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Author: Antoine Amarilli <a3nm@a3nm.net>
Date: Mon, 12 Aug 2019 22:26:39 +0200
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diff --git a/test/racine_alexandre_le_grand b/test/racine_alexandre_le_grand
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+Quoi ! vous allez combattre un roi dont la puissance
+Semble forcer le ciel à prendre sa défense,
+Sous qui toute l’Asie a vu tomber ses rois,
+Et qui tient la fortune attachée à ses lois !
+
+Mon frère, ouvrez les yeux pour connaître Alexandre :
+Voyez de toutes parts les trônes mis en cendre,
+Les peuples asservis, et les rois enchaînés,
+Et prévenez les maux qui les ont entraînés.
+
+
+
+Voulez-vous que, frappé d’une crainte si basse,
+Je présente la tête au joug qui nous menace,
+Et que j’entende dire aux peuples indiens
+Que j’ai forgé moi-même et leurs fers et les miens ?
+Quitterai-je Porus ? Trahirai-je ces princes
+Que rassemble le soin d’affranchir nos provinces,
+Et qui, sans balancer sur un si noble choix,
+Sauront également vivre ou mourir en rois ?
+En voyez-vous un seul qui, sans rien entreprendre,
+Se laisse terrasser au seul nom d’Alexandre ;
+Et le croyant déjà maître de l’univers,
+Aille, esclave empressé, lui demander des fers ?
+Loin de s’épouvanter à l’aspect de sa gloire,
+Ils l’attaqueront même au sein de la victoire ;
+Et vous voulez, ma sœur, que Taxile aujourd’hui,
+Tout prêt à le combattre, implore son appui !
+
+
+
+Aussi n’est-ce qu’à vous que ce prince s’adresse ;
+Pour votre amitié seule Alexandre s’empresse :
+Quand la foudre s’allume et s’apprête à partir,
+Il s’efforce en secret de vous en garantir.
+
+
+
+Pourquoi suis-je le seul que son courroux ménage ?
+De tous ceux que l’Hydaspe oppose à son courage,
+Ai-je mérité seul son indigne pitié ?
+Ne peut-il à Porus offrir son amitié ?
+Ah ! sans doute il lui croit l’âme trop généreuse
+Pour écouter jamais une offre si honteuse :
+Il cherche une vertu qui lui résiste moins ;
+Et peut-être il me croit plus digne de ses soins.
+
+
+
+Dites, sans l’accuser de chercher un esclave,
+Que de ses ennemis il vous croit le plus brave ;
+Et qu’en vous arrachant les armes de la main,
+Il se promet du reste un triomphe certain.
+Son choix à votre nom n’imprime point de taches ;
+Son amitié n’est point le partage des lâches ;
+Quoiqu’il brûle de voir tout l’univers soumis,
+On ne voit point d’esclave au rang de ses amis.
+Ah ! si son amitié peut souiller votre gloire,
+Que ne m’épargniez-vous une tache si noire ?
+Vous connaissez les soins qu’il me rend tous les jours,
+Il ne tenait qu’à vous d’en arrêter le cours.
+Vous me voyez ici maîtresse de son âme ;
+Cent messages secrets m’assurent de sa flamme ;
+Pour venir jusqu’à moi, ses soupirs embrasés
+Se font jour au travers de deux camps opposés.
+Au lieu de le haïr, au lieu de m’y contraindre,
+De mon trop de rigueur je vous ai vu vous plaindre ;
+Vous m’avez engagée à souffrir son amour
+Et peut-être, mon frère, à l’aimer à mon tour.
+
+
+
+Vous pouvez, sans rougir du pouvoir de vos charmes,
+Forcer ce grand guerrier à vous rendre les armes ;
+Et, sans que votre cœur doive s’en alarmer,
+Le vainqueur de l’Euphrate a pu vous désarmer :
+Mais l’État aujourd’hui suivra ma destinée ;
+Je tiens avec mon sort sa fortune enchaînée ;
+Et quoique vos conseils tâchent de me fléchir,
+Je dois demeurer libre, afin de l’affranchir.
+Je sais l’inquiétude où ce dessein vous livre ;
+Mais comme vous, ma sœur, j’ai mon amour à suivre.
+Les beaux yeux d’Axiane, ennemis de la paix,
+Contre votre Alexandre arment tous leurs attraits ;
+Reine de tous les cœurs, elle met tout en armes
+Pour cette liberté que détruisent ses charmes ;
+Elle rougit des fers qu’on apporte en ces lieux,
+Et n’y saurait souffrir de tyrans que ses yeux.
+Il faut servir, ma sœur, son illustre colère ;
+Il faut aller… Eh bien ! perdez-vous pour lui plaire ;
+De ces tyrans si chers suivez l’arrêt fatal ;
+Servez-les, ou plutôt servez votre rival.
+De vos propres lauriers souffrez qu’on le couronne ;
+Combattez pour Porus, Axiane l’ordonne ;
+Et par de beaux exploits appuyant sa rigueur,
+Assurez à Porus l’empire de son cœur.
+
+
+
+Ah ! ma sœur ! croyez-vous que Porus… Mais vous-même
+Doutez-vous, en effet, qu’Axiane ne l’aime ?
+Quoi ! ne voyez-vous pas avec quelle chaleur
+L’ingrate, à vos yeux même, étale sa valeur ?
+Quelque brave qu’on soit, si nous voulons la croire,
+Ce n’est qu’autour de lui que vole la victoire :
+Vous formeriez sans lui d’inutiles desseins ;
+La liberté de l’Inde est toute entre ses mains ;
+Sans lui déjà nos murs seraient réduits en cendre ;
+Lui seul peut arrêter les progrès d’Alexandre :
+Elle se fait un dieu de ce prince charmant,
+Et vous doutez encor qu’elle en fasse un amant.
+
+
+
+Je tâchais d’en douter, cruelle Cléofile :
+Hélas ! dans son erreur, affermissez Taxile.
+Pourquoi lui peignez-vous cet objet odieux !
+Aidez-le bien plutôt à démentir ses yeux :
+Dites-lui qu’Axiane est une beauté fière,
+Telle à tous les mortels qu’elle est à votre frère,
+Flattez de quelque espoir… Espérez, j’y consens ;
+
+Mais n’espérez plus rien de vos soins impuissants.
+Pourquoi dans les combats chercher une conquête
+Qu’à vous livrer lui-même Alexandre s’apprête ?
+Ce n’est pas contre lui qu’il la faut disputer ;
+Porus est l’ennemi qui prétend vous l’ôter.
+Pour ne vanter que lui, l’injuste renommée
+Semble oublier les noms du reste de l’armée ;
+Quoi qu’on fasse, lui seul en ravit tout l’éclat,
+Et comme ses sujets il vous mène au combat.
+Ah ! si ce nom vous plaît, si vous cherchez à l’être,
+Les Grecs et les Persans vous enseignent un maître !
+Vous trouverez cent rois compagnons de vos fers ;
+Porus y viendra même avec tout l’univers.
+Mais Alexandre enfin ne vous tend point de chaînes ;
+Il laisse à votre front ces marques souveraines
+Qu’un orgueilleux rival ose ici dédaigner.
+Porus vous fait servir, il vous fera régner :
+Au lieu que de Porus vous êtes la victime,
+Vous serez… Mais voici ce rival magnanime.
+
+
+
+Ah ! ma sœur, je me trouble ; et mon cœur alarmé,
+En voyant mon rival, me dit qu’il est aimé.
+
+
+
+Le temps vous presse. Adieu. C’est à vous de vous rendre
+L’esclave de Porus, ou l’ami d’Alexandre.
+
+
+
+
+
+
+
+Seigneur, ou je me trompe, ou nos fiers ennemis
+Feront moins de progrès qu’ils ne s’étaient promis.
+Nos chefs et nos soldats, brûlants d’impatience,
+Font lire sur leur front une mâle assurance ;
+Ils s’animent l’un l’autre ; et nos moindres guerriers
+Se promettent déjà des moissons de lauriers.
+J’ai vu de rang en rang cette ardeur répandue
+Par des cris généreux éclater à ma vue.
+Ils se plaignent qu’au lieu d’éprouver leur grand cœur,
+L’oisiveté d’un camp consume leur vigueur.
+Laisserons-nous languir tant d’illustres courages ?
+Notre ennemi, seigneur, cherche ses avantages ;
+Il se sent faible encore ; et, pour nous retenir,
+Éphestion demande à nous entretenir,
+Et par de vains discours… Seigneur, il faut l’entendre ;
+Nous ignorons encor ce que veut Alexandre :
+Peut-être est-ce la paix qu’il nous veut présenter.
+
+
+
+La paix ! ah ! de sa main pourriez-vous l’accepter ?
+Eh quoi ! nous l’aurons vu, par tant d’horribles guerres,
+Troubler le calme heureux dont jouissaient nos terres,
+Et, le fer à la main, entrer dans nos États
+Pour attaquer des rois qui ne l’offensaient pas ;
+Nous l’aurons vu piller des provinces entières ;
+Du sang de nos sujets faire enfler nos rivières ;
+Et quand le ciel s’apprête à nous l’abandonner,
+J’attendrai qu’un tyran daigne nous pardonner !
+
+
+
+Ne dites point, seigneur, que le ciel l’abandonne ;
+D’un soin toujours égal sa faveur l’environne.
+Un roi qui fait trembler tant d’États sous ses lois
+N’est pas un ennemi que méprisent les rois.
+
+
+
+Loin de le mépriser, j’admire son courage ;
+Je rends à sa valeur un légitime hommage ;
+Mais je veux, à mon tour, mériter les tributs
+Que je me sens forcé de rendre à ses vertus.
+Oui, je consens qu’au ciel on élève Alexandre,
+Mais si je puis, seigneur, je l’en ferai descendre,
+Et j’irai l’attaquer jusque sur les autels
+Que lui dresse en tremblant le reste des mortels.
+C’est ainsi qu’Alexandre estima tous ces princes
+Dont sa valeur pourtant a conquis les provinces :
+Si son cœur dans l’Asie eût montré quelque effroi,
+Darius en mourant l’aurait-il vu son roi ?
+
+
+
+Seigneur, si Darius avait su se connaître,
+Il régnerait encore où règne un autre maître.
+Cependant cet orgueil, qui causa son trépas,
+Avait un fondement que vos mépris n’ont pas :
+La valeur d’Alexandre à peine était connue ;
+Ce foudre était encore enfermé dans la nue.
+Dans un calme profond Darius endormi
+Ignorait jusqu’au nom d’un si faible ennemi.
+Il le connut bientôt ; et son âme étonnée,
+De tout ce grand pouvoir se vit abandonnée :
+Il se vit terrassé d’un bras victorieux ;
+Et la foudre en tombant lui fit ouvrir les yeux.
+
+
+
+Mais encore, à quel prix croyez-vous qu’Alexandre
+Mette l’indigne paix dont il veut vous surprendre ?
+Demandez-le, seigneur, à cent peuples divers
+Que cette paix trompeuse a jetés dans les fers.
+Non, ne nous flattons point, sa douceur nous outrage
+Toujours son amitié traîne un long esclavage :
+En vain on prétendrait n’obéir qu’à demi,
+Si l’on n’est son esclave, on est son ennemi.
+
+
+
+Seigneur, sans se montrer lâche ni téméraire,
+Par quelque vain hommage on peut le satisfaire.
+Flattons par des respects ce prince ambitieux,
+Que son bouillant orgueil appelle en d’autres lieux.
+C’est un torrent qui passe, et dont la violence
+Sur tout ce qui l’arrête exerce sa puissance ;
+Qui, grossi du débris de cent peuples divers,
+Veut du bruit de son cours remplir tout l’univers.
+
+Que sert de l’irriter par un orgueil sauvage ?
+D’un favorable accueil honorons son passage,
+Et lui cédant des droits que nous reprendrons bien,
+Rendons-lui des devoirs qui ne nous coûtent rien.
+
+
+
+Qui ne nous coûtent rien, seigneur ! l’osez-vous croire ?
+Compterai-je pour rien la perte de ma gloire ?
+Votre empire et le mien seraient trop achetés,
+S’ils coûtaient à Porus les moindres lâchetés.
+Mais croyez-vous qu’un prince enflé de tant d’audace
+De son passage ici ne laissât point de trace ?
+Combien de rois, brisés à ce funeste écueil,
+Ne règnent plus qu’autant qu’il plaît à son orgueil !
+Nos couronnes, d’abord devenant ses conquêtes,
+Tant que nous régnerions flotteraient sur nos têtes ;
+Et nos sceptres, en proie à ses moindres dédains,
+Dès qu’il aurait parlé, tomberaient de nos mains.
+Ne dites point qu’il court de province en province :
+Jamais de ses liens il ne dégage un prince ;
+Et pour mieux asservir les peuples sous ses lois,
+Souvent dans la poussière il leur cherche des rois.
+Mais ces indignes soins touchent peu mon courage ;
+Votre seul intérêt m’inspire ce langage.
+Porus n’a point de part dans tout cet entretien ;
+Et quand la gloire parle, il n’écoute plus rien.
+
+
+
+J’écoute, comme vous, ce que l’honneur m’inspire,
+Seigneur ; mais il m’engage à sauver mon empire.
+
+
+
+Si vous voulez sauver l’un et l’autre aujourd’hui,
+Prévenons Alexandre, et marchons contre lui.
+
+
+
+L’audace et le mépris sont d’infidèles guides.
+
+
+
+La honte suit de près les courages timides.
+
+
+
+Le peuple aime les rois qui savent l’épargner.
+
+
+
+Il estime encor plus ceux qui savent régner.
+
+
+
+Ces conseils ne plairont qu’à des âmes hautaines.
+
+
+
+Ils plairont à des rois, et peut-être à des reines.
+
+
+
+La reine, à vous ouïr, n’a des yeux que pour vous.
+
+
+
+Un esclave est pour elle un objet de courroux.
+
+
+
+Mais croyez-vous, seigneur, que l’amour vous ordonne
+D’exposer avec vous son peuple et sa personne ?
+Non, non, sans vous flatter, avouez qu’en ce jour
+Vous suivez votre haine et non pas votre amour.
+
+
+
+Eh bien ! je l’avoûrai que ma juste colère
+Aime la guerre autant que la paix vous est chère ;
+J’avoûrai que, brûlant d’une noble chaleur,
+Je vais contre Alexandre éprouver ma valeur.
+Du bruit de ses exploits mon âme importunée
+Attend depuis longtemps cette heureuse journée.
+Avant qu’il me cherchât, un orgueil inquiet
+M’avait déjà rendu son ennemi secret.
+Dans le noble transport de cette jalousie,
+Je le trouvais trop lent à traverser l’Asie ;
+Je l’attirais ici par des vœux si puissants,
+Que je portais envie au bonheur des Persans ;
+Et maintenant encor, s’il trompait mon courage ;
+Pour sortir de ces lieux, s’il cherchait un passage,
+Vous me verriez moi-même, armé pour l’arrêter,
+Lui refuser la paix qu’il nous veut présenter.
+
+
+
+Oui, sans doute, une ardeur si haute et si constante
+Vous promet dans l’histoire une place éclatante ;
+Et sous ce grand dessein dussiez-vous succomber,
+Au moins c’est avec bruit qu’on vous verra tomber.
+La reine vient. Adieu. Vantez-lui votre zèle ;
+Découvrez cet orgueil qui vous rend digne d’elle.
+Pour moi, je troublerais un si noble entretien,
+Et vos cœurs rougiraient des faiblesses du mien.
+
+
+
+
+
+
+
+Quoi ! Taxile me fuit ! Quelle cause inconnue…
+
+
+
+Il fait bien de cacher sa honte à votre vue ;
+Et puisqu’il n’ose plus s’exposer aux hasards,
+De quel front pourrait-il soutenir vos regards ?
+Mais laissons-le, madame ; et puisqu’il veut se rendre,
+Qu’il aille avec sa sœur adorer Alexandre.
+Retirons-nous d’un camp où, l’encens à la main,
+Le fidèle Taxile attend son souverain.
+
+
+
+Mais, seigneur, que dit-il ? Il en fait trop paraître.
+Cet esclave déjà m’ose vanter son maître ;
+Il veut que je le serve… Ah ! sans vous emporter,
+Souffrez que mes efforts tâchent de l’arrêter :
+Ses soupirs, malgré moi, m’assurent qu’il m’adore.
+Quoi qu’il en soit, souffrez que je lui parle encore ;
+Et ne le forçons point, par ce cruel mépris,
+D’achever un dessein qu’il peut n’avoir pas pris.
+
+
+
+Eh quoi ! vous en doutez ; et votre âme s’assure
+
+Sur la foi d’un amant infidèle et parjure,
+Qui veut à son tyran vous livrer aujourd’hui,
+Et croit, en vous donnant, vous obtenir de lui !
+Eh bien ! aidez-le donc à vous trahir vous-même.
+Il vous peut arracher à mon amour extrême ;
+Mais il ne peut m’ôter, par ses efforts jaloux,
+La gloire de combattre et de mourir pour vous.
+
+
+
+Et vous croyez qu’après une telle insolence,
+Mon amitié, seigneur, serait sa récompense ?
+Vous croyez que, mon cœur s’engageant sous sa loi,
+Je souscrirais au don qu’on lui ferait de moi ?
+Pouvez-vous, sans rougir, m’accuser d’un tel crime ?
+Ai-je fait pour ce prince éclater tant d’estime ?
+Entre Taxile et vous s’il fallait prononcer,
+Seigneur, le croyez-vous, qu’on me vît balancer ?
+Sais-je pas que Taxile est une âme incertaine,
+Que l’amour le retient quand la crainte l’entraîne ?
+Sais-je pas que, sans moi, sa timide valeur
+Succomberait bientôt aux ruses de sa sœur ?
+Vous savez qu’Alexandre en fit sa prisonnière,
+Et qu’enfin cette sœur retourna vers son frère ;
+Mais je connus bientôt qu’elle avait entrepris
+De l’arrêter au piége où son cœur était pris.
+
+
+
+Et vous pouvez encor demeurer auprès d’elle !
+Que n’abandonnez-vous cette sœur criminelle !
+Pourquoi, par tant de soins, voulez-vous épargner
+Un prince ?… C’est pour vous que je le veux gagner.
+Vous verrai-je, accablé du soin de nos provinces,
+Attaquer seul un roi vainqueur de tant de princes ?
+Je vous veux dans Taxile offrir un défenseur
+Qui combatte Alexandre en dépit de sa sœur.
+Que n’avez-vous pour moi cette ardeur empressée !
+Mais d’un soin si commun votre âme est peu blessée ;
+Pourvu que ce grand cœur périsse noblement,
+Ce qui suivra sa mort le touche faiblement.
+Vous me voulez livrer, sans secours, sans asile,
+Au courroux d’Alexandre, à l’amour de Taxile,
+Qui, me traitant bientôt en superbe vainqueur,
+Pour prix de votre mort demandera mon cœur.
+Eh bien ! seigneur, allez, contentez votre envie ;
+Combattez ; oubliez le soin de votre vie ;
+Oubliez que le ciel, favorable à vos vœux,
+Vous préparait peut-être un sort assez heureux.
+Peut-être qu’à son tour Axiane charmée
+Allait… Mais non, seigneur, courez vers votre armée :
+Un si long entretien vous serait ennuyeux ;
+Et c’est vous retenir trop longtemps en ces lieux.
+
+
+
+Ah, madame ! arrêtez, et connaissez ma flamme,
+Ordonnez de mes jours, disposez de mon âme :
+La gloire y peut beaucoup, je ne m’en cache pas ;
+Mais que n’y peuvent point tant de divins appas !
+Je ne vous dirai point que pour vaincre Alexandre
+Vos soldats et les miens allaient tout entreprendre ;
+Que c’était pour Porus un bonheur sans égal
+De triompher tout seul aux yeux de son rival :
+Je ne vous dis plus rien. Parlez en souveraine :
+Mon cœur met à vos pieds et sa gloire et sa haine.
+
+
+
+Ne craignez rien ; ce cœur qui veut bien m’obéir,
+N’est pas entre des mains qui le puissent trahir :
+Non, je ne prétends pas, jalouse de sa gloire,
+Arrêter un héros qui court à la victoire.
+Contre un fier ennemi précipitez vos pas ;
+Mais de nos alliés ne vous séparez pas ;
+Ménagez-les, seigneur ; et, d’une âme tranquille,
+Laissez agir mes soins sur l’esprit de Taxile ;
+Montrez en sa faveur des sentiments plus doux ;
+Je le vais engager à combattre pour vous.
+
+
+
+Eh bien ! madame, allez, j’y consens avec joie.
+Voyons Éphestion, puisqu’il faut qu’on le voie.
+Mais, sans perdre l’espoir de le suivre de près,
+J’attends Éphestion, et le combat après.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Oui, tandis que vos rois délibèrent ensemble,
+Et que tout se prépare au conseil qui s’assemble,
+Madame, permettez que je vous parle aussi
+Des secrètes raisons qui m’amènent ici.
+Fidèle confident du beau feu de mon maître,
+Souffrez que je l’explique aux yeux qui l’ont fait naître ;
+Et que pour ce héros j’ose vous demander
+Le repos qu’à vos rois il veut bien accorder.
+Après tant de soupirs, que faut-il qu’il espère ?
+Attendez-vous encore après l’aveu d’un frère ?
+Voulez-vous que son cœur, incertain et confus,
+Ne se donne jamais sans craindre vos refus ?
+Faut-il mettre à vos pieds le reste de la terre ?
+Faut-il donner la paix ? faut-il faire la guerre ?
+Prononcez : Alexandre est tout prêt d’y courir,
+Ou pour vous mériter, ou pour vous conquérir.
+
+
+
+Puis-je croire qu’un prince au comble de la gloire
+De mes faibles attraits garde encor la mémoire ;
+
+Que, traînant après lui la victoire et l’effroi,
+Il se puisse abaisser à soupirer pour moi ?
+Des captifs comme lui brisent bientôt leur chaîne :
+À de plus hauts desseins la gloire les entraîne ;
+Et l’amour dans leurs cœurs, interrompu, troublé,
+Sous le faix des lauriers est bientôt accablé.
+Tandis que ce héros me tint sa prisonnière,
+J’ai pu toucher son cœur d’une atteinte légère ;
+Mais je pense, seigneur, qu’en rompant mes liens,
+Alexandre à son tour brisa bientôt les siens.
+
+
+
+Ah ! si vous l’aviez vu, brûlant d’impatience,
+Compter les tristes jours d’une si longue absence,
+Vous sauriez que, l’amour précipitant ses pas,
+Il ne cherchait que vous en courant aux combats.
+C’est pour vous qu’on l’a vu, vainqueur de tant de princes,
+D’un cours impétueux traverser vos provinces,
+Et briser en passant, sous l’effort de ses coups,
+Tout ce qui l’empêchait de s’approcher de vous.
+On voit en même champ vos drapeaux et les nôtres ;
+De ses retranchements il découvre les vôtres :
+Mais, après tant d’exploits, ce timide vainqueur
+Craint qu’il ne soit encor bien loin de votre cœur.
+Que lui sert de courir de contrée en contrée,
+S’il faut que de ce cœur vous lui fermiez l’entrée ;
+Si, pour ne point répondre à de sincères vœux,
+Vous cherchez chaque jour à douter de ses feux ;
+Si votre esprit, armé de mille défiances ?…
+
+
+
+Hélas ! de tels soupçons sont de faibles défenses !
+Et nos cœurs, se formant mille soins superflus,
+Doutent toujours du bien qu’ils souhaitent le plus.
+Oui, puisque ce héros veut que j’ouvre mon âme,
+J’écoute avec plaisir le récit de sa flamme.
+Je craignais que le temps n’en eût borné le cours ;
+Je souhaite qu’il m’aime, et qu’il m’aime toujours.
+Je dis plus : quand son bras força notre frontière,
+Et dans les murs d’Omphis m’arrêta prisonnière,
+Mon cœur, qui le voyait maître de l’univers,
+Se consolait déjà de languir dans ses fers ;
+Et, loin de murmurer contre un destin si rude,
+Il s’en fit, je l’avoue, une douce habitude,
+Et de sa liberté perdant le souvenir,
+Même en la demandant, craignait de l’obtenir :
+Jugez si son retour me doit combler de joie.
+Mais tout couvert de sang veut-il que je le voie ?
+Est-ce comme ennemi qu’il se vient présenter ?
+Et ne me cherche-t-il que pour me tourmenter ?
+
+
+
+Non, madame : vaincu du pouvoir de vos charmes,
+Il suspend aujourd’hui la terreur de ses armes ;
+Il présente la paix à des rois aveuglés,
+Et retire la main qui les eût accablés.
+Il craint que la victoire, à ses vœux trop facile,
+Ne conduise ses coups dans le sein de Taxile.
+Son courage, sensible à vos justes douleurs,
+Ne veut point de lauriers arrosés de vos pleurs.
+Favorisez les soins où son amour l’engage ;
+Exemptez sa valeur d’un si triste avantage ;
+Et disposez des rois qu’épargne son courroux
+À recevoir un bien qu’ils ne doivent qu’à vous.
+
+
+
+N’en doutez point, seigneur : mon âme inquiétée,
+D’une crainte si juste est sans cesse agitée ;
+Je tremble pour mon frère, et crains que son trépas
+D’un ennemi si cher n’ensanglante le bras.
+Mais en vain je m’oppose à l’ardeur qui l’enflamme,
+Axiane et Porus tyrannisent son âme ;
+Les charmes d’une reine et l’exemple d’un roi,
+Dès que je veux parler, s’élèvent contre moi.
+Que n’ai-je point à craindre en ce désordre extrême !
+Je crains pour lui, je crains pour Alexandre même.
+Je sais qu’en l’attaquant cent rois se sont perdus ;
+Je sais tous ses exploits ; mais je connais Porus.
+Nos peuples qu’on a vus, triomphants à sa suite,
+Repousser les efforts du Persan et du Scythe,
+Et tout fiers des lauriers dont il les a chargés,
+Vaincront à son exemple, ou périront vengés ;
+Et je crains… Ah ! quittez une crainte si vaine ;
+Laissez courir Porus où son malheur l’entraîne :
+Que l’Inde en sa faveur arme tous ses États,
+Et que le seul Taxile en détourne ses pas !
+Mais les voici. Seigneur, achevez votre ouvrage :
+Par vos sages conseils dissipez cet orage ;
+Ou, s’il faut qu’il éclate, au moins souvenez-vous
+De le faire tomber sur d’autres que sur nous.
+
+
+
+
+
+
+
+Avant que le combat qui menace vos têtes
+Mette tous vos États au rang de nos conquêtes,
+Alexandre veut bien différer ses exploits,
+Et vous offrir la paix pour la dernière fois.
+Vos peuples prévenus de l’espoir qui vous flatte,
+Prétendaient arrêter le vainqueur de l’Euphrate ;
+Mais l’Hydaspe, malgré tant d’escadrons épars,
+Voit enfin sur ses bords flotter nos étendards :
+Vous les verriez plantés jusque sur vos tranchées,
+Et de sang et de morts vos campagnes jonchées,
+Si ce héros, couvert de tant d’autres lauriers,
+N’eût lui-même arrêté l’ardeur de nos guerriers.
+
+Il ne vient point ici souillé du sang des princes,
+D’un triomphe barbare effrayer vos provinces,
+Et cherchant à briller d’une triste splendeur,
+Sur le tombeau des rois élever sa grandeur.
+Mais vous-mêmes, trompés d’un vain espoir de gloire,
+N’allez point dans ses bras irriter la victoire ;
+Et lorsque son courroux demeure suspendu,
+Princes, contentez-vous de l’avoir attendu.
+Ne différez point tant à lui rendre l’hommage
+Que vos cœurs, malgré vous, rendent à son courage ;
+Et, recevant l’appui que vous offre son bras,
+D’un si grand défenseur honorez vos États.
+Voilà ce qu’un grand roi veut bien vous faire entendre,
+Prêt à quitter le fer, et prêt à le reprendre.
+Vous savez son dessein : choisissez aujourd’hui,
+Si vous voulez tout perdre ou tout tenir de lui.
+
+
+
+Seigneur, ne croyez point qu’une fierté barbare
+Nous fasse méconnaître une vertu si rare ;
+Et que dans leur orgueil nos peuples affermis
+Prétendent, malgré vous, être vos ennemis.
+Nous rendons ce qu’on doit aux illustres exemples :
+Vous adorez des dieux qui nous doivent leurs temples ;
+Des héros qui chez vous passaient pour des mortels,
+En venant parmi nous ont trouvé des autels.
+Mais en vain l’on prétend, chez des peuples si braves,
+Au lieu d’adorateurs se faire des esclaves :
+Croyez-moi, quelque éclat qui les puisse toucher,
+Ils refusent l’encens qu’on leur veut arracher.
+Assez d’autres États, devenus vos conquêtes,
+De leurs rois, sous le joug, ont vu ployer les têtes.
+Après tous ces États qu’Alexandre a soumis,
+N’est-il pas temps, seigneur, qu’il cherche des amis ?
+Tout ce peuple captif, qui tremble au nom d’un maître,
+Soutient mal un pouvoir qui ne fait que de naître.
+Ils ont, pour s’affranchir, les yeux toujours ouverts ;
+Votre empire n’est plein que d’ennemis couverts ;
+Ils pleurent en secret leurs rois sans diadèmes ;
+Vos fers trop étendus se relâchent d’eux-mêmes ;
+Et déjà dans leur cœur les Scythes mutinés
+Vont sortir de la chaîne où vous nous destinez.
+Essayez, en prenant notre amitié pour gage,
+Ce que peut une foi qu’aucun serment n’engage :
+Laissez un peuple au moins qui puisse quelquefois
+Applaudir sans contrainte au bruit de vos exploits.
+Je reçois à ce prix l’amitié d’Alexandre ;
+Et je l’attends déjà comme un roi doit attendre
+Un héros dont la gloire accompagne les pas,
+Qui peut tout sur mon cœur, et rien sur mes États.
+
+
+
+Je croyais, quand l’Hydaspe, assemblant ses provinces,
+Au secours de ses bords fit voler tous ces princes,
+Qu’il n’avait avec moi, dans des desseins si grands,
+Engagé que des rois ennemis des tyrans ;
+Mais puisqu’un roi, flattant la main qui nous menace,
+Parmi ses alliés brigue une indigne place,
+C’est à moi de répondre aux vœux de mon pays,
+Et de parler pour ceux que Taxile a trahis.
+Que vient chercher ici le roi qui vous envoie ?
+Quel est ce grand secours que son bras nous octroie ?
+De quel front ose-t-il prendre sous son appui
+Des peuples qui n’ont point d’autre ennemi que lui ?
+Avant que sa fureur ravageât tout le monde,
+L’Inde se reposait dans une paix profonde ;
+Et si quelques voisins en troublaient les douceurs,
+Il portait dans son sein d’assez bons défenseurs.
+Pourquoi nous attaquer ? par quelle barbarie
+A-t-on de votre maître excité la furie ?
+Vit-on jamais chez lui nos peuples en courroux
+Désoler un pays inconnu parmi nous ?
+Faut-il que tant d’États, de déserts, de rivières,
+Soient entre nous et lui d’impuissantes barrières ?
+Et ne saurait-on vivre au bout de l’univers
+Sans connaître son nom et le poids de ses fers ?
+Quelle étrange valeur, qui, ne cherchant qu’à nuire,
+Embrase tout sitôt qu’elle commence à luire ;
+Qui n’a que son orgueil pour règle et pour raison ;
+Qui veut que l’univers ne soit qu’une prison,
+Et que, maître absolu de tous tant que nous sommes,
+Ses esclaves en nombre égalent tous les hommes !
+Plus d’États, plus de rois : ses sacriléges mains
+Dessous un même joug rangent tous les humains.
+Dans son avide orgueil je sais qu’il nous dévore :
+De tant de souverains nous seuls régnons encore.
+Mais que dis-je, nous seuls ? Il ne reste que moi
+Où l’on découvre encor les vestiges d’un roi.
+Mais c’est pour mon courage une illustre matière :
+Je vois d’un œil content trembler la terre entière,
+Afin que par moi seul les mortels secourus,
+S’ils sont libres, le soient de la main de Porus,
+Et qu’on dise partout, dans une paix profonde :
+« Alexandre vainqueur eût dompté tout le monde ;
+« Mais un roi l’attendait au bout de l’univers,
+« Par qui le monde entier a vu briser ses fers. »
+
+
+
+Votre projet du moins nous marque un grand courage ;
+Mais, seigneur, c’est bien tard s’opposer à l’orage :
+Si le monde penchant n’a plus que cet appui,
+Je le plains, et vous plains vous-même autant que lui.
+Je ne vous retiens point ; marchez contre mon maître ;
+Je voudrais seulement qu’on vous l’eût fait connaître ;
+Et que la renommée eût voulu, par pitié,
+De ses exploits au moins vous conter la moitié ;
+Vous verriez… Que verrais-je ? et que pourrais-je apprendre
+Qui m’abaisse si fort au-dessous d’Alexandre ?
+Serait-ce sans effort les Persans subjugués,
+
+Et vos bras tant de fois de meurtres fatigués ?
+Quelle gloire, en effet, d’accabler la faiblesse
+D’un roi déjà vaincu par sa propre mollesse ;
+D’un peuple sans vigueur et presque inanimé,
+Qui gémissait sous l’or dont il était armé,
+Et qui, tombant en foule au lieu de se défendre,
+N’opposait que des morts au grand cœur d’Alexandre !
+Les autres, éblouis de ses moindres exploits,
+Sont venus à genoux lui demander des lois ;
+Et leur crainte écoutant je ne sais quels oracles,
+Ils n’ont pas cru qu’un dieu pût trouver des obstacles.
+Mais nous qui d’un autre œil jugeons des conquérants,
+Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans ;
+Et de quelque façon qu’un esclave le nomme,
+Le fils de Jupiter passe ici pour un homme.
+Nous n’allons point de fleurs parfumer son chemin.
+Il nous trouve partout les armes à la main ;
+Il voit à chaque pas arrêter ses conquêtes ;
+Un seul rocher ici lui coûte plus de têtes,
+Plus de soins, plus d’assauts, et presque plus de temps,
+Que n’en coûte à son bras l’empire des Persans.
+Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,
+L’or qui naît sous nos pas ne corrompt point nos âmes.
+La gloire est le seul bien qui nous puisse tenter,
+Et le seul que mon cœur cherche à lui disputer ;
+C’est elle… Et c’est aussi ce que cherche Alexandre.
+À de moindres objets son cœur ne peut descendre.
+C’est ce qui, l’arrachant du sein de ses États,
+Au trône de Cyrus lui fit porter ses pas,
+Et, du plus ferme empire ébranlant les colonnes,
+Attaquer, conquérir, et donner les couronnes.
+Et puisque votre orgueil ose lui disputer
+La gloire du pardon qu’il vous fait présenter,
+Vos yeux, dès aujourd’hui témoins de sa victoire,
+Verront de quelle ardeur il combat pour la gloire :
+Bientôt le fer en main vous le verrez marcher.
+
+
+
+Allez donc : je l’attends, ou je le vais chercher.
+
+
+
+
+
+
+
+Quoi ? vous voulez, au gré de votre impatience…
+
+
+
+Non, je ne prétends point troubler votre alliance :
+Éphestion, aigri seulement contre moi,
+De vos soumissions rendra compte à son roi.
+Les troupes d’Axiane, à me suivre engagées,
+Attendent le combat sous mes drapeaux rangées ;
+De son trône et du mien je soutiendrai l’éclat,
+Et vous serez, seigneur, le juge du combat ;
+À moins que votre cœur, animé d’un beau zèle,
+De vos nouveaux amis n’embrasse la querelle.
+
+
+
+
+
+
+
+Ah ! que dit-on de vous, seigneur ? Nos ennemis
+Se vantent que Taxile est à moitié soumis ;
+Qu’il ne marchera point contre un roi qu’il respecte.
+
+
+
+La foi d’un ennemi doit être un peu suspecte,
+Madame ; avec le temps ils me connaîtront mieux.
+
+
+
+Démentez donc, seigneur, ce bruit injurieux ;
+De ceux qui l’ont semé confondez l’insolence ;
+Allez, comme Porus, les forcer au silence,
+Et leur faire sentir, par un juste courroux,
+Qu’ils n’ont point d’ennemi plus funeste que vous.
+
+
+
+Madame, je m’en vais disposer mon armée ;
+Écoutez moins ce bruit qui vous tient alarmée :
+Porus fait son devoir, et je ferai le mien.
+
+
+
+
+
+
+
+Cette sombre froideur ne m’en dit pourtant rien,
+Lâche ; et ce n’est point là, pour me le faire croire,
+La démarche d’un roi qui court à la victoire.
+Il n’en faut plus douter, et nous sommes trahis :
+Il immole à sa sœur sa gloire et son pays ;
+Et sa haine, seigneur, qui cherche à vous abattre,
+Attend pour éclater que vous alliez combattre.
+
+
+
+Madame, en le perdant je perds un faible appui ;
+Je le connaissais trop pour m’assurer sur lui.
+Mes yeux sans se troubler ont vu son inconstance ;
+Je craignais beaucoup plus sa molle résistance.
+Un traître, en nous quittant pour complaire à sa sœur,
+Nous affaiblit bien moins qu’un lâche défenseur.
+
+
+
+Et cependant, seigneur, qu’allez-vous entreprendre ?
+Vous marchez sans compter les forces d’Alexandre ;
+Et courant presque seul au-devant de leurs coups,
+Contre tant d’ennemis vous n’opposez que vous.
+
+
+
+Eh quoi ? voudriez-vous qu’à l’exemple d’un traître
+
+Ma frayeur conspirât à vous donner un maître ?
+Que Porus, dans un camp se laissant arrêter,
+Refusât le combat qu’il vient de présenter ?
+Non, non, je n’en crois rien. Je connais mieux, madame,
+Le beau feu que la gloire allume dans votre âme :
+C’est vous, je m’en souviens, dont les puissants appas
+Excitaient tous nos rois, les traînaient aux combats,
+Et de qui la fierté, refusant de se rendre,
+Ne voulait pour amant qu’un vainqueur d’Alexandre.
+Il faut vaincre, et j’y cours, bien moins pour éviter
+Le titre de captif, que pour le mériter.
+Oui, madame, je vais, dans l’ardeur qui m’entraîne,
+Victorieux ou mort, mériter votre chaîne ;
+Et puisque mes soupirs s’expliquaient vainement
+À ce cœur que la gloire occupe seulement,
+Je m’en vais, par l’éclat qu’une victoire donne,
+Attacher de si près la gloire à ma personne,
+Que je pourrai peut-être amener votre cœur
+De l’amour de la gloire à l’amour du vainqueur.
+
+
+
+Eh bien ! seigneur, allez. Taxile aura peut-être
+Des sujets dans son camp plus braves que leur maître :
+Je vais les exciter par un dernier effort.
+Après, dans votre camp j’attendrai votre sort.
+Ne vous informez point de l’état de mon âme :
+Triomphez et vivez. Qu’attendez-vous, madame ?
+Pourquoi, dès ce moment, ne puis-je pas savoir
+Si mes tristes soupirs ont pu vous émouvoir ?
+Voulez-vous (car le sort, adorable Axiane,
+À ne vous plus revoir peut-être me condamne),
+Voulez-vous qu’en mourant un prince infortuné
+Ignore à quelle gloire il était destiné ?
+Parlez. Que vous dirai-je ? Ah ! divine princesse,
+Si vous sentiez pour moi quelque heureuse faiblesse,
+Ce cœur, qui me promet tant d’estime en ce jour,
+Me pourrait bien encor promettre un peu d’amour.
+Contre tant de soupirs peut-il bien se défendre ?
+Peut-il… Allez, seigneur, marchez contre Alexandre.
+La victoire est à vous, si ce fameux vainqueur
+Ne se défend pas mieux contre vous que mon cœur.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Quoi ! madame, en ces lieux on me tient enfermée !
+Je ne puis au combat voir marcher mon armée !
+Et, commençant par moi sa noire trahison,
+Taxile de son camp me fait une prison !
+C’est donc là cette ardeur qu’il me faisait paraître !
+Cet humble adorateur se déclare mon maître !
+Et déjà son amour, lassé de ma rigueur,
+Captive ma personne au défaut de mon cœur !
+
+
+
+Expliquez mieux les soins et les justes alarmes
+D’un roi qui pour vainqueurs ne connaît que vos charmes !
+Et regardez, madame, avec plus de bonté
+L’ardeur qui l’intéresse à votre sûreté.
+Tandis qu’autour de nous deux puissantes armées,
+D’une égale chaleur au combat animées,
+De leur fureur partout font voler les éclats,
+De quel autre côté conduiriez-vous vos pas ?
+Où pourriez-vous ailleurs éviter la tempête ?
+Un plein calme en ces lieux assure votre tête :
+Tout est tranquille… Et c’est cette tranquillité
+Dont je ne puis souffrir l’indigne sûreté.
+Quoi ! lorsque mes sujets, mourant dans une plaine,
+Sur les pas de Porus combattent pour leur reine ;
+Qu’au prix de tout leur sang ils signalent leur foi,
+Que le cri des mourants vient presque jusqu’à moi,
+On me parle de paix ; et le camp de Taxile
+Garde dans ce désordre une assiette tranquille !
+On flatte ma douleur d’un calme injurieux !
+Sur des objets de joie on arrête mes yeux !
+
+
+
+Madame, voulez-vous que l’amour de mon frère
+Abandonne au péril une tête si chère ?
+Il sait trop les hasards… Et pour m’en détourner
+Ce généreux amant me fait emprisonner !
+Et, tandis que pour moi son rival se hasarde,
+Sa paisible valeur me sert ici de garde !
+
+
+
+Que Porus est heureux ! le moindre éloignement
+À votre impatience est un cruel tourment ;
+Et, si l’on vous croyait, le soin qui vous travaille
+Vous le ferait chercher jusqu’au champ de bataille.
+
+
+
+Je ferais plus, madame : un mouvement si beau
+Me le ferait chercher jusque dans le tombeau,
+Perdre tous mes États, et voir d’un œil tranquille
+Alexandre en payer le cœur de Cléofile.
+
+
+
+Si vous cherchez Porus, pourquoi m’abandonner ?
+Alexandre en ces lieux pourra le ramener.
+Permettez que, veillant au soin de votre tête,
+À cet heureux amant l’on garde sa conquête.
+
+
+
+Vous triomphez, madame ; et déjà votre cœur
+Vole vers Alexandre, et le nomme vainqueur ;
+Mais, sur la seule foi d’un amour qui vous flatte,
+Peut-être avant le temps ce grand orgueil éclate :
+Vous poussez un peu loin vos vœux précipités,
+Et vous croyez trop tôt ce que vous souhaitez.
+Oui, oui… Mon frère vient ; et nous allons apprendre
+Qui de nous deux, madame, aura pu se méprendre.
+
+
+
+Ah ! je n’en doute plus ! et ce front satisfait
+Dit assez à mes yeux que Porus est défait.
+
+
+
+
+
+
+
+Madame, si Porus, avec moins de colère,
+Eût suivi les conseils d’une amitié sincère,
+Il m’aurait en effet épargné la douleur
+De vous venir moi-même annoncer son malheur.
+
+
+
+Quoi ? Porus… C’en est fait ; et sa valeur trompée,
+Des maux que j’ai prévus se voit enveloppée.
+Ce n’est pas (car mon cœur, respectant sa vertu,
+N’accable point encore un rival abattu),
+Ce n’est pas que son bras, disputant la victoire,
+N’en ait aux ennemis ensanglanté la gloire ;
+Qu’elle-même, attachée à ses faits éclatants,
+Entre Alexandre et lui n’ait douté quelque temps :
+Mais enfin contre moi sa vaillance irritée
+Avec trop de chaleur s’était précipitée.
+J’ai vu ses bataillons rompus et renversés,
+Vos soldats en désordre, et les siens dispersés ;
+Et lui-même, à la fin, entraîné dans leur fuite,
+Malgré lui du vainqueur éviter la poursuite ;
+Et, de son vain courroux trop tard désabusé,
+Souhaiter le secours qu’il avait refusé.
+
+
+
+Qu’il avait refusé ! Quoi donc ! pour ta patrie,
+Ton indigne courage attend que l’on te prie !
+Il faut donc, malgré toi, te traîner aux combats,
+Et te forcer toi-même à sauver tes États !
