu’elle ignore ! +Toujours verser des pleurs qu’il faut que je dévore ! +Quoi ! même en la perdant redouter son courroux ! +Belle reine, et pourquoi vous offenseriez-vous ? +Viens-je vous demander que vous quittiez l’empire ; +Que vous m’aimiez ? Hélas ! je ne viens que vous dire +Qu’après m’être longtemps flatté que mon rival +Trouverait à ses vœux quelque obstacle fatal ; +Aujourd’hui qu’il peut tout, que votre hymen s’avance ; +Exemple infortuné d’une longue constance, +Après cinq ans d’amour et d’espoir superflus, +Je pars, fidèle encor quand je n’espère plus. +Au lieu de s’offenser, elle pourra me plaindre. +Quoi qu’il en soit, parlons ; c’est assez nous contraindre : +Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir +Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ? + + + + + + + +Arsace, entrerons-nous ? Seigneur, j’ai vu la reine : +Mais, pour me faire voir, je n’ai percé qu’à peine +Les flots toujours nouveaux d’un peuple adorateur +Qu’attire sur ses pas sa prochaine grandeur. +Titus, après huit jours d’une retraite austère, +Cesse enfin de pleurer Vespasien son père : +Cet amant se redonne aux soins de son amour ; +Et si j’en crois, seigneur, l’entretien de la cour, +Peut-être avant la nuit l’heureuse Bérénice +Change le nom de reine au nom d’impératrice. + + + +Hélas ! Quoi ! ce discours pourrait-il vous troubler ? + + + +Ainsi donc, sans témoins je ne lui puis parler ? + + + +Vous la verrez, seigneur ; Bérénice est instruite +Que vous voulez ici la voir seule et sans suite. +La reine d’un regard a daigné m’avertir +Qu’à votre empressement elle allait consentir ; +Et sans doute elle attend le moment favorable +Pour disparaître aux yeux d’une cour qui l’accable. + + + +Il suffit. Cependant n’as-tu rien négligé +Des ordres importants dont je t’avais chargé ? + + + +Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance. +Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence, +Prêts à quitter le port de moments en moments, +N’attendent pour partir que vos commandements. +Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ? + + + +Arsace, il faut partir quand j’aurai vu la reine. +Qui doit partir ? Moi. Vous ? En sortant du palais, +Je sors de Rome, Arsace, et j’en sors pour jamais. + + + +Je suis surpris, sans doute, et c’est avec justice. +Quoi ! depuis si longtemps la reine Bérénice +Vous arrache, seigneur, du sein de vos États ; + +Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas ; +Et lorsque cette reine, assurant sa conquête, +Vous attend pour témoin de cette illustre fête, +Quand l’amoureux Titus, devenant son époux, +Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous… + + + +Arsace, laisse-la jouir de sa fortune, +Et quitte un entretien dont le cours m’importune. + + + +Je vous entends, seigneur : ces mêmes dignités +Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés. +L’inimitié succède à l’amitié trahie. + + + +Non, Arsace, jamais je ne l’ai moins haïe. + + + +Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ? +Quoi donc ! de sa grandeur déjà trop prévenu, +Quelque pressentiment de son indifférence +Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ? + + + +Titus n’a point paru pour moi se démentir : +J’aurais tort de me plaindre. Et pourquoi donc partir ? +Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ? +Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime, +Un prince qui, jadis témoin de vos combats, +Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas, +Et de qui la valeur, par vos soins secondée, +Mit enfin sous le joug la rebelle Judée ; +Il se souvient du jour illustre et douloureux +Qui décida du sort d’un long siége douteux. +Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles +Contemplaient sans péril nos assauts inutiles ; +Le bélier impuissant les menaçait en vain : +Vous seul, seigneur, vous seul, une échelle à la main, +Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles. +Ce jour presque éclaira vos propres funérailles : +Titus vous embrassa mourant entre mes bras, +Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas. +Voici le temps, seigneur, où vous devez attendre +Le fruit de tant de sang qu’ils vous ont vu répandre. +Si, pressé du désir de revoir vos États, +Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas, +Faut-il que sans honneurs l’Euphrate vous revoie ? +Attendez pour partir que César vous renvoie +Triomphant et chargé des titres souverains +Qu’ajoute encore aux rois l’amitié des Romains. +Rien ne peut-il, seigneur, changer votre entreprise ? +Vous ne répondez point ! Que veux-tu que je dise ? +J’attends de Bérénice un moment d’entretien. + + +Eh bien, seigneur ? Son sort décidera du mien. +Comment ? Sur son hymen j’attends qu’elle s’explique. +Si sa bouche s’accorde avec la voix publique, +S’il est vrai qu’on l’élève au trône des Césars, +Si Titus a parlé, s’il l’épouse, je pars. + + + +Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ? + + + +Quand nous serons partis, je te dirai le reste. + + + +Dans quel trouble, seigneur, jetez-vous mon esprit. + + + +La reine vient. Adieu. Fais tout ce que j’ai dit. + + + + + + + +Enfin je me dérobe à la joie importune +De tant d’amis nouveaux que me fait la fortune : +Je fuis de leurs respects l’inutile longueur, +Pour chercher un ami qui me parle du cœur : +Il ne faut point mentir, ma juste impatience +Vous accusait déjà de quelque négligence. +Quoi ! cet Antiochus, disais-je, dont les soins +Ont eu tout l’Orient et Rome pour témoins ; +Lui que j’ai vu toujours constant dans mes traverses, +Suivre d’un pas égal mes fortunes diverses ; +Aujourd’hui que le ciel semble me présager +Un honneur qu’avec vous je prétends partager, +Ce même Antiochus se cachant à ma vue, +Me laisse à la merci d’une foule inconnue ! + + + +Il est donc vrai, madame ? et selon ce discours, +L’hymen va succéder à vos longues amours ? + + + +Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes : +Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes ; +Ce long deuil que Titus opposait à sa cour +Avait même en secret suspendu son amour ; +Il n’avait plus pour moi cette ardeur assidue +Lorsqu’il passait les jours attachés sur ma vue ; +Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux, +Il ne me laissait plus que de tristes adieux. +Jugez de ma douleur, moi dont l’amour extrême, +Je vous l’ai dit cent fois, n’aime en lui que lui-même, +Moi qui, loin des grandeurs dont il est revêtu, +Aurais choisi son cœur, et cherché sa vertu. + + + +Il a repris pour vous sa tendresse première ? + + + +Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière, +Lorsque, pour seconder ses soins religieux, +Le sénat a placé son père entre les dieux. +De ce juste devoir sa piété contente +A fait place, seigneur, aux soins de son amante ; +Et même en ce moment, sans qu’il m’en ait parlé, +Il est dans le sénat par son ordre assemblé. +Là, de la Palestine il étend la frontière ; +Il y joint l’Arabie et la Syrie entière ; +Et si de ses amis j’en dois croire la voix, +Si j’en crois ses serments redoublés mille fois, +Il va sur tant d’États couronner Bérénice, +Pour joindre à plus de noms le nom d’impératrice. +Il m’en viendra lui-même assurer en ce lieu. + + + +Et je viens donc vous dire un éternel adieu. + + + +Que dites-vous ? Ah ciel ! quel adieu ! quel langage ! +Prince, vous vous troublez et changez de visage ! + + + +Madame, il faut partir. Quoi ! ne puis-je savoir +Quel sujet… Il fallait partir sans la revoir. + + + +Que craignez-vous ? Parlez : c’est trop longtemps se taire. +Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère ? + + + +Au moins souvenez-vous que je cède à vos lois, +Et que vous m’écoutez pour la dernière fois. +Si, dans ce haut degré de gloire et de puissance, +Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance, +Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux +Reçut le premier trait qui partit de vos yeux : +J’aimai. J’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère : +Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère +Alliez-vous de mon cœur recevoir le tribut ; +Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut. +Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme +Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome. +La Judée en pâlit : le triste Antiochus +Se compta le premier au nombre des vaincus. +Bientôt, de mon malheur interprète sévère, +Votre bouche à la mienne ordonna de se taire. +Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux ; +Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux. +Enfin votre rigueur emporta la balance : +Vous sûtes m’imposer l’exil ou le silence. +Il fallut le promettre, et même le jurer. +Mais, puisque en ce moment j’ose me déclarer, +Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse, +Mon cœur faisait serment de vous aimer sans cesse. + + + +Ah ! que me dites-vous ? Je me suis tu cinq ans, +Madame, et vais encor me taire plus longtemps. +De mon heureux rival j’accompagnai les armes ; +J’espérai de verser mon sang après mes larmes, +Ou qu’au moins, jusqu’à vous porté par mille exploits, +Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix. +Le ciel sembla promettre une fin à ma peine : +Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine. +Inutiles périls ! Quelle était mon erreur ! +La valeur de Titus surpassait ma fureur. +Il faut qu’à sa vertu mon estime réponde. +Quoique attendu, madame, à l’empire du monde, +Chéri de l’univers, enfin aimé de vous, +Il semblait à lui seul appeler tous les coups, +Tandis que, sans espoir, haï, lassé de vivre, +Son malheureux rival ne semblait que le suivre. +Je vois que votre cœur m’applaudit en secret ; +Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret, +Et que, trop attentive à ce récit funeste, +En faveur de Titus vous pardonnez le reste. +Enfin, après un siége aussi cruel que lent, +Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant +Des flammes, de la faim, des fureurs intestines, +Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines. +Rome vous vit, madame, arriver avec lui. +Dans l’Orient désert quel devint mon ennui ! +Je demeurai longtemps errant dans Césarée, +Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée. +Je vous redemandais à vos tristes États ; +Je cherchais en pleurant les traces de vos pas. +Mais enfin succombant à ma mélancolie, +Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie. +Le sort m’y réservait le dernier de ses coups. +Titus en m’embrassant m’amena devant vous : +Un voile d’amitié vous trompa l’un et l’autre, +Et mon amour devint le confident du vôtre. +Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs ; +Rome, Vespasien, traversaient vos soupirs ; +Après tant de combats Titus cédait peut-être. +Vespasien est mort, et Titus est le maître. +Que ne fuyais-je alors ! J’ai voulu quelques jours +De son nouvel empire examiner le cours. +Mon sort est accompli ; votre gloire s’apprête. +Assez d’autres, sans moi, témoins de cette fête, +À vos heureux transports viendront joindre les leurs; +Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs, +D’un inutile amour trop constante victime, +Heureux dans mes malheurs d’en avoir pu sans crime + +Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits, +Je pars plus amoureux que je ne fus jamais. + + + +Seigneur, je n’ai pas cru que, dans une journée +Qui doit avec César unir ma destinée, +Il fût quelque mortel qui pût impunément +Se venir à mes yeux déclarer mon amant. +Mais de mon amitié mon silence est un gage ; +J’oublie en sa faveur un discours qui m’outrage. +Je n’en ai point troublé le cours injurieux ; +Je fais plus, à regret je reçois vos adieux. +Le ciel sait qu’au milieu des honneurs qu’il m’envoie, +Je n’attendais que vous pour témoin de ma joie ; +Avec tout l’univers j’honorais vos vertus ; +Titus vous chérissait, vous admiriez Titus. +Cent fois je me suis fait une douceur extrême +D’entretenir Titus dans un autre lui-même… + + + +Et c’est ce que je fuis. J’évite, mais trop tard, +Ces cruels entretiens où je n’ai point de part. +Je fuis Titus, je fuis ce nom qui m’inquiète, +Ce nom qu’à tous moments votre bouche répète : +Que vous dirai-je enfin ? je fuis des yeux distraits, +Qui, me voyant toujours, ne me voyaient jamais. +Adieu. Je vais, le cœur trop plein de votre image, +Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage. +Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleur +Remplisse l’univers du bruit de mon malheur : +Madame, le seul bruit d’une mort que j’implore +Vous fera souvenir que je vivais encore. +Adieu. Que je le plains ! Tant de fidélité, +Madame, méritait plus de prospérité. +Ne le plaignez-vous pas ? Cette prompte retraite +Me laisse, je l’avoue, une douleur secrète. + + + +Je l’aurais retenu. Qui ? moi, le retenir ? +J’en dois perdre plutôt jusques au souvenir. +Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée ? + + + +Titus n’a point encore expliqué sa pensée. +Rome vous voit, madame, avec des yeux jaloux ; +La rigueur de ses lois m’épouvante pour vous : +L’hymen chez les Romains n’admet qu’une Romaine ; +Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine. + + + +Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler. +Titus m’aime ; il peut tout ; il n’a plus qu’à parler, +Il verra le sénat m’apporter ses hommages, +Et le peuple de fleurs couronner ses images. +De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ? +Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ? +Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée, +Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée, +Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat, +Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ; +Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire, +Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ; +Tous ces yeux qu’on voyait venir de toutes parts +Confondre sur lui seul leurs avides regards ; +Ce port majestueux, cette douce présence… +Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance +Tous les cœurs en secret l’assuraient de leur foi ! +Parle : peut-on le voir sans penser, comme moi, +Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître, +Le monde en le voyant eût reconnu son maître ? +Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ? +Cependant Rome entière, en ce même moment, +Fait des vœux pour Titus, et par des sacrifices, +De son règne naissant consacre les prémices. +Que tardons-nous ? Allons, pour son empire heureux, +Au ciel, qui le protége, offrir aussi nos vœux. +Aussitôt, sans l’attendre, et sans être attendue, +Je reviens le chercher, et dans cette entrevue +Dire tout ce qu’aux cœurs l’un de l’autre contents +Inspirent des transports retenus si longtemps. + + + + + + + + + + + + + + +A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ? +Sait-il que je l’attends ? J’ai couru chez la reine : +Dans son appartement ce prince avait paru ; +Il en était sorti lorsque j’y suis couru. +De vos ordres, seigneur, j’ai dit qu’on l’avertisse. + + + +Il suffit. Et que fait la reine Bérénice ? + + + +La reine, en ce moment, sensible à vos bontés, +Charge le ciel de vœux pour vos prospérités. +Elle sortait, Seigneur. Trop aimable princesse ! +Hélas ! En sa faveur d’où naît cette tristesse ? +L’Orient presque entier va fléchir sous sa loi : +Vous la plaignez ! Paulin, qu’on vous laisse avec moi. + + + + + + + +Eh bien, de mes desseins Rome encore incertaine +Attend que deviendra le destin de la reine, +Paulin ; et les secrets de son cœur et du mien +Sont de tout l’univers devenus l’entretien. +Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique. +De la reine et de moi que dit la voix publique ? +Parlez : qu’entendez-vous ? J’entends de tous côtés +Publier vos vertus, seigneur, et ses beautés. + + + +Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle ? +Quel succès attend-on d’un amour si fidèle ? + + + +Vous pouvez tout : aimez, cessez d’être amoureux, +La cour sera toujours du parti de vos vœux. + + + +Et je l’ai vue aussi cette cour peu sincère, +À ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire, +Des crimes de Néron approuver les horreurs ; +Je l’ai vue à genoux consacrer ses fureurs. +Je ne prends point pour juge une cour idolâtre, +Paulin : je me propose un plus noble théâtre ; +Et, sans prêter l’oreille à la voix des flatteurs, +Je veux par votre bouche entendre tous les cœurs : +Vous me l’avez promis. Le respect et la crainte +Ferment autour de moi le passage à la plainte : +Pour mieux voir, cher Paulin, et pour entendre mieux. +Je vous ai demandé des oreilles, des yeux ; +J’ai mis même à ce prix mon amitié secrète : +J’ai voulu que des cœurs vous fussiez l’interprète ; +Qu’au travers des flatteurs votre sincérité +Fît toujours jusqu’à moi passer la vérité. +Parlez donc ! que faut-il que Bérénice espère ? +Rome lui sera-t-elle indulgente ou sévère, +Dois-je croire qu’assise au trône des Césars, +Une si belle reine offensât ses regards ? + + + +N’en doutez point, seigneur : soit raison, soit caprice, +Rome ne l’attend point pour son impératrice. +On sait qu’elle est charmante ; et de si belles mains +Semblent vous demander l’empire des humains ; +Elle a même, dit-on, le cœur d’une Romaine ; +Elle a mille vertus ; mais, seigneur, elle est reine : +Rome, par une loi qui ne se peut changer, +N’admet avec son sang aucun sang étranger, +Et ne reconnaît point les fruits illégitimes +Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes. +D’ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois, +Rome à ce nom, si noble et si saint autrefois, +Attacha pour jamais une haine puissante ; +Et quoique à ses Césars fidèle, obéissante, +Cette haine, seigneur, reste de sa fierté, +Survit dans tous les cœurs après la liberté. +Jules, qui le premier la soumit à ses armes, +Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes, +Brûla pour Cléopâtre ; et, sans se déclarer, +Seule dans l’Orient la laissa soupirer. +Antoine, qui l’aima jusqu’à l’idolâtrie, +Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie, +Sans oser toutefois se nommer son époux : +Rome l’alla chercher jusques à ses genoux, +Et ne désarma point sa fureur vengeresse, +Qu’elle n’eût accablé l’amant et la maîtresse. +Depuis ce temps, seigneur, Caligula, Néron, +Monstres dont à regret je cite ici le nom, +Et qui, ne conservant que la figure d’homme, +Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome, +Ont craint cette loi seule, et n’ont point à nos yeux +Allumé le flambeau d’un hymen odieux. +Vous m’avez commandé surtout d’être sincère. +De l’affranchi Pallas nous avons vu le frère, +Des fers de Claudius Félix encor flétri, +De deux reines, seigneur, devenir le mari ; +Et, s’il faut jusqu’au bout que je vous obéisse, +Ces deux reines étaient du sang de Bérénice. +Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards, +Faire entrer une reine au lit de nos Césars, +Tandis que l’Orient dans le lit de ses reines +Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes ! +C’est ce que les Romains pensent de votre amour : +Et je ne réponds pas, avant la fin du jour, +Que le sénat, chargé des vœux de tout l’empire, +Ne vous redise ici ce que je viens de dire ; +Et que Rome avec lui, tombant à vos genoux, +Ne vous demande un choix digne d’elle et de vous. +Vous pouvez préparer, seigneur, votre réponse. + + + +Hélas ! à quel amour on veut que je renonce ! + + + +Cet amour est ardent, il le faut confesser. + + + +Plus ardent mille fois que tu ne peux penser, +Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire + +De la voir chaque jour, de l’aimer, de lui plaire. +J’ai fait plus, je n’ai rien de secret à tes yeux, +J’ai pour elle cent fois rendu grâces aux dieux +D’avoir choisi mon père au fond de l’Idumée, +D’avoir rangé sous lui l’Orient et l’armée, +Et soulevant encor le reste des humains, +Remis Rome sanglante en ses paisibles mains. +J’ai même souhaité la place de mon père ; +Moi, Paulin, qui, cent fois, si le sort moins sévère +Eût voulu de sa vie étendre les liens, +Aurais donné mes jours pour prolonger les siens : +Tout cela (qu’un amant sait mal ce qu’il désire !) +Dans l’espoir d’élever Bérénice à l’empire, +De reconnaître un jour son amour et sa foi, +Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi. +Malgré tout mon amour, Paulin, et tous ses charmes, +Après mille serments appuyés de mes larmes, +Maintenant que je puis couronner tant d’attraits, +Maintenant que je l’aime encor plus que jamais, +Lorsqu’un heureux hymen, joignant nos destinées, +Peut payer en un jour les vœux de cinq années, +Je vais, Paulin… Ô ciel ! puis-je le déclarer ? + + + +Quoi, seigneur ? Pour jamais je vais m’en séparer. +Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre : +Si je t’ai fait parler, si j’ai voulu t’entendre, +Je voulais que ton zèle achevât en secret +De confondre un amour qui se tait à regret. +Bérénice a longtemps balancé la victoire ; +Et, si je penche enfin du côté de ma gloire, +Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour, +Des combats dont mon cœur saignera plus d’un jour. +J’aimais, je soupirais dans une paix profonde : +Un autre était chargé de l’empire du monde. +Maître de mon destin, libre dans mes soupirs, +Je ne rendais qu’à moi compte de mes désirs. +Mais à peine le ciel eut rappelé mon père, +Dès que ma triste main eut fermé sa paupière, +De mon aimable erreur je fus désabusé : +Je sentis le fardeau qui m’était imposé ; +Je connus que bientôt, loin d’être à ce que j’aime, +Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même ; +Et que le choix des dieux, contraire à mes amours, +Livrait à l’univers le reste de mes jours. +Rome observe aujourd’hui ma conduite nouvelle : +Quelle honte pour moi, quel présage pour elle, +Si, dès le premier pas, renversant tous ses droits, +Je fondais mon bonheur sur le débris des lois ! +Résolu d’accomplir ce cruel sacrifice, +J’y voulus préparer la triste Bérénice ; +Mais par où commencer ? Vingt fois depuis huit jours +J’ai voulu devant elle en ouvrir le discours, +Et, dès le premier mot, ma langue embarrassée +Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée. +J’espérais que du moins mon trouble et ma douleur +Lui feraient pressentir notre commun malheur ; +Mais, sans me soupçonner, sensible à mes alarmes, +Elle m’offre sa main pour essuyer mes larmes, +Et ne prévoit rien moins, dans cette obscurité, +Que la fin d’un amour qu’elle a trop mérité. +Enfin, j’ai ce matin rappelé ma constance : +Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence. +J’attends Antiochus pour lui recommander +Ce dépôt précieux que je ne puis garder : +Jusque dans l’Orient je veux qu’il la remène. +Demain Rome avec lui verra partir la reine. +Elle en sera bientôt instruite par ma voix ; +Et je vais lui parler pour la dernière fois. + + + +Je n’attendais pas moins de cet amour de gloire +Qui partout après vous attacha la victoire. +La Judée asservie, et ses remparts fumants, +De cette noble ardeur éternels monuments, +Me répondaient assez que votre grand courage +Ne voudrait pas, seigneur, détruire son ouvrage, +Et qu’un héros vainqueur de tant de nations +Saurait bien tôt ou tard vaincre ses passions. + + + +Ah ! que sous de beaux noms cette gloire est cruelle ! +Combien mes tristes yeux la trouveraient plus belle, +S’il ne fallait encor qu’affronter le trépas ! +Que dis-je ? cette ardeur que j’ai pour ses appas, +Bérénice en mon sein l’a jadis allumée. +Tu ne l’ignores pas : toujours la renommée +Avec le même éclat n’a pas semé mon nom ; +Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron, +S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée, +Et suivait du plaisir la pente trop aisée. +Bérénice me plut. Que ne fait point un cœur +Pour plaire à ce qu’il aime, et gagner son vainqueur ! +Je prodiguai mon sang ; tout fit place à mes armes : +Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes +Ne me suffisaient pas pour mériter ses vœux : +J’entrepris le bonheur de mille malheureux : +On vit de toutes parts mes bontés se répandre : +Heureux, et plus heureux que tu ne peux comprendre, +Quand je pouvais paraître à ses yeux satisfaits +Chargé de mille cœurs conquis par mes bienfaits ! +Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle ! +Tout ce que je lui dois va retomber sur elle. +Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus, +Je lui dirai : Partez, et ne me voyez plus. + + + +Eh quoi, seigneur ! eh quoi ! cette magnificence +Qui va jusqu’à l’Euphrate étendre sa puissance, +Tant d’honneurs dont l’excès a surpris le sénat, + +Vous laissent-ils encor craindre le nom d’ingrat ? +Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande. + + + +Faibles amusements d’une douleur si grande ! +Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien +Que son cœur n’a jamais demandé que le mien. +Je l’aimai ; je lui plus. Depuis cette journée, +(Dois-je dire funeste, hélas ! ou fortunée ?) +Sans avoir, en aimant, d’objet que son amour, +Étrangère dans Rome, inconnue à la cour, +Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre +Que quelque heure à me voir, et le reste à m’attendre. +Encor, si quelquefois un peu moins assidu +Je passe le moment où je suis attendu, +Je la revois bientôt de pleurs toute trempée : +Ma main à les sécher est longtemps occupée. +Enfin tout ce qu’amour a de nœuds plus puissants, +Doux reproches, transports sans cesse renaissants, +Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle, +Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle. +Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois, +Et crois toujours la voir pour la première fois. +N’y songeons plus. Allons, cher Paulin : plus j’y pense, +Plus je sens chanceler ma cruelle constance. +Quelle nouvelle, ô ciel ! je lui vais annoncer ! +Encore un coup, allons ; il n’y faut plus penser. +Je connais mon devoir, c’est à moi de le suivre : +Je n’examine point si j’y pourrai survivre. + + + + + + + +Bérénice, seigneur, demande à vous parler. + + + +Ah, Paulin ! Quoi ! déjà vous semblez reculer ! +De vos nobles projets, seigneur, qu’il vous souvienne : +Voici le temps. Eh bien, voyons-la. Qu’elle vienne. + + + + + + + +Ne vous offensez pas si mon zèle indiscret +De votre solitude interrompt le secret +Tandis qu’autour de moi votre cour assemblée +Retentit des bienfaits dont vous m’avez comblée, +Est-il juste, seigneur, que seule en ce moment +Je demeure sans voix et sans ressentiment ? +Mais, seigneur (car je sais que cet ami sincère +Du secret de nos cœurs connaît tout le mystère), +Votre deuil est fini, rien n’arrête vos pas, +Vous êtes seul, enfin, et ne me cherchez pas ! +J’entends que vous m’offrez un nouveau diadème, +Et ne puis cependant vous entendre vous-même. +Hélas ! plus de repos, seigneur, et moins d’éclat : +Votre amour ne peut-il paraître qu’au sénat ? +Ah, Titus ! (car enfin l’amour fuit la contrainte +De tous ces noms que suit le respect et la crainte) +De quel soin votre amour va-t-il s’importuner ? +N’a-t-il que des États qu’il me puisse donner ? +Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche ? +Un soupir, un regard, un mot de votre bouche, +Voilà l’ambition d’un cœur comme le mien : +Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien. +Tous vos moments sont-ils dévoués à l’empire ? +Ce cœur, après huit jours, n’a-t-il rien à me dire ? +Qu’un mot va rassurer mes timides esprits ! +Mais parliez-vous de moi quand je vous ai surpris ? +Dans vos secrets discours étais-je intéressée, +Seigneur ? étais-je au moins présente à la pensée ? + + + +N’en doutez point, madame ; et j’atteste les dieux +Que toujours Bérénice est présente à mes yeux. +L’absence ni le temps, je vous le jure encore, +Ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore. + + + +Eh quoi ! vous me jurez une éternelle ardeur, +Et vous me la jurez avec cette froideur ! +Pourquoi même du ciel attester la puissance ? +Faut-il par des serments vaincre ma défiance ? +Mon cœur ne prétend point, seigneur, vous démentir, +Et je vous en croirai sur un simple soupir. + + + +Madame… Eh bien, seigneur ? Mais quoi ! sans me répondre, +Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre ! +Ne m’offrirez-vous plus qu’un visage interdit ? +Toujours la mort d’un père occupe votre esprit : +Rien ne peut-il charmer l’ennui qui vous dévore ? + + + +Plût aux cieux que mon père, hélas ! vécût encore ! +Que je vivais heureux ! Seigneur, tous ces regrets +De votre piété sont de justes effets. +Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire : +Vous devez d’autres soins à Rome, à votre gloire : +De mon propre intérêt je n’ose vous parler. +Bérénice autrefois pouvait vous consoler ; +Avec plus de plaisir vous m’avez écoutée. +De combien de malheurs pour vous persécutée, + +Vous ai-je, pour un mot, sacrifié mes pleurs ! +Vous regrettez un père : hélas ! faibles douleurs ! +Et moi (ce souvenir me fait frémir encore) +On voulait m’arracher de tout ce que j’adore ; +Moi dont vous connaissez le trouble et le tourment +Quand vous ne me quittez que pour quelque moment, +Moi qui mourrais le jour qu’on voudrait m’interdire +De vous… Madame, hélas ! que me venez-vous dire ? +Quel temps choisissez-vous ? Ah ! de grâce, arrêtez : +C’est trop pour un ingrat prodiguer vos bontés. + + + +Pour un ingrat, seigneur ! et le pouvez-vous être ? +Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être ? + + + +Non, madame : jamais, puisqu’il faut vous parler, +Mon cœur de plus de feux ne se sentit brûler… +Mais… Achevez. Hélas ! Parlez. Rome… l’empire… + +Eh bien ? Sortons, Paulin : je ne lui puis rien dire. + + + + + + + +Quoi ! me quitter sitôt ! et ne me dire rien ! +Chère Phénice, hélas ! quel funeste entretien ! +Qu’ai-je fait ? Que veut-il ? Et que dit ce silence ? + + + +Comme vous, je me perds d’autant plus que j’y pense. +Mais ne s’offre-t-il rien à votre souvenir +Qui contre vous, madame, ait pu le prévenir ? +Voyez, examinez. Hélas ! tu peux m’en croire : +Plus je veux du passé rappeler la mémoire, +Du jour que je le vis jusqu’à ce triste jour, +Plus je vois qu’on me peut reprocher trop d’amour. +Mais tu nous entendais. Il ne faut rien me taire : +Parle. N’ai-je rien dit qui lui puisse déplaire ? +Que sais-je ? J’ai peut-être avec trop de chaleur +Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur… +N’est-ce point que de Rome il redoute la haine ? +Il craint peut-être, il craint d’épouser une reine. +Hélas ! s’il était vrai… Mais non, il a cent fois +Rassuré mon amour contre leurs dures lois ; +Cent fois… Ah ! qu’il m’explique un silence si rude : +Je ne respire pas dans cette incertitude. +Moi, je vivrais, Phénice, et je pourrais penser +Qu’il me néglige, ou bien que j’ai pu l’offenser ! +Retournons sur ses pas. Mais, quand je m’examine, +Je crois de ce désordre entrevoir l’origine, +Phénice : il aura su tout ce qui s’est passé ; +L’amour d’Antiochus l’a peut-être offensé. +Il attend, m’a-t-on dit, le roi de Comagène. +Ne cherchons point ailleurs le sujet de ma peine. +Sans doute ce chagrin qui vient de m’alarmer +N’est qu’un léger soupçon facile à désarmer. +Je ne te vante point cette faible victoire, +Titus : ah ! plût au ciel que, sans blesser ta gloire, +Un rival plus puissant voulût tenter ma foi, +Et pût mettre à mes pieds plus d’empires que toi ; +Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme, +Que ton amour n’eût rien à donner que ton âme ! +C’est alors, cher Titus, qu’aimé, victorieux, +Tu verrais de quel prix ton cœur est à mes yeux. +Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire. +Rassurons-nous, mon cœur, je puis encor lui plaire ; +Je me comptais trop tôt au rang des malheureux : +Si Titus est jaloux, Titus est amoureux. + + + + + + + + + + + + + + +Quoi ! prince, vous partiez ! Quelle raison subite +Presse votre départ, ou plutôt votre fuite ? +Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux ? +Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux ? +Que diront, avec moi, la cour, Rome, l’empire ? +Mais comme votre ami, que ne puis-je point dire ? +De quoi m’accusez-vous ? Vous avais-je sans choix +Confondu jusqu’ici dans la foule des rois ? +Mon cœur vous fut ouvert tant qu’a vécu mon père : +C’était le seul présent que je pouvais vous faire ; +Et lorsque avec mon cœur ma main peut s’épancher, +Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher ! +Pensez-vous qu’oubliant ma fortune passée +Sur ma seule grandeur j’arrête ma pensée, +Et que tous mes amis s’y présentent de loin +Comme autant d’inconnus dont je n’ai plus besoin ? + +Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire. +Prince, plus que jamais vous m’êtes nécessaire. + + +Moi, seigneur ? Vous. Hélas ! d’un prince malheureux +Que pouvez-vous, seigneur, attendre que des vœux ? + + + +Je n’ai pas oublié, prince, que ma victoire +Devait à vos exploits la moitié de sa gloire ; +Que Rome vit passer au nombre des vaincus +Plus d’un captif chargé des fers d’Antiochus ; +Que dans le Capitole elle voit attachées +Les dépouilles des Juifs, par vos mains arrachées. +Je n’attends pas de vous de ces sanglants exploits, +Et je veux seulement emprunter votre voix. +Je sais que Bérénice, à vos soins redevable, +Croit posséder en vous un ami véritable : +Elle ne voit dans Rome et n’écoute que vous ; +Vous ne faites qu’un cœur et qu’une âme avec nous. +Au nom d’une amitié si constante et si belle, +Employez le pouvoir que vous avez sur elle ; +Voyez-la de ma part. Moi, paraître à ses yeux ! +La reine, pour jamais, a reçu mes adieux. + + + +Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore. + + + +Ah ! parlez-lui, seigneur. La reine vous adore : +Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment +Le plaisir de lui faire un aveu si charmant ? +Elle l’attend, seigneur, avec impatience. +Je réponds, en partant, de son obéissance ; +Et même elle m’a dit que, prêt à l’épouser, +Vous ne la verrez plus que pour l’y disposer. + + + +Ah ! qu’un aveu si doux aurait lieu de me plaire ! +Que je serais heureux, si j’avais à le faire ! +Mes transports aujourd’hui s’attendaient d’éclater ; +Cependant aujourd’hui, prince, il faut la quitter. + + + +La quitter ! vous, seigneur ? Telle est ma destinée : +Pour elle et pour Titus il n’est plus d’hyménée. +D’un espoir si charmant je me flattais en vain : +Prince, il faut avec vous qu’elle parte demain. + + + +Qu’entends-je ? ô ciel ! Plaignez ma grandeur importune : +Maître de l’univers, je règle sa fortune ; +Je puis faire les rois, je puis les déposer ; +Cependant de mon cœur je ne puis disposer. +Rome, contre les rois de tous temps soulevée, +Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée ; +L’éclat du diadème, et cent rois pour aïeux, +Déshonorent ma flamme, et blessent tous les yeux. +Mon cœur, libre d’ailleurs, sans craindre les murmures, +Peut brûler à son choix dans des flammes obscures ; +Et Rome avec plaisir recevrait de ma main +La moins digne beauté qu’elle cache en son sein. +Jules céda lui-même au torrent qui m’entraîne. +Si le peuple demain ne voit partir la reine, +Demain elle entendra ce peuple furieux +Me venir demander son départ à ses yeux. +Sauvons de cet affront mon nom et sa mémoire ; +Et puisqu’il faut céder, cédons à notre gloire. +Ma bouche et mes regards, muets depuis huit jours +L’auront pu préparer à ce triste discours ; +Et même en ce moment, inquiète, empressée, +Elle veut qu’à ses yeux j’explique ma pensée. +D’un amant interdit soulagez le tourment ; +Épargnez à mon cœur cet éclaircissement. +Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence ; +Surtout, qu’elle me laisse éviter sa présence : +Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens ; +Portez-lui mes adieux, et recevez les siens. +Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste +Qui de notre constance accablerait le reste. +Si l’espoir de régner et de vivre en mon cœur +Peut de son infortune adoucir la rigueur, +Ah, prince ! jurez-lui que, toujours trop fidèle, +Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu’elle, +Portant jusqu’au tombeau le nom de son amant, +Mon règne ne sera qu’un long bannissement, +Si le ciel, non content de me l’avoir ravie, +Veut encor m’affliger par une longue vie. +Vous, que l’amitié seule attache sur ses pas, +Prince, dans son malheur ne l’abandonnez pas : +Que l’Orient vous voie arriver à sa suite ; +Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite ; +Qu’une amitié si belle ait d’éternels liens ; +Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens. +Pour rendre vos États plus voisins l’un de l’autre, +L’Euphrate bornera son empire et le vôtre. +Je sais que le sénat, tout plein de votre nom, +D’une commune voix confirmera ce don. +Je joins la Cilicie à votre Comagène. +Adieu. Ne quittez point ma princesse, ma reine, +Tout ce qui de mon cœur fut l’unique désir, +Tout ce que j’aimerai jusqu’au dernier soupir. + + + + + + + +Ainsi le ciel s’apprête à vous rendre justice. +Vous partirez, seigneur, mais avec Bérénice. +Loin de vous la ravir, on va vous la livrer. + + + +Arsace, laisse-moi le temps de respirer. +Ce changement est grand, ma surprise est extrême : +Titus entre mes mains remet tout ce qu’il aime ! +Dois-je croire, grands dieux ! ce que je viens d’ouïr ? +Et quand je le croirais, dois-je m’en réjouir ? + + + +Mais moi-même, seigneur, que faut-il que je croie ? +Quel obstacle nouveau s’oppose à votre joie ? +Me trompiez-vous tantôt au sortir de ces lieux, +Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux, +Tremblant d’avoir osé s’expliquer devant elle, +Votre cœur me contait son audace nouvelle ? +Vous fuyiez un hymen qui vous faisait trembler. +Cet hymen est rompu : quel soin peut vous troubler ? +Suivez les doux transports où l’amour vous invite. + + + +Arsace, je me vois chargé de sa conduite ; +Je jouirai longtemps de ses chers entretiens ; +Ses yeux mêmes pourront s’accoutumer aux miens ; +Et peut-être son cœur fera la différence +Des froideurs de Titus à ma persévérance. +Titus m’accable ici du poids de sa grandeur : +Tout disparaît dans Rome auprès de sa splendeur ; +Mais quoique l’Orient soit plein de sa mémoire, +Bérénice y verra des traces de ma gloire. + + + +N’en doutez point, seigneur, tout succède à vos vœux. + + + +Ah ! que nous nous plaisons à nous tromper tous deux ! + + + +Et pourquoi nous tromper ? Quoi ! je lui pourrais plaire ? +Bérénice à mes vœux ne serait plus contraire ? +Bérénice d’un mot flatterait mes douleurs ? +Penses-tu seulement que, parmi ses malheurs, +Quand l’univers entier négligerait ses charmes, +L’ingrate me permît de lui donner des larmes, +Ou qu’elle s’abaissât jusques à recevoir +Des soins qu’à mon amour elle croirait devoir ? + + + +Et qui peut mieux que vous consoler sa disgrâce ? +Sa fortune, seigneur, va prendre une autre face : +Titus la quitte. Hélas ! de ce grand changement +Il ne me reviendra que le nouveau tourment +D’apprendre par ses pleurs à quel point elle l’aime : +Je la verrai gémir ; je la plaindrai moi-même. +Pour fruit de tant d’amour, j’aurai le triste emploi +De recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi. + + + +Quoi ! ne vous plairez-vous qu’à vous gêner sans cesse ? +Jamais dans un grand cœur vit-on plus de faiblesse ? +Ouvrez les yeux, seigneur, et songeons entre nous +Par combien de raisons Bérénice est à vous. +Puisque aujourd’hui Titus ne prétend plus lui plaire, +Songez que votre hymen lui devient nécessaire. + + + +Nécessaire ? À ses pleurs accordez quelques jours ; +De ses premiers sanglots laissez passer le cours : +Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance, +L’absence de Titus, le temps, votre présence, +Trois sceptres que son bras ne peut seul soutenir, +Vos deux états voisins qui cherchent à s’unir ; +L’intérêt, la raison, l’amitié, tout vous lie. + + + +Ah ! je respire, Arsace, et tu me rends la vie ; +J’accepte avec plaisir un présage si doux. +Que tardons-nous ? Faisons ce qu’on attend de nous : +Entrons chez Bérénice ; et puisqu’on nous l’ordonne, +Allons lui déclarer que Titus l’abandonne… +Mais plutôt demeurons. Que faisais-je ? est-ce à moi, +Arsace, à me charger de ce cruel emploi ? +Soit vertu, soit amour, mon cœur s’en effarouche. +L’aimable Bérénice entendrait de ma bouche +Qu’on l’abandonne ! Ah ! reine ! et qui l’aurait pensé +Que ce mot dût jamais vous être prononcé ! + + + +La haine sur Titus tombera tout entière. +Seigneur, si vous parlez, ce n’est qu’à sa prière. + + + +Non, ne la voyons point ; respectons sa douleur ; +Assez d’autres viendront lui conter son malheur. +Et ne la crois-tu pas assez infortunée +D’apprendre à quel mépris Titus l’a condamnée, +Sans lui donner encor le déplaisir fatal +D’apprendre ce mépris par son propre rival ? +Encore un coup, fuyons ; et par cette nouvelle +N’allons point nous charger d’une haine immortelle. + + + +Ah ! la voici, seigneur ; prenez votre parti. + + + +Ô ciel ! Eh quoi ! seigneur, vous n’êtes point parti ? + + +Madame, je vois bien que vous êtes déçue, +Et que c’était César que cherchait votre vue. +Mais n’accusez que lui, si, malgré mes adieux, +De ma présence encor j’importune vos yeux. +Peut-être en ce moment je serais dans Ostie, +S’il ne m’eût de sa cour défendu la sortie. + + + +Il vous cherche vous seul ; il nous évite tous. + + + +Il ne m’a retenu que pour parler de vous. + + + +De moi, prince ? Oui, madame. Et qu’a-t-il pu vous dire ? + + + +Mille autres mieux que moi pourront vous en instruire. + + + +Quoi ! seigneur… Suspendez votre ressentiment. +D’autres, loin de se taire en ce même moment, +Triompheraient peut-être, et pleins de confiance, +Céderaient avec joie à votre impatience ; +Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien, +À qui votre repos est plus cher que le mien, +Pour ne le point troubler, j’aime mieux vous déplaire, +Et crains votre douleur plus que votre colère. +Avant la fin du jour vous me justifirez. +Adieu, madame. Ô ciel ! quel discours ! Demeurez. +Prince, c’est trop cacher mon trouble à votre vue ; +Vous voyez devant vous une reine éperdue, +Qui, la mort dans le sein, vous demande deux mots. +Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos ; +Et vos refus cruels, loin d’épargner ma peine, +Excitent ma douleur, ma colère, ma haine. +Seigneur, si mon repos vous est si précieux, +Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux, +Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme : +Que vous a dit Titus ? Au nom des dieux, madame… + + + +Quoi ! vous craignez si peu de me désobéir ! + + + +Je n’ai qu’à vous parler pour me faire haïr. + + + +Je veux que vous parliez. Dieux ! quelle violence ! +Madame, encore un coup, vous loûrez mon silence. + + + +Prince, dès ce moment contentez mes souhaits, +Ou soyez de ma haine assuré pour jamais. + + + +Madame, après cela, je ne puis plus me taire. +Eh bien ! vous le voulez, il faut vous satisfaire. +Mais ne vous flattez point ; je vais vous annoncer +Peut-être des malheurs où vous n’osez penser. +Je connais votre cœur ; vous devez vous attendre +Que je le vais frapper par l’endroit le plus tendre. +Titus m’a commandé… Quoi ? De vous déclarer +Qu’à jamais l’un de l’autre il faut vous séparer. + + + +Nous séparer ! qui ? moi ? Titus de Bérénice ? + + + +Il faut que devant vous je lui rende justice ; +Tout ce que, dans un cœur sensible et généreux, +L’amour au désespoir peut rassembler d’affreux, +Je l’ai vu dans le sien ; il pleure, il vous adore. +Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ? +Une reine est suspecte à l’empire romain. +Il faut vous séparer, et vous partez demain. + + + +Nous séparer ! hélas ! Phénice ! Eh bien ! madame, +Il faut ici montrer la grandeur de votre âme. +Ce coup sans doute est rude, il doit vous étonner. + + + +Après tant de serments, Titus m’abandonner ! +Titus qui me jurait… Non, je ne le puis croire ; +Il ne me quitte point, il y va de sa gloire. +Contre son innocence on veut me prévenir. +Ce piége n’est tendu que pour nous désunir. +Titus m’aime, Titus ne veut point que je meure. +Allons le voir ; je veux lui parler tout à l’heure. +Allons. Quoi ! vous pourriez ici me regarder… + + + +Vous le souhaitez trop pour me persuader. +Non, je ne vous crois point ; mais quoi qu’il en puisse être +Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître. +Ne m’abandonne point dans l’état où je suis. + +Hélas ! pour me tromper je fais ce que je puis. + + + + + + + +Ne me trompé-je point ? l’ai-je bien entendue ? +Que je me garde, moi, de paraître à sa vue ! +Je m’en garderai bien. Et ne partais-je pas, +Si Titus, malgré moi, n’eût arrêté mes pas ? +Sans doute il faut partir. Continuons, Arsace ; +Elle croit m’affliger : sa haine me fait grâce. +Tu me voyais tantôt inquiet, égaré ; +Je partais amoureux, jaloux, désespéré ; +Et maintenant, Arsace, après cette défense, +Je partirai peut-être avec indifférence. + + + +Moins que jamais, seigneur, il faut vous éloigner. + + + +Moi ! je demeurerai pour me voir dédaigner ? +Des froideurs de Titus je serai responsable ? +Je me verrai punir parce qu’il est coupable ? +Avec quelle injustice et quelle indignité +Elle doute à mes yeux de ma sincérité ! +Titus l’aime, dit-elle, et moi je l’ai trahie. +L’ingrate ! m’accuser de cette perfidie ! +Et dans quel temps encor ? dans le moment fatal +Que j’étale à ses yeux les pleurs de mon rival, +Que, pour la consoler, je le faisais paraître +Amoureux et constant, plus qu’il ne l’est peut-être. + + + +Et de quel soin, seigneur, vous allez vous troubler ? +Laissez à ce torrent le temps de s’écouler : +Dans huit jours, dans un mois, n’importe, il faut qu’il passe. +Demeurez seulement. Non, je la quitte, Arsace. +Je sens qu’à sa douleur je pourrais compatir : +Ma gloire, mon repos, tout m’excite à partir. +Allons ; et de si loin évitons la cruelle, +Que de longtemps, Arsace, on ne nous parle d’elle. +Toutefois il nous reste encore assez de jour : +Je vais dans mon palais attendre ton retour. +Va voir si sa douleur ne l’a point trop saisie. +Cours ; et partons du moins assurés de sa vie. + + + + + + + + + + + + +Phénice ne vient point ! moments trop rigoureux, +Que vous paraissez lents à mes rapides vœux ! +Je m’agite, je cours, languissante, abattue ; +La force m’abandonne, et le repos me tue. +Phénice ne vient point ! ah ! que cette longueur +D’un présage funeste épouvante mon cœur ! +Phénice n’aura point de réponse à me rendre : +Titus, l’ingrat Titus n’a point voulu l’entendre ; +Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur. + + + + + + + +Chère Phénice, eh bien ! as-tu vu l’empereur ? +Qu’a-t-il dit ? viendra-t-il ? Oui, je l’ai vu, madame, +El j’ai peint à ses yeux le trouble de votre âme. +J’ai vu couler des pleurs qu’il voulait retenir. + + + +Vient-il ? N’en doutez point, madame, il va venir. +Mais voulez-vous paraître en ce désordre extrême ? +Remettez-vous, madame, et rentrez en vous-même. +Laissez-moi relever ces voiles détachés, +Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés. +Souffrez que de vos pleurs je répare l’outrage. + + + +Laisse, laisse, Phénice ; il verra son ouvrage. +Eh, que m’importe, hélas ! de ces vains ornements, +Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements… +Mais que dis-je ? mes pleurs ! si ma perte certaine, +Si ma mort toute prête enfin ne le ramène, +Dis-moi, que produiront tes secours superflus, +Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus ? + + + +Pourquoi lui faites-vous cet injuste reproche ? +J’entends du bruit, madame, et l’empereur s’approche. +Venez, fuyez la foule, et rentrons promptement : +Vous l’entretiendrez seul dans votre appartement. + + + + + + + +De la reine, Paulin, flattez l’inquiétude : +Je vais la voir ; je veux un peu de solitude ; +Que l’on me laisse. Ô ciel ! que je crains ce combat ! +Grands dieux ! sauvez sa gloire et l’honneur de l’État ! +Voyons la reine. Eh bien ! Titus, que viens-tu faire ? +Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ? +Tes adieux sont-ils prêts ? t’es-tu bien consulté ? +Ton cœur te promet-il assez de cruauté ? +Car enfin au combat qui pour toi se prépare, +C’est peu d’être constant, il faut être barbare. +Soutiendrai-je ces yeux, dont la douce langueur +Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ? +Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes, +Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes, +Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ? +Pourrai-je dire enfin : Je ne veux plus vous voir. +Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime. +Et pourquoi le percer ? qui l’ordonne ? moi-même ! +Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ? +L’entendons-nous crier autour de ce palais ? +Vois-je l’État penchant au bord du précipice ? +Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ? +Tout se tait ; et moi seul, trop prompt à me troubler, +J’avance des malheurs que je puis reculer. +Et qui sait si, sensible aux vertus de la reine, +Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ? +Rome peut par son choix justifier le mien. +Non, non, encore un coup, ne précipitons rien. +Que Rome, avec ses lois, mette dans la balance +Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance ; +Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux ! +Quel air respires-tu ? n’es-tu pas dans ces lieux +Où la haine des rois, avec le lait sucée, +Par crainte ou par amour ne peut être effacée ? +Rome jugea ta reine en condamnant ses rois. +N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ? +Et n’as-tu pas encore ouï la renommée +T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ? +Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas, +Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ? +Faut-il donc tant de fois te le faire redire ? +Ah ! lâche, fais l’amour, et renonce à l’empire. +Au bout de l’univers, va, cours te confiner, +Et fais place à des cœurs plus dignes de régner. +Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire +Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ? +Depuis huit jours je règne ; et, jusques à ce jour, +Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour. +D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ? +Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ? +Quels pleurs ai-je séchés ? dans quels yeux satisfaits +Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ? +L’univers a-t-il vu changer ses destinées, +Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ? +Et de ce peu de jours si longtemps attendus, +Ah ! malheureux ! combien j’en ai déjà perdus ! +Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ; +Rompons le seul lien… Non, laissez-moi, vous dis-je ; +En vain tous vos conseils me retiennent ici. +Il faut que je le voie. Ah ! seigneur, vous voici ! +Eh bien ! il est donc vrai que Titus m’abandonne ! +Il faut nous séparer ! et c’est lui qui l’ordonne ! + + + +N’accablez point, madame, un prince malheureux. +Il ne faut point ici nous attendrir tous deux. +Un trouble assez cruel m’agite et me dévore, +Sans que des pleurs si chers me déchirent encore. +Rappelez bien plutôt ce cœur qui, tant de fois, +M’a fait de mon devoir reconnaître la voix ; +Il en est temps. Forcez votre amour à se taire ; +Et d’un œil que la gloire et la raison éclaire +Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur. +Vous-même, contre vous, fortifiez mon cœur ; +Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre ma faiblesse, +À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse ; +Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs, +Que la gloire du moins soutienne nos douleurs ; +Et que tout l’univers reconnaisse sans peine +Les pleurs d’un empereur et les pleurs d’une reine. +Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer. + + + +Ah ! cruel ! est-il temps de me le déclarer ? +Qu’avez-vous fait ? hélas ! je me suis crue aimée ; +Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée +Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois +Quand je vous l’avouai pour la première fois ? +À quel excès d’amour m’avez-vous amenée ! +Que ne me disiez-vous : Princesse infortunée + +Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ? +Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir. +Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre +Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ? +Tout l’empire a vingt fois conspiré contre nous. +Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ? +Mille raisons alors consolaient ma misère : +Je pouvais de ma mort accuser votre père, +Le peuple, le sénat, tout l’empire romain, +Tout l’univers, plutôt qu’une si chère main. +Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée, +M’avait à mon malheur dès longtemps préparée. +Je n’aurais pas, seigneur, reçu ce coup cruel +Dans le temps que j’espère un bonheur immortel, +Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire, +Lorsque Rome se tait, quand votre père expire, +Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux, +Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous. + + + +Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire. +Je pouvais vivre alors et me laisser séduire : +Mon cœur se gardait bien d’aller dans l’avenir +Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir. +Je voulais qu’à mes vœux rien ne fût invincible ; +Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible. +Que sais-je ? j’espérais de mourir à vos yeux, +Avant que d’en venir à ces cruels adieux. +Les obstacles semblaient renouveler ma flamme. +Tout l’empire parlait : mais la gloire, madame, +Ne s’était point encor fait entendre à mon cœur +Du ton dont elle parle au cœur d’un empereur. +Je sais tous les tourments où ce dessein me livre : +Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre, +Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner ; +Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner. + + + +Eh bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire : +Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire, +Que cette même bouche, après mille serments +D’un amour qui devait unir tous nos moments, +Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle, +M’ordonnât elle-même une absence éternelle. +Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu. +Je n’écoute plus rien : et, pour jamais, adieu… +Pour jamais ! Ah, seigneur ! songez-vous en vous-même +Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ? +Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous, +Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ; +Que le jour recommence, et que le jour finisse, +Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, +Sans que, de tout le jour, je puisse voir Titus ? +Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! +L’ingrat, de mon départ consolé par avance, +Daignera-t-il compter les jours de mon absence ? +Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts. + + + +Je n’aurai pas, madame, à compter tant de jours : +J’espère que bientôt la triste renommée +Vous fera confesser que vous étiez aimée. +Vous verrez que Titus n’a pu, sans expirer… + + + +Ah, seigneur ! s’il est vrai, pourquoi nous séparer ? +Je ne vous parle point d’un heureux hyménée. +Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ? +Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ? + + + +Hélas ! vous pouvez tout, madame : demeurez ; +Je n’y résiste point. Mais je sens ma faiblesse : +Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse, +Et sans cesse veiller à retenir mes pas, +Que vers vous à toute heure entraînent vos appas. +Que dis-je ? en ce moment mon cœur, hors de lui-même, +S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime. + + + +Eh bien, seigneur, eh bien, qu’en peut-il arriver ? +Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ? + + + +Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure ? +S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure, +Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ? +S’ils se taisent, madame, et me vendent leurs lois, +À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance +Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ? +Que n’oseront-ils point alors me demander ? +Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ? + + + +Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice ! + + + +Je les compte pour rien ! Ah ciel ! quelle injustice ! + + + +Quoi ! pour d’injustes lois que vous pouvez changer, +En d’éternels chagrins vous-même vous plonger ! +Rome a ses droits, seigneur : n’avez-vous pas les vôtres ? +Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ? +Dites, parlez. Hélas ! que vous me déchirez ! + +Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez ! + + + +Oui, madame, il est vrai, je pleure, je soupire, +Je frémis. Mais enfin, quand j’acceptai l’empire, +Rome me fit jurer de maintenir ses droits : +Je dois les maintenir. Déjà, plus d’une fois, +Rome a de mes pareils exercé la constance. +Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance, +Vous les verriez toujours à ses ordres soumis : +L’un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis + +Chercher, avec la mort, la peine toute prête ; +D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête ; +L’autre, avec des yeux secs, et presque indifférents, +Voit mourir ses deux fils par son ordre expirants. +Malheureux ! mais toujours la patrie et la gloire +Ont parmi les Romains remporté la victoire. +Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus +Passe l’austérité de toutes leurs vertus ; +Qu’elle n’approche point de cet effort insigne : +Mais, madame, après tout, me croyez-vous indigne +De laisser un exemple à la postérité, +Qui, sans de grands efforts, ne puisse être imité ? + + + +Non, je crois tout facile à votre barbarie : +Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie. +De tous vos sentiments mon cœur est éclairci. +Je ne vous parle plus de me laisser ici : +Qui ? moi, j’aurais voulu, honteuse et méprisée, +D’un peuple qui me hait soutenir la risée ? +J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus. +C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus. +N’attendez pas ici que j’éclate en injures, +Que j’atteste le ciel, ennemi des parjures ; +Non : si le ciel encore est touché de mes pleurs, +Je le prie, en mourant, d’oublier mes douleurs. +Si je forme des vœux contre votre injustice, +Si, devant que mourir, la triste Bérénice +Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur, +Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre cœur. +Je sais que tant d’amour n’en peut être effacée ; +Que ma douleur présente, et ma bonté passée, +Mon sang qu’en ce palais je veux même verser, +Sont autant d’ennemis que je vais vous laisser : +Et sans me repentir de ma persévérance, +Je me remets sur eux de toute ma vengeance. +Adieu. Dans quel dessein vient-elle de sortir, +Seigneur ? Est-elle enfin disposée à partir ? + + + +Paulin, je suis perdu, je n’y pourrai survivre : +La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre. +Courons à son secours. Eh quoi ! n’avez-vous pas +Ordonné dès tantôt qu’on observe ses pas ? +Ses femmes, à toute heure autour d’elle empressées, +Sauront la détourner de ces tristes pensées ; +Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups, +Seigneur ; continuez, la victoire est à vous. +Je sais que sans pitié vous n’avez pu l’entendre, +Moi-même, en la voyant, je n’ai pu m’en défendre. +Mais regardez plus loin : songez, en ce malheur, +Quelle gloire va suivre un moment de douleur, +Quels applaudissements l’univers vous prépare, +Quel rang dans l’avenir… Non, je suis un barbare ; +Moi-même je me hais. Néron, tant détesté, +N’a point à cet excès poussé sa cruauté. +Je ne souffrirai point que Bérénice expire. +Allons, Rome en dira ce qu’elle en voudra dire. + +Quoi ! seigneur… Je ne sais, Paulin, ce que je dis : +L’excès de la douleur accable mes esprits. + + + +Ne troublez point le cours de votre renommée : +Déjà de vos adieux la nouvelle est semée ; +Rome, qui gémissait, triomphe avec raison ; +Tous les temples ouverts fument en votre nom ; +Et le peuple, élevant vos vertus jusqu’aux nues, +Va partout de lauriers couronner vos statues. + + + +Ah, Rome ! Ah, Bérénice ! Ah, prince malheureux ! +Pourquoi suis-je empereur ? pourquoi suis-je amoureux ? + + + + + + + +Qu’avez-vous fait, seigneur ? l’aimable Bérénice +Va peut-être expirer dans les bras de Phénice. +Elle n’entend ni pleurs, ni conseil, ni raison ; +Elle implore à grands cris le fer et le poison. +Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie : +On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie. +Ses yeux, toujours tournés vers votre appartement, +Semblent vous demander de moment en moment. +Je n’y puis résister, ce spectacle me tue. +Que tardez-vous ? allez vous montrer à sa vue. +Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté, +Ou renoncez, seigneur, à toute humanité. +Dites un mot. Hélas ! quel mot puis-je lui dire ? +Moi-même, en ce moment, sais-je si je respire ? + + + + + + + +Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le sénat, +Viennent vous demander au nom de tout l’État. + +Un grand peuple les suit, qui, plein d’impatience, +Dans votre appartement attend votre présence. + + + +Je vous entends, grands dieux ! vous voulez rassurer +Ce cœur que vous voyez tout prêt à s’égarer ! + + + +Venez, seigneur, passons dans la chambre prochaine : +Allons voir le sénat. Ah ! courez chez la reine. + + +Quoi ! vous pourriez, seigneur, par cette indignité, +De l’empire à vos pieds fouler la majesté ? +Rome… Il suffît, Paulin ; nous allons les entendre. +Prince, de ce devoir je ne puis me défendre. + +Voyez la reine. Allez. J’espère, à mon retour, +Qu’elle ne pourra plus douter de mon amour. + + + + + + + + + + + + +Où pourrai-je trouver ce prince trop fidèle ? +Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle : +Faites qu’en ce moment je lui puisse annoncer +Un bonheur où peut-être il n’ose plus penser ! + + + + + + + +Ah ! quel heureux destin en ces lieux vous renvoie, +Seigneur ? Si mon retour t’apporte quelque joie, +Arsace, rends-en grâce à mon seul désespoir. +La reine part, seigneur. Elle part ? Dès ce soir : +Ses ordres sont donnés. Elle s’est offensée +Que Titus à ses pleurs l’ait si longtemps laissée. +Un généreux dépit succède à sa fureur : +Bérénice renonce à Rome, à l’empereur ; +Et même veut partir avant que Rome instruite +Puisse voir son désordre et jouir de sa fuite. +Elle écrit à César. Ô ciel ! qui l’aurait cru ? +Et Titus ? À ses yeux Titus n’a point paru. +Le peuple avec transport l’arrête et l’environne, +Applaudissant aux noms que le sénat lui donne ; +Et ces noms, ces respects, ces applaudissements, +Deviennent pour Titus autant d’engagements +Qui, le liant, seigneur, d’une honorable chaîne, +Malgré tous ses soupirs et les pleurs de la reine, +Fixent dans son devoir ses vœux irrésolus. +C’en est fait : et peut-être il ne la verra plus. + + + +Que de sujets d’espoir, Arsace ! je l’avoue : +Mais d’un soin si cruel la fortune me joue. +J’ai vu tous mes projets tant de fois démentis, +Que j’écoute en tremblant tout ce que tu me dis ; +Et mon cœur, prévenu d’une crainte importune, +Croit, même en espérant, irriter la fortune. +Mais que vois-je ? Titus porte vers nous ses pas ! +Que veut-il ? Demeurez : qu’on ne me suive pas. +Enfin, prince, je viens dégager ma promesse. + +Bérénice m’occupe et m’afflige sans cesse. +Je viens, le cœur percé de vos pleurs et des siens, +Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens. +Venez, prince, venez : je veux bien que vous-même +Pour la dernière fois vous voyiez si je l’aime. + + + + + + + +Eh bien, voilà l’espoir que tu m’avais rendu ! +Et tu vois le triomphe où j’étais attendu ! +Bérénice partait justement irritée ! +Pour ne la plus revoir, Titus l’avait quittée ! +Qu’ai-je donc fait, grands dieux ! Quel cours infortuné +À ma funeste vie aviez-vous destiné ? +Tous mes moments ne sont qu’un éternel passage +De la crainte à l’espoir, de l’espoir à la rage. +Et je respire encor ! Bérénice ! Titus ! +Dieux cruels ! de mes pleurs vous ne vous rirez plus. + + + + + + + +Non, je n’écoute rien. Me voilà résolue : +Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ? +Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ? +N’êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir. + + + +Mais, de grâce, écoutez. Il n’est plus temps. Madame, +Un mot. Non. Dans quel trouble elle jette mon âme ! +Ma princesse, d’où vient ce changement soudain ? + + + +C’en est fait. Vous voulez que je parte demain ; +Et moi, j’ai résolu de partir tout à l’heure : +Et je pars. Demeurez. Ingrat ! que je demeure ! +Et pourquoi ? pour entendre un peuple injurieux +Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux ? +Ne l’entendez-vous pas, cette cruelle joie, +Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie ? +Quel crime, quelle offense a pu les animer ? +Hélas ! et qu’ai-je fait que de vous trop aimer ? + + + +Écoutez-vous, madame, une foule insensée ? + + + +Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée. +Tout cet appartement préparé par vos soins, +Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins, +Qui semblaient pour jamais me répondre du vôtre, +Ces festons, où nos noms enlacés l’un dans l’autre, +À mes tristes regards viennent partout s’offrir, +Sont autant d’imposteurs que je ne puis souffrir. +Allons, Phénice. Ô ciel ! que vous êtes injuste ! + + + +Retournez, retournez vers ce sénat auguste +Qui vient vous applaudir de votre cruauté. +Eh bien ! avec plaisir l’avez-vous écouté ? +Êtes-vous pleinement content de votre gloire ? +Avez-vous bien promis d’oublier ma mémoire ? +Mais ce n’est pas assez expier vos amours ; +Avez-vous bien promis de me haïr toujours ? + + + +Non, je n’ai rien promis. Moi, que je vous haïsse ! +Que je puisse jamais oublier Bérénice ! +Ah dieux ! dans quel moment son injuste rigueur +De ce cruel soupçon vient affliger mon cœur ! +Connaissez-moi, madame ; et depuis cinq années +Comptez tous les moments et toutes les journées +Où, par plus de transports et par plus de soupirs, +Je vous ai de mon cœur exprimé les désirs : +Ce jour surpasse tout. Jamais, je le confesse, +Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse ; +Et jamais… Vous m’aimez, vous me le soutenez ; +Et cependant je pars, et vous me l’ordonnez ! +Quoi ! dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes ? +Craignez-vous que mes yeux versent trop peu de larmes ? +Que me sert de ce cœur l’inutile retour ? +Ah ! cruel, par pitié, montrez-moi moins d’amour : +Ne me rappelez point une trop chère idée, +Et laissez-moi du moins partir persuadée +Que, déjà de votre âme exilée en secret, +J’abandonne un ingrat qui me perd sans regret. +Vous m’avez arraché ce que je viens d’écrire. + +Voilà de votre amour tout ce que je désire : +Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir. + + + +Vous ne sortirez point, je n’y puis consentir. +Quoi ! ce départ n’est donc qu’un cruel stratagème ! +Vous cherchez à mourir ! et de tout ce que j’aime +Il ne restera plus qu’un triste souvenir ! +Qu’on cherche Antiochus ; qu’on le fasse venir. + + + + + + + +Madame, il faut vous faire un aveu véritable : +Lorsque j’envisageai le moment redoutable +Où, pressé par les lois d’un austère devoir, +Il fallait pour jamais renoncer à vous voir ; +Quand de ce triste adieu je prévis les approches, +Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches, +Je préparai mon âme à toutes les douleurs +Que peut faire sentir le plus grand des malheurs ; +Mais, quoi que je craignisse, il faut que je le die, +Je n’en avais prévu que la moindre partie ; +Je croyais ma vertu moins prête à succomber, +Et j’ai honte du trouble où je la vois tomber. + +J’ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée : +Le sénat m’a parlé ; mais mon âme accablée +Écoutait sans entendre, et ne leur a laissé, +Pour prix de leurs transports, qu’un silence glacé. +Rome de votre sort est encore incertaine : +Moi-même à tous moments je me souviens à peine +Si je suis empereur, ou si je suis Romain. +Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein : +Mon amour m’entraînait ; et je venais peut-être +Pour me chercher moi-même et pour me reconnaître. +Qu’ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux ; +Je vois pour la chercher que vous quittez ces lieux : +C’en est trop. Ma douleur, à cette triste vue, +À son dernier excès est enfin parvenue : +Je ressens tous les maux que je puis ressentir ; +Mais je vois le chemin par où j’en puis sortir. +Ne vous attendez point que, las de tant d’alarmes, +Par un heureux hymen je tarisse vos larmes : +En quelque extrémité que vous m’ayez réduit, +Ma gloire inexorable à toute heure me suit ; +Sans cesse elle présente à mon âme étonnée +L’empire incompatible avec votre hyménée, +Me dit qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits +Je dois vous épouser encor moins que jamais. +Oui, madame ; et je dois moins encore vous dire +Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire, +De vous suivre, et d’aller, trop content de mes fers, +Soupirer avec vous au bout de l’univers. +Vous-même rougiriez de ma lâche conduite : +Vous verriez à regret marcher à votre suite +Un indigne empereur sans empire, sans cour, +Vil spectacle aux humains des faiblesses d’amour. +Pour sortir des tourments dont mon âme est la proie, +Il est, vous le savez, une plus noble voie ; +Je me suis vu, madame, enseigner ce chemin, +Et par plus d’un héros, et par plus d’un Romain : +Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance, +Ils ont tous expliqué cette persévérance +Dont le sort s’attachait à les persécuter, +Comme un ordre secret de n’y plus résister. +Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue, +Si toujours à mourir je vous vois résolue, +S’il faut qu’à tout moment je tremble pour vos jours, +Si vous ne me jurez d’en respecter le cours, +Madame, à d’autres pleurs vous devez vous attendre ; +En l’état où je suis je puis tout entreprendre : +Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux +N’ensanglante à la fin nos funestes adieux. + + + +Hélas ! Non, il n’est rien dont je ne sois capable. +Vous voilà de mes jours maintenant responsable. +Songez-y bien, madame : et si je vous suis cher… + + + + + + + +Venez, prince, venez ; je vous ai fait chercher. +Soyez ici témoin de toute ma faiblesse ; +Voyez si c’est aimer avec peu de tendresse. +Jugez-nous. Je crois tout : je vous connais tous deux. +Mais connaissez vous-même un prince malheureux. +Vous m’avez honoré, seigneur, de votre estime ; +Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime, +À vos plus chers amis j’ai disputé ce rang ; +Je l’ai disputé même aux dépens de mon sang. +Vous m’avez malgré moi confié, l’un et l’autre, +La reine, son amour, et vous, seigneur, le vôtre. +La reine, qui m’entend, peut me désavouer ; +Elle m’a vu toujours, ardent à vous louer, +Répondre par mes soins à votre confidence. +Vous croyez m’en devoir quelque reconnaissance ; +Mais le pourriez-vous croire, en ce moment fatal, +Qu’un ami si fidèle était votre rival ? + + +Mon rival ! Il est temps que je vous éclaircisse. +Oui, seigneur, j’ai toujours adoré Bérénice. +Pour ne la plus aimer j’ai cent fois combattu : +Je n’ai pu l’oublier, au moins je me suis tu. +De votre changement la flatteuse apparence +M’avait rendu tantôt quelque faible espérance : +Les larmes de la reine ont éteint cet espoir. +Ses yeux, baignés de pleurs, demandaient à vous voir : +Je suis venu, seigneur, vous appeler moi-même ; +Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ; +Vous vous êtes rendu : je n’en ai point douté. +Pour la dernière fois je me suis consulté, +J’ai fait de mon courage une épreuve dernière ; +Je viens de rappeler ma raison tout entière. +Jamais je ne me suis senti plus amoureux. +Il faut d’autres efforts pour rompre tant de nœuds : +Ce n’est qu’en expirant que je puis les détruire ; +J’y cours. Voilà de quoi j’ai voulu vous instruire. +Oui, madame, vers vous j’ai rappelé ses pas : +Mes soins ont réussi, je ne m’en repens pas. +Puisse le ciel verser sur toutes vos années +Mille prospérités l’une à l’autre enchaînées ! +Ou, s’il vous garde encore un reste de courroux, +Je conjure les dieux d’épuiser tous les coups +Qui pourraient menacer une si belle vie, +Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie. + + + +Arrêtez, arrêtez ! Princes trop généreux, + +En quelle extrémité me jetez-vous tous deux ! +Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage, +Partout du désespoir je rencontre l’image, +Je ne vois que des pleurs, et je n’entends parler +Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler. +Mon cœur vous est connu, seigneur, et je puis dire + +Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire : +La grandeur des Romains, la pourpre des Césars, +N’ont point, vous le savez, attiré mes regards. +J’aimais, seigneur, j’aimais, je voulais être aimée. +Ce jour, je l’avoûrai, je me suis alarmée : +J’ai cru que votre amour allait finir son cours. +Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours. +Votre cœur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes : +Bérénice, seigneur, ne vaut point tant d’alarmes, +Ni que par votre amour l’univers malheureux, +Dans le temps que Titus attire tous ses vœux, +Et que de vos vertus il goûte les prémices, +Se voie en un moment enlever ses délices. +Je crois, depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour, +Vous avoir assuré d’un véritable amour. +Ce n’est pas tout : je veux en ce moment funeste, +Par un dernier effort couronner tout le reste : +Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus. +Adieu, seigneur, régnez : je ne vous verrai plus. +Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même + +Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime +Pour aller loin de Rome écouter d’autres vœux. +Vivez, et faites-vous un effort généreux. +Sur Titus et sur moi réglez votre conduite : +Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte ; +Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers. +Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers +De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse +Dont il puisse garder l’histoire douloureuse. +Tout est prêt : on m’attend. Ne suivez point mes pas. +Pour la dernière fois, adieu, seigneur. Hélas ! diff --git a/test/racine_berenice.tpl b/test/racine_berenice.tpl @@ -0,0 +1,4 @@ +6/6 A !X +6/6 A !X +6/6 B !x +6/6 B !x diff --git a/test/racine_britannicus b/test/racine_britannicus @@ -0,0 +1,2572 @@ + + + +Quoi ! tandis que Néron s’abandonne au sommeil, +Faut-il que vous veniez attendre son réveil ? +Qu’errant dans le palais, sans suite et sans escorte, +La mère de César veille seule à sa porte ? +Madame, retournez dans votre appartement. + + + +Albine, il ne faut pas s’éloigner un moment. +Je veux l’attendre ici : les chagrins qu’il me cause +M’occuperont assez tout le temps qu’il repose. +Tout ce que j’ai prédit n’est que trop assuré : +Contre Britannicus Néron s’est déclaré. +L’impatient Néron cesse de se contraindre ; +Las de se faire aimer, il veut se faire craindre. +Britannicus le gêne, Albine ; et chaque jour +Je sens que je deviens importune à mon tour. + + + +Quoi ! vous à qui Néron doit le jour qu’il respire. + +Qui l’avez appelé de si loin à l’empire ? +Vous qui, déshéritant le fils de Claudius, +Avez nommé César l’heureux Domitius ? +Tout lui parle, madame, en faveur d’Agrippine : +Il vous doit son amour. Il me le doit, Albine : +Tout, s’il est généreux, lui prescrit cette loi ; +Mais tout, s’il est ingrat, lui parle contre moi. + + + +S’il est ingrat, madame ? Ah ! toute sa conduite +Marque dans son devoir une âme trop instruite. +Depuis trois ans entiers, qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait +Qui ne promette à Rome un empereur parfait ? +Rome, depuis trois ans par ses soins gouvernée, +Au temps de ses consuls croit être retournée : +Il la gouverne en père. Enfin Néron naissant +A toutes les vertus d’Auguste vieillissant. + + + +Non, non ; mon intérêt ne me rend point injuste : +Il commence, il est vrai, par où finit Auguste ; +Mais crains que, l’avenir détruisant le passé, +Il ne finisse ainsi qu’Auguste a commencé. +Il se déguise en vain : je lis sur son visage +Des fiers Domitius l’humeur triste et sauvage ; +Il mêle avec l’orgueil qu’il a pris dans leur sang +La fierté des Nérons qu’il puisa dans mon flanc. +Toujours la tyrannie a d’heureuses prémices : +De Rome, pour un temps, Caïus fut les délices ; +Mais sa feinte bonté se tournant en fureur, +Les délices de Rome en devinrent l’horreur. +Que m’importe, après tout, que Néron, plus fidèle, +D’une longue vertu laisse un jour le modèle ? +Ai-je mis dans sa main le timon de l’État +Pour le conduire au gré du peuple et du sénat ? +Ah ! que de la patrie il soit, s’il veut, le père ; +Mais qu’il songe un peu plus qu’Agrippine est sa mère. +De quel nom cependant pouvons-nous appeler +L’attentat que le jour vient de nous révéler ? +Il sait, car leur amour ne peut être ignorée, +Que de Britannicus Junie est adorée : +Et ce même Néron, que la vertu conduit, +Fait enlever Junie au milieu de la nuit ! +Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour qui l’inspire ? +Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ; +Ou plutôt n’est-ce point que sa malignité +Punit sur eux l’appui que je leur ai prêté ? + + + +Vous leur appui, madame ? Arrête, chère Albine. +Je sais que j’ai moi seule avancé leur ruine ; +Que du trône, où le sang l’a dû faire monter, +Britannicus par moi s’est vu précipiter. +Par moi seule, éloigné de l’hymen d’Octavie, +Le frère de Junie abandonna la vie, +Silanus, sur qui Claude avait jeté les yeux, +Et qui comptait Auguste au rang de ses aïeux. +Néron jouit de tout : et moi, pour récompense, +Il faut qu’entre eux et lui je tienne la balance, +Afin que quelque jour, par une même loi, +Britannicus la tienne entre mon fils et moi. + + + +Quel dessein ! Je m’assure un port dans la tempête. +Néron m’échappera, si ce frein ne l’arrête. + + + +Mais prendre contre un fils tant de soins superflus ! + + + +Je le craindrais bientôt, s’il ne me craignait plus. + + + +Une juste frayeur vous alarme peut-être. +Mais si Néron pour vous n’est plus ce qu’il doit être, +Du moins son changement ne vient pas jusqu’à nous, +Et ce sont des secrets entre César et vous. +Quelques titres nouveaux que Rome lui défère, +Néron n’en reçoit point qu’il ne donne à sa mère. +Sa prodigue amitié ne se réserve rien : +Votre nom est dans Rome aussi saint que le sien ; +À peine parle-t-on de la triste Octavie. +Auguste votre aïeul honora moins Livie : +Néron devant sa mère a permis le premier +Qu’on portât les faisceaux couronnés de laurier. +Quels effets voulez-vous de sa reconnaissance ? + + + +Un peu moins de respect, et plus de confiance. +Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit : +Je vois mes honneurs croître et tomber mon crédit. +Non, non, le temps n’est plus que Néron, jeune encore, +Me renvoyait les vœux d’une cour qui l’adore ; +Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État ; +Que mon ordre au palais assemblait le sénat ; +Et que derrière un voile, invisible et présente, +J’étais de ce grand corps l’âme toute-puissante, +Des volontés de Rome alors mal assuré, +Néron de sa grandeur n’était point enivré. +Ce jour, ce triste jour, frappe encor ma mémoire, +Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire, +Quand les ambassadeurs de tant de rois divers +Vinrent le reconnaître au nom de l’univers. + +Sur son trône avec lui j’allais prendre ma place : +J’ignore quel conseil prépara ma disgrâce ; +Quoi qu’il en soit, Néron, d’aussi loin qu’il me vit, +Laissa sur son visage éclater son dépit. +Mon cœur même en conçut un malheureux augure. +L’ingrat, d’un faux respect colorant son injure, +Se leva par avance ; et courant m’embrasser, +Il m’écarta du trône où je m’allais placer. +Depuis ce coup fatal le pouvoir d’Agrippine +Vers sa chute à grands pas chaque jour s’achemine. +L’ombre seule m’en reste ; et l’on n’implore plus +Que le nom de Sénèque, et l’appui de Burrhus. + + + +Ah ! si de ce soupçon votre âme est prévenue, +Pourquoi nourrissez-vous le venin qui vous tue ? +Allez avec César vous éclaircir du moins. + + + +César ne me voit plus, Albine, sans témoins : +En public, à mon heure, on me donne audience. +Sa réponse est dictée, et même son silence. +Je vois deux surveillants, ses maîtres et les miens, +Présider l’un ou l’autre à tous nos entretiens. +Mais je le poursuivrai d’autant plus qu’il m’évite : +De son désordre, Albine, il faut que je profite. +J’entends du bruit ; on ouvre. Allons subitement +Lui demander raison de cet enlèvement : +Surprenons, s’il se peut, les secrets de son âme. +Mais quoi ! déjà Burrhus sort de chez lui ! Madame, +Au nom de l’empereur j’allais vous informer +D’un ordre qui d’abord a pu vous alarmer, +Mais qui n’est que l’effet d’une sage conduite, +Dont César a voulu que vous soyez instruite. + + + +Puisqu’il le veut, entrons : il m’en instruira mieux. + + + +César pour quelque temps s’est soustrait à nos yeux. +Déjà par une porte au public moins connue +L’un et l’autre consul vous avaient prévenue, +Madame. Mais souffrez que je retourne exprès… + + + +Non, je ne trouble point ses augustes secrets ; +Cependant voulez-vous qu’avec moins de contrainte +L’un et l’autre une fois nous nous parlions sans feinte ? + + + +Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d’horreur. + + + +Prétendez-vous longtemps me cacher l’empereur ? +Ne le verrai-je plus qu’à titre d’importune ? +Ai-je donc élevé si haut votre fortune +Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ? +Ne l’osez-vous laisser un moment sur sa foi ? +Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire +À qui m’effacera plus tôt de sa mémoire ? +Vous l’ai-je confié pour en faire un ingrat, +Pour être, sous son nom, les maîtres de l’État ? +Certes, plus je médite, et moins je me figure +Que vous m’osiez compter pour votre créature, +Vous dont j’ai pu laisser vieillir l’ambition +Dans les honneurs obscurs de quelque légion ; +Et moi qui sur le trône ai suivi mes ancêtres, +Moi, fille, femme, sœur et mère de vos maîtres ! +Que prétendez-vous donc ? Pensez-vous que ma voix +Ait fait un empereur pour m’en imposer trois ? +Néron n’est plus enfant : n’est-il pas temps qu’il règne. ? +Jusqu’à quand voulez-vous que l’empereur vous craigne ? +Ne saurait-il rien voir qu’il n’emprunte vos yeux ? +Pour se conduire, enfin, n’a-t-il pas ses aïeux ? +Qu’il choisisse, s’il veut, d’Auguste ou de Tibère ; +Qu’il imite, s’il peut, Germanicus mon père. +Parmi tant de héros je n’ose me placer ; +Mais il est des vertus que je lui puis tracer ; +Je puis l’instruire au moins combien sa confidence +Entre un sujet et lui doit laisser de distance. + + + +Je ne m’étais chargé dans cette occasion +Que d’excuser César d’une seule action ; +Mais puisque sans vouloir que je le justifie +Vous me rendez garant du reste de sa vie, +Je répondrai, madame, avec la liberté +D’un soldat qui sait mal farder la vérité. +Vous m’avez de César confié la jeunesse, +Je l’avoue ; et je dois m’en souvenir sans cesse. +Mais vous avais-je fait serment de le trahir, +D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ? +Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde : +Ce n’est plus votre fils, c’est le maître du monde. +J’en dois compte, madame, à l’empire romain, +Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main. +Ah ! si dans l’ignorance il le fallait instruire, +N’avait-on que Sénèque et moi pour le séduire ? +Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs ? +Fallait-il dans l’exil chercher des corrupteurs ? +La cour de Claudius, en esclaves fertile, +Pour deux que l’on cherchait en eût présenté mille, +Qui tous auraient brigué l’honneur de l’avilir : +Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir. +De quoi vous plaignez-vous, madame ? On vous révère : +Ainsi que par César, on jure par sa mère. +L’empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour +Mettre à vos pieds l’empire, et grossir votre cour ; +Mais le doit-il, madame ? et sa reconnaissance +Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ? + +Toujours humble, toujours le timide Néron +N’ose-t-il être Auguste et César que de nom ? +Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie. +Rome, à trois affranchis si longtemps asservie, +À peine respirant du joug qu’elle a porté, +Du règne de Néron compte sa liberté. +Que dis-je ? la vertu semble même renaître. +Tout l’empire n’est plus la dépouille d’un maître. +Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats ; +César nomme les chefs sur la foi des soldats ; +Thraséas au sénat, Corbulon dans l’armée, +Sont encore innocents, malgré leur renommée ; +Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs, +Ne sont plus habités que par leurs délateurs. +Qu’importe que César continue à nous croire, +Pourvu que nos conseils ne tendent qu’à sa gloire ; +Pourvu que dans le cours d’un règne florissant +Rome soit toujours libre, et César tout-puissant ? +Mais, madame, Néron suffit pour se conduire. +J’obéis, sans prétendre à l’honneur de l’instruire. +Sur ses aïeux, sans doute, il n’a qu’à se régler ; +Pour bien faire, Néron n’a qu’à se ressembler. +Heureux si ses vertus, l’une à l’autre enchaînées, +Ramènent tous les ans ses premières années ! + + + +Ainsi, sur l’avenir n’osant vous assurer, +Vous croyez que sans vous Néron va s’égarer. +Mais vous qui, jusqu’ici content de votre ouvrage, +Venez de ses vertus nous rendre témoignage, +Expliquez-nous pourquoi, devenu ravisseur, +Néron de Silanus fait enlever la sœur ? +Ne tient-il qu’à marquer de cette ignominie +Le sang de mes aïeux qui brille dans Junie ? +De quoi l’accuse-t-il ? Et par quel attentat +Devient-elle en un jour criminelle d’État : +Elle qui, sans orgueil jusqu’alors élevée, +N’aurait point vu Néron, s’il ne l’eût enlevée ; +Et qui même aurait mis au rang de ses bienfaits +L’heureuse liberté de ne le voir jamais ? + + + +Je sais que d’aucun crime elle n’est soupçonnée ; +Mais jusqu’ici César ne l’a point condamnée, +Madame. Aucun objet ne blesse ici ses yeux : +Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux. +Vous savez que les droits qu’elle porte avec elle +Peuvent de son époux faire un prince rebelle : +Que le sang de César ne se doit allier +Qu’à ceux à qui César le veut bien confier ; +Et vous-même avoûrez qu’il ne serait pas juste +Qu’on disposât sans lui de la nièce d’Auguste. + + + +Je vous entends : Néron m’apprend par votre voix +Qu’en vain Britannicus s’assure sur mon choix. +Eu vain, pour détourner ses yeux de sa misère, +J’ai flatté son amour d’un hymen qu’il espère : +À ma confusion, Néron veut faire voir +Qu’Agrippine promet par delà son pouvoir. +Rome de ma faveur est trop préoccupée : +Il veut par cet affront qu’elle soit détrompée, +Et que tout l’univers apprenne avec terreur +À ne confondre plus mon fils et l’empereur. +Il le peut. Toutefois j’ose encore lui dire +Qu’il doit avant ce coup affermir son empire ; +Et qu’en me réduisant à la nécessité +D’éprouver contre lui ma faible autorité, +Il expose la sienne ; et que dans la balance +Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense. + + + +Quoi ! madame, toujours soupçonner son respect ! +Ne peut-il faire un pas qui ne vous soit suspect ? +L’empereur vous croit-il du parti de Junie ? +Avec Britannicus vous croit-il réunie ? +Quoi ! de vos ennemis devenez-vous l’appui +Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui ? +Sur le moindre discours qu’on pourra vous redire +Serez-vous toujours prête à partager l’empire ? +Vous craindrez-vous sans cesse ; et vos embrassements +Ne se passeront-ils qu’en éclaircissements ? +Ah ! quittez d’un censeur la triste diligence ; +D’une mère facile affectez l’indulgence ; +Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater ; +Et n’avertissez point la cour de vous quitter. + + + +Et qui s’honorerait de l’appui d’Agrippine, +Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine, +Lorsque de sa présence il semble me bannir, +Quand Burrhus à sa porte ose me retenir ? + + + +Madame, je vois bien qu’il est temps de me taire, +Et que ma liberté commence à vous déplaire. +La douleur est injuste : et toutes les raisons +Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons. +Voici Britannicus. Je lui cède ma place. +Je vous laisse écouter et plaindre sa disgrâce. +Et peut-être, madame, en accuser les soins +De ceux que l’empereur a consultés le moins. + + + + + + + +Ah ! prince, où courez-vous ? Quelle ardeur inquiète +Parmi vos ennemis en aveugle vous jette ? +Que venez-vous chercher ? Ce que je cherche ? Ah ! dieux ! + +Tout ce que j’ai perdu, madame, est en ces lieux. +De mille affreux soldats Junie environnée +S’est vue en ce palais indignement traînée. +Hélas ! de quelle horreur ses timides esprits +À ce nouveau spectacle auront été surpris ? +Enfin on me l’enlève. Une loi trop sévère +Va séparer deux cœurs qu’assemblait leur misère : +Sans doute on ne veut pas que, mêlant nos douleurs, +Nous nous aidions l’un l’autre à porter nos malheurs. + + + +Il suffit. Comme vous je ressens vos injures ; +Mes plaintes ont déjà précédé vos murmures. +Mais je ne prétends pas qu’un impuissant courroux +Dégage ma parole et m’acquitte envers vous. +Je ne m’explique point. Si vous voulez m’entendre, +Suivez-moi chez Pallas, où je vais vous attendre. + + + + + + + +La croirai-je, Narcisse ? et dois-je sur sa foi +La prendre pour arbitre entre son fils et moi ? +Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas cette même Agrippine +Que mon père épousa jadis pour ma ruine, +Et qui, si je t’en crois, a de ses derniers jours, +Trop lents pour ses desseins, précipité le cours ? + + + +N’importe. Elle se sent comme vous outragée ; +À vous donner Junie elle s’est engagée : +Unissez vos chagrins, liez vos intérêts : +Ce palais retentit en vain de vos regrets : +Tandis qu’on vous verra d’une voix suppliante +Semer ici la plainte et non pas l’épouvante, +Que vos ressentiments se perdront en discours, +Il n’en faut pas douter, vous vous plaindrez toujours. + + + +Ah, Narcisse ! tu sais si de la servitude +Je prétends faire encore une longue habitude ; +Tu sais si pour jamais, de ma chute étonné, +Je renonce à l’empire où j’étais destiné. +Mais je suis seul encor : les amis de mon père +Sont autant d’inconnus que glace ma misère, +Et ma jeunesse même écarte loin de moi +Tous ceux qui dans le cœur me réservent leur foi. +Pour moi, depuis un an qu’un peu d’expérience +M’a donné de mon sort la triste connaissance, +Que vois-je autour de moi, que des amis vendus +Qui sont de tous mes pas les témoins assidus, +Qui, choisis par Néron pour ce commerce infâme, +Trafiquent avec lui des secrets de mon âme ? +Quoi qu’il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours : +Il prévoit mes desseins, il entend mes discours : +Comme toi, dans mon cœur il sait ce qui se passe. +Que t’en semble, Narcisse ? Ah ! quelle âme assez basse… +C’est à vous de choisir des confidents discrets, +Seigneur, et de ne pas prodiguer vos secrets. + + + +Narcisse, tu dis vrai ; mais cette défiance +Est toujours d’un grand cœur la dernière science ; +On le trompe longtemps. Mais enfin je te croi, +Ou plutôt je fais vœu de ne croire que toi. +Mon père, il m’en souvient, m’assura de ton zèle : +Seul de ses affranchis tu m’es toujours fidèle ; +Tes yeux, sur ma conduite incessamment ouverts, +M’ont sauvé jusqu’ici de mille écueils couverts. +Va donc voir si le bruit de ce nouvel orage +Aura de nos amis excité le courage ; +Examine leurs yeux, observe leurs discours ; +Vois si j’en puis attendre un fidèle secours. +Surtout dans ce palais remarque avec adresse +Avec quel soin Néron fait garder la princesse : +Sache si du péril ses beaux yeux sont remis, +Et si son entretien m’est encore permis. +Cependant de Néron je vais trouver la mère +Chez Pallas, comme toi l’affranchi de mon père : +Je vais la voir, l’aigrir, la suivre, et s’il se peut, +M’engager sous son nom plus loin qu’elle ne veut. + + + + + + + + + + + + + + +N’en doutez point, Burrhus : malgré ses injustices, +C’est ma mère, et je veux ignorer ses caprices. +Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir +Le ministre insolent qui les ose nourrir. +Pallas de ses conseils empoisonne ma mère ; +Il séduit, chaque jour, Britannicus mon frère ; +Ils l’écoutent lui seul : et qui suivrait leurs pas +Les trouverait peut-être assemblés chez Pallas. +C’en est trop. De tous deux il faut que je l’écarte. +Pour la dernière fois, qu’il s’éloigne, qu’il parte : +Je le veux, je l’ordonne ; et que la fin du jour +Ne le retrouve plus dans Rome ou dans ma cour. +Allez : cet ordre importe au salut de l’empire. +Vous. Narcisse, approchez. Et vous, qu’on se retire. + + + + + + + +Grâces aux dieux, seigneur, Junie entre vos mains +Vous assure