+L’exemple de Porus, puisqu’il faut qu’on t’y porte,
+Dis-moi, n’était-ce pas une voix assez forte ?
+Ce héros en péril, ta maîtresse en danger,
+Tout l’État périssant n’a pu t’encourager !
+Va, tu sers bien le maître à qui ta sœur te donne.
+Achève, et fais de moi ce que sa haine ordonne.
+Garde à tous les vaincus un traitement égal,
+Enchaîne ta maîtresse en livrant ton rival.
+Aussi bien c’en est fait : sa disgrâce et ton crime
+Ont placé dans mon cœur ce héros magnanime :
+Je l’adore ! et je veux, avant la fin du jour,
+Déclarer à la fois ma haine et mon amour ;
+Lui vouer, à tes yeux, une amitié fidèle,
+Et te jurer, aux siens, une haine immortelle.
+Adieu. Tu me connais : aime-moi si tu veux.
+
+
+
+Ah ! n’espérez de moi que de sincères vœux,
+Madame ; n’attendez ni menaces ni chaînes :
+Alexandre sait mieux ce qu’on doit à des reines.
+Souffrez que sa douceur vous oblige à garder
+Un trône que Porus devait moins hasarder ;
+Et moi-même en aveugle on me verrait combattre
+La sacrilége main qui le voudrait abattre.
+
+
+
+Quoi ! par l’un de vous deux mon sceptre raffermi
+Deviendrait dans mes mains le don d’un ennemi !
+Et sur mon propre trône on me verrait placée
+Par le même tyran qui m’en aurait chassée !
+
+
+
+Des reines et des rois vaincus par sa valeur
+Ont laissé par ses soins adoucir leur malheur.
+Voyez de Darius et la femme et la mère ;
+L’une le traite en fils, l’autre le traite en frère.
+
+
+
+Non, non, je ne sais point vendre mon amitié,
+Caresser un tyran, et régner par pitié.
+Penses-tu que j’imite une faible Persane ;
+Qu’à la cour d’Alexandre on retienne Axiane ;
+Et qu’avec mon vainqueur courant tout l’univers,
+J’aille vanter partout la douceur de ses fers ?
+S’il donne les États, qu’il te donne les nôtres ;
+Qu’il te pare, s’il veut, des dépouilles des autres.
+Règne : Porus ni moi n’en serons point jaloux ;
+Et tu seras encor plus esclave que nous.
+J’espère qu’Alexandre, amoureux de sa gloire,
+Et fâché que ton crime ait souillé sa victoire,
+S’en lavera bientôt par ton propre trépas.
+Des traîtres comme toi font souvent des ingrats :
+Et de quelques faveurs que sa main t’éblouisse,
+
+Du perfide Bessus regarde le supplice.
+Adieu. Cédez, mon frère, à ce bouillant transport :
+Alexandre et le temps vous rendront le plus fort ;
+Et cet âpre courroux, quoi qu’elle en puisse dire,
+Ne s’obstinera point au refus d’un empire.
+Maître de ses destins, vous l’êtes de son cœur.
+Mais, dites-moi, vos yeux ont-ils vu le vainqueur ?
+Quel traitement, mon frère, en devons-nous attendre ?
+Qu’a-t-il dit ? Oui, ma sœur, j’ai vu votre Alexandre.
+D’abord ce jeune éclat qu’on remarque en ses traits
+M’a semblé démentir le nombre de ses faits ;
+Mon cœur, plein de son nom, n’osait, je le confesse,
+Accorder tant de gloire avec tant de jeunesse ;
+Mais de ce même front l’héroïque fierté,
+Le feu de ses regards, sa haute majesté,
+Font connaître Alexandre ; et certes son visage
+Porte de sa grandeur l’infaillible présage ;
+Et sa présence auguste appuyant ses projets,
+Ses yeux, comme son bras, font partout des sujets.
+Il sortait du combat. Ébloui de sa gloire,
+Je croyais dans ses yeux voir briller la victoire.
+Toutefois, à ma vue, oubliant sa fierté,
+Il a fait à son tour éclater sa bonté.
+Ses transports ne m’ont point déguisé sa tendresse :
+« Retournez, m’a-t-il dit, auprès de la princesse ;
+« Disposez ses beaux yeux à revoir un vainqueur
+« Qui va mettre à ses pieds sa victoire et son cœur. »
+Il marche sur mes pas. Je n’ai rien à vous dire,
+Ma sœur : de votre sort je vous laisse l’empire ;
+Je vous confie encor la conduite du mien.
+
+
+
+Vous aurez tout pouvoir, ou je ne pourrai rien.
+Tout va vous obéir, si le vainqueur m’écoute.
+
+
+
+Je vais donc… Mais on vient. C’est lui-même sans doute.
+
+
+
+
+
+
+
+Allez, Éphestion. Que l’on cherche Porus ;
+Qu’on épargne sa vie et le sang des vaincus.
+
+
+
+
+
+
+
+Seigneur, est-il donc vrai qu’une reine aveuglée
+Vous préfère d’un roi la valeur déréglée ?
+Mais ne le craignez point : son empire est à vous ;
+D’une ingrate, à ce prix, fléchissez le courroux.
+Maître de deux États, arbitre des siens mêmes,
+Allez avec vos vœux offrir trois diadèmes.
+
+
+
+Ah ! c’en est trop, seigneur ! Prodiguez un peu moins…
+
+
+
+Vous pourrez à loisir reconnaître mes soins.
+Ne tardez point, allez où l’amour vous appelle,
+Et couronnez vos feux d’une palme si belle.
+
+
+
+
+
+
+
+Madame, à son amour je promets mon appui :
+Ne puis-je rien pour moi quand je puis tout pour lui ?
+Si prodigue envers lui des fruits de la victoire,
+N’en aurai-je pour moi qu’une stérile gloire ?
+Les sceptres devant vous ou rendus ou donnés,
+De mes propres lauriers mes amis couronnés,
+Les biens que j’ai conquis répandus sur leurs têtes,
+Font voir que je soupire après d’autres conquêtes.
+Je vous avais promis que l’effort de mon bras
+M’approcherait bientôt de vos divins appas,
+Mais, dans ce même temps, souvenez-vous, madame,
+Que vous me promettiez quelque place en votre âme.
+Je suis venu : l’amour a combattu pour moi ;
+La victoire elle-même a dégagé ma foi ;
+Tout cède autour de vous : c’est à vous de vous rendre ;
+Votre cœur l’a promis, voudra-t-il s’en défendre ?
+Et lui seul pourrait-il échapper aujourd’hui
+À l’ardeur d’un vainqueur qui ne cherche que lui ?
+
+
+
+Non, je ne prétends pas que ce cœur inflexible
+Garde seul contre vous le titre d’invincible ;
+Je rends ce que je dois à l’éclat des vertus
+Qui tiennent sous vos pieds cent peuples abattus.
+Les Indiens domptés sont vos moindres ouvrages ;
+Vous inspirez la crainte aux plus fermes courages ;
+Et quand vous le voudrez, vos bontés, à leur tour,
+Dans les cœurs les plus durs inspireront l’amour.
+Mais, seigneur, cet éclat, ces victoires, ces charmes,
+Me troublent bien souvent par de justes alarmes :
+Je crains que, satisfait d’avoir conquis un cœur,
+Vous ne l’abandonniez à sa triste langueur ;
+Qu’insensible à l’ardeur que vous aurez causée,
+Votre âme ne dédaigne une conquête aisée.
+
+On attend peu d’amour d’un héros tel que vous :
+La gloire fit toujours vos transports les plus doux ;
+Et peut-être, au moment que ce grand cœur soupire,
+La gloire de me vaincre est tout ce qu’il désire.
+
+
+
+Que vous connaissez mal les violents désirs
+D’un amour qui vers vous porte tous mes soupirs !
+J’avoûrai qu’autrefois, au milieu d’une armée,
+Mon cœur ne soupirait que pour la renommée ;
+Les peuples et les rois, devenus mes sujets,
+Étaient seuls, à mes vœux, d’assez dignes objets.
+Les beautés de la Perse à mes yeux présentées,
+Aussi bien que ses rois, ont paru surmontées :
+Mon cœur, d’un fier mépris armé contre leurs traits,
+N’a pas du moindre hommage honoré leurs attraits ;
+Amoureux de la gloire, et partout invincible,
+Il mettait son bonheur à paraître insensible.
+Mais, hélas ! que vos yeux, ces aimables tyrans,
+Ont produit sur mon cœur des effets différents !
+Ce grand nom de vainqueur n’est plus ce qu’il souhaite ;
+Il vient avec plaisir avouer sa défaite :
+Heureux, si votre cœur se laissant émouvoir
+Vos beaux yeux, à leur tour, avouaient leur pouvoir !
+Voulez-vous donc toujours douter de leur victoire,
+Toujours de mes exploits me reprocher la gloire ?
+Comme si les beaux nœuds où vous me tenez pris
+Ne devaient arrêter que de faibles esprits !
+Par des faits tout nouveaux je m’en vais vous apprendre
+Tout ce que peut l’amour sur le cœur d’Alexandre :
+Maintenant que mon bras, engagé sous vos lois,
+Doit soutenir mon nom et le vôtre à la fois,
+J’irai rendre fameux, par l’éclat de la guerre,
+Des peuples inconnus au reste de la terre,
+Et vous faire dresser des autels en des lieux
+Où leurs sauvages mains en refusent aux dieux.
+
+
+
+Oui, vous y traînerez la victoire captive ;
+Mais je doute, seigneur, que l’amour vous y suive.
+Tant d’États, tant de mers qui vont nous désunir,
+M’effaceront bientôt de votre souvenir.
+Quand l’Océan troublé vous verra sur son onde
+Achever quelque jour la conquête du monde,
+Quand vous verrez les rois tomber à vos genoux,
+Et la terre en tremblant se taire devant vous,
+Songerez-vous, seigneur, qu’une jeune princesse
+Au fond de ses États vous regrette sans cesse,
+Et rappelle en son cœur les moments bienheureux
+Où ce grand conquérant l’assurait de ses feux ?
+
+
+
+Eh quoi ! vous croyez donc qu’à moi-même barbare
+J’abandonne en ces lieux une beauté si rare ?
+Mais vous-même plutôt voulez-vous renoncer
+Au trône de l’Asie où je vous veux placer ?
+
+
+
+Seigneur, vous le savez, je dépends de mon frère.
+
+
+
+Ah ! s’il disposait seul du bonheur que j’espère,
+Tout l’empire de l’Inde asservi sous ses lois
+Bientôt en ma faveur ferait briguer son choix.
+
+
+
+Mon amitié pour lui n’est point intéressée.
+Apaisez seulement une reine offensée ;
+Et ne permettez pas qu’un rival aujourd’hui,
+Pour vous avoir bravé, soit plus heureux que lui.
+
+
+
+Porus était sans doute un rival magnanime :
+Jamais tant de valeur n’attira mon estime.
+Dans l’ardeur du combat je l’ai vu, je l’ai joint ;
+Et je puis dire encor qu’il ne m’évitait point :
+Nous nous cherchions l’un l’autre. Une fierté si belle
+Allait entre nous deux finir notre querelle,
+Lorsqu’un gros de soldats, se jetant entre nous,
+Nous a fait dans la foule ensevelir nos coups.
+
+
+
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+
+
+
+Eh bien ! ramène-t-on ce prince téméraire ?
+
+
+
+On le cherche partout ; mais, quoi qu’on puisse faire,
+Seigneur, jusques ici sa fuite ou son trépas
+Dérobe ce captif aux soins de vos soldats.
+Mais un reste des siens entourés dans leur fuite,
+Et du soldat vainqueur arrêtant la poursuite,
+À nous vendre leur mort semblent se préparer.
+
+
+
+Désarmez les vaincus sans les désespérer.
+Madame, allons fléchir une fière princesse,
+Afin qu’à mon amour Taxile s’intéresse ;
+Et, puisque mon repos doit dépendre du sien,
+Achevons son bonheur pour établir le mien.
+
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+
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+
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+
+
+
+N’entendrons-nous jamais que des cris de victoire,
+Qui de mes ennemis me reprochent la gloire ?
+Et ne pourrai-je au moins, en de si grands malheurs,
+M’entretenir moi seule avecque mes douleurs ?
+D’un odieux amant sans cesse poursuivie,
+
+On prétend malgré moi m’attacher à la vie :
+On m’observe, on me suit. Mais, Porus, ne crois pas
+Qu’on me puisse empêcher de courir sur tes pas.
+Sans doute à nos malheurs ton cœur n’a pu survivre.
+En vain tant de soldats s’arment pour te poursuivre :
+On te découvrirait au bruit de tes efforts ;
+Et s’il te faut chercher, ce n’est qu’entre les morts.
+Hélas ! en me quittant, ton ardeur redoublée
+Semblait prévoir les maux dont je suis accablée,
+Lorsque tes yeux aux miens découvrant ta langueur,
+Me demandaient quel rang tu tenais dans mon cœur ;
+Que, sans t’inquiéter du succès de tes armes,
+Le soin de ton amour te causait tant d’alarmes.
+Et pourquoi te cachais-je avec tant de détours
+Un secret si fatal au repos de tes jours ?
+Combien de fois, tes yeux forçant ma résistance,
+Mon cœur s’est-il vu près de rompre le silence !
+Combien de fois, sensible à tes ardents désirs,
+M’est-il, en ta présence, échappé des soupirs !
+Mais je voulais encor douter de ta victoire ;
+J’expliquais mes soupirs en faveur de la gloire ;
+Je croyais n’aimer qu’elle. Ah ! pardonne, grand roi,
+Je sens bien aujourd’hui que je n’aimais que toi.
+J’avoûrai que la gloire eut sur moi quelque empire ;
+Je te l’ai dit cent fois. Mais je devais te dire
+Que toi seul, en effet, m’engageas sous ses lois.
+J’appris à la connaître en voyant tes exploits ;
+Et de quelque beau feu qu’elle m’eût enflammée,
+En un autre que toi je l’aurais moins aimée.
+Mais que sert de pousser des soupirs superflus
+Qui se perdent en l’air et que tu n’entends plus ?
+Il est temps que mon âme, au tombeau descendue,
+Te jure une amitié si longtemps attendue ;
+Il est temps que mon cœur, pour gage de sa foi,
+Montre qu’il n’a pu vivre un moment après toi.
+Aussi bien, penses-tu que je voulusse vivre
+Sous les lois d’un vainqueur à qui ta mort nous livre ?
+Je sais qu’il se dispose à me venir parler ;
+Qu’en me rendant mon sceptre il veut me consoler.
+Il croit peut-être, il croit que ma haine étouffée
+À sa fausse douceur servira de trophée !
+Qu’il vienne. Il me verra toujours digne de toi,
+Mourir en reine, ainsi que tu mourus en roi.
+
+
+
+
+
+
+
+Eh bien, seigneur, eh bien, trouvez-vous quelques charmes
+À voir couler des pleurs que font verser vos armes ?
+Ou si vous m’enviez, en l’état où je suis,
+La triste liberté de pleurer mes ennuis ?
+
+
+
+Votre douleur est libre autant que légitime :
+Vous regrettez, madame, un prince magnanime.
+Je fus son ennemi ; mais je ne l’étais pas
+Jusqu’à blâmer les pleurs qu’on donne à son trépas.
+Avant que sur ses bords l’Inde me vît paraître,
+L’éclat de sa vertu me l’avait fait connaître ;
+Entre les plus grands rois il se fit remarquer.
+Je savais… Pourquoi donc le venir attaquer ?
+Par quelle loi faut-il qu’aux deux bouts de la terre
+Vous cherchiez la vertu pour lui faire la guerre ?
+Le mérite à vos yeux ne peut-il éclater
+Sans pousser votre orgueil à le persécuter ?
+
+
+
+Oui, j’ai cherché Porus ; mais, quoi qu’on puisse dire
+Je ne le cherchais pas afin de le détruire.
+J’avoûrai que, brûlant de signaler mon bras,
+Je me laissai conduire au bruit de ses combats,
+Et qu’au seul nom d’un roi jusqu’alors invincible,
+À de nouveaux exploits mon cœur devint sensible.
+Tandis que je croyais, par mes combats divers,
+Attacher sur moi seul les yeux de l’univers,
+J’ai vu de ce guerrier la valeur répandue
+Tenir la renommée entre nous suspendue ;
+Et, voyant de son bras voler partout l’effroi,
+L’Inde sembla m’ouvrir un champ digne de moi.
+Lassé de voir des rois vaincus sans résistance,
+J’appris avec plaisir le bruit de sa vaillance.
+Un ennemi si noble a su m’encourager ;
+Je suis venu chercher la gloire et le danger.
+Son courage, madame, a passé mon attente :
+La victoire, à me suivre autrefois si constante,
+M’a presque abandonné pour suivre vos guerriers.
+Porus m’a disputé jusqu’aux moindres lauriers ;
+Et j’ose dire encor qu’en perdant la victoire
+Mon ennemi lui-même a vu croître sa gloire ;
+Qu’une chute si belle élève sa vertu ;
+Et qu’il ne voudrait pas n’avoir point combattu.
+
+
+
+Hélas ! il fallait bien qu’une si noble envie
+Lui fît abandonner tout le soin de sa vie,
+Puisque, de toutes parts trahi, persécuté,
+Contre tant d’ennemis il s’est précipité.
+Mais vous, s’il était vrai que son ardeur guerrière
+Eût ouvert à la vôtre une illustre carrière,
+Que n’avez-vous, seigneur, dignement combattu ?
+Fallait-il par la ruse attaquer sa vertu,
+Et, loin de remporter une gloire parfaite,
+D’un autre que de vous attendre sa défaite ?
+Triomphez ; mais sachez que Taxile en son cœur
+Vous dispute déjà ce beau nom de vainqueur ;
+Que le traître se flatte, avec quelque justice,
+Que vous n’avez vaincu que par son artifice ;
+Et c’est à ma douleur un spectacle assez doux
+
+De le voir partager cette gloire avec vous.
+
+
+
+En vain votre douleur s’arme contre ma gloire :
+Jamais on ne m’a vu dérober la victoire,
+Et par ces lâches soins, qu’on ne peut m’imputer,
+Tromper mes ennemis, au lieu de les dompter.
+Quoique partout, ce semble, accablé sous le nombre,
+Je n’ai pu me résoudre à me cacher dans l’ombre :
+Ils n’ont de leur défaite accusé que mon bras ;
+Et le jour a partout éclairé mes combats.
+Il est vrai que je plains le sort de vos provinces ;
+J’ai voulu prévenir la perte de vos princes :
+Mais, s’ils avaient suivi mes conseils et mes vœux,
+Je les aurais sauvés ou combattus tous deux.
+Oui, croyez… Je crois tout. Je vous crois invincible :
+Mais, seigneur, suffit-il que tout vous soit possible ?
+Ne tient-il qu’à jeter tant de rois dans les fers ?
+Qu’à faire impunément gémir tout l’univers ?
+Et que vous avaient fait tant de villes captives,
+Tant de morts dont l’Hydaspe a vu couvrir ses rives ?
+Qu’ai-je fait pour venir accabler en ces lieux
+Un héros sur qui seul j’ai pu tourner les yeux ?
+A-t-il de votre Grèce inondé les frontières ?
+Avons-nous soulevé des nations entières,
+Et contre votre gloire excité leur courroux ?
+Hélas ! nous l’admirions sans en être jaloux.
+Contents de nos États, et charmés l’un de l’autre,
+Nous attendions un sort plus heureux que le vôtre :
+Porus bornait ses vœux à conquérir un cœur
+Qui peut-être aujourd’hui l’eût nommé son vainqueur.
+Ah ! n’eussiez-vous versé qu’un sang si magnanime,
+Quand on ne vous pourrait reprocher que ce crime,
+Ne vous sentez-vous pas, seigneur, bien malheureux
+D’être venu si loin rompre de si beaux nœuds ?
+Non, de quelque douceur que se flatte votre âme,
+Vous n’êtes qu’un tyran. Je le vois bien, madame,
+Vous voulez que, saisi d’un indigne courroux,
+En reproches honteux j’éclate contre vous.
+Peut-être espérez-vous que ma douceur lassée
+Donnera quelque atteinte à sa gloire passée.
+Mais, quand votre vertu ne m’aurait point charmé,
+Vous attaquez, madame, un vainqueur désarmé.
+Mon âme, malgré vous à vous plaindre engagée,
+Respecte le malheur où vous êtes plongée.
+C’est ce trouble fatal qui vous ferme les yeux,
+Qui ne regarde en moi qu’un tyran odieux.
+Sans lui vous avoûriez que le sang et les larmes
+N’ont pas toujours souillé la gloire de mes armes :
+Vous verriez… Ah ! seigneur, puis-je ne les point voir
+Ces vertus dont l’éclat aigrit mon désespoir ?
+N’ai-je pas vu partout la victoire modeste
+Perdre avec vous l’orgueil qui la rend si funeste ?
+Ne vois-je pas le Scythe et le Perse abattus
+Se plaire sous le joug et vanter vos vertus,
+Et disputer enfin, par une aveugle envie,
+À vos propres sujets le soin de votre vie ?
+Mais que sert à ce cœur que vous persécutez
+De voir partout ailleurs adorer vos bontés ?
+Pensez-vous que ma haine en soit moins violente,
+Pour voir baiser partout la main qui me tourmente ?
+Tant de rois par vos soins vengés ou secourus,
+Tant de peuples contents, me rendent-ils Porus ?
+Non, seigneur : je vous hais d’autant plus qu’on vous aime,
+D’autant plus qu’il me faut vous admirer moi-même,
+Que l’univers entier m’en impose la loi,
+Et que personne enfin ne vous hait avec moi.
+
+
+
+J’excuse les transports d’une amitié si tendre,
+Mais, madame, après tout, ils doivent me surprendre :
+Si la commune voix ne m’a point abusé,
+Porus d’aucun regard ne fut favorisé :
+Entre Taxile et lui votre cœur en balance,
+Tant qu’ont duré ses jours a gardé le silence ;
+Et lorsqu’il ne peut plus vous entendre aujourd’hui,
+Vous commencez, madame, à prononcer pour lui.
+Pensez-vous que, sensible à cette ardeur nouvelle,
+Sa cendre exige encor que vous brûliez pour elle ?
+Ne vous accablez point d’inutiles douleurs ;
+Des soins plus importants vous appellent ailleurs.
+Vos larmes ont assez honoré sa mémoire.
+Régnez, et de ce rang soutenez mieux la gloire ;
+Et, redonnant le calme à vos sens désolés,
+Rassurez vos États par sa chute ébranlés.
+Parmi tant de grands rois choisissez-leur un maître.
+Plus ardent que jamais, Taxile… Quoi ! le traître !
+Hé ! de grâce, prenez des sentiments plus doux ;
+Aucune trahison ne le souille envers vous.
+Maître de ses États, il a pu se résoudre
+À se mettre avec eux à couvert de la foudre.
+Ni serment ni devoir ne l’avaient engagé
+À courir dans l’abîme où Porus s’est plongé.
+Enfin, souvenez-vous qu’Alexandre lui-même
+S’intéresse au bonheur d’un prince qui vous aime.
+Songez que, réunis par un si juste choix,
+L’Inde et l’Hydaspe entiers couleront sous vos lois ;
+Que pour vos intérêts tout me sera facile
+Quand je les verrai joints avec ceux de Taxile :
+Il vient. Je ne veux point contraindre ses soupirs ;
+
+Je le laisse lui-même expliquer ses désirs ;
+Ma présence à vos yeux n’est déjà que trop rude :
+L’entretien des amants cherche la solitude ;
+Je ne vous trouble point. Approche, puissant roi,
+Grand monarque de l’Inde ; on parle ici de toi :
+On veut en ta faveur combattre ma colère ;
+On dit que tes désirs n’aspirent qu’à me plaire,
+Que mes rigueurs ne font qu’affermir ton amour :
+On fait plus, et l’on veut que je t’aime à mon tour.
+Mais sais-tu l’entreprise où s’engage ta flamme ?
+Sais-tu par quels secrets on peut toucher mon âme ?
+Es-tu prêt… Ah ! madame, éprouvez seulement
+Ce que peut sur mon cœur un espoir si charmant.
+Que faut-il faire ? Il faut, s’il est vrai que l’on m’aime,
+Aimer la gloire autant que je l’aime moi-même,
+Ne m’expliquer ses vœux que par mille beaux faits,
+Et haïr Alexandre autant que je le hais ;
+Il faut marcher sans crainte au milieu des alarmes ;
+Il faut combattre, vaincre, ou périr sous les armes.
+Jette, jette les yeux sur Porus et sur toi,
+Et juge qui des deux était digne de moi.
+Oui, Taxile, mon cœur, douteux en apparence,
+D’un esclave et d’un roi faisait la différence.
+Je l’aimai ; je l’adore : et puisqu’un sort jaloux
+Lui défend de jouir d’un spectacle si doux,
+C’est toi que je choisis pour témoin de sa gloire :
+Mes pleurs feront toujours revivre sa mémoire ;
+Toujours tu me verras, au fort de mon ennui,
+Mettre tout mon plaisir à te parler de lui.
+
+
+
+Ainsi je brûle en vain pour une âme glacée :
+L’image de Porus n’en peut être effacée.
+Quand j’irais, pour vous plaire, affronter le trépas,
+Je me perdrais, madame, et ne vous plairais pas.
+Je ne puis donc… Tu peux recouvrer mon estime :
+Dans le sang ennemi tu peux laver ton crime.
+L’occasion te rit : Porus dans le tombeau
+Rassemble ses soldats autour de son drapeau ;
+Son ombre seule encor semble arrêter leur fuite.
+Les tiens mêmes, les tiens, honteux de ta conduite,
+Font lire sur leurs fronts justement courroucés
+Le repentir du crime où tu les as forcés.
+Va seconder l’ardeur du feu qui les dévore ;
+Venge nos libertés qui respirent encore ;
+De mon trône et du tien deviens le défenseur ;
+Cours, et donne à Porus un digne successeur…
+Tu ne me réponds rien ! Je vois sur ton visage
+Qu’un si noble dessein étonne ton courage.
+Je te propose en vain l’exemple d’un héros ;
+Tu veux servir. Va, sers ; et me laisse en repos.
+
+
+
+Madame, c’en est trop. Vous oubliez peut-être
+Que, si vous m’y forcez, je puis parler en maître ;
+Que je puis me lasser de souffrir vos dédains ;
+Que vous et vos États, tout est entre mes mains ;
+Qu’après tant de respects, qui vous rendent plus fière
+Je pourrai… Je t’entends. Je suis ta prisonnière :
+Tu veux peut-être encor captiver mes désirs ;
+Que mon cœur, en tremblant, réponde à tes soupirs :
+Eh bien ! dépouille enfin cette douceur contrainte ;
+Appelle à ton secours la terreur et la crainte ;
+Parle en tyran tout prêt à me persécuter ;
+Ma haine ne peut croître, et tu peux tout tenter.
+Surtout ne me fais point d’inutiles menaces.
+Ta sœur vient t’inspirer ce qu’il faut que tu fasses :
+Adieu. Si ses conseils et mes vœux en sont crus,
+Tu m’aideras bientôt à rejoindre Porus.
+Ah ! plutôt… Ah ! quittez cette ingrate princesse,
+Dont la haine a juré de nous troubler sans cesse ;
+Qui met tout son plaisir à vous désespérer.
+Oubliez… Non, ma sœur, je la veux adorer.
+Je l’aime ; et quand les vœux que je pousse pour elle
+N’en obtiendraient jamais qu’une haine immortelle.
+Malgré tous ses mépris, malgré tous vos discours,
+Malgré moi-même, il faut que je l’aime toujours.
+Sa colère, après tout, n’a rien qui me surprenne :
+C’est à vous, c’est à moi qu’il faut que je m’en prenne.
+Sans vous, sans vos conseils, ma sœur, qui m’ont trahi,
+Si je n’étais aimé, je serais moins haï ;
+Je la verrais, sans vous, par mes soins défendue,
+Entre Porus et moi demeurer suspendue ;
+Et ne serait-ce pas un bonheur trop charmant
+Que de l’avoir réduite à douter un moment ?
+
+Non, je ne puis plus vivre accablé de sa haine ;
+Il faut que je me jette aux pieds de l’inhumaine.
+J’y cours : je vais m’offrir à servir son courroux,
+Même contre Alexandre, et même contre vous.
+Je sais de quelle ardeur vous brûlez l’un pour l’autre ;
+Mais c’est trop oublier mon repos pour le vôtre ;
+Et sans m’inquiéter du succès de vos feux,
+Il faut que tout périsse, ou que je sois heureux.
+
+
+
+Allez donc, retournez sur le champ de bataille ;
+Ne laissez point languir l’ardeur qui vous travaille.
+À quoi s’arrête ici ce courage inconstant ?
+Courez : on est aux mains ; et Porus vous attend.
+
+
+
+Quoi ! Porus n’est point mort ! Porus vient de paraître !
+
+
+
+C’est lui. De si grands coups le font trop reconnaître.
+Il l’avait bien prévu : le bruit de son trépas
+D’un vainqueur trop crédule a retenu le bras.
+Il vient surprendre ici leur valeur endormie,
+Troubler une victoire encor mal affermie ;
+Il vient, n’en doutez point, en amant furieux,
+Enlever sa maîtresse, ou périr à ses yeux.
+Que dis-je ? Votre camp, séduit par cette ingrate,
+Prêt à suivre Porus, en murmures éclate.
+Allez vous-même, allez, en généreux amant,
+Au secours d’un rival aimé si tendrement.
+Adieu. Quoi ! la fortune, obstinée à me nuire,
+Ressuscite un rival armé pour me détruire !
+Cet amant reverra les yeux qui l’ont pleuré,
+Qui, tout mort qu’il était, me l’avaient préféré !
+Ah ! c’en est trop. Voyons ce que le sort m’apprête,
+À qui doit demeurer cette noble conquête.
+Allons : n’attendons pas, dans un lâche courroux,
+Qu’un si grand différend se termine sans nous.
+
+
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+
+
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+
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+
+
+
+
+Quoi ! vous craigniez Porus même après sa défaite !
+Ma victoire à vos yeux semblait-elle imparfaite ?
+Non, non : c’est un captif qui n’a pu m’échapper,
+Que mes ordres partout ont fait envelopper.
+Loin de le craindre encor, ne songez qu’à le plaindre.
+
+
+
+Et c’est en cet état que Porus est à craindre.
+Quelque brave qu’il fût, le bruit de sa valeur
+M’inquiétait bien moins que ne fait son malheur.
+Tant qu’on l’a vu suivi d’une puissante armée,
+Ses forces, ses exploits, ne m’ont point alarmée ;
+Mais, seigneur, c’est un roi malheureux et soumis ;
+Et dès lors je le compte au rang de vos amis.
+
+
+
+C’est un rang où Porus n’a plus droit de prétendre :
+Il a trop recherché la haine d’Alexandre.
+Il sait bien qu’à regret je m’y suis résolu ;
+Mais enfin je le hais autant qu’il l’a voulu.
+Je dois même un exemple au reste de la terre :
+Je dois venger sur lui tous les maux de la guerre,
+Le punir des malheurs qu’il a pu prévenir,
+Et de m’avoir forcé moi-même à le punir.
+Vaincu deux fois, haï de ma belle princesse…
+
+
+
+Je ne hais point Porus, seigneur, je le confesse ;
+Et s’il m’était permis d’écouter aujourd’hui
+La voix de ses malheurs qui me parle pour lui,
+Je vous dirais qu’il fut le plus grand de nos princes ;
+Que son bras fut longtemps l’appui de nos provinces ;
+Qu’il a voulu peut-être, en marchant contre vous,
+Qu’on le crût digne au moins de tomber sous vos coups,
+Et qu’un même combat, signalant l’un et l’autre,
+Son nom volât partout à la suite du vôtre.
+Mais si je le défends, des soins si généreux
+Retombent sur mon frère et détruisent ses vœux.
+Tant que Porus vivra, que faut-il qu’il devienne ?
+Sa perte est infaillible, et peut-être la mienne.
+Oui, oui, si son amour ne peut rien obtenir,
+Il m’en rendra coupable, et m’en voudra punir.
+Et maintenant encor que votre cœur s’apprête
+À voler de nouveau de conquête en conquête,
+Quand je verrai le Gange entre mon frère et vous,
+Qui retiendra, seigneur, son injuste courroux ?
+Mon âme, loin de vous, languira solitaire.
+Hélas ! s’il condamnait mes soupirs à se taire,
+Que deviendrait alors ce cœur infortuné ?
+Où sera le vainqueur à qui je l’ai donné ?
+
+
+
+Ah ! c’en est trop, madame ; et si ce cœur se donne,
+Je saurai le garder, quoi que Taxile ordonne,
+Bien mieux que tant d’États qu’on m’a vu conquérir,
+Et que je n’ai gardés que pour vous les offrir.
+Encore une victoire, et je reviens, madame,
+Borner toute ma gloire à régner sur votre âme,
+Vous obéir moi-même, et mettre entre vos mains
+Le destin d’Alexandre et celui des humains.
+Le Mallien m’attend, prêt à me rendre hommage.
+
+Si près de l’Océan, que faut-il davantage
+Que d’aller me montrer à ce fier élément,
+Comme vainqueur du monde, et comme votre amant ?
+Alors… Mais quoi, seigneur, toujours guerre sur guerre !
+Cherchez-vous des sujets au-delà de la terre ?
+Voulez-vous pour témoins de vos faits éclatants
+Des pays inconnus même à leurs habitants ?
+Qu’espérez-vous combattre en des climats si rudes ?
+Ils vous opposeront de vastes solitudes,
+Des déserts que le ciel refuse d’éclairer,
+Où la nature semble elle-même expirer.
+Et peut-être le sort, dont la secrète envie
+N’a pu cacher le cours d’une si belle vie,
+Vous attend dans ces lieux, et veut que dans l’oubli
+Votre tombeau du moins demeure enseveli.
+Pensez-vous y traîner les restes d’une armée
+Vingt fois renouvelée et vingt fois consumée ?
+Vos soldats, dont la vue excite la pitié,
+D’eux-mêmes en cent lieux ont laissé la moitié ;
+Et leurs gémissements vous font assez connaître…
+
+
+
+Ils marcheront, madame, et je n’ai qu’à paraître :
+Ces cœurs qui dans un camp, d’un vain loisir déçus,
+Comptent en murmurant les coups qu’ils ont reçus,
+Revivront pour me suivre, et, blâmant leurs murmures,
+Brigueront à mes yeux de nouvelles blessures.
+Cependant de Taxile appuyons les soupirs :
+Son rival ne peut plus traverser ses désirs.
+Je vous l’ai dit, madame, et j’ose encor vous dire…
+
+
+
+Seigneur, voici la reine. Eh bien, Porus respire.
+Le ciel semble, madame, écouter vos souhaits ;
+Il vous le rend… Hélas ! il me l’ôte à jamais !
+Aucun reste d’espoir ne peut flatter ma peine ;
+Sa mort était douteuse, elle devient certaine :
+Il y court ; et peut-être il ne s’y vient offrir
+Que pour me voir encore, et pour me secourir.
+Mais que ferait-il seul contre toute une armée ?
+En vain ses grands efforts l’ont d’abord alarmée ;
+En vain quelques guerriers qu’anime son grand cœur,
+Ont ramené l’effroi dans le camp du vainqueur :
+Il faut bien qu’il succombe, et qu’enfin son courage
+Tombe sur tant de morts qui ferment son passage.
+Encor, si je pouvais, en sortant de ces lieux,
+Lui montrer Axiane, et mourir à ses yeux !
+Mais Taxile m’enferme ; et cependant le traître
+Du sang de ce héros est allé se repaître ;
+Dans les bras de la mort il le va regarder,
+Si toutefois encore il ose l’aborder.
+
+
+
+Non, madame, mes soins ont assuré sa vie :
+Son retour va bientôt contenter votre envie.
+Vous le verrez. Vos soins s’étendraient jusqu’à lui !
+Le bras qui l’accablait deviendrait son appui !
+J’attendrais son salut de la main d’Alexandre !
+Mais quel miracle enfin n’en dois-je pas attendre ?
+Je m’en souviens, seigneur, vous me l’avez promis,
+Qu’Alexandre vainqueur n’avait plus d’ennemis.
+Ou plutôt ce guerrier ne fut jamais le vôtre :
+La gloire également vous arma l’un et l’autre.
+Contre un si grand courage il voulut s’éprouver :
+Et vous ne l’attaquiez qu’afin de le sauver.
+
+
+
+Ses mépris redoublés qui bravent ma colère
+Mériteraient sans doute un vainqueur plus sévère ;
+Son orgueil en tombant semble s’être affermi ;
+Mais je veux bien cesser d’être son ennemi ;
+J’en dépouille, madame, et la haine et le titre.
+De mes ressentiments je fais Taxile arbitre :
+Seul il peut, à son choix, le perdre ou l’épargner ;
+Et c’est lui seul enfin que vous devez gagner.
+
+
+
+Moi, j’irais à ses pieds mendier un asile !
+Et vous me renvoyez aux bontés de Taxile !
+Vous voulez que Porus cherche un appui si bas !
+Ah, seigneur ! votre haine a juré son trépas.
+Non, vous ne le cherchiez qu’afin de le détruire.
+Qu’une âme généreuse est facile à séduire !
+Déjà mon cœur crédule oubliant son courroux,
+Admirait des vertus qui ne sont point en vous.
+Armez-vous donc, seigneur, d’une valeur cruelle ;
+Ensanglantez la fin d’une course si belle :
+Après tant d’ennemis qu’on vous vit relever,
+Perdez le seul enfin que vous deviez sauver.
+
+
+
+Eh bien ! aimez Porus sans détourner sa perte ;
+Refusez la faveur qui vous était offerte ;
+Soupçonnez ma pitié d’un sentiment jaloux ;
+Mais enfin, s’il périt, n’en accusez que vous.
+Le voici. Je veux bien le consulter lui-même :
+Que Porus de son sort soit l’arbitre suprême.
+
+
+
+
+
+
+
+Eh bien, de votre orgueil, Porus, voilà le fruit !
+Où sont ces beaux succès qui vous avaient séduit ?
+Cette fierté si haute est enfin abaissée.
+Je dois une victime à ma gloire offensée :
+Rien ne peut vous sauver. Je veux bien toutefois
+Vous offrir un pardon refusé tant de fois.
+Cette reine, elle seule à mes bontés rebelle,
+Aux dépens de vos jours veut vous être fidèle,
+Et que, sans balancer, vous mouriez seulement
+Pour porter au tombeau le nom de son amant.
+N’achetez point si cher une gloire inutile :
+Vivez ; mais consentez au bonheur de Taxile.
+
+
+Taxile ! Oui. Tu fais bien, et j’approuve tes soins ;
+Ce qu’il a fait pour toi ne mérite pas moins :
+C’est lui qui m’a des mains arraché la victoire ;
+Il t’a donné sa sœur ; il t’a vendu sa gloire ;
+Il t’a livré Porus. Que feras-tu jamais
+Qui te puisse acquitter d’un seul de ses bienfaits ?
+Mais j’ai su prévenir le soin qui te travaille :
+Va le voir expirer sur le champ de bataille.
+
+
+
+Quoi ! Taxile ! Qu’entends-je ? Oui, seigneur, il est mort.
+Il s’est livré lui-même aux rigueurs de son sort.
+Porus était vaincu ; mais au lieu de se rendre,
+Il semblait attaquer, et non pas se défendre.
+Ses soldats, à ses pieds étendus et mourants,
+Le mettaient à l’abri de leurs corps expirants.
+Là, comme dans un fort, son audace enfermée
+Se soutenait encor contre toute une armée ;
+Et d’un bras qui portait la terreur et la mort,
+Aux plus hardis guerriers en défendait l’abord.
+Je l’épargnais toujours. Sa vigueur affaiblie
+Bientôt en mon pouvoir aurait laissé sa vie,
+Quand sur ce champ fatal Taxile est descendu :
+« Arrêtez, c’est à moi que ce captif est dû.
+« C’en est fait, a-t-il dit, et ta perte est certaine,
+« Porus ; il faut périr, ou me céder la reine. »
+Porus, à cette voix ranimant son courroux,
+A relevé ce bras lassé de tant de coups ;
+Et cherchant son rival d’un œil fier et tranquille :
+« N’entends-je pas, dit-il, l’infidèle Taxile,
+« Ce traître à sa patrie, à sa maîtresse, à moi ?
+« Viens, lâche, ! poursuit-il, Axiane est à toi.
+« Je veux bien te céder cette illustre conquête ;
+« Mais il faut que ton bras l’emporte avec ma tête.
+« Approche ! » À ce discours, ces rivaux irrités
+L’un sur l’autre à la fois se sont précipités.
+Nous nous sommes en foule opposés à leur rage ;
+Mais Porus parmi nous court et s’ouvre un passage,
+Joint Taxile, le frappe ; et lui perçant le cœur,
+Content de sa victoire, il se rend au vainqueur.
+
+
+
+Seigneur, c’est donc à moi de répandre des larmes ;
+C’est sur moi qu’est tombé tout le faix de vos armes.
+Mon frère a vainement recherché votre appui,
+Et votre gloire, hélas ! n’est funeste qu’à lui.
+Que lui sert au tombeau l’amitié d’Alexandre ?
+Sans le venger, seigneur, l’y verrez-vous descendre ?
+Souffrirez-vous qu’après l’avoir percé de coups,
+On en triomphe aux yeux de sa sœur et de vous ?
+
+
+
+Oui, seigneur, écoutez les pleurs de Cléofile.
+Je la plains. Elle a droit de regretter Taxile :
+Tous ses efforts en vain l’ont voulu conserver ;
+Elle en a fait un lâche et ne l’a pu sauver.
+Ce n’est point que Porus ait attaqué son frère ;
+Il s’est offert lui-même à sa juste colère.
+Au milieu du combat que venait-il chercher ?
+Au courroux du vainqueur venait-il l’arracher ?
+Il venait accabler dans son malheur extrême
+Un roi que respectait la victoire elle-même.
+Mais pourquoi vous ôter un prétexte si beau ?
+Que voulez-vous de plus ? Taxile est au tombeau.
+Immolez-lui, seigneur, cette grande victime ;
+Vengez-vous. Mais songez que j’ai part à son crime.
+Oui, oui, Porus, mon cœur n’aime point à demi ;
+Alexandre le sait, Taxile en a gémi :
+Vous seul vous l’ignoriez ; mais ma joie est extrême
+De pouvoir en mourant vous le dire à vous-même.
+
+
+
+Alexandre, il est temps que tu sois satisfait.
+Tout vaincu que j’étais, tu vois ce que j’ai fait.
+Crains Porus ; crains encor cette main désarmée
+Qui venge sa défaite au milieu d’une armée.
+Mon nom peut soulever de nouveaux ennemis,
+Et réveiller cent rois dans leurs fers endormis.
+Étouffe dans mon sang ces semences de guerre ;
+Va vaincre en sûreté le reste de la terre.
+Aussi bien n’attends pas qu’un cœur comme le mien
+Reconnaisse un vainqueur, et te demande rien.
+Parle, et sans espérer que je blesse ma gloire,
+Voyons comme tu sais user de la victoire.
+
+
+
+Votre fierté, Porus, ne se peut abaisser :
+
+Jusqu’au dernier soupir vous m’osez menacer.
+En effet, ma victoire en doit être alarmée,
+Votre nom peut encor plus que toute une armée :
+Je m’en dois garantir. Parlez donc, dites-moi,
+Comment prétendez-vous que je vous traite ? En roi.
+
+
+
+Eh bien ! c’est donc en roi qu’il faut que je vous traite.
+Je ne laisserai point ma victoire imparfaite ;
+Vous l’avez souhaité, vous ne vous plaindrez pas.
+Régnez toujours, Porus : je vous rends vos États.
+Avec mon amitié recevez Axiane :
+À des liens si doux tous deux je vous condamne.
+Vivez, régnez tous deux ; et seuls de tant de rois
+Jusques aux bords du Gange allez donner vos lois.
+Ce traitement, madame, a droit de vous surprendre ;
+
+Mais enfin c’est ainsi que se venge Alexandre.
+Je vous aime ; et mon cœur, touché de vos soupirs,
+Voudrait par mille morts venger vos déplaisirs.
+Mais vous-même pourriez prendre pour une offense
+La mort d’un ennemi qui n’est plus en défense :
+Il en triompherait ; et bravant ma rigueur,
+Porus dans le tombeau descendrait en vainqueur.