aujourd’hui du reste des Romains. +Vos ennemis, déchus de leur vaine espérance, +Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance. +Mais que vois-je ? Vous-même, inquiet, étonné, +Plus que Britannicus paraissez consterné. +Que présage à mes yeux cette tristesse obscure, +Et ces sombres regards errants à l’aventure ? +Tout vous rit : la fortune obéit à vos vœux. + + + +Narcisse, c’en est fait, Néron est amoureux. + + + +Vous ! Depuis un moment, mais pour toute ma vie. +J’aime, que dis-je, aimer ? j’idolâtre Junie. + + + +Vous l’aimez ! Excité d’un désir curieux, +Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux, +Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes, +Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes ; +Belle sans ornement, dans le simple appareil +D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil. +Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence, +Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence, +Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs, +Relevaient de ses yeux les timides douceurs. +Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue, +J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue : +Immobile, saisi d’un long étonnement, +Je l’ai laissé passer dans son appartement. +J’ai passé dans le mien. C’est là que, solitaire, +De son image en vain j’ai voulu me distraire. +Trop présente à mes yeux je croyais lui parler ; +J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler. +Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce : +J’employais les soupirs, et même la menace. +Voilà comme, occupé de mon nouvel amour, +Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour. +Mais je m’en fais peut-être une trop belle image : +Elle m’est apparue avec trop d’avantage : +Narcisse, qu’en dis-tu ? Quoi, seigneur ! croira-t-on +Qu’elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ? + + + +Tu le sais bien, Narcisse. Et soit que sa colère +M’imputât le malheur qui lui ravit son frère ; +Soit que son cœur, jaloux d’une austère fierté, +Enviât à nos yeux sa naissante beauté ; +Fidèle à sa douleur, et dans l’ombre enfermée, +Elle se dérobait même à sa renommée : +Et c’est cette vertu, si nouvelle à la cour, +Dont la persévérance irrite mon amour. +Quoi ! Narcisse, tandis qu’il n’est point de Romaine +Que mon amour n’honore et ne rende plus vaine, +Qui, dès qu’à ses regards elle ose se fier, +Sur le cœur de César ne les vienne essayer ; +Seule, dans son palais, la modeste Junie +Regarde leurs honneurs comme une ignominie ; +Fuit, et ne daigne pas peut-être s’informer +Si César est aimable, ou bien s’il sait aimer ! +Dis-moi : Britannicus l’aime-t-il ? Quoi ! s’il l’aime, +Seigneur ? Si jeune encor, se connaît-il lui même ? +D’un regard enchanteur connaît-il le poison ? + + + +Seigneur, l’amour toujours n’attend pas la raison. +N’en doutez point, il l’aime. Instruits partant de charmes, +Ses yeux sont déjà faits à l’usage des larmes ; +À ses moindres désirs il sait s’accommoder ; +Et peut-être déjà sait-il persuader. + + + +Que dis-tu ? Sur son cœur il aurait quelque empire ? + + + +Je ne sais. Mais, seigneur, ce que je puis vous dire, +Je l’ai vu quelquefois s’arracher de ces lieux, +Le cœur plein d’un courroux qu’il cachait à vos yeux, +D’une cour qui le fuit pleurant l’ingratitude, +Las de votre grandeur et de sa servitude, +Entre l’impatience et la crainte flottant, +Il allait voir Junie, et revenait content. + + + +D’autant plus malheureux qu’il aura su lui plaire, +Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère : +Néron impunément ne sera pas jaloux. + + + +Vous ? Et de quoi, seigneur, vous inquiétez-vous ? +Junie a pu le plaindre et partager ses peines : +Elle n’a vu couler de larmes que les siennes ; +Mais aujourd’hui, seigneur, que ses yeux dessillés, +Regardant de plus près l’éclat dont vous brillez, +Verront autour de vous les rois sans diadème, +Inconnus dans la foule, et son amant lui-même, +Attachés sur vos yeux, s’honorer d’un regard +Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard ; +Quand elle vous verra, de ce degré de gloire, +Venir en soupirant avouer sa victoire ; + +Maître, n’en doutez point, d’un cœur déjà charmé, +Commandez qu’on vous aime, et vous serez aimé. + + + +À combien de chagrins il faut que je m’apprête ! +Que d’importunités ! Quoi donc ! qui vous arrête, +Seigneur ? Tout : Octavie, Agrippine, Burrhus, +Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus. +Non que pour Octavie un reste de tendresse +M’attache à son hymen et plaigne sa jeunesse ; +Mes yeux, depuis longtemps fatigués de ses soins, +Rarement de ses pleurs daignent être témoins. +Trop heureux, si bientôt la faveur d’un divorce +Me soulageait d’un joug qu’on m’imposa par force ! +Le ciel même en secret semble la condamner : +Ses vœux, depuis quatre ans, ont beau l’importuner ; +Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche : +D’aucun gage, Narcisse, ils n’honorent sa couche ; +L’empire vainement demande un héritier. + + + +Que tardez-vous, seigneur, à la répudier ? +L’empire, votre cœur, tout condamne Octavie. +Auguste, votre aïeul, soupirait pour Livie ; +Par un double divorce ils s’unirent tous deux ; +Et vous devez l’empire à ce divorce heureux. +Tibère, que l’hymen plaça dans sa famille, +Osa bien à ses yeux répudier sa fille. +Vous seul, jusques ici, contraire à vos désirs, +N’osez par un divorce assurer vos plaisirs. + + + +Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ? +Mon amour inquiet déjà se l’imagine +Qui m’amène Octavie, et d’un œil enflammé +Atteste les saints droits d’un nœud qu’elle a formé ; +Et, portant à mon cœur des atteintes plus rudes, +Me fait un long récit de mes ingratitudes. +De quel front soutenir ce fâcheux entretien ? + + + +N’êtes-vous pas, seigneur, votre maître et le sien ? +Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ? +Vivez, régnez pour vous : c’est trop régner pour elle. +Craignez-vous ? Mais, seigneur, vous ne la craignez pas ; +Vous venez de bannir le superbe Pallas, +Pallas, dont vous savez qu’elle soutient l’audace. + + + +Éloigné de ses yeux, j’ordonne, je menace, +J’écoute vos conseils, j’ose les approuver ; +Je m’excite contre elle, et tâche à la braver ; +Mais, je t’expose ici mon âme toute nue, +Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue, +Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir +De ces yeux où j’ai lu si longtemps mon devoir ; +Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle +Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle ; +Mais enfin mes efforts ne me servent de rien : +Mon génie étonné tremble devant le sien. +Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance, +Que je la fuis partout, que même je l’offense, +Et que, de temps en temps, j’irrite ses ennuis, +Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis. +Mais je t’arrête trop : retire-toi, Narcisse ; +Britannicus pourrait t’accuser d’artifice. + + + +Non, non ; Britannicus s’abandonne à ma foi : +Par son ordre, seigneur, il croit que je vous voi, +Que je m’informe ici de tout ce qui le touche, +Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche. +Impatient, surtout, de revoir ses amours, +Il attend de mes soins ce fidèle secours. + + + +J’y consens ; porte-lui cette douce nouvelle : +Il la verra. Seigneur, bannissez-le loin d’elle. + + + +J’ai mes raisons, Narcisse ; et tu peux concevoir +Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir. +Cependant vante-lui ton heureux stratagème ; +Dis-lui qu’en sa faveur on me trompe moi-même, +Qu’il la voit sans mon ordre. On ouvre ; la voici. +Va retrouver ton maître, et l’amener ici. + + + + + + + +Vous vous troublez, madame, et changez de visage ! +Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage ? + + + +Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur ; +J’allais voir Octavie, et non pas l’empereur. + + + +Je le sais bien, madame, et n’ai pu sans envie +Apprendre vos bontés pour l’heureuse Octavie. + + + +Vous, seigneur ? Pensez-vous, madame, qu’en ces lieux +Seule pour vous connaître, Octavie ait des yeux ? + + + +Et quel autre, seigneur, voulez-vous que j’implore ? +À qui demanderais-je un crime que j’ignore ? +Vous qui le punissez, vous ne l’ignorez pas : +De grâce, apprenez-moi, seigneur, mes attentats. + + + +Quoi ! madame, est-ce donc une légère offense +De m’avoir si longtemps caché votre présence ? +Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir, +Les avez-vous reçus pour les ensevelir ? +L’heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes +Croître, loin de nos yeux, son amour et vos charmes ? +Pourquoi, de cette gloire exclu jusqu’à ce jour, +M’avez-vous, sans pitié, relégué dans ma cour ? +On dit plus : vous souffrez, sans en être offensée, +Qu’il vous ose, madame, expliquer sa pensée, +Car je ne croirai point que sans me consulter +La sévère Junie ait voulu le flatter ; +Ni qu’elle ait consenti d’aimer et d’être aimée, +Sans que j’en sois instruit que par la renommée. + + + +Je ne vous nîrai point, seigneur, que ses soupirs +M’ont daigné quelquefois expliquer ses désirs. +Il n’a point détourné ses regards d’une fille +Seul reste du débris d’une illustre famille : +Peut-être il se souvient qu’en un temps plus heureux +Son père me nomma pour l’objet de ses vœux. +Il m’aime ; il obéit à l’empereur son père, +Et j’ose dire encore, à vous, à votre mère : +Vos désirs sont toujours si conformes aux siens… + + + +Ma mère a ses desseins, madame ; et j’ai les miens. +Ne parlons plus ici de Claude et d’Agrippine ; +Ce n’est point par leur choix que je me détermine. +C’est à moi seul, madame, à répondre de vous ; +Et je veux de ma main vous choisir un époux. + + + +Ah, seigneur ! songez-vous que toute autre alliance +Fera honte aux Césars, auteurs de ma naissance ? + + + +Non, madame, l’époux dont je vous entretiens +Peut, sans honte, assembler vos aïeux et les siens ; +Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa flamme. + + + +Et quel est donc, seigneur, cet époux ? Moi, madame. + + + +Vous ! Je vous nommerais, madame, un autre nom, +Si j’en savais quelque autre au-dessus de Néron. +Oui, pour vous faire un choix où vous puissiez souscrire, +J’ai parcouru des yeux la cour, Rome, et l’empire. +Plus j’ai cherché, madame, et plus je cherche encor +En quelles mains je dois confier ce trésor ; +Plus je vois que César, digne seul de vous plaire, +En doit être lui seul l’heureux dépositaire, +Et ne peut dignement vous confier qu’aux mains +À qui Rome a commis l’empire des humains. +Vous-même, consultez vos premières années ; +Claudius à son fils les avait destinées ; +Mais c’était en un temps où de l’empire entier +Il croyait quelque jour le nommer l’héritier. +Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire, +C’est à vous de passer du côté de l’empire. +En vain de ce présent ils m’auraient honoré, +Si votre cœur devait en être séparé ; +Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes ; +Si, tandis que je donne aux veilles, aux alarmes, +Des jours toujours à plaindre et toujours enviés, +Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds. +Qu’Octavie à vos yeux ne fasse point d’ombrage : +Rome, aussi bien que moi, vous donne son suffrage, +Répudie Octavie, et me fait dénouer +Un hymen que le ciel ne veut point avouer. +Songez-y donc, madame, et pesez en vous-même +Ce choix digne des soins d’un prince qui vous aime, +Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés, +Digne de l’univers à qui vous vous devez. + + + +Seigneur, avec raison je demeure étonnée. +Je me vois, dans le cours d’une même journée, +Comme une criminelle amenée en ces lieux ; +Et lorsque avec frayeur je parais à vos yeux, +Que sur mon innocence à peine je me fie, +Vous m’offrez tout d’un coup la place d’Octavie. +J’ose dire pourtant que je n’ai mérité +Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. +Et pouvez-vous, seigneur, souhaiter qu’une fille +Qui vit presque en naissant éteindre sa famille ; +Qui, dans l’obscurité nourrissant sa douleur, +S’est fait une vertu conforme à son malheur, +Passe subitement de cette nuit profonde +Dans un rang qui l’expose aux yeux de tout le monde, +Dont je n’ai pu de loin soutenir la clarté, +Et dont une autre enfin remplit la majesté ? + + + +Je vous ai déjà dit que je la répudie : +Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie. +N’accusez point ici mon choix d’aveuglement ; +Je vous réponds de vous ; consentez seulement. +Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire ; +Et ne préférez point à la solide gloire +Des honneurs dont César prétend vous revêtir, +La gloire d’un refus sujet au repentir. + + + +Le ciel connaît, seigneur, le fond de ma pensée. +Je ne me flatte point d’une gloire insensée : +Je sais de vos présents mesurer la grandeur ; +Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur, +Plus il me ferait honte, et mettrait en lumière + +Le crime d’en avoir dépouillé l'héritière. + + + +C’est de ses intérêts prendre beaucoup de soin, +Madame ; et l’amitié ne peut aller plus loin. +Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère : +La sœur vous touche ici beaucoup moins que le frère ; +Et pour Britannicus… Il a su me toucher, +Seigneur ; et je n’ai point prétendu m’en cacher. +Cette sincérité, sans doute, est peu discrète ; +Mais toujours de mon cœur ma bouche est l’interprète. +Absente de la cour, je n’ai pas dû penser, +Seigneur, qu’en l’art de feindre il fallût m’exercer. +J’aime Britannicus. Je lui fus destinée +Quand l’empire devait suivre son hyménée : +Mais ces mêmes malheurs qui l’en ont écarté, +Ses honneurs abolis, son palais déserté, +La fuite d’une cour que sa chute a bannie, +Sont autant de liens qui retiennent Junie. +Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs ; +Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs ; +L’empire en est pour vous l’inépuisable source ; +Ou, si quelque chagrin en interrompt la course, +Tout l’univers, soigneux de les entretenir, +S’empresse à l’effacer de votre souvenir. +Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse, +Il ne voit, dans son sort, que moi qui s’intéresse, +Et n’a, pour tous plaisirs, seigneur, que quelques pleurs +Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs. + + + +Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j’envie, +Que tout autre que lui me paîrait de sa vie. +Mais je garde à ce prince un traitement plus doux : +Madame, il va bientôt paraître devant vous. + + + +Ah, seigneur ! vos vertus m’ont toujours rassurée. + + + +Je pouvais de ces lieux lui défendre l’entrée ; +Mais, madame, je veux prévenir le danger +Où son ressentiment le pourrait engager. +Je ne veux point le perdre : il vaut mieux que lui-même +Entende son arrêt de la bouche qu’il aime. +Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous +Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux. +De son bannissement prenez sur vous l’offense ; +Et, soit par vos discours, soit par votre silence, +Du moins par vos froideurs, faites-lui concevoir +Qu’il doit porter ailleurs ses vœux et son espoir. + + + +Moi ! que je lui prononce un arrêt si sévère ! +Ma bouche mille fois lui jura le contraire. +Quand même jusque-là je pourrais me trahir, +Mes yeux lui défendront, seigneur, de m’obéir. + + + +Caché près de ces lieux, je vous verrai, madame. +Renfermez votre amour dans le fond de votre âme : +Vous n’aurez point pour moi de langages secrets, +J’entendrai des regards que vous croirez muets ; +Et sa perte sera l’infaillible salaire +D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire. + + + +Hélas ! si j’ose encor former quelques souhaits, +Seigneur, permettez-moi de ne le voir jamais ! + + + + + + + +Britannicus, seigneur, demande la princesse ; +Il approche. Qu’il vienne. Ah ! seigneur ! Je vous laisse. +Sa fortune dépend de vous plus que de moi : +Madame, en le voyant, songez que je vous voi. + + + + + + + +Ah ! cher Narcisse, cours au-devant de ton maître ; +Dis-lui… Je suis perdue ! et je le vois paraître. + + + + + + + +Madame, quel bonheur me rapproche de vous ? +Quoi ! je puis donc jouir d’un entretien si doux ! +Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore ! +Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore ? +Faut-il que je dérobe, avec mille détours, +Un bonheur que vos yeux m’accordaient tous les jours ? +Quelle nuit ! Quel réveil ! Vos pleurs, votre présence, +N’ont point de ces cruels désarmé l’insolence ! +Que faisait votre amant ? Quel démon envieux +M’a refusé l’honneur de mourir à vos yeux ? +Hélas ! dans la frayeur dont vous étiez atteinte, +M’avez-vous, en secret, adressé quelque plainte ? +Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter ? +Songiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ? +Vous ne me dites rien ! Quel accueil ! Quelle glace ! +Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ? + +Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi, trompé, +Tandis que je vous parle, est ailleurs occupé. +Ménageons les moments de cette heureuse absence. + + + +Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance : +Ces murs mêmes, seigneur, peuvent avoir des yeux ; +Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux. + + + +Et depuis quand, madame, êtes-vous si craintive ? +Quoi ! déjà votre amour souffre qu’on le captive ? +Qu’est devenu ce cœur qui me jurait toujours +De faire à Néron même envier nos amours ? +Mais bannissez, madame, une inutile crainte : +La foi dans tous les cœurs n’est pas encore éteinte ; +Chacun semble des yeux approuver mon courroux ; +La mère de Néron se déclare pour nous. +Rome, de sa conduite elle-même offensée… + + + +Ah ! seigneur ! vous parlez contre votre pensée. +Vous-même vous m’avez avoué mille fois +Que Rome le louait d’une commune voix ; +Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage ; +Sans doute la douleur vous dicte ce langage. + + + +Ce discours me surprend, il le faut avouer : +Je ne vous cherchais pas pour l’entendre louer. +Quoi ! pour vous confier la douleur qui m’accable, +À peine je dérobe un moment favorable ; +Et ce moment si cher, madame, est consumé +À louer l’ennemi dont je suis opprimé ! +Qui vous rend à vous-même, en un jour, si contraire ? +Quoi ! même vos regards ont appris à se taire ? +Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux ! +Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ? +Oh ! si je le croyais… Au nom des dieux, madame, +Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme. +Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir ? + + + +Retirez-vous, seigneur ; l’empereur va venir. + + + +Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m’attendre ? + + + + + + + +Madame… Non, seigneur, je ne puis rien entendre. +Vous êtes obéi. Laissez couler du moins +Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins. + + + + + + + +Eh bien ! de leur amour tu vois la violence, +Narcisse : elle a paru jusque dans son silence ! +Elle aime mon rival, je ne puis l’ignorer ; +Mais je mettrai ma joie à le désespérer. +Je me fais de sa peine une image charmante ; +Et je l’ai vu douter du cœur de son amante. +Je la suis. Mon rival t’attend pour éclater : +Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter ; +Et tandis qu’à mes yeux on le pleure, on l’adore, +Fais-lui payer bien cher un bonheur qu’il ignore. + + + +La fortune t’appelle une seconde fois, +Narcisse : voudrais-tu résister à sa voix ? +Suivons jusques au bout ses ordres favorables ; +Et, pour nous rendre heureux, perdons les misérables. + + + + + + + + + + + + + + +Pallas obéira, seigneur. Et de quel œil +Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil ? + + + +Ne doutez point, seigneur, que ce coup ne la frappe ; +Qu’en reproches bientôt sa douleur ne s’échappe. +Ses transports dès longtemps commencent d’éclater. +À d’inutiles cris puissent-ils s’arrêter ! + + + +Quoi ! de quelque dessein la croyez-vous capable ? + + + +Agrippine, seigneur, est toujours redoutable : +Rome et tous vos soldats révèrent ses aïeux ; +Germanicus son père est présent à leurs yeux. +Elle sait son pouvoir ; vous savez son courage ; +Et ce qui me la fait redouter davantage, +C’est que vous appuyez vous-même son courroux, +Et que vous lui donnez des armes contre vous. + + + +Moi, Burrhus ? Cet amour, seigneur, qui vous possède… + + + +Je vous entends, Burrhus. Le mal est sans remède : + +Mon cœur s’en est plus dit que vous ne m’en direz ; +Il faut que j’aime enfin. Vous vous le figurez, +Seigneur ; et, satisfait de quelque résistance, +Nous redoutez un mal faible dans sa naissance. +Mais si dans son devoir votre cœur affermi +Voulait ne point s’entendre avec son ennemi ; +Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire ; +Si vous daigniez, seigneur, rappeler la mémoire +Des vertus d’Octavie indignes de ce prix, +Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris ; +Surtout si, de Junie évitant la présence, +Vous condamniez vos yeux à quelques jours d’absence ; +Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer, +On n’aime point, seigneur, si l’on ne veut aimer. + + + +Je vous croirai, Burrhus, lorsque dans les alarmes +Il faudra soutenir la gloire de nos armes, +Ou lorsque, plus tranquille, assis dans le sénat, +Il faudra décider du destin de l’État ; +Je m’en reposerai sur votre expérience. +Mais, croyez-moi, l’amour est une autre science, +Burrhus ; et je ferais quelque difficulté +D’abaisser jusque-là votre sévérité. +Adieu. Je souffre trop, éloigné de Junie. + + + + + +Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie : +Cette férocité que tu croyais fléchir +De tes faibles liens est prête à s’affranchir. +En quels excès peut-être elle va se répandre ! +Ô dieux ! en ce malheur quel conseil dois-je prendre ? +Sénèque, dont les soins me devraient soulager, +Occupé loin de Rome, ignore ce danger. +Mais quoi ! si d’Agrippine excitant la tendresse +Je pouvais… La voici : mon bonheur me l’adresse. + + + + + + + +Eh bien ! je me trompais, Burrhus, dans mes soupçons ! +Et vous vous signalez par d’illustres leçons ! +On exile Pallas, dont le crime peut-être +Est d’avoir à l’empire élevé votre maître. +Vous le savez trop bien ; jamais, sans ses avis, +Claude qu’il gouvernait n’eût adopté mon fils. +Que dis-je ? À son épouse on donne une rivale ; +On affranchit Néron de la foi conjugale : +Digne emploi d’un ministre ennemi des flatteurs, +Choisi pour mettre un frein à ses jeunes ardeurs, +De les flatter lui-même, et nourrir dans son âme +Le mépris de sa mère et l’oubli de sa femme ! + + + +Madame, jusqu’ici c’est trop tôt m’accuser ; +L’empereur n’a rien fait qu’on ne puisse excuser. +N’imputez qu’à Pallas un exil nécessaire : +Son orgueil dès longtemps exigeait ce salaire ; +Et l’empereur ne fait qu’accomplir à regret +Ce que toute la cour demandait en secret. +Le reste est un malheur qui n’est point sans ressource : +Des larmes d’Octavie on peut tarir la source. +Mais calmez vos transports ; par un chemin plus doux, +Vous lui pourrez plus tôt ramener son époux : +Les menaces, les cris, le rendront plus farouche. + + + +Ah ! l’on s’efforce en vain de me fermer la bouche. +Je vois que mon silence irrite vos dédains ; +Et c’est trop respecter l’ouvrage de mes mains. +Pallas n’emporte pas tout l’appui d’Agrippine : +Le ciel m’en laisse assez pour venger ma ruine. +Le fils de Claudius commence à ressentir +Des crimes dont je n’ai que le seul repentir. +J’irai, n’en doutez point, le montrer à l’armée, +Plaindre aux yeux des soldats son enfance opprimée, +Leur faire, à mon exemple, expier leur erreur. +On verra d’un côté le fils d’un empereur +Redemandant la foi jurée à sa famille, +Et de Germanicus on entendra la fille ; +De l’autre, l’on verra le fils d’Ænobarbus, +Appuyé de Sénèque et du tribun Burrhus, +Qui, tous deux de l’exil rappelés par moi-même, +Partagent à mes yeux l’autorité suprême. +De nos crimes communs je veux qu’on soit instruit ; +On saura les chemins par où je l’ai conduit : +Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses, +J’avoûrai les rumeurs les plus injurieuses ; +Je confesserai tout, exils, assassinats, +Poison même… Madame, ils ne vous croiront pas : +Ils sauront récuser l’injuste stratagème +D’un témoin irrité qui s’accuse lui-même. +Pour moi, qui le premier secondai vos desseins, +Qui fis même jurer l’armée entre ses mains, +Je ne me repens point de ce zèle sincère. +Madame, c’est un fils qui succède à son père. +En adoptant Néron, Claudius, par son choix, +De son fils et du vôtre a confondu les droits. +Rome l’a pu choisir. Ainsi, sans être injuste, +Elle choisit Tibère adopté par Auguste ; +Et le jeune Agrippa, de son sang descendu, +Se vit exclu du rang vainement prétendu. +Sur tant de fondements sa puissance établie +Par vous-même aujourd’hui ne peut être affaiblie : +Et, s’il m’écoute encor, madame, sa bonté + +Vous en fera bientôt perdre la volonté. +J’ai commencé, je veux poursuivre mon ouvrage. + + + + + + + +Dans quel emportement la douleur vous engage, +Madame ! L’empereur puisse-t-il l’ignorer ! + + + +Ah ! lui-même à mes yeux puisse-t-il se montrer ! + + + +Madame, au nom des dieux, cachez votre colère. +Quoi ! pour les intérêts de la sœur ou du frère, +Faut-il sacrifier le repos de vos jours ? +Contraindrez-vous César jusque dans ses amours ? + + + +Quoi ! tu ne vois donc pas jusqu’où l’on me ravale, +Albine ? C’est à moi qu’on donne une rivale. +Bientôt, si je ne romps ce funeste lien, +Ma place est occupée, et je ne suis plus rien. +Jusqu’ici d’un vain titre Octavie honorée, +Inutile à la cour, en était ignorée : +Les grâces, les honneurs, par moi seule versés, +M’attiraient des mortels les vœux intéressés. +Une autre de César a surpris la tendresse : +Elle aura le pouvoir d’épouse et de maîtresse ; +Le fruit de tant de soins, la pompe des Césars, +Tout deviendra le prix d’un seul de ses regards. +Que dis-je ? l’on m’évite, et déjà délaissée… +Ah ! je ne puis, Albine, en souffrir la pensée. +Quand je devrais du ciel hâter l’arrêt fatal, +Néron, l’ingrat Néron… Mais voici son rival. + + + + + + + +Nos ennemis communs ne sont pas invincibles, +Madame ; nos malheurs trouvent des cœurs sensibles : +Vos amis et les miens, jusqu’alors si secrets, +Tandis que nous perdions le temps en vains regrets, +Animés du courroux qu’allume l’injustice, +Viennent de confier leur douleur à Narcisse. +Néron n’est pas encor tranquille possesseur +De l’ingrate qu’il aime au mépris de ma sœur. +Si vous êtes toujours sensible à son injure, +On peut dans son devoir ramener le parjure. +La moitié du sénat s’intéresse pour nous : +Sylla, Pison, Plautus… Prince, que dites-vous ? +Sylla, Pison, Plautus, les chefs de la noblesse ! + + + +Madame, je vois bien que ce discours vous blesse, +Et que votre courroux, tremblant, irrésolu, +Craint déjà d’obtenir tout ce qu’il a voulu. +Non, vous avez trop bien établi ma disgrâce ; +D’aucun ami pour moi ne redoutez l’audace : +Il ne m’en reste plus ; et vos soins trop prudents +Les ont tous écartés ou séduits dès longtemps. + + + +Seigneur, à vos soupçons donnez moins de créance ; +Notre salut dépend de notre intelligence. +J’ai promis, il suffit. Malgré vos ennemis, +Je ne révoque rien de ce que j’ai promis. +Le coupable Néron fuit en vain ma colère : +Tôt ou tard il faudra qu’il entende sa mère. +J’essaîrai tour à tour la force et la douceur ; +Ou moi-même, avec moi conduisant votre sœur, +J’irai semer partout ma crainte et ses alarmes, +Et ranger tous les cœurs du parti de ses larmes. +Adieu. J’assiégerai Néron de toutes parts. +Vous, si vous m’en croyez, évitez ses regards. + + + + + + + +Ne m’as-tu point flatté d’une fausse espérance ? +Puis-je sur ton récit fonder quelque assurance, +Narcisse ? Oui. Mais, seigneur, ce n’est pas en ces lieux +Qu’il faut développer ce mystère à vos yeux. +Sortons. Qu’attendez-vous ? Ce que j’attends, Narcisse ? +Hélas ! Expliquez-vous. Si par ton artifice, +Je pouvais revoir… Qui ? J’en rougis. Mais enfin +D’un cœur moins agité j’attendrais mon destin. + + + +Après tous mes discours, vous la croyez fidèle ? + + + +Non, je la crois, Narcisse, ingrate, criminelle, +Digne de mon courroux ; mais je sens, malgré moi +Que je ne le crois pas autant que je le doi. + +Dans ses égarements, mon cœur opiniâtre +Lui prête des raisons, l’excuse, l’idolâtre. +Je voudrais vaincre enfin mon incrédulité ; +Je la voudrais haïr avec tranquillité. +Eh ! qui croira qu’un cœur si grand en apparence, +D’une infidèle cour ennemi dès l’enfance, +Renonce à tant de gloire, et, dès le premier jour, +Trame une perfidie inouïe à la cour ? + + + +Eh ! qui sait si l’ingrate, en sa longue retraite, +N’a point de l’empereur médité la défaite ? +Trop sûre que ses yeux ne pouvaient se cacher, +Peut-être elle fuyait pour se faire chercher, +Pour exciter Néron par la gloire pénible +De vaincre une fierté jusqu’alors invincible. + + + +Je ne la puis donc voir ? Seigneur, en ce moment +Elle reçoit les vœux de son nouvel amant. + + + +Eh bien ! Narcisse, allons. Mais que vois-je ? c’est elle. + + + +Ah ! dieux ! À l’empereur portons cette nouvelle. + + + + + + + +Retirez-vous, seigneur, et fuyez un courroux +Que ma persévérance allume contre vous. +Néron est irrité. Je me suis échappée +Tandis qu’à l’arrêter sa mère est occupée. +Adieu, réservez-vous, sans blesser mon amour, +Au plaisir de me voir justifier un jour. +Votre image sans cesse est présente à mon âme : +Rien ne l’en peut bannir. Je vous entends, madame : +Vous voulez que ma fuite assure vos désirs, +Que je laisse un champ libre à vos nouveaux soupirs. +Sans doute, en me voyant, une pudeur secrète +Ne vous laisse goûter qu’une joie inquiète. +Eh bien, il faut partir ! Seigneur, sans m’imputer… + +Ah ! vous deviez du moins plus longtemps disputer. +Je ne murmure point qu’une amitié commune +Se range du parti que flatte la fortune ; +Que l’éclat d’un empire ait pu vous éblouir ; +Qu’aux dépens de ma sœur vous en vouliez jouir ; +Mais que, de ces grandeurs comme une autre occupée, +Vous m’en ayez paru si longtemps détrompée ; +Non, je l’avoue encor, mon cœur désespéré +Contre ce seul malheur n’était point préparé. +J’ai vu sur ma ruine élever l’injustice ; +De mes persécutions j’ai vu le ciel complice : +Tant d’horreurs n’avaient point épuisé son courroux, +Madame ; il me restait d’être oublié de vous. + + + +Dans un temps plus heureux, ma juste impatience +Vous ferait repentir de votre défiance ; +Mais Néron vous menace : en ce pressant danger, +Seigneur, j’ai d’autres soins que de vous affliger. +Allez, rassurez-vous, et cessez de vous plaindre : +Néron nous écoutait, et m’ordonnait de feindre. + + + +Quoi ! le cruel… Témoin de tout notre entretien, +D’un visage sévère examinait le mien, +Prêt à faire sur vous éclater la vengeance +D’un geste confident de notre intelligence. + + + +Néron nous écoutait, madame ! Mais, hélas ! +Vos yeux auraient pu feindre, et ne m’abuser pas : +Ils pouvaient me nommer l’auteur de cet outrage ! +L’amour est-il muet, ou n’a-t-il qu’un langage ? +De quel trouble un regard pouvait me préserver ! +Il fallait… Il fallait me taire et vous sauver. +Combien de fois, hélas ! puisqu’il faut vous le dire, +Mon cœur de son désordre allait-il vous instruire ! +De combien de soupirs interrompant le cours, +Ai-je évité vos yeux que je cherchais toujours ! +Quel tourment de se taire en voyant ce qu’on aime, +De l’entendre gémir, de l’affliger soi-même, +Lorsque par un regard on peut le consoler ! +Mais quels pleurs ce regard aurait-il fait couler ! +Ah ! dans ce souvenir, inquiète, troublée, +Je ne me sentais pas assez dissimulée : +De mon front effrayé je craignais la pâleur ; +Je trouvais mes regards trop pleins de ma douleur ; +Sans cesse il me semblait que Néron en colère +Me venait reprocher trop de soin de vous plaire ; +Je craignais mon amour vainement renfermé ; +Enfin, j’aurais voulu n’avoir jamais aimé. +Hélas ! pour son bonheur, seigneur, et pour le nôtre, +Il n’est que trop instruit de mon cœur et du vôtre ! +Allez, encore un coup, cachez-vous à ses yeux : +Mon cœur plus à loisir vous éclaircira mieux. +De mille autres secrets j’aurais compte à vous rendre. + + + +Ah ! n’en voilà que trop ; c’est trop me faire entendre, +Madame, mon bonheur, mon crime, vos bontés + +Et savez-vous pour moi tout ce que vous quittez ? +Quand pourrai-je à vos pieds expier ce reproche ? + + + +Que faites-vous ? Hélas ! votre rival s’approche. + + + + + + + +Prince, continuez des transports si charmants. +Je conçois vos bontés par ses remercîments, +Madame ; à vos genoux je viens de le surprendre. +Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre ; +Ce lieu le favorise, et je vous y retiens +Pour lui faciliter de si doux entretiens. + + + +Je puis mettre à ses pieds ma douleur ou ma joie +Partout où sa bonté consent que je la voie, +Et l’aspect de ces lieux où vous la retenez +N’a rien dont mes regards doivent être étonnés. + + + +Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse +Qu’il faut qu’on me respecte et que l’on m’obéisse ? + + + +Ils ne nous ont pas vu l’un et l’autre élever, +Moi pour vous obéir, et vous pour me braver ; +Et ne s’attendaient pas, lorsqu’ils nous virent naître, +Qu’un jour Domitius me dût parler en maître. + + + +Ainsi par le destin nos vœux sont traversés ; +J’obéissais alors, et vous obéissez. +Si vous n’avez appris à vous laisser conduire, +Vous êtes jeune encore, et l’on peut vous instruire. + + + +Et qui m’en instruira ? Tout l’empire à la fois, +Rome. Rome met-elle au nombre de vos droits +Tout ce qu’a de cruel l’injustice et la force, +Les emprisonnements, le rapt et le divorce ? + + + +Rome ne porte point ses regards curieux +Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux. +Imitez son respect. On sait ce qu’elle en pense. + + + +Elle se tait du moins : imitez son silence. + + + +Ainsi Néron commence à ne se plus forcer. + + + +Néron de vos discours commence à se lasser. + + + +Chacun devait bénir le bonheur de son règne. + + + +Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne. + + + +Je connais mal Junie, ou de tels sentiments +Ne mériteront pas ses applaudissements. + + + +Du moins, si je ne sais le secret de lui plaire, +Je sais l’art de punir un rival téméraire. + + + +Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler, +Sa seule inimitié peut me faire trembler. + + + +Souhaitez-la ; c’est tout ce que je puis vous dire. + + + +Le bonheur de lui plaire est le seul où j’aspire. + + + +Elle vous l’a promis, vous lui plairez toujours. + + + +Je ne sais pas du moins épier ses discours. +Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche, +Et ne me cache point pour lui fermer la bouche. + + + +Je vous entends. Eh bien ! gardes ! Que faites-vous ? +C’est votre frère. Hélas ! c’est un amant jaloux. +Seigneur, mille malheurs persécutent sa vie : +Ah ! son bonheur peut-il exciter votre envie ? +Souffrez que, de vos cœurs rapprochant les liens, +Je me cache à vos yeux, et me dérobe aux siens. +Ma fuite arrêtera vos discordes fatales ; +Seigneur, j’irai remplir le nombre des vestales. +Ne lui disputez plus mes vœux infortunés, +Souffrez que les dieux seuls en soient importunés. + + + +L’entreprise, madame, est étrange et soudaine. +Dans son appartement, gardes, qu’on la remène ! +Gardez Britannicus dans celui de sa sœur. + + + +C’est ainsi que Néron sait disputer un cœur ! + + + +Prince, sans l’irriter, cédons à cet orage. + + + +Gardes, obéissez sans tarder davantage. + + + + + + + +Que vois-je ? Ô ciel ! Ainsi leurs feux sont redoublés ; +Je reconnais la main qui les a rassemblés. +Agrippine ne s’est présentée à ma vue, +Ne s’est dans ses discours si longtemps étendue, +Que pour faire jouer ce ressort odieux. +Qu’on sache si ma mère est encore en ces lieux. + +Burrhus, dans ce palais je veux qu’on la retienne, +Et qu’au lieu de sa garde on lui donne la mienne. + + + +Quoi ! seigneur, sans l’ouïr ! Une mère ! Arrêtez : +J’ignore quels projets, Burrhus, vous méditez ; +Mais, depuis quelques jours, tout ce que je désire +Trouve en vous un censeur prêt à me contredire. +Répondez-m’en, vous dis-je, ou, sur votre refus, +D’autres me répondront et d’elle et de Burrhus. + + + + + + + + + + + + + + +Oui, madame, à loisir vous pourrez vous défendre ; +César lui-même ici consent de vous entendre. +Si son ordre au palais vous a fait retenir, +C’est peut-être à dessein de vous entretenir. +Quoi qu’il en soit, si j’ose expliquer ma pensée, +Ne vous souvenez plus qu’il vous ait offensée ; +Préparez-vous plutôt à lui tendre les bras, +Défendez-vous, madame, et ne l’accusez pas. +Vous voyez, c’est lui seul que la cour envisage. +Quoiqu’il soit votre fils, et même votre ouvrage, +Il est votre empereur. Vous êtes, comme nous, +Sujette à ce pouvoir qu’il a reçu de vous. +Selon qu’il vous menace, ou bien qu’il vous caresse, +La cour autour de vous ou s’écarte ou s’empresse. +C’est son appui qu’on cherche en cherchant votre appui. +Mais voici l’empereur. Qu’on me laisse avec lui. + + + + + + + +Approchez-vous, Néron, et prenez votre place. +On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse. +J’ignore de quel crime on a pu me noircir ; +De tous ceux que j’ai faits je vais vous éclaircir. +Vous régnez ; vous savez combien votre naissance +Entre l’empire et vous avait mis de distance. +Les droits de mes aïeux, que Rome a consacrés, +Étaient même sans moi d’inutiles degrés. +Quand de Britannicus la mère condamnée +Laissa de Claudius disputer l’hyménée, +Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix, +Qui de ses affranchis mendièrent les voix, +Je souhaitai son lit, dans la seule pensée +De vous laisser au trône où je serais placée, +Je fléchis mon orgueil ; j’allai prier Pallas. +Son maître, chaque jour caressé dans mes bras, +Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce +L’amour où je voulais amener sa tendresse. +Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux +Écartait Claudius d’un lit incestueux ; +Il n’osait épouser la fille de son frère. +Le sénat fut séduit : une loi moins sévère +Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux. +C’était beaucoup pour moi, ce n’était rien pour vous. +Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille ; +Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille : +Silanus, qui l’aimait, s’en vit abandonné, +Et marqua de son sang ce jour infortuné. +Ce n’était rien encore. Eussiez-vous pu prétendre +Qu’un jour Claude à son fils pût préférer son gendre ? +De ce même Pallas j’implorai le secours ; +Claude vous adopta, vaincu par ses discours, +Vous appela Néron ; et du pouvoir suprême +Voulut, avant le temps, vous faire part lui-même. +C’est alors que chacun, rappelant le passé, +Découvrit mon dessein déjà trop avancé ; +Que de Britannicus la disgrâce future +Des amis de son père excita le murmure. +Mes promesses aux uns éblouirent les yeux ; +L’exil me délivra des plus séditieux ; +Claude même, lassé de ma plainte éternelle, +Éloigna de son fils tous ceux de qui le zèle, +Engagé dès longtemps à suivre son destin, +Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemin. +Je fis plus ; je choisis moi-même dans ma suite +Ceux à qui je voulais qu’on livrât sa conduite ; +J’eus soin de vous nommer par un contraire choix, +Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix ; +Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée ; +J’appelai de l’exil, je tirai de l’armée, +Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus, +Qui depuis… Rome alors estimait leurs vertus. +De Claude en même temps épuisant les richesses, +Ma main, sous votre nom, répandait ses largesses. +Les spectacles, les dons, invincibles appas, +Vous attiraient les cœurs du peuple et des soldats, + +Qui d’ailleurs, réveillant leur tendresse première, +Favorisaient en vous Germanicus mon père. +Cependant Claudius penchait vers son déclin. +Ses yeux, longtemps fermés, s’ouvrirent à la fin ; +Il connut son erreur. Occupé de sa crainte, +Il laissa pour son fils échapper quelque plainte, +Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis. +Ses gardes, son palais, son lit, m’étaient soumis. +Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse, +De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse : +Mes soins, en apparence, épargnant ses douleurs, +De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs. +Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte. +J’arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte ; +Et tandis que Burrhus allait secrètement +De l’armée en vos mains exiger le serment, +Que vous marchiez au camp, conduit sous mes auspices, +Dans Rome les autels fumaient de sacrifices ; +Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité +Du prince déjà mort demandait la santé. +Enfin, des légions l’entière obéissance +Ayant de votre empire affermi la puissance, +On vit Claude ; et le peuple, étonné de son sort, +Apprit en même temps votre règne et sa mort. +C’est le sincère aveu que je voulais vous faire : +Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire : +Du fruit de tant de soins à peine jouissant +En avez-vous six mois paru reconnaissant, +Que, lassé d’un respect qui vous gênait peut-être, +Vous avez affecté de ne me plus connaître. +J’ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons, +De l’infidélité vous tracer des leçons, +Ravis d’être vaincus dans leur propre science. +J’ai vu favorisés de votre confiance +Othon, Sénécion, jeunes voluptueux, +Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux ; +Et lorsque, vos mépris excitant mes murmures, +Je vous ai demandé raison de tant d’injures, +(Seul recours d’un ingrat qui se voit confondu) +Par de nouveaux affronts vous m’avez répondu. +Aujourd’hui je promets Junie à votre frère ; +Ils se flattent tous deux du choix de votre mère : +Que faites-vous ? Junie, enlevée à la cour, +Devient en une nuit l’objet de votre amour ; +Je vois de votre cœur Octavie effacée, +Prête à sortir du lit où je l’avais placée ; +Je vois Pallas banni, votre frère arrêté ; +Vous attentez enfin jusqu’à ma liberté ; +Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies. +Et lorsque, convaincu de tant de perfidies, +Vous deviez ne me voir que pour les expier, +C’est vous qui m’ordonnez de me justifier ! + + + +Je me souviens toujours que je vous dois l’empire, +Et, sans vous fatiguer du soin de le redire, +Votre bonté, madame, avec tranquillité +Pouvait se reposer sur ma fidélité. +Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues +Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues +Que jadis, j’ose ici vous le dire entre nous, +Vous n’aviez, sous mon nom, travaillé que pour vous. +« Tant d’honneurs, disaient-ils, et tant de déférences, +« Sont-ce de ses bienfaits de faibles récompenses ? +« Quel crime a donc commis ce fils tant condamné ? +« Est-ce pour obéir qu’elle l’a couronné ? +« N’est-il de son pouvoir que le dépositaire ? » +Non que, si jusque-là j’avais pu vous complaire, +Je n’eusse pris plaisir, madame, à vous céder +Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander ; +Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse. +Vous entendiez les bruits qu’excitait ma faiblesse ; +Le sénat chaque jour et le peuple, irrités +De s’ouïr par ma voix dicter vos volontés, +Publiaient qu’en mourant Claude avec sa puissance +M’avait encor laissé sa simple obéissance. +Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux +Porter en murmurant leurs aigles devant vous ; +Honteux de rabaisser par cet indigne usage +Les héros dont encore elles portent l’image. +Toute autre se serait rendue à leurs discours ; +Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours. +Avec Britannicus contre moi réunie, +Vous le fortifiez du parti de Junie ; +Et la main de Pallas trame tous ces complots. +Et lorsque malgré moi j’assure mon repos, +On vous voit de colère et de haine animée ; +Vous voulez présenter mon rival à l’armée, +Déjà jusques au camp le bruit en a couru. + + + +Moi, le faire empereur ? Ingrat ! l’avez-vous cru ? +Quel serait mon dessein ? qu’aurais-je pu prétendre ? +Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ? +Ah ! si sous votre empire on ne m’épargne pas, +Si mes accusateurs observent tous mes pas, +Si de leur empereur ils poursuivent la mère, +Que ferais-je au milieu d’une cour étrangère ? +Ils me reprocheraient, non des cris impuissants, +Des desseins étouffés aussitôt que naissants, +Mais des crimes pour vous commis à votre vue, +Et dont je ne serais que trop tôt convaincue. +Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours ; +Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours. +Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses +N’ont arraché de vous que de feintes caresses. +Rien ne vous a pu vaincre ; et votre dureté +Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté. +Que je suis malheureuse ! et par quelle infortune +Faut-il que tous mes soins me rendent importune ! + +Je n’ai qu’un fils. Ô ciel ! qui m’entends aujourd’hui, +T’ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui ? +Remords, crainte, périls, rien ne m’a retenue ; +J’ai vaincu ses mépris ; j’ai détourné ma vue +Des malheurs qui dès lors me furent annoncés ; +J’ai fait ce que j’ai pu ; vous régnez, c’est assez. +Avec ma liberté, que vous m’avez ravie, +Si vous le souhaitez, prenez encor ma vie, +Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité +Ne vous ravisse pas ce qui m’a tant coûté. + + + +Eh bien donc, prononcez. Que voulez-vous qu’on fasse ? + + + +De mes accusateurs qu’on punisse l’audace ; +Que de Britannicus on calme le courroux ; +Que Junie à son choix puisse prendre un époux ; +Qu’ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure ; +Que vous me permettiez de vous voir à toute heure ; +Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter, + +À votre porte enfin n’ose plus m’arrêter. + + + +Oui, madame, je veux que ma reconnaissance +Désormais dans les cœurs grave votre puissance ; +Et je bénis déjà cette heureuse froideur, +Qui de notre amitié va rallumer l’ardeur. +Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l’oublie ; +Avec Britannicus je me réconcilie ; +Et quant à cet amour qui nous a séparés, +Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez. +Allez donc, et portez cette joie à mon frère. +Gardes, qu’on obéisse aux ordres de ma mère. + + + + + + + +Que cette paix, seigneur, et ces embrassements +Vont offrir à mes yeux de spectacles charmants ! +Vous