+Souffrez que, jusqu’au bout achevant ma carrière,
+J’apporte à vos beaux yeux ma vertu tout entière.
+Laissez régner Porus couronné par mes mains ;
+Et commandez vous-même au reste des humains.
+Prenez les sentiments que ce rang vous inspire ;
+Faites, dans sa naissance, admirer votre empire ;
+Et regardant l’éclat qui se répand sur vous,
+De la sœur de Taxile oubliez le courroux.
+
+
+
+Oui, madame, régnez ; et souffrez que moi-même
+J’admire le grand cœur d’un héros qui vous aime.
+Aimez, et possédez l’avantage charmant
+De voir toute la terre adorer votre amant.
+
+
+
+Seigneur, jusqu’à ce jour l’univers en alarmes
+Me forçait d’admirer le bonheur de vos armes ;
+Mais rien ne me forçait, en ce commun effroi,
+De reconnaître en vous plus de vertu qu’en moi.
+Je me rends ; je vous cède une pleine victoire :
+Vos vertus, je l’avoue, égalent votre gloire.
+Allez, seigneur, rangez l’univers sous vos lois ;
+Il me verra moi-même appuyer vos exploits :
+Je vous suis ; et je crois devoir tout entreprendre
+Pour lui donner un maître aussi grand qu’Alexandre.
+
+
+
+Seigneur, que vous peut dire un cœur triste, abattu ?
+Je ne murmure point contre votre vertu :
+Vous rendez à Porus la vie et la couronne ;
+Je veux croire qu’ainsi votre gloire l’ordonne ;
+Mais ne me pressez point en l’état où je suis,
+Je ne puis que me taire, et pleurer mes ennuis.
+
+
+
+Oui, madame, pleurons un ami si fidèle ;
+Faisons en soupirant éclater notre zèle ;
+Et qu’un tombeau superbe instruise l’avenir
+Et de votre douleur et de mon souvenir.
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+
+
+Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendre.
+Je pourrai cependant te parler et t’entendre.
+
+
+
+Et depuis quand, seigneur, entre-t-on dans ces lieux
+Dont l’accès était même interdit à nos yeux ?
+Jadis une mort prompte eût suivi cette audace.
+
+
+
+Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,
+Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.
+Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.
+Que ton retour tardait à mon impatience !
+Et que d’un œil content je te vois dans Byzance !
+Instruis-moi des secrets que peut t’avoir appris
+Un voyage si long pour moi seul entrepris.
+De ce qu’ont vu tes yeux parle en témoin sincère ;
+Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire,
+Dépendent les destins de l’empire ottoman.
+Qu’as-tu vu dans l’armée, et que fait le sultan ?
+
+
+
+Babylone, seigneur, à son prince fidèle,
+Voyait sans s’étonner notre armée autour d’elle ;
+Les Persans rassemblés marchaient à son secours,
+Et du camp d’Amurat s’approchaient tous les jours.
+Lui-même, fatigué d’un long siége inutile,
+Semblait vouloir laisser Babylone tranquille ;
+Et sans renouveler ses assauts impuissants,
+Résolu de combattre, attendait les Persans ;
+Mais, comme vous savez, malgré ma diligence,
+Un long chemin sépare et le camp et Byzance ;
+Mille obstacles divers m’ont même traversé :
+Et je puis ignorer tout ce qui s’est passé.
+
+
+
+Que faisaient cependant nos braves janissaires ?
+Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?
+Dans le secret des cœurs, Osmin, n’as-tu rien lu ?
+Amurat jouit-il d’un pouvoir absolu ?
+
+
+
+Amurat est content, si nous le voulons croire,
+Et semblait se promettre une heureuse victoire.
+Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir :
+Il affecte un repos dont il ne peut jouir.
+C’est en vain que, forçant ses soupçons ordinaires
+Il se rend accessible à tous les janissaires :
+Il se souvient toujours que son inimitié
+Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,
+Lorsque, pour affermir sa puissance nouvelle,
+Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle.
+Moi-même j’ai souvent entendu leurs discours ;
+Comme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours :
+Ses caresses n’ont point effacé cette injure.
+Votre absence est pour eux un sujet de murmure :
+Ils regrettent le temps à leur grand cœur si doux,
+Lorsque assurés de vaincre ils combattaient sous vous.
+
+
+
+Quoi ! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
+Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée ?
+Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir,
+Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ?
+
+
+
+Le succès du combat réglera leur conduite :
+Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.
+Quoiqu’à regret, seigneur, ils marchent sous ses lois ;
+Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits :
+Ils ne trahiront point l’honneur de tant d’années ;
+Mais enfin le succès dépend des destinées.
+Si l’heureux Amurat, secondant leur grand cœur,
+Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,
+Vous les verrez, soumis, rapporter dans Byzance
+L’exemple d’une aveugle et basse obéissance ;
+Mais si dans le combat le destin plus puissant
+Marque de quelque affront son empire naissant,
+S’il fuit, ne doutez point que, fiers de sa disgrâce,
+À la haine bientôt ils ne joignent l’audace,
+Et n’expliquent, seigneur, la perte du combat
+Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.
+Cependant, s’il en faut croire la renommée,
+Il a depuis trois mois fait partir de l’armée
+Un esclave chargé de quelque ordre secret.
+Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet :
+
+On craignait qu’Amurat, par un ordre sévère,
+N’envoyât demander la tête de son frère.
+
+
+
+Tel était son dessein : cet esclave est venu ;
+Il a montré son ordre, et n’a rien obtenu.
+
+
+
+Quoi ! seigneur, le sultan reverra son visage
+Sans que de vos respects il lui porte ce gage ?
+
+
+
+Cet esclave n’est plus : un ordre, cher Osmin,
+L’a fait précipiter dans le fond de l'Euxin.
+
+
+
+Mais le sultan, surpris d’une trop longue absence,
+En cherchera bientôt la cause et la vengeance.
+Que lui répondrez-vous ? Peut-être avant ce temps
+Je saurai l’occuper de soins plus importants.
+Je sais bien qu’Amurat a juré ma ruine ;
+Je sais à son retour l’accueil qu’il me destine.
+Tu vois, pour m’arracher du cœur de ses soldats,
+Qu’il va chercher sans moi les siéges, les combats :
+Il commande l’armée ; et moi, dans une ville
+Il me laisse exercer un pouvoir inutile.
+Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un vizir !
+Mais j’ai plus dignement employé ce loisir :
+J’ai su lui préparer des craintes et des veilles ;
+Et le bruit en ira bientôt à ses oreilles.
+
+
+
+Quoi donc ? qu’avez-vous fait ? J’espère qu’aujourd’hui
+Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.
+
+
+
+Quoi ! Roxane, seigneur, qu’Amurat a choisie
+Entre tant de beautés dont l’Europe et l’Asie
+Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour ?
+Car on dit qu’elle seule a fixé son amour ;
+Et même il a voulu que l’heureuse Roxane,
+Avant qu’elle eût un fils, prît le nom de sultane.
+
+
+
+Il a fait plus pour elle, Osmin : il a voulu
+Qu’elle eût dans son absence un pouvoir absolu.
+Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires :
+Le frère rarement laisse jouir ses frères
+De l’honneur dangereux d’être sortis d’un sang
+Qui les a de trop près approchés de son rang.
+L’imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,
+Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance :
+Indigne également de vivre et de mourir,
+On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir.
+L’autre, trop redoutable, et trop digne d’envie,
+Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.
+Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps
+La molle oisiveté des enfants des sultans.
+Il vint chercher la guerre au sortir de l’enfance,
+Et même en fit sous moi la noble expérience.
+Toi-même tu l’as vu courir dans les combats,
+Emportant après lui tous les cœurs des soldats,
+Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire
+Que donne aux jeunes cœurs la première victoire.
+Mais, malgré ses soupçons, le cruel Amurat,
+Avant qu’un fils naissant eût rassuré l’État,
+N’osait sacrifier ce frère à sa vengeance,
+Ni du sang ottoman proscrire l’espérance.
+Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé
+Laissa dans le sérail Bajazet enfermé.
+Il partit, et voulut que, fidèle à sa haine,
+Et des jours de son frère arbitre souveraine,
+Roxane, au moindre bruit, et sans autres raisons,
+Le fît sacrifier à ses moindres soupçons.
+Pour moi, demeuré seul, une juste colère
+Tourna bientôt mes vœux du côté de son frère.
+J’entretins la sultane, et cachant mon dessein,
+Lui montrai d’Amurat le retour incertain,
+Les murmures du camp, la fortune des armes ;
+Je plaignis Bajazet, je lui vantai ses charmes,
+Qui, par un soin jaloux dans l’ombre retenus,
+Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus.
+Que te dirai-je enfin ? la sultane éperdue
+N’eut plus d’autre désir que celui de sa vue.
+
+
+
+Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards
+Qui semblent mettre entre eux d’invincibles remparts ?
+
+
+
+Peut-être il te souvient qu’un récit peu fidèle
+De la mort d’Amurat fit courir la nouvelle.
+La sultane, à ce bruit feignant de s’effrayer,
+Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer.
+Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent ;
+De l’heureux Bajazet les gardes se troublèrent ;
+Et les dons achevant d’ébranler leur devoir,
+Leurs captifs dans ce trouble osèrent s’entrevoir.
+Roxane vit le prince ; elle ne put lui taire
+L’ordre dont elle seule était dépositaire.
+Bajazet est aimable ; il vit que son salut
+Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut.
+Tout conspirait pour lui : ses soins, sa complaisance,
+Ce secret découvert, et cette intelligence,
+Soupirs d’autant plus doux qu’il les fallait celer,
+L’embarras irritant de ne s’oser parler,
+Même témérité, périls, craintes communes,
+Lièrent pour jamais leurs cœurs et leurs fortunes.
+Ceux mêmes dont les yeux les devaient éclairer,
+Sortis de leur devoir, n’osèrent y rentrer.
+
+
+
+Quoi ! Roxane d’abord leur découvrant son âme
+
+Osa-t-elle à leurs yeux faire éclater sa flamme ?
+
+
+
+Ils l’ignorent encore ; et jusques à ce jour,
+Atalide a prêté son nom à cet amour.
+Du père d’Amurat Atalide est la nièce ;
+Et même avec ses fils partageant sa tendresse,
+Elle a vu son enfance élevée avec eux.
+Du prince, en apparence, elle reçoit les vœux ;
+Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,
+Et veut bien, sous son nom, qu’il aime la sultane.
+Cependant, cher Osmin, pour s’appuyer de moi,
+L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi.
+
+
+
+Quoi ! vous l’aimez, seigneur ? Voudrais-tu qu’à mon âge
+Je fisse de l’amour le vil apprentissage ?
+Qu’un cœur qu’ont endurci la fatigue et les ans
+Suivît d’un vain plaisir les conseils imprudents ?
+C’est par d’autres attraits qu’elle plaît à ma vue :
+J’aime en elle le sang dont elle est descendue.
+Par elle Bajazet, en m’approchant de lui,
+Me va contre lui-même assurer un appui.
+Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage ;
+À peine ils l’ont choisi qu’ils craignent leur ouvrage ;
+Sa dépouille est un bien qu’ils veulent recueillir,
+Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.
+Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse ;
+Ses périls tous les jours réveillent ma tendresse :
+Ce même Bajazet, sur le trône affermi,
+Méconnaîtra peut-être un inutile ami.
+Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l’arrête,
+S’il ose quelque jour me demander ma tête…
+Je ne m’explique point, Osmin ; mais je prétends
+Que du moins il faudra la demander longtemps.
+Je sais rendre aux sultans de fidèles services ;
+Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,
+Et ne me pique point du scrupule insensé
+De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé.
+Voilà donc de ces lieux ce qui m’ouvre l’entrée,
+Et comme enfin Roxane à mes yeux s’est montrée.
+Invisible d’abord elle entendait ma voix,
+Et craignait du sérail les rigoureuses lois ;
+Mais enfin bannissant cette importune crainte
+Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte,
+Elle-même a choisi cet endroit écarté,
+Où nos cœurs à nos yeux parlent en liberté.
+Par un chemin obscur un esclave me guide,
+Et… Mais on vient : c’est elle et sa chère Atalide.
+Demeure ; et s’il le faut, sois prêt à confirmer
+Le récit important dont je vais l’informer.
+
+
+
+
+
+
+
+La vérité s’accorde avec la renommée,
+Madame. Osmin a vu le sultan et l’armée.
+Le superbe Amurat est toujours inquiet ;
+Et toujours tous les cœurs penchent vers Bajazet :
+D’une commune voix ils l’appellent au trône.
+Cependant les Persans marchaient vers Babylone,
+Et bientôt les deux camps au pied de son rempart,
+Devaient de la bataille éprouver le hasard.
+Ce combat doit, dit-on, fixer nos destinées ;
+Et même si d’Osmin je compte les journées,
+Le ciel en a déjà réglé l’événement,
+Et le sultan triomphe ou fuit en ce moment.
+Déclarons-nous, madame, et rompons le silence :
+Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance ;
+Et sans nous informer s’il triomphe ou s’il fuit,
+Croyez-moi, hâtons-nous d’en prévenir le bruit.
+S’il fuit, que craignez-vous ? s’il triomphe au contraire,
+Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.
+Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir
+Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.
+Pour moi, j’ai déjà su par mes brigues secrètes
+Gagner de notre loi les sacrés interprètes :
+Je sais combien, crédule en sa dévotion,
+Le peuple suit le frein de la religion.
+Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière :
+Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière ;
+Déployez en son nom cet étendard fatal,
+Des extrêmes périls l’ordinaire signal.
+Les peuples, prévenus de ce nom favorable,
+Savent que sa vertu le rend seule coupable.
+D’ailleurs un bruit confus, par mes soins confirmé,
+Fait croire heureusement à ce peuple alarmé
+Qu’Amurat le dédaigne, et veut loin de Byzance
+Transporter désormais son trône et sa présence.
+Déclarons le péril dont son frère est pressé ;
+Montrons l’ordre cruel qui vous fut adressé,
+Surtout qu’il se déclare et se montre lui-même,
+Et fasse voir ce front digne du diadème.
+
+
+
+Il suffit. Je tiendrai tout ce que j’ai promis.
+Allez, brave Acomat, assembler vos amis :
+De tous leurs sentiments venez me rendre compte ;
+Je vous rendrai moi-même une réponse prompte.
+Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien,
+
+Sans savoir si son cœur s’accorde avec le mien.
+Allez, et revenez. Enfin, belle Atalide,
+Il faut de nos destins que Bajazet décide.
+Pour la dernière fois je le vais consulter ;
+Je vais savoir s’il m’aime. Est-il temps d’en douter,
+Madame ? Hâtez-vous d’achever votre ouvrage.
+Vous avez du vizir entendu le langage :
+Bajazet vous est cher : savez-vous si demain
+Sa liberté, ses jours, seront en votre main ?
+Peut-être en ce moment Amurat en furie
+S’approche pour trancher une si belle vie.
+Et pourquoi de son cœur doutez-vous aujourd’hui ?
+
+
+
+Mais m’en répondez-vous, vous qui parlez pour lui ?
+
+
+
+Quoi, madame ! les soins qu’il a pris pour vous plaire,
+Ce que vous avez fait, ce que vous pouvez faire,
+Ses périls, ses respects, et surtout vos appas,
+Tout cela de son cœur ne vous répond-il pas ?
+Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire.
+
+
+
+Hélas ! pour mon repos que ne puis-je le croire !
+Pourquoi faut-il au moins que, pour me consoler,
+L’ingrat ne parle pas comme on le fait parler ?
+Vingt fois, sur vos discours pleine de confiance,
+Du trouble de son cœur jouissant par avance,
+Moi-même j’ai voulu m’assurer de sa foi,
+Et l’ai fait en secret amener devant moi.
+Peut-être trop d’amour me rend trop difficile ;
+Mais sans vous fatiguer d’un récit inutile,
+Je ne retrouvais point ce trouble, cette ardeur
+Que m’avait tant promis un discours trop flatteur.
+Enfin, si je lui donne et la vie et l’empire,
+Ces gages incertains ne me peuvent suffire.
+
+
+
+Quoi donc ! à son amour qu’allez-vous proposer ?
+
+
+
+S’il m’aime, dès ce jour il me doit épouser.
+
+
+
+Vous épouser ! Ô ciel ! que prétendez-vous faire ?
+
+
+
+Je sais que des sultans l’usage m’est contraire ;
+Je sais qu’ils se sont fait une superbe loi
+De ne point à l’hymen assujettir leur foi.
+Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse,
+Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse ;
+Mais, toujours inquiète avec tous ses appas,
+Esclave, elle reçoit son maître dans ses bras,
+Et sans sortir du joug où leur loi la condamne,
+Il faut qu’un fils naissant la déclare sultane.
+Amurat plus ardent, et seul jusqu’à ce jour,
+A voulu que l’on dût ce titre à son amour.
+J’en reçus la puissance aussi bien que le titre ;
+Et des jours de son frère il me laissa l’arbitre.
+Mais ce même Amurat ne me promit jamais
+Que l’hymen dût un jour couronner ses bienfaits :
+Et moi, qui n’aspirais qu’à cette seule gloire,
+De ses autres bienfaits j’ai perdu la mémoire.
+Toutefois, que sert-il de me justifier ?
+Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier.
+Malgré tous ses malheurs, plus heureux que son frère,
+Il m’a plu, sans peut-être aspirer à me plaire :
+Femmes, gardes, vizir, pour lui j’ai tout séduit ;
+En un mot, vous voyez jusqu’où je l’ai conduit.
+Grâces à mon amour, je me suis bien servie
+Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie.
+Bajazet touche presque au trône des sultans :
+Il ne faut plus qu’un pas ; mais c’est où je l’attends.
+Malgré tout mon amour, si dans cette journée
+Il ne m’attache à lui par un juste hyménée ;
+S’il ose m’alléguer une odieuse loi ;
+Quand je fais tout pour lui, s’il ne fait tout pour moi ;
+Dès le même moment, sans songer si je l’aime,
+Sans consulter enfin si je me perds moi-même,
+J’abandonne l’ingrat, et le laisse rentrer
+Dans l’état malheureux d’où je l’ai su tirer.
+Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce :
+Sa perte ou son salut dépend de sa réponse.
+Je ne vous presse point de vouloir aujourd’hui
+Me prêter votre voix pour m’expliquer à lui :
+Je veux que, devant moi, sa bouche et son visage
+Me découvrent son cœur sans me laisser d’ombrage,
+Que lui-même, en secret amené dans ces lieux,
+Sans être préparé se présente à mes yeux.
+Adieu. Vous saurez tout après cette entrevue.
+
+
+
+
+
+
+
+Zaïre, c’en est fait, Atalide est perdue !
+
+
+
+Vous ? Je prévois déjà tout ce qu’il faut prévoir.
+Mon unique espérance est dans mon désespoir.
+
+
+
+Mais, madame, pourquoi ? Si tu venais d’entendre
+Quel funeste dessein Roxane vient de prendre,
+Quelles conditions elle veut imposer !
+Bajazet doit périr, dit-elle, ou l’épouser.
+S’il se rend, que deviens-je en ce malheur extrême ?
+Et s’il ne se rend pas, que devient-il lui-même ?
+
+
+
+Je conçois ce malheur. Mais, à ne point mentir,
+Votre amour, dès longtemps, a dû le pressentir.
+
+
+
+Ah, Zaïre ! l’amour a-t-il tant de prudence ?
+Tout semblait avec nous être d’intelligence :
+Roxane, se livrant tout entière à ma foi,
+Du cœur de Bajazet se reposait sur moi,
+M’abandonnait le soin de tout ce qui le touche,
+Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche ;
+Et je croyais toucher au bienheureux moment
+Où j’allais par ses mains couronner mon amant.
+Le ciel s’est déclaré contre mon artifice.
+Et que fallait-il donc, Zaïre, que je fisse ?
+À l’erreur de Roxane ai-je dû m’opposer,
+Et perdre mon amant pour la désabuser ?
+Avant que dans son cœur cette amour fût formée,
+J’aimais, et je pouvais m’assurer d’être aimée.
+Dès nos plus jeunes ans, tu t’en souviens assez,
+L’amour serra les nœuds par le sang commencés.
+Élevée avec lui dans le sein de sa mère,
+J’appris à distinguer Bajazet de son frère ;
+Elle-même avec joie unit nos volontés :
+Et quoique après sa mort l’un de l’autre écartés,
+Conservant, sans nous voir, le désir de nous plaire,
+Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.
+Roxane, qui depuis, loin de s’en défier,
+À ses desseins secrets voulut m’associer,
+Ne put voir sans amour ce héros trop aimable :
+Elle courut lui tendre une main favorable.
+Bajazet étonné rendit grâce à ses soins,
+Lui rendit des respects : pouvait-il faire moins ?
+Mais qu’aisément l’amour croit tout ce qu’il souhaite !
+De ses moindres respects Roxane satisfaite
+Nous engagea tous deux, par sa facilité,
+À la laisser jouir de sa crédulité.
+Zaïre, il faut pourtant avouer ma faiblesse :
+D’un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.
+Ma rivale, accablant mon amant de bienfaits,
+Opposait un empire à mes faibles attraits ;
+Mille soins la rendaient présente à sa mémoire ;
+Elle l’entretenait de sa prochaine gloire :
+Et moi, je ne puis rien. Mon cœur, pour tout discours,
+N’avait que des soupirs qu’il répétait toujours.
+Le ciel seul sait combien j’en ai versé de larmes.
+Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes :
+Je condamnai mes pleurs, et jusques aujourd’hui
+Je l’ai pressé de feindre, et j’ai parlé pour lui.
+Hélas ! tout est fini : Roxane méprisée
+Bientôt de son erreur sera désabusée.
+Car enfin Bajazet ne sait point se cacher ;
+Je connais sa vertu prompte à s’effaroucher.
+Il faut qu’à tous moments, tremblante et secourable,
+Je donne à ses discours un sens plus favorable.
+Bajazet va se perdre. Ah ! si comme autrefois
+Ma rivale eût voulu lui parler par ma voix !
+Au moins, si j’avais pu préparer son visage !
+Mais, Zaïre, je puis l’attendre à son passage ;
+D’un mot ou d’un regard je puis le secourir.
+Qu’il l’épouse, en un mot, plutôt que de périr.
+Si Roxane le veut, sans doute il faut qu’il meure.
+Il se perdra, te dis-je. Atalide, demeure ;
+Laisse, sans t’alarmer, ton amant sur sa foi.
+Penses-tu mériter qu’on se perde pour toi ?
+Peut-être Bajazet, secondant ton envie,
+Plus que tu ne voudras aura soin de sa vie.
+
+
+
+Ah ! dans quels soins, madame, allez-vous vous plonger ?
+Toujours avant le temps faut-il vous affliger ?
+Vous n’en pouvez douter, Bajazet vous adore.
+Suspendez ou cachez l’ennui qui vous dévore :
+N’allez point par vos pleurs déclarer vos amours.
+La main qui l’a sauvé le sauvera toujours,
+Pourvu qu’entretenue en son erreur fatale,
+Roxane jusqu’au bout ignore sa rivale.
+Venez en d’autres lieux enfermer vos regrets,
+Et de leur entrevue attendre le succès.
+
+
+
+Eh bien, Zaïre, allons. Et toi, si ta justice
+De deux jeunes amants veut punir l’artifice,
+Ô ciel, si notre amour est condamné de toi,
+Je suis la plus coupable, épuise tout sur moi !
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Prince, l’heure fatale est enfin arrivée
+Qu’à votre liberté le ciel a réservée.
+Rien ne me retient plus ; et je puis, dès ce jour,
+Accomplir le dessein qu’a formé mon amour.
+Non que, vous assurant d’un triomphe facile,
+Je mette entre vos mains un empire tranquille ;
+Je fais ce que je puis, je vous l’avais promis :
+
+J’arme votre valeur contre vos ennemis,
+J’écarte de vos jours un péril manifeste ;
+Votre vertu, seigneur, achèvera le reste.
+Osmin a vu l’armée : elle penche pour vous ;
+Les chefs de notre loi conspirent avec nous ;
+Le vizir Acomat vous répond de Byzance ;
+Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance
+Cette foule de chefs, d’esclaves, de muets,
+Peuple que dans ces murs renferme ce palais,
+Et dont à ma faveur les âmes asservies
+M’ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.
+Commencez maintenant : c’est à vous de courir
+Dans le champ glorieux que j’ai su vous ouvrir.
+Vous n’entreprenez point une injuste carrière,
+Vous repoussez, seigneur, une main meurtrière :
+L’exemple en est commun ; et parmi les sultans,
+Ce chemin à l’empire a conduit de tous temps.
+Mais, pour mieux commencer, hâtons-nous l’un et l’autre
+D’assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.
+Montrez à l’univers, en m’attachant à vous,
+Que quand je vous servais, je servais mon époux ;
+Et par le nœud sacré d’un heureux hyménée,
+Justifiez la foi que je vous ai donnée.
+
+
+
+Ah ! que proposez-vous, madame ? Eh quoi, seigneur !
+Quel obstacle secret trouble notre bonheur ?
+
+
+
+Madame, ignorez-vous que l’orgueil de l’empire…
+Que ne m’épargnez-vous la douleur de le dire !
+
+
+
+Oui, je sais que depuis qu’un de vos empereurs,
+Bajazet, d’un barbare éprouvant les fureurs,
+Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,
+Et par toute l’Asie à sa suite traînée,
+De l’honneur ottoman ses successeurs jaloux
+Ont daigné rarement prendre le nom d’époux.
+Mais l’amour ne suit point ces lois imaginaires ;
+Et sans vous rappeler des exemples vulgaires,
+Soliman (vous savez qu’entre tous vos aïeux
+Dont l’univers a craint le bras victorieux,
+Nul n’éleva si haut la grandeur ottomane),
+Ce Soliman jeta les yeux sur Roxelane.
+Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier,
+À son trône, à son lit daigna l’associer,
+Sans qu’elle eût d’autres droits au rang d’impératrice,
+Qu’un peu d’attraits peut-être, et beaucoup d’artifice.
+
+
+
+Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis,
+Ce qu’était Soliman, et le peu que je suis.
+Soliman jouissait d’une pleine puissance :
+L’Égypte ramenée à son obéissance ;
+Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil,
+De tous ses défenseurs devenu le cercueil ;
+Du Danube asservi les rives désolées ;
+De l’empire persan les bornes reculées ;
+Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,
+Faisaient taire les lois devant ses volontés.
+Que suis-je ? J’attends tout du peuple et de l’armée :
+Mes malheurs font encor toute ma renommée.
+Infortuné, proscrit, incertain de régner,
+Dois-je irriter les cœurs au lieu de les gagner ?
+Témoins de nos plaisirs, plaindront-ils nos misères ?
+Croiront-ils mes périls et vos larmes sincères ?
+Songez, sans me flatter du sort de Soliman,
+Au meurtre tout récent du malheureux Osman.
+Dans leur rébellion les chefs des janissaires,
+Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires,
+Se crurent à sa perte assez autorisés
+Par le fatal hymen que vous me proposez.
+Que vous dirai-je enfin ? maître de leur suffrage,
+Peut-être avec le temps j’oserai davantage.
+Ne précipitons rien ; et daignez commencer
+À me mettre en état de vous récompenser.
+
+
+
+Je vous entends, seigneur. Je vois mon imprudence ;
+Je vois que rien n’échappe à votre prévoyance :
+Vous avez pressenti jusqu’au moindre danger
+Où mon amour trop prompt allait vous engager.
+Pour vous, pour votre honneur, vous en craignez les suites ;
+Et je le crois, seigneur, puisque vous me le dites.
+Mais avez-vous prévu, si vous ne m’épousez,
+Les périls plus certains où vous vous exposez ?
+Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire ?
+Que c’est à moi surtout qu’il importe de plaire ?
+Songez-vous que je tiens les portes du palais ;
+Que je puis vous l’ouvrir ou fermer pour jamais ;
+Que j’ai sur votre vie un empire suprême ;
+Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ?
+Et sans ce même amour qu’offensent vos refus,
+Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus ?
+
+
+
+Oui, je tiens tout de vous ; et j’avais lieu de croire
+Que c’était pour vous-même une assez grande gloire,
+En voyant devant moi tout l’empire à genoux,
+De m’entendre avouer que je tiens tout de vous.
+Je ne m’en défends point ; ma bouche le confesse,
+Et mon respect saura le confirmer sans cesse :
+Je vous dois tout mon sang ; ma vie est votre bien.
+Mais enfin voulez-vous… Non, je ne veux plus rien.
+
+
+Ne m’importune plus de tes raisons forcées :
+Je vois combien tes vœux sont loin de mes pensées.
+Je ne te presse plus, ingrat, d’y consentir :
+Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir.
+Car enfin qui m’arrête ? et quelle autre assurance
+Demanderais-je encor de ton indifférence ?
+L’ingrat est-il touché de mes empressements ?
+L’amour même entre-t-il dans ses raisonnements ?
+Ah ! je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse,
+Que mes propres périls t’assurent de ta grâce ;
+Qu’engagée avec toi par de si forts liens,
+Je ne puis séparer tes intérêts des miens.
+Mais je m’assure encore aux bontés de ton frère ;
+Il m’aime, tu le sais ; et malgré sa colère,
+Dans ton perfide sang je puis tout expier,
+Et ta mort suffira pour me justifier.
+N’en doute point, j’y cours, et dès ce moment même…
+Bajazet, écoutez ; je sens que je vous aime :
+Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir :
+Le chemin est encore ouvert au repentir.
+Ne désespérez point une amante en furie.
+S’il m’échappait un mot, c’est fait de votre vie.
+
+
+
+Vous pouvez me l’ôter, elle est entre vos mains :
+Peut-être que ma mort, utile à vos desseins,
+De l’heureux Amurat obtenant votre grâce,
+Vous rendra dans son cœur votre première place.
+
+
+
+Dans son cœur ? Ah ! crois-tu, quand il le voudrait bien,
+Que si je perds l’espoir de régner dans le tien,
+D’une si douce erreur si longtemps possédée,
+Je puisse désormais souffrir une autre idée,
+Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ?
+Je te donne, cruel, des armes contre moi,
+Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse :
+Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,
+J’affectais à tes yeux une fausse fierté :
+De toi dépend ma joie et ma félicité :
+De ma sanglante mort ta mort sera suivie.
+Quel fruit de tant de soins que j’ai pris pour ta vie !
+Tu soupires enfin, et sembles te troubler :
+Achève, parle. Ô ciel ! que ne puis-je parler !
+
+
+
+Quoi donc ! que dites-vous ? et que viens-je d’entendre ?
+Vous avez des secrets que je ne puis apprendre ?
+Quoi ! de vos sentiments je ne puis m’éclaircir ?
+
+
+
+Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir :
+Daignez m’ouvrir au trône un chemin légitime ;
+Ou bien, me voilà prêt, prenez votre victime.
+
+
+
+Ah, c’en est trop enfin, tu seras satisfait.
+Holà, gardes, qu’on vienne. Acomat, c’en est fait.
+Vous pouvez retourner, je n’ai rien à vous dire.
+Du sultan Amurat je reconnais l’empire :
+Sortez. Que le sérail soit désormais fermé,
+Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.
+
+
+
+
+
+
+
+Seigneur, qu’ai-je entendu ? quelle surprise extrême !
+Qu’allez-vous devenir ? que deviens-je moi-même ?
+D’où naît ce changement ? qui dois-je en accuser ?
+Ô ciel ! Il ne faut point ici vous abuser.
+Roxane est offensée, et court à la vengeance :
+Un obstacle éternel rompt notre intelligence.
+Vizir, songez à vous, je vous en averti ;
+Et sans compter sur moi, prenez votre parti.
+Quoi ! Vous et vos amis, cherchez quelque retraite.
+Je sais dans quels périls mon amitié vous jette ;
+Et j’espérais un jour vous mieux récompenser.
+Mais, c’en est fait, vous dis-je ; il n’y faut plus penser.
+
+
+
+Et quel est donc, seigneur, cet obstacle invincible ?
+Tantôt dans le sérail j’ai laissé tout paisible.
+Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ?
+
+
+
+Elle veut, Acomat, que je l’épouse ! Eh bien !
+L’usage des sultans à ses vœux est contraire ;
+Mais cet usage, enfin, est-ce une loi sévère
+Qu’aux dépens de vos jours vous deviez observer ?
+La plus sainte des lois, ah ! c’est de vous sauver,
+Et d’arracher, seigneur, d’une mort manifeste
+Le sang des Ottomans, dont vous faites le reste !
+
+
+
+Ce reste malheureux serait trop acheté,
+S’il faut le conserver par une lâcheté.
+
+
+
+Et pourquoi vous en faire une image si noire ?
+
+L’hymen de Soliman ternit-il sa mémoire ?
+Cependant Soliman n’était point menacé
+Des périls évidents dont vous êtes pressé.
+
+
+
+Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie
+Qui d’un servile hymen feraient l’ignominie.
+Soliman n’avait point ce prétexte odieux :
+Son esclave trouva grâce devant ses yeux ;
+Et sans subir le joug d’un hymen nécessaire,
+Il lui fit de son cœur un présent volontaire.
+
+
+
+Mais vous aimez Roxane. Acomat, c’est assez.
+Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.
+La mort n’est point pour moi le comble des disgrâces ;
+J’osai, tout jeune encor, la chercher sur vos traces ;
+Et l’indigne prison où je suis renfermé
+À la voir de plus près m’a même accoutumé ;
+Amurat à mes yeux l'a vingt fois présentée :
+Elle finit le cours d’une vie agitée.
+Hélas ! si je la quitte avec quelque regret…
+Pardonnez, Acomat ; je plains avec sujet
+Des cœurs dont les bontés trop mal récompensées
+M’avaient pris pour objet de toutes leurs pensées.
+
+
+
+Ah ! si nous périssons, n’en accusez que vous,
+Seigneur : dites un mot, et vous nous sauvez tous.
+Tout ce qui reste ici de braves janissaires,
+De la religion les saints dépositaires,
+Du peuple byzantin ceux qui plus respectés
+Par leur exemple seul règlent ses volontés,
+Sont prêts de vous conduire à la porte sacrée
+D’où les nouveaux sultans font leur première entrée.
+
+
+
+Eh bien, brave Acomat, si je leur suis si cher,
+Que des mains de Roxane ils viennent m’arracher ;
+Du sérail, s’il le faut, venez forcer la porte ;
+Entrez accompagné de leur vaillante escorte.
+J’aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups,
+Que chargé malgré moi du nom de son époux.
+Peut-être je saurai, dans ce désordre extrême,
+Par un beau désespoir me secourir moi-même ;
+Attendre, en combattant, l’effet de votre foi,
+Et vous donner le temps de venir jusqu’à moi.
+
+
+
+Eh ! pourrai-je empêcher, malgré ma diligence,
+Que Roxane d’un coup n’assure sa vengeance ?
+Alors qu’aura servi ce zèle impétueux,
+Qu’à charger vos amis d’un crime infructueux ?
+Promettez : affranchi du péril qui vous presse,
+Vous verrez de quel poids sera votre promesse.
+
+
+
+Moi ! Ne rougissez point : le sang des Ottomans
+Ne doit point en esclave obéir aux serments.
+Consultez ces héros que le droit de la guerre
+Mena victorieux jusqu’au bout de la terre :
+Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,
+L’intérêt de l’État fut leur unique loi ;
+Et d’un trône si saint la moitié n’est fondée
+Que sur la foi promise et rarement gardée.
+Je m’emporte, seigneur. Oui, je sais, Acomat,
+Jusqu’où les a portés l’intérêt de l’État.
+Mais ces mêmes héros, prodigues de leur vie,
+Ne la rachetaient point par une perfidie.
+
+
+
+Ô courage inflexible ! ô trop constante foi,
+Que même en périssant j’admire malgré moi !
+Faut-il qu’en un moment un scrupule timide
+Perde… Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?
+
+
+
+
+
+
+
+Ah, madame ! venez avec moi vous unir.
+Il se perd. C’est de quoi je viens l’entretenir.
+Mais laissez-nous : Roxane, à sa perte animée,
+Veut que de ce palais la porte soit fermée.
+Toutefois, Acomat, ne vous éloignez pas :
+Peut-être on vous fera revenir sur vos pas.
+
+
+
+
+
+
+
+Eh bien ! c’est maintenant qu’il faut que je vous laisse.
+Le ciel punit ma feinte, et confond votre adresse ;
+Rien ne m’a pu parer contre ses derniers coups :
+Il fallait ou mourir, ou n’être plus à vous.
+De quoi nous a servi cette indigne contrainte ?
+Je meurs plus tard : voilà tout le fruit de ma feinte.
+Je vous l’avais prédit : mais vous l’avez voulu ;
+J’ai reculé vos pleurs autant que je l’ai pu.
+Belle Atalide, au nom de cette complaisance,
+Daignez de la sultane éviter la présence :
+Vos pleurs vous trahiraient ; cachez-les à ses yeux,
+Et ne prolongez point de dangereux adieux.
+
+
+
+Non, seigneur. Vos bontés pour une infortunée
+Ont assez disputé contre la destinée.
+Il vous en coûte trop pour vouloir m’épargner :
+Il faut vous rendre ; il faut me quitter et régner.
+
+
+
+Vous quitter ! Je le veux. Je me suis consultée.
+De mille soins jaloux jusqu’alors agitée,
+Il est vrai, je n’ai pu concevoir sans effroi
+Que Bajazet pût vivre et n’être plus à moi ;
+Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse
+Je me représentais l’image douloureuse,
+Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)
+Ne me paraissait pas le plus grand des tourments.
+Mais à mes tristes yeux votre mort préparée
+Dans toute son horreur ne s’était pas montrée :
+Je ne vous voyais pas, ainsi que je vous vois,
+Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.
+Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance
+Vous allez de la mort affronter la présence ;
+Je sais que votre cœur se fait quelques plaisirs
+De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs :
+Mais, hélas ! épargnez une âme plus timide ;
+Mesurez vos malheurs aux forces d’Atalide ;
+Et ne m’exposez point aux plus vives douleurs
+Qui jamais d’une amante épuisèrent les pleurs !
+
+
+
+Et que deviendrez-vous, si dès cette journée,
+Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?
+
+
+
+Ne vous informez point ce que je deviendrai.
+Peut-être à mon destin, seigneur, j’obéirai.
+Que sais-je ? à ma douleur je chercherai des charmes.
+Je songerai peut-être, au milieu de mes larmes,
+Qu’à vous perdre pour moi vous étiez résolu ;
+Que vous vivez ; qu’enfin c’est moi qui l’ai voulu.
+
+
+
+Non, vous ne verrez point cette fête cruelle.
+plus vous me commandez de vous être infidèle,
+Madame, plus je vois combien vous méritez
+De ne point obtenir ce que vous souhaitez.
+Quoi ! cet amour si tendre, et né dans notre enfance,
+Dont les feux avec nous ont crû dans le silence ;
+Vos larmes que ma main pouvait seule arrêter ;
+Mes serments redoublés de ne vous point quitter :
+Tout cela finirait par une perfidie !
+J’épouserais, et qui ? (s’il faut que je le die)
+Une esclave attachée à ses seuls intérêts,
+Qui présente à mes yeux des supplices tout prêts ;
+Qui m’offre, ou son hymen, ou la mort infaillible,
+Tandis qu’à mes périls Atalide sensible,
+Et trop digne du sang qui lui donna le jour,
+Veut me sacrifier jusques à son amour ?
+Ah, qu’au jaloux sultan ma tête soit portée,
+Puisqu’il faut à ce prix qu’elle soit rachetée !
+
+
+
+Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.
+
+
+
+Parlez : si je le puis, je suis prêt d’obéir.
+
+
+
+La sultane vous aime ; et malgré sa colère,
+Si vous preniez, seigneur, plus de soin de lui plaire ;
+Si vos soupirs daignaient lui faire pressentir
+Qu’un jour… Je vous entends : je n’y puis consentir.
+Ne vous figurez point que dans cette journée
+D’un lâche désespoir ma vertu consternée
+Craigne les soins d’un trône où je pourrais monter,
+Et par un prompt trépas cherche à les éviter.
+J’écoute trop peut-être une imprudente audace ;
+Mais, sans cesse occupé des grands noms de ma race,
+J’espérais que, fuyant un indigne repos,
+Je prendrais quelque place entre tant de héros.
+Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle,
+Je ne puis plus tromper une amante crédule.
+En vain pour me sauver je vous l’aurais promis :
+Et ma bouche et mes yeux, du mensonge ennemis,
+Peut-être dans le temps que je voudrais lui plaire,
+Feraient par leur désordre un effet tout contraire ;
+Et de mes froids soupirs ses regards offensés
+Verraient trop que mon cœur ne les a point poussés.
+Ô ciel ! combien de fois je l’aurais éclaircie,
+Si je n’eusse à sa haine exposé que ma vie ;
+Si je n’avais pas craint que ses soupçons jaloux
+N’eussent trop aisément remonté jusqu’à vous !
+Et j’irais l’abuser d’une fausse promesse !
+Je me parjurerais ! et par cette bassesse…
+Ah ! loin de m’ordonner cet indigne détour,
+Si votre cœur était moins plein de son amour,
+Je vous verrais sans doute en rougir la première.
+Mais pour vous épargner une injuste prière,
+Adieu ; je vais trouver Roxane de ce pas,
+Et je vous quitte. Et moi, je ne vous quitte pas.
+Venez, cruel, venez ; je vais vous y conduire ;
+Et de tous nos secrets c’est moi qui veux l’instruire.
+Puisque, malgré mes pleurs, mon amant furieux
+Se fait tant de plaisir d’expirer à mes yeux,
+Roxane, malgré vous, nous joindra l’un et l’autre :
+Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre ;
+Et je pourrai donner à vos yeux effrayés
+Le spectacle sanglant que vous me prépariez.
+
+
+
+Ô ciel ! que faites-vous ? Cruel ! pouvez-vous croire
+Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ?
+Pensez-vous que cent fois, en vous faisant parler.
+Ma rougeur ne fut pas prête à me déceler ?
+Mais on me présentait votre perte prochaine.
+Pourquoi faut-il, ingrat ! quand la mienne est certaine,
+Que vous n’osiez pour moi ce que j’osais pour vous ?
+Peut-être il suffira d’un mot un peu plus doux :
+Roxane dans son cœur peut-être vous pardonne.
+Vous-même, vous voyez le temps qu’elle vous donne.
+A-t-elle en vous quittant fait sortir le vizir ?
+Des gardes à mes yeux viennent-ils vous saisir ?
+Enfin, dans sa fureur implorant mon adresse,
+Ses pleurs ne m’ont-ils pas découvert sa tendresse ?
+Peut-être elle n’attend qu’un espoir incertain
+Qui lui fasse tomber les armes de la main.
+Allez, seigneur, sauvez votre vie et la mienne.
+
+
+
+Eh bien… Mais quels discours faut-il que je lui tienne ?
+
+
+
+Ah ! daignez sur ce choix ne me point consulter.
+L’occasion, le ciel pourra vous les dicter.
+Allez : entre elle et vous je ne dois point paraître ;
+Votre trouble ou le mien nous ferait reconnaître.
+Allez : encore un coup, je n’ose m’y trouver.
+Dites… tout ce qu’il faut, seigneur, pour vous sauver.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Zaïre, il est donc vrai, sa grâce est prononcée ?
+
+
+
+Je vous l’ai dit, madame : une esclave empressée,
+Qui courait de Roxane accomplir le désir,
+Aux portes du sérail a reçu le vizir.
+Ils ne m’ont point parlé ; mais mieux qu’aucun langage,
+Le transport du vizir marquait sur son visage
+Qu’un heureux changement le rappelle au palais,
+Et qu’il y vient signer une éternelle paix.
+Roxane a pris sans doute une plus douce voie.
+
+
+
+Ainsi, de toutes parts, les plaisirs et la joie
+M’abandonnent, Zaïre, et marchent sur leurs pas.
+J’ai fait ce que j’ai dû ; je ne m’en repens pas.
+
+
+
+Quoi, madame ! Quelle est cette nouvelle alarme ?
+
+
+
+Et ne t’a-t-on point dit, Zaïre, par quel charme,
+Ou pour mieux dire enfin, par quel engagement
+Bajazet a pu faire un si prompt changement ?
+Roxane en sa fureur paraissait inflexible ;
+A-t-elle dans son cœur quelque gage infaillible ?
+Parle. L’épouse-t-il ? Je n’en ai rien appris.