savez si jamais ma voix lui fut contraire, +Si de son amitié j’ai voulu vous distraire, +Et si j’ai mérité cet injuste courroux. + + + +Je ne vous flatte point, je me plaignais de vous, +Burrhus ; je vous ai crus tous deux d’intelligence ; +Mais son inimitié vous rend ma confiance. +Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher ; +J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer. + + + +Quoi, seigneur ! C’en est trop ; il faut que sa ruine +Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine. +Tant qu’il respirera, je ne vis qu’à demi. +Elle m’a fatigué de ce nom ennemi ; +Et je ne prétends pas que sa coupable audace +Une seconde fois lui promette ma place. + + + +Elle va donc bientôt pleurer Britannicus ? + + + +Avant la fin du jour je ne le craindrai plus. + + + +Et qui de ce dessein vous inspire l’envie ? + + + +Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie. + + + +Non, quoi que vous disiez, cet horrible dessein +Ne fut jamais, seigneur, conçu dans votre sein. + + + +Burrhus ! De votre bouche, ô ciel ! puis-je l’apprendre ? +Vous-même, sans frémir, avez-vous pu l’entendre ? +Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner ? +Néron dans tous les cœurs est-il las de régner ? +Que dira-t-on de vous ? quelle est votre pensée ? + + + +Quoi ! toujours enchaîné de ma gloire passée, +J’aurai devant les yeux je ne sais quel amour +Que le hasard nous donne et nous ôte en un jour ? +Soumis à tous leurs vœux, à mes désirs contraire, +Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ? + + + +Eh ! ne suffit-il pas, seigneur, à vos souhaits +Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ? +C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître. +Vertueux jusqu’ici, vous pouvez toujours l’être ; +Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus, +Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus. +Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime, +Il vous faudra, seigneur, courir de crime en crime, +Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés, +Et laver dans le sang vos bras ensanglantés. +Britannicus mourant excitera le zèle +De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle. +Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs, +Qui, même après leur mort, auront des successeurs ; +Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre. +Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre, +Toujours punir, toujours trembler dans vos projets, +Et pour vos ennemis compter tous vos sujets. +Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience +Vous fait-elle, seigneur, haïr votre innocence ? +Songez-vous au bonheur qui les a signalés ? +Dans quel repos, ô ciel ! les avez-vous coulés ! +Quel plaisir de penser et de dire en vous-même : +« Partout en ce moment on me bénit, on m’aime ; + +« On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer ; +« Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer ; +« Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ; +« Je vois voler partout les cœurs à mon passage ! » +Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô dieux ! +Le sang le plus abject vous était précieux : +Un jour, il m’en souvient, le sénat équitable +Vous pressait de souscrire à la mort d’un coupable ; +Vous résistiez, seigneur, à leur sévérité ; +Votre cœur s’accusait de trop de cruauté ; +Et plaignant les malheurs attachés à l’empire, +« Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire. » +Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur +Ma mort m’épargnera la vue et la douleur ; +On ne me verra point survivre à votre gloire. +Si vous allez commettre une action si noire, +Me voilà prêt, seigneur ; avant que de partir, + +Faites percer ce cœur qui n’y peut consentir ; +Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée ; +Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée… +Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur ; +Je vois que sa vertu frémit de leur fureur. +Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides +Qui vous osent donner ces conseils parricides ; +Appelez votre frère, oubliez dans ses bras… + + + +Ah ! que demandez-vous ! Non, il ne vous hait pas, +Seigneur ; on le trahit ; je sais son innocence ; +Je vous réponds pour lui de son obéissance. +J’y cours. Je vais presser un entretien si doux. + + + +Dans mon appartement qu’il m’attende avec vous. + + + + + + + +Seigneur, j’ai tout prévu pour une mort si juste : +Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste +A redoublé pour moi ses soins officieux : +Elle a fait expirer un esclave à mes yeux ; +Et le fer est moins prompt, pour trancher une vie, +Que le nouveau poison que sa main me confie. + + + +Narcisse, c’est assez ; je reconnais ce soin, +Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin. + + + +Quoi ! pour Britannicus votre haine affaiblie +Me défend… Oui, Narcisse : on nous réconcilie. + + + +Je me garderai bien de vous en détourner, +Seigneur. Mais il s’est vu tantôt emprisonner : +Cette offense en son cœur sera longtemps nouvelle. +Il n’est point de secrets que le temps ne révèle : +Il saura que ma main lui devait présenter +Un poison que votre ordre avait fait apprêter. +Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire ! +Mais peut-être il fera ce que vous n’osez faire. + + + +On répond de son cœur ; et je vaincrai le mien. + + + +Et l’hymen de Junie en est-il le lien ? +Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ? + + + +C’est prendre trop de soin. Quoi qu’il en soit, Narcisse, +Je ne le compte plus parmi mes ennemis. + + + +Agrippine, seigneur, se l’était bien promis : +Elle a repris sur vous son souverain empire. + + + +Quoi donc ? qu’a-t-elle dit ? et que voulez-vous dire ? + + + +Elle s’en est vantée assez publiquement. + + + +De quoi ? Qu’elle n’avait qu’à vous voir un moment ; +Qu’à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste, +On verrait succéder un silence modeste ; +Que vous-même à la paix souscririez le premier : +Heureux que sa bonté daignât tout oublier ! + + + +Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ? +Je n’ai que trop de pente à punir son audace ; +Et, si je m’en croyais, ce triomphe indiscret +Serait bientôt suivi d’un éternel regret. +Mais de tout l’univers quel sera le langage ? +Sur les pas des tyrans veux-tu que je m’engage, +Et que Rome, effaçant tant de titres d’honneur, +Me laisse pour tout nom celui d’empoisonneur ? +Ils mettront ma vengeance au rang des parricides. + + + +Et prenez-vous, seigneur, leurs caprices pour guides ? +Avez-vous prétendu qu’ils se tairaient toujours ? +Est-ce à vous de prêter l’oreille à leurs discours ? +De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire, +Et serez-vous le seul que vous n’oserez croire ? +Mais, seigneur, les Romains ne vous sont pas connus : +Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus. +Tant de précaution affaiblit votre règne : +Ils croiront, en effet, mériter qu’on les craigne. + +Au joug, depuis longtemps, ils se sont façonnés ; +Ils adorent la main qui les tient enchaînés. +Vous les verrez toujours ardents à vous complaire : +Leur prompte servitude a fatigué Tibère. +Moi-même, revêtu d’un pouvoir emprunté, +Que je reçus de Claude avec la liberté, +J’ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée, +Tenté leur patience, et ne l’ai point lassée. +D’un empoisonnement vous craignez la noirceur ! +Faites périr le frère, abandonnez la sœur ; +Rome, sur les autels prodiguant les victimes, +Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes : +Vous verrez mettre au rang des jours infortunés +Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés. + + + +Narcisse, encore un coup, je ne puis l’entreprendre. +J’ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre. +Je ne veux point encore, en lui manquant de foi, +Donner à sa vertu des armes contre moi. +J’oppose à ses raisons un courage inutile : +Je ne l’écoute point avec un cœur tranquille. + + + +Burrhus ne pense pas, seigneur, tout ce qu’il dit : +Son adroite vertu ménage son crédit ; +Ou plutôt ils n’ont tous qu’une même pensée. +Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée ; +Vous seriez libre alors, seigneur, et devant vous +Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous. +Quoi donc ! ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ! +« Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire ; +« Il ne dit, il ne fait que ce qu’on lui prescrit : +« Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit. +« Pour toute ambition, pour vertu singulière, +« Il excelle à conduire un char dans la carrière, +« À disputer des prix indignes de ses mains, +« À se donner lui-même en spectacle aux Romains, +« À venir prodiguer sa voix sur un théâtre, +« À réciter des chants qu’il veut qu’on idolâtre ; +« Tandis que des soldats, de moments en moments, +« Vont arracher pour lui les applaudissements. » +Ah ! ne voulez-vous pas les forcer à se taire ? + + + +Viens, Narcisse : allons voir ce que nous devons faire. + + + + + + + + + + + + + + +Oui, madame, Néron, qui l’aurait pu penser ? +Dans son appartement m’attend pour m’embrasser. +Il y fait de sa cour inviter la jeunesse ; +Il veut que d’un festin la pompe et l’allégresse +Confirment à leurs yeux la foi de nos serments, +Et réchauffent l’ardeur de nos embrassements. +Il éteint cet amour source de tant de haine ; +Il vous fait de mon sort arbitre souveraine. +Pour moi, quoique banni du rang de mes aïeux, +Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux, +Depuis qu’à mon amour cessant d’être contraire +Il semble me céder la gloire de vous plaire, +Mon cœur, je l’avoûrai, lui pardonne en secret, +Et lui laisse le reste avec moins de regret. +Quoi ! je ne serai plus séparé de vos charmes ! +Quoi ! même en ce moment, je puis voir sans alarmes +Ces yeux que n’ont émus ni soupirs ni terreur, +Qui m’ont sacrifié l’empire et l’empereur ! +Ah, madame !… Mais quoi ! Quelle nouvelle crainte +Tient parmi mes transports votre joie en contrainte ? +D’où vient qu’en m’écoutant, vos yeux, vos tristes yeux +Avec de longs regards se tournent vers les cieux ? +Qu’est-ce que vous craignez ? Je l’ignore moi-même ; +Mais je crains. Vous m’aimez ? Hélas ! si je vous aime ! + +Néron ne trouble plus notre félicité. + + + +Mais me répondez-vous de sa sincérité ? + + + +Quoi ! vous le soupçonnez d’une haine couverte ? + + + +Néron m’aimait tantôt, il jurait votre perte ; +Il me fuit, il vous cherche ; un si grand changement +Peut-il être, seigneur, l’ouvrage d’un moment ? + + + +Cet ouvrage, madame, est un coup d’Agrippine : +Elle a cru que ma perte entraînait sa ruine. +Grâce aux préventions de son esprit jaloux, +Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous. +Je m’en fie aux transports qu’elle m’a fait paraître ; +Je m’en fie à Burrhus ; j’en crois même son maître : +Je crois qu’à mon exemple, impuissant à trahir, +Il hait à cœur ouvert, ou cesse de haïr. + + + +Seigneur, ne jugez pas de son cœur par le vôtre : +Sur des pas différents vous marchez l’un et l’autre. +Je ne connais Néron et la cour que d’un jour ; +Mais, si j’ose le dire, hélas ! dans cette cour + +Combien tout ce qu’on dit est loin de ce qu’on pense ! +Que la bouche et le cœur sont peu d’intelligence ! +Avec combien de joie on y trahit sa foi ! +Quel séjour étranger et pour vous et pour moi ! + + + +Mais que son amitié soit véritable ou feinte, +Si vous craignez Néron, lui-même est-il sans crainte ? +Non, non, il n’ira point, par un lâche attentat, +Soulever contre lui le peuple et le sénat. +Que dis-je ? il reconnaît sa dernière injustice ; +Ses remords ont paru, même aux yeux de Narcisse. +Ah ! s’il vous avait dit, ma princesse, à quel point… + + + +Mais Narcisse, seigneur, ne vous trahit-il point ? + + + +Et pourquoi voulez-vous que mon cœur s’en défie ? + + + +Et que sais-je ? Il y va, seigneur, de votre vie : +Tout m’est suspect : je crains que tout ne soit séduit ; +Je crains Néron ; je crains le malheur qui me suit. +D’un noir pressentiment malgré moi prévenue, +Je vous laisse à regret éloigner de ma vue. +Hélas ! si cette paix dont vous vous repaissez +Couvrait contre vos jours quelques pièges dressés ; +Si Néron, irrité de notre intelligence, +Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance ; +S’il préparait ses coups tandis que je vous vois ; +Et si je vous parlais pour la dernière fois ! +Ah, prince ! Vous pleurez ! Ah, ma chère princesse ! +Et pour moi jusque-là votre cœur s’intéresse ! +Quoi, madame ! en un jour où, plein de sa grandeur, +Néron croit éblouir vos yeux de sa splendeur, +Dans des lieux où chacun me fuit et le révère, +Aux pompes de sa cour préférer ma misère ! +Quoi ! dans ce même jour et dans ces mêmes lieux, +Refuser un empire, et pleurer à mes yeux ! +Mais, madame, arrêtez ces précieuses larmes : +Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes. +Je me rendrais suspect par un plus long séjour : +Adieu. Je vais, le cœur tout plein de mon amour, +Au milieu des transports d’une aveugle jeunesse, +Ne voir, n’entretenir que ma belle princesse. +Adieu. Prince… On m’attend, madame, il faut partir. + + + +Mais du moins attendez qu’on vous vienne avertir. + + + + + + + +Prince, que tardez-vous ? partez en diligence. +Néron impatient se plaint de votre absence. +La joie et le plaisir de tous les conviés +Attend, pour éclater, que vous vous embrassiez. +Ne faites point languir une si juste envie ; +Allez. Et nous, madame, allons chez Octavie. + + + +Allez, belle Junie ; et, d’un esprit content, +Hâtez-vous d’embrasser ma sœur qui vous attend. +Dès que je le pourrai, je reviens sur vos traces, +Madame ; et de vos soins j’irai vous rendre grâces. + + + + + + + +Madame, ou je me trompe, ou durant vos adieux, +Quelques pleurs répandus ont obscurci vos yeux. +Puis-je savoir quel trouble a formé ce nuage ? +Doutez-vous d’une paix dont je fais mon ouvrage ? + + + +Après tous les ennuis que ce jour m’a coûtés, +Ai-je pu rassurer mes esprits agités ? +Hélas ! à peine encor je conçois ce miracle. +Quand même à vos bontés je craindrais quelque obstacle, +Le changement, madame, est commun à la cour ; +Et toujours quelque crainte accompagne l’amour. + + + +Il suffit ; j’ai parlé, tout a changé de face : +Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place. +Je réponds d’une paix jurée entre mes mains ; +Néron m’en a donné des gages trop certains. +Ah ! si vous aviez vu par combien de caresses +Il m’a renouvelé la foi de ses promesses ; +Par quels embrassements il vient de m’arrêter ! +Ses bras, dans nos adieux, ne pouvaient me quitter. +Sa facile bonté, sur son front répandue, +Jusqu’aux moindres secrets est d’abord descendue : +Il s’épanchait en fils qui vient en liberté +Dans le sein de sa mère oublier sa fierté. +Mais bientôt reprenant un visage sévère, +Tel que d’un empereur qui consulte sa mère, +Sa confidence auguste a mis entre mes mains +Des secrets d’où dépend le destin des humains. +Non, il le faut ici confesser à sa gloire, +Son cœur n’enferme point une malice noire ; +Et nos seuls ennemis, altérant sa bonté, +Abusaient contre nous de sa facilité : +Mais enfin, à son tour, leur puissance décline ; + +Rome encore une fois va connaître Agrippine ; +Déjà de ma faveur on adore le bruit. +Cependant en ces lieux n’attendons pas la nuit : +Passons chez Octavie, et donnons-lui le reste +D’un jour autant heureux que je l’ai cru funeste. +Mais qu’est-ce que j’entends ? Quel tumulte confus ! +Que peut-on faire ? Ô ciel, sauvez Britannicus ! + + + + + + + +Burrhus, où courez-vous ? Arrêtez. Que veut dire… + + + +Madame, c’en est fait, Britannicus expire. + + + +Ah ! mon prince ! Il expire ? Ou plutôt il est mort, +Madame. Pardonnez, madame, à ce transport, +Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre. + + + + + + + +Quel attentat, Burrhus ! Je n’y pourrai survivre, +Madame ; il faut quitter la cour et l’empereur. + + + +Quoi ! du sang de son frère il n’a point eu d’horreur ! + + + +Ce dessein s’est conduit avec plus de mystère. +À peine l’empereur a vu venir son frère, +Il se lève, il l’embrasse, on se tait ; et soudain +César prend le premier une coupe à la main : +« Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices, +« Ma main de cette coupe épanche les prémices, +« Dit-il. Dieux, que j’appelle à cette effusion, +« Venez favoriser notre réunion. » +Par les mêmes serments Britannicus se lie. +La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie ; +Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords, +Le fer ne produit point de si puissants efforts, +Madame : la lumière à ses yeux est ravie ; +Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie. +Jugez combien ce coup frappe tous les esprits. +La moitié s’épouvante et sort avec des cris ; +Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage, +Sur les yeux de César composent leur visage. +Cependant sur son lit il demeure penché ; +D’aucun étonnement il ne paraît touché ; +« Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence, +« A souvent sans péril attaqué son enfance. » +Narcisse veut en vain affecter quelque ennui, +Et sa perfide joie éclate malgré lui. +Pour moi, dût l’empereur punir ma hardiesse, +D’une odieuse cour j’ai traversé la presse ; +Et j’allais, accablé de cet assassinat, +Pleurer Britannicus, César et tout l’État. + + + +Le voici. Vous verrez si c’est moi qui l’inspire. + + + + + + + +Dieux ! Arrêtez, Néron : j’ai deux mots à vous dire. +Britannicus est mort : je reconnais les coups ; +Je connais l’assassin. Et qui, madame ? Vous. + + +Moi ! Voilà les soupçons dont vous êtes capable. +Il n’est point de malheur dont je ne sois coupable. +Et, si l’on veut, madame, écouter vos discours, +Ma main de Claude même aura tranché les jours. +Son fils vous était cher, sa mort peut vous confondre ; +Mais des coups du destin je ne puis pas répondre. + + + +Non, non, Britannicus est mort empoisonné ; +Narcisse a fait le coup, vous l’avez ordonné. + + + +Madame !… Mais qui peut vous tenir ce langage ? + + + +Eh, seigneur ! ce soupçon vous fait-il tant d’outrage ? +Britannicus, madame, eut des desseins secrets +Qui vous auraient coûté de plus justes regrets : +Il aspirait plus loin qu’à l’hymen de Junie ; +De vos propres bontés il vous aurait punie. +Il vous trompait vous-même ; et son cœur offensé +Prétendait tôt ou tard rappeler le passé. +Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie, +Soit qu’instruit des complots qui menaçaient sa vie, + +Sur ma fidélité César s’en soit remis, +Laissez les pleurs, madame, à vos seuls ennemis : +Qu’ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres : +Mais vous… Poursuis, Néron : avec de tels ministres, +Par des faits glorieux tu te vas signaler ; +Poursuis. Tu n’as pas fait ce pas pour reculer : +Ta main a commencé par le sang de ton frère ; +Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère. +Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais ; +Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits. +Mais je veux que ma mort te soit même inutile : +Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille ; +Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi, +Partout, à tout moment, m’offriront devant toi. +Tes remords te suivront comme autant de furies ; +Tu croiras les calmer par d’autres barbaries ; +Ta fureur s’irritant soi-même dans son cours, +D’un sang toujours nouveau marquera tous tes jours. +Mais j’espère qu’enfin le ciel, las de tes crimes, +Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes ; +Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien +Tu te verras forcé de répandre le tien ; +Et ton nom paraîtra, dans la race future, +Aux plus cruels tyrans une cruelle injure. +Voilà ce que mon cœur se présage de toi. +Adieu : tu peux sortir. Narcisse, suivez-moi. + + + + + +Ah ciel ! de mes soupçons quelle était l’injustice ! +Je condamnais Burrhus pour écouter Narcisse ! +Burrhus, avez-vous vu quels regards furieux +Néron en me quittant m’a laissés pour adieux ? +C’en est fait, le cruel n’a plus rien qui l’arrête ; +Le coup qu’on m’a prédit va tomber sur ma tête. +Il vous accablera vous-même à votre tour. + + + +Ah, madame ! pour moi, j’ai vécu trop d’un jour. +Plût au ciel que sa main, heureusement cruelle, +Eût fait sur moi l’essai de sa fureur nouvelle ! +Qu’il ne m’eût pas donné, par ce triste attentat, +Un gage trop certain des malheurs de l’État ! +Son crime seul n’est pas ce qui me désespère ; +Sa jalousie a pu l’armer contre son frère : +Mais s’il vous faut, madame, expliquer ma douleur ; +Néron l’a vu mourir sans changer de couleur, +Ses yeux indifférents ont déjà la constance +D’un tyran dans le crime endurci dès l’enfance. +Qu’il achève, madame, et qu’il fasse périr +Un ministre importun qui ne le peut souffrir. +Hélas ! loin de vouloir éviter sa colère, +La plus soudaine mort me sera la plus chère. + + + + + + + +Ah, madame ! ah, seigneur ! courez vers l’empereur ; +Venez sauver César de sa propre fureur ; +Il se voit pour jamais séparé de Junie. + + + +Quoi ! Junie elle-même a terminé sa vie ? + + + +Pour accabler César d’un éternel ennui, +Madame, sans mourir elle est morte pour lui, +Vous savez de ces lieux comme elle s’est ravie : +Elle a feint de passer chez la triste Octavie, +Mais bientôt elle a pris des chemins écartés, +Où mes yeux ont suivi ses pas précipités. +Des portes du palais elle sort éperdue. +D’abord elle a d’Auguste aperçu la statue ; +Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds, +Que de ses bras pressants elle tenait liés : +« Prince, par ces genoux, dit-elle, que j’embrasse, +« Protége en ce moment le reste de ta race ; +« Rome, dans ton palais, vient de voir immoler +« Le seul de tes neveux qui te pût ressembler. +« On veut après sa mort que je lui sois parjure ; +« Mais pour lui conserver une foi toujours pure, +« Prince, je me dévoue à ces dieux immortels +« Dont ta vertu t’a fait partager les autels. » +Le peuple, cependant, que ce spectacle étonne, +Vole de toutes parts, se presse, l’environne, +S’attendrit à ses pleurs, et plaignant son ennui, +D’une commune voix la prend sous son appui ; +Ils la mènent au temple où depuis tant d’années +Au culte des autels nos vierges destinées +Gardent fidèlement le dépôt précieux +Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux +César les voit partir sans oser les distraire. +Narcisse, plus hardi, s’empresse pour lui plaire +Il vole vers Junie, et, sans s’épouvanter, +D’une profane main commence à l’arrêter. +De mille coups mortels son audace est punie ; +Son infidèle sang rejaillit sur Junie. +César, de tant d’objets en même temps frappé, +Le laisse entre les mains qui l’ont enveloppé. +Il rentre. Chacun fuit son silence farouche ; +Le nom seul de Junie échappe de sa bouche. +Il marche sans dessein ; ses yeux mal assurés + +N’osent lever au ciel leurs regards égarés ; +Et l’on craint, si la nuit jointe à la solitude +Vient de son désespoir aigrir l’inquiétude, +Si vous l’abandonnez plus longtemps sans secours, +Que sa douleur bientôt n’attente sur ses jours. +Le temps presse : courez. Il ne faut qu’un caprice ; +Il se perdrait, madame. Il se ferait justice. +Mais, Burrhus, allons voir jusqu’où vont ses transports : +Voyons quel changement produiront ses remords ; +S’il voudra désormais suivre d’autres maximes. + + + +Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes ! diff --git a/test/racine_britannicus.tpl b/test/racine_britannicus.tpl @@ -0,0 +1,4 @@ +6/6 A !X +6/6 A !X +6/6 B !x +6/6 B !x diff --git a/test/racine_iphigenie b/test/racine_iphigenie @@ -0,0 +1,2541 @@ + + + + +Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille. +Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille. + + + +C’est vous-même, seigneur ! Quel important besoin +Vous a fait devancer l’aurore de si loin ? +À peine un faible jour vous éclaire et me guide, +Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l’Aulide. +Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ? +Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit ? +Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune. + + + +Heureux qui, satisfait de son humble fortune, +Libre du joug superbe où je suis attaché, +Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché ! + + + +Et depuis quand, seigneur, tenez-vous ce langage ? +Comblé de tant d’honneurs, par quel secret outrage +Les dieux, à vos désirs toujours si complaisants, +Vous font-ils méconnaître et haïr leurs présents ? +Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée, +Vous possédez des Grecs la plus riche contrée : +Du sang de Jupiter issu de tous côtés, +L’hymen vous lie encore aux dieux dont vous sortez ; +Le jeune Achille enfin, vanté par tant d’oracles, +Achille, à qui le ciel promet tant de miracles, +Recherche votre fille, et d’un hymen si beau +Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau : +Quelle gloire, seigneur, quels triomphes égalent +Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent ; +Tous ces mille vaisseaux, qui, chargés de vingt rois, +N’attendent que les vents pour partir sous vos lois ? +Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes ; +Ces vents depuis trois mois enchaînés sur nos têtes +D’Ilion trop longtemps vous ferment le chemin : +Mais, parmi tant d’honneurs, vous êtes homme enfin ; +Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change, +Ne vous a point promis un bonheur sans mélange. +Bientôt… Mais quels malheurs dans ce billet tracés +Vous arrachent, seigneur, les pleurs que vous versez ? +Votre Oreste, au berceau, va-t-il finir sa vie ? +Pleurez-vous Clytemnestre ou bien Iphigénie ? +Qu’est-ce qu’on vous écrit ? daignez m’en avertir. + + + +Non, tu ne mourras point ; je n’y puis consentir. + + + +Seigneur… Tu vois mon trouble ; apprends ce qui le cause, +Et juge s’il est temps, ami, que je repose. +Tu te souviens du jour qu’en Aulide assemblés +Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés : +Nous partions ; et déjà, par mille cris de joie, +Nous menacions de loin les rivages de Troie. +Un prodige étonnant fit taire ce transport ; +Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port. +Il fallut s’arrêter, et la rame inutile +Fatigua vainement une mer immobile. +Ce miracle inouï me fit tourner les yeux +Vers la divinité qu’on adore en ces lieux : +Suivi de Ménélas, de Nestor et d’Ulysse, +J’offris sur ses autels un secret sacrifice. +Quelle fut sa réponse ! et quel devins-je, Arcas, +Quand j’entendis ces mots prononcés par Calchas : + +Tatatatatata tatatatata tie +tatatatatata tatatata tatie + +Votre fille ! Surpris, comme tu peux penser, +Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer. +Je demeurai sans voix, et n’en repris l’usage +Que par mille sanglots qui se firent passage. +Je condamnai les dieux, et sans plus rien ouïr, +Fis vœu, sur leurs autels, de leur désobéir. +Que n’en croyais-je alors ma tendresse alarmée ! +Je voulais sur-le-champ congédier l’armée. +Ulysse, en apparence approuvant mes discours, +De ce premier torrent laissa passer le cours. +Mais bientôt, rappelant sa cruelle industrie, +Il me représenta l’honneur et la patrie, +Tout ce peuple, ces rois, à mes ordres soumis, +Et l’empire d’Asie à la Grèce promis : +De quel front, immolant tout l’État à ma fille, +Roi sans gloire, j’irais vieillir dans ma famille. +Moi-même, je l’avoue avec quelque pudeur, +Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur, +Ce nom de roi des rois, et de chef de la Grèce, +Chatouillait de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse. +Pour comble de malheur, les dieux, toutes les nuits, +Dès qu’un léger sommeil suspendait mes ennuis, +Vengeant de leurs autels le sanglant privilége, +Me venaient reprocher ma pitié sacrilége ; +Et présentant la foudre à mon esprit confus, +Le bras déjà levé, menaçaient mes refus. +Je me rendis, Arcas ; et vaincu par Ulysse, +De ma fille, en pleurant, j’ordonnai le supplice. +Mais des bras d’une mère il fallait l’arracher. +Quel funeste artifice il me fallut chercher ! +D’Achille, qui l’aimait, j’empruntai le langage : +J’écrivis en Argos, pour hâter ce voyage, +Que ce guerrier, pressé de partir avec nous, +Voulait revoir ma fille, et partir son époux. + + + +Et ne craignez-vous point l’impatient Achille ? +Avez-vous prétendu que, muet et tranquille, +Ce héros, qu’armera l’amour et la raison, + +Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom ? +Verra-t-il à ses yeux son amante immolée ? + + + +Achille était absent ; et son père Pélée, +D’un ennemi voisin redoutant les efforts, +L’avait, tu t’en souviens, rappelé de ces bords ; +Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence, +Aurait dû plus longtemps prolonger son absence. +Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent ? +Achille va combattre, et triomphe en courant ; +Et ce vainqueur, suivant de près sa renommée, +Hier avec la nuit arriva dans l’armée. +Mais des nœuds plus puissants me retiennent le bras ; +Ma fille, qui s’approche, et court à son trépas ; +Qui, loin de soupçonner un arrêt si sévère, +Peut-être s’applaudit des bontés de son père : +Ma fille… Ce nom seul, dont les droits sont si saints, +Sa jeunesse, mon sang, n’est pas ce que je plains : +Je plains mille vertus, une amour mutuelle, +Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle, +Un respect qu’en son cœur rien ne peut balancer, +Et que j’avais promis de mieux récompenser. +Non, je ne croirai point, ô ciel, que ta justice +Approuve la fureur de ce noir sacrifice : +Tes oracles sans doute ont voulu m’éprouver ; +Et tu me punirais si j’osais l’achever. +Arcas, je t’ai choisi pour cette confidence ; +Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence. +La reine, qui dans Sparte avait connu ta foi, +T’a placé dans le rang que tu tiens près de moi. +Prends cette lettre, cours au-devant de la reine, +Et suis, sans t’arrêter, le chemin de Mycène. +Dès que tu la verras, défends-lui d’avancer, +Et rends-lui ce billet que je viens de tracer. +Mais ne t’écarte point ; prends un fidèle guide. +Si ma fille une fois met le pied dans l’Aulide, +Elle est morte : Calchas, qui l’attend en ces lieux, +Fera taire nos pleurs, fera parler les dieux ; +Et la religion, contre nous irritée, +Par les timides Grecs sera seule écoutée ; +Ceux même dont ma gloire aigrit l’ambition +Réveilleront leur brigue et leur prétention, +M’arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse… +Va, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse. +Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret, +Découvrir à ses yeux mon funeste secret. +Que, s’il se peut, ma fille, à jamais abusée, +Ignore à quel péril je l’avais exposée ; +D’une mère en fureur épargne-moi les cris ; +Et que ta voix s’accorde avec ce que j’écris. +Pour renvoyer la fille, et la mère offensée, +Je leur écris qu’Achille a changé de pensée ; +Et qu’il veut désormais jusques à son retour +Différer cet hymen que pressait son amour. +Ajoute, tu le peux, que des froideurs d’Achille +On accuse en secret cette jeune Ériphile +Que lui-même captive amena de Lesbos, +Et qu’auprès de ma fille on garde dans Argos. +C’est leur en dire assez : le reste, il le faut taire. +Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire ; +Déjà même l’on entre, et j’entends quelque bruit. +C’est Achille. Va, pars. Dieux ! Ulysse le suit ! + + + + + + + +Quoi ! seigneur, se peut-il que d’un cours si rapide +La victoire vous ait ramené dans l’Aulide ? +D’un courage naissant sont-ce là les essais ? +Quels triomphes suivront de si nobles succès ! +La Thessalie entière, ou vaincue ou calmée, +Lesbos même conquise en attendant l’armée, +De toute autre valeur éternels monuments, +Ne sont d’Achille oisif que les amusements. + + + +Seigneur, honorez moins une faible conquête : +Et que puisse bientôt le ciel qui nous arrête +Ouvrir un champ plus noble à ce cœur excité +Par le prix glorieux dont vous l’avez flatté ! +Mais cependant, seigneur, que faut-il que je croie +D’un bruit qui me surprend et me comble de joie ? +Daignez-vous avancer le succès de mes vœux ? +Et bientôt des mortels suis-je le plus heureux ? +On dit qu’Iphigénie, en ces lieux amenée, +Doit bientôt à son sort unir ma destinée. + + + +Ma fille ? Qui vous dit qu’on la doit amener ? + + + +Seigneur, qu’a donc ce bruit qui vous doive étonner ? + + +Juste ciel ! Saurait-il mon funeste artifice ? + + + +Seigneur, Agamemnon s’étonne avec justice. +Songez-vous aux malheurs qui nous menacent tous ? +Ô ciel ! pour un hymen quel temps choisissez-vous ? +Tandis qu’à nos vaisseaux la mer toujours fermée +Trouble toute la Grèce et consume l’armée, +Tandis que, pour fléchir l’inclémence des dieux, +Il faut du sang peut-être, et du plus précieux, +Achille seul, Achille à son amour s’applique ! +Voudrait-il insulter à la crainte publique, +Et que le chef des Grecs, irritant les destins, +Préparât d’un hymen la pompe et les festins ? +Ah ! seigneur, est-ce ainsi que votre âme attendrie +Plaint le malheur des Grecs, et chérit la patrie ? + + + +Dans les champs phrygiens les effets feront foi +Qui la chérit le plus, ou d’Ulysse ou de moi : +Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle ; +Vous pouvez à loisir faire des vœux pour elle. +Remplissez les autels d’offrandes et de sang, +Des victimes vous-même interrogez le flanc, +Du silence des vents demandez-leur la cause ; +Mais moi, qui de ce soin sur Calchas me repose, +Souffrez, seigneur, souffrez que je coure hâter +Un hymen dont les dieux ne sauraient s’irriter. +Transporté d’une ardeur qui ne peut être oisive, +Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette rive : +J’aurais trop de regrets si quelque autre guerrier +Au rivage troyen descendait le premier. + + + +Ô ciel ! pourquoi faut-il que ta secrète envie +Ferme à de tels héros le chemin de l’Asie ? +N’aurai-je vu briller cette noble chaleur +Que pour m’en retourner avec plus de douleur ? + + + +Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Seigneur, qu’osez-vous dire ? + + +Qu’il faut, princes, qu’il faut que chacun se retire ; +Que, d’un crédule espoir trop longtemps abusés, +Nous attendons les vents qui nous sont refusés. +Le ciel protége Troie ; et par trop de présages +Son courroux nous défend d’en chercher les passages. + + + +Quels présages affreux nous marquent son courroux ? + + + +Vous-même consultez ce qu’il prédit de vous. +Que sert de se flatter ? On sait qu’à votre tête +Les dieux ont d’Ilion attaché la conquête ; +Mais on sait que, pour prix d’un triomphe si beau, +Ils ont aux champs troyens marqué votre tombeau ; +Que votre vie, ailleurs et longue et fortunée, +Devant Troie, en sa fleur doit être moissonnée. + + + +Ainsi, pour vous venger, tant de rois assemblés +D’un opprobre éternel retourneront comblés ; +Et Pâris couronnant son insolente flamme, +Retiendra sans péril la sœur de votre femme ! + + + +Eh quoi ! votre valeur, qui nous a devancés, +N’a-t-elle pas pris soin de nous venger assez ? +Les malheurs de Lesbos, par vos mains ravagée, +Épouvantent encor toute la mer Égée ; +Troie en a vu la flamme ; et jusque dans ses ports, +Les flots en ont poussé les débris et les morts. +Que dis-je ? les Troyens pleurent une autre Hélène +Que vous avez captive envoyée à Mycène : +Car, je n’en doute point, cette jeune beauté +Garde en vain un secret que trahit sa fierté ; +Et son silence même accusant sa noblesse, +Nous dit qu’elle nous cache une illustre princesse. + + + +Non, non, tous ces détours sont trop ingénieux : +Vous lisez de trop loin dans le secret des dieux. +Moi, je m’arrêterais à de vaines menaces, +Et je fuirais l’honneur qui m’attend sur vos traces ! +Les Parques à ma mère, il est vrai, l’ont prédit, +Lorsqu’un époux mortel fut reçu dans son lit : +Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans sans gloire, +Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire. +Mais, puisqu’il faut enfin que j’arrive au tombeau, +Voudrais-je, de la terre inutile fardeau, +Trop avare d’un sang reçu d’une déesse, +Attendre chez mon père une obscure vieillesse ; +Et toujours de la gloire évitant le sentier, +Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ? +Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles ; +L’honneur parle, il suffit : ce sont là nos oracles. +Les dieux sont de nos jours les maîtres souverains ; +Mais, seigneur, notre gloire est dans nos propres mains. +Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ? +Ne songeons qu’à nous rendre immortels comme eux-mêmes ; +Et laissant faire au sort, courons où la valeur +Nous promet un destin aussi grand que le leur. +C’est à Troie, et j’y cours, et quoi qu’on me prédise, +Je ne demande aux dieux qu’un vent qui m’y conduise ; +Et quand moi seul enfin il faudrait l’assiéger, +Patrocle et moi, seigneur, nous irons vous venger. +Mais non, c’est en vos mains que le destin la livre ; +Je n’aspire en effet qu’à l’honneur de vous suivre. +Je ne vous presse plus d’approuver les transports +D’un amour qui m’allait éloigner de ces bords ; +Ce même amour, soigneux de votre renommée, +Veut qu’ici mon exemple encourage l’armée, +Et me défend surtout de vous abandonner +Aux timides conseils qu’on ose vous donner. + + + + + + + +Seigneur, vous entendez : quelque prix qu’il en coûte, +Il veut voler à Troie et poursuivre sa route. +Nous craignions son amour : et lui-même aujourd’hui +Par une heureuse erreur nous arme contre lui. + + + +Hélas ! De ce soupir que faut-il que j’augure ? +Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure ? +Croirai-je qu’une nuit a pu vous ébranler ? + +Est-ce donc votre cœur qui vient de nous parler ? +Songez-y : vous devez votre fille à la Grèce : +Vous nous l’avez promise ; et, sur cette promesse, +Calchas, par tous les Grecs consulté chaque jour, +Leur a prédit des vents l’infaillible retour. +À ses prédictions si l’effet est contraire, +Pensez-vous que Calchas continue à se taire ; +Que ses plaintes, qu’en vain vous voudrez apaiser, +Laissent mentir les dieux sans vous en accuser ? +Et qui sait ce qu’aux Grecs, frustrés de leur victime, +Peut permettre un courroux qu’ils croiront légitime ? +Gardez-vous de réduire un peuple furieux, +Seigneur, à prononcer entre vous et les dieux. +N’est-ce pas vous enfin de qui la voix pressante +Nous a tous appelés aux campagnes du Xanthe ; +Et qui de ville en ville attestiez les serments +Que d’Hélène autrefois firent tous les amants, +Quand presque tous les Grecs, rivaux de votre frère, +La demandaient en foule à Tyndare son père ? +De quelque heureux époux que l’on dût faire choix, +Nous jurâmes dès lors de défendre ses droits ; +Et si quelque insolent lui volait sa conquête, +Nos mains du ravisseur lui promirent la tête. +Mais sans vous, ce serment que l’amour a dicté, +Libres de cet amour, l’aurions-nous respecté ? +Vous seul nous arrachant à de nouvelles flammes, +Nous avez fait laisser nos enfants et nos femmes. +Et quand, de toutes parts assemblés en ces lieux, +L’honneur de vous venger brille seul à nos yeux ; +Quand la Grèce, déjà vous donnant son suffrage, +Vous reconnaît l’auteur de ce fameux ouvrage ; +Que ses rois, qui pouvaient vous disputer ce rang, +Sont prêts pour vous servir de verser tout leur sang, +Le seul Agamemnon, refusant la victoire, +N’ose d’un peu de sang acheter tant de gloire ; +Et dès le premier pas se laissant effrayer, +Ne commande les Grecs que pour les renvoyer ! + + + +Ah ! seigneur ! qu’éloigné du malheur qui m’opprime, +Votre cœur aisément se montre magnanime ! +Mais que si vous voyiez ceint du bandeau mortel +Votre fils Télémaque approcher de l’autel, +Nous vous verrions, troublé de cette affreuse image, +Changer bientôt en pleurs ce superbe langage, +Éprouver la douleur que j’éprouve aujourd’hui, +Et courir vous jeter entre Calchas et lui ! +Seigneur, vous le savez, j’ai donné ma parole ; +Et si ma fille vient, je consens qu’on l’immole. +Mais, malgré tous mes soins, si son heureux destin +La retient dans Argos, ou l’arrête en chemin, +Souffrez que, sans presser ce barbare spectacle, +En faveur de mon sang j’explique cet obstacle, +Que j’ose pour ma fille accepter le secours +De quelque dieu plus doux qui veille sur ses jours. +Vos conseils sur mon cœur n’ont eu que trop d’empire ; +Et je rougis… Seigneur… Ah ! que vient-on me dire ? + + + +La reine, dont ma course a devancé les pas, +Va remettre bientôt sa fille entre vos bras ; +Elle approche. Elle s’est quelque temps égarée +Dans ces bois qui du camp semblent cacher l’entrée ; +À peine nous avons, dans leur obscurité, +Retrouvé le chemin que nous avions quitté. + + + +Ciel ! Elle amène aussi cette jeune Ériphile +Que Lesbos a livrée entre les mains d’Achille, +Et qui de son destin, qu’elle ne connaît pas, +Vient, dit-elle, en Aulide interroger Calchas. +Déjà de leur abord la nouvelle est semée ; +Et déjà de soldats une foule charmée, +Surtout d’Iphigénie admirant la beauté, +Pousse au ciel mille vœux pour sa félicité. +Les uns avec respect environnaient la reine ; +D’autres me demandaient le sujet qui l’amène. +Mais tous ils confessaient que si jamais les dieux +Ne mirent sur le trône un roi plus glorieux, +Également comblé de leurs faveurs secrètes, +Jamais père ne fut plus heureux que vous l’êtes. + + + +Eurybate, il suffit ; vous pouvez nous laisser. +Le reste me regarde, et je vais y penser. + + + + + + + +Juste ciel, c’est ainsi qu’assurant ta vengeance, +Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence ! +Encor si je pouvais, libre dans mon malheur, +Par des larmes au moins soulager ma douleur ! +Triste destin des rois ! Esclaves que nous sommes, +Et des rigueurs du sort et des discours des hommes, +Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins ; +Et les plus malheureux osent pleurer le moins ! + + + +Je suis père, seigneur, et faible comme un autre : +Mon cœur se met sans peine en la place du vôtre ; + +Et frémissant du coup qui vous fait soupirer, +Loin de blâmer vos pleurs, je suis près de pleurer. +Mais votre amour n’a plus d’excuse légitime ; +Les dieux ont à Calchas amené leur victime : +Il le sait, il l’attend ; et s’il la voit tarder, +Lui-même à haute voix viendra la demander. +Nous sommes seuls encor : hâtez-vous de répandre +Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre ; +Pleurez ce sang, pleurez. Ou plutôt, sans pâlir, +Considérez l’honneur qui doit en rejaillir : +Voyez tout l’Hellespont blanchissant sous nos rames, +Et la perfide Troie abandonnée aux flammes, +Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux, +Hélène par vos mains rendue à son époux ; +Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées +Dans cette même Aulide avec vous retournées, +Et ce triomphe heureux qui s’en va devenir +L’éternel entretien des siècles à venir. + + + +Seigneur, de mes efforts je connais l’impuissance : +Je cède, et laisse aux dieux opprimer l’innocence. +La victime bientôt marchera sur vos pas, +Allez. Mais cependant faites taire Calchas ; +Et m’aidant à cacher ce funeste mystère, +Laissez-moi de l’autel écarter une mère. + + + + + + + + + + + + + + +Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous ; +Laissons-les dans les bras d’un père et d’un époux ; +Et tandis qu’à l’envi leur amour se déploie, +Mettons en liberté ma tristesse et leur joie. + + + +Quoi, madame ! toujours irritant vos douleurs, +Croirez-vous ne plus voir que des sujets de pleurs ? +Je sais que tout déplaît aux yeux d’une captive ; +Qu’il n’est point dans les fers de plaisir qui la suive : +Mais dans le temps fatal que, repassant les flots, +Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos ; +Lorsque dans son vaisseau, prisonnière timide, +Vous voyiez devant vous ce vainqueur homicide, +Le dirai-je ? vos yeux, de larmes moins trempés, +À pleurer vos malheurs étaient moins occupés. +Maintenant tout vous rit : l’aimable Iphigénie +D’une amitié sincère avec vous est unie ; +Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de sœur ; +Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur. +Vous vouliez voir l’Aulide où son père l’appelle, +Et l’Aulide vous voit arriver avec elle : +Cependant, par un sort que je ne conçois pas, +Votre douleur redouble et croît à chaque pas. + + + +Eh quoi ! te semble-t-il que la triste Ériphile +Doive être de leur joie un témoin si tranquille ? +Crois-tu que mes chagrins doivent s’évanouir +À l’aspect d’un bonheur dont je ne puis jouir ? +Je vois Iphigénie entre les bras d’un père ; +Elle fait tout l’orgueil d’une superbe mère ; +Et moi, toujours en butte à de nouveaux dangers, +Remise dès l’enfance en des bras étrangers, +Je reçus et je vois le jour que je respire, +Sans que père ni mère ait daigné me sourire. +J’ignore qui je suis ; et pour comble d’horreur, +Un oracle effrayant m’attache à mon erreur, +Et quand je veux chercher le sang qui m’a fait naître, +Me dit que sans périr je ne me puis connaître. + + + +Non, non, jusques au bout vous devez le chercher. +Un oracle toujours se plaît à se cacher ; +Toujours avec un sens il en présente un autre : +En perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre. +C’est là tout le danger que vous pouvez courir, +Et c’est peut-être ainsi que vous devez périr. +Songez que votre nom fut changé dès l’enfance. + + + +Je n’ai de tout mon sort que cette connaissance ; +Et ton père, du reste infortuné témoin, +Ne me permit jamais de pénétrer plus loin. +Hélas ! dans cette Troie où j’étais attendue, +Ma gloire, disait-il, m’allait être rendue ; +J’allais, en reprenant et mon nom et mon rang, +Des plus grands rois en moi reconnaître le sang. +Déjà je découvrais cette fameuse ville. +Le ciel mène à Lesbos l’impitoyable Achille : +Tout cède, tout ressent ses funestes efforts ; +Ton père, enseveli dans la foule des morts, +Me laisse dans les fers, à moi-même inconnue ; +Et de tant de grandeurs dont j’étais prévenue, +Vile esclave des Grecs, je n’ai pu conserver +Que la fierté d’un sang que je ne puis prouver. + + + +Ah ! que perdant, madame, un témoin si fidèle, +La main qui vous l’ôta vous doit sembler cruelle ! +Mais Calchas est ici, Calchas si renommé, +Qui des secrets des dieux fut toujours informé. +Le ciel souvent lui parle : instruit par un tel maître, +Il sait tout ce qui fut et tout ce qui doit être. +Pourrait-il de vos jours ignorer les auteurs ? +Ce camp même est pour vous tout plein de protecteurs. +Bientôt Iphigénie, en épousant Achille, +Vous va sous son appui présenter un asile ; + +Elle vous l’a promis et juré devant moi. +Ce gage est le premier qu’elle