+Mais enfin s’il n’a pu se sauver qu’à ce prix ;
+S’il fait ce que vous-même avez su lui prescrire ;
+S’il l’épouse, en un mot… S’il l’épouse, Zaïre !
+
+
+
+Quoi ! vous repentez-vous des généreux discours
+Que vous dictait le soin de conserver ses jours ?
+
+
+
+Non, non : il ne fera que ce qu’il a dû faire.
+Sentiments trop jaloux, c’est à vous de vous taire :
+Si Bajazet l’épouse, il suit mes volontés ;
+Respectez ma vertu qui vous a surmontés ;
+À ces nobles conseils ne mêlez point le vôtre ;
+Et loin de me le peindre entre les bras d’une autre,
+Laissez-moi sans regrets me le représenter
+Au trône où mon amour l’a forcé de monter.
+Oui, je me reconnais, je suis toujours la même.
+Je voulais qu’il m’aimât, chère Zaïre ; il m’aime :
+Et du moins cet espoir me console aujourd’hui
+Que je vais mourir digne et contente de lui.
+
+
+
+Mourir ! Quoi ! vous auriez un dessein si funeste ?
+
+
+
+J’ai cédé mon amant ; tu t’étonnes du reste !
+Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs
+Une mort qui prévient et finit tant de pleurs ?
+Qu’il vive, c’est assez. Je l’ai voulu sans doute ;
+Et je le veux toujours, quelque prix qu’il m’en coûte.
+Je n’examine point ma joie ou mon ennui :
+J’aime assez mon amant pour renoncer à lui.
+Mais, hélas ! il peut bien penser avec justice
+Que si j’ai pu lui faire un si grand sacrifice,
+Ce cœur, qui de ses jours prend un funeste soin,
+L’aime trop pour vouloir en être le témoin.
+Allons, je veux savoir… Modérez-vous, de grâce :
+On vient vous informer de tout ce qui se passe.
+C’est le vizir. Enfin, nos amants sont d’accord,
+Madame ; un calme heureux nous remet dans le port.
+La sultane a laissé désarmer sa colère ;
+Elle m’a déclaré sa volonté dernière ;
+Et tandis qu’elle montre au peuple épouvanté
+Du prophète divin l’étendard redouté,
+Qu’à marcher sur mes pas Bajazet se dispose,
+Je vais de ce signal faire entendre la cause,
+Remplir tous les esprits d’une juste terreur,
+Et proclamer enfin le nouvel empereur.
+Cependant permettez que je vous renouvelle
+Le souvenir du prix qu’on promit à mon zèle.
+N’attendez point de moi ces doux emportements,
+Tels que j’en vois paraître au cœur de ces amants ;
+Mais si, par d’autres soins, plus dignes de mon âge,
+Par de profonds respects, par un long esclavage,
+Tel que nous le devons au sang de nos sultans,
+Je puis… Vous m’en pourrez instruire avec le temps.
+Avec le temps aussi vous pourrez me connaître.
+Mais quels sont ces transports qu’ils vous ont fait paraître ?
+
+
+
+Madame, doutez-vous des soupirs enflammés
+De deux jeunes amants l’un de l’autre charmés ?
+
+
+
+Non ; mais, à dire vrai, ce miracle m’étonne.
+Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne ?
+L’épouse-t-il enfin ? Madame, je le croi.
+Voici tout ce qui vient d’arriver devant moi :
+Surpris, je l’avoûrai, de leur fureur commune,
+Querellant les amants, l’amour et la fortune,
+J’étais de ce palais sorti désespéré.
+Déjà, sur un vaisseau dans le port préparé,
+Chargeant de mon débris les reliques plus chères,
+Je méditais ma fuite aux terres étrangères.
+Dans ce triste dessein au palais rappelé,
+Plein de joie et d’espoir, j’ai couru, j’ai volé.
+La porte du sérail à ma voix s’est ouverte,
+Et d’abord une esclave à mes yeux s’est offerte ;
+Qui m’a conduit sans bruit dans un appartement
+Où Roxane attentive écoutait son amant.
+Tout gardait devant eux un auguste silence :
+Moi-même, résistant à mon impatience,
+Et respectant de loin leur secret entretien,
+j’ai longtemps, immobile, observé leur maintien.
+Enfin, avec des yeux qui découvraient son âme,
+L’une a tendu la main pour gage de sa flamme ;
+L’autre, avec des regards éloquents, pleins d’amour,
+L’a de ses feux, madame, assurée à son tour.
+
+
+Hélas ! Ils m’ont alors aperçu l’un et l’autre.
+« Voilà, m’a-t-elle dit, votre prince et le nôtre.
+« Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.
+« Allez lui préparer les honneurs souverains ;
+« Qu’un peuple obéissant l’attende dans le temple :
+« Le sérail va bientôt vous en donner l’exemple. »
+Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé :
+Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé :
+Trop heureux d’avoir pu, par un récit fidèle,
+De leur paix, en passant, vous conter la nouvelle,
+Et m’acquitter vers vous de mes respects profonds !
+Je vais le couronner, madame, et j’en réponds.
+
+
+
+
+
+
+
+Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie.
+Ah ! madame, croyez… Que veux-tu que je croie ?
+Quoi donc ! à ce spectacle irai-je m’exposer ?
+Tu vois que c’en est fait, ils se vont épouser ;
+La sultane est contente ; il assure qu’il l’aime.
+Mais je ne m’en plains pas, je l’ai voulu moi-même.
+Cependant croyais-tu, quand, jaloux de sa foi,
+Il s’allait plein d’amour sacrifier pour moi ;
+Lorsque son cœur, tantôt, m’exprimant sa tendresse,
+Refusait à Roxane une simple promesse ;
+Quand mes larmes en vain tâchaient de l’émouvoir ;
+Quand je m’applaudissais de leur peu de pouvoir,
+Croyais-tu que son cœur, contre toute apparence,
+Pour la persuader trouvât tant d’éloquence ?
+Ah ! peut-être, après tout, que, sans trop se forcer,
+Tout ce qu’il a pu dire, il a pu le penser.
+Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle,
+Il a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle ;
+Elle aura devant lui fait parler ses douleurs ;
+Elle l’aime ; un empire autorise ses pleurs :
+Tant d’amour touche enfin une âme généreuse.
+Hélas ! que de raisons contre une malheureuse !
+
+
+
+Mais ce succès, madame, est encore incertain.
+Attendez. Non, vois-tu, je le nîrais en vain.
+Je ne prends point plaisir à croître ma misère ;
+
+Je sais pour se sauver tout ce qu’il a dû faire.
+Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas,
+Je n’ai point prétendu qu’il ne m’obéît pas :
+Mais après les adieux que je venais d’entendre,
+Après tous les transports d’une douleur si tendre,
+Je sais qu’il n’a point dû lui faire remarquer
+La joie et les transports qu’on vient de m’expliquer.
+Toi-même, juge-nous, et vois si je m’abuse :
+Pourquoi de ce conseil moi seule suis-je excluse ?
+Au sort de Bajazet ai-je si peu de part ?
+À me chercher lui-même attendrait-il si tard,
+N’était que de son cœur le trop juste reproche
+Lui fait peut-être, hélas ! éviter cette approche ?
+Mais non, je lui veux bien épargner ce souci :
+Il ne me verra plus. Madame, le voici.
+
+
+
+
+
+
+
+C’en est fait, j’ai parlé, vous êtes obéie.
+Vous n’avez plus, madame, à craindre pour ma vie ;
+Et je serais heureux, si la foi, si l’honneur,
+Ne me reprochaient point mon injuste bonheur ;
+Si mon cœur, dont le trouble en secret me condamne,
+Pouvait me pardonner aussi bien que Roxane.
+Mais enfin je me vois les armes à la main ;
+Je suis libre, et je puis contre un frère inhumain,
+Non plus par un silence aidé de votre adresse,
+Disputer en ces lieux le cœur de sa maîtresse,
+Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,
+Moi-même le cherchant aux climats étrangers,
+Lui disputer les cœurs du peuple et de l’armée,
+Et pour juge entre nous prendre la renommée.
+Que vois-je ? qu’avez-vous ? Vous pleurez ! Non, seigneur,
+Je ne murmure point contre votre bonheur :
+Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle.
+Vous savez si jamais j’y formai quelque obstacle :
+Tant que j’ai respiré, vos yeux me sont témoins
+Que votre seul péril occupait tous mes soins ;
+Et puisqu’il ne pouvait finir qu’avec ma vie,
+C’est sans regret aussi que je la sacrifie.
+Il est vrai, si le ciel eût écouté mes vœux,
+Qu’il pouvait m’accorder un trépas plus heureux :
+Vous n’en auriez pas moins épousé ma rivale ;
+Vous pouviez l’assurer de la foi conjugale ;
+Mais vous n’auriez pas joint à ce titre d’époux
+Tous ces gages d’amour qu’elle a reçus de vous.
+Roxane s’estimait assez récompensée :
+Et j’aurais en mourant cette douce pensée,
+Que vous ayant moi-même imposé cette loi,
+Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi ;
+Qu’emportant chez les morts toute votre tendresse,
+Ce n’est point un amant en vous que je lui laisse.
+
+
+
+Que parlez-vous, madame, et d’époux et d’amant ?
+Ô ciel ! de ce discours quel est le fondement ?
+Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?
+Moi j’aimerais Roxane, ou je vivrais pour elle,
+Madame ! Ah ! croyez-vous que, loin de le penser,
+Ma bouche seulement eût pu le prononcer ?
+Mais l’un ni l’autre enfin n’était point nécessaire :
+La sultane a suivi son penchant ordinaire,
+Et soit qu’elle ait d’abord expliqué mon retour
+Comme un gage certain qui marquait mon amour,
+Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre,
+À peine ai-je parlé, que, sans presque m’entendre,
+Ses pleurs précipités ont coupé mes discours :
+Elle met dans ma main sa fortune, ses jours,
+Et se fiant enfin à ma reconnaissance,
+D’un hymen infaillible a formé l’espérance.
+Moi-même rougissant de sa crédulité,
+Et d’un amour si tendre et si peu mérité,
+Dans ma confusion, que Roxane, madame,
+Attribuait encore à l’excès de ma flamme,
+Je me trouvais barbare, injuste, criminel.
+Croyez qu’il m’a fallu, dans ce moment cruel,
+Pour garder jusqu’au bout un silence perfide,
+Rappeler tout l’amour que j’ai pour Atalide.
+Cependant, quand je viens, après de tels efforts.
+Chercher quelque secours contre tous mes remords,
+Vous-même contre moi je vous vois, irritée,
+Reprocher votre mort à mon âme agitée ;
+Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment
+Tout ce que je vous dis vous touche faiblement…
+Madame, finissons et mon trouble et le vôtre.
+Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre.
+Roxane n’est pas loin : laissez agir ma foi :
+J’irai, bien plus content et de vous et de moi,
+Détromper son amour d’une feinte forcée,
+Que je n’allais tantôt déguiser ma pensée.
+La voici. Juste ciel ! où va-t-il s’exposer ?
+Si vous m’aimez, gardez de la désabuser.
+
+
+
+
+
+
+
+Venez, seigneur, venez : il est temps de paraître,
+Et que tout le sérail reconnaisse son maître :
+
+Tout ce peuple nombreux dont il est habité,
+Assemblé par mon ordre, attend ma volonté.
+Mes esclaves gagnés, que le reste va suivre,
+Sont les premiers sujets que mon amour vous livre.
+L’auriez-vous cru, madame, et qu’un si prompt retour
+Fît à tant de fureur succéder tant d’amour ?
+Tantôt, à me venger fixe et déterminée,
+Je jurais qu’il voyait sa dernière journée :
+À peine cependant Bajazet m’a parlé ;
+L’amour fit le serment, l’amour l’a violé.
+J’ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse :
+J’ai prononcé sa grâce, et je crois sa promesse.
+
+
+
+Oui, je vous ai promis et j’ai donné ma foi
+De n’oublier jamais tout ce que je vous doi ;
+J’ai juré que mes soins, ma juste complaisance,
+Vous répondront toujours de ma reconnaissance.
+Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits,
+Je vais de vos bontés attendre les effets.
+
+
+
+
+
+
+
+De quel étonnement, ô ciel ! suis-je frappée ?
+Est-ce un songe ? et mes yeux ne m’ont-ils point trompée ?
+Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé
+Qui semble révoquer tout ce qui s’est passé ?
+Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue,
+Et qu’il ait regagné mon amitié perdue ?
+J’ai cru qu’il me jurait que jusques à la mort
+Son amour me laissait maîtresse de son sort.
+Se repent-il déjà de m’avoir apaisée ?
+Mais moi-même tantôt me serais-je abusée ?
+Ah !… Mais il vous parlait : quels étaient ses discours,
+Madame ? Moi, madame ! il vous aime toujours.
+
+
+
+Il y va de sa vie, au moins, que je le croie.
+Mais, de grâce, parmi tant de sujets de joie,
+Répondez-moi, comment pouvez-vous expliquer
+Ce chagrin qu’en sortant il m’a fait remarquer ?
+
+
+
+Madame, ce chagrin n’a point frappé ma vue.
+Il m’a de vos bontés longtemps entretenue,
+Il en était tout plein quand je l’ai rencontré ;
+J’ai cru le voir sortir tel qu’il était entré.
+Mais, madame, après tout, faut-il être surprise
+Que, tout près d’achever cette grande entreprise,
+Bajazet s’inquiète, et qu’il laisse échapper
+Quelques marques des soins qui doivent l’occuper ?
+
+
+
+Je vois qu’à l’excuser votre adresse est extrême :
+Vous parlez mieux pour lui qu’il ne parle lui-même.
+
+
+
+Et quel autre intérêt… Madame, c’est assez.
+Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez.
+Laissez-moi : j’ai besoin d’un peu de solitude,
+Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude :
+J’ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins,
+Et je veux un moment y penser sans témoins.
+
+
+
+
+
+De tout ce que je vois que faut-il que je pense ?
+Tous deux à me tromper sont-ils d’intelligence ?
+Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ?
+N’ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ?
+Bajazet interdit ! Atalide étonnée !
+Ô ciel ! à cet affront m’auriez-vous condamnée ?
+De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ?
+Tant de jours douloureux, tant d’inquiètes nuits ;
+Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale,
+N’aurai-je tout tenté que pour une rivale ?
+Mais peut-être qu’aussi, trop prompte à m’affliger,
+J’observe de trop près un chagrin passager :
+J’impute à son amour l’effet de son caprice.
+N’eût-il pas jusqu’au bout conduit son artifice ?
+Prêt à voir le succès de son déguisement,
+Quoi ! ne pouvait-il pas feindre encore un moment ?
+Non, non, rassurons-nous : trop d’amour m’intimide.
+Et pourquoi dans son cœur redouter Atalide ?
+Quel serait son dessein ? Qu’a-t-elle fait pour lui ?
+Qui de nous deux enfin le couronne aujourd’hui ?
+Mais, hélas ! de l’amour ignorons-nous l’empire ?
+Si par quelque autre charme Atalide l’attire,
+Qu’importe qu’il nous doive et le sceptre et le jour ?
+Les bienfaits dans un cœur balancent-ils l’amour ?
+Et sans chercher plus loin, quand l’ingrat me sut plaire,
+Ai-je mieux reconnu les bontés de son frère ?
+Ah ! si d’une autre chaîne il n’était point lié,
+L’offre de mon hymen l’eût-il tant effrayé ?
+N’eût-il pas sans regret secondé mon envie ?
+L’eût-il refusé, même aux dépens de sa vie ?
+Que de justes raisons… Mais qui vient me parler ?
+Que veut-on ? Pardonnez si j’ose vous troubler :
+
+Mais, madame, un esclave arrive de l’armée ;
+Et quoique sur la mer la porte fût fermée,
+Les gardes, sans tarder, l’ont ouverte à genoux,
+Aux ordres du sultan qui s’adressent à vous.
+Mais ce qui me surprend, c’est Orcan qu’il envoie.
+
+
+
+Orcan ! Oui, de tous ceux que le sultan emploie,
+Orcan, le plus fidèle à servir ses desseins,
+Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains.
+Madame, il vous demande avec impatience.
+Mais j’ai cru vous devoir avertir par avance ;
+Et souhaitant surtout qu’il ne vous surprît pas,
+Dans votre appartement j’ai retenu ses pas.
+
+
+
+Quel malheur imprévu vient encor me confondre ?
+Quel peut être cet ordre ? et que puis-je répondre ?
+Il n’en faut point douter, le sultan inquiet
+Une seconde fois condamne Bajazet.
+On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre :
+Tout m’obéit ici. Mais dois-je le défendre ?
+Quel est mon empereur ? Bajazet ? Amurat ?
+Jai trahi l’un ; mais l’autre est peut-être un ingrat.
+Le temps presse. Que faire en ce doute funeste ?
+Allons, employons bien le moment qui nous reste.
+Ils ont beau se cacher, l’amour le plus discret
+Laisse par quelque marque échapper son secret.
+Observons Bajazet ; étonnons Atalide ;
+Et couronnons l’amant, ou perdons le perfide.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Ah ! sais-tu mes frayeurs ? sais-tu que dans ces lieux
+J’ai vu du fier Orcan le visage odieux ?
+En ce moment fatal, que je crains sa venue !
+Que je crains… Mais, dis-moi, Bajazet t’a-t-il vue ?
+Qu’a-t-il dit ? se rend-il, Zaïre, à mes raisons ?
+Ira-t-il voir Roxane, et calmer ses soupçons ?
+
+
+
+Il ne peut plus la voir sans qu’elle le commande :
+Roxane ainsi l’ordonne, elle veut qu’il l’attende.
+Sans doute à cet esclave elle veut le cacher.
+J’ai feint en le voyant de ne le point chercher.
+J’ai rendu votre lettre, et j’ai pris sa réponse.
+Madame, vous verrez ce qu’elle vous annonce.
+
+Tatatatatata tatatatata tar
+Tatatatatata tatatata tatar
+
+Hélas ! que me dit-il ? croit-il que je l’ignore ?
+Ne sais-je pas assez qu’il m’aime, qu’il m’adore ?
+Est-ce ainsi qu’à mes vœux il sait s’accommoder ?
+C’est Roxane, et non moi, qu’il faut persuader.
+De quelle crainte encor me laisse-t-il saisie !
+Funeste aveuglement ! perfide jalousie !
+Récit menteur, soupçons que je n’ai pu celer,
+Fallait-il vous entendre, ou fallait-il parler !
+C’était fait, mon bonheur surpassait mon attente:
+J’étais aimée, heureuse; et Roxane contente.
+Zaïre, s’il se peut, retourne sur tes pas :
+Qu’il l’apaise. Ces mots ne me suffisent pas :
+Que sa bouche, ses yeux, tout l’assure qu’il l’aime :
+Qu’elle le croie enfin. Que ne puis-je moi-même,
+Échauffant par mes pleurs ses soins trop languissants,
+Mettre dans ses discours tout l’amour que je sens !
+Mais à d’autres périls je crains de le commettre.
+
+
+
+Roxane vient à vous. Ah ! cachons cette lettre !
+
+
+
+
+
+Viens. J’ai reçu cet ordre. Il faut l’intimider.
+
+
+
+Va, cours ; et tâche enfin de le persuader.
+
+
+
+
+
+
+
+Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée.
+De tout ce qui s’y passe êtes-vous informée ?
+
+
+
+On m’a dit que du camp un esclave est venu :
+Le reste est un secret qui ne m’est pas connu.
+
+
+
+Amurat est heureux : la fortune est changée,
+Madame, et sous ses lois Babylone est rangée.
+
+
+
+Eh quoi, madame ! Osmin… Était mal averti ;
+Et depuis son départ cet esclave est parti.
+C’en est fait. Quel revers ! Pour comble de disgrâces,
+Le sultan, qui l’envoie, est parti sur ses traces.
+
+
+
+Quoi ! les Persans armés ne l’arrêtent donc pas ?
+
+
+
+Non, madame, vers nous il revient à grands pas.
+
+
+
+Que je vous plains, madame ! et qu’il est nécessaire
+D’achever promptement ce que vous vouliez faire !
+
+
+
+Il est tard de vouloir s’opposer au vainqueur.
+
+
+
+Ô ciel ! Le temps n’a point adouci sa rigueur.
+Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.
+
+
+Et que vous mande-t-il ? Voyez : lisez vous-même.
+Vous connaissez, madame, et la lettre et le seing.
+
+
+
+Du cruel Amurat je reconnais la main.
+« Avant que Babylone éprouvât ma puissance,
+
+« Je ne veux point douter de votre obéissance,
+« Je vous ai fait porter mes ordres absolus :
+« Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.
+« Je laisse sous mes lois Babylone asservie,
+« Vous, si vous avez soin de votre propre vie,
+« Et confirme en partant mon ordre souverain.
+« Ne vous montrez à moi que sa tête à la main. »
+Eh bien ? Cache tes pleurs, malheureuse Atalide !
+Que vous semble ? Il poursuit son dessein parricide.
+Mais il pense proscrire un prince sans appui :
+Il ne sait pas l’amour qui vous parle pour lui ;
+Que vous et Bajazet vous ne faites qu’une âme ;
+Que plutôt, s’il le faut, vous mourrez… Moi, madame !
+Je voudrais le sauver, je ne le puis hair ;
+Mais… Quoi donc ? qu’avez-vous résolu ? D’obéir.
+
+D’obéir ! Et que faire en ce péril extrême ?
+Il le faut. Quoi ! ce prince aimable… qui vous aime…
+Verra finir ses jours qu’il vous a destinés !
+
+
+
+Il le faut ; et déjà mes ordres sont donnés.
+Je me meurs. Elle tombe, et ne vit plus qu’à peine.
+
+
+
+Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine ;
+Mais au moins observez ses regards, ses discours,
+Tout ce qui convaincra leurs perfides amours.
+
+
+
+
+
+Ma rivale à mes yeux s’est enfin déclarée.
+Voilà sur quelle foi je m’étais assurée !
+Depuis six mois entiers j’ai cru que, nuit et jour,
+Ardente, elle veillait au soin de mon amour :
+Et c’est moi qui, du sien ministre trop fidèle,
+Semble depuis six mois ne veiller que pour elle ;
+Qui me suis appliquée à chercher les moyens
+De lui faciliter tant d’heureux entretiens ;
+Et qui même souvent, prévenant son envie,
+Ai hâté les moments les plus doux de sa vie.
+Ce n’est pas tout : il faut maintenant m’éclaircir
+Si dans sa perfidie elle a su réussir ;
+Il faut… Mais que pourrais-je apprendre davantage ?
+Mon malheur n’est-il pas écrit sur son visage ?
+Vois-je pas, au travers de son saisissement,
+Un cœur dans ses douleurs content de son amant ?
+Exempte des soupçons dont je suis tourmentée,
+Ce n’est que pour ses jours qu’elle est épouvantée.
+N’importe : poursuivons. Elle peut, comme moi,
+Sur des gages trompeurs s’assurer de sa foi.
+Pour le faire expliquer, tendons-lui quelque piége.
+Mais quel indigne emploi moi-même m’imposé-je !
+Quoi donc ! à me gêner appliquant mes esprits,
+J’irai faire à mes yeux éclater ses mépris ?
+Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse.
+D’ailleurs, l’ordre, l’esclave, et le vizir me presse.
+
+Il faut prendre parti : l’on m’attend. Faisons mieux :
+Sur tout ce que j’ai vu fermons plutôt les yeux ;
+Laissons de leur amour la recherche importune ;
+Poussons à bout l’ingrat, et tentons la fortune :
+Voyons si, par mes soins sur le trône élevé,
+Il osera trahir l’amour qui l’a sauvé,
+Et si, de mes bienfaits lâchement libérale,
+Sa main en osera couronner ma rivale.
+Je saurai bien toujours retrouver le moment
+De punir, s’il le faut, la rivale et l’amant :
+Dans ma juste fureur observant le perfide,
+Je saurai le surprendre avec son Atalide ;
+Et d’un même poignard les unissant tous deux,
+Les percer l’un et l’autre, et moi-même après eux.
+Voilà, n’en doutons point, le parti qu’il faut prendre.
+Je veux tout ignorer. Ah ! que viens-tu m’apprendre,
+Zatime ? Bajazet en est-il amoureux ?
+Vois-tu, dans ses discours, qu’ils s’entendent tous deux ?
+
+
+
+Elle n’a point parlé : toujours évanouie,
+Madame, elle ne marque aucun reste de vie
+Que par de longs soupirs et des gémissements
+Qu’il semble que son cœur va suivre à tous moments.
+Vos femmes, dont le soin à l’envi la soulage,
+Ont découvert son sein pour leur donner passage.
+Moi-même, avec ardeur secondant ce dessein,
+J’ai trouvé ce billet enfermé dans son sein :
+Du prince votre amant j’ai reconnu la lettre,
+Et j’ai cru qu’en vos mains je devais le remettre.
+
+
+
+Donne… Pourquoi frémir ? et quel trouble soudain
+Me glace à cet objet, et fait trembler ma main ?
+Il peut l’avoir écrit sans m’avoir offensée ;
+Il peut même… Lisons, et voyons sa pensée :
+
+Tatatatatata tatatatata tar
+Tatatatatata tatatata tatar
+
+Ah ! de la trahison me voilà donc instruite !
+Je reconnais l’appât dont ils m’avaient séduite !
+Ainsi donc mon amour était récompensé,
+Lâche, indigne du jour que je t’avais laissé !
+Ah ! je respire enfin ; et ma joie est extrême
+Que le traître, une fois, se soit trahi lui-même.
+Libre des soins cruels où j’allais m’engager,
+Ma tranquille fureur n’a plus qu’à se venger.
+Qu’il meure : vengeons-nous. Courez : qu’on le saisisse,
+Que la main des muets s’arme pour son supplice ;
+Qu’ils viennent préparer ces nœuds infortunés
+Par qui de ses pareils les jours sont terminés.
+Cours, Zatime, sois prompte à servir ma colère.
+
+
+
+Ah, madame ! Quoi donc ? Si, sans trop vous déplaire,
+Dans les justes transports, madame, où je vous vois,
+J’osais vous faire entendre une timide voix :
+Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre,
+Aux mains de ces cruels mérite qu’on le livre ;
+Mais, tout ingrat qu’il est, croyez-vous aujourd’hui
+Qu’Amurat ne soit pas plus à craindre que lui ?
+Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle
+Ne l’a point averti de votre amour nouvelle ?
+Des cœurs comme le sien, vous le savez assez,
+Ne se regagnent plus quand ils sont offensés,
+Et la plus prompte mort, dans ce moment sévère,
+Devient de leur amour la marque la plus chère.
+
+
+
+Avec quelle insolence et quelle cruauté
+Ils se jouaient tous deux de ma crédulité !
+Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire !
+Tu ne remportais pas une grande victoire,
+Perfide, en abusant ce cœur préoccupé,
+Qui lui-même craignait de se voir détrompé !
+Moi qui, de ce haut rang qui me rendait si fière,
+Dans le sein du malheur t’ai cherché la première
+Pour attacher des jours tranquilles, fortunés,
+Aux périls dont tes jours étaient environnés.
+Après tant de bontés, de soins, d’ardeurs extrêmes,
+Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes !
+Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer ?
+Tu pleures, malheureuse ! Ah ! tu devais pleurer
+Lorsque, d’un vain désir à ta perte poussée,
+Tu conçus de le voir la première pensée.
+Tu pleures ! et l’ingrat, tout prêt à te trahir,
+Prépare les discours dont il veut t’éblouir ;
+Pour plaire à ta rivale il prend soin de sa vie…
+Ah ! traître, tu mourras !… Quoi ! tu n’es point partie ?
+Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas :
+Qu’il me voie, attentive au soin de son trépas,
+Lui montrer à la fois, et l’ordre de son frère,
+Et de sa trahison ce gage trop sincère.
+Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux.
+Qu’il n’ait, en expirant, que ses cris pour adieux.
+Qu’elle soit cependant fidèlement servie ;
+Prends soin d’elle : ma haine a besoin de sa vie.
+Ah ! si pour son amant facile à s’attendrir,
+La peur de son trépas la fit presque mourir,
+Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle
+De le montrer bientôt pâle et mort devant elle,
+
+De voir sur cet objet ses regards arrêtés
+Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés !
+Va, retiens-la. Surtout, garde bien le silence.
+Moi… Mais qui vient ici différer ma vengeance ?
+
+
+
+
+
+
+
+Que faites-vous, madame ? en quels retardements
+D’un jour si précieux perdez-vous les moments ?
+Byzance, par mes soins presque entière assemblée,
+Interroge ses chefs, de leur crainte troublée ;
+Et tous pour s’expliquer, ainsi que mes amis,
+Attendent le signal que vous m’aviez promis.
+D’où vient que, sans répondre à leur impatience,
+Le sérail cependant garde un triste silence ?
+Déclarez-vous, madame ; et sans plus différer…
+
+
+
+Oui, vous serez content, je vais me déclarer.
+
+
+
+Madame, quel regard, et quelle voix sévère,
+Malgré votre discours, m’assurent du contraire ?
+Quoi ! déjà votre amour, des obstacles vaincu…
+
+
+
+Bajazet est un traître, et n’a que trop vécu.
+
+
+
+Lui ! Pour moi, pour vous-même, également perfide,
+Il nous trompait tous deux. Comment ! Cette Atalide,
+Qui même n’était pas un assez digne prix
+De tout ce que pour lui vous avez entrepris…
+Eh bien ! Lisez : jugez, après cette insolence,
+Si nous devons d’un traître embrasser la défense.
+Obéissons plutôt à la juste rigueur
+D’Amurat qui s’approche et retourne vainqueur ;
+Et livrant sans regret un indigne complice,
+Apaisons le sultan par un prompt sacrifice.
+
+
+
+Oui, puisque jusque-là l’ingrat m’ose outrager,
+Moi-même, s’il le faut, je m’offre à vous venger,
+Madame. Laissez-moi nous laver l’un et l’autre
+Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre.
+Montrez-moi le chemin, j’y cours. Non, Acomat :
+Laissez-moi le plaisir de confondre l’ingrat.
+Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte.
+Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.
+Je vais tout préparer. Vous, cependant, allez
+Disperser promptement vos amis assemblés.
+
+
+
+
+
+
+
+Demeure : il n’est pas temps, cher Osmin, que je sorte.
+
+
+
+Quoi ! jusque-là, seigneur, votre amour vous transporte !
+N’avez-vous pas poussé la vengeance assez loin ?
+Voulez-vous de sa mort être encor le témoin ?
+
+
+
+Que veux-tu dire ? Es-tu toi-même si crédule
+Que de me soupçonner d’un courroux ridicule ?
+Moi, jaloux ! plût au ciel qu’en me manquant de foi
+L’imprudent Bajazet n’eût offensé que moi !
+
+
+
+Et pourquoi donc, seigneur, au lieu de le défendre…
+
+
+
+Eh ! la sultane est-elle en état de m’entendre ?
+Ne voyais-tu pas bien, quand je l’allais trouver,
+Que j’allais avec lui me perdre ou me sauver ?
+Ah ! de tant de conseils événement sinistre !
+Prince aveugle ! ou plutôt trop aveugle ministre,
+Il te sied bien d’avoir en de si jeunes mains,
+Chargé d’ans et d’honneurs, confié tes desseins,
+Et laissé d’un vizir la fortune flottante
+Suivre de ces amants la conduite imprudente !
+
+
+
+Eh ! laissez-les entre eux exercer leur courroux ;
+Bajazet veut périr ; seigneur, songez à vous.
+Qui peut de vos desseins révéler le mystère,
+Sinon quelques amis engagés à se taire ?
+Vous verrez par sa mort le sultan adouci.
+
+
+
+Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi :
+Mais moi qui vois plus loin ; qui, par un long usage,
+Des maximes du trône ai fait l’apprentissage ;
+Qui, d’emplois en emplois, vieilli sous trois sultans,
+Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants,
+Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace
+Un homme tel que moi doit attendre sa grâce,
+Et qu’une mort sanglante est l’unique traité
+Qui reste entre l’esclave et le maître irrité.
+
+
+
+Fuyez donc. J’approuvais tantôt cette pensée.
+Mon entreprise alors était moins avancée ;
+Mais il m’est désormais trop dur de reculer.
+
+Par une belle chute il faut me signaler,
+Et laisser un débris du moins après ma fuite,
+Qui de mes ennemis retarde la poursuite.
+Bajazet vit encor : pourquoi nous étonner ?
+Acomat de plus loin a su le ramener.
+Sauvons-le malgré lui de ce péril extrême,
+Pour nous, pour nos amis, pour Roxane elle-même.
+Tu vois combien son cœur, prêt à le protéger,
+A retenu mon bras trop prompt à la venger.
+Je connais peu l’amour, mais j’ose te répondre
+Qu’il n’est pas condamné, puisqu’on veut le confondre ;
+Que nous avons du temps. Malgré son désespoir,
+Roxane l’aime encore, Osmin, et le va voir.
+
+
+
+Enfin, que vous inspire une si noble audace ?
+Si Roxane l’ordonne, il faut quitter la place :
+Ce palais est tout plein… Oui, d’esclaves obscurs,
+Nourris, loin de la guerre, à l’ombre de ses murs.
+Mais toi, dont la valeur, d’Amurat oubliée,
+Par de communs chagrins à mon sort s’est liée,
+Voudras-tu jusqu’au bout seconder mes fureurs ?
+
+
+
+Seigneur, vous m’offensez : si vous mourez, je meurs.
+
+
+
+D’amis et de soldats une troupe hardie
+Aux portes du palais attend notre sortie ;
+La sultane d’ailleurs se fie à mes discours :
+Nourri dans le sérail, j’en connais les détours ;
+Je sais de Bajazet l’ordinaire demeure ;
+Ne tardons plus, marchons ; et s’il faut que je meure,
+Mourons ; moi, cher Osmin, comme un vizir ; et toi,
+Comme le favori d’un homme tel que moi.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Hélas ! je cherche en vain ; rien ne s’offre à ma vue.
+Malheureuse ! comment puis-je l’avoir perdue ?
+Ciel, aurais-tu permis que mon funeste amour
+Exposât mon amant tant de fois en un jour ?
+Que, pour dernier malheur, cette lettre fatale
+Fût encor parvenue aux yeux de ma rivale ?
+J’étais en ce lieu même, et ma timide main,
+Quand Roxane a paru, l’a cachée en mon sein.
+Sa présence a surpris mon âme désolée ;
+Ses menaces, sa voix, un ordre m’a troublée :
+J’ai senti défaillir ma force et mes esprits ;
+Ses femmes m’entouraient quand je les ai repris ;
+À mes yeux étonnés leur troupe est disparue.
+Ah ! trop cruelles mains, qui m’avez secourue,
+Vous m’avez vendu cher vos secours inhumains ;
+Et par vous cette lettre a passé dans ses mains !
+Quels desseins maintenant occupent sa pensée ?
+Sur qui sera d’abord sa vengeance exercée ?
+Quel sang pourra suffire à son ressentiment ?
+Ah ! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.
+Cependant on m’arrête, on me tient enfermée…
+On ouvre ; de son sort je vais être informée.
+
+
+
+
+
+
+
+Retirez-vous. Madame… excusez l’embarras…
+
+
+
+Retirez-vous, vous dis-je ; et ne répliquez pas.
+Gardes, qu’on la retienne. Oui, tout est prêt, Zatime :
+Orcan et les muets attendent leur victime.
+Je suis pourtant toujours maîtresse de son sort ;
+Je puis le retenir ; mais s’il sort, il est mort.
+Vient-il ? Oui, sur mes pas un esclave l’amène ;
+Et, loin de soupçonner sa disgrâce prochaine,
+Il m’a paru, madame, avec empressement
+Sortir, pour vous chercher, de son appartement.
+
+
+
+Âme lâche, et trop digne enfin d’être déçue,
+Peux-tu souffrir encor qu’il paraisse à ta vue ?
+Crois-tu par tes discours le vaincre ou l’étonner ?
+Quand même il se rendrait, peux-tu lui pardonner ?
+Quoi ! ne devrais-tu pas être déjà vengée ?
+Ne crois-tu pas encore être assez outragée ?
+Sans perdre tant d’efforts sur ce cœur endurci,
+Que ne le laissons-nous périr ?… Mais le voici.
+
+
+
+
+
+
+
+Je ne vous ferai point des reproches frivoles :
+Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles.
+
+Mes soins vous sont connus ; en un mot, vous vivez ;
+Et je ne vous dirais que ce que vous savez.
+Malgré tout mon amour, si je n’ai pu vous plaire,
+Je n’en murmure point ; quoiqu’à ne vous rien taire,
+Ce même amour, peut-être, et ces mêmes bienfaits,
+Auraient dû suppléer à mes faibles attraits.
+Mais je m’étonne enfin que, pour reconnaissance,
+Pour prix de tant d’amour, de tant de confiance,
+Vous ayez si longtemps, par des détours si bas,
+Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas.
+
+Qui ? moi, madame ? Oui, toi. Voudrais-tu point encore
+Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ?
+Ne prétendrais-tu point, par tes fausses couleurs,
+Déguiser un amour qui te retient ailleurs ;
+Et me jurer enfin, d’une bouche perfide,
+Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide ?
+
+
+
+Atalide, madame ! Ô ciel ! qui vous a dit…
+
+
+
+Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit.
+
+
+
+Je ne vous dis plus rien : cette lettre sincère
+D’un malheureux amour contient tout le mystère ;
+Vous savez un secret que, tout prêt à s’ouvrir,
+Mon cœur a mille fois voulu vous découvrir.
+J’aime, je le confesse ; et devant que votre âme.
+Prévenant mon espoir, m’eût déclaré sa flamme,
+Déjà plein d’un amour dès l’enfance formé,
+À tout autre désir mon cœur était fermé.
+Vous me vîntes offrir et la vie et l’empire ;
+Et même votre amour, si j’ose vous le dire,
+Consultant vos bienfaits, les crut, et, sur leur foi,
+De tous mes sentiments vous répondit pour moi.
+Je connus votre erreur. Mais que pouvais-je faire ?
+Je vis en même temps qu’elle vous était chère.
+Combien le trône tente un cœur ambitieux !
+Un si noble présent me fit ouvrir les yeux.
+Je chéris, j’acceptai, sans tarder davantage,
+L’heureuse occasion de sortir d’esclavage,
+D’autant plus qu’il fallait l’accepter ou périr ;
+D’autant plus que vous-même, ardente à me l’offrir,
+Vous ne craigniez rien tant que d’être refusée ;
+Que même mes refus vous auraient exposée ;
+Qu’après avoir osé me voir et me parler,
+Il était dangereux pour vous de reculer.
+Cependant je n’en veux pour témoins que vos plaintes,
+Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes ?
+Songez combien de fois vous m’avez reproché
+Un silence témoin de mon trouble caché :
+Plus l’effet de vos soins et ma gloire étaient proches,
+Plus mon cœur interdit se faisait de reproches.
+Le ciel qui m’entendait, sait bien qu’en même temps
+Je ne m’arrêtais pas à des vœux impuissants ;
+Et si l’effet enfin, suivant mon espérance,
+Eût ouvert un champ libre à ma reconnaissance,
+J’aurais par tant d’honneurs, par tant de dignités,
+Contenté votre orgueil, et payé vos bontés,
+Que vous-même peut-être… Et que pourrais-tu faire ?
+Sans l’offre de ton cœur, par où peux-tu me plaire ?
+Quels seraient de tes vœux les inutiles fruits ?
+Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis ?
+Maîtresse du sérail, arbitre de ta vie,
+Et même de l’État, qu’Amurat me confie,
+Sultane, et, ce qu’en vain j’ai cru trouver en toi,
+Souveraine d’un cœur qui n’eût aimé que moi :
+Dans ce comble de gloire où je suis arrivée,
+À quel indigne honneur m’avais-tu réservée ?
+Traînerais-je en ces lieux un sort infortuné,
+Vil rebut d’un ingrat que j’aurais couronné,
+De mon rang descendue à mille autres égale,
+Ou la première esclave enfin de ma rivale ?
+Laissons ces vains discours ; et, sans m’importuner,
+Pour la dernière fois, veux-tu vivre et régner ?
+J’ai l’ordre d’Amurat, et je puis t’y soustraire.
+Mais tu n’as qu’un moment : parle. Que faut-il faire ?
+Ma rivale est ici, suis-moi sans différer ;
+Dans la main des muets viens la voir expirer ;
+Et, libre d’un amour à ta gloire funeste,
+Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste.
+Ta grâce est à ce prix, si tu veux l’obtenir.
+
+
+
+Je ne l’accepterais que pour vous en punir ;
+Que pour faire éclater aux yeux de tout l’empire
+L’horreur et le mépris que cette offre m’inspire.
+Mais à quelle fureur me laissant emporter,
+Contre ses tristes jours vais-je vous irriter !
+De mes emportements elle n’est point complice,
+Ni de mon amour même et de mon injustice ;
+Loin de me retenir par des conseils jaloux,
+Elle me conjurait de me donner à vous.
+En un mot, séparez ses vertus de mon crime.
+Poursuivez, s’il le faut, un courroux légitime ;
+Aux ordres d’Amurat hâtez-vous d’obéir :
+Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr.
+Amurat avec moi ne l’a point condamnée :
+Épargnez une vie assez infortunée.
+Ajoutez cette grâce à tant d’autres bontés,
+Madame ; et si jamais je vous fus cher… Sortez.
+Pour la dernière fois, perfide, tu m’as vue,
+Et tu vas rencontrer la peine qui t’est due.
+
+
+
+Atalide à vos pieds demande à se jeter,
+Et vous prie un moment de vouloir l’écouter,
+Madame ; elle vous veut faire l’aveu fidèle
+D’un secret important qui vous touche plus qu’elle.
+
+
+
+Oui, qu’elle vienne. Et toi, suis Bajazet qui sort ;
+Et quand il sera temps, viens m’apprendre son sort.
+
+
+
+
+
+
+
+Je ne viens plus, madame, à feindre disposée,
+Tromper votre bonté si longtemps abusée ;
+Confuse, et digne objet de vos inimitiés,
+Je viens mettre mon cœur et mon crime à vos pieds.
+Oui, madame, il est vrai que je vous ai trompée :
+Du soin de mon amour seulement occupée,
+Quand j’ai vu Bajazet, loin de vous obéir,
+Je n’ai dans mes discours songé qu’à vous trahir.
+Je l’aimai dès l’enfance ; et dès ce temps, madame,
+J’avais par mille soins su prévenir son âme.
+La sultane sa mère, ignorant l’avenir,
+Hélas ! pour son malheur, se plut à nous unir.
+Vous l’aimâtes depuis : plus heureux l’un et l’autre,
+Si, connaissant mon cœur, ou me cachant le vôtre,
+Votre amour de la mienne eût su se défier !
+Je ne me noircis point pour le justifier.
+Je jure par le ciel qui me voit confondue,
+Par ces grands Ottomans dont je suis descendue,
+Et qui tous avec moi vous parlent à genoux,
+Pour le plus pur du sang qu’ils ont transmis en nous,
+Bajazet à vos soins tôt ou tard plus sensible,
+Madame, à tant d’attraits n’était pas invincible.
+Jalouse, et toujours prête à lui représenter
+Tout ce que je croyais digne de l’arrêter.
+Je n’ai rien négligé, plaintes, larmes, colère,
+Quelquefois attestant les mânes de sa mère ;
+Ce jour même, des jours le plus infortuné,
+Lui reprochant l’espoir qu’il vous avait donné,
+Et de ma mort enfin le prenant à partie,
+Mon importune ardeur ne s’est point ralentie,
+Qu’arrachant malgré lui des gages de sa foi,
+Je ne sois parvenue à le perdre avec moi.
+Mais pourquoi vos bontés seraient-elles lassées ?
+Ne vous arrêtez point à ses froideurs passées :
+C’est moi qui l’y forçai. Les nœuds que j’ai rompus
+Se rejoindront bientôt quand je ne serai plus.
+Quelque peine pourtant qui soit due à mon crime,
+N’ordonnez pas vous-même une mort légitime,
+Et ne vous montrez point à son cœur éperdu,
+Couverte de mon sang par vos mains répandu :
+D’un cœur trop tendre encore épargnez la faiblesse
+Vous pouvez de mon sort me laisser la maîtresse,
+Madame ; mon trépas n’en sera pas moins prompt.
+Jouissez d’un bonheur dont ma mort vous répond ;
+Couronnez un héros dont vous serez chérie :
+J’aurai soin de ma mort ; prenez soin de sa vie.
+Allez, madame, allez : avant votre retour,
+J’aurai d’une rivale affranchi votre amour.
+
+
+
+Je ne mérite pas un si grand sacrifice :
+Je me connais, madame, et je me fais justice.
+Loin de vous séparer, je prétends aujourd’hui
+Par des nœuds éternels vous unir avec lui :
+Vous jouirez bientôt de son aimable vue.
+Levez-vous. Mais que veut Zatime toute émue ?
+
+
+
+
+
+
+
+Ah ! venez vous montrer, madame, ou désormais
+Le rebelle Acomat est maître du palais :
+Profanant des sultans la demeure sacrée,
+Ses criminels amis en ont forcé l’entrée.
+Vos esclaves tremblants, dont la moitié s’enfuit,
+Doutent si le vizir vous sert ou vous trahit.
+
+
+
+Ah ! les traîtres ! Allons et courons le confondre.
+Toi, garde ma captive, et songe à m’en répondre.
+
+
+
+
+
+
+
+Hélas ! pour qui mon cœur doit-il faire des vœux ?
+J’ignore quel dessein les anime tous deux.
+Si de tant de malheurs quelque pitié te touche,
+Je ne demande point, Zatime, que ta bouche
+Trahisse en ma faveur Roxane et son secret ;
+Mais, de grâce, dis-moi ce que fait Bajazet.
+L’as-tu vu ? Pour ses jours n’ai-je encor rien à craindre ?
+
+
+
+Madame, en vos malheurs je ne puis que vous plaindre.
+
+
+
+Quoi ! Roxane déjà l’a-t-elle condamné ?
+
+
+
+Madame, le secret m’est surtout ordonné.
+
+
+
+Malheureuse, dis-moi seulement s’il respire.
+
+
+
+Il y va de ma vie, et je ne puis rien dire.
+
+
+
+Ah ! c’en est trop, cruelle. Achève, et que ta main
+Lui donne de ton zèle un gage plus certain ;
+Perce toi-même un cœur que ton silence accable,
+D’une esclave barbare esclave impitoyable ;
+Précipite des jours qu’elle me veut ravir :
+Montre-toi, s’il se peut, digne de la servir.
+Tu me retiens en vain, et dès cette même heure,
+Il faut que je le voie, ou du moins que je meure.
+
+
+
+
+
+
+
+Ah ! que fait Bajazet ? Où le puis-je trouver,
+Madame ? Aurai-je encor le temps de le sauver ?
+Je cours tout le sérail ; et même dès l’entrée
+De mes braves amis la moitié séparée
+A marché sur les pas du courageux Osmin :
+Le reste m’a suivi par un autre chemin.
+Je cours, et je ne vois que des troupes craintives
+D’esclaves effrayés, de femmes fugitives.
+
+
+
+Ah ! je suis de son sort moins instruite que vous.
+Cette esclave le sait. Crains mon juste courroux,
+Malheureuse ! réponds. Madame… Eh bien, Zaïre ?
+Qu’est-ce ? Ne craignez plus : votre ennemie expire.
+
+Roxane ? Et ce qui va bien plus vous étonner,
+Orcan lui-même, Orcan vient de l’assassiner.
+
+Quoi ! lui ? Désespéré d’avoir manqué son crime,
+Sans doute il a voulu prendre cette victime.
+
+
+
+Juste ciel, l’innocence a trouvé ton appui !
+Bajazet vit encor : vizir, courez à lui.
+
+
+
+Par la bouche d’Osmin vous serez mieux instruite.
+Il a tout vu. Ses yeux ne l’ont-ils point séduite ?
+Roxane est-elle morte ? Oui, j’ai vu l’assassin
+Retirer son poignard tout fumant de son sein.
+Orcan, qui méditait ce cruel stratagème,
+La servait à dessein de la perdre elle-même ;
+Et le sultan l’avait chargé secrètement
+De lui sacrifier l’amante après l’amant.
+Lui-même, d’aussi loin qu’il nous a vus paraître :
+« Adorez, a-t-il dit, l’ordre de votre maître ;
+« De son auguste seing reconnaissez les traits,
+« Perfides, et sortez de ce sacré palais. »
+À ce discours, laissant la sultane expirante,
+Il a marché vers nous ; et d’une main sanglante
+Il nous a déployé l’ordre dont Amurat
+Autorise ce monstre à ce double attentat.
+Mais, seigneur, sans vouloir l’écouter davantage,
+Transportés à la fois de douleur et de rage,
+Nos bras impatients ont puni ce forfait,
+Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.
+
+Bajazet ! Que dis-tu ? Bajazet est sans vie.
+L’ignoriez-vous ? Ô ciel ! Son amante en furie,
+Près de ces lieux, seigneur, craignant votre secours,
+Avait au nœud fatal abandonné ses jours.
+Moi-même des objets j’ai vu le plus funeste,
+Et de sa vie en vain j’ai cherché quelque reste :
+Bajazet était mort. Nous l’avons rencontré
+De morts et de mourants noblement entouré,
+Que, vengeant sa défaite, et cédant sous le nombre,
+Ce héros a forcés d’accompagner son ombre.
+Mais puisque c’en est fait, seigneur, songeons à nous.
+
+
+
+Ah ! destins ennemis, où me réduisez-vous ?
+Je sais en Bajazet la perte que vous faites,
+
+Madame ; je sais trop qu’en l’état où vous êtes
+Il ne m’appartient point de vous offrir l’appui
+De quelques malheureux qui n’espéraient qu’en lui :
+Saisi, désespéré d’une mort qui m’accable,
+Je vais, non point sauver cette tête coupable,
+Mais, redevable aux soins de mes tristes amis,
+Défendre jusqu’au bout leurs jours qu’ils m’ont commis.
+Pour vous, si vous voulez qu’en quelque autre contrée
+Nous allions confier votre tête sacrée,
+Madame, consultez : maîtres de ce palais,
+Mes fidèles amis attendront vos souhaits ;
+Et moi, pour ne point perdre un temps si salutaire,
+Je cours où ma présence est encor nécessaire ;
+Et jusqu’au pied des murs que la mer vient laver,
+Sur mes vaisseaux tout prêts je viens vous retrouver.
+
+
+
+
+
+
+
+Enfin c’en est donc fait ; et par mes artifices,
+Mes injustes soupçons, mes funestes caprices,
+Je suis donc arrivée au douloureux moment
+Où je vois par mon crime expirer mon amant !
+N’était-ce pas assez, cruelle destinée,
+Qu’à lui survivre, hélas ! je fusse condamnée ?
+Et fallait-il encor que pour comble d’horreurs
+Je ne pusse imputer sa mort qu’à mes fureurs ?
+Oui, c’est moi, cher amant, qui t’arrache la vie ;
+Roxane, ou le sultan, ne te l’ont point ravie :
+Moi seule, j’ai tissu le lien malheureux
+Dont tu viens d’éprouver les détestables nœuds.
+Et je puis sans mourir en souffrir la pensée,
+Moi qui n’ai pu tantôt, de ta mort menacée,
+Retenir mes esprits, prompts à m’abandonner !
+Ah ! n’ai-je eu de l’amour que pour t’assassiner ?
+Mais c’en est trop : il faut, par un prompt sacrifice,
+Que ma fidèle main te venge et me punisse.
+Vous, de qui j’ai troublé la gloire et le repos,
+Héros, qui deviez tous revivre en ce héros ;
+Toi, mère malheureuse, et qui dès notre enfance
+Me confias son cœur dans une autre espérance ;
+Infortuné vizir, amis désespérés,
+Roxane, venez tous, contre moi conjurés,
+Tourmenter à la fois une amante éperdue ;
+Et prenez la vengeance enfin qui vous est due.
+
+
+
+Ah ! madame !…… Elle expire. Ô ciel ! en ce malheur
+Que ne puis-je avec elle expirer de douleur !
diff --git a/test/racine_bajazet.tpl b/test/racine_bajazet.tpl
@@ -0,0 +1,4 @@
+6/6 A !X
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@@ -0,0 +1,2091 @@
+
+
+
+Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,
+Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.
+Souvent ce cabinet, superbe et solitaire,
+Des secrets de Titus est le dépositaire.
+
+C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour,
+Lorsqu’il vient à la reine expliquer son amour.
+De son appartement cette porte est prochaine,
+Et cette autre conduit dans celui de la reine.
+Va chez elle : dis-lui qu’importun à regret
+J’ose lui demander un entretien secret.
+
+
+
+Vous, seigneur, importun ? vous, cet ami fidèle
+Qu’un soin si généreux intéresse pour elle ?
+Vous, cet Antiochus, son amant autrefois ?
+Vous, que l’Orient compte entre ses plus grands rois ?
+Quoi ! déjà de Titus épouse en espérance,
+Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance ?
+
+
+
+Va, dis-je ; et sans vouloir te charger d’autres soins,
+Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.
+
+
+
+
+
+Eh bien ! Antiochus, es-tu toujours le même ?
+Pourrai-je, sans trembler, lui dire : Je vous aime ?
+Mais quoi ! déjà je tremble ; et mon cœur agité
+Craint autant ce moment que je l’ai souhaité.
+Bérénice autrefois m’ôta toute espérance ;
+Elle m’imposa même un éternel silence.
+Je me suis tu cinq ans ; et jusques à ce jour,
+D’un voile d’amitié j’ai couvert mon amour.
+Dois-je croire qu’au rang où Titus la destine
+Elle m’écoute mieux que dans la Palestine ?
+Il l’épouse. Ai-je donc attendu ce moment
+Pour me venir encor déclarer son amant ?
+Quel fruit me reviendra d’un aveu téméraire ?
+Ah ! puisqu’il faut partir, partons sans lui déplaire.
+Retirons-nous, sortons ; et, sans nous découvrir,
+Allons loin de ses yeux l’oublier, ou mourir.
+Eh quoi ! souffrir toujours un tourment qu’elle ignore !
+Toujours verser des pleurs qu’il faut que je dévore !
+Quoi ! même en la perdant redouter son courroux !
+Belle reine, et pourquoi vous offenseriez-vous ?
+Viens-je vous demander que vous quittiez l’empire ;
+Que vous m’aimiez ? Hélas ! je ne viens que vous dire
+Qu’après m’être longtemps flatté que mon rival
+Trouverait à ses vœux quelque obstacle fatal ;
+Aujourd’hui qu’il peut tout, que votre hymen s’avance ;
+Exemple infortuné d’une longue constance,
+Après cinq ans d’amour et d’espoir superflus,
+Je pars, fidèle encor quand je n’espère plus.
+Au lieu de s’offenser, elle pourra me plaindre.
+Quoi qu’il en soit, parlons ; c’est assez nous contraindre :
+Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir
+Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ?
+
+
+
+
+
+
+
+Arsace, entrerons-nous ? Seigneur, j’ai vu la reine :
+Mais, pour me faire voir, je n’ai percé qu’à peine
+Les flots toujours nouveaux d’un peuple adorateur
+Qu’attire sur ses pas sa prochaine grandeur.
+Titus, après huit jours d’une retraite austère,
+Cesse enfin de pleurer Vespasien son père :
+Cet amant se redonne aux soins de son amour ;
+Et si j’en crois, seigneur, l’entretien de la cour,
+Peut-être avant la nuit l’heureuse Bérénice
+Change le nom de reine au nom d’impératrice.
+
+
+
+Hélas ! Quoi ! ce discours pourrait-il vous troubler ?
+
+
+
+Ainsi donc, sans témoins je ne lui puis parler ?
+
+
+
+Vous la verrez, seigneur ; Bérénice est instruite
+Que vous voulez ici la voir seule et sans suite.
+La reine d’un regard a daigné m’avertir
+Qu’à votre empressement elle allait consentir ;
+Et sans doute elle attend le moment favorable
+Pour disparaître aux yeux d’une cour qui l’accable.
+
+
+
+Il suffit. Cependant n’as-tu rien négligé
+Des ordres importants dont je t’avais chargé ?
+
+
+
+Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance.
+Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence,
+Prêts à quitter le port de moments en moments,
+N’attendent pour partir que vos commandements.
+Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ?
+
+
+
+Arsace, il faut partir quand j’aurai vu la reine.
+Qui doit partir ? Moi. Vous ? En sortant du palais,
+Je sors de Rome, Arsace, et j’en sors pour jamais.
+
+
+
+Je suis surpris, sans doute, et c’est avec justice.
+Quoi ! depuis si longtemps la reine Bérénice
+Vous arrache, seigneur, du sein de vos États ;
+
+Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas ;
+Et lorsque cette reine, assurant sa conquête,
+Vous attend pour témoin de cette illustre fête,
+Quand l’amoureux Titus, devenant son époux,
+Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous…
+
+
+
+Arsace, laisse-la jouir de sa fortune,
+Et quitte un entretien dont le cours m’importune.
+
+
+
+Je vous entends, seigneur : ces mêmes dignités
+Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés.
+L’inimitié succède à l’amitié trahie.
+
+
+
+Non, Arsace, jamais je ne l’ai moins haïe.
+
+
+
+Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ?
+Quoi donc ! de sa grandeur déjà trop prévenu,
+Quelque pressentiment de son indifférence
+Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ?
+
+
+
+Titus n’a point paru pour moi se démentir :
+J’aurais tort de me plaindre. Et pourquoi donc partir ?
+Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ?
+Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime,
+Un prince qui, jadis témoin de vos combats,
+Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,
+Et de qui la valeur, par vos soins secondée,
+Mit enfin sous le joug la rebelle Judée ;
+Il se souvient du jour illustre et douloureux
+Qui décida du sort d’un long siége douteux.
+Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles
+Contemplaient sans péril nos assauts inutiles ;
+Le bélier impuissant les menaçait en vain :
+Vous seul, seigneur, vous seul, une échelle à la main,
+Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.
+Ce jour presque éclaira vos propres funérailles :
+Titus vous embrassa mourant entre mes bras,
+Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.
+Voici le temps, seigneur, où vous devez attendre
+Le fruit de tant de sang qu’ils vous ont vu répandre.
+Si, pressé du désir de revoir vos États,
+Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,
+Faut-il que sans honneurs l’Euphrate vous revoie ?
+Attendez pour partir que César vous renvoie
+Triomphant et chargé des titres souverains
+Qu’ajoute encore aux rois l’amitié des Romains.
+Rien ne peut-il, seigneur, changer votre entreprise ?
+Vous ne répondez point ! Que veux-tu que je dise ?
+J’attends de Bérénice un moment d’entretien.
+
+
+Eh bien, seigneur ? Son sort décidera du mien.
+Comment ? Sur son hymen j’attends qu’elle s’explique.
+Si sa bouche s’accorde avec la voix publique,
+S’il est vrai qu’on l’élève au trône des Césars,
+Si Titus a parlé, s’il l’épouse, je pars.
+
+
+
+Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ?
+
+
+
+Quand nous serons partis, je te dirai le reste.
+
+
+
+Dans quel trouble, seigneur, jetez-vous mon esprit.
+
+
+
+La reine vient. Adieu. Fais tout ce que j’ai dit.
+
+
+
+
+
+
+
+Enfin je me dérobe à la joie importune
+De tant d’amis nouveaux que me fait la fortune :
+Je fuis de leurs respects l’inutile longueur,
+Pour chercher un ami qui me parle du cœur :
+Il ne faut point mentir, ma juste impatience
+Vous accusait déjà de quelque négligence.
+Quoi ! cet Antiochus, disais-je, dont les soins
+Ont eu tout l’Orient et Rome pour témoins ;
+Lui que j’ai vu toujours constant dans mes traverses,
+Suivre d’un pas égal mes fortunes diverses ;
+Aujourd’hui que le ciel semble me présager
+Un honneur qu’avec vous je prétends partager,
+Ce même Antiochus se cachant à ma vue,
+Me laisse à la merci d’une foule inconnue !
+
+
+
+Il est donc vrai, madame ? et selon ce discours,
+L’hymen va succéder à vos longues amours ?
+
+
+
+Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes :
+Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes ;
+Ce long deuil que Titus opposait à sa cour
+Avait même en secret suspendu son amour ;
+Il n’avait plus pour moi cette ardeur assidue
+Lorsqu’il passait les jours attachés sur ma vue ;
+Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,
+Il ne me laissait plus que de tristes adieux.
+Jugez de ma douleur, moi dont l’amour extrême,
+Je vous l’ai dit cent fois, n’aime en lui que lui-même,
+Moi qui, loin des grandeurs dont il est revêtu,
+Aurais choisi son cœur, et cherché sa vertu.
+
+
+
+Il a repris pour vous sa tendresse première ?
+
+
+
+Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,
+Lorsque, pour seconder ses soins religieux,
+Le sénat a placé son père entre les dieux.
+De ce juste devoir sa piété contente
+A fait place, seigneur, aux soins de son amante ;
+Et même en ce moment, sans qu’il m’en ait parlé,
+Il est dans le sénat par son ordre assemblé.
+Là, de la Palestine il étend la frontière ;
+Il y joint l’Arabie et la Syrie entière ;
+Et si de ses amis j’en dois croire la voix,
+Si j’en crois ses serments redoublés mille fois,
+Il va sur tant d’États couronner Bérénice,
+Pour joindre à plus de noms le nom d’impératrice.
+Il m’en viendra lui-même assurer en ce lieu.
+
+
+
+Et je viens donc vous dire un éternel adieu.
+
+
+
+Que dites-vous ? Ah ciel ! quel adieu ! quel langage !
+Prince, vous vous troublez et changez de visage !
+
+
+
+Madame, il faut partir. Quoi ! ne puis-je savoir
+Quel sujet… Il fallait partir sans la revoir.
+
+
+
+Que craignez-vous ? Parlez : c’est trop longtemps se taire.
+Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère ?
+
+
+
+Au moins souvenez-vous que je cède à vos lois,
+Et que vous m’écoutez pour la dernière fois.
+Si, dans ce haut degré de gloire et de puissance,
+Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,
+Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux
+Reçut le premier trait qui partit de vos yeux :
+J’aimai. J’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère :
+Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère
+Alliez-vous de mon cœur recevoir le tribut ;
+Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.
+Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme
+Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.
+La Judée en pâlit : le triste Antiochus
+Se compta le premier au nombre des vaincus.
+Bientôt, de mon malheur interprète sévère,
+Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.
+Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux ;
+Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.
+Enfin votre rigueur emporta la balance :
+Vous sûtes m’imposer l’exil ou le silence.
+Il fallut le promettre, et même le jurer.
+Mais, puisque en ce moment j’ose me déclarer,
+Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse,
+Mon cœur faisait serment de vous aimer sans cesse.
+
+
+
+Ah ! que me dites-vous ? Je me suis tu cinq ans,
+Madame, et vais encor me taire plus longtemps.
+De mon heureux rival j’accompagnai les armes ;
+J’espérai de verser mon sang après mes larmes,
+Ou qu’au moins, jusqu’à vous porté par mille exploits,
+Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix.
+Le ciel sembla promettre une fin à ma peine :
+Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.
+Inutiles périls ! Quelle était mon erreur !
+La valeur de Titus surpassait ma fureur.
+Il faut qu’à sa vertu mon estime réponde.
+Quoique attendu, madame, à l’empire du monde,
+Chéri de l’univers, enfin aimé de vous,
+Il semblait à lui seul appeler tous les coups,
+Tandis que, sans espoir, haï, lassé de vivre,
+Son malheureux rival ne semblait que le suivre.
+Je vois que votre cœur m’applaudit en secret ;
+Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret,
+Et que, trop attentive à ce récit funeste,
+En faveur de Titus vous pardonnez le reste.
+Enfin, après un siége aussi cruel que lent,
+Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant
+Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,
+Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.
+Rome vous vit, madame, arriver avec lui.
+Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !
+Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
+Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée.
+Je vous redemandais à vos tristes États ;
+Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.
+Mais enfin succombant à ma mélancolie,
+Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie.
+Le sort m’y réservait le dernier de ses coups.
+Titus en m’embrassant m’amena devant vous :
+Un voile d’amitié vous trompa l’un et l’autre,
+Et mon amour devint le confident du vôtre.
+Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs ;
+Rome, Vespasien, traversaient vos soupirs ;
+Après tant de combats Titus cédait peut-être.
+Vespasien est mort, et Titus est le maître.
+Que ne fuyais-je alors ! J’ai voulu quelques jours
+De son nouvel empire examiner le cours.
+Mon sort est accompli ; votre gloire s’apprête.
+Assez d’autres, sans moi, témoins de cette fête,
+À vos heureux transports viendront joindre les leurs;
+Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,
+D’un inutile amour trop constante victime,
+Heureux dans mes malheurs d’en avoir pu sans crime
+
+Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,
+Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.
+
+
+
+Seigneur, je n’ai pas cru que, dans une journée
+Qui doit avec César unir ma destinée,
+Il fût quelque mortel qui pût impunément
+Se venir à mes yeux déclarer mon amant.
+Mais de mon amitié mon silence est un gage ;
+J’oublie en sa faveur un discours qui m’outrage.
+Je n’en ai point troublé le cours injurieux ;
+Je fais plus, à regret je reçois vos adieux.
+Le ciel sait qu’au milieu des honneurs qu’il m’envoie,
+Je n’attendais que vous pour témoin de ma joie ;
+Avec tout l’univers j’honorais vos vertus ;
+Titus vous chérissait, vous admiriez Titus.
+Cent fois je me suis fait une douceur extrême
+D’entretenir Titus dans un autre lui-même…
+
+
+
+Et c’est ce que je fuis. J’évite, mais trop tard,
+Ces cruels entretiens où je n’ai point de part.
+Je fuis Titus, je fuis ce nom qui m’inquiète,
+Ce nom qu’à tous moments votre bouche répète :
+Que vous dirai-je enfin ? je fuis des yeux distraits,
+Qui, me voyant toujours, ne me voyaient jamais.
+Adieu. Je vais, le cœur trop plein de votre image,
+Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage.
+Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleur
+Remplisse l’univers du bruit de mon malheur :
+Madame, le seul bruit d’une mort que j’implore
+Vous fera souvenir que je vivais encore.
+Adieu. Que je le plains ! Tant de fidélité,
+Madame, méritait plus de prospérité.
+Ne le plaignez-vous pas ? Cette prompte retraite
+Me laisse, je l’avoue, une douleur secrète.
+
+
+
+Je l’aurais retenu. Qui ? moi, le retenir ?
+J’en dois perdre plutôt jusques au souvenir.
+Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée ?
+
+
+
+Titus n’a point encore expliqué sa pensée.
+Rome vous voit, madame, avec des yeux jaloux ;
+La rigueur de ses lois m’épouvante pour vous :
+L’hymen chez les Romains n’admet qu’une Romaine ;
+Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.
+
+
+
+Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler.
+Titus m’aime ; il peut tout ; il n’a plus qu’à parler,
+Il verra le sénat m’apporter ses hommages,
+Et le peuple de fleurs couronner ses images.
+De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?
+Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?
+Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
+Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
+Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
+Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;
+Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire,
+Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ;
+Tous ces yeux qu’on voyait venir de toutes parts
+Confondre sur lui seul leurs avides regards ;
+Ce port majestueux, cette douce présence…
+Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance
+Tous les cœurs en secret l’assuraient de leur foi !
+Parle : peut-on le voir sans penser, comme moi,
+Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,
+Le monde en le voyant eût reconnu son maître ?
+Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ?
+Cependant Rome entière, en ce même moment,
+Fait des vœux pour Titus, et par des sacrifices,
+De son règne naissant consacre les prémices.
+Que tardons-nous ? Allons, pour son empire heureux,
+Au ciel, qui le protége, offrir aussi nos vœux.
+Aussitôt, sans l’attendre, et sans être attendue,
+Je reviens le chercher, et dans cette entrevue
+Dire tout ce qu’aux cœurs l’un de l’autre contents
+Inspirent des transports retenus si longtemps.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?
+Sait-il que je l’attends ? J’ai couru chez la reine :
+Dans son appartement ce prince avait paru ;
+Il en était sorti lorsque j’y suis couru.
+De vos ordres, seigneur, j’ai dit qu’on l’avertisse.
+
+
+
+Il suffit. Et que fait la reine Bérénice ?
+
+
+
+La reine, en ce moment, sensible à vos bontés,
+Charge le ciel de vœux pour vos prospérités.
+Elle sortait, Seigneur. Trop aimable princesse !
+Hélas ! En sa faveur d’où naît cette tristesse ?
+L’Orient presque entier va fléchir sous sa loi :
+Vous la plaignez ! Paulin, qu’on vous laisse avec moi.
+
+
+
+
+
+
+
+Eh bien, de mes desseins Rome encore incertaine
+Attend que deviendra le destin de la reine,
+Paulin ; et les secrets de son cœur et du mien
+Sont de tout l’univers devenus l’entretien.
+Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique.
+De la reine et de moi que dit la voix publique ?
+Parlez : qu’entendez-vous ? J’entends de tous côtés
+Publier vos vertus, seigneur, et ses beautés.
+
+
+
+Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle ?
+Quel succès attend-on d’un amour si fidèle ?
+
+
+
+Vous pouvez tout : aimez, cessez d’être amoureux,
+La cour sera toujours du parti de vos vœux.
+
+
+
+Et je l’ai vue aussi cette cour peu sincère,
+À ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire,
+Des crimes de Néron approuver les horreurs ;
+Je l’ai vue à genoux consacrer ses fureurs.
+Je ne prends point pour juge une cour idolâtre,
+Paulin : je me propose un plus noble théâtre ;
+Et, sans prêter l’oreille à la voix des flatteurs,
+Je veux par votre bouche entendre tous les cœurs :
+Vous me l’avez promis. Le respect et la crainte
+Ferment autour de moi le passage à la plainte :
+Pour mieux voir, cher Paulin, et pour entendre mieux.
+Je vous ai demandé des oreilles, des yeux ;
+J’ai mis même à ce prix mon amitié secrète :
+J’ai voulu que des cœurs vous fussiez l’interprète ;
+Qu’au travers des flatteurs votre sincérité
+Fît toujours jusqu’à moi passer la vérité.
+Parlez donc ! que faut-il que Bérénice espère ?
+Rome lui sera-t-elle indulgente ou sévère,
+Dois-je croire qu’assise au trône des Césars,
+Une si belle reine offensât ses regards ?
+
+
+
+N’en doutez point, seigneur : soit raison, soit caprice,
+Rome ne l’attend point pour son impératrice.
+On sait qu’elle est charmante ; et de si belles mains
+Semblent vous demander l’empire des humains ;
+Elle a même, dit-on, le cœur d’une Romaine ;
+Elle a mille vertus ; mais, seigneur, elle est reine :
+Rome, par une loi qui ne se peut changer,
+N’admet avec son sang aucun sang étranger,
+Et ne reconnaît point les fruits illégitimes
+Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes.
+D’ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,
+Rome à ce nom, si noble et si saint autrefois,
+Attacha pour jamais une haine puissante ;
+Et quoique à ses Césars fidèle, obéissante,
+Cette haine, seigneur, reste de sa fierté,
+Survit dans tous les cœurs après la liberté.
+Jules, qui le premier la soumit à ses armes,
+Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes,
+Brûla pour Cléopâtre ; et, sans se déclarer,
+Seule dans l’Orient la laissa soupirer.
+Antoine, qui l’aima jusqu’à l’idolâtrie,
+Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie,
+Sans oser toutefois se nommer son époux :
+Rome l’alla chercher jusques à ses genoux,
+Et ne désarma point sa fureur vengeresse,
+Qu’elle n’eût accablé l’amant et la maîtresse.
+Depuis ce temps, seigneur, Caligula, Néron,
+Monstres dont à regret je cite ici le nom,
+Et qui, ne conservant que la figure d’homme,
+Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome,
+Ont craint cette loi seule, et n’ont point à nos yeux
+Allumé le flambeau d’un hymen odieux.
+Vous m’avez commandé surtout d’être sincère.
+De l’affranchi Pallas nous avons vu le frère,
+Des fers de Claudius Félix encor flétri,
+De deux reines, seigneur, devenir le mari ;
+Et, s’il faut jusqu’au bout que je vous obéisse,
+Ces deux reines étaient du sang de Bérénice.
+Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards,
+Faire entrer une reine au lit de nos Césars,
+Tandis que l’Orient dans le lit de ses reines
+Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes !
+C’est ce que les Romains pensent de votre amour :
+Et je ne réponds pas, avant la fin du jour,
+Que le sénat, chargé des vœux de tout l’empire,
+Ne vous redise ici ce que je viens de dire ;
+Et que Rome avec lui, tombant à vos genoux,
+Ne vous demande un choix digne d’elle et de vous.
+Vous pouvez préparer, seigneur, votre réponse.
+
+
+
+Hélas ! à quel amour on veut que je renonce !
+
+
+
+Cet amour est ardent, il le faut confesser.
+
+
+
+Plus ardent mille fois que tu ne peux penser,
+Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire
+
+De la voir chaque jour, de l’aimer, de lui plaire.
+J’ai fait plus, je n’ai rien de secret à tes yeux,
+J’ai pour elle cent fois rendu grâces aux dieux
+D’avoir choisi mon père au fond de l’Idumée,
+D’avoir rangé sous lui l’Orient et l’armée,
+Et soulevant encor le reste des humains,
+Remis Rome sanglante en ses paisibles mains.
+J’ai même souhaité la place de mon père ;
+Moi, Paulin, qui, cent fois, si le sort moins sévère
+Eût voulu de sa vie étendre les liens,
+Aurais donné mes jours pour prolonger les siens :
+Tout cela (qu’un amant sait mal ce qu’il désire !)
+Dans l’espoir d’élever Bérénice à l’empire,
+De reconnaître un jour son amour et sa foi,
+Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi.
+Malgré tout mon amour, Paulin, et tous ses charmes,
+Après mille serments appuyés de mes larmes,
+Maintenant que je puis couronner tant d’attraits,
+Maintenant que je l’aime encor plus que jamais,
+Lorsqu’un heureux hymen, joignant nos destinées,
+Peut payer en un jour les vœux de cinq années,
+Je vais, Paulin… Ô ciel ! puis-je le déclarer ?
+
+
+
+Quoi, seigneur ? Pour jamais je vais m’en séparer.
+Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre :
+Si je t’ai fait parler, si j’ai voulu t’entendre,
+Je voulais que ton zèle achevât en secret
+De confondre un amour qui se tait à regret.
+Bérénice a longtemps balancé la victoire ;
+Et, si je penche enfin du côté de ma gloire,
+Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour,
+Des combats dont mon cœur saignera plus d’un jour.
+J’aimais, je soupirais dans une paix profonde :
+Un autre était chargé de l’empire du monde.
+Maître de mon destin, libre dans mes soupirs,
+Je ne rendais qu’à moi compte de mes désirs.
+Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,
+Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,
+De mon aimable erreur je fus désabusé :
+Je sentis le fardeau qui m’était imposé ;
+Je connus que bientôt, loin d’être à ce que j’aime,
+Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même ;
+Et que le choix des dieux, contraire à mes amours,
+Livrait à l’univers le reste de mes jours.
+Rome observe aujourd’hui ma conduite nouvelle :
+Quelle honte pour moi, quel présage pour elle,
+Si, dès le premier pas, renversant tous ses droits,
+Je fondais mon bonheur sur le débris des lois !
+Résolu d’accomplir ce cruel sacrifice,
+J’y voulus préparer la triste Bérénice ;
+Mais par où commencer ? Vingt fois depuis huit jours
+J’ai voulu devant elle en ouvrir le discours,
+Et, dès le premier mot, ma langue embarrassée
+Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.
+J’espérais que du moins mon trouble et ma douleur
+Lui feraient pressentir notre commun malheur ;
+Mais, sans me soupçonner, sensible à mes alarmes,
+Elle m’offre sa main pour essuyer mes larmes,
+Et ne prévoit rien moins, dans cette obscurité,
+Que la fin d’un amour qu’elle a trop mérité.
+Enfin, j’ai ce matin rappelé ma constance :
+Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence.
+J’attends Antiochus pour lui recommander
+Ce dépôt précieux que je ne puis garder :
+Jusque dans l’Orient je veux qu’il la remène.
+Demain Rome avec lui verra partir la reine.
+Elle en sera bientôt instruite par ma voix ;
+Et je vais lui parler pour la dernière fois.
+
+
+
+Je n’attendais pas moins de cet amour de gloire
+Qui partout après vous attacha la victoire.
+La Judée asservie, et ses remparts fumants,
+De cette noble ardeur éternels monuments,
+Me répondaient assez que votre grand courage
+Ne voudrait pas, seigneur, détruire son ouvrage,
+Et qu’un héros vainqueur de tant de nations
+Saurait bien tôt ou tard vaincre ses passions.
+
+
+
+Ah ! que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !
+Combien mes tristes yeux la trouveraient plus belle,
+S’il ne fallait encor qu’affronter le trépas !
+Que dis-je ? cette ardeur que j’ai pour ses appas,
+Bérénice en mon sein l’a jadis allumée.
+Tu ne l’ignores pas : toujours la renommée
+Avec le même éclat n’a pas semé mon nom ;
+Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron,
+S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée,
+Et suivait du plaisir la pente trop aisée.
+Bérénice me plut. Que ne fait point un cœur
+Pour plaire à ce qu’il aime, et gagner son vainqueur !
+Je prodiguai mon sang ; tout fit place à mes armes :
+Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes
+Ne me suffisaient pas pour mériter ses vœux :
+J’entrepris le bonheur de mille malheureux :
+On vit de toutes parts mes bontés se répandre :
+Heureux, et plus heureux que tu ne peux comprendre,
+Quand je pouvais paraître à ses yeux satisfaits
+Chargé de mille cœurs conquis par mes bienfaits !
+Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle !
+Tout ce que je lui dois va retomber sur elle.
+Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus,
+Je lui dirai : Partez, et ne me voyez plus.
+
+
+
+Eh quoi, seigneur ! eh quoi ! cette magnificence
+Qui va jusqu’à l’Euphrate étendre sa puissance,
+Tant d’honneurs dont l’excès a surpris le sénat,
+
+Vous laissent-ils encor craindre le nom d’ingrat ?
+Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.
+
+
+
+Faibles amusements d’une douleur si grande !
+Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien
+Que son cœur n’a jamais demandé que le mien.
+Je l’aimai ; je lui plus. Depuis cette journée,
+(Dois-je dire funeste, hélas ! ou fortunée ?)
+Sans avoir, en aimant, d’objet que son amour,
+Étrangère dans Rome, inconnue à la cour,
+Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre
+Que quelque heure à me voir, et le reste à m’attendre.
+Encor, si quelquefois un peu moins assidu
+Je passe le moment où je suis attendu,
+Je la revois bientôt de pleurs toute trempée :
+Ma main à les sécher est longtemps occupée.
+Enfin tout ce qu’amour a de nœuds plus puissants,
+Doux reproches, transports sans cesse renaissants,
+Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,
+Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.
+Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
+Et crois toujours la voir pour la première fois.
+N’y songeons plus. Allons, cher Paulin : plus j’y pense,
+Plus je sens chanceler ma cruelle constance.
+Quelle nouvelle, ô ciel ! je lui vais annoncer !
+Encore un coup, allons ; il n’y faut plus penser.
+Je connais mon devoir, c’est à moi de le suivre :
+Je n’examine point si j’y pourrai survivre.
+
+
+
+
+
+
+
+Bérénice, seigneur, demande à vous parler.
+
+
+
+Ah, Paulin ! Quoi ! déjà vous semblez reculer !
+De vos nobles projets, seigneur, qu’il vous souvienne :
+Voici le temps. Eh bien, voyons-la. Qu’elle vienne.
+
+
+
+
+
+
+
+Ne vous offensez pas si mon zèle indiscret
+De votre solitude interrompt le secret
+Tandis qu’autour de moi votre cour assemblée
+Retentit des bienfaits dont vous m’avez comblée,
+Est-il juste, seigneur, que seule en ce moment
+Je demeure sans voix et sans ressentiment ?
+Mais, seigneur (car je sais que cet ami sincère
+Du secret de nos cœurs connaît tout le mystère),
+Votre deuil est fini, rien n’arrête vos pas,
+Vous êtes seul, enfin, et ne me cherchez pas !
+J’entends que vous m’offrez un nouveau diadème,
+Et ne puis cependant vous entendre vous-même.
+Hélas ! plus de repos, seigneur, et moins d’éclat :
+Votre amour ne peut-il paraître qu’au sénat ?
+Ah, Titus ! (car enfin l’amour fuit la contrainte
+De tous ces noms que suit le respect et la crainte)
+De quel soin votre amour va-t-il s’importuner ?
+N’a-t-il que des États qu’il me puisse donner ?
+Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche ?
+Un soupir, un regard, un mot de votre bouche,
+Voilà l’ambition d’un cœur comme le mien :
+Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien.
+Tous vos moments sont-ils dévoués à l’empire ?
+Ce cœur, après huit jours, n’a-t-il rien à me dire ?
+Qu’un mot va rassurer mes timides esprits !
+Mais parliez-vous de moi quand je vous ai surpris ?
+Dans vos secrets discours étais-je intéressée,
+Seigneur ? étais-je au moins présente à la pensée ?
+
+
+
+N’en doutez point, madame ; et j’atteste les dieux
+Que toujours Bérénice est présente à mes yeux.
+L’absence ni le temps, je vous le jure encore,
+Ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore.
+
+
+
+Eh quoi ! vous me jurez une éternelle ardeur,
+Et vous me la jurez avec cette froideur !
+Pourquoi même du ciel attester la puissance ?
+Faut-il par des serments vaincre ma défiance ?
+Mon cœur ne prétend point, seigneur, vous démentir,
+Et je vous en croirai sur un simple soupir.
+
+
+
+Madame… Eh bien, seigneur ? Mais quoi ! sans me répondre,
+Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre !
+Ne m’offrirez-vous plus qu’un visage interdit ?
+Toujours la mort d’un père occupe votre esprit :
+Rien ne peut-il charmer l’ennui qui vous dévore ?
+
+
+
+Plût aux cieux que mon père, hélas ! vécût encore !
+Que je vivais heureux ! Seigneur, tous ces regrets
+De votre piété sont de justes effets.
+Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire :
+Vous devez d’autres soins à Rome, à votre gloire :
+De mon propre intérêt je n’ose vous parler.
+Bérénice autrefois pouvait vous consoler ;
+Avec plus de plaisir vous m’avez écoutée.
+De combien de malheurs pour vous persécutée,
+
+Vous ai-je, pour un mot, sacrifié mes pleurs !
+Vous regrettez un père : hélas ! faibles douleurs !
+Et moi (ce souvenir me fait frémir encore)
+On voulait m’arracher de tout ce que j’adore ;
+Moi dont vous connaissez le trouble et le tourment
+Quand vous ne me quittez que pour quelque moment,
+Moi qui mourrais le jour qu’on voudrait m’interdire
+De vous… Madame, hélas ! que me venez-vous dire ?
+Quel temps choisissez-vous ? Ah ! de grâce, arrêtez :
+C’est trop pour un ingrat prodiguer vos bontés.
+
+
+
+Pour un ingrat, seigneur ! et le pouvez-vous être ?
+Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être ?
+
+
+
+Non, madame : jamais, puisqu’il faut vous parler,
+Mon cœur de plus de feux ne se sentit brûler…
+Mais… Achevez. Hélas ! Parlez. Rome… l’empire…
+
+Eh bien ? Sortons, Paulin : je ne lui puis rien dire.
+
+
+
+
+
+
+
+Quoi ! me quitter sitôt ! et ne me dire rien !
+Chère Phénice, hélas ! quel funeste entretien !
+Qu’ai-je fait ? Que veut-il ? Et que dit ce silence ?
+
+
+
+Comme vous, je me perds d’autant plus que j’y pense.
+Mais ne s’offre-t-il rien à votre souvenir
+Qui contre vous, madame, ait pu le prévenir ?
+Voyez, examinez. Hélas ! tu peux m’en croire :
+Plus je veux du passé rappeler la mémoire,
+Du jour que je le vis jusqu’à ce triste jour,
+Plus je vois qu’on me peut reprocher trop d’amour.
+Mais tu nous entendais. Il ne faut rien me taire :
+Parle. N’ai-je rien dit qui lui puisse déplaire ?
+Que sais-je ? J’ai peut-être avec trop de chaleur
+Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur…
+N’est-ce point que de Rome il redoute la haine ?
+Il craint peut-être, il craint d’épouser une reine.
+Hélas ! s’il était vrai… Mais non, il a cent fois
+Rassuré mon amour contre leurs dures lois ;
+Cent fois… Ah ! qu’il m’explique un silence si rude :
+Je ne respire pas dans cette incertitude.
+Moi, je vivrais, Phénice, et je pourrais penser
+Qu’il me néglige, ou bien que j’ai pu l’offenser !
+Retournons sur ses pas. Mais, quand je m’examine,
+Je crois de ce désordre entrevoir l’origine,
+Phénice : il aura su tout ce qui s’est passé ;
+L’amour d’Antiochus l’a peut-être offensé.
+Il attend, m’a-t-on dit, le roi de Comagène.
+Ne cherchons point ailleurs le sujet de ma peine.
+Sans doute ce chagrin qui vient de m’alarmer
+N’est qu’un léger soupçon facile à désarmer.
+Je ne te vante point cette faible victoire,
+Titus : ah ! plût au ciel que, sans blesser ta gloire,
+Un rival plus puissant voulût tenter ma foi,
+Et pût mettre à mes pieds plus d’empires que toi ;
+Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme,
+Que ton amour n’eût rien à donner que ton âme !
+C’est alors, cher Titus, qu’aimé, victorieux,
+Tu verrais de quel prix ton cœur est à mes yeux.
+Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire.
+Rassurons-nous, mon cœur, je puis encor lui plaire ;
+Je me comptais trop tôt au rang des malheureux :
+Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Quoi ! prince, vous partiez ! Quelle raison subite
+Presse votre départ, ou plutôt votre fuite ?
+Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux ?
+Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux ?
+Que diront, avec moi, la cour, Rome, l’empire ?
+Mais comme votre ami, que ne puis-je point dire ?
+De quoi m’accusez-vous ? Vous avais-je sans choix
+Confondu jusqu’ici dans la foule des rois ?
+Mon cœur vous fut ouvert tant qu’a vécu mon père :
+C’était le seul présent que je pouvais vous faire ;
+Et lorsque avec mon cœur ma main peut s’épancher,
+Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher !
+Pensez-vous qu’oubliant ma fortune passée
+Sur ma seule grandeur j’arrête ma pensée,
+Et que tous mes amis s’y présentent de loin
+Comme autant d’inconnus dont je n’ai plus besoin ?
+
+Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire.
+Prince, plus que jamais vous m’êtes nécessaire.
+
+
+Moi, seigneur ? Vous. Hélas ! d’un prince malheureux
+Que pouvez-vous, seigneur, attendre que des vœux ?
+
+
+
+Je n’ai pas oublié, prince, que ma victoire
+Devait à vos exploits la moitié de sa gloire ;
+Que Rome vit passer au nombre des vaincus
+Plus d’un captif chargé des fers d’Antiochus ;
+Que dans le Capitole elle voit attachées
+Les dépouilles des Juifs, par vos mains arrachées.
+Je n’attends pas de vous de ces sanglants exploits,
+Et je veux seulement emprunter votre voix.
+Je sais que Bérénice, à vos soins redevable,
+Croit posséder en vous un ami véritable :
+Elle ne voit dans Rome et n’écoute que vous ;
+Vous ne faites qu’un cœur et qu’une âme avec nous.
+Au nom d’une amitié si constante et si belle,
+Employez le pouvoir que vous avez sur elle ;
+Voyez-la de ma part. Moi, paraître à ses yeux !
+La reine, pour jamais, a reçu mes adieux.
+
+
+
+Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore.
+
+
+
+Ah ! parlez-lui, seigneur. La reine vous adore :
+Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment
+Le plaisir de lui faire un aveu si charmant ?
+Elle l’attend, seigneur, avec impatience.
+Je réponds, en partant, de son obéissance ;
+Et même elle m’a dit que, prêt à l’épouser,
+Vous ne la verrez plus que pour l’y disposer.
+
+
+
+Ah ! qu’un aveu si doux aurait lieu de me plaire !
+Que je serais heureux, si j’avais à le faire !
+Mes transports aujourd’hui s’attendaient d’éclater ;
+Cependant aujourd’hui, prince, il faut la quitter.
+
+
+
+La quitter ! vous, seigneur ? Telle est ma destinée :
+Pour elle et pour Titus il n’est plus d’hyménée.
+D’un espoir si charmant je me flattais en vain :
+Prince, il faut avec vous qu’elle parte demain.