attend de sa foi. + + + +Que dirais-tu, Doris, si, passant tout le reste, +Cet hymen de mes maux était le plus funeste ? + + + +Quoi, madame ! Tu vois avec étonnement +Que ma douleur ne souffre aucun soulagement. +Écoute, et tu te vas étonner que je vive : +C’est peu d’être étrangère, inconnue, et captive ; +Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens, +Cet Achille, l’auteur de tes maux et des miens, +Dont la sanglante main m’enleva prisonnière, +Qui m’arracha d’un coup ma naissance et ton père, +De qui, jusques au nom, tout doit m’être odieux, +Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux. + + + +Ah ! que me dites-vous ? Je me flattais sans cesse +Qu’un silence éternel cacherait ma faiblesse ; +Mais mon cœur trop pressé m’arrache ce discours, +Et te parle une fois pour se taire toujours. +Ne me demande point sur quel espoir fondée +De ce fatal amour je me vis possédée. +Je n’en accuse point quelques feintes douleurs +Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs : +Le ciel s’est fait, sans doute, une joie inhumaine +À rassembler sur moi tous les traits de sa haine. +Rappellerai-je encor le souvenir affreux +Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux ? +Dans les cruelles mains par qui je fus ravie +Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie : +Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté ; +Et me voyant presser d’un bras ensanglanté, +Je frémissais, Doris, et d’un vainqueur sauvage +Craignais de rencontrer l’effroyable visage. +J’entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur, +Et toujours détournant ma vue avec horreur. +Je le vis : son aspect n’avait rien de farouche ; +Je sentis le reproche expirer dans ma bouche ; +Je sentis contre moi mon cœur se déclarer ; +J’oubliai ma colère, et ne sus que pleurer. +Je me laissai conduire à cet aimable guide. +Je l’aimais à Lesbos, et je l’aime en Aulide. +Iphigénie en vain s’offre à me protéger, +Et me tend une main prompte à me soulager : +Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée, +Je n’accepte la main qu’elle m’a présentée +Que pour m’armer contre elle, et, sans me découvrir, +Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir. + + + +Et que pourrait contre elle une impuissante haine ? +Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycène, +Éviter les tourments que vous venez chercher, +Et combattre des feux contraints de se cacher ? + + + +Je le voulais, Doris. Mais, quelque triste image +Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage, +Au sort qui me traînait il fallut consentir : +Une secrète voix m’ordonna de partir, +Me dit qu’offrant ici ma présence importune, +Peut-être j’y pourrais porter mon infortune ; +Que peut-être, approchant ces amants trop heureux, +Quelqu’un de mes malheurs se répandrait sur eux. +Voilà ce qui m’amène, et non l’impatience +D’apprendre à qui je dois une triste naissance ; +Ou plutôt leur hymen me servira de loi : +S’il s’achève, il suffit ; tout est fini pour moi. +Je périrai, Doris ; et par une mort prompte, +Dans la nuit du tombeau j’enfermerai ma honte, +Sans chercher des parents si longtemps ignorés, +Et que mon fol amour a trop déshonorés. + + + +Que je vous plains, madame ! et que la tyrannie… + + + +Tu vois Agamemnon avec Iphigénie. + + + + + + + +Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements +Vous dérobent sitôt à nos embrassements ? +À qui dois-je imputer cette fuite soudaine ? +Mon respect a fait place aux transports de la reine ; +Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter ? +Et ma joie à vos yeux n’ose-t-elle éclater ? +Ne puis-je… Eh bien, ma fille, embrassez votre père ; +Il vous aime toujours. Que cette amour m’est chère ! +Quel plaisir de vous voir et de vous contempler +Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller ! +Quels honneurs ! quel pouvoir ! Déjà la renommée +Par d’étonnants récits m’en avait informée ; +Mais que, voyant de près ce spectacle charmant, +Je sens croître ma joie et mon étonnement ! +Dieux ! avec quel amour la Grèce vous révère ! +Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père ! + + + +Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux. + + + +Quelle félicité peut manquer à vos vœux ? +À de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ? +J’ai cru n’avoir au ciel que des grâces à rendre. + + + +Grands dieux ! à son malheur dois-je la préparer ? + + + +Vous vous cachez, seigneur, et semblez soupirer ; +Tous vos regards sur moi ne tombent qu’avec peine : +Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène ? + + + +Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux ; +Mais les temps sont changés, aussi bien que les lieux. +D’un soin cruel ma joie est ici combattue. + + + +Eh ! mon père, oubliez votre rang à ma vue. +Je prévois la rigueur d’un long éloignement : +N’osez-vous sans rougir être père un moment ? +Vous n’avez devant vous qu’une jeune princesse +À qui j’avais pour moi vanté votre tendresse ; +Cent fois lui promettant mes soins, votre bonté, +J’ai fait gloire à ses yeux de ma félicité : +Que va-t-elle penser de votre indifférence ? +Ai-je flatté ses vœux d’une fausse espérance ? +N’éclaircirez-vous point ce front chargé d’ennuis ? + + + +Ah ! ma fille ! Seigneur, poursuivez. Je ne puis. + + + +Périsse le Troyen auteur de nos alarmes ! + + + +Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes. + + + +Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours ! + + + +Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds. + + + +Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice ? + + + +Puissé-je auparavant fléchir leur injustice ! + + + +L’offrira-t-on bientôt ? Plus tôt que je ne veux. + + + +Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ? +Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ? + + + +Hélas ! Vous vous taisez ! Vous y serez, ma fille. +Adieu. De cet accueil que dois-je soupçonner ? +D’une secrète horreur je me sens frissonner : +Je crains, malgré moi-même, un malheur que j’ignore. +Justes dieux ! vous savez pour qui je vous implore ! + + + +Quoi ! parmi tous les soins qui doivent l’accabler, +Quelque froideur suffit pour vous faire trembler ! +Hélas ! à quels soupirs suis-je donc condamnée, +Moi qui, de mes parents toujours abandonnée, +Étrangère partout, n’ai pas, même en naissant, +Peut-être reçu d’eux un regard caressant ! +Du moins, si vos respects sont rejetés d’un père, +Vous en pouvez gémir dans le sein d’une mère ; +Et de quelque disgrâce enfin que vous pleuriez, +Quels pleurs par un amant ne sont point essuyés ! + + + +Je ne m’en défends point : mes pleurs, belle Ériphile +Ne tiendront pas longtemps contre les soins d’Achille, +Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir, +Lui donnent sur mon âme un trop juste pouvoir. +Mais de lui-même ici que faut-il que je pense ? +Cet amant, pour me voir brûlant d’impatience, +Que les Grecs de ces bords ne pouvaient arracher, +Qu’un père de si loin m’ordonne de chercher, +S’empresse-t-il assez pour jouir d’une vue +Qu’avec tant de transports je croyais attendue ? +Pour moi, depuis deux jours qu’approchant de ces lieux, +Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux, +Je l’attendais partout ; et, d’un regard timide, +Sans cesse parcourant les chemins de l’Aulide, +Mon cœur pour le chercher volait loin devant moi, +Et je demande Achille à tout ce que je voi. +Je viens, j’arrive enfin sans qu’il m’ait prévenue. +Je n’ai percé qu’à peine une foule inconnue ; +Lui seul ne paraît point : le triste Agamemnon +Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom. +Que fait-il ? Qui pourra m’expliquer ce mystère ? +Trouverai-je l’amant glacé comme le père ? +Et les soins de la guerre auraient-ils en un jour +Éteint dans tous les cœurs la tendresse et l’amour ? +Mais non : c’est l’offenser par d’injustes alarmes ; +C’est à moi que l’on doit le secours de ses armes. +Il n’était point à Sparte entre tous ces amants +Dont le père d’Hélène a reçu les serments : +Lui seul de tous les Grecs, maître de sa parole, +S’il part contre Ilion, c’est pour moi qu’il y vole ; + +Et satisfait d’un prix qui lui semble si doux, +Il veut même y porter le nom de mon époux. + + + + + + + +Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne, +Et sauver, en fuyant, votre gloire et la mienne. +Je ne m’étonne plus qu’interdit et distrait, +Votre père ait paru nous revoir à regret : +Aux affronts d’un refus craignant de vous commettre, +Il m’avait par Arcas envoyé cette lettre. +Arcas s’est vu trompé par notre égarement, +Et vient de me la rendre en ce même moment. +Sauvons, encore un coup, notre gloire offensée : +Pour votre hymen Achille a changé de pensée ; +Et refusant l’honneur qu’on lui veut accorder, +Jusques à son retour il veut le retarder. + + + +Qu’entends-je ? Je vous vois rougir de cet outrage. +Il faut d’un noble orgueil armer votre courage. +Moi-même, de l’ingrat approuvant le dessein, +Je vous l’ai dans Argos présenté de ma main ; +Et mon choix, que flattait le bruit de sa noblesse, +Vous donnait avec joie au fils d’une déesse. +Mais puisque désormais son lâche repentir +Dément le sang des dieux dont on le fait sortir, +Ma fille, c’est à nous de montrer qui nous sommes, +Et de ne voir en lui que le dernier des hommes. +Lui ferons-nous penser, par un plus long séjour, +Que vos vœux de son cœur attendent le retour ? +Rompons avec plaisir un hymen qu’il diffère. +J’ai fait de mon dessein avertir votre père ; +Je ne l’attends ici que pour m’en séparer ; +Et pour ce prompt départ je vais tout préparer. +Je ne vous presse point, madame, de nous suivre ; + +En de plus chères mains ma retraite vous livre. +De vos desseins secrets on est trop éclairci ; +Et ce n’est pas Calchas que vous cherchez ici. + + + + + + + +En quel funeste état ces mots m’ont-ils laissée ! +Pour mon hymen Achille a changé de pensée ! +Il me faut sans honneur retourner sur mes pas ! +Et vous cherchez ici quelque autre que Calchas ! + + + +Madame, à ce discours je ne puis rien comprendre. + + + +Vous m’entendez assez, si vous voulez m’entendre. +Le sort injurieux me ravit un époux ; +Madame, à mon malheur m’abandonnerez-vous ? +Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycène ; +Me verra-t-on sans vous partir avec la reine ? + + + +Je voulais voir Calchas avant que de partir. + + + +Que tardez-vous, madame, à le faire avertir ? + + + +D’Argos, dans un moment, vous reprenez la route. + + + +Un moment quelquefois éclaircit plus d’un doute. +Mais, madame, je vois que c’est trop vous presser ; +Je vois ce que jamais je n’ai voulu penser : +Achille… Vous brûlez que je ne sois partie. + + + +Moi ! vous me soupçonnez de cette perfidie ! +Moi, j’aimerais, madame, un vainqueur furieux, +Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux, +Qui, la flamme à la main, et de meurtres avide, +Mit en cendres Lesbos… Oui, vous l’aimez, perfide ; +Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez, +Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés, +Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme, +Sont les traits dont l’amour l’a gravé dans votre âme ; +Et, loin d’en détester le cruel souvenir, +Vous vous plaisez encore à m’en entretenir. +Déjà plus d’une fois, dans vos plaintes forcées, +J’ai dû voir et j’ai vu le fond de vos pensées ; +Mais toujours sur mes yeux ma facile bonté +A remis le bandeau que j’avais écarté. +Vous l’aimez. Que faisais-je ! et quelle erreur fatale +M’a fait entre mes bras recevoir ma rivale ! +Crédule, je l’aimais : mon cœur même aujourd’hui +De son parjure amant lui promettait l’appui. +Voilà donc le triomphe où j’étais amenée ! +Moi-même à votre char je me suis enchaînée. +Je vous pardonne, hélas ! des vœux intéressés, +Et la perte d’un cœur que vous me ravissez : +Mais que, sans m’avertir du piége qu’on me dresse, +Vous me laissiez chercher jusqu’au fond de la Grèce +L’ingrat qui ne m’attend que pour m’abandonner, +Perfide, cet affront se peut-il pardonner ? + + + +Vous me donnez des noms qui doivent me surprendre, +Madame : on ne m’a pas instruite à les entendre ; +Et les dieux, contre moi dès longtemps indignés, +À mon oreille encor les avaient épargnés. + +Mais il faut des amants excuser l’injustice. +Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse ? +Avez-vous pu penser qu’au sang d’Agamemnon +Achille préférât une fille sans nom, +Qui de tout son destin ce qu’elle a pu comprendre, +C’est qu’elle sort d’un sang qu’il brûle de répandre ? + + + +Vous triomphez, cruelle, et bravez ma douleur. +Je n’avais pas encor senti tout mon malheur : +Et vous ne comparez votre exil et ma gloire +Que pour mieux relever votre injuste victoire. +Toutefois vos transports sont trop précipités : +Ce même Agamemnon à qui vous insultez, +Il commande à la Grèce, il est mon père, il m’aime, +Il ressent mes douleurs beaucoup plus que moi-même. +Mes larmes par avance avaient su le toucher ; +J’ai surpris ses soupirs qu’il me voulait cacher. +Hélas ! de son accueil condamnant la tristesse, +J’osais me plaindre à lui de son peu de tendresse ! + + + + + + + +Il est donc vrai, madame, et c’est vous que je vois ! +Je soupçonnais d’erreur tout le camp à la fois. +Vous en Aulide ! vous ! Eh ! qu’y venez-vous faire ? +D’où vient qu’Agamemnon m’assurait le contraire ? + + + +Seigneur, rassurez-vous : vos vœux seront contents. +Iphigénie encor n’y sera pas longtemps. + + + + + + + +Elle me fuit ! Veillé-je ! ou n’est-ce point un songe ? +Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge ! +Madame, je ne sais si sans vous irriter +Achille devant vous pourra se présenter ; +Mais si d’un ennemi vous souffrez la prière, +Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière, +Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas ? +Vous savez… Quoi ! seigneur, ne le savez-vous pas, +Vous qui, depuis un mois brûlant sur ce rivage, +Avez conclu vous-même et hâté leur voyage ? + + + +De ce même rivage absent depuis un mois, +Je le revis hier pour la première fois. + + + +Quoi ! lorsque Agamemnon écrivait à Mycène, +Votre amour, votre main n’a pas conduit la sienne ? +Quoi ! vous, qui de sa fille adoriez les attraits… + + + +Vous m’en voyez encore épris plus que jamais, +Madame ; et si l’effet eût suivi ma pensée, +Moi-même dans Argos je l’aurais devancée. +Cependant on me fuit. Quel crime ai-je commis ? +Mais je ne vois partout que des yeux ennemis. +Que dis-je ? en ce moment Calchas, Nestor, Ulysse, +De leur vaine éloquence employant l’artifice, +Combattaient mon amour, et semblaient m’annoncer +Que, si j’en crois ma gloire, il faut y renoncer. +Quelle entreprise ici pourrait être formée ? +Suis-je, sans le savoir, la fable de l’armée ? +Entrons : c’est un secret qu’il leur faut arracher. + + + + + + + +Dieux qui voyez ma honte, où me dois-je cacher ? +Orgueilleuse rivale, on t’aime ; et tu murmures ! +Souffrirai-je à la fois ta gloire et tes injures ? +Ah ! plutôt… Mais, Doris, ou j’aime à me flatter, +Ou sur eux quelque orage est tout près d’éclater. +J’ai des yeux. Leur bonheur n’est pas encor tranquille : +On trompe Iphigénie ; on se cache d’Achille ; +Agamemnon gémit. Ne désespérons point ; +Et si le sort contre elle à ma haine se joint, +Je saurai profiter de cette intelligence +Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance. + + + + + + + + + + + + + + +Oui, seigneur, nous partions ; et mon juste courroux +Laissait bientôt Achille et le camp loin de nous : +Ma fille dans Argos courait pleurer sa honte. +Mais lui-même, étonné d’une fuite si prompte, +Par combien de serments, dont je n’ai pu douter, +Vient-il de me convaincre, et de nous arrêter ! +Il presse cet hymen qu’on prétend qu’il diffère, +Et vous cherche, brûlant d’amour et de colère : +Près d’imposer silence à ce bruit imposteur, +Achille en veut connaître et confondre l’auteur. +Bannissez ces soupçons qui troublaient notre joie. + + + +Madame, c’est assez : je consens qu’on le croie. +Je reconnais l’erreur qui nous avait séduits, +Et ressens votre joie autant que je le puis. +Vous voulez que Calchas l’unisse à ma famille ; +Vous pouvez à l’autel envoyer votre fille : +Je l’attends. Mais, avant que de passer plus loin, +J’ai voulu vous parler un moment sans témoin. +Vous voyez en quels lieux vous l’avez amenée : +Tout y ressent la guerre, et non point l’hyménée. +Le tumulte d’un camp, soldats et matelots, +Un autel hérissé de dards, de javelots, +Tout ce spectacle enfin, pompe digne d’Achille, +Pour attirer vos yeux n’est point assez tranquille ; +Et les Grecs y verraient l’épouse de leur roi +Dans un état indigne et de vous et de moi. +M’en croirez-vous ? Laissez, de vos femmes suivie, +À cet hymen, sans vous, marcher Iphigénie. + + + +Qui ? moi ! que, remettant ma fille en d’autres bras, +Ce que j’ai commencé, je ne l’achève pas ! +Qu’après l’avoir d’Argos amenée en Aulide, +Je refuse à l’autel de lui servir de guide ! +Dois-je donc de Calchas être moins près que vous ? +Et qui présentera ma fille à son époux ? +Quelle autre ordonnera cette pompe sacrée ? + + + +Vous n’êtes point ici dans le palais d’Atrée : +Vous êtes dans un camp… Où tout vous est soumis ; +Où le sort de l’Asie en vos mains est remis ; +Où je vois sous vos lois marcher la Grèce entière ; +Où le fils de Thétis va m’appeler sa mère. +Dans quel palais superbe et plein de ma grandeur +Puis-je jamais paraître avec plus de splendeur ? + + + +Madame, au nom des dieux auteurs de notre race, +Daignez à mon amour accorder cette grâce. +J’ai mes raisons. Seigneur, au nom des mêmes dieux, +D’un spectacle si doux ne privez point mes yeux. +Daignez ne point ici rougir de ma présence. + + + +J’avais plus espéré de votre complaisance. +Mais puisque la raison ne vous peut émouvoir, +Puisque enfin ma prière a si peu de pouvoir, +Vous avez entendu ce que je vous demande, +Madame : je le veux, et je vous le commande. +Obéissez. D’où vient que d’un soin si cruel +L’injuste Agamemnon m’écarte de l’autel ? +Fier de son nouveau rang, m’ose-t-il méconnaître ? +Me croit-il à sa suite indigne de paraître ? +Ou, de l’empire encor timide possesseur, +N’oserait-il d’Hélène ici montrer la sœur ? +Et pourquoi me cacher ? et par quelle injustice +Faut-il que sur mon front sa honte rejaillisse ? +Mais n’importe ; il le veut, et mon cœur s’y résout. +Ma fille, ton bonheur me console de tout ! +Le ciel te donne Achille ; et ma joie est extrême +De t’entendre nommer… Mais le voici lui-même. + + + + + + + +Tout succède, madame, à mon empressement : +Le roi n’a point voulu d’autre éclaircissement ; +Il en croit mes transports ; et sans presque m’entendre, +Il vient, en m’embrassant, de m’accepter pour gendre. +Il ne m’a dit qu’un mot. Mais vous a-t-il conté +Quel bonheur dans le camp vous avez apporté ? +Les dieux vont s’apaiser : du moins Calchas publie +Qu’avec eux, dans une heure, il nous réconcilie ; +Que Neptune et les vents, prêts à nous exaucer, +N’attendent que le sang que sa main va verser. +Déjà dans les vaisseaux la voile se déploie, +Déjà sur sa parole ils se tournent vers Troie. +Pour moi, quoique le ciel, au gré de mon amour, +Dût encore des vents retarder le retour, +Que je quitte à regret la rive fortunée +Où je vais allumer les flambeaux d’hyménée, +Puis-je ne point chérir l’heureuse occasion +D’aller du sang troyen sceller notre union, +Et de laisser bientôt, sous Troie ensevelie, +Le déshonneur d’un nom à qui le mien s’allie ? + + + + + + + +Princesse, mon bonheur ne dépend que de vous ; +Votre père à l’autel vous destine un époux : +Venez y recevoir un cœur qui vous adore. + + + +Seigneur, il n’est pas temps que nous partions encore. +La reine permettra que j’ose demander + +Un gage à votre amour, qu’il me doit accorder. +Je viens vous présenter une jeune princesse : +Le ciel a sur son front imprimé sa noblesse. +De larmes tous les jours ses yeux sont arrosés ; +Vous savez ses malheurs, vous les avez causés. +Moi-même (où m’emportait une aveugle colère !) +J’ai tantôt, sans respect, affligé sa misère. +Que ne puis-je aussi bien, par d’utiles secours, +Réparer promptement mes injustes discours ! +Je lui prête ma voix, je ne puis davantage. +Vous seul pouvez, seigneur, détruire votre ouvrage : +Elle est votre captive ; et ses fers, que je plains, +Quand vous l’ordonnerez tomberont de ses mains. +Commencez donc par là cette heureuse journée. +Qu’elle puisse à nous voir n’être plus condamnée. +Montrez que je vais suivre au pied de nos autels +Un roi qui, non content d’effrayer les mortels, +À des embrasements ne borne point sa gloire, +Laisse aux pleurs d’une épouse attendrir sa victoire, +Et par les malheureux quelquefois désarmé, +Sait imiter en tout les dieux qui l’ont formé. + + + +Oui, seigneur, des douleurs soulagez la plus vive. +La guerre dans Lesbos me fit votre captive ; +Mais c’est pousser trop loin ses droits injurieux, +Qu’y joindre le tourment que je souffre en ces lieux. + + + +Vous, madame ! Oui, seigneur ; et sans compter le reste, +Pouvez-vous m’imposer une loi plus funeste +Que de rendre mes yeux les tristes spectateurs +De la félicité de mes persécuteurs ? +J’entends de toutes parts menacer ma patrie ; +Je vois marcher contre elle une armée en furie ; +Je vois déjà l’hymen, pour mieux me déchirer, +Mettre en vos mains le feu qui la doit dévorer : +Souffrez que, loin du camp et loin de votre vue, +Toujours infortunée et toujours inconnue, +J’aille cacher un sort si digne de pitié, +Et dont mes pleurs encor vous taisent la moitié. + + + +C’est trop, belle princesse : il ne faut que nous suivre. +Venez ; qu’aux yeux des Grecs Achille vous délivre ; +Et que le doux moment de ma félicité +Soit le moment heureux de votre liberté. + + + + + + + +Madame, tout est prêt pour la cérémonie. +Le roi près de l’autel attend Iphigénie ; +Je viens la demander : ou plutôt contre lui, +Seigneur, je viens pour elle implorer votre appui. + + + +Arcas, que dites-vous ? Dieux ! que vient-il m’apprendre ? + + + +Je ne vois plus que vous qui la puisse défendre. + + + +Contre qui ? Je le nomme et l’accuse à regret : +Autant que je l’ai pu j’ai gardé son secret. +Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête ; +Dût tout cet appareil retomber sur ma tête, +Il faut parler. Je tremble. Expliquez-vous, Arcas. + + + +Qui que ce soit, parlez, et ne le craignez pas. + + + +Vous êtes son amant, et vous êtes sa mère : +Gardez-vous d’envoyer la princesse à son père. + + + +Pourquoi le craindrons-nous ? Pourquoi m’en défier ? + + + +Il l’attend à l’autel pour la sacrifier. + + + +Lui ! Sa fille ! Mon père ! Ô ciel ! quelle nouvelle ! + + + +Quelle aveugle fureur pourrait l’armer contre elle ? +Ce discours sans horreur se peut-il écouter ? + + + +Ah ! seigneur, plût au ciel que je pusse en douter ! +Par la voix de Calchas l’oracle la demande ; +De toute autre victime il refuse l’offrande ; +Et les dieux, jusque-là protecteurs de Pâris, +Ne nous promettent Troie et les vents qu’à ce prix. + + + +Les dieux ordonneraient un meurtre abominable ! + + + +Ciel ! pour tant de rigueur, de quoi suis-je coupable ? + + + +Je ne m’étonne plus de cet ordre cruel +Qui m’avait interdit l’approche de l’autel. + + + +Et voilà donc l’hymen où j’étais destinée ! + + + +Le roi, pour vous tromper, feignait cet hyménée : +Tout le camp même encore est trompé comme vous. + + + +Seigneur, c’est donc à moi d’embrasser vos genoux. + + + +Ah ! madame ! Oubliez une gloire importune ; +Ce triste abaissement convient à ma fortune : +Heureuse si mes pleurs vous peuvent attendrir ! +Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir. +C’est votre épouse, hélas ! qui vous est enlevée ; +Dans cet heureux espoir je l’avais élevée. +C’est vous que nous cherchions sur ce funeste bord ; +Et votre nom, seigneur, l’a conduite à la mort. +Ira-t-elle, des dieux implorant la justice, +Embrasser leurs autels parés pour son supplice ? +Elle n’a que vous seul : vous êtes en ces lieux +Son père, son époux, son asile, ses dieux. +Je lis dans vos regards la douleur qui vous presse. +Auprès de votre époux, ma fille, je vous laisse. +Seigneur, daignez m’attendre, et ne la point quitter. +À mon perfide époux je cours me présenter : +Il ne soutiendra point la fureur qui m’anime. +Il faudra que Calchas cherche une autre victime : +Ou si je ne vous puis dérober à leurs coups, +Ma fille, ils pourront bien m’immoler avant vous. + + + + + + + +Madame, je me tais, et demeure immobile. +Est-ce à moi que l’on parle, et connaît-on Achille ? +Une mère pour vous croit devoir me prier ! +Une reine à mes pieds se vient humilier ! +Et me déshonorant par d’injustes alarmes, +Pour attendrir mon cœur on a recours aux larmes ! +Qui doit prendre à vos jours plus d’intérêt que moi ? +Ah ! sans doute on s’en peut reposer sur ma foi. +L’outrage me regarde ; et quoi qu’on entreprenne, +Je réponds d’une vie où j’attache la mienne. +Mais ma juste douleur va plus loin m’engager : +C’est peu de vous défendre, et je cours vous venger, +Et punir à la fois le cruel stratagème +Qui s’ose de mon nom armer contre vous-même. + + + +Ah ! demeurez, seigneur, et daignez m’écouter. + + + +Quoi, madame ! Un barbare osera m’insulter ! +Il voit que de sa sœur je cours venger l’outrage ; +Il sait que le premier lui donnant mon suffrage, +Je le fis nommer chef de vingt rois ses rivaux ; +Et pour fruit de mes soins, pour fruit de mes travaux, +Pour tout le prix enfin d’une illustre victoire +Qui le doit enrichir, venger, combler de gloire, +Content et glorieux du nom de votre époux, +Je ne lui demandais que l’honneur d’être à vous : +Cependant aujourd’hui, sanguinaire, parjure, +C’est peu de violer l’amitié, la nature ; +C’est peu que de vouloir, sous un couteau mortel, +Me montrer votre cœur fumant sur un autel ; +D’un appareil d’hymen couvrant ce sacrifice, +Il veut que ce soit moi qui vous mène au supplice ; +Que ma crédule main conduise le couteau ; +Qu’au lieu de votre époux je sois votre bourreau ! +Et quel était pour vous ce sanglant hyménée, +Si je fusse arrivé plus tard d’une journée ? +Quoi donc ! à leur fureur livrée en ce moment, +Vous iriez à l’autel me chercher vainement ; +Et d’un fer imprévu vous tomberiez frappée, +En accusant mon nom qui vous aurait trompée ! +Il faut de ce péril, de cette trahison, +Aux yeux de tous les Grecs lui demander raison. +À l’honneur d’un époux vous-même intéressée, +Madame, vous devez approuver ma pensée. +Il faut que le cruel qui m’a pu mépriser +Apprenne de quel nom il osait abuser. + + + +Hélas ! si vous m’aimez ; si pour grâce dernière, +Vous daignez d’une amante écouter la prière, +C’est maintenant, seigneur, qu’il faut me le prouver : +Car enfin, ce cruel que vous allez braver, +Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire, +Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon père. + + + +Lui, votre père ! Après son horrible dessein, +Je ne le connais plus que pour votre assassin. + + + +C’est mon père, seigneur, je vous le dis encore ; +Mais un père que j’aime, un père que j’adore, +Qui me chérit lui-même, et dont jusqu’à ce jour +Je n’ai jamais reçu que des marques d’amour. +Mon cœur dans ce respect élevé dès l’enfance +Ne peut que s’affliger de tout ce qui l’offense, +Et loin d’oser ici, par un prompt changement, +Approuver la fureur de votre emportement ; +Loin que par mes discours je l’attise moi-même, +Croyez qu’il faut aimer autant que je vous aime +Pour avoir pu souffrir tous les noms odieux +Dont votre amour le vient d’outrager à mes yeux. +Et pourquoi voulez-vous qu’inhumain et barbare +Il ne gémisse pas du coup qu’on me prépare ? +Quel père de son sang se plaît à se priver ? + +Pourquoi me perdrait-il, s’il pouvait me sauver ? +J’ai vu, n’en doutez point, ses larmes se répandre. +Faut-il le condamner avant que de l’entendre ? +Hélas ! de tant d’horreurs son cœur déjà troublé +Doit-il de votre haine être encore accablé ? + + + +Quoi, madame ! parmi tant de sujets de crainte, +Ce sont là les frayeurs dont vous êtes atteinte ! +Un cruel (comment puis-je autrement l’appeler ?) +Par la main de Calchas s’en va vous immoler ; +Et lorsqu’à sa fureur j’oppose ma tendresse, +Le soin de son repos est le seul qui vous presse ! +On me ferme la bouche ! on l’excuse ! on le plaint ! +C’est pour lui que l’on tremble, et c’est moi que l’on craint ! +Triste effet de mes soins ! Est-ce donc là, madame, +Tout le progrès qu’Achille avait fait dans votre âme ? + + + +Ah ! cruel ! cet amour, dont vous voulez douter, +Ai-je attendu si tard pour le faire éclater ? +Vous voyez de quel œil, et comme indifférente, +J’ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante : +Je n’en ai point pâli. Que n’avez-vous pu voir +À quel excès tantôt allait mon désespoir, +Quand, presque en arrivant, un récit peu fidèle +M’a de votre inconstance annoncé la nouvelle ! +Quel trouble, quel torrent de mots injurieux +Accusait à la fois les hommes et les dieux ! +Ah ! que vous auriez vu, sans que je vous le die, +De combien votre amour m’est plus cher que ma vie ! +Qui sait même, qui sait si le ciel irrité +A pu souffrir l’excès de ma félicité ? +Hélas ! il me semblait qu’une flamme si belle +M’élevait au-dessus du sort d’une mortelle ! + + + +Ah ! si je vous suis cher, ma princesse, vivez. + + + + + + + +Tout est perdu, seigneur, si vous ne nous sauvez. +Agamemnon m’évite, et craignant mon visage, +Il me fait de l’autel refuser le passage : +Des gardes, que lui-même a pris soin de placer, +Nous ont de toutes parts défendu de passer. +Il me fuit. Ma douleur étonne son audace. + + + +Eh bien ! c’est donc à moi de prendre votre place. +Il me verra, madame : et je vais lui parler. + + + +Ah ! madame !… Ah ! seigneur ! où voulez-vous aller ? + + + +Et que prétend de moi votre injuste prière ? +Vous faudra-t-il toujours combattre la première ? + + + +Quel est votre dessein, ma fille ? Au nom des dieux, +Madame, retenez un amant furieux : +De ce triste entretien détournons les approches. +Seigneur, trop d’amertume aigrirait vos reproches. +Je sais jusqu’où s’emporte un amant irrité ; +Et mon père est jaloux de son autorité. +On ne connaît que trop la fierté des Atrides. +Laissez parler, seigneur, des bouches plus timides. +Surpris, n’en doutez point, de mon retardement, +Lui-même il me viendra chercher dans un moment : +Il entendra gémir une mère oppressée ; +Et que ne pourra point m’inspirer la pensée +De prévenir les pleurs que vous verseriez tous, +D’arrêter vos transports, et de vivre pour vous ? + + + +Enfin vous le voulez : il faut donc vous complaire. +Donnez-lui l’une et l’autre un conseil salutaire : +Rappelez sa raison ; persuadez-le bien, +Pour vous, pour mon repos, et surtout pour le sien. +Je perds trop de moments en des discours frivoles ; +Il faut des actions, et non pas des paroles. +Madame, à vous servir je vais tout disposer : + +Dans votre appartement allez vous reposer. +Votre fille vivra, je puis vous le prédire. +Croyez du moins, croyez que, tant que je respire, +Les dieux auront en vain ordonné son trépas : +Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas. + + + + + + + + + + + + + + +Ah ! que me dites-vous ? Quelle étrange manie +Vous peut faire envier le sort d’Iphigénie ? +Dans une heure elle expire. Et jamais, dites-vous, +Vos yeux de son bonheur ne furent plus jaloux. +Qui le croira, madame ? Et quel cœur si farouche… + + + +Jamais rien de plus vrai n’est sorti de ma bouche : +Jamais de tant de soins mon esprit agité +Ne porta plus d’envie à sa félicité. + +Favorables périls ! Espérance inutile ! +N’as-tu pas vu sa gloire, et le trouble d’Achille ? +J’en ai vu, j’en ai fui les signes trop certains. +Ce héros, si terrible au reste des humains, +Qui ne connaît de pleurs que ceux qu’il fait répandre, +Qui s’endurcit contre eux dès l’âge le plus tendre, +Et qui, si l’on nous fait un fidèle discours, +Suça même le sang des lions et des ours, +Pour elle de la crainte a fait l’apprentissage : +Elle l’a vu pleurer et changer de visage. +Et tu la plains, Doris ! Par combien de malheurs +Ne lui voudrais-je point disputer de tels pleurs ! +Quand je devrais comme elle expirer dans une heure… +Mais que dis-je, expirer ! Ne crois pas qu’elle meure. +Dans un lâche sommeil crois-tu qu’enseveli +Achille aura pour elle impunément pâli ? +Achille à son malheur saura bien mettre obstacle. +Tu verras que les dieux n’ont dicté cet oracle +Que pour croître à la fois sa gloire et mon tourment, +Et la rendre plus belle aux yeux de son amant. +Eh quoi ! ne vois-tu pas tout ce qu’on fait pour elle ? +On supprime des dieux la sentence mortelle ; +Et quoique le bûcher soit déjà préparé, +Le nom de la victime est encore ignoré : +Tout le camp n’en sait rien. Doris, à ce silence, +Ne reconnais-tu pas un père qui balance ? +Et que fera-t-il donc ? Quel courage endurci +Soutiendrait les assauts qu’on lui prépare ici : +Une mère en fureur, les larmes d’une fille, +Les cris, le désespoir de toute une famille, +Le sang, à ces objets facile à s’ébranler ! +Achille menaçant, tout prêt à l’accabler ? +Non, te dis-je ; les dieux l’ont en vain condamnée : +Je suis et je serai la seule infortunée. +Ah ! si je m’en croyais… Quoi ! Que méditez-vous ? + + + +Je ne sais qui m’arrête et retient mon courroux, +Que, par un prompt avis de tout ce qui se passe, +Je ne coure des dieux divulguer la menace, +Et publier partout les complots criminels +Qu’on fait ici contre eux et contre leurs autels. + + + +Ah ! quel dessein, madame ! Ah ! Doris ! quelle joie ! +Que d’encens brûlerait dans les temples de Troie, +Si, troublant tous les Grecs, et vengeant ma prison, +Je pouvais contre Achille armer Agamemnon ; +Si leur haine, de Troie oubliant la querelle, +Tournait contre eux le fer qu’ils aiguisent contre elle, +Et si de tout le camp mes avis dangereux +Faisaient à ma patrie un sacrifice heureux ! + + + +J’entends du bruit. On vient : Clytemnestre s’avance. +Remettez-vous, madame, ou fuyez sa présence. + + + +Rentrons. Et pour troubler un hymen odieux, +Consultons des fureurs qu’autorisent les dieux. + + + + + + + +Ægine, tu le vois, il faut que je la fuie : +Loin que ma fille pleure et tremble pour sa vie, +Elle excuse son père, et veut que ma douleur +Respecte encor la main qui lui perce le cœur. +Ô constance ! ô respect ! Pour prix de sa tendresse, +Le barbare à l’autel se plaint de sa paresse ! +Je l’attends. Il viendra m’en demander raison, +Et croit pouvoir encor cacher sa trahison. +Il vient. Sans éclater contre son injustice, +Voyons s’il soutiendra son indigne artifice. + + + + + + + +Que faites-vous, madame ? et d’où vient que ces lieux +N’offrent point avec vous votre fille à mes yeux ? +Mes ordres par Arcas vous l’avaient demandée : +Qu’attend-elle ? Est-ce vous qui l’avez retardée ? +À mes justes désirs ne vous rendez-vous pas ? +Ne peut-elle à l’autel marcher que sur vos pas ? +Parlez… S’il faut partir, ma fille est toute prête. +Mais vous, n’avez-vous rien, seigneur, qui vous arrête ? + + + +Moi, madame ? Vos soins ont-ils tout préparé ? + + + +Calchas est prêt, madame, et l’autel est paré. +J’ai fait ce que m’ordonne un devoir légitime. + + + +Vous ne me parlez point, seigneur, de la victime. + + + +Que me voulez-vous dire ? et de quel soin jaloux… + + + + + + + +Venez, venez, ma fille, on n’attend plus que vous, + +Venez remercier un père qui vous aime ; +Et qui veut à l’autel vous conduire lui-même. + + + +Que vois-je ? Quel discours ! Ma fille, vous pleurez, +Et baissez devant moi vos yeux mal assurés : +Quel trouble ! Mais tout pleure, et la fille et la mère. +Ah ! malheureux Arcas, tu m’as trahi ! Mon père, +Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi : +Quand vous commanderez, vous serez obéi. +Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre : +Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre. +D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis +Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis, +Je saurai, s’il le faut, victime obéissante, +Tendre au fer de Calchas une tête innocente ; +Et respectant le coup par vous-même ordonné, +Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné. +Si pourtant ce respect, si cette obéissance +Paraît digne à vos yeux d’une autre récompense ; +Si d’une mère en pleurs vous plaignez les ennuis, +J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis +Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie +Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie, +Ni qu’en me l’arrachant, un sévère destin, +Si près de ma naissance, en eût marqué la fin. +Fille d’Agamemnon, c’est moi qui, la première, +Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père ; +C’est moi qui, si longtemps le plaisir de vos yeux, +Vous ai fait de ce nom remercier les dieux, +Et pour qui, tant de fois prodiguant vos caresses, +Vous n’avez point du sang dédaigné les faiblesses. +Hélas ! avec plaisir je me faisais conter +Tous les noms des pays que vous allez dompter ; +Et déjà, d’Ilion présageant la conquête, +D’un triomphe si beau je préparais la fête. +Je ne m’attendais pas que, pour le commencer, +Mon sang fût le premier que vous dussiez verser. +Non que la peur du coup dont je suis menacée +Me fasse rappeler votre bonté passée : +Ne craignez rien : mon cœur, de votre honneur jaloux, +Ne fera point rougir un père tel que vous ; +Et si je n’avais eu que ma vie à défendre, +J’aurais su renfermer un souvenir si tendre ; +Mais à mon triste sort, vous le savez, seigneur, +Une mère, un amant, attachaient leur bonheur. +Un roi digne de vous a cru voir la journée +Qui devait éclairer notre illustre hyménée ; +Déjà, sûr de mon cœur à sa flamme promis, +Il s’estimait heureux : vous me l’aviez permis. +Il sait votre dessein ; jugez de ses alarmes. +Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes. +Pardonnez aux efforts que je viens de tenter +Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter. + + + +Ma fille, il est trop vrai : j’ignore pour quel crime +La colère des dieux demande une victime : +Mais ils vous ont nommée : un oracle cruel +Veut qu’ici votre sang coule sur un autel. +Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières, +Mon amour n’avait pas attendu vos prières. +Je ne vous dirai point combien j’ai résisté : +Croyez-en cet amour par vous-même attesté. +Cette nuit même encore, on a pu vous le dire, +J’avais révoqué l’ordre où l’on me fit souscrire : +Sur l’intérêt des Grecs vous l’aviez emporté. +Je vous sacrifiais mon rang, ma sûreté. +Arcas allait du camp vous défendre l’entrée : +Les dieux n’ont pas voulu qu’il vous ait rencontrée ; +Ils ont trompé les soins d’un père infortuné +Qui protégeait en vain ce qu’ils ont condamné. +Ne vous assurez point sur ma faible puissance : +Quel frein pourrait d’un peuple arrêter la licence, +Quand les dieux, nous livrant à son zèle indiscret, +L’affranchissent d’un joug qu’il portait à regret ? +Ma fille, il faut céder : votre heure est arrivée. +Songez bien dans quel rang vous êtes élevée : +Je vous donne un conseil qu’à peine je reçoi ; +Du coup qui vous attend vous mourrez moins que moi : +Montrez, en expirant, de qui vous êtes née ; +Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée. +Allez ; et que les Grecs, qui vont vous immoler, +Reconnaissent mon sang en le voyant couler. + + + +Vous ne démentez point une race funeste ; +Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste : +Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin +Que d’en faire à sa mère un horrible festin. +Barbare ! c’est donc là cet heureux sacrifice +Que vos soins préparaient avec tant d’artifice ! +Quoi ! l’horreur de souscrire à cet ordre inhumain +N’a pas, en le traçant, arrêté votre main ! +Pourquoi feindre à nos yeux une fausse tristesse ? +Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ? +Où sont-ils, ces combats que vous avez rendus ? +Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ? +Quel débris parle ici de votre résistance ? +Quel champ couvert de morts me condamne au silence ? +Voilà par quels témoins il fallait me prouver, +Cruel, que votre amour a voulu la sauver. +Un oracle fatal ordonne qu’elle expire ! +Un oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ? +Le ciel, le juste ciel, par le meurtre honoré, +Du sang de l’innocence est-il donc altéré ? +Si du crime d’Hélène on punit sa famille, +Faites chercher à Sparte Hermione sa fille : +Laissez à Ménélas racheter d’un tel prix + +Sa coupable moitié, dont il est trop épris. +Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime ? +Pourquoi vous imposer la peine de son crime ? +Pourquoi, moi-même enfin me déchirant le flanc, +Payer sa folle amour du plus pur de mon sang ? +Que dis-je ? cet objet de tant de jalousie, +Cette Hélène, qui trouble et l’Europe et l’Asie, +Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits ? +Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois ! +Avant qu’un nœud fatal l’unît à votre frère, +Thésée avait osé l’enlever à son père : +Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit, +Qu’un hymen clandestin mit ce prince en son lit : +Et qu’il en eut pour gage une jeune princesse +Que sa mère a cachée au reste de la Grèce. +Mais non ; l’amour d’un frère et son honneur blessé +Sont les moindres des soins dont vous êtes pressé : +Cette soif de régner que rien ne peut éteindre, +L’orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre, +Tous les droits de l’empire en vos mains confiés ; +Cruel ! c’est à ces dieux que vous sacrifiez ; +Et loin de repousser le coup qu’on vous prépare, +Vous voulez vous en faire un mérite barbare : +Trop jaloux d’un pouvoir qu’on peut vous envier, +De votre propre sang vous courez le payer, +Et voulez par ce prix épouvanter l’audace +De quiconque vous peut disputer votre place. +Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison +Cède à la cruauté de cette trahison. +Un prêtre, environné d’une foule cruelle, +Portera sur ma fille une main criminelle, +Déchirera son sein, et d’un œil curieux, +Dans son cœur palpitant consultera les dieux ! +Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée, +Je m’en retournerai seule et désespérée ! +Je verrai les chemins encor tout parfumés +Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés ! +Non ; je ne l’aurai point amenée au supplice, +Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice. +Ni crainte ni respect ne m’en peut détacher : +De mes bras tout sanglants il faudra l’arracher. +Aussi barbare époux qu’impitoyable père, +Venez, si vous l’osez, la ravir à sa mère. +Et vous, rentrez, ma fille ; et du moins à mes lois +Obéissez encor pour la dernière fois. + + + + + +À de moindres fureurs je n’ai pas dû m’attendre. +Voilà, voilà les cris que je craignais d’entendre. +Heureux si, dans le trouble où flottent mes esprits, +Je n’avais toutefois à craindre que ses cris ! +Hélas ! en m’imposant une loi si sévère, +Grands dieux, me deviez-vous laisser un cœur de père ! + + + + + + + +Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi, +Seigneur ; je l’ai jugé trop peu digne de foi. +On dit, et sans horreur je ne puis le redire, +Qu’aujourd’hui par votre ordre Iphigénie expire ; +Que vous-même étouffant tout sentiment humain, +Vous l’allez à Calchas livrer de votre main. +On dit que, sous mon nom à l’autel appelée, +Je ne l’y conduisais que pour être immolée ; +Et que d’un faux hymen nous abusant tous deux, +Vous vouliez me charger d’un emploi si honteux. +Qu’en dites-vous, seigneur, que faut-il que j’en pense ? +Ne ferez-vous pas taire un bruit qui vous offense ? + + + +Seigneur, je ne rends point compte de mes desseins. +Ma fille ignore encor mes ordres souverains : +Et quand il sera temps qu’elle en soit informée, +Vous apprendrez son sort, j’en instruirai l’armée. + + + +Ah ! je sais trop le sort que vous lui réservez. + + + +Pourquoi le demander, puisque vous le savez ? + + + +Pourquoi je le demande ? Ô ciel ! le puis-je croire, +Qu’on ose des fureurs avouer la plus noire ! +Vous pensez qu’approuvant vos desseins odieux +Je vous laisse immoler votre fille à mes yeux ? +Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente ? + + + +Mais vous, qui me parlez d’une voix menaçante, +Oubliez-vous ici qui vous interrogez ? + + + +Oubliez-vous qui j’aime et qui vous outragez ? + + + +Et qui vous a chargé du soin de ma famille ? +Ne pourrai-je, sans vous, disposer de ma fille ? +Ne suis-je plus son père ? Êtes-vous son époux ? +Et ne peut-elle… Non, elle n’est plus à vous : +On ne m’abuse point par des promesses vaines. +Tant qu’un reste de sang coulera dans mes veines, +Vous deviez à mon sort unir tous ses moments ; +Je défendrai mes droits fondés sur vos serments. +Et n’est-ce pas pour moi que vous l’avez mandée ? + + + +Plaignez-vous donc aux dieux qui me l’ont demandée +Accusez et Calchas et le camp tout entier, + +Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier. + + + +Moi ! Vous, qui, de l’Asie embrassant la conquête, +Querellez tous les jours le ciel qui vous arrête ; +Vous qui, vous offensant de mes justes terreurs, +Avez dans tout le camp répandu vos fureurs. +Mon cœur pour la sauver vous ouvrait une voie ; +Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie. +Je vous fermais le champ où vous voulez courir : +Vous le voulez, partez ; sa mort va vous l’ouvrir. + + + +Juste ciel ! puis-je entendre et souffrir ce langage ! +Est-ce ainsi qu’au parjure on ajoute l’outrage ? +Moi, je voulais partir aux dépens de ses jours ! +Et que m’a fait à moi cette Troie où je cours ? +Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ? +Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle, +Et d’un père éperdu négligeant les avis, +Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur fils ? +Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre +Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre ? +Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur +Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ? +Qu’ai-je à me plaindre ? où sont les pertes que j’ai faites ? +Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes ; +Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien ; +Vous, que j’ai fait nommer et leur chef et le mien ; +Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée, +Avant que vous eussiez assemblé votre armée. +Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ? +Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ? +Depuis quand pense-t-on qu’inutile à moi-même +Je me laisse ravir une épouse que j’aime ? +Seul, d’un honteux affront votre frère blessé +A-t-il droit de venger son amour offensé ? +Votre fille me plut, je prétendis lui plaire ; +Elle est de mes serments seule dépositaire : +Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats, +Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas. +Qu’il poursuive, s’il veut, son épouse enlevée ; +Qu’il cherche une victoire à mon sang réservée : +Je ne connais Priam, Hélène, ni Pâris ; +Je voulais votre fille, et ne pars qu’à ce prix. + + + +Fuyez donc : retournez dans votre Thessalie. +Moi-même je vous rends le serment qui vous lie. +Assez d’autres viendront, à mes ordres soumis, +Se couvrir des lauriers qui vous furent promis ; +Et par d’heureux exploits forçant la destinée, +Trouveront d’Ilion la fatale journée. +J’entrevois vos mépris, et juge, à vos discours, +Combien j’achèterais vos superbes secours. +De la Grèce déjà vous vous rendez l’arbitre : +Ses rois, à vous ouïr, m’ont paré d’un vain titre. +Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois, +Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois. +Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offense : +Je veux moins de valeur, et plus d’obéissance. +Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux +Et je romps tous les nœuds qui m’attachent à vous. + + + +Rendez grâce au seul nœud qui retient ma colère : +D’Iphigénie encor je respecte le père. +Peut-être, sans ce nom, le chef de tant de rois +M’aurait osé braver pour la dernière fois. +Je ne dis plus qu’un mot ; c’est à vous de m’entendre +J’ai votre fille ensemble et ma gloire à défendre : +Pour aller jusqu’au cœur que vous voulez percer, +Voilà par quels chemins vos coups doivent passer. + + + + + +Et voilà ce qui rend sa perte inévitable. +Ma fille toute seule était plus redoutable. +Ton insolent amour, qui croit m’épouvanter, +Vient de hâter le coup que tu veux arrêter. +Ne délibérons plus. Bravons sa violence : +Ma gloire intéressée emporte la balance. +Achille menaçant détermine mon cœur : +Ma pitié semblerait un effet de ma peur. +Holà ! gardes, à moi ! Seigneur. Que vais-je faire ? +Puis-je leur prononcer cet ordre sanguinaire ? +Cruel ! à quel combat faut-il te préparer ! +Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer ? +Une mère m’attend ; une mère intrépide, +Qui défendra son sang contre un père homicide : +Je verrai mes soldats, moins barbares que moi, +Respecter dans ses bras la fille de leur roi. +Achille nous menace, Achille nous méprise ! +Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise. +Ma fille, de l’autel cherchant à s’échapper, +Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ? +Que dis-je ? Que prétend mon sacrilége zèle ? +Quels vœux en l’immolant formerai-je sur elle ? +Quelques prix glorieux qui me soient proposés, +Quels lauriers me plairont, de son sang arrosés ? + +Je veux fléchir des dieux la puissance suprême : +Ah ! quels dieux me seraient plus cruels que moi-même ? +Non, je ne puis. Cédons au sang, à l’amitié, +Et ne rougissons plus d’une juste pitié : +Qu’elle vive. Mais quoi ! peu jaloux de ma gloire, +Dois-je au superbe Achille accorder la victoire ? +Son téméraire orgueil, que je vais redoubler, +Croira que je lui cède et qu’il me fait trembler… +De quel frivole soin mon esprit s’embarrasse ! +Ne puis-je pas d’Achille humilier l’audace ? +Que ma fille à ses yeux soit un sujet d’ennui : +Il l’aime, elle vivra pour un autre que lui. +Eurybate, appelez la princesse, la reine : +Qu’elles ne craignent point. Grands dieux, si votre haine +Persévère à vouloir l’arracher de mes mains, +Que peuvent devant vous tous les faibles humains ! +Loin de la secourir, mon amitié l’opprime, +Je le sais ; mais, grands dieux, une telle victime +Vaut bien que, confirmant vos rigoureuses lois, +Vous me la demandiez une seconde fois. + + + + + + + +Allez, madame, allez ; prenez soin de sa vie : +Je vous rends votre fille, et je vous la confie. +Loin de ces lieux cruels précipitez ses pas ; +Mes gardes vous suivront, commandés par Arcas : +Je veux bien excuser son heureuse imprudence. +Tout dépend du secret et de la diligence : +Ulysse ni Calchas n’ont point encor parlé ; +Gardez que ce départ ne leur soit révélé. +Cachez bien votre fille ; et que tout le camp croie +Que je la retiens seule, et que je vous renvoie. +Fuyez. Puissent les dieux, de mes larmes contents, +À mes tristes regards ne l’offrir de longtemps ! +Gardes, suivez la reine. Ah ! seigneur ! Ah ! mon père ! + + + +Prévenez de Calchas l’empressement sévère. +Fuyez, vous dis-je. Et moi, pour vous favoriser, +Par de feintes raisons je m’en vais l’abuser. +Je vais faire suspendre une pompe funeste, +Et de ce jour, au moins, lui demander le reste. + + + + + + + +Suis-moi : ce n’est pas là, Doris, notre chemin. + + + +Vous ne les suivez pas ? Ah ! je succombe enfin. +Je reconnais l’effet des tendresses d’Achille. +Je n’emporterai point une rage inutile ; +Plus de raisons ; il faut ou la perdre ou périr. +Viens, te dis-je. À Calchas je vais tout découvrir. + + + + + + + + + + + + + + +Cesse de m’arrêter. Va, retourne à ma mère, +Ægine : il faut des dieux apaiser la colère. +Pour ce sang malheureux qu’on veut leur dérober, +Regarde quel orage est tout prêt à tomber : +Considère l’état où la reine est réduite ; +Vois comme tout le camp s’oppose à notre fuite ; +Avec quelle insolence ils ont, de toutes parts, +Fait briller à nos yeux la pointe de leurs dards ; +Nos gardes repoussés, la reine évanouie… +Ah ! c’est trop l’exposer : souffre que je la fuie ; +Et, sans attendre ici ses secours impuissants, +Laisse-moi profiter du trouble de ses sens. +Mon père même, hélas ! puisqu’il faut te le dire, +Mon père, en me sauvant, ordonne que j’expire. + + + +Lui, madame ! Quoi donc ? qu’est-ce qui s’est passé ? + + + +Achille trop ardent l’a peut-être offensé : +Mais le roi, qui le hait, veut que je le haïsse ; +Il ordonne à mon cœur cet affreux sacrifice : +Il m’a fait par Arcas expliquer ses souhaits ; +Ægine, il me défend de lui parler jamais. + + + +Ah ! madame ! Ah, sentence ! ah, rigueur inouïe ! + +Dieux plus doux, vous n’avez demandé que ma vie ! +Mourons, obéissons. Mais qu’est-ce que je voi ? +Dieux ! Achille ! Venez, madame, suivez-moi : +Ne craignez ni les cris ni la foule impuissante +D’un peuple qui se presse autour de cette tente. +Paraissez ; et bientôt, sans attendre mes coups, +Ces flots tumultueux s’ouvriront devant vous. +Patrocle, et quelques chefs qui marchent à ma suite, +De mes Thessaliens vous amènent l’élite : +Tout le reste, assemblé près de mon étendard, +Vous offre de ses rangs l’invincible rempart. +À vos persécuteurs opposons cet asile : +Qu’ils viennent vous chercher sous les tentes d’Achille. +Quoi, madame ! Est-ce ainsi que vous me secondez ? +Ce n’est que par des pleurs que vous me répondez ! +Vous fiez-vous encore à de si faibles armes ? +Hâtons-nous : votre père a déjà vu vos larmes. + + + +Je le sais bien, seigneur : aussi tout mon espoir +N’est plus qu’au coup mortel que je vais recevoir. + + + +Vous, mourir ! Ah ! cessez de tenir ce langage. +Songez-vous quel serment vous et moi nous engage ? +Songez-vous, pour trancher d’inutiles discours, +Que le bonheur d’Achille est fondé sur vos jours ? + + + +Le ciel n’a point aux jours de cette infortunée +Attaché le bonheur de votre destinée. +Notre amour nous trompait ; et les arrêts du sort +Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort. +Songez, seigneur, songez à ces moissons de gloire +Qu’à vos vaillantes mains présente la victoire : +Ce champ si glorieux où vous aspirez tous, +Si mon sang ne l’arrose, est stérile pour vous. +Telle est la loi des dieux à mon père dictée. +En vain, sourd à Calchas, il l’avait rejetée : +Par la bouche des Grecs contre moi conjurés +Leurs ordres éternels se sont trop déclarés. +Partez ; à vos honneurs j’apporte trop d’obstacles : +Vous-même, dégagez la foi de vos oracles ; +Signalez ce héros à la Grèce promis ; +Tournez votre douleur contre ses ennemis. +Déjà Priam pâlit ; déjà Troie en alarmes +Redoute mon bûcher, et frémit de vos larmes. +Allez ; et dans ses murs vides de citoyens, +Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens. +Je meurs, dans cet espoir, satisfaite et tranquille. +Si je n’ai pas vécu la compagne d’Achille, +J’espère que du moins un heureux avenir +À vos faits immortels joindra mon souvenir ; +Et qu’un jour mon trépas, source de votre gloire +Ouvrira le récit d’une si belle histoire. +Adieu, prince ; vivez, digne race des dieux. + + + +Non, je ne reçois point vos funestes adieux. +En vain, par ce discours, votre cruelle adresse +Veut servir votre père, et tromper ma tendresse. +En vain vous prétendez, obstinée à mourir, +Intéresser ma gloire à vous laisser périr : +Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces conquêtes, +Ma main, en vous servant, les trouve toutes prêtes. +Et qui de ma faveur se voudrait honorer, +Si mon hymen prochain ne peut vous assurer ? +Ma gloire, mon amour, vous ordonnent de vivre : +Venez, madame ; il faut les en croire, et me suivre. + + + +Qui ? moi ? que, contre un père osant me révolter, +Je mérite la mort que j’irais éviter ? +Où serait le respect et ce devoir suprême… + + + +Vous suivrez un époux avoué par lui-même. +C’est un titre qu’en vain il prétend me voler : +Ne fait-il des serments que pour les violer ? +Vous-même, que retient un devoir si sévère, +Quand il vous donne à moi, n’est-il point votre père ? +Suivez-vous seulement ses ordres absolus +Quand il cesse de l’être, et ne vous connaît plus ? +Enfin c’est trop tarder, ma princesse ; et ma crainte… + + + +Quoi, seigneur ! vous iriez jusques à la contrainte ? +D’un coupable transport écoutant la chaleur, +Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur ? +Ma gloire vous serait moins chère que ma vie ? +Ah, seigneur ! épargnez la triste Iphigénie. +Asservie à des lois que j’ai dû respecter, +C’est déjà trop pour moi que de vous écouter : +Ne portez pas plus loin votre injuste victoire, +Ou, par mes propres mains immolée à ma gloire, +Je saurai m’affranchir, dans ces extrémités, +Du secours dangereux que vous me présentez. + + + +Eh bien, n’en parlons plus. Obéissez, cruelle, +Et cherchez une mort qui vous semble si belle : +Portez à votre père un cœur où j’entrevoi +Moins de respect pour lui que de haine pour moi. +Une juste fureur s’empare de mon âme : +Vous allez à l’autel ; et moi, j’y cours, madame. +Si de sang et de morts le ciel est affamé, +Jamais de plus de sang ses autels n’ont fumé. +À mon aveugle amour tout sera légitime : +Le prêtre deviendra la première victime ; + +Le bûcher, par mes mains détruit et renversé, +Dans le sang des bourreaux nagera dispersé ; +Et si, dans les horreurs de ce désordre extrême, +Votre père frappé tombe et périt lui-même, +Alors, de vos respects voyant les tristes fruits, +Reconnaissez les coups que vous aurez conduits. + + + +Ah, seigneur ! Ah, cruel !… Mais il fuit, il m’échappe. +Ô toi qui veux ma mort, me voilà seule, frappe ; +Termine, juste ciel, ma vie et mon effroi, +Et lance ici des traits qui n’accablent que moi ! + + + + + + + +Oui, je la défendrai contre toute l’armée. +Lâches, vous trahissez votre reine opprimée ! + + + +Non, madame, il suffit que vous me commandiez : +Vous nous verrez combattre et mourir à vos pieds. +Mais de nos faibles mains que pouvez-vous attendre ? +Contre tant d’ennemis qui vous pourra défendre ? +Ce n’est plus un vain peuple en désordre assemblé ; +C’est d’un zèle fatal tout le camp aveuglé. +Plus de pitié. Calchas seul règne, seul commande : +La piété sévère exige son offrande. +Le roi de son pouvoir se voit déposséder, +Et lui-même au torrent nous contraint de céder. +Achille, à qui tout cède, Achille à cet orage +Voudrait lui-même en vain opposer son courage : +Que fera-t-il, madame ? et qui peut dissiper +Tous les flots d’ennemis prêts à l’envelopper ? + + + +Qu’ils viennent donc sur moi prouver leur zèle impie, +En m’arrachant ce peu qui me reste de vie ! +La mort seule, la mort pourra rompre les nœuds +Dont mes bras nous vont joindre et lier toutes deux : +Mon corps sera plutôt séparé de mon âme, +Que je souffre jamais… Ah, ma fille ! Ah, madame ! +Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour +Le malheureux objet d’une si tendre amour ! +Mais que pouvez-vous faire en l’état où nous sommes ? +Vous avez à combattre et les dieux et les hommes. +Contre un peuple en fureur vous exposerez-vous ? +N’allez point, dans un camp rebelle à votre époux, +Seule à me retenir vainement obstinée, +Par des soldats peut-être indignement traînée, +Présenter, pour tout fruit d’un déplorable effort, +Un spectacle à mes yeux plus cruel que la mort. +Allez : laissez aux Grecs achever leur ouvrage, +Et quittez pour jamais un malheureux rivage ; +Du bûcher qui m’attend, trop voisin de ces lieux, +La flamme de trop près viendrait frapper vos yeux. +Surtout, si vous m’aimez, par cet amour de mère, +Ne reprochez jamais mon trépas à mon père. + + + +Lui, par qui votre cœur à Calchas présenté… + + + +Pour me rendre à vos pleurs que n’a-t-il point tenté ? + + + +Par quelle trahison le cruel m’a déçue ! + + + +Il me cédait aux dieux dont il m’avait reçue. +Ma mort n’emporte pas tout le fruit de vos feux : +De l’amour qui vous joint vous avez d’autres nœuds ; +Vos yeux me reverront dans Oreste mon frère. +Puisse-t-il être, hélas ! moins funeste à sa mère ! +D’un peuple impatient vous entendez la voix. +Daignez m’ouvrir vos bras pour la dernière fois, +Madame ; et rappelant votre vertu sublime… +Eurybate, à l’autel conduisez la victime. + + + + + + + +Ah ! vous n’irez pas seule, et je ne prétends pas… +Mais on se jette en foule au-devant de mes pas. +Perfides ! contentez votre soif sanguinaire. + + + +Où courez-vous, madame ? et que voulez-vous faire ? + + + +Hélas ! je me consume en impuissants efforts, +Et rentre au trouble affreux dont à peine je sors. +Mourrai-je tant de fois sans sortir de la vie ! + + + +Ah ! savez-vous le crime, et qui vous a trahie, +Madame ? Savez-vous quel serpent inhumain +Iphigénie avait retiré dans son sein ? +Ériphile, en ces lieux par vous-même conduite, +A seule à tous les Grecs révélé votre fuite. + + + +Ô monstre, que Mégère en ses flancs a porté ! +Monstre, que dans nos bras les enfers ont jeté ! +Quoi ! tu ne mourras point ! Quoi pour punir son crime… +Mais où va ma douleur chercher une victime ? +Quoi ! pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux, +Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux ! +Quoi ! lorsque, les chassant du port qui les recèle, +L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle, +Les vents, les mêmes vents si longtemps accusés, +Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés ! + +Et toi, soleil, et toi, qui, dans cette contrée, +Reconnais l’héritier et le vrai fils d’Atrée, +Toi, qui n’osas du père éclairer le festin, +Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin. +Mais, cependant, ô ciel ! ô mère infortunée ! +De festons odieux ma fille couronnée +Tend la gorge aux couteaux par son père apprêtés ! +Calchas va dans son sang… Barbares ! arrêtez : +C’est le pur sang du dieu qui lance le tonnerre… +J’entends gronder la foudre, et sens trembler la terre : +Un dieu vengeur, un dieu fait retentir ces coups… + + + + + + + +N’en doutez point, madame, un dieu combat pour vous. +Achille, en ce moment, exauce vos prières ; +Il a brisé des Grecs les trop faibles barrières : +Achille est à l’autel, Calchas est éperdu : +Le fatal sacrifice est encor suspendu. +On se menace, on court, l’air gémit, le fer brille. +Achille fait ranger autour de votre fille +Tous ses amis, pour lui prêts à se dévouer. +Le triste Agamemnon, qui n’ose l’avouer, +Pour détourner ses yeux des meurtres qu’il présage, +Ou pour cacher ses pleurs, s’est voilé le visage. +Venez, puisqu’il se tait, venez par vos discours +De votre défenseur appuyer le secours. +Lui-même de sa main, de sang toute fumante, +Il veut entre vos bras remettre son amante ; +Lui-même il m’a chargé de conduire vos pas : +Ne craignez rien… Moi, craindre ! Ah ! courons, cher Arcas ; +Le plus affreux péril n’a rien dont je pâlisse. +J’irai partout… Mais dieux ! ne vois-je pas Ulysse ? +C’est lui : ma fille est morte ! Arcas, il n’est plus temps ! + + + + + + + +Non, votre fille vit, et les dieux sont contents. +Rassurez-vous : le ciel a voulu vous la rendre. + + + +Elle vit ! Et c’est vous qui venez me l’apprendre ! + + + +Oui, c’est moi qui longtemps, contre elle et contre vous, +Ai cru devoir, madame, affermir votre époux ; +Moi qui, jaloux tantôt de l’honneur de nos armes, +Par d’austères conseils ai fait couler vos larmes, +Et qui viens, puisque enfin le ciel est apaisé, +Réparer tout l’ennui que je vous ai causé. + + + +Ma fille ! ah, prince ! Ô ciel ! Je demeure éperdue. +Quel miracle, seigneur, quel dieu me l’a rendue ? + + + +Vous m’en voyez moi-même, en cet heureux moment, +Saisi d’horreur, de joie, et de ravissement. +Jamais jour n’a paru si mortel à la Grèce. +Déjà de tout le camp la discorde maîtresse +Avait sur tous les yeux mis son bandeau fatal, +Et donné du combat le funeste signal. +De ce spectacle affreux votre fille alarmée +Voyait pour elle Achille, et contre elle l’armée : +Mais, quoique seul pour elle, Achille furieux +Épouvantait l’armée, et partageait les dieux. +Déjà de traits en l’air s’élevait un nuage ; +Déjà coulait le sang, prémices du carnage : +Entre les deux partis Calchas s’est avancé, +L’œil farouche, l’air sombre, et le poil hérissé, +Terrible, et plein du dieu qui l’agitait sans doute : +« Vous, Achille, a-t-il dit, et vous, Grecs, qu’on m’écoute, +« Le dieu qui maintenant vous parle par ma voix +« M’explique son oracle, et m’instruit de son choix. +« Un autre sang d’Hélène, une autre Iphigénie +« Sur ce bord immolée y doit laisser sa vie. +« Thésée avec Hélène uni secrètement +« Fit succéder l’hymen à son enlèvement : +« Une fille en sortit, que sa mère a celée ; +« Du nom d’Iphigénie elle fut appelée. +« Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours : +« D’un sinistre avenir je menaçai ses jours. +« Sous un nom emprunté sa noire destinée +« Et ses propres fureurs ici l’ont amenée. +« Elle me voit, m’entend, elle est devant vos yeux ; +« Et c’est elle, en un mot, que demandent les dieux. » +Ainsi parle Calchas. Tout le camp immobile +L’écoute avec frayeur, et regarde Ériphile. +Elle était à l’autel ; et peut-être en son cœur +Du fatal sacrifice accusait la lenteur. +Elle-même tantôt, d’une course subite, +Était venue aux Grecs annoncer votre fuite. +On admire en secret sa naissance et son sort. +Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort, +L’armée à haute voix se déclare contre elle, +Et prononce à Calchas sa sentence mortelle. +Déjà pour la saisir Calchas lève le bras : +« Arrête, a-t-elle dit, et ne m’approche pas. +« Le sang de ces héros dont tu me fais descendre +« Sans tes profanes mains saura bien se répandre. » +Furieuse, elle vole, et, sur l’autel prochain, +Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein. +À peine son sang coule et fait rougir la terre, + +Les dieux font sur l’autel entendre le tonnerre ; +Les vents agitent l’air d’heureux frémissements, +Et la mer leur répond par ses mugissements ; +La rive au loin gémit, blanchissante d’écume ; +La flamme du bûcher d’elle-même s’allume ; +Le ciel brille d’éclairs, s’entr’ouvre, et parmi nous +Jette une sainte horreur qui nous rassure tous. +Le soldat étonné dit que dans une nue +Jusque sur le bûcher Diane est descendue ; +Et croit que, s’élevant au travers de ses feux, +Elle portait au ciel notre encens et nos vœux. +Tout s’empresse, tout part. La seule Iphigénie +Dans ce commun bonheur pleure son ennemie. +Des mains d’Agamemnon venez la recevoir ; +Venez : Achille et lui, brûlant de vous revoir, +Madame, et désormais tous deux d’intelligence, +Sont prêts à confirmer leur auguste alliance. + + + +Par quel prix, quel encens, ô ciel, puis-je jamais +Récompenser Achille, et payer tes bienfaits ! diff --git a/test/racine_iphigenie.tpl b/test/racine_iphigenie.tpl @@ -0,0 +1,4 @@ +6/6 A !X +6/6 A !X +6/6 B !x +6/6 B !x diff --git a/test/racine_la_thebeiade b/test/racine_la_thebeiade @@ -0,0 +1,2217 @@ +Ils sont sortis, Olympe ? Ah, mortelles douleurs ! +Qu’un moment de repos me va coûter de pleurs ! +Mes yeux depuis six mois étaient ouverts aux larmes, +Et le sommeil les ferme en de telles alarmes ! +Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais, +Et m’empêcher de voir le plus noir des forfaits ! +Mais en sont-ils aux mains ? Du haut de la muraille +Je les ai vus déjà tous rangés en bataille ; +J’ai vu déjà le fer briller de toutes parts ; +Et pour vous avertir j’ai quitté les remparts. +J’ai vu, le fer en main, Étéocle lui-même ; +Il marche des premiers ; et d’une ardeur extrême, +Il montre aux plus hardis à braver le danger. +N’en doutons plus, Olympe, ils se vont égorger. +Que l’on coure avertir et hâter la princesse ; +Je l’attends. Juste ciel, soutenez ma faiblesse ! +Il faut courir, Olympe, après ces inhumains ; +Il les faut séparer, ou mourir par leurs mains. +Nous voici donc, hélas ! à ce jour détestable +Dont la seule frayeur me rendait misérable ! +Ni prières ni pleurs ne m’ont de rien servi : +Et le courroux du sort voulait être assouvi. +Ô toi, soleil, ô toi qui rends le jour au monde, +Que ne l’as-tu laissé dans une nuit profonde ! +À de si noirs forfaits prêtes-tu tes rayons ? +Et peux-tu, sans horreur, voir ce que nous voyons ? +Mais ces monstres, hélas ! ne t’épouvantent guères : +La race de Laïus les a rendus vulgaires ; +Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils, +Après ceux que le père et la mère ont commis. +Tu ne t’étonnes pas si mes fils sont perfides, +S’ils sont tous deux méchants, et s’ils sont parricides : +Tu sais qu’ils sont sortis d’un sang incestueux, +Et tu t’étonnerais s’ils étaient vertueux. + + + + + + + +Ma fille, avez-vous su l’excès de nos misères ? + + + +Oui, madame : on m’a dit la fureur de mes frères. + + + +Allons, chère Antigone, et courons de ce pas +Arrêter, s’il se peut, leurs parricides bras. +Allons leur faire voir ce qu’ils ont de plus tendre ; +Voyons si contre nous ils pourront se défendre, +Ou s’ils oseront bien, dans leur noire fureur, +Répandre notre sang pour attaquer le leur. + + + +Madame, c’en est fait, voici le roi lui-même. + + + + + + + + + +Olympe, soutiens-moi ; ma douleur est extrême. + + + +Madame, qu’avez-vous ? et quel trouble… Ah, mon fils ! +Quelles traces de sang vois-je sur vos habits ? +Est-ce du sang d’un frère ? ou n’est-ce point du vôtre ? + + + +Non, madame, ce n’est ni de l’un ni de l’autre. +Dans son camp jusqu’ici Polynice arrêté, +Pour combattre, à mes yeux ne s’est point présenté. +D’Argiens seulement une troupe hardie +M’a voulu de nos murs disputer la sortie : +J’ai fait mordre la poudre à ces audacieux ; +Et leur sang est celui qui paraît à vos yeux. + + + +Mais que prétendiez-vous ? et quelle ardeur soudaine +Vous a fait tout à coup descendre dans la plaine ? + + + +Madame, il était temps que j’en usasse ainsi, +Et je perdais ma gloire à demeurer ici. +Le peuple, à qui la faim se faisait déjà craindre, +De mon peu de vigueur commençait à se plaindre, +Me reprochant déjà qu’il m’avait couronné, +Et que j’occupais mal le rang qu’il m’a donné. +Il le faut satisfaire ; et quoi qu’il en arrive, +Thèbes dès aujourd’hui ne sera plus captive : +Je veux, en n’y laissant aucun de mes soldats, +Qu’elle soit seulement juge de nos combats. +J’ai des forces assez pour tenir la campagne, +Et si quelque bonheur nos armes accompagne, +L’insolent Polynice et ses fiers alliés +Laisseront Thèbes libre, ou mourront à mes pieds. + + + +Vous pourriez d’un tel sang, ô ciel ! souiller vos armes ? +La couronne pour vous a-t-elle tant de charmes ? +Si par un parricide il la fallait gagner, +Ah ! mon fils, à ce prix voudriez-vous régner ? +Mais il ne tient qu’à vous, si l’honneur vous anime, +De nous donner la paix sans le secours d’un crime, +Et de votre courroux triomphant aujourd’hui, +Contenter votre frère, et régner avec lui. + + + +Appelez-vous régner partager ma couronne, +Et céder lâchement ce que mon droit me donne ? + + + +Vous le savez, mon fils, la justice et le sang +Lui donnent, comme à vous, sa part à ce haut rang : +Œdipe, en achevant sa triste destinée, +Ordonna que chacun régnerait son année ; +Et n’ayant qu’un État à mettre sous vos lois, +Voulut que tour à tour vous fussiez tous deux rois. +À ces conditions vous daignâtes souscrire. +Le sort vous appela le premier à l’empire, +Vous montâtes au trône ; il n’en fut point jaloux : +Et vous ne voulez pas qu’il y monte après vous ! + + + +Non, madame, à l’empire il ne doit plus prétendre : +Thèbes à cet arrêt n’a point voulu se rendre ; +Et lorsque sur le trône il s’est voulu placer, +C’est elle, et non pas moi, qui l’en a su chasser. +Thèbes doit-elle moins redouter sa puissance, +Après avoir six mois senti sa violence ? +Voudrait-elle obéir à ce prince inhumain, +Qui vient d’armer contre elle et le fer et la faim ? +Prendrait-elle pour roi l’esclave de Mycène, +Qui pour tous les Thébains n’a plus que de la haine, +Qui s’est au roi d’Argos indignement soumis, +Et que l’hymen attache à nos fiers ennemis ? +Lorsque le roi d’Argos l’a choisi pour son gendre, +Il espérait par lui de voir Thèbes en cendre. +L’amour eut peu de part à cet hymen honteux, +Et la seule fureur en alluma les feux. +Thèbes m’a couronné pour éviter ses chaînes, +Elle s’attend par moi de voir finir ses peines : +Il la faut accuser si je manque de foi ; +Et je suis son captif, je ne suis pas son roi. + + + +Dites, dites plutôt, cœur ingrat et farouche, +Qu’auprès du diadème il n’est rien qui vous touche. +Mais je me trompe encor : ce rang ne vous plaît pas +Et le crime tout seul a pour vous des appas. +Eh bien ! puisqu’à ce point vous en êtes avide, +Je vous offre à commettre un double parricide : +Versez le sang d’un frère ; et si c’est peu du sien, +Je vous invite encore à répandre le mien. +Vous n’aurez plus alors d’ennemis à soumettre, +D’obstacle à surmonter, ni de crime à commettre +Et n’ayant plus au trône un fâcheux concurrent, +De tous les criminels vous serez le plus grand. + + + +Eh bien, madame, eh bien ! il faut vous satisfaire : +Il faut sortir du trône et couronner mon frère ; +Il faut, pour seconder votre injuste projet, +De son roi que j’étais, devenir son sujet ; +Et pour vous élever au comble de la joie, +Il faut à sa fureur que je me livre en proie ; +Il faut par mon trépas… Ah ciel ! quelle rigueur ! +Que vous pénétrez mal dans le fond de mon cœur ! +Je ne demande pas que vous quittiez l’empire : +Régnez toujours, mon fils, c’est ce que je désire. +Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié, +Si pour moi votre cœur garde quelque amitié, +Et si vous prenez soin de votre gloire même, +Associez un frère à cet honneur suprême : +Ce n’est qu’un vain éclat qu’il recevra de vous ; +Votre règne en sera plus puissant et plus doux. +Les peuples admirant cette vertu sublime, +Voudront toujours pour prince un roi si magnanime ; +Et cet illustre effort, loin d’affaiblir vos droits, +Vous rendra le plus juste et le plus grand des rois ; +Ou, s’il faut que mes vœux vous trouvent inflexible, +Si la paix à ce prix vous paraît impossible, +Et si le diadème a pour vous tant d’attraits, +Au moins consolez-moi de quelque heure de paix. +Accordez cette grâce aux larmes d’une mère. +Et cependant, mon fils, j’irai voir votre frère : +La pitié dans son âme aura peut-être lieu, +Ou du moins pour jamais j’irai lui dire adieu. +Dès ce même moment permettez que je sorte : +J’irai jusqu’à sa tente, et j’irai sans escorte ; +Par mes justes soupirs j’espère l’émouvoir. + + + +Madame, sans sortir vous le pouvez revoir ; + +Et si cette entrevue a pour vous tant de charmes, +Il ne tiendra qu’à lui de suspendre nos armes. +Vous pouvez dès cette heure accomplir vos souhaits, +Et le faire venir jusque dans ce palais. +J’irai plus loin encore : et pour faire connaître +Qu’il a tort en effet de me nommer un traître, +Et que je ne suis pas un tyran odieux, +Que l’on fasse parler et le peuple et les dieux. +Si le peuple y consent, je lui cède ma place ; +Mais qu’il se rende enfin, si le peuple le chasse. +Je ne force personne ; et j’engage ma foi +De laisser aux Thébains à se choisir un roi. + + + + + + + +Seigneur, votre sortie a mis tout en alarmes : +Thèbes, qui croit vous perdre, est déjà toute en larmes ; +L’épouvante et l’horreur règnent de toutes parts ; +Et le peuple effrayé tremble sur ses remparts. + + + +Cette vaine frayeur sera bientôt calmée. +Madame, je m’en vais retrouver mon armée ; +Cependant vous pouvez accomplir vos souhaits, +Faire entrer Polynice, et lui parler de paix. +Créon, la reine ici commande en mon absence ; +Disposez tout le monde à son obéissance ; +Laissez, pour recevoir et pour donner ses lois, +Votre fils Ménécée, et j’en ai fait le choix. +Comme il a de l’honneur autant que de courage, +Ce choix aux ennemis ôtera tout ombrage, +Et sa vertu suffit pour les rendre assurés. +Commandez-lui, Madame. Et vous, vous me suivrez. + + + +Quoi ? seigneur… Oui, Créon, la chose est résolue. + + + +Et vous quittez ainsi la puissance absolue ? + + + +Que je la quitte ou non, ne vous tourmentez pas ; +Faites ce que j’ordonne, et venez sur mes pas. + + + + + + + +Qu’avez-vous fait, madame ? et par quelle conduite +Forcez-vous un vainqueur à prendre ainsi la fuite ? +Ce conseil va tout perdre. Il va tout conserver ; +Et par ce seul conseil Thèbes se peut sauver. + + + +Eh quoi, madame, eh quoi ! dans l’état où nous sommes, +Lorsqu’avec un renfort de plus de six mille hommes, +La fortune promet toute chose aux Thébains, +Le roi se laisse ôter la victoire des mains ! + + + +La victoire, Créon, n’est pas toujours si belle ; +La honte et les remords vont souvent après elle. +Quand deux frères armés vont s’égorger entre eux, +Ne les pas séparer, c’est les perdre tous deux. +Peut-on faire au vainqueur une injure plus noire, +Que lui laisser gagner une telle victoire ? + + + +Leur courroux est trop grand… Il peut être adouci. + + + +Tous deux veulent régner. Ils règneront aussi. + + + +On ne partage point la grandeur souveraine ; +Et ce n’est pas un bien qu’on quitte et qu’on reprenne. + + + +L’intérêt de l’État leur servira de loi. + + + +L’intérêt de l’État est de n’avoir qu’un roi, +Qui d’un ordre constant gouvernant ses provinces, +Accoutume à ses lois et le peuple et les princes. +Ce règne interrompu de deux rois différents, +En lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans. +Par un ordre souvent l’un à l’autre contraire, +Un frère détruirait ce qu’aurait fait un frère : +Vous les verriez toujours former quelque attentat, +Et changer tous les ans la face de l’État. +Ce terme limité que l’on veut leur prescrire, +Accroît leur violence en bornant leur empire. +Tous deux feront gémir les peuples tour à tour : +Pareils à ces torrents qui ne durent qu’un jour, +Plus leur cours est borné, plus ils font de ravage, +Et d’horribles dégâts signalent leur passage. + + + +On les verrait plutôt, par de nobles projets, +Se disputer tous deux l’amour de leurs sujets. +Mais avouez, Créon, que toute votre peine +C’est de voir que la paix rend votre attente vaine ; +Qu’elle assure à mes fils le trône où vous tendez, +Et va rompre le piége où vous les attendez. +Comme, après leur trépas, le droit de la naissance +Fait tomber en vos mains la suprême puissance, +Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils, + +Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis ; +Et votre ambition, qui tend à leur fortune, +Vous donne pour tous deux une haine commune. +Vous inspirez au roi vos conseils dangereux, +Et vous en servez un pour les perdre tous deux. + + + +Je ne me repais point de pareilles chimères : +Mes respects pour le roi sont ardents et sincères ; +Et mon ambition est de le maintenir +Au trône où vous croyez que je veux parvenir. +Le soin de sa grandeur est le seul qui m’anime ; +Je hais ses ennemis, et c’est là tout mon crime : +Je ne m’en cache point. Mais, à ce que je voi, +Chacun n’est pas ici criminel comme moi. + + + +Je suis mère, Créon ; et si j’aime son frère, +La personne du roi ne m’en est pas moins chère. +De lâches courtisans peuvent bien le haïr ; +Mais une mère enfin ne peut pas se trahir. + + + +Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres : +Les ennemis du roi ne sont pas tous les vôtres ; +Créon, vous êtes père, et dans ces ennemis, +Peut-être songez-vous que vous avez un fils. +On sait de quelle ardeur Hémon sert Polynice. + + + +Oui, je le sais, madame, et je lui fais justice ; +Je le dois, en effet, distinguer du commun, +Mais c’est pour le haïr encor plus que pas un : +Et je souhaiterais, dans ma juste colère, +Que chacun le haït comme le hait son père. + + + +Après tout ce qu’a fait la valeur de son bras, +Tout le monde, en ce point, ne vous ressemble pas. + + + +Je le vois bien, madame, et c’est ce qui m’afflige : +Mais je sais bien à quoi sa révolte m’oblige ; +Et tous ces beaux exploits qui le font admirer, +C’est ce qui me le fait justement abhorrer. +La honte suit toujours le parti des rebelles : +Leurs grandes actions sont les plus criminelles ; +Ils signalent leur crime en signalant leur bras, +Et la gloire n’est point où les rois ne sont pas. + + + +Écoutez un peu mieux la voix de la nature. + + + +Plus l’offenseur m’est cher, plus je ressens l’injure. + + + +Mais un père à ce point doit-il être emporté. +Vous avez trop de haine. Et vous, trop de bonté. +C’est trop parler, madame, en faveur d’un rebelle. + + + +L’innocence vaut bien que l’on parle pour elle. + + + +Je sais ce qui le rend innocent à vos yeux. + + + +Et je sais quel sujet vous le rend odieux. + + + +L’amour a d’autres yeux que le commun des hommes. + + + +Vous abusez, Créon, de l’état où nous sommes ; +Tout vous semble permis ; mais craignez mon courroux : +Vos libertés enfin retomberaient sur vous. + + + +L’intérêt du public agit peu sur son âme, +Et l’amour du pays nous cache une autre flamme. +Je la sais : mais, Créon, j’en abhorre le cours, +Et vous ferez bien mieux de la cacher toujours. + + + +Je le ferai, madame ; et je veux, par avance, +Vous épargner encor jusques à ma présence. +Aussi bien mes respects redoublent vos mépris ; +Et je vais faire place à ce bienheureux fils. +Le roi m’appelle ailleurs, il faut que j’obéisse. +Adieu. Faites venir Hémon et Polynice. + + + +N’en doute pas, méchant, ils vont venir tous deux ; +Tous deux ils préviendront tes desseins malheureux. + + + + + + + +Le perfide ! À quel point son insolence monte ! + + + +Ses superbes discours tourneront à sa honte. +Bientôt, si nos désirs sont exaucés des cieux, +La paix nous vengera de cet ambitieux. +Mais il faut se hâter, chaque heure nous est chère : +Appelons promptement Hémon et votre frère ; +Je suis, pour ce dessein, prête à leur accorder +Toutes les sûretés qu’ils pourront demander. +Et toi, si mes malheurs ont lassé ta justice, +Ciel, dispose à la paix le cœur de Polynice, +Seconde mes soupirs, donne force à mes pleurs, +Et comme il faut enfin fais parler mes douleurs. + + + +Et si tu prends pitié d’une flamme innocente, +Ô ciel, en ramenant Hémon à son amante, +Ramène-le fidèle, et permets, en ce jour, +Qu’en retrouvant l’amant je retrouve l’amour ! + + + + + + + + + + +Quoi ! vous me refusez votre aimable présence, +Après un an entier de supplice et d’absence ! +Ne m’avez-vous, madame, appelé près de vous +Que pour m’ôter sitôt un bien qui m’est si doux ? + + + +Et voulez-vous sitôt que j’abandonne un frère ? +Ne dois-je pas au temple accompagner ma mère ? +Et dois-je préférer, au gré de vos souhaits, +Le soin de votre amour à celui de la paix ? + + + +Madame, à mon bonheur c’est chercher trop d’obstacles : +Ils iront bien, sans nous, consulter les oracles. +Permettez que mon cœur, en voyant vos beaux yeux, +De l’état de son sort interroge ses dieux. +Puis-je leur demander, sans être téméraire, +S’ils ont toujours pour moi leur douceur ordinaire ? +Souffrent-ils sans courroux mon ardente amitié ? +Et du mal qu’ils ont fait ont-ils quelque pitié ? +Durant le triste cours d’une absence cruelle, +Avez-vous souhaité que je fusse fidèle ? +Songiez-vous que la mort menaçait, loin de vous, +Un amant qui ne doit mourir qu’à vos genoux ? +Ah, d’un si bel objet quand une âme est blessée, +Quand un cœur jusqu’à vous élève sa pensée, +Qu’il est doux d’adorer tant de divins appas ! +Mais aussi que l’on souffre en ne les voyant pas ! +Un moment, loin de vous, me durait une année ; +J’aurais fini cent fois ma triste destinée, +Si je n’eusse songé, jusques à mon retour, +Que mon éloignement vous prouvait mon amour : +Et que le souvenir de mon obéissance +Pourrait en ma faveur parler en mon absence : +Et que pensant à moi, vous penseriez aussi +Qu’il faut aimer beaucoup pour obéir ainsi. + + + +Oui, je l’avais bien cru qu’une âme si fidèle +Trouverait dans l’absence une peine cruelle ; +Et si mes sentiments se doivent découvrir, +Je souhaitais, Hémon, qu’elle vous fît souffrir, +Et qu’étant loin de moi, quelque ombre d’amertume +Vous fît trouver les jours plus longs que de coutume. +Mais ne vous plaignez pas : mon cœur chargé d’ennui +Ne vous souhaitait rien qu’il n’éprouvât en lui, +Surtout depuis le temps que dure cette guerre, +Et que de gens armés vous couvrez cette terre. +Ô dieux ! à quels tourments mon cœur s’est vu soumis, +Voyant des deux côtés ses plus tendres amis ! +Mille objets de douleur déchiraient mes entrailles ; +J’en voyais et dehors et dedans nos murailles : +Chaque assaut à mon cœur livrait mille combats ; +Et mille fois le jour je souffrais le trépas. + + + +Mais enfin qu’ai-je fait, en ce malheur extrême, +Que ne m’ait ordonné ma princesse elle-même ? +J’ai suivi Polynice ; et vous l’avez voulu : +Vous me l’avez prescrit par un ordre absolu. +Je lui vouai dès lors une amitié sincère ; +Je quittai mon pays, j’abandonnai mon père, +Sur moi, par ce départ, j’attirai son courroux ; +Et pour tout dire enfin, je m’éloignai de vous. + + + +Je m’en souviens, Hémon, et je vous fais justice : +C’est moi que vous serviez en servant Polynice ; +Il m’était cher alors comme il est aujourd’hui, +Et je prenais pour moi ce qu’on faisait pour lui. +Nous nous aimions tous deux dès la plus tendre enfance, +Et j’avais sur son cœur une entière puissance ; +Je trouvais à lui plaire une extrême douceur, +Et les chagrins du frère étaient ceux de la sœur. +Ah ! si j’avais encor sur lui le même empire, +Il aimerait la paix, pour qui mon cœur soupire. +Notre commun malheur en serait adouci : +Je le verrais, Hémon ; vous me verriez aussi ! + + + +De cette affreuse guerre il abhorre l’image ; +Je l’ai vu soupirer de douleur et de rage, +Lorsque, pour remonter au trône paternel, +On le força de prendre un chemin si cruel. +Espérons que le ciel, touché de nos misères, +Achèvera bientôt de réunir les frères : +Puisse-t-il rétablir l’amitié dans leur cœur, +Et conserver l’amour dans celui de la sœur ! + + + +Hélas ! ne doutez point que ce dernier ouvrage +Ne lui soit plus aisé que de calmer leur rage ! +Je les connais tous deux, et je répondrais bien +Que leur cœur, cher Hémon, est plus dur que le mien. +Mais les dieux quelquefois font de plus grands miracles. + + + + + + + +Eh bien ! apprendrons-nous ce qu’ont dit les oracles ? +Que faut-il faire ? Hélas ! Quoi ? qu’en a-t-on appris ? + +Est-ce la guerre, Olympe ? Ah ! c’est encore pis ! + + + +Quel est donc ce grand mal que leur courroux annonce ? + + + +Prince, pour en juger, écoutez leur réponse : + +Ô dieux, que vous a fait ce sang infortuné ? +Et pourquoi tout entier l’avez-vous condamné ? +N’êtes-vous pas contents de la mort de mon père ? +Tout notre sang doit-il sentir votre colère ? + + + +Madame, cet arrêt ne vous regarde pas ; +Votre vertu vous met à couvert du trépas : +Les dieux savent trop bien connaître l’innocence. + + + +Eh ! ce n’est pas pour moi que je crains leur vengeance. +Mon innocence, Hémon, serait un faible appui ; +Fille d’Œdipe, il faut que je meure pour lui. +Je l’attends, cette mort, et je l’attends sans plainte ; +Et s’il faut avouer le sujet de ma crainte, +C’est pour vous que je crains ; oui, cher Hémon, pour vous. +De ce sang malheureux vous sortez comme nous ; +Et je ne vois que trop que le courroux céleste +Vous rendra, comme à nous, cet honneur bien funeste, +Et fera regretter aux princes des Thébains +De n’être pas sortis du dernier des humains. + + + +Peut-on se repentir d’un si grand avantage ? +Un si noble trépas flatte trop mon courage ; +Et du sang de ses rois il est beau d’être issu, +Dût-on rendre ce sang sitôt qu’on l’a reçu. + + + +Eh quoi ! si parmi nous on a fait quelque offense, +Le ciel doit-il sur vous en prendre la vengeance ? +Et n’est-ce pas assez du père et des enfants, +Sans qu’il aille plus loin chercher des innocents ? +C’est à nous à payer pour les crimes des nôtres +Punissez-nous, grands dieux ; mais épargnez les autres. +Mon père, cher Hémon, vous va perdre aujourd’hui ; +Et je vous perds peut-être encore plus que lui. +Le ciel punit sur vous et sur votre famille +Et les crimes du père et l’amour de la fille ; +Et ce funeste amour vous nuit encore plus +Que les crimes d’Œdipe et le sang de Laïus. + + + +Quoi ! mon amour, madame ? Et qu’a-t-il de funeste ? +Est-ce un crime qu’aimer une beauté céleste ? +Et puisque sans colère il est reçu de vous, +En quoi peut-il du ciel mériter le courroux ? +Vous seule en mes soupirs êtes intéressée, +C’est à vous à juger s’ils vous ont offensée : +Tels que seront pour eux vos arrêts tout-puissants : +Ils seront criminels, ou seront innocents. +Que le ciel à son gré de ma perte dispose, +J’en chérirai toujours et l’une et l’autre cause, +Glorieux de mourir pour le sang de mes rois, +Et plus heureux encor de mourir sous vos lois. +Aussi bien que ferais-je en ce commun naufrage ? +Pourrais-je me résoudre à vivre davantage ? +En vain les dieux voudraient différer mon trépas, +Mon désespoir ferait ce qu’ils ne feraient pas. +Mais peut-être, après tout, notre frayeur est vaine ; +Attendons… Mais voici Polynice et la reine. + + + + + + + +Madame, au nom des dieux, cessez de m’arrêter : +Je vois bien que la paix ne peut s’exécuter. +J’espérais que du ciel la justice infinie +Voudrait se déclarer contre la tyrannie, +Et que lassé de voir répandre tant de sang, +Il rendrait à chacun son légitime rang ; +Mais puisque ouvertement il tient pour l’injustice, +Et que des criminels il se rend le complice, +Dois-je encore espérer qu’un peuple révolté, +Quand le ciel est injuste, écoute l’équité ? +Dois-je prendre pour juge une troupe insolente, +D’un fier usurpateur ministre violente, +Qui sert mon ennemi par un lâche intérêt, +Et qu’il anime encor, tout éloigné qu’il est ? +La raison n’agit point sur une populace. +De ce peuple déjà j’ai ressenti l’audace ; +Et loin de me reprendre après m’avoir chassé, +Il croit voir un tyran dans un prince offensé. +Comme sur lui l’honneur n’eut jamais de puissance, +Il croit que tout le monde aspire à la vengeance : +De ses inimitiés rien n’arrête le cours ; +Quand il hait une fois, il veut haïr toujours. + + + +Mais s’il est vrai, mon fils, que ce peuple vous craigne, +Et que tous les Thébains redoutent votre règne, +Pourquoi par tant de sang cherchez-vous à régner +Sur ce peuple endurci que rien ne peut gagner ? + + + +Est-ce au peuple, madame, à se choisir un maître ? +Sitôt qu’il hait un roi, doit-on cesser de l’être ? +Sa haine ou son amour, sont-ce les premiers droits +Qui font monter au trône ou descendre les rois ? +Que le peuple à son gré nous craigne ou nous chérisse, + +Le sang nous met au trône, et non pas son caprice ; +Ce que le sang lui donne, il le doit accepter ; +Et s’il n’aime son prince, il le doit respecter. + + + +Vous serez un tyran haï de vos provinces. + + + +Ce nom ne convient pas aux légitimes princes ; +De ce titre odieux mes droits me sont garants : +La haine des sujets ne fait pas les tyrans. +Appelez de ce nom Étéocle lui-même. + + + +Il est aimé de tous. C’est un tyran qu’on aime, +Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir +Au rang où par la force il a su parvenir : +Et son orgueil le rend, par un effet contraire, +Esclave de son peuple et tyran de son frère. +Pour commander tout seul il veut bien obéir, +Et se fait mépriser pour me faire haïr. +Ce n’est pas sans sujet qu’on me préfère un traître : +Le peuple aime un esclave, et craint d’avoir un maître. +Mais je croirais trahir la majesté des rois, +Si je faisais le peuple arbitre de mes droits. + + + +Ainsi donc la discorde a pour vous tant de charmes ? +Vous lassez-vous déjà d’avoir posé les armes ? +Ne cesserons-nous point, après tant de malheurs, +Vous, de verser du sang ; moi, de verser des pleurs ? +N’accorderez-vous rien aux larmes d’une mère ? +Ma fille, s’il se peut, retenez votre frère : +Le cruel pour vous seule avait de l’amitié. + + + +Ah ! si pour vous son âme est sourde à la pitié, +Que pourrais-je espérer d’une amitié passée, +Qu’un long éloignement n’a que trop effacée ? +À peine en sa mémoire ai-je encor quelque rang ; +Il n’aime, il ne se plaît qu’à répandre du sang. +Ne cherchez plus en lui ce prince magnanime, +Ce prince qui montrait tant d’horreur pour le crime, +Dont l’âme généreuse avait tant de douceur, +Qui respectait sa mère et chérissait sa sœur : +La nature pour lui n’est plus qu’une chimère ; +Il méconnaît sa sœur, il méprise sa mère ; +Et l’ingrat, en l’état où son orgueil l’a mis, +Nous croit des étrangers, ou bien des ennemis. + + + +N’imputez point ce crime à mon âme affligée : +Dites plutôt, ma sœur, que vous êtes changée ; +Dites que de mon rang l’injuste usurpateur +M’a su ravir encor l’amitié de ma sœur. +Je vous connais toujours, et suis toujours le même. + + + +Est-ce m’aimer, cruel, autant que je vous aime, +Que d’être inexorable à mes tristes soupirs, +Et m’exposer encore à tant de déplaisirs ? + + + +Mais vous-même, ma sœur, est-ce aimer votre frère +Que de lui faire ici cette injuste prière, +Et me vouloir ravir le sceptre de la main ? +Dieux ! qu’est-ce qu’Étéocle a de plus inhumain ? +C’est trop favoriser un tyran qui m’outrage. + + + +Non, non, vos intérêts me touchent davantage. +Ne croyez pas mes pleurs perfides à ce point ; +Avec vos ennemis ils ne conspirent point. +Cette paix que je veux me serait un supplice, +S’il en devait coûter le sceptre à Polynice ; +Et l’unique faveur, mon frère, où je prétends, +C’est qu’il me soit permis de vous voir plus longtemps. +Seulement quelques jours souffrez que l’on vous voie ; +Et donnez-nous le temps de chercher quelque voie +Qui puisse vous remettre au rang de vos aïeux, +Sans que vous répandiez un sang si précieux. +Pouvez-vous refuser cette grâce légère +Aux larmes d’une sœur, aux soupirs d’une mère ? + + + +Mais quelle crainte encor vous peut inquiéter ? +Pourquoi si promptement voulez-vous nous quitter ? +Quoi ! ce jour tout entier n’est-il pas de la trêve ? +Dès qu’elle a commencé, faut-il qu’elle s’achève ? +Vous voyez qu’Étéocle a mis les armes bas ; +Il veut que je vous voie, et vous ne voulez pas. + + + +Oui, mon frère, il n’est pas comme vous inflexible ; +Aux larmes de sa mère il a paru sensible ; +Nos pleurs ont désarmé sa colère aujourd’hui. +Vous l’appelez cruel, vous l’êtes plus que lui. + + + +Seigneur, rien ne vous presse, et vous pouvez sans peine +Laisser agir encor la princesse et la reine : +Accordez tout ce jour à leur pressant désir ; +Voyons si leur dessein ne pourra réussir. +Ne donnez pas la joie au prince votre frère +De dire que, sans vous, la paix se pouvait faire. +Vous aurez satisfait une mère, une sœur, +Et vous aurez surtout satisfait votre honneur. +Mais que veut ce soldat ? son âme est toute émue ! + + + + + + + +Seigneur, on est aux mains, et la trêve est rompue : +Créon et les Thébains, par ordre de leur roi, +Attaquent votre armée, et violent leur foi. +Le brave Hippomédon s’efforce, en votre absence, + +De soutenir leur choc de toute sa puissance. +Par son ordre, seigneur, je vous viens avertir. + + + +Ah ! les traîtres ! Allons, Hémon, il faut sortir. +Madame, vous voyez comme il tient sa parole : + +Mais il veut le combat, il m’attaque, et j’y vole. + + + +Polynice ! Mon fils !