+
+
+
+Qu’entends-je ? ô ciel ! Plaignez ma grandeur importune :
+Maître de l’univers, je règle sa fortune ;
+Je puis faire les rois, je puis les déposer ;
+Cependant de mon cœur je ne puis disposer.
+Rome, contre les rois de tous temps soulevée,
+Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée ;
+L’éclat du diadème, et cent rois pour aïeux,
+Déshonorent ma flamme, et blessent tous les yeux.
+Mon cœur, libre d’ailleurs, sans craindre les murmures,
+Peut brûler à son choix dans des flammes obscures ;
+Et Rome avec plaisir recevrait de ma main
+La moins digne beauté qu’elle cache en son sein.
+Jules céda lui-même au torrent qui m’entraîne.
+Si le peuple demain ne voit partir la reine,
+Demain elle entendra ce peuple furieux
+Me venir demander son départ à ses yeux.
+Sauvons de cet affront mon nom et sa mémoire ;
+Et puisqu’il faut céder, cédons à notre gloire.
+Ma bouche et mes regards, muets depuis huit jours
+L’auront pu préparer à ce triste discours ;
+Et même en ce moment, inquiète, empressée,
+Elle veut qu’à ses yeux j’explique ma pensée.
+D’un amant interdit soulagez le tourment ;
+Épargnez à mon cœur cet éclaircissement.
+Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence ;
+Surtout, qu’elle me laisse éviter sa présence :
+Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens ;
+Portez-lui mes adieux, et recevez les siens.
+Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste
+Qui de notre constance accablerait le reste.
+Si l’espoir de régner et de vivre en mon cœur
+Peut de son infortune adoucir la rigueur,
+Ah, prince ! jurez-lui que, toujours trop fidèle,
+Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu’elle,
+Portant jusqu’au tombeau le nom de son amant,
+Mon règne ne sera qu’un long bannissement,
+Si le ciel, non content de me l’avoir ravie,
+Veut encor m’affliger par une longue vie.
+Vous, que l’amitié seule attache sur ses pas,
+Prince, dans son malheur ne l’abandonnez pas :
+Que l’Orient vous voie arriver à sa suite ;
+Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite ;
+Qu’une amitié si belle ait d’éternels liens ;
+Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens.
+Pour rendre vos États plus voisins l’un de l’autre,
+L’Euphrate bornera son empire et le vôtre.
+Je sais que le sénat, tout plein de votre nom,
+D’une commune voix confirmera ce don.
+Je joins la Cilicie à votre Comagène.
+Adieu. Ne quittez point ma princesse, ma reine,
+Tout ce qui de mon cœur fut l’unique désir,
+Tout ce que j’aimerai jusqu’au dernier soupir.
+
+
+
+
+
+
+
+Ainsi le ciel s’apprête à vous rendre justice.
+Vous partirez, seigneur, mais avec Bérénice.
+Loin de vous la ravir, on va vous la livrer.
+
+
+
+Arsace, laisse-moi le temps de respirer.
+Ce changement est grand, ma surprise est extrême :
+Titus entre mes mains remet tout ce qu’il aime !
+Dois-je croire, grands dieux ! ce que je viens d’ouïr ?
+Et quand je le croirais, dois-je m’en réjouir ?
+
+
+
+Mais moi-même, seigneur, que faut-il que je croie ?
+Quel obstacle nouveau s’oppose à votre joie ?
+Me trompiez-vous tantôt au sortir de ces lieux,
+Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux,
+Tremblant d’avoir osé s’expliquer devant elle,
+Votre cœur me contait son audace nouvelle ?
+Vous fuyiez un hymen qui vous faisait trembler.
+Cet hymen est rompu : quel soin peut vous troubler ?
+Suivez les doux transports où l’amour vous invite.
+
+
+
+Arsace, je me vois chargé de sa conduite ;
+Je jouirai longtemps de ses chers entretiens ;
+Ses yeux mêmes pourront s’accoutumer aux miens ;
+Et peut-être son cœur fera la différence
+Des froideurs de Titus à ma persévérance.
+Titus m’accable ici du poids de sa grandeur :
+Tout disparaît dans Rome auprès de sa splendeur ;
+Mais quoique l’Orient soit plein de sa mémoire,
+Bérénice y verra des traces de ma gloire.
+
+
+
+N’en doutez point, seigneur, tout succède à vos vœux.
+
+
+
+Ah ! que nous nous plaisons à nous tromper tous deux !
+
+
+
+Et pourquoi nous tromper ? Quoi ! je lui pourrais plaire ?
+Bérénice à mes vœux ne serait plus contraire ?
+Bérénice d’un mot flatterait mes douleurs ?
+Penses-tu seulement que, parmi ses malheurs,
+Quand l’univers entier négligerait ses charmes,
+L’ingrate me permît de lui donner des larmes,
+Ou qu’elle s’abaissât jusques à recevoir
+Des soins qu’à mon amour elle croirait devoir ?
+
+
+
+Et qui peut mieux que vous consoler sa disgrâce ?
+Sa fortune, seigneur, va prendre une autre face :
+Titus la quitte. Hélas ! de ce grand changement
+Il ne me reviendra que le nouveau tourment
+D’apprendre par ses pleurs à quel point elle l’aime :
+Je la verrai gémir ; je la plaindrai moi-même.
+Pour fruit de tant d’amour, j’aurai le triste emploi
+De recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi.
+
+
+
+Quoi ! ne vous plairez-vous qu’à vous gêner sans cesse ?
+Jamais dans un grand cœur vit-on plus de faiblesse ?
+Ouvrez les yeux, seigneur, et songeons entre nous
+Par combien de raisons Bérénice est à vous.
+Puisque aujourd’hui Titus ne prétend plus lui plaire,
+Songez que votre hymen lui devient nécessaire.
+
+
+
+Nécessaire ? À ses pleurs accordez quelques jours ;
+De ses premiers sanglots laissez passer le cours :
+Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,
+L’absence de Titus, le temps, votre présence,
+Trois sceptres que son bras ne peut seul soutenir,
+Vos deux états voisins qui cherchent à s’unir ;
+L’intérêt, la raison, l’amitié, tout vous lie.
+
+
+
+Ah ! je respire, Arsace, et tu me rends la vie ;
+J’accepte avec plaisir un présage si doux.
+Que tardons-nous ? Faisons ce qu’on attend de nous :
+Entrons chez Bérénice ; et puisqu’on nous l’ordonne,
+Allons lui déclarer que Titus l’abandonne…
+Mais plutôt demeurons. Que faisais-je ? est-ce à moi,
+Arsace, à me charger de ce cruel emploi ?
+Soit vertu, soit amour, mon cœur s’en effarouche.
+L’aimable Bérénice entendrait de ma bouche
+Qu’on l’abandonne ! Ah ! reine ! et qui l’aurait pensé
+Que ce mot dût jamais vous être prononcé !
+
+
+
+La haine sur Titus tombera tout entière.
+Seigneur, si vous parlez, ce n’est qu’à sa prière.
+
+
+
+Non, ne la voyons point ; respectons sa douleur ;
+Assez d’autres viendront lui conter son malheur.
+Et ne la crois-tu pas assez infortunée
+D’apprendre à quel mépris Titus l’a condamnée,
+Sans lui donner encor le déplaisir fatal
+D’apprendre ce mépris par son propre rival ?
+Encore un coup, fuyons ; et par cette nouvelle
+N’allons point nous charger d’une haine immortelle.
+
+
+
+Ah ! la voici, seigneur ; prenez votre parti.
+
+
+
+Ô ciel ! Eh quoi ! seigneur, vous n’êtes point parti ?
+
+
+Madame, je vois bien que vous êtes déçue,
+Et que c’était César que cherchait votre vue.
+Mais n’accusez que lui, si, malgré mes adieux,
+De ma présence encor j’importune vos yeux.
+Peut-être en ce moment je serais dans Ostie,
+S’il ne m’eût de sa cour défendu la sortie.
+
+
+
+Il vous cherche vous seul ; il nous évite tous.
+
+
+
+Il ne m’a retenu que pour parler de vous.
+
+
+
+De moi, prince ? Oui, madame. Et qu’a-t-il pu vous dire ?
+
+
+
+Mille autres mieux que moi pourront vous en instruire.
+
+
+
+Quoi ! seigneur… Suspendez votre ressentiment.
+D’autres, loin de se taire en ce même moment,
+Triompheraient peut-être, et pleins de confiance,
+Céderaient avec joie à votre impatience ;
+Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien,
+À qui votre repos est plus cher que le mien,
+Pour ne le point troubler, j’aime mieux vous déplaire,
+Et crains votre douleur plus que votre colère.
+Avant la fin du jour vous me justifirez.
+Adieu, madame. Ô ciel ! quel discours ! Demeurez.
+Prince, c’est trop cacher mon trouble à votre vue ;
+Vous voyez devant vous une reine éperdue,
+Qui, la mort dans le sein, vous demande deux mots.
+Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos ;
+Et vos refus cruels, loin d’épargner ma peine,
+Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.
+Seigneur, si mon repos vous est si précieux,
+Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,
+Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme :
+Que vous a dit Titus ? Au nom des dieux, madame…
+
+
+
+Quoi ! vous craignez si peu de me désobéir !
+
+
+
+Je n’ai qu’à vous parler pour me faire haïr.
+
+
+
+Je veux que vous parliez. Dieux ! quelle violence !
+Madame, encore un coup, vous loûrez mon silence.
+
+
+
+Prince, dès ce moment contentez mes souhaits,
+Ou soyez de ma haine assuré pour jamais.
+
+
+
+Madame, après cela, je ne puis plus me taire.
+Eh bien ! vous le voulez, il faut vous satisfaire.
+Mais ne vous flattez point ; je vais vous annoncer
+Peut-être des malheurs où vous n’osez penser.
+Je connais votre cœur ; vous devez vous attendre
+Que je le vais frapper par l’endroit le plus tendre.
+Titus m’a commandé… Quoi ? De vous déclarer
+Qu’à jamais l’un de l’autre il faut vous séparer.
+
+
+
+Nous séparer ! qui ? moi ? Titus de Bérénice ?
+
+
+
+Il faut que devant vous je lui rende justice ;
+Tout ce que, dans un cœur sensible et généreux,
+L’amour au désespoir peut rassembler d’affreux,
+Je l’ai vu dans le sien ; il pleure, il vous adore.
+Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ?
+Une reine est suspecte à l’empire romain.
+Il faut vous séparer, et vous partez demain.
+
+
+
+Nous séparer ! hélas ! Phénice ! Eh bien ! madame,
+Il faut ici montrer la grandeur de votre âme.
+Ce coup sans doute est rude, il doit vous étonner.
+
+
+
+Après tant de serments, Titus m’abandonner !
+Titus qui me jurait… Non, je ne le puis croire ;
+Il ne me quitte point, il y va de sa gloire.
+Contre son innocence on veut me prévenir.
+Ce piége n’est tendu que pour nous désunir.
+Titus m’aime, Titus ne veut point que je meure.
+Allons le voir ; je veux lui parler tout à l’heure.
+Allons. Quoi ! vous pourriez ici me regarder…
+
+
+
+Vous le souhaitez trop pour me persuader.
+Non, je ne vous crois point ; mais quoi qu’il en puisse être
+Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.
+Ne m’abandonne point dans l’état où je suis.
+
+Hélas ! pour me tromper je fais ce que je puis.
+
+
+
+
+
+
+
+Ne me trompé-je point ? l’ai-je bien entendue ?
+Que je me garde, moi, de paraître à sa vue !
+Je m’en garderai bien. Et ne partais-je pas,
+Si Titus, malgré moi, n’eût arrêté mes pas ?
+Sans doute il faut partir. Continuons, Arsace ;
+Elle croit m’affliger : sa haine me fait grâce.
+Tu me voyais tantôt inquiet, égaré ;
+Je partais amoureux, jaloux, désespéré ;
+Et maintenant, Arsace, après cette défense,
+Je partirai peut-être avec indifférence.
+
+
+
+Moins que jamais, seigneur, il faut vous éloigner.
+
+
+
+Moi ! je demeurerai pour me voir dédaigner ?
+Des froideurs de Titus je serai responsable ?
+Je me verrai punir parce qu’il est coupable ?
+Avec quelle injustice et quelle indignité
+Elle doute à mes yeux de ma sincérité !
+Titus l’aime, dit-elle, et moi je l’ai trahie.
+L’ingrate ! m’accuser de cette perfidie !
+Et dans quel temps encor ? dans le moment fatal
+Que j’étale à ses yeux les pleurs de mon rival,
+Que, pour la consoler, je le faisais paraître
+Amoureux et constant, plus qu’il ne l’est peut-être.
+
+
+
+Et de quel soin, seigneur, vous allez vous troubler ?
+Laissez à ce torrent le temps de s’écouler :
+Dans huit jours, dans un mois, n’importe, il faut qu’il passe.
+Demeurez seulement. Non, je la quitte, Arsace.
+Je sens qu’à sa douleur je pourrais compatir :
+Ma gloire, mon repos, tout m’excite à partir.
+Allons ; et de si loin évitons la cruelle,
+Que de longtemps, Arsace, on ne nous parle d’elle.
+Toutefois il nous reste encore assez de jour :
+Je vais dans mon palais attendre ton retour.
+Va voir si sa douleur ne l’a point trop saisie.
+Cours ; et partons du moins assurés de sa vie.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Phénice ne vient point ! moments trop rigoureux,
+Que vous paraissez lents à mes rapides vœux !
+Je m’agite, je cours, languissante, abattue ;
+La force m’abandonne, et le repos me tue.
+Phénice ne vient point ! ah ! que cette longueur
+D’un présage funeste épouvante mon cœur !
+Phénice n’aura point de réponse à me rendre :
+Titus, l’ingrat Titus n’a point voulu l’entendre ;
+Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur.
+
+
+
+
+
+
+
+Chère Phénice, eh bien ! as-tu vu l’empereur ?
+Qu’a-t-il dit ? viendra-t-il ? Oui, je l’ai vu, madame,
+El j’ai peint à ses yeux le trouble de votre âme.
+J’ai vu couler des pleurs qu’il voulait retenir.
+
+
+
+Vient-il ? N’en doutez point, madame, il va venir.
+Mais voulez-vous paraître en ce désordre extrême ?
+Remettez-vous, madame, et rentrez en vous-même.
+Laissez-moi relever ces voiles détachés,
+Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés.
+Souffrez que de vos pleurs je répare l’outrage.
+
+
+
+Laisse, laisse, Phénice ; il verra son ouvrage.
+Eh, que m’importe, hélas ! de ces vains ornements,
+Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements…
+Mais que dis-je ? mes pleurs ! si ma perte certaine,
+Si ma mort toute prête enfin ne le ramène,
+Dis-moi, que produiront tes secours superflus,
+Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus ?
+
+
+
+Pourquoi lui faites-vous cet injuste reproche ?
+J’entends du bruit, madame, et l’empereur s’approche.
+Venez, fuyez la foule, et rentrons promptement :
+Vous l’entretiendrez seul dans votre appartement.
+
+
+
+
+
+
+
+De la reine, Paulin, flattez l’inquiétude :
+Je vais la voir ; je veux un peu de solitude ;
+Que l’on me laisse. Ô ciel ! que je crains ce combat !
+Grands dieux ! sauvez sa gloire et l’honneur de l’État !
+Voyons la reine. Eh bien ! Titus, que viens-tu faire ?
+Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
+Tes adieux sont-ils prêts ? t’es-tu bien consulté ?
+Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
+Car enfin au combat qui pour toi se prépare,
+C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
+Soutiendrai-je ces yeux, dont la douce langueur
+Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
+Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
+Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,
+Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
+Pourrai-je dire enfin : Je ne veux plus vous voir.
+Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime.
+Et pourquoi le percer ? qui l’ordonne ? moi-même !
+Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
+L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
+Vois-je l’État penchant au bord du précipice ?
+Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
+Tout se tait ; et moi seul, trop prompt à me troubler,
+J’avance des malheurs que je puis reculer.
+Et qui sait si, sensible aux vertus de la reine,
+Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
+Rome peut par son choix justifier le mien.
+Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
+Que Rome, avec ses lois, mette dans la balance
+Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance ;
+Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
+Quel air respires-tu ? n’es-tu pas dans ces lieux
+Où la haine des rois, avec le lait sucée,
+Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
+Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
+N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
+Et n’as-tu pas encore ouï la renommée
+T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
+Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
+Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
+Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
+Ah ! lâche, fais l’amour, et renonce à l’empire.
+Au bout de l’univers, va, cours te confiner,
+Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
+Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
+Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
+Depuis huit jours je règne ; et, jusques à ce jour,
+Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
+D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
+Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
+Quels pleurs ai-je séchés ? dans quels yeux satisfaits
+Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
+L’univers a-t-il vu changer ses destinées,
+Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
+Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
+Ah ! malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
+Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
+Rompons le seul lien… Non, laissez-moi, vous dis-je ;
+En vain tous vos conseils me retiennent ici.
+Il faut que je le voie. Ah ! seigneur, vous voici !
+Eh bien ! il est donc vrai que Titus m’abandonne !
+Il faut nous séparer ! et c’est lui qui l’ordonne !
+
+
+
+N’accablez point, madame, un prince malheureux.
+Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
+Un trouble assez cruel m’agite et me dévore,
+Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
+Rappelez bien plutôt ce cœur qui, tant de fois,
+M’a fait de mon devoir reconnaître la voix ;
+Il en est temps. Forcez votre amour à se taire ;
+Et d’un œil que la gloire et la raison éclaire
+Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
+Vous-même, contre vous, fortifiez mon cœur ;
+Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre ma faiblesse,
+À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse ;
+Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
+Que la gloire du moins soutienne nos douleurs ;
+Et que tout l’univers reconnaisse sans peine
+Les pleurs d’un empereur et les pleurs d’une reine.
+Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer.
+
+
+
+Ah ! cruel ! est-il temps de me le déclarer ?
+Qu’avez-vous fait ? hélas ! je me suis crue aimée ;
+Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
+Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois
+Quand je vous l’avouai pour la première fois ?
+À quel excès d’amour m’avez-vous amenée !
+Que ne me disiez-vous : Princesse infortunée
+
+Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?
+Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir.
+Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre
+Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ?
+Tout l’empire a vingt fois conspiré contre nous.
+Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ?
+Mille raisons alors consolaient ma misère :
+Je pouvais de ma mort accuser votre père,
+Le peuple, le sénat, tout l’empire romain,
+Tout l’univers, plutôt qu’une si chère main.
+Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée,
+M’avait à mon malheur dès longtemps préparée.
+Je n’aurais pas, seigneur, reçu ce coup cruel
+Dans le temps que j’espère un bonheur immortel,
+Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire,
+Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,
+Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux,
+Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous.
+
+
+
+Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
+Je pouvais vivre alors et me laisser séduire :
+Mon cœur se gardait bien d’aller dans l’avenir
+Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
+Je voulais qu’à mes vœux rien ne fût invincible ;
+Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible.
+Que sais-je ? j’espérais de mourir à vos yeux,
+Avant que d’en venir à ces cruels adieux.
+Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.
+Tout l’empire parlait : mais la gloire, madame,
+Ne s’était point encor fait entendre à mon cœur
+Du ton dont elle parle au cœur d’un empereur.
+Je sais tous les tourments où ce dessein me livre :
+Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,
+Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner ;
+Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.
+
+
+
+Eh bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire :
+Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,
+Que cette même bouche, après mille serments
+D’un amour qui devait unir tous nos moments,
+Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,
+M’ordonnât elle-même une absence éternelle.
+Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.
+Je n’écoute plus rien : et, pour jamais, adieu…
+Pour jamais ! Ah, seigneur ! songez-vous en vous-même
+Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
+Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
+Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ;
+Que le jour recommence, et que le jour finisse,
+Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
+Sans que, de tout le jour, je puisse voir Titus ?
+Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
+L’ingrat, de mon départ consolé par avance,
+Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
+Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.
+
+
+
+Je n’aurai pas, madame, à compter tant de jours :
+J’espère que bientôt la triste renommée
+Vous fera confesser que vous étiez aimée.
+Vous verrez que Titus n’a pu, sans expirer…
+
+
+
+Ah, seigneur ! s’il est vrai, pourquoi nous séparer ?
+Je ne vous parle point d’un heureux hyménée.
+Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ?
+Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ?
+
+
+
+Hélas ! vous pouvez tout, madame : demeurez ;
+Je n’y résiste point. Mais je sens ma faiblesse :
+Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,
+Et sans cesse veiller à retenir mes pas,
+Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.
+Que dis-je ? en ce moment mon cœur, hors de lui-même,
+S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime.
+
+
+
+Eh bien, seigneur, eh bien, qu’en peut-il arriver ?
+Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?
+
+
+
+Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure ?
+S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure,
+Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?
+S’ils se taisent, madame, et me vendent leurs lois,
+À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance
+Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ?
+Que n’oseront-ils point alors me demander ?
+Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ?
+
+
+
+Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice !
+
+
+
+Je les compte pour rien ! Ah ciel ! quelle injustice !
+
+
+
+Quoi ! pour d’injustes lois que vous pouvez changer,
+En d’éternels chagrins vous-même vous plonger !
+Rome a ses droits, seigneur : n’avez-vous pas les vôtres ?
+Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?
+Dites, parlez. Hélas ! que vous me déchirez !
+
+Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez !
+
+
+
+Oui, madame, il est vrai, je pleure, je soupire,
+Je frémis. Mais enfin, quand j’acceptai l’empire,
+Rome me fit jurer de maintenir ses droits :
+Je dois les maintenir. Déjà, plus d’une fois,
+Rome a de mes pareils exercé la constance.
+Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance,
+Vous les verriez toujours à ses ordres soumis :
+L’un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis
+
+Chercher, avec la mort, la peine toute prête ;
+D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête ;
+L’autre, avec des yeux secs, et presque indifférents,
+Voit mourir ses deux fils par son ordre expirants.
+Malheureux ! mais toujours la patrie et la gloire
+Ont parmi les Romains remporté la victoire.
+Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus
+Passe l’austérité de toutes leurs vertus ;
+Qu’elle n’approche point de cet effort insigne :
+Mais, madame, après tout, me croyez-vous indigne
+De laisser un exemple à la postérité,
+Qui, sans de grands efforts, ne puisse être imité ?
+
+
+
+Non, je crois tout facile à votre barbarie :
+Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie.
+De tous vos sentiments mon cœur est éclairci.
+Je ne vous parle plus de me laisser ici :
+Qui ? moi, j’aurais voulu, honteuse et méprisée,
+D’un peuple qui me hait soutenir la risée ?
+J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus.
+C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.
+N’attendez pas ici que j’éclate en injures,
+Que j’atteste le ciel, ennemi des parjures ;
+Non : si le ciel encore est touché de mes pleurs,
+Je le prie, en mourant, d’oublier mes douleurs.
+Si je forme des vœux contre votre injustice,
+Si, devant que mourir, la triste Bérénice
+Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
+Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre cœur.
+Je sais que tant d’amour n’en peut être effacée ;
+Que ma douleur présente, et ma bonté passée,
+Mon sang qu’en ce palais je veux même verser,
+Sont autant d’ennemis que je vais vous laisser :
+Et sans me repentir de ma persévérance,
+Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
+Adieu. Dans quel dessein vient-elle de sortir,
+Seigneur ? Est-elle enfin disposée à partir ?
+
+
+
+Paulin, je suis perdu, je n’y pourrai survivre :
+La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre.
+Courons à son secours. Eh quoi ! n’avez-vous pas
+Ordonné dès tantôt qu’on observe ses pas ?
+Ses femmes, à toute heure autour d’elle empressées,
+Sauront la détourner de ces tristes pensées ;
+Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,
+Seigneur ; continuez, la victoire est à vous.
+Je sais que sans pitié vous n’avez pu l’entendre,
+Moi-même, en la voyant, je n’ai pu m’en défendre.
+Mais regardez plus loin : songez, en ce malheur,
+Quelle gloire va suivre un moment de douleur,
+Quels applaudissements l’univers vous prépare,
+Quel rang dans l’avenir… Non, je suis un barbare ;
+Moi-même je me hais. Néron, tant détesté,
+N’a point à cet excès poussé sa cruauté.
+Je ne souffrirai point que Bérénice expire.
+Allons, Rome en dira ce qu’elle en voudra dire.
+
+Quoi ! seigneur… Je ne sais, Paulin, ce que je dis :
+L’excès de la douleur accable mes esprits.
+
+
+
+Ne troublez point le cours de votre renommée :
+Déjà de vos adieux la nouvelle est semée ;
+Rome, qui gémissait, triomphe avec raison ;
+Tous les temples ouverts fument en votre nom ;
+Et le peuple, élevant vos vertus jusqu’aux nues,
+Va partout de lauriers couronner vos statues.
+
+
+
+Ah, Rome ! Ah, Bérénice ! Ah, prince malheureux !
+Pourquoi suis-je empereur ? pourquoi suis-je amoureux ?
+
+
+
+
+
+
+
+Qu’avez-vous fait, seigneur ? l’aimable Bérénice
+Va peut-être expirer dans les bras de Phénice.
+Elle n’entend ni pleurs, ni conseil, ni raison ;
+Elle implore à grands cris le fer et le poison.
+Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie :
+On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie.
+Ses yeux, toujours tournés vers votre appartement,
+Semblent vous demander de moment en moment.
+Je n’y puis résister, ce spectacle me tue.
+Que tardez-vous ? allez vous montrer à sa vue.
+Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté,
+Ou renoncez, seigneur, à toute humanité.
+Dites un mot. Hélas ! quel mot puis-je lui dire ?
+Moi-même, en ce moment, sais-je si je respire ?
+
+
+
+
+
+
+
+Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le sénat,
+Viennent vous demander au nom de tout l’État.
+
+Un grand peuple les suit, qui, plein d’impatience,
+Dans votre appartement attend votre présence.
+
+
+
+Je vous entends, grands dieux ! vous voulez rassurer
+Ce cœur que vous voyez tout prêt à s’égarer !
+
+
+
+Venez, seigneur, passons dans la chambre prochaine :
+Allons voir le sénat. Ah ! courez chez la reine.
+
+
+Quoi ! vous pourriez, seigneur, par cette indignité,
+De l’empire à vos pieds fouler la majesté ?
+Rome… Il suffît, Paulin ; nous allons les entendre.
+Prince, de ce devoir je ne puis me défendre.
+
+Voyez la reine. Allez. J’espère, à mon retour,
+Qu’elle ne pourra plus douter de mon amour.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Où pourrai-je trouver ce prince trop fidèle ?
+Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle :
+Faites qu’en ce moment je lui puisse annoncer
+Un bonheur où peut-être il n’ose plus penser !
+
+
+
+
+
+
+
+Ah ! quel heureux destin en ces lieux vous renvoie,
+Seigneur ? Si mon retour t’apporte quelque joie,
+Arsace, rends-en grâce à mon seul désespoir.
+La reine part, seigneur. Elle part ? Dès ce soir :
+Ses ordres sont donnés. Elle s’est offensée
+Que Titus à ses pleurs l’ait si longtemps laissée.
+Un généreux dépit succède à sa fureur :
+Bérénice renonce à Rome, à l’empereur ;
+Et même veut partir avant que Rome instruite
+Puisse voir son désordre et jouir de sa fuite.
+Elle écrit à César. Ô ciel ! qui l’aurait cru ?
+Et Titus ? À ses yeux Titus n’a point paru.
+Le peuple avec transport l’arrête et l’environne,
+Applaudissant aux noms que le sénat lui donne ;
+Et ces noms, ces respects, ces applaudissements,
+Deviennent pour Titus autant d’engagements
+Qui, le liant, seigneur, d’une honorable chaîne,
+Malgré tous ses soupirs et les pleurs de la reine,
+Fixent dans son devoir ses vœux irrésolus.
+C’en est fait : et peut-être il ne la verra plus.
+
+
+
+Que de sujets d’espoir, Arsace ! je l’avoue :
+Mais d’un soin si cruel la fortune me joue.
+J’ai vu tous mes projets tant de fois démentis,
+Que j’écoute en tremblant tout ce que tu me dis ;
+Et mon cœur, prévenu d’une crainte importune,
+Croit, même en espérant, irriter la fortune.
+Mais que vois-je ? Titus porte vers nous ses pas !
+Que veut-il ? Demeurez : qu’on ne me suive pas.
+Enfin, prince, je viens dégager ma promesse.
+
+Bérénice m’occupe et m’afflige sans cesse.
+Je viens, le cœur percé de vos pleurs et des siens,
+Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens.
+Venez, prince, venez : je veux bien que vous-même
+Pour la dernière fois vous voyiez si je l’aime.
+
+
+
+
+
+
+
+Eh bien, voilà l’espoir que tu m’avais rendu !
+Et tu vois le triomphe où j’étais attendu !
+Bérénice partait justement irritée !
+Pour ne la plus revoir, Titus l’avait quittée !
+Qu’ai-je donc fait, grands dieux ! Quel cours infortuné
+À ma funeste vie aviez-vous destiné ?
+Tous mes moments ne sont qu’un éternel passage
+De la crainte à l’espoir, de l’espoir à la rage.
+Et je respire encor ! Bérénice ! Titus !
+Dieux cruels ! de mes pleurs vous ne vous rirez plus.
+
+
+
+
+
+
+
+Non, je n’écoute rien. Me voilà résolue :
+Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ?
+Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ?
+N’êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir.
+
+
+
+Mais, de grâce, écoutez. Il n’est plus temps. Madame,
+Un mot. Non. Dans quel trouble elle jette mon âme !
+Ma princesse, d’où vient ce changement soudain ?
+
+
+
+C’en est fait. Vous voulez que je parte demain ;
+Et moi, j’ai résolu de partir tout à l’heure :
+Et je pars. Demeurez. Ingrat ! que je demeure !
+Et pourquoi ? pour entendre un peuple injurieux
+Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux ?
+Ne l’entendez-vous pas, cette cruelle joie,
+Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie ?
+Quel crime, quelle offense a pu les animer ?
+Hélas ! et qu’ai-je fait que de vous trop aimer ?
+
+
+
+Écoutez-vous, madame, une foule insensée ?
+
+
+
+Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée.
+Tout cet appartement préparé par vos soins,
+Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins,
+Qui semblaient pour jamais me répondre du vôtre,
+Ces festons, où nos noms enlacés l’un dans l’autre,
+À mes tristes regards viennent partout s’offrir,
+Sont autant d’imposteurs que je ne puis souffrir.
+Allons, Phénice. Ô ciel ! que vous êtes injuste !
+
+
+
+Retournez, retournez vers ce sénat auguste
+Qui vient vous applaudir de votre cruauté.
+Eh bien ! avec plaisir l’avez-vous écouté ?
+Êtes-vous pleinement content de votre gloire ?
+Avez-vous bien promis d’oublier ma mémoire ?
+Mais ce n’est pas assez expier vos amours ;
+Avez-vous bien promis de me haïr toujours ?
+
+
+
+Non, je n’ai rien promis. Moi, que je vous haïsse !
+Que je puisse jamais oublier Bérénice !
+Ah dieux ! dans quel moment son injuste rigueur
+De ce cruel soupçon vient affliger mon cœur !
+Connaissez-moi, madame ; et depuis cinq années
+Comptez tous les moments et toutes les journées
+Où, par plus de transports et par plus de soupirs,
+Je vous ai de mon cœur exprimé les désirs :
+Ce jour surpasse tout. Jamais, je le confesse,
+Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse ;
+Et jamais… Vous m’aimez, vous me le soutenez ;
+Et cependant je pars, et vous me l’ordonnez !
+Quoi ! dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes ?
+Craignez-vous que mes yeux versent trop peu de larmes ?
+Que me sert de ce cœur l’inutile retour ?
+Ah ! cruel, par pitié, montrez-moi moins d’amour :
+Ne me rappelez point une trop chère idée,
+Et laissez-moi du moins partir persuadée
+Que, déjà de votre âme exilée en secret,
+J’abandonne un ingrat qui me perd sans regret.
+Vous m’avez arraché ce que je viens d’écrire.
+
+Voilà de votre amour tout ce que je désire :
+Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir.
+
+
+
+Vous ne sortirez point, je n’y puis consentir.
+Quoi ! ce départ n’est donc qu’un cruel stratagème !
+Vous cherchez à mourir ! et de tout ce que j’aime
+Il ne restera plus qu’un triste souvenir !
+Qu’on cherche Antiochus ; qu’on le fasse venir.
+
+
+
+
+
+
+
+Madame, il faut vous faire un aveu véritable :
+Lorsque j’envisageai le moment redoutable
+Où, pressé par les lois d’un austère devoir,
+Il fallait pour jamais renoncer à vous voir ;
+Quand de ce triste adieu je prévis les approches,
+Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches,
+Je préparai mon âme à toutes les douleurs
+Que peut faire sentir le plus grand des malheurs ;
+Mais, quoi que je craignisse, il faut que je le die,
+Je n’en avais prévu que la moindre partie ;
+Je croyais ma vertu moins prête à succomber,
+Et j’ai honte du trouble où je la vois tomber.
+
+J’ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée :
+Le sénat m’a parlé ; mais mon âme accablée
+Écoutait sans entendre, et ne leur a laissé,
+Pour prix de leurs transports, qu’un silence glacé.
+Rome de votre sort est encore incertaine :
+Moi-même à tous moments je me souviens à peine
+Si je suis empereur, ou si je suis Romain.
+Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein :
+Mon amour m’entraînait ; et je venais peut-être
+Pour me chercher moi-même et pour me reconnaître.
+Qu’ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux ;
+Je vois pour la chercher que vous quittez ces lieux :
+C’en est trop. Ma douleur, à cette triste vue,
+À son dernier excès est enfin parvenue :
+Je ressens tous les maux que je puis ressentir ;
+Mais je vois le chemin par où j’en puis sortir.
+Ne vous attendez point que, las de tant d’alarmes,
+Par un heureux hymen je tarisse vos larmes :
+En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,
+Ma gloire inexorable à toute heure me suit ;
+Sans cesse elle présente à mon âme étonnée
+L’empire incompatible avec votre hyménée,
+Me dit qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits
+Je dois vous épouser encor moins que jamais.
+Oui, madame ; et je dois moins encore vous dire
+Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire,
+De vous suivre, et d’aller, trop content de mes fers,
+Soupirer avec vous au bout de l’univers.
+Vous-même rougiriez de ma lâche conduite :
+Vous verriez à regret marcher à votre suite
+Un indigne empereur sans empire, sans cour,
+Vil spectacle aux humains des faiblesses d’amour.
+Pour sortir des tourments dont mon âme est la proie,
+Il est, vous le savez, une plus noble voie ;
+Je me suis vu, madame, enseigner ce chemin,
+Et par plus d’un héros, et par plus d’un Romain :
+Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance,
+Ils ont tous expliqué cette persévérance
+Dont le sort s’attachait à les persécuter,
+Comme un ordre secret de n’y plus résister.
+Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue,
+Si toujours à mourir je vous vois résolue,
+S’il faut qu’à tout moment je tremble pour vos jours,
+Si vous ne me jurez d’en respecter le cours,
+Madame, à d’autres pleurs vous devez vous attendre ;
+En l’état où je suis je puis tout entreprendre :
+Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux
+N’ensanglante à la fin nos funestes adieux.
+
+
+
+Hélas ! Non, il n’est rien dont je ne sois capable.
+Vous voilà de mes jours maintenant responsable.
+Songez-y bien, madame : et si je vous suis cher…
+
+
+
+
+
+
+
+Venez, prince, venez ; je vous ai fait chercher.
+Soyez ici témoin de toute ma faiblesse ;
+Voyez si c’est aimer avec peu de tendresse.
+Jugez-nous. Je crois tout : je vous connais tous deux.
+Mais connaissez vous-même un prince malheureux.
+Vous m’avez honoré, seigneur, de votre estime ;
+Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime,
+À vos plus chers amis j’ai disputé ce rang ;
+Je l’ai disputé même aux dépens de mon sang.
+Vous m’avez malgré moi confié, l’un et l’autre,
+La reine, son amour, et vous, seigneur, le vôtre.
+La reine, qui m’entend, peut me désavouer ;
+Elle m’a vu toujours, ardent à vous louer,
+Répondre par mes soins à votre confidence.
+Vous croyez m’en devoir quelque reconnaissance ;
+Mais le pourriez-vous croire, en ce moment fatal,
+Qu’un ami si fidèle était votre rival ?
+
+
+Mon rival ! Il est temps que je vous éclaircisse.
+Oui, seigneur, j’ai toujours adoré Bérénice.
+Pour ne la plus aimer j’ai cent fois combattu :
+Je n’ai pu l’oublier, au moins je me suis tu.
+De votre changement la flatteuse apparence
+M’avait rendu tantôt quelque faible espérance :
+Les larmes de la reine ont éteint cet espoir.
+Ses yeux, baignés de pleurs, demandaient à vous voir :
+Je suis venu, seigneur, vous appeler moi-même ;
+Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ;
+Vous vous êtes rendu : je n’en ai point douté.
+Pour la dernière fois je me suis consulté,
+J’ai fait de mon courage une épreuve dernière ;
+Je viens de rappeler ma raison tout entière.
+Jamais je ne me suis senti plus amoureux.
+Il faut d’autres efforts pour rompre tant de nœuds :
+Ce n’est qu’en expirant que je puis les détruire ;
+J’y cours. Voilà de quoi j’ai voulu vous instruire.
+Oui, madame, vers vous j’ai rappelé ses pas :
+Mes soins ont réussi, je ne m’en repens pas.
+Puisse le ciel verser sur toutes vos années
+Mille prospérités l’une à l’autre enchaînées !
+Ou, s’il vous garde encore un reste de courroux,
+Je conjure les dieux d’épuiser tous les coups
+Qui pourraient menacer une si belle vie,
+Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.
+
+
+
+Arrêtez, arrêtez ! Princes trop généreux,
+
+En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !
+Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage,
+Partout du désespoir je rencontre l’image,
+Je ne vois que des pleurs, et je n’entends parler
+Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler.
+Mon cœur vous est connu, seigneur, et je puis dire
+
+Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire :
+La grandeur des Romains, la pourpre des Césars,
+N’ont point, vous le savez, attiré mes regards.
+J’aimais, seigneur, j’aimais, je voulais être aimée.
+Ce jour, je l’avoûrai, je me suis alarmée :
+J’ai cru que votre amour allait finir son cours.
+Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours.
+Votre cœur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes :
+Bérénice, seigneur, ne vaut point tant d’alarmes,
+Ni que par votre amour l’univers malheureux,
+Dans le temps que Titus attire tous ses vœux,
+Et que de vos vertus il goûte les prémices,
+Se voie en un moment enlever ses délices.
+Je crois, depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour,
+Vous avoir assuré d’un véritable amour.
+Ce n’est pas tout : je veux en ce moment funeste,
+Par un dernier effort couronner tout le reste :
+Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
+Adieu, seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.
+Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même
+
+Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime
+Pour aller loin de Rome écouter d’autres vœux.
+Vivez, et faites-vous un effort généreux.
+Sur Titus et sur moi réglez votre conduite :
+Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte ;
+Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers.
+Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers
+De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse
+Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.
+Tout est prêt : on m’attend. Ne suivez point mes pas.
+Pour la dernière fois, adieu, seigneur. Hélas !
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+6/6 A !X
+6/6 A !X
+6/6 B !x
+6/6 B !x
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+
+
+
+Quoi ! tandis que Néron s’abandonne au sommeil,
+Faut-il que vous veniez attendre son réveil ?
+Qu’errant dans le palais, sans suite et sans escorte,
+La mère de César veille seule à sa porte ?
+Madame, retournez dans votre appartement.
+
+
+
+Albine, il ne faut pas s’éloigner un moment.
+Je veux l’attendre ici : les chagrins qu’il me cause
+M’occuperont assez tout le temps qu’il repose.
+Tout ce que j’ai prédit n’est que trop assuré :
+Contre Britannicus Néron s’est déclaré.
+L’impatient Néron cesse de se contraindre ;
+Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
+Britannicus le gêne, Albine ; et chaque jour
+Je sens que je deviens importune à mon tour.
+
+
+
+Quoi ! vous à qui Néron doit le jour qu’il respire.
+
+Qui l’avez appelé de si loin à l’empire ?
+Vous qui, déshéritant le fils de Claudius,
+Avez nommé César l’heureux Domitius ?
+Tout lui parle, madame, en faveur d’Agrippine :
+Il vous doit son amour. Il me le doit, Albine :
+Tout, s’il est généreux, lui prescrit cette loi ;
+Mais tout, s’il est ingrat, lui parle contre moi.
+
+
+
+S’il est ingrat, madame ? Ah ! toute sa conduite
+Marque dans son devoir une âme trop instruite.
+Depuis trois ans entiers, qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait
+Qui ne promette à Rome un empereur parfait ?
+Rome, depuis trois ans par ses soins gouvernée,
+Au temps de ses consuls croit être retournée :
+Il la gouverne en père. Enfin Néron naissant
+A toutes les vertus d’Auguste vieillissant.
+
+
+
+Non, non ; mon intérêt ne me rend point injuste :
+Il commence, il est vrai, par où finit Auguste ;
+Mais crains que, l’avenir détruisant le passé,
+Il ne finisse ainsi qu’Auguste a commencé.
+Il se déguise en vain : je lis sur son visage
+Des fiers Domitius l’humeur triste et sauvage ;
+Il mêle avec l’orgueil qu’il a pris dans leur sang
+La fierté des Nérons qu’il puisa dans mon flanc.
+Toujours la tyrannie a d’heureuses prémices :
+De Rome, pour un temps, Caïus fut les délices ;
+Mais sa feinte bonté se tournant en fureur,
+Les délices de Rome en devinrent l’horreur.
+Que m’importe, après tout, que Néron, plus fidèle,
+D’une longue vertu laisse un jour le modèle ?
+Ai-je mis dans sa main le timon de l’État
+Pour le conduire au gré du peuple et du sénat ?
+Ah ! que de la patrie il soit, s’il veut, le père ;
+Mais qu’il songe un peu plus qu’Agrippine est sa mère.
+De quel nom cependant pouvons-nous appeler
+L’attentat que le jour vient de nous révéler ?
+Il sait, car leur amour ne peut être ignorée,
+Que de Britannicus Junie est adorée :
+Et ce même Néron, que la vertu conduit,
+Fait enlever Junie au milieu de la nuit !
+Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour qui l’inspire ?
+Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ;
+Ou plutôt n’est-ce point que sa malignité
+Punit sur eux l’appui que je leur ai prêté ?
+
+
+
+Vous leur appui, madame ? Arrête, chère Albine.
+Je sais que j’ai moi seule avancé leur ruine ;
+Que du trône, où le sang l’a dû faire monter,
+Britannicus par moi s’est vu précipiter.
+Par moi seule, éloigné de l’hymen d’Octavie,
+Le frère de Junie abandonna la vie,
+Silanus, sur qui Claude avait jeté les yeux,
+Et qui comptait Auguste au rang de ses aïeux.
+Néron jouit de tout : et moi, pour récompense,
+Il faut qu’entre eux et lui je tienne la balance,
+Afin que quelque jour, par une même loi,
+Britannicus la tienne entre mon fils et moi.
+
+
+
+Quel dessein ! Je m’assure un port dans la tempête.
+Néron m’échappera, si ce frein ne l’arrête.
+
+
+
+Mais prendre contre un fils tant de soins superflus !
+
+
+
+Je le craindrais bientôt, s’il ne me craignait plus.
+
+
+
+Une juste frayeur vous alarme peut-être.
+Mais si Néron pour vous n’est plus ce qu’il doit être,
+Du moins son changement ne vient pas jusqu’à nous,
+Et ce sont des secrets entre César et vous.
+Quelques titres nouveaux que Rome lui défère,
+Néron n’en reçoit point qu’il ne donne à sa mère.
+Sa prodigue amitié ne se réserve rien :
+Votre nom est dans Rome aussi saint que le sien ;
+À peine parle-t-on de la triste Octavie.
+Auguste votre aïeul honora moins Livie :
+Néron devant sa mère a permis le premier
+Qu’on portât les faisceaux couronnés de laurier.
+Quels effets voulez-vous de sa reconnaissance ?
+
+
+
+Un peu moins de respect, et plus de confiance.
+Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit :
+Je vois mes honneurs croître et tomber mon crédit.
+Non, non, le temps n’est plus que Néron, jeune encore,
+Me renvoyait les vœux d’une cour qui l’adore ;
+Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État ;
+Que mon ordre au palais assemblait le sénat ;
+Et que derrière un voile, invisible et présente,
+J’étais de ce grand corps l’âme toute-puissante,
+Des volontés de Rome alors mal assuré,
+Néron de sa grandeur n’était point enivré.
+Ce jour, ce triste jour, frappe encor ma mémoire,
+Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire,
+Quand les ambassadeurs de tant de rois divers
+Vinrent le reconnaître au nom de l’univers.
+
+Sur son trône avec lui j’allais prendre ma place :
+J’ignore quel conseil prépara ma disgrâce ;
+Quoi qu’il en soit, Néron, d’aussi loin qu’il me vit,
+Laissa sur son visage éclater son dépit.
+Mon cœur même en conçut un malheureux augure.
+L’ingrat, d’un faux respect colorant son injure,
+Se leva par avance ; et courant m’embrasser,
+Il m’écarta du trône où je m’allais placer.
+Depuis ce coup fatal le pouvoir d’Agrippine
+Vers sa chute à grands pas chaque jour s’achemine.
+L’ombre seule m’en reste ; et l’on n’implore plus
+Que le nom de Sénèque, et l’appui de Burrhus.
+
+
+
+Ah ! si de ce soupçon votre âme est prévenue,
+Pourquoi nourrissez-vous le venin qui vous tue ?
+Allez avec César vous éclaircir du moins.
+
+
+
+César ne me voit plus, Albine, sans témoins :
+En public, à mon heure, on me donne audience.
+Sa réponse est dictée, et même son silence.
+Je vois deux surveillants, ses maîtres et les miens,
+Présider l’un ou l’autre à tous nos entretiens.
+Mais je le poursuivrai d’autant plus qu’il m’évite :
+De son désordre, Albine, il faut que je profite.
+J’entends du bruit ; on ouvre. Allons subitement
+Lui demander raison de cet enlèvement :
+Surprenons, s’il se peut, les secrets de son âme.
+Mais quoi ! déjà Burrhus sort de chez lui ! Madame,
+Au nom de l’empereur j’allais vous informer
+D’un ordre qui d’abord a pu vous alarmer,
+Mais qui n’est que l’effet d’une sage conduite,
+Dont César a voulu que vous soyez instruite.
+
+
+
+Puisqu’il le veut, entrons : il m’en instruira mieux.
+
+
+
+César pour quelque temps s’est soustrait à nos yeux.
+Déjà par une porte au public moins connue
+L’un et l’autre consul vous avaient prévenue,
+Madame. Mais souffrez que je retourne exprès…
+
+
+
+Non, je ne trouble point ses augustes secrets ;
+Cependant voulez-vous qu’avec moins de contrainte
+L’un et l’autre une fois nous nous parlions sans feinte ?
+
+
+
+Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d’horreur.
+
+
+
+Prétendez-vous longtemps me cacher l’empereur ?
+Ne le verrai-je plus qu’à titre d’importune ?
+Ai-je donc élevé si haut votre fortune
+Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ?
+Ne l’osez-vous laisser un moment sur sa foi ?
+Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire
+À qui m’effacera plus tôt de sa mémoire ?
+Vous l’ai-je confié pour en faire un ingrat,
+Pour être, sous son nom, les maîtres de l’État ?
+Certes, plus je médite, et moins je me figure
+Que vous m’osiez compter pour votre créature,
+Vous dont j’ai pu laisser vieillir l’ambition
+Dans les honneurs obscurs de quelque légion ;
+Et moi qui sur le trône ai suivi mes ancêtres,
+Moi, fille, femme, sœur et mère de vos maîtres !
+Que prétendez-vous donc ? Pensez-vous que ma voix
+Ait fait un empereur pour m’en imposer trois ?
+Néron n’est plus enfant : n’est-il pas temps qu’il règne. ?
+Jusqu’à quand voulez-vous que l’empereur vous craigne ?
+Ne saurait-il rien voir qu’il n’emprunte vos yeux ?
+Pour se conduire, enfin, n’a-t-il pas ses aïeux ?
+Qu’il choisisse, s’il veut, d’Auguste ou de Tibère ;
+Qu’il imite, s’il peut, Germanicus mon père.
+Parmi tant de héros je n’ose me placer ;
+Mais il est des vertus que je lui puis tracer ;
+Je puis l’instruire au moins combien sa confidence
+Entre un sujet et lui doit laisser de distance.
+
+
+
+Je ne m’étais chargé dans cette occasion
+Que d’excuser César d’une seule action ;
+Mais puisque sans vouloir que je le justifie
+Vous me rendez garant du reste de sa vie,
+Je répondrai, madame, avec la liberté
+D’un soldat qui sait mal farder la vérité.
+Vous m’avez de César confié la jeunesse,
+Je l’avoue ; et je dois m’en souvenir sans cesse.
+Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
+D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ?
+Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde :
+Ce n’est plus votre fils, c’est le maître du monde.
+J’en dois compte, madame, à l’empire romain,
+Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
+Ah ! si dans l’ignorance il le fallait instruire,
+N’avait-on que Sénèque et moi pour le séduire ?
+Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs ?
+Fallait-il dans l’exil chercher des corrupteurs ?
+La cour de Claudius, en esclaves fertile,
+Pour deux que l’on cherchait en eût présenté mille,
+Qui tous auraient brigué l’honneur de l’avilir :
+Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir.
+De quoi vous plaignez-vous, madame ? On vous révère :
+Ainsi que par César, on jure par sa mère.
+L’empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour
+Mettre à vos pieds l’empire, et grossir votre cour ;
+Mais le doit-il, madame ? et sa reconnaissance
+Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ?
+
+Toujours humble, toujours le timide Néron
+N’ose-t-il être Auguste et César que de nom ?
+Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie.
+Rome, à trois affranchis si longtemps asservie,
+À peine respirant du joug qu’elle a porté,
+Du règne de Néron compte sa liberté.
+Que dis-je ? la vertu semble même renaître.
+Tout l’empire n’est plus la dépouille d’un maître.
+Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats ;
+César nomme les chefs sur la foi des soldats ;
+Thraséas au sénat, Corbulon dans l’armée,
+Sont encore innocents, malgré leur renommée ;
+Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs,
+Ne sont plus habités que par leurs délateurs.
+Qu’importe que César continue à nous croire,
+Pourvu que nos conseils ne tendent qu’à sa gloire ;
+Pourvu que dans le cours d’un règne florissant
+Rome soit toujours libre, et César tout-puissant ?
+Mais, madame, Néron suffit pour se conduire.
+J’obéis, sans prétendre à l’honneur de l’instruire.
+Sur ses aïeux, sans doute, il n’a qu’à se régler ;
+Pour bien faire, Néron n’a qu’à se ressembler.
+Heureux si ses vertus, l’une à l’autre enchaînées,
+Ramènent tous les ans ses premières années !
+
+
+
+Ainsi, sur l’avenir n’osant vous assurer,
+Vous croyez que sans vous Néron va s’égarer.
+Mais vous qui, jusqu’ici content de votre ouvrage,
+Venez de ses vertus nous rendre témoignage,
+Expliquez-nous pourquoi, devenu ravisseur,
+Néron de Silanus fait enlever la sœur ?
+Ne tient-il qu’à marquer de cette ignominie
+Le sang de mes aïeux qui brille dans Junie ?
+De quoi l’accuse-t-il ? Et par quel attentat
+Devient-elle en un jour criminelle d’État :
+Elle qui, sans orgueil jusqu’alors élevée,
+N’aurait point vu Néron, s’il ne l’eût enlevée ;
+Et qui même aurait mis au rang de ses bienfaits
+L’heureuse liberté de ne le voir jamais ?
+
+
+
+Je sais que d’aucun crime elle n’est soupçonnée ;
+Mais jusqu’ici César ne l’a point condamnée,
+Madame. Aucun objet ne blesse ici ses yeux :
+Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.
+Vous savez que les droits qu’elle porte avec elle
+Peuvent de son époux faire un prince rebelle :
+Que le sang de César ne se doit allier
+Qu’à ceux à qui César le veut bien confier ;
+Et vous-même avoûrez qu’il ne serait pas juste
+Qu’on disposât sans lui de la nièce d’Auguste.
+
+
+
+Je vous entends : Néron m’apprend par votre voix
+Qu’en vain Britannicus s’assure sur mon choix.
+Eu vain, pour détourner ses yeux de sa misère,
+J’ai flatté son amour d’un hymen qu’il espère :
+À ma confusion, Néron veut faire voir
+Qu’Agrippine promet par delà son pouvoir.
+Rome de ma faveur est trop préoccupée :
+Il veut par cet affront qu’elle soit détrompée,
+Et que tout l’univers apprenne avec terreur
+À ne confondre plus mon fils et l’empereur.
+Il le peut. Toutefois j’ose encore lui dire
+Qu’il doit avant ce coup affermir son empire ;
+Et qu’en me réduisant à la nécessité
+D’éprouver contre lui ma faible autorité,
+Il expose la sienne ; et que dans la balance
+Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense.
+
+
+
+Quoi ! madame, toujours soupçonner son respect !
+Ne peut-il faire un pas qui ne vous soit suspect ?
+L’empereur vous croit-il du parti de Junie ?
+Avec Britannicus vous croit-il réunie ?
+Quoi ! de vos ennemis devenez-vous l’appui
+Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui ?
+Sur le moindre discours qu’on pourra vous redire
+Serez-vous toujours prête à partager l’empire ?
+Vous craindrez-vous sans cesse ; et vos embrassements
+Ne se passeront-ils qu’en éclaircissements ?
+Ah ! quittez d’un censeur la triste diligence ;
+D’une mère facile affectez l’indulgence ;
+Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater ;
+Et n’avertissez point la cour de vous quitter.
+
+
+
+Et qui s’honorerait de l’appui d’Agrippine,
+Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine,
+Lorsque de sa présence il semble me bannir,
+Quand Burrhus à sa porte ose me retenir ?
+
+
+
+Madame, je vois bien qu’il est temps de me taire,
+Et que ma liberté commence à vous déplaire.
+La douleur est injuste : et toutes les raisons
+Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.
+Voici Britannicus. Je lui cède ma place.
+Je vous laisse écouter et plaindre sa disgrâce.
+Et peut-être, madame, en accuser les soins
+De ceux que l’empereur a consultés le moins.
+
+
+
+
+
+
+
+Ah ! prince, où courez-vous ? Quelle ardeur inquiète
+Parmi vos ennemis en aveugle vous jette ?
+Que venez-vous chercher ? Ce que je cherche ? Ah ! dieux !
+
+Tout ce que j’ai perdu, madame, est en ces lieux.
+De mille affreux soldats Junie environnée
+S’est vue en ce palais indignement traînée.
+Hélas ! de quelle horreur ses timides esprits
+À ce nouveau spectacle auront été surpris ?
+Enfin on me l’enlève. Une loi trop sévère
+Va séparer deux cœurs qu’assemblait leur misère :
+Sans doute on ne veut pas que, mêlant nos douleurs,
+Nous nous aidions l’un l’autre à porter nos malheurs.
+
+
+
+Il suffit. Comme vous je ressens vos injures ;
+Mes plaintes ont déjà précédé vos murmures.
+Mais je ne prétends pas qu’un impuissant courroux
+Dégage ma parole et m’acquitte envers vous.
+Je ne m’explique point. Si vous voulez m’entendre,
+Suivez-moi chez Pallas, où je vais vous attendre.
+
+
+
+
+
+
+
+La croirai-je, Narcisse ? et dois-je sur sa foi
+La prendre pour arbitre entre son fils et moi ?
+Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas cette même Agrippine
+Que mon père épousa jadis pour ma ruine,
+Et qui, si je t’en crois, a de ses derniers jours,
+Trop lents pour ses desseins, précipité le cours ?
+
+
+
+N’importe. Elle se sent comme vous outragée ;
+À vous donner Junie elle s’est engagée :
+Unissez vos chagrins, liez vos intérêts :
+Ce palais retentit en vain de vos regrets :
+Tandis qu’on vous verra d’une voix suppliante
+Semer ici la plainte et non pas l’épouvante,
+Que vos ressentiments se perdront en discours,
+Il n’en faut pas douter, vous vous plaindrez toujours.
+
+
+
+Ah, Narcisse ! tu sais si de la servitude
+Je prétends faire encore une longue habitude ;
+Tu sais si pour jamais, de ma chute étonné,
+Je renonce à l’empire où j’étais destiné.
+Mais je suis seul encor : les amis de mon père
+Sont autant d’inconnus que glace ma misère,
+Et ma jeunesse même écarte loin de moi
+Tous ceux qui dans le cœur me réservent leur foi.
+Pour moi, depuis un an qu’un peu d’expérience
+M’a donné de mon sort la triste connaissance,
+Que vois-je autour de moi, que des amis vendus
+Qui sont de tous mes pas les témoins assidus,
+Qui, choisis par Néron pour ce commerce infâme,
+Trafiquent avec lui des secrets de mon âme ?
+Quoi qu’il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours :
+Il prévoit mes desseins, il entend mes discours :
+Comme toi, dans mon cœur il sait ce qui se passe.
+Que t’en semble, Narcisse ? Ah ! quelle âme assez basse…
+C’est à vous de choisir des confidents discrets,
+Seigneur, et de ne pas prodiguer vos secrets.
+
+
+
+Narcisse, tu dis vrai ; mais cette défiance
+Est toujours d’un grand cœur la dernière science ;
+On le trompe longtemps. Mais enfin je te croi,
+Ou plutôt je fais vœu de ne croire que toi.
+Mon père, il m’en souvient, m’assura de ton zèle :
+Seul de ses affranchis tu m’es toujours fidèle ;
+Tes yeux, sur ma conduite incessamment ouverts,
+M’ont sauvé jusqu’ici de mille écueils couverts.
+Va donc voir si le bruit de ce nouvel orage
+Aura de nos amis excité le courage ;
+Examine leurs yeux, observe leurs discours ;
+Vois si j’en puis attendre un fidèle secours.
+Surtout dans ce palais remarque avec adresse
+Avec quel soin Néron fait garder la princesse :
+Sache si du péril ses beaux yeux sont remis,
+Et si son entretien m’est encore permis.
+Cependant de Néron je vais trouver la mère
+Chez Pallas, comme toi l’affranchi de mon père :
+Je vais la voir, l’aigrir, la suivre, et s’il se peut,
+M’engager sous son nom plus loin qu’elle ne veut.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+N’en doutez point, Burrhus : malgré ses injustices,
+C’est ma mère, et je veux ignorer ses caprices.
+Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir
+Le ministre insolent qui les ose nourrir.
+Pallas de ses conseils empoisonne ma mère ;
+Il séduit, chaque jour, Britannicus mon frère ;
+Ils l’écoutent lui seul : et qui suivrait leurs pas
+Les trouverait peut-être assemblés chez Pallas.
+C’en est trop. De tous deux il faut que je l’écarte.
+Pour la dernière fois, qu’il s’éloigne, qu’il parte :
+Je le veux, je l’ordonne ; et que la fin du jour
+Ne le retrouve plus dans Rome ou dans ma cour.
+Allez : cet ordre importe au salut de l’empire.
+Vous. Narcisse, approchez. Et vous, qu’on se retire.
+
+
+
+
+
+
+
+Grâces aux dieux, seigneur, Junie entre vos mains
+Vous assure aujourd’hui du reste des Romains.
+Vos ennemis, déchus de leur vaine espérance,
+Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.
+Mais que vois-je ? Vous-même, inquiet, étonné,
+Plus que Britannicus paraissez consterné.
+Que présage à mes yeux cette tristesse obscure,
+Et ces sombres regards errants à l’aventure ?
+Tout vous rit : la fortune obéit à vos vœux.
+
+
+
+Narcisse, c’en est fait, Néron est amoureux.
+
+
+
+Vous ! Depuis un moment, mais pour toute ma vie.
+J’aime, que dis-je, aimer ? j’idolâtre Junie.
+
+
+
+Vous l’aimez ! Excité d’un désir curieux,
+Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
+Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
+Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes ;
+Belle sans ornement, dans le simple appareil
+D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
+Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
+Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
+Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
+Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
+Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
+J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue :
+Immobile, saisi d’un long étonnement,
+Je l’ai laissé passer dans son appartement.
+J’ai passé dans le mien. C’est là que, solitaire,
+De son image en vain j’ai voulu me distraire.
+Trop présente à mes yeux je croyais lui parler ;
+J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.
+Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce :
+J’employais les soupirs, et même la menace.
+Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
+Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
+Mais je m’en fais peut-être une trop belle image :
+Elle m’est apparue avec trop d’avantage :
+Narcisse, qu’en dis-tu ? Quoi, seigneur ! croira-t-on
+Qu’elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?
+
+
+
+Tu le sais bien, Narcisse. Et soit que sa colère
+M’imputât le malheur qui lui ravit son frère ;
+Soit que son cœur, jaloux d’une austère fierté,
+Enviât à nos yeux sa naissante beauté ;
+Fidèle à sa douleur, et dans l’ombre enfermée,
+Elle se dérobait même à sa renommée :
+Et c’est cette vertu, si nouvelle à la cour,
+Dont la persévérance irrite mon amour.
+Quoi ! Narcisse, tandis qu’il n’est point de Romaine
+Que mon amour n’honore et ne rende plus vaine,
+Qui, dès qu’à ses regards elle ose se fier,
+Sur le cœur de César ne les vienne essayer ;
+Seule, dans son palais, la modeste Junie
+Regarde leurs honneurs comme une ignominie ;
+Fuit, et ne daigne pas peut-être s’informer
+Si César est aimable, ou bien s’il sait aimer !
+Dis-moi : Britannicus l’aime-t-il ? Quoi ! s’il l’aime,
+Seigneur ? Si jeune encor, se connaît-il lui même ?
+D’un regard enchanteur connaît-il le poison ?
+
+
+
+Seigneur, l’amour toujours n’attend pas la raison.
+N’en doutez point, il l’aime. Instruits partant de charmes,
+Ses yeux sont déjà faits à l’usage des larmes ;
+À ses moindres désirs il sait s’accommoder ;
+Et peut-être déjà sait-il persuader.
+
+
+
+Que dis-tu ? Sur son cœur il aurait quelque empire ?
+
+
+
+Je ne sais. Mais, seigneur, ce que je puis vous dire,
+Je l’ai vu quelquefois s’arracher de ces lieux,
+Le cœur plein d’un courroux qu’il cachait à vos yeux,
+D’une cour qui le fuit pleurant l’ingratitude,
+Las de votre grandeur et de sa servitude,
+Entre l’impatience et la crainte flottant,
+Il allait voir Junie, et revenait content.
+
+
+
+D’autant plus malheureux qu’il aura su lui plaire,
+Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère :
+Néron impunément ne sera pas jaloux.
+
+
+
+Vous ? Et de quoi, seigneur, vous inquiétez-vous ?
+Junie a pu le plaindre et partager ses peines :
+Elle n’a vu couler de larmes que les siennes ;
+Mais aujourd’hui, seigneur, que ses yeux dessillés,
+Regardant de plus près l’éclat dont vous brillez,
+Verront autour de vous les rois sans diadème,
+Inconnus dans la foule, et son amant lui-même,
+Attachés sur vos yeux, s’honorer d’un regard
+Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard ;
+Quand elle vous verra, de ce degré de gloire,
+Venir en soupirant avouer sa victoire ;
+
+Maître, n’en doutez point, d’un cœur déjà charmé,
+Commandez qu’on vous aime, et vous serez aimé.
+
+
+
+À combien de chagrins il faut que je m’apprête !
+Que d’importunités ! Quoi donc ! qui vous arrête,
+Seigneur ? Tout : Octavie, Agrippine, Burrhus,
+Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus.
+Non que pour Octavie un reste de tendresse
+M’attache à son hymen et plaigne sa jeunesse ;
+Mes yeux, depuis longtemps fatigués de ses soins,
+Rarement de ses pleurs daignent être témoins.
+Trop heureux, si bientôt la faveur d’un divorce
+Me soulageait d’un joug qu’on m’imposa par force !
+Le ciel même en secret semble la condamner :
+Ses vœux, depuis quatre ans, ont beau l’importuner ;
+Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche :
+D’aucun gage, Narcisse, ils n’honorent sa couche ;
+L’empire vainement demande un héritier.
+
+
+
+Que tardez-vous, seigneur, à la répudier ?
+L’empire, votre cœur, tout condamne Octavie.
+Auguste, votre aïeul, soupirait pour Livie ;
+Par un double divorce ils s’unirent tous deux ;
+Et vous devez l’empire à ce divorce heureux.
+Tibère, que l’hymen plaça dans sa famille,
+Osa bien à ses yeux répudier sa fille.
+Vous seul, jusques ici, contraire à vos désirs,
+N’osez par un divorce assurer vos plaisirs.
+
+
+
+Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ?
+Mon amour inquiet déjà se l’imagine
+Qui m’amène Octavie, et d’un œil enflammé
+Atteste les saints droits d’un nœud qu’elle a formé ;
+Et, portant à mon cœur des atteintes plus rudes,
+Me fait un long récit de mes ingratitudes.
+De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?
+
+
+
+N’êtes-vous pas, seigneur, votre maître et le sien ?
+Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?
+Vivez, régnez pour vous : c’est trop régner pour elle.
+Craignez-vous ? Mais, seigneur, vous ne la craignez pas ;
+Vous venez de bannir le superbe Pallas,
+Pallas, dont vous savez qu’elle soutient l’audace.
+
+
+
+Éloigné de ses yeux, j’ordonne, je menace,
+J’écoute vos conseils, j’ose les approuver ;
+Je m’excite contre elle, et tâche à la braver ;
+Mais, je t’expose ici mon âme toute nue,
+Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
+Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir
+De ces yeux où j’ai lu si longtemps mon devoir ;
+Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
+Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle ;
+Mais enfin mes efforts ne me servent de rien :
+Mon génie étonné tremble devant le sien.
+Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance,
+Que je la fuis partout, que même je l’offense,
+Et que, de temps en temps, j’irrite ses ennuis,
+Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis.
+Mais je t’arrête trop : retire-toi, Narcisse ;
+Britannicus pourrait t’accuser d’artifice.
+
+
+
+Non, non ; Britannicus s’abandonne à ma foi :
+Par son ordre, seigneur, il croit que je vous voi,
+Que je m’informe ici de tout ce qui le touche,
+Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche.
+Impatient, surtout, de revoir ses amours,
+Il attend de mes soins ce fidèle secours.
+
+
+
+J’y consens ; porte-lui cette douce nouvelle :
+Il la verra. Seigneur, bannissez-le loin d’elle.
+
+
+
+J’ai mes raisons, Narcisse ; et tu peux concevoir
+Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir.
+Cependant vante-lui ton heureux stratagème ;
+Dis-lui qu’en sa faveur on me trompe moi-même,
+Qu’il la voit sans mon ordre. On ouvre ; la voici.
+Va retrouver ton maître, et l’amener ici.
+
+
+
+
+
+
+
+Vous vous troublez, madame, et changez de visage !
+Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage ?
+
+
+
+Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur ;
+J’allais voir Octavie, et non pas l’empereur.
+
+
+
+Je le sais bien, madame, et n’ai pu sans envie
+Apprendre vos bontés pour l’heureuse Octavie.
+
+
+
+Vous, seigneur ? Pensez-vous, madame, qu’en ces lieux
+Seule pour vous connaître, Octavie ait des yeux ?
+
+
+
+Et quel autre, seigneur, voulez-vous que j’implore ?
+À qui demanderais-je un crime que j’ignore ?
+Vous qui le punissez, vous ne l’ignorez pas :
+De grâce, apprenez-moi, seigneur, mes attentats.
+
+
+
+Quoi ! madame, est-ce donc une légère offense
+De m’avoir si longtemps caché votre présence ?
+Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,
+Les avez-vous reçus pour les ensevelir ?
+L’heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes
+Croître, loin de nos yeux, son amour et vos charmes ?
+Pourquoi, de cette gloire exclu jusqu’à ce jour,
+M’avez-vous, sans pitié, relégué dans ma cour ?
+On dit plus : vous souffrez, sans en être offensée,
+Qu’il vous ose, madame, expliquer sa pensée,
+Car je ne croirai point que sans me consulter
+La sévère Junie ait voulu le flatter ;
+Ni qu’elle ait consenti d’aimer et d’être aimée,
+Sans que j’en sois instruit que par la renommée.
+
+
+
+Je ne vous nîrai point, seigneur, que ses soupirs
+M’ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.
+Il n’a point détourné ses regards d’une fille
+Seul reste du débris d’une illustre famille :
+Peut-être il se souvient qu’en un temps plus heureux
+Son père me nomma pour l’objet de ses vœux.
+Il m’aime ; il obéit à l’empereur son père,
+Et j’ose dire encore, à vous, à votre mère :
+Vos désirs sont toujours si conformes aux siens…
+
+
+
+Ma mère a ses desseins, madame ; et j’ai les miens.
+Ne parlons plus ici de Claude et d’Agrippine ;
+Ce n’est point par leur choix que je me détermine.
+C’est à moi seul, madame, à répondre de vous ;
+Et je veux de ma main vous choisir un époux.
+
+
+
+Ah, seigneur ! songez-vous que toute autre alliance
+Fera honte aux Césars, auteurs de ma naissance ?
+
+
+
+Non, madame, l’époux dont je vous entretiens
+Peut, sans honte, assembler vos aïeux et les siens ;
+Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa flamme.
+
+
+
+Et quel est donc, seigneur, cet époux ? Moi, madame.
+
+
+
+Vous ! Je vous nommerais, madame, un autre nom,
+Si j’en savais quelque autre au-dessus de Néron.
+Oui, pour vous faire un choix où vous puissiez souscrire,
+J’ai parcouru des yeux la cour, Rome, et l’empire.
+Plus j’ai cherché, madame, et plus je cherche encor
+En quelles mains je dois confier ce trésor ;
+Plus je vois que César, digne seul de vous plaire,
+En doit être lui seul l’heureux dépositaire,
+Et ne peut dignement vous confier qu’aux mains
+À qui Rome a commis l’empire des humains.
+Vous-même, consultez vos premières années ;
+Claudius à son fils les avait destinées ;
+Mais c’était en un temps où de l’empire entier
+Il croyait quelque jour le nommer l’héritier.
+Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,
+C’est à vous de passer du côté de l’empire.
+En vain de ce présent ils m’auraient honoré,
+Si votre cœur devait en être séparé ;
+Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes ;
+Si, tandis que je donne aux veilles, aux alarmes,
+Des jours toujours à plaindre et toujours enviés,
+Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds.
+Qu’Octavie à vos yeux ne fasse point d’ombrage :
+Rome, aussi bien que moi, vous donne son suffrage,
+Répudie Octavie, et me fait dénouer
+Un hymen que le ciel ne veut point avouer.
+Songez-y donc, madame, et pesez en vous-même
+Ce choix digne des soins d’un prince qui vous aime,
+Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,
+Digne de l’univers à qui vous vous devez.
+
+
+
+Seigneur, avec raison je demeure étonnée.
+Je me vois, dans le cours d’une même journée,
+Comme une criminelle amenée en ces lieux ;
+Et lorsque avec frayeur je parais à vos yeux,
+Que sur mon innocence à peine je me fie,
+Vous m’offrez tout d’un coup la place d’Octavie.
+J’ose dire pourtant que je n’ai mérité
+Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.
+Et pouvez-vous, seigneur, souhaiter qu’une fille
+Qui vit presque en naissant éteindre sa famille ;
+Qui, dans l’obscurité nourrissant sa douleur,
+S’est fait une vertu conforme à son malheur,
+Passe subitement de cette nuit profonde
+Dans un rang qui l’expose aux yeux de tout le monde,
+Dont je n’ai pu de loin soutenir la clarté,
+Et dont une autre enfin remplit la majesté ?
+
+
+
+Je vous ai déjà dit que je la répudie :
+Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie.
+N’accusez point ici mon choix d’aveuglement ;
+Je vous réponds de vous ; consentez seulement.
+Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire ;
+Et ne préférez point à la solide gloire
+Des honneurs dont César prétend vous revêtir,
+La gloire d’un refus sujet au repentir.
+
+
+
+Le ciel connaît, seigneur, le fond de ma pensée.
+Je ne me flatte point d’une gloire insensée :
+Je sais de vos présents mesurer la grandeur ;
+Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur,
+Plus il me ferait honte, et mettrait en lumière
+
+Le crime d’en avoir dépouillé l'héritière.
+
+
+
+C’est de ses intérêts prendre beaucoup de soin,
+Madame ; et l’amitié ne peut aller plus loin.
+Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère :
+La sœur vous touche ici beaucoup moins que le frère ;
+Et pour Britannicus… Il a su me toucher,
+Seigneur ; et je n’ai point prétendu m’en cacher.
+Cette sincérité, sans doute, est peu discrète ;
+Mais toujours de mon cœur ma bouche est l’interprète.
+Absente de la cour, je n’ai pas dû penser,
+Seigneur, qu’en l’art de feindre il fallût m’exercer.
+J’aime Britannicus. Je lui fus destinée
+Quand l’empire devait suivre son hyménée :
+Mais ces mêmes malheurs qui l’en ont écarté,
+Ses honneurs abolis, son palais déserté,
+La fuite d’une cour que sa chute a bannie,
+Sont autant de liens qui retiennent Junie.
+Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs ;
+Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs ;
+L’empire en est pour vous l’inépuisable source ;
+Ou, si quelque chagrin en interrompt la course,
+Tout l’univers, soigneux de les entretenir,
+S’empresse à l’effacer de votre souvenir.
+Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse,
+Il ne voit, dans son sort, que moi qui s’intéresse,
+Et n’a, pour tous plaisirs, seigneur, que quelques pleurs
+Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.
+
+
+
+Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j’envie,
+Que tout autre que lui me paîrait de sa vie.
+Mais je garde à ce prince un traitement plus doux :
+Madame, il va bientôt paraître devant vous.
+
+
+
+Ah, seigneur ! vos vertus m’ont toujours rassurée.
+
+
+
+Je pouvais de ces lieux lui défendre l’entrée ;
+Mais, madame, je veux prévenir le danger
+Où son ressentiment le pourrait engager.
+Je ne veux point le perdre : il vaut mieux que lui-même
+Entende son arrêt de la bouche qu’il aime.
+Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous
+Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux.
+De son bannissement prenez sur vous l’offense ;
+Et, soit par vos discours, soit par votre silence,
+Du moins par vos froideurs, faites-lui concevoir
+Qu’il doit porter ailleurs ses vœux et son espoir.
+
+
+
+Moi ! que je lui prononce un arrêt si sévère !
+Ma bouche mille fois lui jura le contraire.
+Quand même jusque-là je pourrais me trahir,
+Mes yeux lui défendront, seigneur, de m’obéir.
+
+
+
+Caché près de ces lieux, je vous verrai, madame.
+Renfermez votre amour dans le fond de votre âme :
+Vous n’aurez point pour moi de langages secrets,
+J’entendrai des regards que vous croirez muets ;
+Et sa perte sera l’infaillible salaire
+D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire.
+
+
+
+Hélas ! si j’ose encor former quelques souhaits,
+Seigneur, permettez-moi de ne le voir jamais !
+
+
+
+
+
+
+
+Britannicus, seigneur, demande la princesse ;
+Il approche. Qu’il vienne. Ah ! seigneur ! Je vous laisse.
+Sa fortune dépend de vous plus que de moi :
+Madame, en le voyant, songez que je vous voi.
+
+
+
+
+
+
+
+Ah ! cher Narcisse, cours au-devant de ton maître ;
+Dis-lui… Je suis perdue ! et je le vois paraître.
+
+
+
+
+
+
+
+Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?
+Quoi ! je puis donc jouir d’un entretien si doux !
+Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore !
+Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore ?
+Faut-il que je dérobe, avec mille détours,
+Un bonheur que vos yeux m’accordaient tous les jours ?
+Quelle nuit ! Quel réveil ! Vos pleurs, votre présence,
+N’ont point de ces cruels désarmé l’insolence !
+Que faisait votre amant ? Quel démon envieux
+M’a refusé l’honneur de mourir à vos yeux ?
+Hélas ! dans la frayeur dont vous étiez atteinte,
+M’avez-vous, en secret, adressé quelque plainte ?
+Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter ?
+Songiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ?
+Vous ne me dites rien ! Quel accueil ! Quelle glace !
+Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?
+
+Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi, trompé,
+Tandis que je vous parle, est ailleurs occupé.
+Ménageons les moments de cette heureuse absence.
+
+
+
+Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance :
+Ces murs mêmes, seigneur, peuvent avoir des yeux ;
+Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux.
+
+
+
+Et depuis quand, madame, êtes-vous si craintive ?
+Quoi ! déjà votre amour souffre qu’on le captive ?
+Qu’est devenu ce cœur qui me jurait toujours
+De faire à Néron même envier nos amours ?
+Mais bannissez, madame, une inutile crainte :
+La foi dans tous les cœurs n’est pas encore éteinte ;
+Chacun semble des yeux approuver mon courroux ;
+La mère de Néron se déclare pour nous.
+Rome, de sa conduite elle-même offensée…
+
+
+
+Ah ! seigneur ! vous parlez contre votre pensée.
+Vous-même vous m’avez avoué mille fois
+Que Rome le louait d’une commune voix ;
+Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage ;
+Sans doute la douleur vous dicte ce langage.
+
+
+
+Ce discours me surprend, il le faut avouer :
+Je ne vous cherchais pas pour l’entendre louer.
+Quoi ! pour vous confier la douleur qui m’accable,
+À peine je dérobe un moment favorable ;
+Et ce moment si cher, madame, est consumé
+À louer l’ennemi dont je suis opprimé !
+Qui vous rend à vous-même, en un jour, si contraire ?
+Quoi ! même vos regards ont appris à se taire ?
+Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux !
+Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ?
+Oh ! si je le croyais… Au nom des dieux, madame,
+Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme.
+Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir ?
+
+
+
+Retirez-vous, seigneur ; l’empereur va venir.
+
+
+
+Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m’attendre ?
+
+
+
+
+
+
+
+Madame… Non, seigneur, je ne puis rien entendre.
+Vous êtes obéi. Laissez couler du moins
+Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins.
+
+
+
+
+
+
+
+Eh bien ! de leur amour tu vois la violence,
+Narcisse : elle a paru jusque dans son silence !
+Elle aime mon rival, je ne puis l’ignorer ;
+Mais je mettrai ma joie à le désespérer.
+Je me fais de sa peine une image charmante ;
+Et je l’ai vu douter du cœur de son amante.
+Je la suis. Mon rival t’attend pour éclater :
+Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter ;
+Et tandis qu’à mes yeux on le pleure, on l’adore,
+Fais-lui payer bien cher un bonheur qu’il ignore.
+
+
+
+La fortune t’appelle une seconde fois,
+Narcisse : voudrais-tu résister à sa voix ?
+Suivons jusques au bout ses ordres favorables ;
+Et, pour nous rendre heureux, perdons les misérables.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Pallas obéira, seigneur. Et de quel œil
+Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil ?
+
+
+
+Ne doutez point, seigneur, que ce coup ne la frappe ;
+Qu’en reproches bientôt sa douleur ne s’échappe.
+Ses transports dès longtemps commencent d’éclater.
+À d’inutiles cris puissent-ils s’arrêter !
+
+
+
+Quoi ! de quelque dessein la croyez-vous capable ?
+
+
+
+Agrippine, seigneur, est toujours redoutable :
+Rome et tous vos soldats révèrent ses aïeux ;
+Germanicus son père est présent à leurs yeux.
+Elle sait son pouvoir ; vous savez son courage ;
+Et ce qui me la fait redouter davantage,
+C’est que vous appuyez vous-même son courroux,
+Et que vous lui donnez des armes contre vous.
+
+
+
+Moi, Burrhus ? Cet amour, seigneur, qui vous possède…
+
+
+
+Je vous entends, Burrhus. Le mal est sans remède :
+
+Mon cœur s’en est plus dit que vous ne m’en direz ;
+Il faut que j’aime enfin. Vous vous le figurez,
+Seigneur ; et, satisfait de quelque résistance,
+Nous redoutez un mal faible dans sa naissance.
+Mais si dans son devoir votre cœur affermi
+Voulait ne point s’entendre avec son ennemi ;
+Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire ;
+Si vous daigniez, seigneur, rappeler la mémoire
+Des vertus d’Octavie indignes de ce prix,
+Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris ;
+Surtout si, de Junie évitant la présence,
+Vous condamniez vos yeux à quelques jours d’absence ;
+Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer,
+On n’aime point, seigneur, si l’on ne veut aimer.
+
+
+
+Je vous croirai, Burrhus, lorsque dans les alarmes
+Il faudra soutenir la gloire de nos armes,
+Ou lorsque, plus tranquille, assis dans le sénat,
+Il faudra décider du destin de l’État ;
+Je m’en reposerai sur votre expérience.
+Mais, croyez-moi, l’amour est une autre science,
+Burrhus ; et je ferais quelque difficulté
+D’abaisser jusque-là votre sévérité.
+Adieu. Je souffre trop, éloigné de Junie.
+
+
+
+
+
+Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie :
+Cette férocité que tu croyais fléchir
+De tes faibles liens est prête à s’affranchir.
+En quels excès peut-être elle va se répandre !
+Ô dieux ! en ce malheur quel conseil dois-je prendre ?
+Sénèque, dont les soins me devraient soulager,
+Occupé loin de Rome, ignore ce danger.
+Mais quoi ! si d’Agrippine excitant la tendresse
+Je pouvais… La voici : mon bonheur me l’adresse.
+
+
+
+
+
+
+
+Eh bien ! je me trompais, Burrhus, dans mes soupçons !
+Et vous vous signalez par d’illustres leçons !
+On exile Pallas, dont le crime peut-être
+Est d’avoir à l’empire élevé votre maître.
+Vous le savez trop bien ; jamais, sans ses avis,
+Claude qu’il gouvernait n’eût adopté mon fils.
+Que dis-je ? À son épouse on donne une rivale ;
+On affranchit Néron de la foi conjugale :
+Digne emploi d’un ministre ennemi des flatteurs,
+Choisi pour mettre un frein à ses jeunes ardeurs,
+De les flatter lui-même, et nourrir dans son âme
+Le mépris de sa mère et l’oubli de sa femme !
+
+
+
+Madame, jusqu’ici c’est trop tôt m’accuser ;
+L’empereur n’a rien fait qu’on ne puisse excuser.
+N’imputez qu’à Pallas un exil nécessaire :
+Son orgueil dès longtemps exigeait ce salaire ;
+Et l’empereur ne fait qu’accomplir à regret
+Ce que toute la cour demandait en secret.
+Le reste est un malheur qui n’est point sans ressource :
+Des larmes d’Octavie on peut tarir la source.
+Mais calmez vos transports ; par un chemin plus doux,
+Vous lui pourrez plus tôt ramener son époux :
+Les menaces, les cris, le rendront plus farouche.
+
+
+
+Ah ! l’on s’efforce en vain de me fermer la bouche.
+Je vois que mon silence irrite vos dédains ;
+Et c’est trop respecter l’ouvrage de mes mains.
+Pallas n’emporte pas tout l’appui d’Agrippine :
+Le ciel m’en laisse assez pour venger ma ruine.
+Le fils de Claudius commence à ressentir
+Des crimes dont je n’ai que le seul repentir.
+J’irai, n’en doutez point, le montrer à l’armée,
+Plaindre aux yeux des soldats son enfance opprimée,
+Leur faire, à mon exemple, expier leur erreur.
+On verra d’un côté le fils d’un empereur
+Redemandant la foi jurée à sa famille,
+Et de Germanicus on entendra la fille ;
+De l’autre, l’on verra le fils d’Ænobarbus,
+Appuyé de Sénèque et du tribun Burrhus,
+Qui, tous deux de l’exil rappelés par moi-même,
+Partagent à mes yeux l’autorité suprême.
+De nos crimes communs je veux qu’on soit instruit ;
+On saura les chemins par où je l’ai conduit :
+Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses,
+J’avoûrai les rumeurs les plus injurieuses ;
+Je confesserai tout, exils, assassinats,
+Poison même… Madame, ils ne vous croiront pas :
+Ils sauront récuser l’injuste stratagème
+D’un témoin irrité qui s’accuse lui-même.
+Pour moi, qui le premier secondai vos desseins,
+Qui fis même jurer l’armée entre ses mains,
+Je ne me repens point de ce zèle sincère.
+Madame, c’est un fils qui succède à son père.
+En adoptant Néron, Claudius, par son choix,
+De son fils et du vôtre a confondu les droits.
+Rome l’a pu choisir. Ainsi, sans être injuste,
+Elle choisit Tibère adopté par Auguste ;
+Et le jeune Agrippa, de son sang descendu,
+Se vit exclu du rang vainement prétendu.
+Sur tant de fondements sa puissance établie
+Par vous-même aujourd’hui ne peut être affaiblie :
+Et, s’il m’écoute encor, madame, sa bonté
+
+Vous en fera bientôt perdre la volonté.
+J’ai commencé, je veux poursuivre mon ouvrage.
+
+
+
+
+
+
+
+Dans quel emportement la douleur vous engage,
+Madame ! L’empereur puisse-t-il l’ignorer !
+
+
+
+Ah ! lui-même à mes yeux puisse-t-il se montrer !
+
+
+
+Madame, au nom des dieux, cachez votre colère.
+Quoi ! pour les intérêts de la sœur ou du frère,
+Faut-il sacrifier le repos de vos jours ?
+Contraindrez-vous César jusque dans ses amours ?
+
+
+
+Quoi ! tu ne vois donc pas jusqu’où l’on me ravale,
+Albine ? C’est à moi qu’on donne une rivale.
+Bientôt, si je ne romps ce funeste lien,
+Ma place est occupée, et je ne suis plus rien.
+Jusqu’ici d’un vain titre Octavie honorée,
+Inutile à la cour, en était ignorée :
+Les grâces, les honneurs, par moi seule versés,
+M’attiraient des mortels les vœux intéressés.
+Une autre de César a surpris la tendresse :
+Elle aura le pouvoir d’épouse et de maîtresse ;
+Le fruit de tant de soins, la pompe des Césars,
+Tout deviendra le prix d’un seul de ses regards.
+Que dis-je ? l’on m’évite, et déjà délaissée…
+Ah ! je ne puis, Albine, en souffrir la pensée.
+Quand je devrais du ciel hâter l’arrêt fatal,
+Néron, l’ingrat Néron… Mais voici son rival.
+
+
+
+
+
+
+
+Nos ennemis communs ne sont pas invincibles,
+Madame ; nos malheurs trouvent des cœurs sensibles :
+Vos amis et les miens, jusqu’alors si secrets,
+Tandis que nous perdions le temps en vains regrets,
+Animés du courroux qu’allume l’injustice,
+Viennent de confier leur douleur à Narcisse.
+Néron n’est pas encor tranquille possesseur
+De l’ingrate qu’il aime au mépris de ma sœur.
+Si vous êtes toujours sensible à son injure,
+On peut dans son devoir ramener le parjure.
+La moitié du sénat s’intéresse pour nous :
+Sylla, Pison, Plautus… Prince, que dites-vous ?
+Sylla, Pison, Plautus, les chefs de la noblesse !
+
+
+
+Madame, je vois bien que ce discours vous blesse,
+Et que votre courroux, tremblant, irrésolu,
+Craint déjà d’obtenir tout ce qu’il a voulu.
+Non, vous avez trop bien établi ma disgrâce ;
+D’aucun ami pour moi ne redoutez l’audace :
+Il ne m’en reste plus ; et vos soins trop prudents
+Les ont tous écartés ou séduits dès longtemps.
+
+
+
+Seigneur, à vos soupçons donnez moins de créance ;
+Notre salut dépend de notre intelligence.
+J’ai promis, il suffit. Malgré vos ennemis,
+Je ne révoque rien de ce que j’ai promis.
+Le coupable Néron fuit en vain ma colère :
+Tôt ou tard il faudra qu’il entende sa mère.
+J’essaîrai tour à tour la force et la douceur ;
+Ou moi-même, avec moi conduisant votre sœur,
+J’irai semer partout ma crainte et ses alarmes,
+Et ranger tous les cœurs du parti de ses larmes.
+Adieu. J’assiégerai Néron de toutes parts.
+Vous, si vous m’en croyez, évitez ses regards.
+
+
+
+
+
+
+
+Ne m’as-tu point flatté d’une fausse espérance ?
+Puis-je sur ton récit fonder quelque assurance,
+Narcisse ? Oui. Mais, seigneur, ce n’est pas en ces lieux
+Qu’il faut développer ce mystère à vos yeux.