… Mais il ne m’entend plus : +Aussi bien que mes pleurs, mes cris sont superflus. +Chère Antigone, allez, courez à ce barbare : +Du moins, allez prier Hémon qu’il les sépare. +La force m’abandonne, et je n’y puis courir ; +Tout ce que je puis faire, hélas ! c’est de mourir. + + + + + + + + + + + + + +Olympe, va-t’en voir ce funeste spectacle ; +Va voir si leur fureur n’a point trouvé d’obstacle, +Si rien n’a pu toucher l’un ou l’autre parti. +On dit qu’à ce dessein Ménécée est sorti. + + + +Je ne sais quel dessein animait son courage, +Une héroïque ardeur brillait sur son visage ; +Mais vous devez, madame, espérer jusqu’au bout. + + + +Va tout voir, chère Olympe, et me viens dire tout ; +Éclaircis promptement ma triste inquiétude. + + + +Mais vous dois-je laisser en cette solitude ? + + + +Va : je veux être seule en l’état où je suis, +Si toutefois on peut l’être avec tant d’ennuis ! + + + + + +Dureront-ils toujours ces ennuis si funestes ? +N’épuiseront-ils point les vengeances célestes ? +Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas, +Sans jamais au tombeau précipiter mes pas ? +Ô ciel, que tes rigueurs seraient peu redoutables, +Si la foudre d’abord accablait les coupables ! +Et que tes châtiments paraissent infinis, +Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis ! +Tu ne l’ignores pas, depuis le jour infâme +Où de mon propre fils je me trouvai la femme, +Le moindre des tourments que mon cœur a soufferts +Égale tous les maux que l’on souffre aux enfers. +Et toutefois, ô dieux, un crime involontaire +Devait-il attirer toute votre colère ? +Le connaissais-je, hélas ! ce fils infortuné ? +Vous-mêmes dans mes bras vous l’avez amené. +C’est vous dont la rigueur m’ouvrit ce précipice. +Voilà de ces grands dieux la suprême justice ! +Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas ; +Ils nous le font commettre, et ne l’excusent pas ! +Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables, +Afin d’en faire, après, d’illustres misérables ? +Et ne peuvent-ils point, quand ils sont en courroux, +Chercher des criminels à qui le crime est doux ? + + + + + + + +Eh bien ! en est-ce fait ? L’un ou l’autre perfide +Vient-il d’exécuter son noble parricide ? +Parlez, parlez, ma fille. Ah ! madame, en effet, +L’oracle est accompli, le ciel est satisfait. + + + +Quoi ! mes deux fils sont morts ! Un autre sang, madame, +Rend la paix à l’État et le calme à votre âme ; +Un sang digne des rois dont il est découlé, +Un héros pour l’État s’est lui-même immolé. +Je courais pour fléchir Hémon et Polynice ; +Ils étaient déjà loin avant que je sortisse : +Ils ne m’entendaient plus ; et mes cris douloureux +Vainement par leur nom les rappelaient tous deux. +Ils ont tous deux volé vers le champ de bataille ; +Et moi, je suis montée au haut de la muraille, +D’où le peuple étonné regardait, comme moi, +L’approche d’un combat qui le glaçait d’effroi. +À cet instant fatal, le dernier de nos princes, +L’honneur de notre sang, l’espoir de nos provinces, +Ménécée, en un mot, digne frère d’Hémon, +Et trop indigne aussi d’être fils de Créon, +De l’amour du pays montrant son âme atteinte, +Au milieu des deux camps s’est avancé sans crainte ; +Et se faisant ouïr des Grecs et des Thébains : +« Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez, inhumains ! » +Ces mots impérieux n’ont point trouvé d’obstacle : +Les soldats, étonnés de ce nouveau spectacle, +De leur noire fureur ont suspendu le cours ; +Et ce prince aussitôt poursuivant son discours : +« Apprenez, a-t-il dit, l’arrêt des destinées, + +« Par qui vous allez voir vos misères bornées. +« Je suis le dernier sang de vos rois descendu, +« Qui par l’ordre des dieux doit être répandu. +« Recevez donc ce sang que ma main va répandre ; +« Et recevez la paix où vous n’osiez prétendre. » +Il se tait, et se frappe en achevant ces mots ; +Et les Thébains voyant expirer ce héros, +Comme si leur salut devenait leur supplice, +Regardent en tremblant ce noble sacrifice. +J’ai vu le triste Hémon abandonner son rang +Pour venir embrasser ce frère tout en sang. +Créon, à son exemple, a jeté bas les armes, +Et vers ce fils mourant est venu tout en larmes ; +Et l’un et l’autre camp les voyant retirés, +Ont quitté le combat, et se sont séparés. +Et moi, le cœur tremblant, et l’âme toute émue, +D’un si funeste objet j’ai détourné la vue, +De ce prince admirant l’héroïque fureur. + + + +Comme vous je l’admire, et j’en frémis d’horreur. +Est-il possible, ô dieux ! qu’après ce grand miracle +Le repos des Thébains trouve encor quelque obstacle ? +Cet illustre trépas ne peut-il vous calmer, +Puisque même mes fils s’en laissent désarmer ? +La refuserez-vous, cette noble victime ? +Si la vertu vous touche autant que fait le crime, +Si vous donnez les prix comme vous punissez, +Quels crimes par ce sang ne seront effacés ? + + + +Oui, oui, cette vertu sera récompensée ; +Les dieux sont trop payés du sang de Ménécée : +Et le sang d’un héros, auprès des immortels, +Vaut seul plus que celui de mille criminels. + + + +Connaissez mieux du ciel la vengeance fatale : +Toujours à ma douleur il met quelque intervalle ; +Mais, hélas ! quand sa main semble me secourir, +C’est alors qu’il s’apprête à me faire périr. +Il a mis, cette nuit, quelque fin à mes larmes, +Afin qu’à mon réveil je visse tout en armes. +S’il me flatte aussitôt de quelque espoir de paix, +Un oracle cruel me l’ôte pour jamais. +Il m’amène mon fils, il veut que je le voie, +Mais, hélas ! combien cher me vend-il cette joie ! +Ce fils est insensible et ne m’écoute pas ; +Et soudain il me l’ôte et l’engage aux combats. +Ainsi, toujours cruel, et toujours en colère, +Il feint de s’apaiser, et devient plus sévère ; +Il n’interrompt ses coups que pour les redoubler, +Et retire son bras pour me mieux accabler. + + + +Madame, espérons tout de ce dernier miracle. + + + +La haine de mes fils est un trop grand obstacle. +Polynice endurci n’écoute que ses droits ; +Du peuple et de Créon l’autre écoute la voix, +Oui, du lâche Créon ! Cette âme intéressée +Nous ravit tout le fruit du sang de Ménécée ; +En vain pour nous sauver ce grand prince se perd ; +Le père nous nuit plus que le fils ne nous sert. +De deux jeunes héros cet infidèle père… + + + +Ah ! le voici, madame, avec le roi mon frère. + + + + + + + +Mon fils, c’est donc ainsi que l’on garde sa foi ! + + + +Madame, ce combat n’est point venu de moi, +Mais de quelques soldats, tant d’Argos que des nôtres, +Qui s’étant querellés les uns avec les autres, +Ont insensiblement tout le corps ébranlé, +Et fait un grand combat d’un simple démêlé. +La bataille sans doute allait être cruelle, +Et son événement vidait notre querelle, +Quand du fils de Créon l’héroïque trépas +De tous les combattants a retenu le bras. +Ce prince, le dernier de la race royale, +S’est appliqué des dieux la réponse fatale ; +Et lui-même à la mort il s’est précipité, +De l’amour du pays noblement transporté. + + + +Ah ! si le seul amour qu’il eut pour sa patrie +Le rendit insensible aux douceurs de la vie, +Mon fils, ce même amour ne peut-il seulement +De votre ambition vaincre l’emportement ? +Un exemple si beau vous invite à le suivre. +Il ne faudra cesser de régner ni de vivre : +Vous pouvez, en cédant un peu de votre rang, +Faire plus qu’il n’a fait en versant tout son sang ; +Il ne faut que cesser de haïr votre frère ; +Vous ferez beaucoup plus que sa mort n’a su faire. +Ô dieux ! aimer un frère, est-ce un plus grand effort +Que de haïr la vie et courir à la mort ? +Et doit-il être enfin plus facile en un autre +De répandre son sang, qu’en vous d’aimer le vôtre ? + + + +Son illustre vertu me charme comme vous ; +Et d’un si beau trépas je suis même jaloux. +Et toutefois, madame, il faut que je vous die, +Qu’un trône est plus pénible à quitter que la vie : +La gloire bien souvent nous porte à la haïr ; +Mais peu de souverains font gloire d’obéir. +Les dieux voulaient son sang ; et ce prince sans crime +Ne pouvait à l’État refuser sa victime ; +Mais ce même pays qui demandait son sang, + +Demande que je règne, et m’attache à mon rang. +Jusqu’à ce qu’il m’en ôte, il faut que j’y demeure : +Il n’a qu’à prononcer, j’obéirai sur l’heure ; +Et Thèbes me verra, pour apaiser son sort, +Et descendre du trône, et courir à la mort. + + + +Ah ! Ménécée est mort, le ciel n’en veut point d’autre : +Laissez coulez son sang, sans y mêler le vôtre : +Et puisqu’il l’a versé pour nous donner la paix, +Accordez-la, seigneur, à nos justes souhaits. + + + +Eh quoi ! même Créon pour la paix se déclare ? + + + +Pour avoir trop aimé cette guerre barbare, +Vous voyez les malheurs où le ciel m’a plongé : +Mon fils est mort, seigneur. Il faut qu’il soit vengé. + + + +Sur qui me vengerais-je en ce malheur extrême ? + + + +Vos ennemis, Créon, sont ceux de Thèbes même ; +Vengez-la, vengez-vous. Ah ! dans ses ennemis +Je trouve votre frère, et je trouve mon fils ! +Dois-je verser mon sang, ou répandre le vôtre ? +Et dois-je perdre un fils, pour en venger un autre ? +Seigneur, mon sang m’est cher, le vôtre m’est sacré ; +Serai-je sacrilége, ou bien dénaturé ? +Souillerai-je ma main d’un sang que je révère ? +Serai-je parricide, afin d’être bon père ? +Un si cruel secours ne me peut soulager, +Et ce serait me perdre au lieu de me venger. +Tout le soulagement où ma douleur aspire, +C’est qu’au moins mes malheurs servent à votre empire. +Je me consolerai, si ce fils que je plains +Assure par sa mort le repos des Thébains. +Le ciel promet la paix au sang de Ménécée ; +Achevez-la, seigneur, mon fils l’a commencée ; +Accordez-lui ce prix qu’il en a prétendu ; +Et que son sang en vain ne soit pas répandu. + + + +Non, puisqu’à nos malheurs vous devenez sensible, +Au sang de Ménécée il n’est rien d’impossible. +Que Thèbes se rassure après ce grand effort : +Puisqu’il change votre âme, il changera son sort. +La paix dès ce moment n’est plus désespérée : +Puisque Créon la veut, je la tiens assurée. +Bientôt ces cœurs de fer se verront adoucis : +Le vainqueur de Créon peut bien vaincre mes fils. +Qu’un si grand changement vous désarme et vous touche ; + +Quittez, mon fils, quittez cette haine farouche ; +Soulagez une mère, et consolez Créon ; +Rendez-moi Polynice, et lui rendez Hémon. + + + +Mais enfin c’est vouloir que je m’impose un maître. +Vous ne l’ignorez pas, Polynice veut l’être ; +Il demande surtout le pouvoir souverain, +Et ne veut revenir que le sceptre à la main. + + + + + + + +Polynice, seigneur, demande une entrevue ; +C’est ce que d’un héraut nous apprend la venue. +Il vous offre, seigneur, ou de venir ici, +Ou d’attendre en son camp. Peut-être qu’adouci +Il songe à terminer une guerre si lente, +Et son ambition n’est plus si violente. +Par ce dernier combat il apprend aujourd’hui +Que vous êtes au moins aussi puissant que lui. +Les Grecs même sont las de servir sa colère ; +Et j’ai su, depuis peu, que le roi son beau-père +Préférant à la guerre un solide repos, +Se réserve Mycène, et le fait roi d’Argos. +Tout courageux qu’il est, sans doute il ne souhaite +Que de faire en effet une honnête retraite. +Puisqu’il s’offre à vous voir, croyez qu’il veut la paix. +Ce jour la doit conclure, ou la rompre à jamais. +Tâchez dans ce dessein de l’affermir vous-même ; +Et lui promettez tout, hormis le diadème. + + + +Hormis le diadème il ne demande rien. + + + +Mais voyez-le du moins. Oui, puisqu’il le veut bien. +Vous ferez plus tout seul que nous ne saurions faire, +Et le sang reprendra son empire ordinaire. + + + +Allons donc le chercher. Mon fils, au nom des dieux, +Attendez-le plutôt, voyez-le dans ces lieux. + + + +Eh bien ! madame, eh bien ! qu’il vienne, et qu’on lui donne +Toutes les sûretés qu’il faut pour sa personne ! +Allons. Ah ! si ce jour rend la paix aux Thébains, +Elle sera, Créon, l’ouvrage de vos mains. + + + + + + + +L’intérêt des Thébains n’est pas ce qui vous touche, +Dédaigneuse princesse ; et cette âme farouche, +Qui semble me flatter après tant de mépris, +Songe moins à la paix qu’au retour de mon fils. +Mais nous verrons bientôt si la fière Antigone +Aussi bien que mon cœur dédaignera le trône ; +Nous verrons, quand les dieux m’auront fait votre roi, +Si ce fils bienheureux l’emportera sur moi. + + + +Et qui n’admirerait un changement si rare ? +Créon même, Créon pour la paix se déclare ! + + + +Tu crois donc que la paix est l’objet de mes soins ? + + + +Oui, je le crois, seigneur, quand j’y pensais le moins ; +Et voyant qu’en effet ce beau soin vous anime, +J’admire à tous moments cet effort magnanime +Qui vous fait mettre enfin votre haine au tombeau. +Ménécée, en mourant, n’a rien fait de plus beau. +Et qui peut immoler sa haine à sa patrie +Lui pourrait bien aussi sacrifier sa vie. + + + +Ah ! sans doute, qui peut d’un généreux effort +Aimer son ennemi, peut bien aimer la mort. +Quoi ! je négligerais le soin de ma vengeance, +Et de mon ennemi je prendrais la défense ! +De la mort de mon fils Polynice est l’auteur, +Et moi je deviendrais son lâche protecteur ! +Quand je renoncerais à cette haine extrême, +Pourrais-je bien cesser d’aimer le diadème ? +Non, non ! tu me verras d’une constante ardeur, +Haïr mes ennemis, et chérir ma grandeur. +Le trône fit toujours mes ardeurs les plus chères : +Je rougis d’obéir où régnèrent mes pères ; +Je brûle de me voir au rang de mes aïeux, +Et je l’envisageai dès que j’ouvris les yeux. +Surtout depuis deux ans ce noble soin m’inspire ; +Je ne fais point de pas qui ne tende à l’empire : +Des princes mes neveux j’entretiens la fureur, +Et mon ambition autorise la leur. +D’Étéocle d’abord j’appuyai l’injustice ; +Je lui fis refuser le trône à Polynice. +Tu sais que je pensais dès lors à m’y placer, +Et je l’y mis, Attale, afin de l’en chasser. + + + +Mais, seigneur, si la guerre eut pour vous tant de charmes, +D’où vient que de leurs mains vous arrachez les armes ? +Et puisque leur discorde est l’objet de vos vœux, +Pourquoi, par vos conseils, vont-ils se voir tous deux ? + + + +Plus qu’à mes ennemis la guerre m’est mortelle, +Et le courroux du ciel me la rend trop cruelle : +Il s’arme contre moi de mon propre dessein ; +Il se sert de mon bras pour me percer le sein. +La guerre s’allumait, lorsque, pour mon supplice, +Hémon m’abandonna pour servir Polynice ; +Les deux frères par moi devinrent ennemis ; +Et je devins, Attale, ennemi de mon fils. +Enfin, ce même jour, je fais rompre la trêve, +J’excite le soldat, tout le camp se soulève ; +On se bat ; et voilà qu’un fils désespéré +Meurt, et rompt un combat que j’ai tant préparé. +Mais il me reste un fils ; et je sens que je l’aime, +Tout rebelle qu’il est, et tout mon rival même. +Sans le perdre, je veux perdre mes ennemis. +Il m’en coûterait trop, s’il m’en coûtait deux fils. +Des deux princes, d’ailleurs, la haine est trop puissante ; +Ne crois pas qu’à la paix jamais elle consente. +Moi-même je saurai si bien l’envenimer, +Qu’ils périront tous deux plutôt que de s’aimer. +Les autres ennemis n’ont que de courtes haines, +Mais quand de la nature on a brisé les chaînes, +Cher Attale, il n’est rien qui puisse réunir +Ceux que des nœuds si forts n’ont pas su retenir : +L’on hait avec excès lorsque l’on hait un frère. +Mais leur éloignement ralentit leur colère : +Quelque haine qu’on ait contre un fier ennemi, +Quand il est loin de nous, on la perd à demi. +Ne t’étonne donc plus si je veux qu’ils se voient : +Je veux qu’en se voyant leurs fureurs se déploient, +Que rappelant leur haine, au lieu de la chasser, +Ils s’étouffent, Attale, en voulant s’embrasser. + + + +Vous n’avez plus, seigneur, à craindre que vous-même : +On porte ses remords avec le diadème. + + + +Quand on est sur le trône, on a bien d’autres soins : +Et les remords sont ceux qui nous pèsent le moins. +Du plaisir de régner une âme possédée +De tout le temps passé détourne son idée ; +Et de tout autre objet un esprit éloigné +Croit n’avoir point vécu tant qu’il n’a point régné. +Mais allons. Le remords n’est point ce qui me touche, +Et je n’ai plus un cœur que le crime effarouche : +Tous les premiers forfaits coûtent quelques efforts ; +Mais, Attale, on commet les seconds sans remords. + + + + + + + + + + + + + +Oui, Créon, c’est ici qu’il doit bientôt se rendre ; +Et tous deux en ce lieu nous le pouvons attendre. +Nous verrons ce qu’il veut ; mais je répondrais bien +Que par cette entrevue on n’avancera rien. +Je connais Polynice et son humeur altière ; +Je sais bien que sa haine est encor tout entière ; +Je ne crois pas qu’on puisse en arrêter le cours ; +Et, pour moi, je sens bien que je le hais toujours. + + + +Mais s’il vous cède enfin la grandeur souveraine, +Vous devez, ce me semble, apaiser votre haine. + + + +Je ne sais si mon cœur s’apaisera jamais : +Ce n’est pas son orgueil, c’est lui seul que je hais. +Nous avons l’un et l’autre une haine obstinée ; +Elle n’est pas, Créon, l’ouvrage d’une année ; +Elle est née avec nous ; et sa noire fureur, +Aussitôt que la vie, entra dans notre cœur. +Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance ; +Que dis-je ? nous l’étions avant notre naissance. +Triste et fatal effet d’un sang incestueux ! +Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux, +Dans les flancs de ma mère une guerre intestine +De nos divisions lui marqua l’origine. +Elles ont, tu le sais, paru dans le berceau, +Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau. +On dirait que le ciel, par un arrêt funeste, +Voulut de nos parents punir ainsi l’inceste ; +Et que dans notre sang il voulut mettre au jour +Tout ce qu’ont de plus noir et la haine et l’amour. +Et maintenant, Créon, que j’attends sa venue, +Ne crois pas que pour lui ma haine diminue : +Plus il approche, et plus il me semble odieux ; +Et sans doute il faudra qu’elle éclate à ses yeux. +J’aurais même regret qu’il me quittât l’empire : +Il faut, il faut qu’il fuie, et non qu’il se retire. +Je ne veux point, Créon, le haïr à moitié ; +Et je crains son courroux moins que son amitié. +Je veux, pour donner cours à mon ardente haine, +Que sa fureur au moins autorise la mienne ; +Et puisque enfin mon cœur ne saurait se trahir, +Je veux qu’il me déteste, afin de le haïr. +Tu verras que sa rage est encore la même, +Et que toujours son cœur aspire au diadème ; +Qu’il m’abhorre toujours, et veut toujours régner ; +Et qu’on peut bien le vaincre, et non pas le gagner. + + + +Domptez-le donc, seigneur, s’il demeure inflexible. +Quelque fier qu’il puisse être, il n’est pas invincible. +Et puisque la raison ne peut rien sur son cœur, +Éprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur. +Oui, quoique dans la paix je trouvasse des charmes +Je serai le premier à reprendre les armes ; +Et si je demandais qu’on en rompît le cours, +Je demande encor plus que vous régniez toujours. +Que la guerre s’enflamme et jamais ne finisse, +S’il faut, avec la paix, recevoir Polynice. +Qu’on ne nous vienne plus vanter un bien si doux ; +La guerre et ses horreurs nous plaisent avec vous. +Tout le peuple thébain vous parle par ma bouche ; +Ne le soumettez pas à ce prince farouche : +Si la paix se peut faire, il la veut comme moi ; +Surtout, si vous l’aimez, conservez-lui son roi. +Cependant écoutez le prince votre frère, +Et, s’il se peut, seigneur, cachez votre colère ; +Feignez… Mais quelqu’un vient. Sont-ils bien près d’ici ? +Vont-ils venir, Attale ? Oui, seigneur, les voici. +Ils ont trouvé d’abord la princesse et la reine, +Et bientôt ils seront dans la chambre prochaine. + + + +Qu’ils entrent. Cette approche excite mon courroux. +Qu’on hait un ennemi quand il est près de nous ! + + +Ah, le voici ! Fortune, achève mon ouvrage, + +Et livre-les tous deux aux transports de leur rage ! + + + + + + + +Me voici donc tantôt au comble de mes vœux, +Puisque déjà le ciel vous rassemble tous deux. +Vous revoyez un frère, après deux ans d’absence, +Dans ce même palais où vous prîtes naissance ; +Et moi, par un bonheur où je n’osais penser, +L’un et l’autre à la fois je vous puis embrasser. +Commencez donc, mes fils, cette union si chère ; + +Et que chacun de vous reconnaisse son frère : +Tous deux dans votre frère envisagez vos traits ; +Mais, pour en mieux juger, voyez-les de plus près ; +Surtout que le sang parle et fasse son office. +Approchez, Étéocle ; avancez, Polynice… +Eh quoi ! loin d’approcher, vous reculez tous deux ! +D’où vient ce sombre accueil et ces regards fâcheux ? +N’est-ce point que chacun, d’une âme irrésolue, +Pour saluer son frère attend qu’il le salue ; +Et qu’affectant l’honneur de céder le dernier, +L’un ni l’autre ne veut s’embrasser le premier ? +Étrange ambition qui n’aspire qu’au crime, +Où le plus furieux passe pour magnanime ! +Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux ; +Et les premiers vaincus sont les plus généreux. +Voyons donc qui des deux aura plus de courage, +Qui voudra le premier triompher de sa rage… +Quoi ? vous n’en faites rien ! C’est à vous d’avancer ; +Et, venant de si loin, vous devez commencer : +Commencez, Polynice, embrassez votre frère ; +Et montrez… Hé, madame ! à quoi bon ce mystère ? +Tous ces embrassements ne sont guère à propos : +Qu’il parle, qu’il s’explique, et nous laisse en repos. + + + +Quoi ! faut-il davantage expliquer mes pensées ? +On les peut découvrir par les choses passées. +La guerre, les combats, tant de sang répandu, +Tout cela dit assez que le trône m’est dû. + + + +Et ces mêmes combats, et cette même guerre, +Ce sang qui tant de fois a fait rougir la terre, +Tout cela dit assez que le trône est à moi ; +Et, tant que je respire, il ne peut être à toi. + + + +Tu sais qu’injustement tu remplis cette place. + + + +L’injustice me plaît, pourvu que je t’en chasse. + + + +Si tu n’en veux sortir, tu pourras en tomber. + + + +Si je tombe, avec moi tu pourras succomber. + + + +Ô dieux ! que je me vois cruellement déçue ! +N’avais-je tant pressé cette fatale vue +Que pour les désunir encor plus que jamais ? +Ah ! mes fils ! est-ce là comme on parle de paix ? +Quittez, au nom des dieux, ces tragiques pensées : +Ne renouvelez point vos discordes passées ; +Vous n’êtes pas ici dans un champ inhumain. +Est-ce moi qui vous mets les armes à la main ? +Considérez ces lieux où vous prîtes naissance ; +Leur aspect sur vos cœurs n’a-t-il point de puissance ? +C’est ici que tous deux vous reçûtes le jour ; +Tout ne vous parle ici que de paix et d’amour : +Ces princes, votre sœur, tout condamne vos haines ; +Enfin moi qui pour vous pris toujours tant de peines, +Qui, pour vous réunir, immolerais… Hélas ! +Ils détournent la tête, et ne m’écoutent pas ! +Tous deux, pour s’attendrir, ils ont l’âme trop dure ; +Ils ne connaissent plus la voix de la nature ! +Et vous, que je croyais plus doux et plus soumis… + + + +Je ne veux rien de lui que ce qu’il m’a promis : +Il ne saurait régner sans se rendre parjure. + + + +Une extrême justice est souvent une injure. +Le trône vous est dû, je n’en saurais douter ; +Mais vous le renversez en voulant y monter. +Ne vous lassez-vous point de cette affreuse guerre ? +Voulez-vous sans pitié désoler cette terre, +Détruire cet empire afin de le gagner ? +Est-ce donc sur des morts que vous voulez régner ? +Thèbes avec raison craint le règne d’un prince +Qui de fleuves de sang inonde sa province : +Voudrait-elle obéir à votre injuste loi ? +Vous êtes son tyran avant qu’être son roi. +Dieux ! si devenant grand souvent on devient pire, +Si la vertu se perd quand on gagne l’empire, +Lorsque vous régnerez, que serez-vous, hélas ! +Si vous êtes cruel quand vous ne régnez pas ? + + + +Ah ! si je suis cruel, on me force de l’être ; +Et de mes actions je ne suis pas le maître. +J’ai honte des horreurs où je me vois contraint ; +Et c’est injustement que le peuple me craint. +Mais il faut en effet soulager ma patrie ; +De ses gémissements mon âme est attendrie. +Trop de sang innocent se verse tous les jours ; +Il faut de ses malheurs que j’arrête le cours ; +Et, sans faire gémir ni Thèbes ni la Grèce, +À l’auteur de mes maux il faut que je m’adresse : +Il suffit aujourd’hui de son sang ou du mien. + + + +Du sang de votre frère ? Oui, madame, du sien. +Il faut finir ainsi cette guerre inhumaine. +Oui, cruel, et c’est là le dessein qui m’amène. + +Moi-même à ce combat j’ai voulu t’appeler ; +À tout autre qu’à toi je craignais d’en parler ; +Tout autre aurait voulu condamner ma pensée, +Et personne en ces lieux ne te l’eût annoncée. +Je te l’annonce donc. C’est à toi de prouver + +Si ce que tu ravis tu le sais conserver. +Montre-toi digne enfin d’une si belle proie. + + + +J’accepte ton dessein, et l’accepte avec joie ; +Créon sait là-dessus quel était mon désir : +J’eusse accepté le trône avec moins de plaisir. +Je te crois maintenant digne du diadème ; +Et te le vais porter au bout de ce fer même. + + + +Hâtez-vous donc, cruels, de me percer le sein, +Et commencez par moi votre horrible dessein. +Ne considérez point que je suis votre mère, +Considérez en moi celle de votre frère. +Si de votre ennemi vous recherchez le sang, +Recherchez-en la source en ce malheureux flanc ; +Je suis de tous les deux la commune ennemie, +Puisque votre ennemi reçut de moi la vie ; +Cet ennemi, sans moi, ne verrait pas le jour. +S’il meurt, ne faut-il pas que je meure à mon tour ? +N’en doutez point, sa mort me doit être commune ; +Il faut en donner deux, ou n’en donner pas une ; +Et, sans être ni doux ni cruels à demi, +Il faut me perdre, ou bien sauver votre ennemi. +Si la vertu vous plaît, si l’honneur vous anime, +Barbares, rougissez de commettre un tel crime ; +Ou si le crime, enfin, vous plaît tant à chacun, +Barbares, rougissez de n’en commettre qu’un. +Aussi bien, ce n’est point que l’amour vous retienne, +Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne : +Vous vous garderiez bien, cruels, de m’épargner, +Si je vous empêchais un moment de régner. +Polynice, est-ce ainsi que l’on traite une mère ? + + + +J’épargne mon pays. Et vous tuez un frère ! + + + +Je punis un méchant. Et sa mort aujourd’hui, +Vous rendra plus coupable et plus méchant que lui. + + + +Faut-il que de ma main je couronne ce traître, +Et que de cour en cour j’aille chercher un maître ; +Qu’errant et vagabond je quitte mes états, +Pour observer des lois qu’il ne respecte pas ? +De ses propres forfaits serai-je la victime ? +Le diadème est-il le partage du crime ? +Quel droit ou quel devoir n’a-t-il point violé ? +Et cependant il règne, et je suis exilé ! + + + +Mais si le roi d’Argos vous cède une couronne… + + + +Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne ? +En m’alliant chez lui n’aurai-je rien porté ? +Et tiendrai-je mon rang de sa seule bonté ? +D’un trône qui m’est dû faut-il que l’on me chasse, +Et d’un prince étranger que je brigue la place ? +Non, non : sans m’abaisser à lui faire la cour, +Je veux devoir le sceptre à qui je dois le jour. + + + +Qu’on le tienne, mon fils, d’un beau-père ou d’un père, +La main de tous les deux vous sera toujours chère. + + + +Non, non, la différence est trop grande pour moi ; +L’un me ferait esclave, et l’autre me fait roi. +Quoi ! ma grandeur serait l’ouvrage d’une femme ! +D’un éclat si honteux je rougirais dans l’âme. +Le trône, sans l’amour, me serait donc fermé ? +Je ne régnerais pas, si l’on ne m’eût aimé ? +Je veux m’ouvrir le trône, ou jamais n’y paraître. +Et quand j’y monterai, j’y veux monter en maître ; +Que le peuple à moi seul soit forcé d’obéir, +Et qu’il me soit permis de m’en faire haïr. +Enfin, de ma grandeur je veux être l’arbitre, +N’être point roi, madame, ou l’être à juste titre ; +Que le sang me couronne, ou, s’il ne suffit pas, +Je veux à son secours n’appeler que mon bras. + + + +Faites plus, tenez tout de votre grand courage ; +Que votre bras tout seul fasse votre partage ; +Et, dédaignant les pas des autres souverains, +Soyez, mon fils, soyez l’ouvrage de vos mains. +Par d’illustres exploits couronnez-vous vous-même ; +Qu’un superbe laurier soit votre diadème ; +Régnez et triomphez, et joignez à la fois +La gloire des héros à la pourpre des rois. +Quoi ! votre ambition serait-elle bornée +À régner tour à tour l’espace d’une année ? +Cherchez à ce grand cœur, que rien ne peut dompter, +Quelque trône où vous seul ayez droit de monter. +Mille sceptres nouveaux s’offrent à votre épée, +Sans que d’un sang si cher nous la voyions trempée. +Vos triomphes pour moi n’auront rien que de doux, +Et votre frère même ira vaincre avec vous. + + + +Vous voulez que mon cœur, flatté de ces chimères, +Laisse un usurpateur au trône de mes pères ? + + + +Si vous lui souhaitez en effet tant de mal, +Élevez-le vous-même à ce trône fatal. +Ce trône fut toujours un dangereux abîme ; +La foudre l’environne aussi bien que le crime : +Votre père et les rois qui vous ont devancés, +Sitôt qu’ils y montaient, s’en sont vus renversés. + + + +Quand je devrais au ciel rencontrer le tonnerre, +J’y monterais plutôt que de ramper à terre. + +Mon cœur, jaloux du sort de ces grands malheureux, +Veut s’élever, madame, et tomber avec eux. + + + +Je saurai t’épargner une chute si vaine. + + + +Ah ! ta chute, crois-moi, précédera la mienne ! + + + +Mon fils, son règne plaît. Mais il m’est odieux. + + + +Il a pour lui le peuple. Et j’ai pour moi les dieux ! + + + +Les dieux de ce haut rang te voulaient interdire, +Puisqu’ils m’ont élevé le premier à l’empire : +Ils ne savaient que trop, lorsqu’ils firent ce choix, +Qu’on veut régner toujours quand on règne une fois. +Jamais dessus le trône on ne vit plus d’un maître ; +Il n’en peut tenir deux, quelque grand qu’il puisse être : +L’un des deux, tôt ou tard, se verrait renversé ; +Et d’un autre soi-même on y serait pressé. +Jugez donc, par l’horreur que ce méchant me donne, +Si je puis avec lui partager la couronne. + + + +Et moi je ne veux plus, tant tu m’es odieux, +Partager avec toi la lumière des cieux. + + + +Allez donc, j’y consens, allez perdre la vie ; +À ce cruel combat tous deux je vous convie ; +Puisque tous mes efforts ne sauraient vous changer, +Que tardez-vous ? allez vous perdre et me venger. +Surpassez, s’il se peut, les crimes de vos pères : +Montrez, en vous tuant, comme vous êtes frères : +Le plus grand des forfaits vous a donné le jour, +Il faut qu’un crime égal vous l’arrache à son tour. +Je ne condamne plus la fureur qui vous presse ; +Je n’ai plus pour mon sang ni pitié ni tendresse : +Votre exemple m’apprend à ne le plus chérir ; +Et moi je vais, cruels, vous apprendre à mourir. + + + + + + + +Madame… Ô ciel ! que vois-je ? Hélas ! rien ne les touche ! + + + +Rien ne peut ébranler leur constance farouche. + + + +Princes… Pour ce combat, choisissons quelque lieu. + + + +Courons. Adieu, ma sœur. Adieu, princesse, adieu. + + + +Mes frères, arrêtez ! Gardes, qu’on les retienne ; +Joignez, unissez tous vos douleurs à la mienne. +C’est leur être cruels que de les respecter. + + + +Madame, il n’est plus rien qui les puisse arrêter. + + + +Ah ! généreux Hémon, c’est vous seul que j’implore : +Si la vertu vous plaît, si vous m’aimez encore, +Et qu’on puisse arrêter leurs parricides mains, +Hélas ! pour me sauver, sauvez ces inhumains. + + + + + + + + + + + +Si jamais tu doutas de ma flamme fidèle… +Mais voici du combat la funeste nouvelle. + + + + + + + +Eh bien, ma chère Olympe, as-tu vu ce forfait ? + + + +J’y suis courue en vain, c’en était déjà fait. +Du haut de nos remparts j’ai vu descendre en larmes +Le peuple qui courait et qui criait aux armes ; +Et pour vous dire enfin d’où venait sa terreur, +Le roi n’est plus, madame, et son frère est vainqueur. +On parle aussi d’Hémon : l’on dit que son courage +S’est efforcé longtemps de suspendre leur rage, +Mais que tous ses efforts ont été superflus. +C’est ce que j’ai compris de mille bruits confus. + + + +Ah ! je n’en doute pas, Hémon est magnanime ; +Son grand cœur eut toujours trop d’horreur pour le crime : +Je l’avais conjuré d’empêcher ce forfait ; +Et s’il l’avait pu faire, Olympe, il l’aurait fait. +Mais, hélas ! leur fureur ne pouvait se contraindre ; +Dans des ruisseaux de sang elle voulait s’éteindre. +Princes dénaturés, vous voilà satisfaits : +La mort seule entre vous pouvait mettre la paix. +Le trône pour vous deux avait trop peu de place ; +Il fallait entre vous mettre un plus grand espace, +Et que le ciel vous mît, pour finir vos discords, +L’un parmi les vivants, l’autre parmi les morts. +Infortunés tous deux, dignes qu’on vous déplore ! +Moins malheureux pourtant que je ne suis encore, +Puisque de tous les maux qui sont tombés sur vous, +Vous n’en sentez aucun, et que je les sens tous ! + + + +Mais pour vous ce malheur est un moindre supplice +Que si la mort vous eût enlevé Polynice. +Ce prince était l’objet qui faisait tous vos soins : +Les intérêts du roi vous touchaient beaucoup moins. + + + +Il est vrai, je l’aimais d’une amitié sincère ; +Je l’aimais beaucoup plus que je n’aimais son frère ; +Et ce qui lui donnait tant de part dans mes vœux, +Il était vertueux, Olympe, et malheureux. +Mais, hélas ! ce n’est plus ce cœur si magnanime, +Et c’est un criminel qu’a couronné son crime : +Son frère plus que lui commence à me toucher ; +Devenant malheureux, il m’est devenu cher. + + + +Créon vient. Il est triste ; et j’en connais la cause ! +Au courroux du vainqueur la mort du roi l’expose. +C’est de tous nos malheurs l’auteur pernicieux. + + + + + + + +Madame, qu’ai-je appris en entrant dans ces lieux ? +Est-il vrai que la reine… Oui, Créon, elle est morte. + + + +Ô dieux ! puis-je savoir de quelle étrange sorte +Ses jours infortunés ont éteint leur flambeau ? + + + +Elle-même, seigneur, s’est ouvert le tombeau ; +Et s’étant d’un poignard en un moment saisie, +Elle en a terminé ses malheurs et sa vie. + + + +Elle a su prévenir la perte de son fils. + + + +Ah, madame ! il est vrai que les dieux ennemis… + + + +N’imputez qu’à vous seul la mort du roi mon frère ; +Et n’en accusez point la céleste colère. +À ce combat fatal vous seul l’avez conduit : +Il a cru vos conseils ; sa mort en est le fruit. +Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les victimes ; +Vous avancez leur perte, en approuvant leurs crimes, +De la chute des rois vous êtes les auteurs ; +Mais les rois, en tombant, entraînent leurs flatteurs. +Vous le voyez, Créon : sa disgrâce mortelle +Vous est funeste autant qu’elle nous est cruelle ; +Le ciel, en le perdant, s’en est vengé sur vous, +Et vous avez peut-être à pleurer comme nous. + + + +Madame, je l’avoue, et les destins contraires +Me font pleurer deux fils, si vous pleurez deux frères. + + + +Mes frères et vos fils ! dieux ! que veut ce discours ? +Quelque autre qu’Étéocle a-t-il fini ses jours ? + + + +Mais ne savez-vous pas cette sanglante histoire ? + + + +J’ai su que Polynice a gagné la victoire, +Et qu’Hémon a voulu les séparer en vain. + + + +Madame, ce combat est bien plus inhumain. +Vous ignorez encor mes pertes et les vôtres ; +Mais, hélas ! apprenez les unes et les autres. + + + +Rigoureuse Fortune, achève ton courroux ! +Ah ! sans doute, voici le dernier de tes coups ! + + + +Vous avez vu, madame, avec quelle furie +Les deux princes sortaient pour s’arracher la vie ; +Que d’une ardeur égale ils fuyaient de ces lieux, +Et que jamais leurs cœurs ne s’accordèrent mieux. +La soif de se baigner dans le sang de leur frère +Faisait ce que jamais le sang n’avait su faire : +Par l’excès de leur haine ils semblaient réunis ; +Et, prêts à s’égorger, ils paraissaient amis. +Ils ont choisi d’abord pour leur champ de bataille +Un lieu près des deux camps, au pied de la muraille. +C’est là que, reprenant leur première fureur, +Ils commencent enfin ce combat plein d’horreur. +D’un geste menaçant, d’un œil brûlant de rage, +Dans le sein l’un de l’autre ils cherchent un passage ; +Et, la seule fureur précipitant leurs bras, +Tous deux semblent courir au-devant du trépas. +Mon fils, qui de douleur en soupirait dans l’âme, +Et qui se souvenait de vos ordres, madame, +Se jette au milieu d’eux, et méprise pour vous +Leurs ordres absolus qui nous arrêtaient tous : +Il leur retient le bras, les repousse, les prie, +Et pour les séparer s’expose à leur furie. +Mais il s’efforce en vain d’en arrêter le cours ; +Et ces deux furieux se rapprochent toujours. +Il tient ferme pourtant, et ne perd point courage ; +De mille coups mortels il détourne l’orage, +Jusqu’à ce que du roi le fer trop rigoureux, +Soit qu’il cherchât son frère ou ce fils malheureux, +Le renverse à ses pieds, prêt à rendre la vie. + + + +Et la douleur encor ne me l’a pas ravie ! + + + +J’y cours, je le relève et le prends dans mes bras ; +Et me reconnaissant : « Je meurs, dit-il tout bas, +« Trop heureux d’expirer pour ma belle princesse. +« En vain à mon secours votre amitié s’empresse ; +« C’est à ces furieux que vous devez courir : +« Séparez-les, mon père, et me laissez mourir. » +Il expire à ces mots. Ce barbare spectacle +À leur noire fureur n’apporte point d’obstacle ; +Seulement Polynice en paraît affligé : +« Attends, Hémon, dit-il, tu vas être vengé. » +En effet, sa douleur renouvelle sa rage, +Et bientôt le combat tourne à son avantage. +Le roi, frappé d’un coup qui lui perce le flanc, +Lui cède la victoire, et tombe dans son sang. +Les deux camps aussitôt s’abandonnent en proie, +Le nôtre à la douleur, et les Grecs à la joie ; +Et le peuple, alarmé du trépas de son roi, +Sur le haut de ses tours témoigne son effroi. +Polynice, tout fier du succès de son crime, +Regarde avec plaisir expirer sa victime ; +Dans le sang de son frère il semble se baigner : +« Et tu meurs, lui dit-il, et moi je vais régner. +« Regarde dans mes mains l’empire et la victoire ; +« Va rougir aux enfers de l’excès de ma gloire, +« Et pour mourir encore avec plus de regret, +« Traître, songe en mourant que tu meurs mon sujet. » +En achevant ces mots, d’une démarche fière +Il s’approche du roi couché sur la poussière, +Et pour le désarmer il avance le bras. +Le roi, qui semble mort, observe tous ses pas ; +Il le voit, il l’attend, et son âme irritée +Pour quelque grand dessein semble s’être arrêtée. +L’ardeur de se venger flatte encor ses désirs, +Et retarde le cours de ses derniers soupirs. +Prêt à rendre la vie, il en cache le reste, +Et sa mort au vainqueur est un piége funeste : +Et dans l’instant fatal que ce frère inhumain +Lui veut ôter le fer qu’il tenait à la main, +Il lui perce le cœur ; et son âme ravie, +En achevant ce coup, abandonne la vie. +Polynice frappé pousse un cri dans les airs, +Et son âme en courroux s’enfuit dans les enfers. +Tout mort qu’il est, madame, il garde sa colère ; +Et l’on dirait qu’encore il menace son frère : +Son visage, où la mort a répandu ses traits, +Demeure plus terrible et plus fier que jamais. + + + +Fatale ambition, aveuglement funeste ! +D’un oracle cruel suite trop manifeste ! +De tout le sang royal il ne reste que nous ; +Et plût aux dieux, Créon, qu’il ne restât que vous, +Et que mon désespoir, prévenant leur colère, +Eût suivi de plus près le trépas de ma mère ! + + + +Il est vrai que des dieux le courroux embrasé +Pour nous faire périr semble s’être épuisé ; +Car enfin sa rigueur, vous le voyez, madame, +Ne m’accable pas moins qu’elle afflige votre âme. +En m’arrachant mes fils… Ah ! vous régnez, Créon, +Et le trône aisément vous console d’Hémon. +Mais laissez-moi, de grâce, un peu de solitude, +Et ne contraignez point ma triste inquiétude ; +Aussi bien, mes chagrins passeraient jusqu’à vous. +Vous trouverez ailleurs des entretiens plus doux ; +Le trône vous attend, le peuple vous appelle ; +Goûtez tout le plaisir d’une grandeur nouvelle. +Adieu. Nous ne faisons tous deux que nous gêner : +Je veux pleurer, Créon ; et vous voulez régner. + + + +Ah, madame ! régnez et montez sur le trône ; + +Ce haut rang n’appartient qu’à l’illustre Antigone. + + + +Il me tarde déjà que vous ne l’occupiez. +La couronne est à vous. Je la mets à vos pieds. + + + +Je la refuserais de la main des dieux même ; +Et vous osez, Créon, m’offrir le diadème ! + + + +Je sais que ce haut rang n’a rien de glorieux +Qui ne cède à l’honneur de l’offrir à vos yeux. +D’un si noble destin je me connais indigne : +Mais si l’on peut prétendre à cette gloire insigne, +Si par d’illustres faits on la peut mériter, +Que faut-il faire enfin, madame ? M’imiter. + + + +Que ne ferais-je point pour une telle grâce ! +Ordonnez seulement ce qu’il faut que je fasse : +Je suis prêt… Nous verrons. J’attends vos lois ici. + + + +Attendez. Son courroux serait-il adouci ? +Croyez-vous la fléchir ? Oui, oui, mon cher Attale ; +Il n’est point de fortune à mon bonheur égale, +Et tu vas voir en moi, dans ce jour fortuné, +L’ambitieux au trône, et l’amant couronné. +Je demandais au ciel la princesse et le trône ; +Il me donne le sceptre et m’accorde Antigone. +Pour couronner ma tête et ma flamme en ce jour, +Il arme en ma faveur et la haine et l’amour : +Il allume pour moi deux passions contraires ; +Il attendrit la sœur, il endurcit les frères ; +Il aigrit leur courroux, il fléchit sa rigueur, +Et m’ouvre en même temps et leur trône et son cœur. + + + +Il est vrai, vous avez toute chose prospère, +Et vous seriez heureux si vous n’étiez point père. +L’ambition, l’amour, n’ont rien à désirer ; +Mais, seigneur, la nature a beaucoup à pleurer. +En perdant vos deux fils… Oui, leur perte m’afflige : +Je sais ce que de moi le rang de père exige ; +Je l’étais ; mais surtout j’étais né pour régner ; +Et je perds beaucoup moins que je ne crois gagner. +Le nom de père, Attale, est un titre vulgaire : +C’est un don que le ciel ne nous refuse guère : +Un bonheur si commun n’a pour moi rien de doux ; +Ce n’est pas un bonheur, s’il ne fait des jaloux. +Mais le trône est un bien dont le ciel est avare ; +Du reste des mortels ce haut rang nous sépare, +Bien peu sont honorés d’un don si précieux : +La terre a moins de rois que le ciel n’a de dieux. +D’ailleurs tu sais qu’Hémon adorait la princesse, +Et qu’elle eut pour ce prince une extrême tendresse. +S’il vivait, son amour au mien serait fatal. +En me privant d’un fils, le ciel m’ôte un rival. +Ne me parle donc plus que de sujets de joie, +Souffre qu’à mes transports je m’abandonne en proie ; +Et, sans me rappeler des ombres des enfers, +Dis-moi ce que je gagne, et non ce que je perds : +Parle-moi de régner, parle-moi d’Antigone ; +J’aurai bientôt son cœur, et j’ai déjà le trône. +Tout ce qui s’est passé n’est qu’un songe pour moi : +J’étais père et sujet, je suis amant et roi. +La princesse et le trône ont pour moi tant de charmes, +Que… Mais Olympe vient. Dieux ! elle est tout en larmes. + + + + + + + +Qu’attendez-vous, seigneur ? La princesse n’est plus. + + + +Elle n’est plus, Olympe ! Ah ! regrets superflus ! +Elle n’a fait qu’entrer dans la chambre prochaine, +Et du même poignard dont est morte la reine, +Sans que je pusse voir son funeste dessein, +Cette fière princesse a percé son beau sein : +Elle s’en est, seigneur, mortellement frappée ; +Et dans son sang, hélas ! elle est soudain tombée. +Jugez à cet objet ce que j’ai dû sentir. +Mais sa belle âme enfin, toute prête à sortir : +« Cher Hémon, c’est à toi que je me sacrifie, » +Dit-elle ; et ce moment a terminé sa vie. +J’ai senti son beau corps tout froid entre mes bras ; +Et j’ai cru que mon âme allait suivre ses pas. +Heureuse mille fois, si ma douleur mortelle +Dans la nuit du tombeau m’eût plongée avec elle ! + + + + + + + +Ainsi donc vous fuyez un amant odieux, +Et vous-même, cruelle, éteignez vos beaux yeux ! +Vous fermez pour jamais ces beaux yeux que j’adore ; +Et, pour ne me point voir, vous les fermez encore ! +Quoique Hémon vous fût cher, vous courez au trépas +Bien plus pour m’éviter que pour suivre ses pas ! +Mais dussiez-vous encor m’être aussi rigoureuse, +Ma présence aux enfers vous fût-elle odieuse, +Dût après le trépas vivre votre courroux, +Inhumaine, je vais y descendre après vous. +Vous y verrez toujours l’objet de votre haine, +Et toujours mes soupirs vous rediront ma peine, +Ou pour vous adoucir, ou pour vous tourmenter ; +Et vous ne pourrez plus mourir pour m’éviter. +Mourons donc… Ah ! seigneur, quelle cruelle envie ! + + + +Ah ! c’est m’assassiner que me sauver la vie ! +Amour, rage, transports, venez à mon secours, +Venez, et terminez mes détestables jours ! +De ces cruels amis trompez tous les obstacles ! +Toi, justifie, ô ciel, la foi de tes oracles ! +Je suis le dernier sang du malheureux Laïus ; +Perdez-moi, dieux cruels, ou vous serez déçus. +Reprenez, reprenez cet empire funeste ; +Vous m’ôtez Antigone, ôtez-moi tout le reste ; +Le trône et vos présents excitent mon courroux, +Un coup de foudre est tout ce que je veux de vous. +Ne le refusez pas à mes vœux, à mes crimes ; +Ajoutez mon supplice à tant d’autres victimes. +Mais en vain je vous presse, et mes propres forfaits +Me font déjà sentir tous les maux que j’ai faits. +Polynice, Étéocle, Iocaste, Antigone, +Mes fils, que j’ai perdus pour m’élever au trône, +Tant d’autres malheureux dont j’ai causé les maux, +Font déjà dans mon cœur l’office des bourreaux. +Arrêtez… Mon trépas va venger votre perte ; +La foudre va tomber, la terre est entr’ouverte ; +Je ressens à la fois mille tourments divers, +Et je m’en vais chercher du repos aux enfers. diff --git a/test/racine_la_thebeiade.tpl b/test/racine_la_thebeiade.tpl @@ -0,0 +1,4 @@ +6/6 A !X +6/6 A !X +6/6 B !x +6/6 B !x diff --git a/test/racine_les_plaideurs b/test/racine_les_plaideurs @@ -0,0 +1,1751 @@ +Ma foi, sur l’avenir bien fou qui se fira : +Tel qui rit vendredi dimanche pleurera. +Un juge, l’an passé, me prit à son service ; +Il m’avait fait venir d’Amiens pour être suisse. +Tous ces Normands voulaient se divertir de nous : +On apprend à hurler, dit l’autre, avec les loups. +Tout Picard que j’étais, j’étais un bon apôtre, +Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre. +Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau bas ; +Monsieur de Petit-Jean, ah ! gros comme le bras ! +Mais sans argent l’honneur n’est qu’une maladie. +Ma foi ! j’étais un franc portier de comédie ; +On avait beau heurter et m’ôter son chapeau, +On n’entrait pas chez nous sans graisser le marteau. +Point d’argent, point de suisse, et ma porte était close. +Il est vrai qu’à Monsieur j’en rendais quelque chose : +Nous comptions quelquefois, on me donnait le soin +De fournir la maison de chandelle et de foin ; +Mais je n’y perdais rien ; enfin vaille que vaille, +J’aurais sur le marché fort bien fourni la paille. +C’est dommage : il avait le cœur trop au métier ; +Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier ; +Et bien souvent tout seul, si l’on l’eût voulu croire, +Il s’y serait couché sans manger et sans boire, +Je lui disais parfois : « Monsieur Perrin Dandin, +« Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin. +« Qui veut voyager loin ménage sa monture ; +« Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure. » +Il n’en a tenu compte ; il a si bien veillé, +Et si bien fait, qu’on dit que son timbre est brouillé. +Il nous veut tous juger les uns après les autres. +Il marmotte toujours certaines patenôtres +Où je ne comprends rien. Il veut, bon gré, malgré, +Ne se coucher qu’en robe et qu’en bonnet carré. +Il fit couper la tête à son coq, de colère, +Pour l’avoir éveillé plus tard qu’à l’ordinaire ; +Il disait qu’un plaideur dont l’affaire allait mal +Avait graissé la patte à ce pauvre animal. +Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire, +Son fils ne souffre plus qu’on lui parle d’affaire. +Il nous le fait garder jour et nuit, et de près : +Autrement, serviteur, et mon homme est aux plaids. +Pour s’échapper de nous, Dieu sait s’il est allègre. +Pour moi, je ne dors plus : aussi je deviens maigre ; +C’est pitié. Je m’étends, et ne fais que bâiller. +Mais veille qui voudra, voici mon oreiller. +Ma foi, pour cette nuit il faut que je m’en donne ; +Pour dormir dans la rue on n’offense personne. +Dormons. Hé ! Petit-Jean ! Petit-Jean ! L’Intimé +Il a déjà bien peur de me voir enrhumé. + + + +Que diable ! si matin que fais-tu dans la rue ? + + + +Est-ce qu’il faut toujours faire le pied de grue, +Garder toujours un homme, et l’entendre crier ? +Quelle gueule ! pour moi, je crois qu’il est sorcier. + + + +Bon ! Je lui disais donc, en me grattant la tête, +Que je voulais dormir. « Présente ta requête +« Comme tu veux dormir, » m’a-t-il dit gravement. +Je dors en te contant la chose seulement. +Bonsoir. Comment, bonsoir ! Que le diable m’emporte, +Si… Mais j’entends du bruit au-dessus de la porte. + + + + + + + +Petit-Jean ! L’Intimé ! Paix ! Je suis seul ici. +Voilà mes guichetiers en défaut, Dieu merci. +Si je leur donne temps, ils pourront comparaître. +Çà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre. +Hors de cour. Comme il saute ! Oh ! monsieur, je vous tien. + + + +Au voleur ! Au voleur ! Oh ! nous vous tenons bien. + + + +Vous avez beau crier. Main-forte ! l’on me tue ! + + + + + + + +Vite un flambeau, j’entends mon père dans la rue. +Mon père, si matin qui vous fait déloger ? +Où courez-vous la nuit ? Je veux aller juger. + + +Et qui juger ? tout dort. Ma foi, je ne dors guères. + + + +Que de sacs ! il en a jusques aux jarretières. + + + +Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison. +De sacs et de procès j’ai fait provision. + + + +Et qui vous nourrira ? Le buvetier, je pense. + + + +Mais où dormirez-vous, mon père ? À l’audience. + + + +Non, mon père ; il vaut mieux que vous ne sortiez pas. +Dormez chez vous ; chez vous faites tous vos repas. +Souffrez que la raison enfin vous persuade ; +Et pour votre santé… Je veux être malade. + + + +Vous ne l’êtes que trop. Donnez-vous du repos ; +Vous n’avez tantôt plus que la peau sur les os. + + + +Du repos ? Ah ! sur toi tu veux régler ton père ? +Crois-tu qu’un juge n’ait qu’à faire bonne chère, +Qu’à battre le pavé comme un tas de galants, +Courir le bal la nuit, et le jour les brelans ? +L’argent ne nous vient pas si vite que l’on pense. +Chacun de tes rubans me coûte une sentence. +Ma robe vous fait honte : un fils de juge ! ah ! fi ! +Tu fais le gentilhomme : eh ! Dandin, mon ami, +Regarde dans ma chambre et dans ma garderobe +Les portraits des Dandin : tous ont porté la robe ; +Et c’est le bon parti. Compare prix pour prix +Les étrennes d’un juge à celles d’un marquis ; +Attends que nous soyons à la fin de décembre. +Qu’est-ce qu’un gentilhomme ? un pilier d’antichambre. +Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés, +À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés, +Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche ; +Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche ! +Voilà comme on les traite. Eh ! mon pauvre garçon, +De ta défunte mère est-ce là la leçon ? +La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorsque j’y pense, +Elle ne manquait pas une seule audience. +Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta, +Et Dieu sait bien souvent ce qu’elle en rapporta… +Elle eût du buvetier emporté les serviettes, +Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes. +Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va, +Tu ne seras qu’un sot. Vous vous morfondez là, +Mon père. Petit-Jean, ramenez votre maître ; +Couchez-le dans son lit : fermez porte, fenêtre ; +Qu’on barricade tout, afin qu’il ait plus chaud. + + + +Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut. + + + +Quoi ! L’on me mènera coucher sans autre forme ! +Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme. + + + +Eh ! par provision, mon père, couchez-vous. + + + +J’irai ; mais je m’en vais vous faire enrager tous : +Je ne dormirai point. Eh bien, à la bonne heure ! +Qu’on ne le quitte pas. Toi, l’Intimé, demeure. + + + + + + + +Je veux t’entretenir un moment sans témoin. + + + +Quoi ! vous faut-il garder ? J’en aurais bon besoin. +J’ai ma folie, hélas ! aussi bien que mon père. + + + +Oh ! vous voulez juger ? Laissons là le mystère. +Tu connais ce logis ? Je vous entends enfin. +Diantre ! l’amour vous tient au cœur de bon matin. +Vous me voulez parler sans doute d’Isabelle. +Je vous l’ai dit cent fois : elle est sage, elle est belle ; +Mais vous devez songer que Monsieur Chicaneau +De son bien en procès consume le plus beau. +Qui ne plaide-t-il point ? Je crois qu’à l’audience +Il fera, s’il ne meurt, venir toute la France. +Tout auprès de son juge il s’est venu loger ; +L’un veut plaider toujours, l’autre toujours juger ; +Et c’est un grand hasard s’il conclut votre affaire +Sans plaider le curé, le gendre, et le notaire. + + + +Je le sais comme toi ; mais, malgré tout cela, +Je meurs pour Isabelle. Eh bien ! épousez-la. +Vous n’avez qu’à parler, c’est une affaire prête. + + + +Eh ! cela ne va pas si vite que ta tête. +Son père est un sauvage à qui je ferais peur. +À moins que d’être huissier, sergent ou procureur, +On ne voit point sa fille ; et la pauvre Isabelle, +Invisible et dolente, est en prison chez elle ; +Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets, +Mon amour en fumée, et son bien en procès. +Il la ruinera si l’on le laisse faire. +Ne connaîtrais-tu pas quelque honnête faussaire +Qui servît ses amis, en le payant, s’entend, +Quelque sergent zélé ? Bon ! l’on en trouve tant ! + + + +Mais encore ? Ah ! monsieur, si feu mon pauvre père +Était encor vivant, c’était bien votre affaire. +Il gagnait en un jour plus qu’un autre en six mois ; +Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits. +Il vous eût arrêté le carrosse d’un prince : +Il vous l’eût pris lui-même ; et si dans la province +Il se donnait en tout vingt coups de nerf de bœuf, +Pour père pour sa part en emboursait dix-neuf. +Mais de quoi s’agit-il ? suis-je pas fils de maître ? +Je vous servirai. Toi ? Mieux qu’un sergent, peut-être. + + + +Tu porterais au père un faux exploit ? Hon, hon ! + + + +Tu rendrais à la fille un billet ? Pourquoi non ? +Je suis des deux métiers. Viens, je l’entends qui crie. +Allons à ce dessein rêver ailleurs. La Brie, +Qu’on garde la maison, je reviendrai bientôt. +Qu’on ne laisse monter aucune âme là-haut. +Fais porter cette lettre à la poste du Maine. +Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne, +Et chez mon procureur porte-les ce matin. +Si son clerc vient céans, fais-lui goûter mon vin. +Ah ! donne-lui ce sac qui pend à ma fenêtre. +Est-ce tout ? Il viendra me demander peut-être +Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin, +Et qui jure pour moi lorsque j’en ai besoin : +Qu’il m’attende. Je crains que mon juge ne sorte ; +Quatre heures vont sonner. Mais frappons à sa porte. + + + +Qui va là ? Peut-on voir monsieur ? Non. Pourrait-on +Dire un mot à monsieur son secrétaire ? Non. + + + +Et monsieur son portier ? C’est moi-même. De grâce, +Buvez à ma santé, monsieur. Grand bien vous fasse ! +Mais revenez demain. Hé ! Rendez donc l’argent. +Le monde est devenu, sans mentir, bien méchant. +J’ai vu que les procès ne donnaient point de peine : +Six écus en gagnaient une demi-douzaine. +Mais aujourd’hui je crois que tout mon bien entier +Ne me suffirait pas pour gagner un portier. +Mais j’aperçois venir madame la comtesse +De Pimbesche ; elle vient pour affaire qui presse. + + +Madame, on n’entre plus. Eh bien ! l’ai-je pas dit ? +Sans mentir, mes valets me font perdre l’esprit. +Pour les faire lever c’est en vain que je gronde ; +Il faut que tous les jours j’éveille tout mon monde. + + + +Il faut absolument qu’il se fasse celer. + + + +Pour moi, depuis deux jours je ne puis lui parler. + + + +Ma partie est puissante, et j’ai lieu de tout craindre. + + + +Après ce qu’on m’a fait, il ne faut plus se plaindre. + + + +Si pourtant j’ai bon droit ! Ah ! monsieur, quel arrêt ! + + + +Je m’en rapporte à vous. Écoutez, s’il vous plaît. + + + +Il faut que vous sachiez, monsieur, la perfidie… + + +Ce n’est rien dans le fond. Monsieur, que je vous die… + + + +Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà, +Au travers d’un mien pré certain ânon passa, +S’y vautra, non sans faire un notable dommage, +Dont je formai ma plainte au juge du village. +Je fais saisir l’ânon. Un expert est nommé ; +À deux bottes de foin le dégât estimé. +Enfin, au bout d’un an, sentence par laquelle +Nous sommes renvoyés hors de cour. J’en appelle. +Pendant qu’à l’audience on poursuit un arrêt, +Remarquez bien ceci, madame, s’il vous plaît, +Notre ami Drolichon, qui n’est pas une bête, +Obtient pour quelque argent un arrêt sur requête, +Et je gagne ma cause. À cela que fait-on ? +Mon chicaneur s’oppose à l’exécution. +Autre incident : tandis qu’au procès on travaille, +Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille. +Ordonné qu’il sera fait rapport à la cour +Du foin que peut manger une poule en un jour ; +Le tout joint au procès. Enfin, et toute chose +Demeurant en état, on appointe la cause +Le cinquième ou sixième avril cinquante-six. +J’écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis +De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires, +Rapports d’experts, transports, trois interlocutoires, +Griefs et faits nouveaux, baux et procès-verbaux. +J’obtiens lettres royaux, et je m’inscris en faux. +Quatorze appointements, trente exploits, six instances, +Six-vingts productions, vingt arrêts de défenses, +Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens, +Estimés environ cinq à six mille francs ! +Est-ce là faire droit ? Est-ce là comme on juge ? +Après quinze ou vingt ans ! Il me reste un refuge : +La requête civile est ouverte pour moi ; +Je ne suis pas rendu. Mais vous, comme je voi, +Vous plaidez ? Plût à Dieu ! J’y brûlerai mes livres. + + + +Je… Deux bottes de foin cinq à six mille livres ! + + + +Monsieur, tous mes procès allaient être finis ; +Il ne m’en restait plus que quatre ou cinq petits : +L’un contre mon mari, l’autre contre mon père, +Et contre mes enfants. Ah, monsieur ! la misère ! +Je ne sais quel biais ils ont imaginé, +Ni tout ce qu’ils ont fait ; mais on leur a donné +Un arrêt par lequel, moi vêtue et nourrie, +On me défend, monsieur, de plaider de ma vie. + + + +De plaider ? De plaider. Certes, le trait est noir. +J’en suis surpris. Monsieur, j’en suis au désespoir. + + + +Comment ! lier les mains aux gens de votre sorte ! +Mais cette pension, madame, est-elle forte ? + + + +Je n’en vivrais, monsieur, que trop honnêtement. + +Mais vivre sans plaider, est-ce contentement ? + + + +Des chicaneurs viendront nous manger jusqu’à l’âme, +Et nous ne dirons mot ! Mais, s’il vous plaît, madame, +Depuis quand plaidez-vous ? Il ne m’en souvient pas ; +Depuis trente ans, au plus. Ce n’est pas trop. Hélas ! + + + +Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon visage. + + + +Hé ! quelque soixante ans. Comment ! c’est le bel âge +Pour plaider. Laissez faire, ils ne sont pas au bout : +J’y vendrai ma chemise ; et je veux rien ou tout. + + + +Madame, écoutez-moi. Voici ce qu’il faut faire. + + + +Oui, monsieur, je vous crois comme mon propre père. + + + +J’irais trouver mon juge… Oh ! oui, monsieur, j’irai. + + + +Me jeter à ses pieds… Oui, je m’y jetterai : +Je l’ai bien résolu. Mais daignez donc m’entendre. + + + +Oui, vous prenez la chose ainsi qu’il la faut prendre. + + + +Avez-vous dit, madame ? Oui. J’irais sans façon +Trouver mon juge. Hélas ! que ce monsieur est bon ! + + + +Si vous parlez toujours, il faut que je me taise. + + + +Ah ! que vous m’obligez ! je ne me sens pas d’aise. + + + +J’irais trouver mon juge, et lui dirais… Oui. Voi ! +Et lui dirais : Monsieur… Oui, monsieur. Liez-moi. + + + +Monsieur, je ne veux point être liée. À l’autre ! + + + +Je ne le serai point. Quelle humeur est la vôtre ? + + + +Non. Vous ne savez pas, madame, où je viendrai. + + +Je plaiderai, monsieur, ou bien je ne pourrai. + + + +Mais… Mais je ne veux pas, monsieur, que l’on me lie… + + + +Enfin, quand une femme en tête a sa folie… + + + +Fou vous-même. Madame ! Et pourquoi me lier ? + + + +Madame… Voyez-vous ! il se rend familier. + + +Mais, madame… Un crasseux, qui n’a que sa chicane, +Veut donner des avis ! Madame ! Avec son âne ! + + + +Vous me poussez. Bonhomme, allez gardez vos foins. + +Vous m’excédez. Le sot ! Que n’ai-je des témoins ! + + + + + + + +Voyez le beau sabbat qu’ils font à notre porte ! +Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte. + + + +Monsieur, soyez témoin… Que monsieur est un sot. + + + +Monsieur, vous l’entendez, retenez bien ce mot. + + + +Ah ! vous ne deviez pas lâcher cette parole. + + + +Vraiment, c’est bien à lui de me traiter de folle ! + + +Folle ! Vous avez tort. Pourquoi l’injurier ? + + + +On la conseille. Oh ! Oui, de me faire lier. + + + +Oh, monsieur ! Jusqu’au bout que ne m’écoute-t-elle ? + + +Oh, madame ! Qui ? moi, souffrir qu’on me querelle ? + + +Une crieuse… Hé, paix ! Un chicaneur ! Holà ! + + + +Qui n’ose plus plaider ! Que t’importe cela ? +Qu’est-ce qui t’en revient, faussaire abominable, +Brouillon, voleur ? Et bon, et bon, de par le diable : +Un sergent ! un sergent ! Un huissier ! un huissier ! + + +Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier. + + + + + + + + + + + + + + +Monsieur, encore un coup, je ne puis pas tout faire : +Puisque je fais l’huissier, faites le commissaire. +En robe sur mes pas il ne faut que venir, +Vous aurez tout moyen de vous entretenir. +Changez en cheveux noirs votre perruque blonde. +Ces plaideurs songent-ils que vous soyez au monde ? +Hé ! lorsqu’à votre père ils vont faire leur cour, +À peine seulement savez-vous s’il est jour. +Mais n’admirez-vous pas cette bonne comtesse +Qu’avec tant de bonheur la fortune m’adresse ; +Qui, dès qu’elle me voit, donnant dans le panneau, +Me charge d’un exploit pour monsieur Chicaneau, +Et le fait assigner pour certaine parole, +Disant qu’il la voudrait faire passer pour folle, +Je dis folle à lier, et pour d’autres excès +Et blasphèmes, toujours l’ornement des procès ? +Mais vous ne dites rien de tout mon équipage ? +Ai-je bien d’un sergent le port et le visage ? + + + +Ah ! fort bien ! Je ne sais, mais je me sens enfin +L’âme et le dos six fois plus durs que ce matin. +Quoi qu’il en soit, voici l’exploit et votre lettre : +Isabelle l’aura, j’ose vous le promettre. +Mais, pour faire signer le contrat que voici, +Il faut que sur mes pas vous vous rendiez ici. +Vous feindrez d’informer sur toute cette affaire, +Et vous ferez l’amour en présence du père. + + + +Mais ne va pas donner l’exploit pour le billet. + + + +Le père aura l’exploit, la fille le poulet. +Rentrez. Qui frappe ? Ami. C’est la voix d’Isabelle. + + +Demandez-vous quelqu’un, monsieur ? Mademoiselle, +C’est un petit exploit que j’ose vous prier +De m’accorder l’honneur de vous signifier. + + + +Monsieur, excusez-moi, je n’y puis rien comprendre : +Mon père va venir qui pourra vous entendre. + + + +Il n’est donc pas ici, mademoiselle ? Non. + + +L’exploit, mademoiselle, est mis sous votre nom. + + + +Monsieur, vous me prenez pour une autre, sans doute : +Sans avoir de procès, je sais ce qu’il en coûte ; +Et si l’on n’aimait pas à plaider plus que moi, +Vos pareils pourraient bien chercher un autre emploi. +Adieu. Mais permettez… Je ne veux rien permettre. + + + +Ce n’est pas un exploit. Chanson ! C’est une lettre. + + + +Encor moins. Mais lisez. Vous ne m’y tenez pas. + + + +C’est de monsieur… Adieu. Léandre. Parlez bas. +C’est de monsieur… Que diable ! On a bien de la peine +À se faire écouter : je suis tout hors d’haleine. + + + +Ah ! L’Intimé, pardonne à mes sens étonnés ; +Donne. Vous me deviez fermer la porte au nez. + + + +Et qui t’aurait connu déguisé de la sorte ? +Mais donne. Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte. + + + +Eh ! donne donc. La peste ! Oh ! ne donnez donc pas. +Avec votre billet retournez sur vos pas. + + + +Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte. + + + + + + + +Oui, je suis donc un sot, un voleur, à son compte ! +Un sergent s’est chargé de la remercier ; +Et je lui vais servir un plat de mon métier. +Je serais bien fâché que ce fût à refaire, +Ni qu’elle m’envoyât assigner la première. +Mais un homme ici parle à ma fille ! Comment ! +Elle lit un billet ! Ah ! c’est de quelque amant. +Approchons. Tout de bon, ton maître est-il sincère ? +Le croirai-je ? Il ne dort non plus que votre père. +Il se tourmente ; il vous… fera voir aujourd’hui + +Que l’on ne gagne rien à plaider contre lui. + + + +C’est mon père ! Vraiment, vous leur pouvez apprendre + +Que si l’on nous poursuit nous saurons nous défendre. +Tenez, voilà le cas qu’on fait de votre exploit. + + + +Comment ! C’est un exploit que ma fille lisoit ! + +Ah ! tu seras un jour l’honneur de ta famille : +Tu défendras ton bien. Viens, mon sang ; viens, ma fille. +Va, je t’achèterai le Praticien françois. +Mais, diantre ! il ne faut pas déchirer les exploits. + + + +Au moins, dites-leur bien que je ne les crains guère : +Ils me feront plaisir ; je les mets à pis faire. + + + +Eh ! ne te fâche point. Adieu, monsieur. Or çà, +Verbalisons. Monsieur, de grâce, excusez-la : +Elle n’est pas instruite ; et puis, si bon vous semble, +En voici les morceaux que je vais mettre ensemble. + + + +Non. Je le lirai bien. Je ne suis pas méchant : +J’en ai sur moi copie. Ah ! le trait est touchant. +Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage, +Et moins je me remets, monsieur, votre visage. +Je connais force huissiers. Informez-vous de moi. +Je m’acquitte assez bien de mon petit emploi. + + + +Soit. Pour qui venez-vous ? Pour une brave dame, +Monsieur, qui vous honore, et de toute son âme +Voudrait que vous vinssiez, à ma sommation, +Lui faire un petit mot de réparation. + + + +De réparation ? Je n’ai blessé personne. + + + +Je le crois : vous avez, monsieur, l’âme trop bonne. + + + +Que demandez-vous donc ? Elle voudrait, monsieur, +Que devant des témoins vous lui fissiez l’honneur +De l’avouer pour sage, et point extravagante. + + + +Parbleu, c’est ma comtesse ! Elle est votre servante. + +Je suis son serviteur. Vous êtes obligeant, +Monsieur. Oui, vous pouvez l’assurer qu’un sergent +Lui doit porter pour moi tout ce qu’elle demande. +Eh quoi donc ! les battus, ma foi, paieront l’amende. +Voyons ce qu’elle chante. Hon… Sixième janvier, +Pour avoir faussement dit qu’il fallait lier, +Étant à ce porté par esprit de chicane, +Haute et puissante dame Yolande Cudasne, +Comtesse de Pimbesche, Orbesche, et cætera, +Il soit dit que sur l’heure il se transportera +Au logis de la dame ; et là, d’une voix claire, +Devant quatre témoins assistés d’un notaire, +Zeste ! ledit Hiérome avoûra hautement +Qu’il la tient pour sensée et de bon jugement… +Le Bon. C’est donc le nom de votre seigneurie ? + + +Pour vous servir. Il faut payer d’effronterie. + + + +Le Bon ! Jamais exploit ne fut signé Le Bon. +Monsieur Le Bon… Monsieur ? Vous êtes un fripon… + + +Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête homme. + + + +Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome. + + + +Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer : +Vous aurez la bonté de me le bien payer. + + + +Moi, payer ? En soufflets. Vous êtes trop honnête : +Vous me le paîrez bien. Oh ! tu me romps la tête. +Tiens, voilà ton payement. Un soufflet ! Écrivons : +Lequel Hiérome, après plusieurs rébellions, +Aurait atteint, frappé, moi sergent, à la joue, + +Et fait tomber, du coup, mon chapeau dans la boue. + + + +Ajoute cela. Bon : c’est de l’argent comptant ; +J’en avais bien besoin. Et de ce non content, +Aurait avec le pied réitéré. Courage ! +Outre plus, le susdit serait venu, de rage, +Pour lacérer ledit présent procès-verbal. +Allons, mon cher monsieur, cela ne va pas mal ! +Ne vous relâchez point. Coquin ! Ne vous déplaise, +Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise. + + + +Oui-da : je verrai bien s’il est sergent. Tôt donc, +Frappez : j’ai quatre enfants à nourrir. Ah ! pardon, +Monsieur, pour un sergent je ne pouvais vous prendre ; +Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre. +Je saurai réparer ce soupçon outrageant. +Oui, vous êtes sergent, monsieur, et très-sergent. +Touchez là : vos pareils sont gens que je révère ; +Et j’ai toujours été nourri par feu mon père +Dans la crainte de Dieu, monsieur, et des sergents. + + + +Non, à si bon marché l’on ne bat point les gens. + + + +Monsieur, point de procès. Serviteur. Contumace, +Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ah ! De grâce, +Rendez-les-moi plutôt. Suffit qu’ils soient reçus, +Je ne les voudrais pas donner pour mille écus. + + + + + + + +Voici fort à propos monsieur le commissaire. +Monsieur, votre présence est ici nécessaire. +Tel que vous me voyez, monsieur, ici présent, +M’a d’un fort grand soufflet fait un petit présent. + + + +À vous, monsieur ? À moi, parlant à ma personne. +Item, un coup de pied ; plus, les noms qu’il me donne. + + + +Avez-vous des témoins ? Monsieur, tâtez plutôt +Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud. + + + +Pris en flagrant délit, affaire criminelle. + + + +Foin de moi ! Plus, sa fille, au moins soi-disant telle, +A mis un mien papier en morceaux, protestant +Qu’on lui ferait plaisir, et que d’un œil content +Elle nous défiait. Faites venir la fille. +L’esprit de contumace est dans cette famille. + + + +Il faut absolument qu’on m’ait ensorcelé : +Si j’en connais pas un, je veux être étranglé. + + + +Comment ! battre un huissier ! Mais voici la rebelle. + + + + + + + +Vous le reconnaissez ? Eh bien, mademoiselle, +C’est donc vous qui tantôt braviez notre officier, +Et qui si hautement osiez nous défier ? +Votre nom ? Isabelle. Écrivez. Et votre âge ? + +Dix-huit ans. Elle en a quelque peu davantage, +Mais n’importe. Êtes-vous en pouvoir de mari ? + + + +Non, monsieur. Vous riez ! Écrivez qu’elle a ri. + + + +Monsieur, ne parlons pas de maris à des filles ; +Voyez-vous, ce sont là des secrets de familles. + + + +Mettez qu’il interrompt. Eh ! je n’y pensais pas. +Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras. + + + +Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aise. +On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise. +N’avez-vous pas reçu de l’huissier que voilà +Certain papier tantôt ? Oui, monsieur. Bon cela. + + +Avez-vous déchiré ce papier sans le lire ? +Monsieur, je l’ai lu. Bon. Continuez d’écrire. +Et pourquoi l’avez-vous déchiré ? J’avais peur +Que mon père ne prît l’affaire trop à cœur, +Et qu’il ne s’échauffât le sang à sa lecture. + + + +Et tu fuis les procès ? C’est méchanceté pure. + + + +Vous ne l’avez donc pas déchiré par dépit, +Ou par mépris de ceux qui vous l’avaient écrit ? + + + +Monsieur, je n’ai pour eux ni mépris ni colère. + + + +Écrivez. Je vous dis qu’elle tient de son père. +Elle répond fort bien. Vous montrez cependant +Pour tous les gens de robe un mépris évident. + + + +Une robe toujours m’avait choqué la vue ; +Mais cette aversion à présent diminue. + + + +La pauvre enfant ! Va, va, je te marîrai bien, +Dès que je le pourrai, s’il ne m’en coûte rien. + + + +À la justice donc vous voulez satisfaire ? + + + +Monsieur, je ferai tout pour ne vous point déplaire. + + + +Monsieur, faites signer. Dans les occasions +Soutiendrez-vous au moins vos dispositions ? + + + +Monsieur, assurez-vous qu’Isabelle est constante. + + + +Signez. Cela va bien, la justice est contente. +Çà, ne signez-vous pas, monsieur ? Oui-da, gaîment ; +À tout ce qu’elle a dit, je signe aveuglément. + + + +Tout va bien. À mes veux le succès est conforme : +Il signe un bon contrat écrit en bonne forme +Et sera condamné tantôt sur son écrit. + + + +Que lui dit-il ? Il est charmé de son esprit. + + + +Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle : +Tout ira bien. Huissier, remenez-la chez elle ; +Et vous, monsieur, marchez. Où, monsieur ? Suivez-moi. + + +Où donc ? Vous le saurez. Marchez, de par le roi. + + +Comment ! Holà ! quelqu’un n’a-t-il point vu mon maître ? +Quel chemin a-t-il pris ? la porte ou la fenêtre ? + + + +À l’autre ! Je ne sais qu’est devenu son fils ; +Et pour le père, il est où le diable l’a mis. +Il me redemandait sans cesse ses épices, + +Et j’ai tout bonnement couru jusqu’aux offices +Chercher la boîte au poivre ; et lui, pendant cela, +Est disparu. Paix ! paix ! que l’on se taise là. + + + +Eh ! grand Dieu ! Le voilà, ma foi, dans les gouttières. + +Quelles gens êtes-vous ? Quelles sont vos affaires ? +Qui sont ces gens en robe ? Êtes-vous avocats ? +Çà, parlez. Vous verrez qu’il va juger les chats. + + +Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire ? +Allez lui demander si je sais votre affaire. + + + +Il faut bien que je l’aille arracher de ces lieux. +Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux. + + + +Ho, ho, monsieur ! Tais-toi, sur les yeux de ta tête, +Et suis-moi. Dépêchez, donnez votre requête. + + + +Monsieur, sans votre aveu l’on me fait prisonnier. + + + +Eh, mon Dieu ! j’aperçois monsieur dans son grenier. +Que fait-il là ? Madame, il y donne audience. +Le champ vous est ouvert. On me fait violence, +Monsieur, on m’injurie ; et je venais ici +Me plaindre à vous. Monsieur, je viens me plaindre aussi. + + + +Vous voyez devant vous mon adverse partie. + + + +Parbleu ! je veux me mettre aussi de la partie. + + + +Monsieur, je viens ici pour un petit exploit. + + + +Eh ! messieurs, tour à tour exposons notre droit. + + + +Son droit ? Tout ce qu’il dit sont autant d’impostures. + + + +Qu’est-ce qu’on vous a fait ? On m’a dit des injures. + + + +Outre un soufflet, monsieur, que j’ai reçu plus qu’eux. + + + +Monsieur, je suis cousin de l’un de vos neveux. + + + +Monsieur, père Cordon vous dira mon affaire. + + + +Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire. + + + +Vos qualités ? Je suis comtesse. Huissier. Bourgeois. +Messieurs… Parlez toujours, je vous entends tous trois. + + + +Monsieur… Bon ! le voilà qui fausse compagnie. +Hélas ! Eh quoi ! déjà l’audience est finie ? +Je n’ai pas eu le temps de lui dire deux mots. + + + + + + + +Messieurs, voulez-vous bien nous laisser en repos ? + + + +Monsieur, peut-on entrer ? Non, monsieur, ou je meure. + + + +Eh, pourquoi ? j’aurai fait en une petite heure ; +En deux heures au plus. On n’entre point, monsieur. + + + +C’est bien fait de fermer la porte à ce crieur. +Mais moi… L’on n’entre point, madame, je vous jure. + + +Ho, monsieur, j’entrerai. Peut-être. J’en suis sûre. + + +Par la fenêtre donc ? Par la porte. Il faut voir. + + +Quand je devrais ici demeurer jusqu’au soir… + + + + + + + +On ne l’entendra pas, quelque chose qu’il fasse. +Parbleu : je l’ai fourré dans notre salle basse, +Tout auprès de la cave. En un mot comme en cent, +On ne voit point mon père. Eh bien donc ! Si pourtant +Sur toute cette affaire, il faut que je le voie... +Mais que vois-je ? Ah ! c’est lui que le ciel nous renvoie ! + + + +Quoi ! Par le soupirail ? Il a le diable au corps. + + + +Monsieur… L’impertinent ! Sans lui j’étais dehors. + +Monsieur… Retirez-vous, vous êtes une bête. + + + +Monsieur, voulez-vous bien… Vous me rompez la tête. + + +Monsieur, j’ai commandé… Taisez-vous, vous dit-on. + + + +Que l’on portât chez vous… Qu’on le mène en prison. + + + +Certain quartaut de vin. Eh ! je n’en ai que faire. + + + +C’est de très-bon muscat. Redites votre affaire. + + + +Il faut les entourer ici de tous côtés. + + + +Monsieur, il va vous dire autant de faussetés. + + + +Monsieur, je vous dis vrai. Mon Dieu, laissez-la dire. + + + +Monsieur, écoutez-moi. Souffrez que je respire. +Monsieur… Vous m’étranglez. Tournez les yeux vers moi. + + + +Elle m’étrangle… aye ! aye ! Vous m’entraînez, ma foi ! +Prenez garde, je tombe. Ils sont, sur ma parole, +L’un et l’autre encavés. Vite, que l’on y vole. +Courez à leur secours. Mais au moins je prétends +Que monsieur Chicaneau, puisqu’il est là dedans, +N’en sorte d’aujourd’hui. L’Intimé, prends-y garde. + + + +Gardez le soupirail. Va vite, je le garde. + + + + + + +Misérable ! il s’en va lui prévenir l’esprit. +Monsieur, ne croyez rien de tout ce qu’il vous dit : + +Il n’a point de témoins ; c’est un menteur. Madame, +Que leur contez-vous là ? Peut-être ils rendent l’âme. + + + +Il lui fera, monsieur, croire ce qu’il voudra. +Souffrez que j’entre. Oh non ! personne n’entrera. + + +Je le vois bien, monsieur, le vin muscat opère +Aussi bien sur le fils que sur l’esprit du père. +Patience, je vais protester comme il faut +Contre monsieur le juge et contre le quartaut. + + + +Allez donc, et cessez de nous rompre la tête. +Que de fous ! je ne fus jamais à telle fête. + + + + + + + +Monsieur, où courez-vous ? C’est vous mettre en danger. +Et vous boitez tout bas. Je veux aller juger. + + +Comment, mon père ! Allons, permettez qu’on vous panse : +Vite, un chirurgien. Qu’il vienne à l’audience. + +Eh ! mon père ! arrêtez… Oh ! je vois ce que c’est. +Tu prétends faire ici de moi ce qu’il te plaît ; +Tu ne gardes pour moi respect ni complaisance : +Je ne puis prononcer une seule sentence. +Achève, prends ce sac, prends vite. Hé ! doucement, +Mon père. Il faut trouver quelque accommodement. +Si pour vous, sans juger, la vie est un supplice, +Si vous êtes pressé de rendre la justice, +Il ne faut point sortir pour cela de chez vous : +Exercez le talent, et jugez parmi nous. + + + +Ne raillons point ici de la magistrature : +Vois-tu ! je ne veux point être juge en peinture. + + + +Vous serez, au contraire, un juge sans appel, +Et juge du civil comme du criminel. +Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences : +Tout vous sera chez vous matière de sentences. +Un valet manque-t-il de rendre un verre net, +Condamnez-le à l’amende, ou, s’il le casse, au fouet. + + + +C’est quelque chose. Encor passe quand on raisonne. +Et mes vacations, qui les payera ? Personne ? + + + +Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement. + + + +Il parle, ce me semble, assez pertinemment. + + +Contre un de vos voisins… Arrête ! arrête ! attrape ! + + +Ah ! c’est mon prisonnier, sans doute, qui s’échappe ! + + +Non, non, ne craignez rien. Tout est perdu… Citron… +Votre chien… vient là-bas de manger un chapon. +Rien n’est sûr devant lui : ce qu’il trouve il l’emporte. + + + +Bon; voilà pour mon père une cause. Main-forte ! +Qu’on se mette après lui. Courez tous. Point de bruit, +Tout doux. Un amené sans scandale suffit. + + + +Çà, mon père, il faut faire un exemple authentique. +Jugez sévèrement ce voleur domestique. + + + +Mais je veux faire au moins la chose avec éclat. +Il faut de part et d’autre avoir un avocat. +Nous n’en avons pas un. Eh bien ! il en faut faire. +Voilà votre portier et votre secrétaire : + +Vous en ferez, je crois, d’excellents avocats ; +Ils sont fort ignorants. Non pas, monsieur, non pas. +J’endormirai monsieur tout aussi bien qu’un autre. + + + +Pour moi, je ne sais rien ; n’attendez rien du nôtre. + + + +C’est ta première cause, et l’on te la fera. + + + +Mais je ne sais pas lire. Eh ! l’on te soufflera. + + +Allons nous préparer. Çà, messieurs, point d’intrigue. +Fermons l’œil aux présents, et l’oreille à la brigue. +Vous, maître Petit-Jean, serez le demandeur ; +Vous, maître l’Intimé, soyez le défendeur. + + + + + + + + + + + + + + +Oui, monsieur, c’est ainsi qu’ils ont conduit l’affaire. +L’huissier m’est inconnu, comme le commissaire. +Je ne mens pas d’un mot. Oui, je crois tout cela ; +Mais si vous m’en croyez, vous les laisserez là. +En vain vous prétendez les pousser l’un et l’autre, +Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre. +Les trois quarts de vos biens sont déjà dépensés +À faire enfler des sacs l’un sur l’autre entassés ; +Et dans une poursuite à vous-même contraire… + + + +Vraiment vous me donnez un conseil salutaire, +Et devant qu’il soit peu je veux en profiter : +Mais je vous prie au moins de bien solliciter : +Puisque monsieur Dandin va donner audience, +Je vais faire venir ma fille en diligence. +On peut l’interroger, elle est de bonne foi ; +Et même elle saura mieux répondre que moi. + + + +Allez et revenez, l’on vous fera justice. + + + +Quel homme ! Je me sers d’un étrange artifice ; +Mais mon père est un homme à se désespérer, +Et d’une cause en l’air il le faut bien leurrer. +D’ailleurs j’ai mon dessein, et je veux qu’il condamne +Ce fou qui réduit tout au pied de la chicane. +Mais voici tous nos gens qui marchent sur nos pas. + + + + + + + +Çà, qu’êtes-vous ici ? Ce sont les avocats. +Vous ? Je viens secourir leur mémoire troublée. + + +Je vous entends. Et vous ? Moi, je suis l’assemblée. + +Commencez donc. Messieurs. Oh ! prenez-le plus bas +Si vous soufflez si haut, l’on ne m’entendra pas. +Messieurs… Couvrez-vous. Oh ! mes… Couvrez-vous, vous dis-je. + + + +Oh ! monsieur, je sais bien à quoi l’honneur m’oblige. + + + +Ne te couvre donc pas. Messieurs… Vous, doucement ; + +Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement. +Messieurs, quand je regarde avec exactitude +L’inconstance du monde et sa vicissitude ; +Lorsque je vois, parmi tant d’hommes différents, + +Pas une étoile fixe, et tant d’astres errants ; +Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune ; +Quand je vois le soleil, et quand je vois la lune ; +Quand je vois les états des Babiboniens +Transférés des Serpents aux Nacédoniens ; +Quand je vois les Lorrains, de l’état dépotique, +Passer au démocrite, et puis au monarchique ; + +Quand je vois le Japon… Quand aura-t-il tout vu ? + + + +Oh ! pourquoi celui-là m’a-t-il interrompu ? +Je ne dirai plus rien. Avocat incommode, +Que ne lui laissiez-vous finir sa période ? +Je suais sang et eau, pour voir si du Japon +Il viendrait à bon port au fait de son chapon ; +Et vous l’interrompez par un discours frivole ! +Parlez donc, avocat. J’ai perdu la parole. + + + +Achève, Petit-Jean : c’est fort bien débuté. +Mais que font là tes bras pendants à ton côté ? +Te voilà sur tes pieds droit comme une statue. +Dégourdis-toi. Courage : allons, qu’on s’évertue. + + + +Quand… je vois… Quand… je vois… Dis donc ce que tu vois. + + + +Oh dame ! on ne court pas deux lièvres à la fois. + + + +On lit… On lit… Dans la… Dans la… Métamorphose… + + + +Comment ? Que la métem… Que la métem… Psycose… +Psycose… Hé ! le cheval ! Et le cheval… Encor ! + + + +Encor… Le chien ! Le chien. Le butor ! Le butor… + + + +Peste de l’avocat ! Ah ! peste de toi-même ! +Voyez cet autre avec sa face de carême ! +Va-t’en au diable. Et vous, venez au fait. Un mot +Du fait. Eh ! faut-il tant tourner autour du pot ? +Ils me font dire ici des mots longs d’une toise, +De grands mots qui tiendraient d’ici jusqu’à Pontoise. +Pour moi, je ne sais point tant faire de façon +Pour dire qu’un mâtin vient de prendre un chapon. +Tant y a qu’il n’est rien que votre chien ne prenne ; +Qu’il a mangé là-bas un bon chapon du Maine ; +Que la première fois que je l’y trouverai, +Son procès est tout fait, et je l’assommerai. + + + +Belle conclusion, et digne de l’exorde ! + + + +On l’entend bien toujours. Qui voudra mordre, y morde. + + + +Appelez les témoins. C’est bien dit, s’il le peut : +Les témoins sont fort chers, et n’en a pas qui veut. + + + +Nous en avons pourtant, et qui sont sans reproche. + + + +Faites-les donc venir. Je les ai dans ma poche. +Tenez : voilà la tête et les pieds du chapon ; +Voyez-les, et jugez. Je les récuse. Bon ! +Pourquoi les récuser ? Monsieur, ils sont du Maine. + + + +Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine… + + + +Messieurs… Serez-vous long, avocat ? dites-moi. + +Je ne réponds de rien. Il est de bonne foi. + +Messieurs, tout ce qui peut étonner un coupable ; +Tout ce que les mortels ont de plus redoutable, +Semble s’être assemblé contre nous par hasard, +Je veux dire la brigue et l’éloquence. Car +D’un côté le crédit du défunt m’épouvante, +Et de l’autre côté, l’éloquence éclatante +De maître Petit-Jean m’éblouit. Avocat, +De votre ton vous-même adoucissez l’éclat. + + +Oui-da, j’en ai plusieurs… Mais quelque défiance + +Que nous doive donner la susdite éloquence +Et le susdit crédit, ce néanmoins, messieurs, +L’ancre de vos bontés nous rassure. D’ailleurs +Devant le grand Dandin l’innocence est hardie ; +Oui, devant ce Caton de basse Normandie, +Ce soleil d’équité qui n’est jamais terni : +Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni. + + + +Vraiment, il plaide bien. Sans craindre aucune chose +Je prends donc la parole, et je viens à ma cause. +Aristote, primo, peri Politicon, +Dit fort bien… Avocat, il s’agit d’un chapon, +Et non point d’Aristote et de sa Politique. + + + +Oui ; mais l’autorité du Péripatétique +Prouverait que le bien et le mal… Je prétends +Qu’Aristote n’a point d’autorité céans. +Au fait. Pausanias, en ses Corinthiaques… + + + +Au fait. Rebuffe… Au fait, vous dis-je. Le grand Jacques… + + + +Au fait, au fait, au fait. Harmenopul, in Prompt… + + + +Oh ! je te vais juger. Oh ! vous êtes si prompt ! +Voici le fait. Un chien vient dans une cuisine ; + +Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine. +Or celui pour lequel je parle est affamé, +Celui contre lequel je parle autem plumé ; +Et celui pour lequel je suis prend en cachette +Celui contre lequel je parle. L’on décrète : +On le prend. Avocat pour et contre appelé ; +Jour pris. Je dois parler, je parle, j’ai parlé. + + + +Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire ! +Il dit fort posément ce dont on n’a que faire, +Et court le grand galop quand il est à son fait. + + + +Mais le premier, monsieur, c’est le beau. C’est le laid. +A-t-on jamais plaidé d’une telle méthode ? +Mais qu’en dit l’assemblée ? Il est fort à la mode. +Qu’arrive-t-il, messieurs ? On vient. Comment vient-on ? +On poursuit ma partie. On force une maison. +Quelle maison ? maison de notre propre juge ! +On brise le cellier qui nous sert de refuge. +De vol, de brigandage on nous déclare auteurs. +On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs, +À maître Petit-Jean, messieurs. Je vous atteste : +Qui ne sait que la loi Si quis canis, Digeste, +De Vi, paragrapho, messieurs… Caponibus, + +Est manifestement contraire à cet abus ? +Et quand il serait vrai que Citron, ma partie, +Aurait mangé, messieurs, le tout ou bien partie +Dudit chapon, qu’on mette en compensation +Ce que nous avons fait avant cette action. +Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ? +Par qui votre maison a-t-elle été gardée ? +Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ? +Témoin trois procureurs, dont icelui Citron +A déchiré la robe. On en verra les pièces. +Pour nous justifier, voulez-vous d’autres pièces ? + + + +Maître Adam… Laissez-nous. L’Intimé… Laissez-nous. + + + +S’enroue. Hé ! laissez-nous. Euh, euh ! Reposez-vous, +Et concluez. Puis donc qu’on nous permet de prendre +Haleine, et que l’on nous défend de nous étendre, +Je vais, sans rien omettre et sans prévariquer, +Compendieusement énoncer, expliquer, +Exposer à vos yeux l’idée universelle +De ma cause, et des faits renfermés en icelle. + + + +Il aurait plus tôt fait de dire tout vingt fois +Que de l’abréger une. Homme, ou qui que tu sois, +Diable, conclus ; ou bien que le ciel te confonde ! + + + +Je finis. Ah ! Avant la naissance du monde… + +Avocat, ah ! passons au déluge. Avant donc +La naissance du monde et sa création, +Le monde, l’univers, tout, la nature entière +Était ensevelie au fond de la matière. +Les éléments, le feu, l’air, et la terre, et l’eau, +Enfoncés, entassés, ne faisaient qu’un monceau, +Une confusion, une masse sans forme, +Un désordre, un chaos, une cohue énorme : +Quelle chute ! Mon père ! Ay, monsieur ! Comme il dort ! + + + +Mon père, éveillez-vous. Monsieur, êtes-vous mort ? + +Mon père ! Eh bien ? eh bien ? Quoi ? qu’est-ce ? Ah ! ah ! quel homme ! +Certes, je n’ai jamais dormi d’un si bon somme. + + + +Mon père, il faut juger. Aux galères. Un chien +Aux galères ! Ma foi ! je n’y conçois plus rien ; +De monde, de chaos, j’ai la tête troublée. +Eh ! concluez. Venez, famille désolée ; +Venez, pauvres enfants qu’on veut rendre orphelins +Venez faire parler vos esprits enfantins. +Oui, messieurs, vous voyez ici notre misère : +Nous sommes orphelins, rendez-nous notre père, +Notre père, par qui nous fûmes engendrés ; +Notre père, qui nous… Tirez, tirez, tirez. + + + +Notre père, messieurs… Tirez donc. Quels vacarmes ! +Ils ont pissé partout. Monsieur, voyez nos larmes. + + + +Ouf ! Je me sens déjà pris de compassion + +Ce que c’est qu’à propos toucher la passion ! +Je suis bien empêché. La vérité me presse ; +Le crime est avéré ; lui-même il le confesse. +Mais s’il est condamné, l’embarras est égal : +Voilà bien des enfants réduits à l’hôpital. +Mais je suis occupé ; je ne veux voir personne. + + + + + + + +Monsieur… Oui, pour vous seuls l’audience se donne. +Adieu. Mais, s’il vous plaît, quel est cet enfant-là ? + + + +C’est ma fille, monsieur. Hé ! tôt, rappelez-la. + +Vous êtes occupé. Moi ! Je n’ai point d’affaire. +Que ne me disiez-vous que vous étiez son père ? + + + +Monsieur… Elle sait mieux votre affaire que vous. +Dites… Qu’elle est jolie, et qu’elle a les yeux doux ! +Je suis tout réjoui de voir cette jeunesse. +Ce n’est pas tout, ma fille, il faut de la sagesse. +Savez-vous que j’étais un compère autrefois ? +On a parlé de nous. Ah ! monsieur, je vous crois. + + + +Dis-nous : à qui veux-tu faire perdre la cause ? + + + +À personne. Pour toi je ferai toute chose. +Parle donc. Je vous ai trop d’obligation. + + +N’avez-vous jamais vu donner la question ? + + + +Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie. + + + +Venez, je vous en veux faire passer l’envie. + + + +Eh ! monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux ? + + + +Bon ! Cela fait toujours passer une heure ou deux. + + + +Monsieur, je viens ici pour vous dire… Mon père, +Je vous vais en deux mots dire toute l’affaire : +C’est pour un mariage. Et vous saurez d’abord +Qu’il ne tient plus qu’à vous, et que tout est d’accord. +La fille le veut bien ; son amant le respire ; +Ce que la fille veut, le père le désire. +C’est à vous de juger. Mariez au plus tôt : +Dès demain, si l’on veut ; aujourd’hui, s’il le faut. + + + +Mademoiselle, allons, voilà votre beau-père : +Saluez-le. Comment ? Quel est donc ce mystère ? + + +Ce que vous avez dit se fait de point en point. + + + +Puisque je l’ai jugé, je n’en reviendrai point. + + + +Mais on ne donne pas une fille sans elle. + + + +Sans doute ; et j’en croirai la charmante Isabelle. + + + +Es-tu muette ? Allons, c’est à toi de parler. +Parle. Je n’ose pas, mon père, en appeler. + + + +Mais j’en appelle, moi. Voyez cette écriture. +Vous n’appellerez pas de votre signature ? + + +Plaît-il ? C’est un contrat en fort bonne façon. + + + +Je vois qu’on m’a surpris ; mais j’en aurai raison : +De plus de vingt procès ceci sera la source. +On a la fille ; soit : on n’aura pas la bourse. + + + +Eh, monsieur ! qui vous dit qu’on vous demande rien ? +Laissez-nous votre fille, et gardez votre bien. + + + +Ah ! Mon père, êtes-vous content de l’audience ? + + + +Oui-da. Que les procès viennent en abondance, +Et je passe avec vous le reste de mes jours. +Mais que les avocats soient désormais plus courts. +Et notre criminel ? Ne parlons que de joie : +Grâce ! grâce ! mon père. Eh bien ! qu’on le renvoie ; +C’est en votre faveur, ma bru, ce que j’en fais. +Allons nous délasser à voir d’autres procès. diff --git a/test/racine_les_plaideurs.tpl b/test/racine_les_plaideurs.tpl @@ -0,0 +1,4 @@ +6/6 A !X +6/6 A !X +6/6 B !x +6/6 B !x