+Sortons. Qu’attendez-vous ? Ce que j’attends, Narcisse ?
+Hélas ! Expliquez-vous. Si par ton artifice,
+Je pouvais revoir… Qui ? J’en rougis. Mais enfin
+D’un cœur moins agité j’attendrais mon destin.
+
+
+
+Après tous mes discours, vous la croyez fidèle ?
+
+
+
+Non, je la crois, Narcisse, ingrate, criminelle,
+Digne de mon courroux ; mais je sens, malgré moi
+Que je ne le crois pas autant que je le doi.
+
+Dans ses égarements, mon cœur opiniâtre
+Lui prête des raisons, l’excuse, l’idolâtre.
+Je voudrais vaincre enfin mon incrédulité ;
+Je la voudrais haïr avec tranquillité.
+Eh ! qui croira qu’un cœur si grand en apparence,
+D’une infidèle cour ennemi dès l’enfance,
+Renonce à tant de gloire, et, dès le premier jour,
+Trame une perfidie inouïe à la cour ?
+
+
+
+Eh ! qui sait si l’ingrate, en sa longue retraite,
+N’a point de l’empereur médité la défaite ?
+Trop sûre que ses yeux ne pouvaient se cacher,
+Peut-être elle fuyait pour se faire chercher,
+Pour exciter Néron par la gloire pénible
+De vaincre une fierté jusqu’alors invincible.
+
+
+
+Je ne la puis donc voir ? Seigneur, en ce moment
+Elle reçoit les vœux de son nouvel amant.
+
+
+
+Eh bien ! Narcisse, allons. Mais que vois-je ? c’est elle.
+
+
+
+Ah ! dieux ! À l’empereur portons cette nouvelle.
+
+
+
+
+
+
+
+Retirez-vous, seigneur, et fuyez un courroux
+Que ma persévérance allume contre vous.
+Néron est irrité. Je me suis échappée
+Tandis qu’à l’arrêter sa mère est occupée.
+Adieu, réservez-vous, sans blesser mon amour,
+Au plaisir de me voir justifier un jour.
+Votre image sans cesse est présente à mon âme :
+Rien ne l’en peut bannir. Je vous entends, madame :
+Vous voulez que ma fuite assure vos désirs,
+Que je laisse un champ libre à vos nouveaux soupirs.
+Sans doute, en me voyant, une pudeur secrète
+Ne vous laisse goûter qu’une joie inquiète.
+Eh bien, il faut partir ! Seigneur, sans m’imputer…
+
+Ah ! vous deviez du moins plus longtemps disputer.
+Je ne murmure point qu’une amitié commune
+Se range du parti que flatte la fortune ;
+Que l’éclat d’un empire ait pu vous éblouir ;
+Qu’aux dépens de ma sœur vous en vouliez jouir ;
+Mais que, de ces grandeurs comme une autre occupée,
+Vous m’en ayez paru si longtemps détrompée ;
+Non, je l’avoue encor, mon cœur désespéré
+Contre ce seul malheur n’était point préparé.
+J’ai vu sur ma ruine élever l’injustice ;
+De mes persécutions j’ai vu le ciel complice :
+Tant d’horreurs n’avaient point épuisé son courroux,
+Madame ; il me restait d’être oublié de vous.
+
+
+
+Dans un temps plus heureux, ma juste impatience
+Vous ferait repentir de votre défiance ;
+Mais Néron vous menace : en ce pressant danger,
+Seigneur, j’ai d’autres soins que de vous affliger.
+Allez, rassurez-vous, et cessez de vous plaindre :
+Néron nous écoutait, et m’ordonnait de feindre.
+
+
+
+Quoi ! le cruel… Témoin de tout notre entretien,
+D’un visage sévère examinait le mien,
+Prêt à faire sur vous éclater la vengeance
+D’un geste confident de notre intelligence.
+
+
+
+Néron nous écoutait, madame ! Mais, hélas !
+Vos yeux auraient pu feindre, et ne m’abuser pas :
+Ils pouvaient me nommer l’auteur de cet outrage !
+L’amour est-il muet, ou n’a-t-il qu’un langage ?
+De quel trouble un regard pouvait me préserver !
+Il fallait… Il fallait me taire et vous sauver.
+Combien de fois, hélas ! puisqu’il faut vous le dire,
+Mon cœur de son désordre allait-il vous instruire !
+De combien de soupirs interrompant le cours,
+Ai-je évité vos yeux que je cherchais toujours !
+Quel tourment de se taire en voyant ce qu’on aime,
+De l’entendre gémir, de l’affliger soi-même,
+Lorsque par un regard on peut le consoler !
+Mais quels pleurs ce regard aurait-il fait couler !
+Ah ! dans ce souvenir, inquiète, troublée,
+Je ne me sentais pas assez dissimulée :
+De mon front effrayé je craignais la pâleur ;
+Je trouvais mes regards trop pleins de ma douleur ;
+Sans cesse il me semblait que Néron en colère
+Me venait reprocher trop de soin de vous plaire ;
+Je craignais mon amour vainement renfermé ;
+Enfin, j’aurais voulu n’avoir jamais aimé.
+Hélas ! pour son bonheur, seigneur, et pour le nôtre,
+Il n’est que trop instruit de mon cœur et du vôtre !
+Allez, encore un coup, cachez-vous à ses yeux :
+Mon cœur plus à loisir vous éclaircira mieux.
+De mille autres secrets j’aurais compte à vous rendre.
+
+
+
+Ah ! n’en voilà que trop ; c’est trop me faire entendre,
+Madame, mon bonheur, mon crime, vos bontés
+
+Et savez-vous pour moi tout ce que vous quittez ?
+Quand pourrai-je à vos pieds expier ce reproche ?
+
+
+
+Que faites-vous ? Hélas ! votre rival s’approche.
+
+
+
+
+
+
+
+Prince, continuez des transports si charmants.
+Je conçois vos bontés par ses remercîments,
+Madame ; à vos genoux je viens de le surprendre.
+Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre ;
+Ce lieu le favorise, et je vous y retiens
+Pour lui faciliter de si doux entretiens.
+
+
+
+Je puis mettre à ses pieds ma douleur ou ma joie
+Partout où sa bonté consent que je la voie,
+Et l’aspect de ces lieux où vous la retenez
+N’a rien dont mes regards doivent être étonnés.
+
+
+
+Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse
+Qu’il faut qu’on me respecte et que l’on m’obéisse ?
+
+
+
+Ils ne nous ont pas vu l’un et l’autre élever,
+Moi pour vous obéir, et vous pour me braver ;
+Et ne s’attendaient pas, lorsqu’ils nous virent naître,
+Qu’un jour Domitius me dût parler en maître.
+
+
+
+Ainsi par le destin nos vœux sont traversés ;
+J’obéissais alors, et vous obéissez.
+Si vous n’avez appris à vous laisser conduire,
+Vous êtes jeune encore, et l’on peut vous instruire.
+
+
+
+Et qui m’en instruira ? Tout l’empire à la fois,
+Rome. Rome met-elle au nombre de vos droits
+Tout ce qu’a de cruel l’injustice et la force,
+Les emprisonnements, le rapt et le divorce ?
+
+
+
+Rome ne porte point ses regards curieux
+Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux.
+Imitez son respect. On sait ce qu’elle en pense.
+
+
+
+Elle se tait du moins : imitez son silence.
+
+
+
+Ainsi Néron commence à ne se plus forcer.
+
+
+
+Néron de vos discours commence à se lasser.
+
+
+
+Chacun devait bénir le bonheur de son règne.
+
+
+
+Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne.
+
+
+
+Je connais mal Junie, ou de tels sentiments
+Ne mériteront pas ses applaudissements.
+
+
+
+Du moins, si je ne sais le secret de lui plaire,
+Je sais l’art de punir un rival téméraire.
+
+
+
+Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler,
+Sa seule inimitié peut me faire trembler.
+
+
+
+Souhaitez-la ; c’est tout ce que je puis vous dire.
+
+
+
+Le bonheur de lui plaire est le seul où j’aspire.
+
+
+
+Elle vous l’a promis, vous lui plairez toujours.
+
+
+
+Je ne sais pas du moins épier ses discours.
+Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche,
+Et ne me cache point pour lui fermer la bouche.
+
+
+
+Je vous entends. Eh bien ! gardes ! Que faites-vous ?
+C’est votre frère. Hélas ! c’est un amant jaloux.
+Seigneur, mille malheurs persécutent sa vie :
+Ah ! son bonheur peut-il exciter votre envie ?
+Souffrez que, de vos cœurs rapprochant les liens,
+Je me cache à vos yeux, et me dérobe aux siens.
+Ma fuite arrêtera vos discordes fatales ;
+Seigneur, j’irai remplir le nombre des vestales.
+Ne lui disputez plus mes vœux infortunés,
+Souffrez que les dieux seuls en soient importunés.
+
+
+
+L’entreprise, madame, est étrange et soudaine.
+Dans son appartement, gardes, qu’on la remène !
+Gardez Britannicus dans celui de sa sœur.
+
+
+
+C’est ainsi que Néron sait disputer un cœur !
+
+
+
+Prince, sans l’irriter, cédons à cet orage.
+
+
+
+Gardes, obéissez sans tarder davantage.
+
+
+
+
+
+
+
+Que vois-je ? Ô ciel ! Ainsi leurs feux sont redoublés ;
+Je reconnais la main qui les a rassemblés.
+Agrippine ne s’est présentée à ma vue,
+Ne s’est dans ses discours si longtemps étendue,
+Que pour faire jouer ce ressort odieux.
+Qu’on sache si ma mère est encore en ces lieux.
+
+Burrhus, dans ce palais je veux qu’on la retienne,
+Et qu’au lieu de sa garde on lui donne la mienne.
+
+
+
+Quoi ! seigneur, sans l’ouïr ! Une mère ! Arrêtez :
+J’ignore quels projets, Burrhus, vous méditez ;
+Mais, depuis quelques jours, tout ce que je désire
+Trouve en vous un censeur prêt à me contredire.
+Répondez-m’en, vous dis-je, ou, sur votre refus,
+D’autres me répondront et d’elle et de Burrhus.
+
+
+
+
+
+
+
+
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+
+
+
+Oui, madame, à loisir vous pourrez vous défendre ;
+César lui-même ici consent de vous entendre.
+Si son ordre au palais vous a fait retenir,
+C’est peut-être à dessein de vous entretenir.
+Quoi qu’il en soit, si j’ose expliquer ma pensée,
+Ne vous souvenez plus qu’il vous ait offensée ;
+Préparez-vous plutôt à lui tendre les bras,
+Défendez-vous, madame, et ne l’accusez pas.
+Vous voyez, c’est lui seul que la cour envisage.
+Quoiqu’il soit votre fils, et même votre ouvrage,
+Il est votre empereur. Vous êtes, comme nous,
+Sujette à ce pouvoir qu’il a reçu de vous.
+Selon qu’il vous menace, ou bien qu’il vous caresse,
+La cour autour de vous ou s’écarte ou s’empresse.
+C’est son appui qu’on cherche en cherchant votre appui.
+Mais voici l’empereur. Qu’on me laisse avec lui.
+
+
+
+
+
+
+
+Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.
+On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
+J’ignore de quel crime on a pu me noircir ;
+De tous ceux que j’ai faits je vais vous éclaircir.
+Vous régnez ; vous savez combien votre naissance
+Entre l’empire et vous avait mis de distance.
+Les droits de mes aïeux, que Rome a consacrés,
+Étaient même sans moi d’inutiles degrés.
+Quand de Britannicus la mère condamnée
+Laissa de Claudius disputer l’hyménée,
+Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix,
+Qui de ses affranchis mendièrent les voix,
+Je souhaitai son lit, dans la seule pensée
+De vous laisser au trône où je serais placée,
+Je fléchis mon orgueil ; j’allai prier Pallas.
+Son maître, chaque jour caressé dans mes bras,
+Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce
+L’amour où je voulais amener sa tendresse.
+Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux
+Écartait Claudius d’un lit incestueux ;
+Il n’osait épouser la fille de son frère.
+Le sénat fut séduit : une loi moins sévère
+Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.
+C’était beaucoup pour moi, ce n’était rien pour vous.
+Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille ;
+Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille :
+Silanus, qui l’aimait, s’en vit abandonné,
+Et marqua de son sang ce jour infortuné.
+Ce n’était rien encore. Eussiez-vous pu prétendre
+Qu’un jour Claude à son fils pût préférer son gendre ?
+De ce même Pallas j’implorai le secours ;
+Claude vous adopta, vaincu par ses discours,
+Vous appela Néron ; et du pouvoir suprême
+Voulut, avant le temps, vous faire part lui-même.
+C’est alors que chacun, rappelant le passé,
+Découvrit mon dessein déjà trop avancé ;
+Que de Britannicus la disgrâce future
+Des amis de son père excita le murmure.
+Mes promesses aux uns éblouirent les yeux ;
+L’exil me délivra des plus séditieux ;
+Claude même, lassé de ma plainte éternelle,
+Éloigna de son fils tous ceux de qui le zèle,
+Engagé dès longtemps à suivre son destin,
+Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemin.
+Je fis plus ; je choisis moi-même dans ma suite
+Ceux à qui je voulais qu’on livrât sa conduite ;
+J’eus soin de vous nommer par un contraire choix,
+Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix ;
+Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée ;
+J’appelai de l’exil, je tirai de l’armée,
+Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus,
+Qui depuis… Rome alors estimait leurs vertus.
+De Claude en même temps épuisant les richesses,
+Ma main, sous votre nom, répandait ses largesses.
+Les spectacles, les dons, invincibles appas,
+Vous attiraient les cœurs du peuple et des soldats,
+
+Qui d’ailleurs, réveillant leur tendresse première,
+Favorisaient en vous Germanicus mon père.
+Cependant Claudius penchait vers son déclin.
+Ses yeux, longtemps fermés, s’ouvrirent à la fin ;
+Il connut son erreur. Occupé de sa crainte,
+Il laissa pour son fils échapper quelque plainte,
+Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis.
+Ses gardes, son palais, son lit, m’étaient soumis.
+Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse,
+De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse :
+Mes soins, en apparence, épargnant ses douleurs,
+De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs.
+Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte.
+J’arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte ;
+Et tandis que Burrhus allait secrètement
+De l’armée en vos mains exiger le serment,
+Que vous marchiez au camp, conduit sous mes auspices,
+Dans Rome les autels fumaient de sacrifices ;
+Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité
+Du prince déjà mort demandait la santé.
+Enfin, des légions l’entière obéissance
+Ayant de votre empire affermi la puissance,
+On vit Claude ; et le peuple, étonné de son sort,
+Apprit en même temps votre règne et sa mort.
+C’est le sincère aveu que je voulais vous faire :
+Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire :
+Du fruit de tant de soins à peine jouissant
+En avez-vous six mois paru reconnaissant,
+Que, lassé d’un respect qui vous gênait peut-être,
+Vous avez affecté de ne me plus connaître.
+J’ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons,
+De l’infidélité vous tracer des leçons,
+Ravis d’être vaincus dans leur propre science.
+J’ai vu favorisés de votre confiance
+Othon, Sénécion, jeunes voluptueux,
+Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux ;
+Et lorsque, vos mépris excitant mes murmures,
+Je vous ai demandé raison de tant d’injures,
+(Seul recours d’un ingrat qui se voit confondu)
+Par de nouveaux affronts vous m’avez répondu.
+Aujourd’hui je promets Junie à votre frère ;
+Ils se flattent tous deux du choix de votre mère :
+Que faites-vous ? Junie, enlevée à la cour,
+Devient en une nuit l’objet de votre amour ;
+Je vois de votre cœur Octavie effacée,
+Prête à sortir du lit où je l’avais placée ;
+Je vois Pallas banni, votre frère arrêté ;
+Vous attentez enfin jusqu’à ma liberté ;
+Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies.
+Et lorsque, convaincu de tant de perfidies,
+Vous deviez ne me voir que pour les expier,
+C’est vous qui m’ordonnez de me justifier !
+
+
+
+Je me souviens toujours que je vous dois l’empire,
+Et, sans vous fatiguer du soin de le redire,
+Votre bonté, madame, avec tranquillité
+Pouvait se reposer sur ma fidélité.
+Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues
+Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues
+Que jadis, j’ose ici vous le dire entre nous,
+Vous n’aviez, sous mon nom, travaillé que pour vous.
+« Tant d’honneurs, disaient-ils, et tant de déférences,
+« Sont-ce de ses bienfaits de faibles récompenses ?
+« Quel crime a donc commis ce fils tant condamné ?
+« Est-ce pour obéir qu’elle l’a couronné ?
+« N’est-il de son pouvoir que le dépositaire ? »
+Non que, si jusque-là j’avais pu vous complaire,
+Je n’eusse pris plaisir, madame, à vous céder
+Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander ;
+Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse.
+Vous entendiez les bruits qu’excitait ma faiblesse ;
+Le sénat chaque jour et le peuple, irrités
+De s’ouïr par ma voix dicter vos volontés,
+Publiaient qu’en mourant Claude avec sa puissance
+M’avait encor laissé sa simple obéissance.
+Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux
+Porter en murmurant leurs aigles devant vous ;
+Honteux de rabaisser par cet indigne usage
+Les héros dont encore elles portent l’image.
+Toute autre se serait rendue à leurs discours ;
+Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.
+Avec Britannicus contre moi réunie,
+Vous le fortifiez du parti de Junie ;
+Et la main de Pallas trame tous ces complots.
+Et lorsque malgré moi j’assure mon repos,
+On vous voit de colère et de haine animée ;
+Vous voulez présenter mon rival à l’armée,
+Déjà jusques au camp le bruit en a couru.
+
+
+
+Moi, le faire empereur ? Ingrat ! l’avez-vous cru ?
+Quel serait mon dessein ? qu’aurais-je pu prétendre ?
+Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ?
+Ah ! si sous votre empire on ne m’épargne pas,
+Si mes accusateurs observent tous mes pas,
+Si de leur empereur ils poursuivent la mère,
+Que ferais-je au milieu d’une cour étrangère ?
+Ils me reprocheraient, non des cris impuissants,
+Des desseins étouffés aussitôt que naissants,
+Mais des crimes pour vous commis à votre vue,
+Et dont je ne serais que trop tôt convaincue.
+Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours ;
+Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.
+Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses
+N’ont arraché de vous que de feintes caresses.
+Rien ne vous a pu vaincre ; et votre dureté
+Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté.
+Que je suis malheureuse ! et par quelle infortune
+Faut-il que tous mes soins me rendent importune !
+
+Je n’ai qu’un fils. Ô ciel ! qui m’entends aujourd’hui,
+T’ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui ?
+Remords, crainte, périls, rien ne m’a retenue ;
+J’ai vaincu ses mépris ; j’ai détourné ma vue
+Des malheurs qui dès lors me furent annoncés ;
+J’ai fait ce que j’ai pu ; vous régnez, c’est assez.
+Avec ma liberté, que vous m’avez ravie,
+Si vous le souhaitez, prenez encor ma vie,
+Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité
+Ne vous ravisse pas ce qui m’a tant coûté.
+
+
+
+Eh bien donc, prononcez. Que voulez-vous qu’on fasse ?
+
+
+
+De mes accusateurs qu’on punisse l’audace ;
+Que de Britannicus on calme le courroux ;
+Que Junie à son choix puisse prendre un époux ;
+Qu’ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure ;
+Que vous me permettiez de vous voir à toute heure ;
+Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,
+
+À votre porte enfin n’ose plus m’arrêter.
+
+
+
+Oui, madame, je veux que ma reconnaissance
+Désormais dans les cœurs grave votre puissance ;
+Et je bénis déjà cette heureuse froideur,
+Qui de notre amitié va rallumer l’ardeur.
+Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l’oublie ;
+Avec Britannicus je me réconcilie ;
+Et quant à cet amour qui nous a séparés,
+Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez.
+Allez donc, et portez cette joie à mon frère.
+Gardes, qu’on obéisse aux ordres de ma mère.
+
+
+
+
+
+
+
+Que cette paix, seigneur, et ces embrassements
+Vont offrir à mes yeux de spectacles charmants !
+Vous savez si jamais ma voix lui fut contraire,
+Si de son amitié j’ai voulu vous distraire,
+Et si j’ai mérité cet injuste courroux.
+
+
+
+Je ne vous flatte point, je me plaignais de vous,
+Burrhus ; je vous ai crus tous deux d’intelligence ;
+Mais son inimitié vous rend ma confiance.
+Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher ;
+J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer.
+
+
+
+Quoi, seigneur ! C’en est trop ; il faut que sa ruine
+Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine.
+Tant qu’il respirera, je ne vis qu’à demi.
+Elle m’a fatigué de ce nom ennemi ;
+Et je ne prétends pas que sa coupable audace
+Une seconde fois lui promette ma place.
+
+
+
+Elle va donc bientôt pleurer Britannicus ?
+
+
+
+Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.
+
+
+
+Et qui de ce dessein vous inspire l’envie ?
+
+
+
+Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie.
+
+
+
+Non, quoi que vous disiez, cet horrible dessein
+Ne fut jamais, seigneur, conçu dans votre sein.
+
+
+
+Burrhus ! De votre bouche, ô ciel ! puis-je l’apprendre ?
+Vous-même, sans frémir, avez-vous pu l’entendre ?
+Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner ?
+Néron dans tous les cœurs est-il las de régner ?
+Que dira-t-on de vous ? quelle est votre pensée ?
+
+
+
+Quoi ! toujours enchaîné de ma gloire passée,
+J’aurai devant les yeux je ne sais quel amour
+Que le hasard nous donne et nous ôte en un jour ?
+Soumis à tous leurs vœux, à mes désirs contraire,
+Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ?
+
+
+
+Eh ! ne suffit-il pas, seigneur, à vos souhaits
+Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?
+C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître.
+Vertueux jusqu’ici, vous pouvez toujours l’être ;
+Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus,
+Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.
+Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,
+Il vous faudra, seigneur, courir de crime en crime,
+Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,
+Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
+Britannicus mourant excitera le zèle
+De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle.
+Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,
+Qui, même après leur mort, auront des successeurs ;
+Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.
+Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre,
+Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
+Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
+Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience
+Vous fait-elle, seigneur, haïr votre innocence ?
+Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?
+Dans quel repos, ô ciel ! les avez-vous coulés !
+Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
+« Partout en ce moment on me bénit, on m’aime ;
+
+« On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer ;
+« Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer ;
+« Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ;
+« Je vois voler partout les cœurs à mon passage ! »
+Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô dieux !
+Le sang le plus abject vous était précieux :
+Un jour, il m’en souvient, le sénat équitable
+Vous pressait de souscrire à la mort d’un coupable ;
+Vous résistiez, seigneur, à leur sévérité ;
+Votre cœur s’accusait de trop de cruauté ;
+Et plaignant les malheurs attachés à l’empire,
+« Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire. »
+Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur
+Ma mort m’épargnera la vue et la douleur ;
+On ne me verra point survivre à votre gloire.
+Si vous allez commettre une action si noire,
+Me voilà prêt, seigneur ; avant que de partir,
+
+Faites percer ce cœur qui n’y peut consentir ;
+Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée ;
+Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée…
+Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur ;
+Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.
+Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides
+Qui vous osent donner ces conseils parricides ;
+Appelez votre frère, oubliez dans ses bras…
+
+
+
+Ah ! que demandez-vous ! Non, il ne vous hait pas,
+Seigneur ; on le trahit ; je sais son innocence ;
+Je vous réponds pour lui de son obéissance.
+J’y cours. Je vais presser un entretien si doux.
+
+
+
+Dans mon appartement qu’il m’attende avec vous.
+
+
+
+
+
+
+
+Seigneur, j’ai tout prévu pour une mort si juste :
+Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste
+A redoublé pour moi ses soins officieux :
+Elle a fait expirer un esclave à mes yeux ;
+Et le fer est moins prompt, pour trancher une vie,
+Que le nouveau poison que sa main me confie.
+
+
+
+Narcisse, c’est assez ; je reconnais ce soin,
+Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.
+
+
+
+Quoi ! pour Britannicus votre haine affaiblie
+Me défend… Oui, Narcisse : on nous réconcilie.
+
+
+
+Je me garderai bien de vous en détourner,
+Seigneur. Mais il s’est vu tantôt emprisonner :
+Cette offense en son cœur sera longtemps nouvelle.
+Il n’est point de secrets que le temps ne révèle :
+Il saura que ma main lui devait présenter
+Un poison que votre ordre avait fait apprêter.
+Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire !
+Mais peut-être il fera ce que vous n’osez faire.
+
+
+
+On répond de son cœur ; et je vaincrai le mien.
+
+
+
+Et l’hymen de Junie en est-il le lien ?
+Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ?
+
+
+
+C’est prendre trop de soin. Quoi qu’il en soit, Narcisse,
+Je ne le compte plus parmi mes ennemis.
+
+
+
+Agrippine, seigneur, se l’était bien promis :
+Elle a repris sur vous son souverain empire.
+
+
+
+Quoi donc ? qu’a-t-elle dit ? et que voulez-vous dire ?
+
+
+
+Elle s’en est vantée assez publiquement.
+
+
+
+De quoi ? Qu’elle n’avait qu’à vous voir un moment ;
+Qu’à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste,
+On verrait succéder un silence modeste ;
+Que vous-même à la paix souscririez le premier :
+Heureux que sa bonté daignât tout oublier !
+
+
+
+Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ?
+Je n’ai que trop de pente à punir son audace ;
+Et, si je m’en croyais, ce triomphe indiscret
+Serait bientôt suivi d’un éternel regret.
+Mais de tout l’univers quel sera le langage ?
+Sur les pas des tyrans veux-tu que je m’engage,
+Et que Rome, effaçant tant de titres d’honneur,
+Me laisse pour tout nom celui d’empoisonneur ?
+Ils mettront ma vengeance au rang des parricides.
+
+
+
+Et prenez-vous, seigneur, leurs caprices pour guides ?
+Avez-vous prétendu qu’ils se tairaient toujours ?
+Est-ce à vous de prêter l’oreille à leurs discours ?
+De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire,
+Et serez-vous le seul que vous n’oserez croire ?
+Mais, seigneur, les Romains ne vous sont pas connus :
+Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus.
+Tant de précaution affaiblit votre règne :
+Ils croiront, en effet, mériter qu’on les craigne.
+
+Au joug, depuis longtemps, ils se sont façonnés ;
+Ils adorent la main qui les tient enchaînés.
+Vous les verrez toujours ardents à vous complaire :
+Leur prompte servitude a fatigué Tibère.
+Moi-même, revêtu d’un pouvoir emprunté,
+Que je reçus de Claude avec la liberté,
+J’ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée,
+Tenté leur patience, et ne l’ai point lassée.
+D’un empoisonnement vous craignez la noirceur !
+Faites périr le frère, abandonnez la sœur ;
+Rome, sur les autels prodiguant les victimes,
+Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes :
+Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
+Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés.
+
+
+
+Narcisse, encore un coup, je ne puis l’entreprendre.
+J’ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.
+Je ne veux point encore, en lui manquant de foi,
+Donner à sa vertu des armes contre moi.
+J’oppose à ses raisons un courage inutile :
+Je ne l’écoute point avec un cœur tranquille.
+
+
+
+Burrhus ne pense pas, seigneur, tout ce qu’il dit :
+Son adroite vertu ménage son crédit ;
+Ou plutôt ils n’ont tous qu’une même pensée.
+Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée ;
+Vous seriez libre alors, seigneur, et devant vous
+Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous.
+Quoi donc ! ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire !
+« Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire ;
+« Il ne dit, il ne fait que ce qu’on lui prescrit :
+« Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit.
+« Pour toute ambition, pour vertu singulière,
+« Il excelle à conduire un char dans la carrière,
+« À disputer des prix indignes de ses mains,
+« À se donner lui-même en spectacle aux Romains,
+« À venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
+« À réciter des chants qu’il veut qu’on idolâtre ;
+« Tandis que des soldats, de moments en moments,
+« Vont arracher pour lui les applaudissements. »
+Ah ! ne voulez-vous pas les forcer à se taire ?
+
+
+
+Viens, Narcisse : allons voir ce que nous devons faire.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Oui, madame, Néron, qui l’aurait pu penser ?
+Dans son appartement m’attend pour m’embrasser.
+Il y fait de sa cour inviter la jeunesse ;
+Il veut que d’un festin la pompe et l’allégresse
+Confirment à leurs yeux la foi de nos serments,
+Et réchauffent l’ardeur de nos embrassements.
+Il éteint cet amour source de tant de haine ;
+Il vous fait de mon sort arbitre souveraine.
+Pour moi, quoique banni du rang de mes aïeux,
+Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux,
+Depuis qu’à mon amour cessant d’être contraire
+Il semble me céder la gloire de vous plaire,
+Mon cœur, je l’avoûrai, lui pardonne en secret,
+Et lui laisse le reste avec moins de regret.
+Quoi ! je ne serai plus séparé de vos charmes !
+Quoi ! même en ce moment, je puis voir sans alarmes
+Ces yeux que n’ont émus ni soupirs ni terreur,
+Qui m’ont sacrifié l’empire et l’empereur !
+Ah, madame !… Mais quoi ! Quelle nouvelle crainte
+Tient parmi mes transports votre joie en contrainte ?
+D’où vient qu’en m’écoutant, vos yeux, vos tristes yeux
+Avec de longs regards se tournent vers les cieux ?
+Qu’est-ce que vous craignez ? Je l’ignore moi-même ;
+Mais je crains. Vous m’aimez ? Hélas ! si je vous aime !
+
+Néron ne trouble plus notre félicité.
+
+
+
+Mais me répondez-vous de sa sincérité ?
+
+
+
+Quoi ! vous le soupçonnez d’une haine couverte ?
+
+
+
+Néron m’aimait tantôt, il jurait votre perte ;
+Il me fuit, il vous cherche ; un si grand changement
+Peut-il être, seigneur, l’ouvrage d’un moment ?
+
+
+
+Cet ouvrage, madame, est un coup d’Agrippine :
+Elle a cru que ma perte entraînait sa ruine.
+Grâce aux préventions de son esprit jaloux,
+Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous.
+Je m’en fie aux transports qu’elle m’a fait paraître ;
+Je m’en fie à Burrhus ; j’en crois même son maître :
+Je crois qu’à mon exemple, impuissant à trahir,
+Il hait à cœur ouvert, ou cesse de haïr.
+
+
+
+Seigneur, ne jugez pas de son cœur par le vôtre :
+Sur des pas différents vous marchez l’un et l’autre.
+Je ne connais Néron et la cour que d’un jour ;
+Mais, si j’ose le dire, hélas ! dans cette cour
+
+Combien tout ce qu’on dit est loin de ce qu’on pense !
+Que la bouche et le cœur sont peu d’intelligence !
+Avec combien de joie on y trahit sa foi !
+Quel séjour étranger et pour vous et pour moi !
+
+
+
+Mais que son amitié soit véritable ou feinte,
+Si vous craignez Néron, lui-même est-il sans crainte ?
+Non, non, il n’ira point, par un lâche attentat,
+Soulever contre lui le peuple et le sénat.
+Que dis-je ? il reconnaît sa dernière injustice ;
+Ses remords ont paru, même aux yeux de Narcisse.
+Ah ! s’il vous avait dit, ma princesse, à quel point…
+
+
+
+Mais Narcisse, seigneur, ne vous trahit-il point ?
+
+
+
+Et pourquoi voulez-vous que mon cœur s’en défie ?
+
+
+
+Et que sais-je ? Il y va, seigneur, de votre vie :
+Tout m’est suspect : je crains que tout ne soit séduit ;
+Je crains Néron ; je crains le malheur qui me suit.
+D’un noir pressentiment malgré moi prévenue,
+Je vous laisse à regret éloigner de ma vue.
+Hélas ! si cette paix dont vous vous repaissez
+Couvrait contre vos jours quelques pièges dressés ;
+Si Néron, irrité de notre intelligence,
+Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance ;
+S’il préparait ses coups tandis que je vous vois ;
+Et si je vous parlais pour la dernière fois !
+Ah, prince ! Vous pleurez ! Ah, ma chère princesse !
+Et pour moi jusque-là votre cœur s’intéresse !
+Quoi, madame ! en un jour où, plein de sa grandeur,
+Néron croit éblouir vos yeux de sa splendeur,
+Dans des lieux où chacun me fuit et le révère,
+Aux pompes de sa cour préférer ma misère !
+Quoi ! dans ce même jour et dans ces mêmes lieux,
+Refuser un empire, et pleurer à mes yeux !
+Mais, madame, arrêtez ces précieuses larmes :
+Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes.
+Je me rendrais suspect par un plus long séjour :
+Adieu. Je vais, le cœur tout plein de mon amour,
+Au milieu des transports d’une aveugle jeunesse,
+Ne voir, n’entretenir que ma belle princesse.
+Adieu. Prince… On m’attend, madame, il faut partir.
+
+
+
+Mais du moins attendez qu’on vous vienne avertir.
+
+
+
+
+
+
+
+Prince, que tardez-vous ? partez en diligence.
+Néron impatient se plaint de votre absence.
+La joie et le plaisir de tous les conviés
+Attend, pour éclater, que vous vous embrassiez.
+Ne faites point languir une si juste envie ;
+Allez. Et nous, madame, allons chez Octavie.
+
+
+
+Allez, belle Junie ; et, d’un esprit content,
+Hâtez-vous d’embrasser ma sœur qui vous attend.
+Dès que je le pourrai, je reviens sur vos traces,
+Madame ; et de vos soins j’irai vous rendre grâces.
+
+
+
+
+
+
+
+Madame, ou je me trompe, ou durant vos adieux,
+Quelques pleurs répandus ont obscurci vos yeux.
+Puis-je savoir quel trouble a formé ce nuage ?
+Doutez-vous d’une paix dont je fais mon ouvrage ?
+
+
+
+Après tous les ennuis que ce jour m’a coûtés,
+Ai-je pu rassurer mes esprits agités ?
+Hélas ! à peine encor je conçois ce miracle.
+Quand même à vos bontés je craindrais quelque obstacle,
+Le changement, madame, est commun à la cour ;
+Et toujours quelque crainte accompagne l’amour.
+
+
+
+Il suffit ; j’ai parlé, tout a changé de face :
+Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place.
+Je réponds d’une paix jurée entre mes mains ;
+Néron m’en a donné des gages trop certains.
+Ah ! si vous aviez vu par combien de caresses
+Il m’a renouvelé la foi de ses promesses ;
+Par quels embrassements il vient de m’arrêter !
+Ses bras, dans nos adieux, ne pouvaient me quitter.
+Sa facile bonté, sur son front répandue,
+Jusqu’aux moindres secrets est d’abord descendue :
+Il s’épanchait en fils qui vient en liberté
+Dans le sein de sa mère oublier sa fierté.
+Mais bientôt reprenant un visage sévère,
+Tel que d’un empereur qui consulte sa mère,
+Sa confidence auguste a mis entre mes mains
+Des secrets d’où dépend le destin des humains.
+Non, il le faut ici confesser à sa gloire,
+Son cœur n’enferme point une malice noire ;
+Et nos seuls ennemis, altérant sa bonté,
+Abusaient contre nous de sa facilité :
+Mais enfin, à son tour, leur puissance décline ;
+
+Rome encore une fois va connaître Agrippine ;
+Déjà de ma faveur on adore le bruit.
+Cependant en ces lieux n’attendons pas la nuit :
+Passons chez Octavie, et donnons-lui le reste
+D’un jour autant heureux que je l’ai cru funeste.
+Mais qu’est-ce que j’entends ? Quel tumulte confus !
+Que peut-on faire ? Ô ciel, sauvez Britannicus !
+
+
+
+
+
+
+
+Burrhus, où courez-vous ? Arrêtez. Que veut dire…
+
+
+
+Madame, c’en est fait, Britannicus expire.
+
+
+
+Ah ! mon prince ! Il expire ? Ou plutôt il est mort,
+Madame. Pardonnez, madame, à ce transport,
+Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre.
+
+
+
+
+
+
+
+Quel attentat, Burrhus ! Je n’y pourrai survivre,
+Madame ; il faut quitter la cour et l’empereur.
+
+
+
+Quoi ! du sang de son frère il n’a point eu d’horreur !
+
+
+
+Ce dessein s’est conduit avec plus de mystère.
+À peine l’empereur a vu venir son frère,
+Il se lève, il l’embrasse, on se tait ; et soudain
+César prend le premier une coupe à la main :
+« Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices,
+« Ma main de cette coupe épanche les prémices,
+« Dit-il. Dieux, que j’appelle à cette effusion,
+« Venez favoriser notre réunion. »
+Par les mêmes serments Britannicus se lie.
+La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie ;
+Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,
+Le fer ne produit point de si puissants efforts,
+Madame : la lumière à ses yeux est ravie ;
+Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.
+Jugez combien ce coup frappe tous les esprits.
+La moitié s’épouvante et sort avec des cris ;
+Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage,
+Sur les yeux de César composent leur visage.
+Cependant sur son lit il demeure penché ;
+D’aucun étonnement il ne paraît touché ;
+« Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence,
+« A souvent sans péril attaqué son enfance. »
+Narcisse veut en vain affecter quelque ennui,
+Et sa perfide joie éclate malgré lui.
+Pour moi, dût l’empereur punir ma hardiesse,
+D’une odieuse cour j’ai traversé la presse ;
+Et j’allais, accablé de cet assassinat,
+Pleurer Britannicus, César et tout l’État.
+
+
+
+Le voici. Vous verrez si c’est moi qui l’inspire.
+
+
+
+
+
+
+
+Dieux ! Arrêtez, Néron : j’ai deux mots à vous dire.
+Britannicus est mort : je reconnais les coups ;
+Je connais l’assassin. Et qui, madame ? Vous.
+
+
+Moi ! Voilà les soupçons dont vous êtes capable.
+Il n’est point de malheur dont je ne sois coupable.
+Et, si l’on veut, madame, écouter vos discours,
+Ma main de Claude même aura tranché les jours.
+Son fils vous était cher, sa mort peut vous confondre ;
+Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.
+
+
+
+Non, non, Britannicus est mort empoisonné ;
+Narcisse a fait le coup, vous l’avez ordonné.
+
+
+
+Madame !… Mais qui peut vous tenir ce langage ?
+
+
+
+Eh, seigneur ! ce soupçon vous fait-il tant d’outrage ?
+Britannicus, madame, eut des desseins secrets
+Qui vous auraient coûté de plus justes regrets :
+Il aspirait plus loin qu’à l’hymen de Junie ;
+De vos propres bontés il vous aurait punie.
+Il vous trompait vous-même ; et son cœur offensé
+Prétendait tôt ou tard rappeler le passé.
+Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie,
+Soit qu’instruit des complots qui menaçaient sa vie,
+
+Sur ma fidélité César s’en soit remis,
+Laissez les pleurs, madame, à vos seuls ennemis :
+Qu’ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres :
+Mais vous… Poursuis, Néron : avec de tels ministres,
+Par des faits glorieux tu te vas signaler ;
+Poursuis. Tu n’as pas fait ce pas pour reculer :
+Ta main a commencé par le sang de ton frère ;
+Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère.
+Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais ;
+Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits.
+Mais je veux que ma mort te soit même inutile :
+Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille ;
+Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi,
+Partout, à tout moment, m’offriront devant toi.
+Tes remords te suivront comme autant de furies ;
+Tu croiras les calmer par d’autres barbaries ;
+Ta fureur s’irritant soi-même dans son cours,
+D’un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
+Mais j’espère qu’enfin le ciel, las de tes crimes,
+Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes ;
+Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien
+Tu te verras forcé de répandre le tien ;
+Et ton nom paraîtra, dans la race future,
+Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
+Voilà ce que mon cœur se présage de toi.
+Adieu : tu peux sortir. Narcisse, suivez-moi.
+
+
+
+
+
+Ah ciel ! de mes soupçons quelle était l’injustice !
+Je condamnais Burrhus pour écouter Narcisse !
+Burrhus, avez-vous vu quels regards furieux
+Néron en me quittant m’a laissés pour adieux ?
+C’en est fait, le cruel n’a plus rien qui l’arrête ;
+Le coup qu’on m’a prédit va tomber sur ma tête.
+Il vous accablera vous-même à votre tour.
+
+
+
+Ah, madame ! pour moi, j’ai vécu trop d’un jour.
+Plût au ciel que sa main, heureusement cruelle,
+Eût fait sur moi l’essai de sa fureur nouvelle !
+Qu’il ne m’eût pas donné, par ce triste attentat,
+Un gage trop certain des malheurs de l’État !
+Son crime seul n’est pas ce qui me désespère ;
+Sa jalousie a pu l’armer contre son frère :
+Mais s’il vous faut, madame, expliquer ma douleur ;
+Néron l’a vu mourir sans changer de couleur,
+Ses yeux indifférents ont déjà la constance
+D’un tyran dans le crime endurci dès l’enfance.
+Qu’il achève, madame, et qu’il fasse périr
+Un ministre importun qui ne le peut souffrir.
+Hélas ! loin de vouloir éviter sa colère,
+La plus soudaine mort me sera la plus chère.
+
+
+
+
+
+
+
+Ah, madame ! ah, seigneur ! courez vers l’empereur ;
+Venez sauver César de sa propre fureur ;
+Il se voit pour jamais séparé de Junie.
+
+
+
+Quoi ! Junie elle-même a terminé sa vie ?
+
+
+
+Pour accabler César d’un éternel ennui,
+Madame, sans mourir elle est morte pour lui,
+Vous savez de ces lieux comme elle s’est ravie :
+Elle a feint de passer chez la triste Octavie,
+Mais bientôt elle a pris des chemins écartés,
+Où mes yeux ont suivi ses pas précipités.
+Des portes du palais elle sort éperdue.
+D’abord elle a d’Auguste aperçu la statue ;
+Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds,
+Que de ses bras pressants elle tenait liés :
+« Prince, par ces genoux, dit-elle, que j’embrasse,
+« Protége en ce moment le reste de ta race ;
+« Rome, dans ton palais, vient de voir immoler
+« Le seul de tes neveux qui te pût ressembler.
+« On veut après sa mort que je lui sois parjure ;
+« Mais pour lui conserver une foi toujours pure,
+« Prince, je me dévoue à ces dieux immortels
+« Dont ta vertu t’a fait partager les autels. »
+Le peuple, cependant, que ce spectacle étonne,
+Vole de toutes parts, se presse, l’environne,
+S’attendrit à ses pleurs, et plaignant son ennui,
+D’une commune voix la prend sous son appui ;
+Ils la mènent au temple où depuis tant d’années
+Au culte des autels nos vierges destinées
+Gardent fidèlement le dépôt précieux
+Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux
+César les voit partir sans oser les distraire.
+Narcisse, plus hardi, s’empresse pour lui plaire
+Il vole vers Junie, et, sans s’épouvanter,
+D’une profane main commence à l’arrêter.
+De mille coups mortels son audace est punie ;
+Son infidèle sang rejaillit sur Junie.
+César, de tant d’objets en même temps frappé,
+Le laisse entre les mains qui l’ont enveloppé.
+Il rentre. Chacun fuit son silence farouche ;
+Le nom seul de Junie échappe de sa bouche.
+Il marche sans dessein ; ses yeux mal assurés
+
+N’osent lever au ciel leurs regards égarés ;
+Et l’on craint, si la nuit jointe à la solitude
+Vient de son désespoir aigrir l’inquiétude,
+Si vous l’abandonnez plus longtemps sans secours,
+Que sa douleur bientôt n’attente sur ses jours.
+Le temps presse : courez. Il ne faut qu’un caprice ;
+Il se perdrait, madame. Il se ferait justice.
+Mais, Burrhus, allons voir jusqu’où vont ses transports :
+Voyons quel changement produiront ses remords ;
+S’il voudra désormais suivre d’autres maximes.
+
+
+
+Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes !
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@@ -0,0 +1,4 @@
+6/6 A !X
+6/6 A !X
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+6/6 B !x
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+
+
+
+
+Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille.
+Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.
+
+
+
+C’est vous-même, seigneur ! Quel important besoin
+Vous a fait devancer l’aurore de si loin ?
+À peine un faible jour vous éclaire et me guide,
+Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l’Aulide.
+Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ?
+Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit ?
+Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.
+
+
+
+Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
+Libre du joug superbe où je suis attaché,
+Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché !
+
+
+
+Et depuis quand, seigneur, tenez-vous ce langage ?
+Comblé de tant d’honneurs, par quel secret outrage
+Les dieux, à vos désirs toujours si complaisants,
+Vous font-ils méconnaître et haïr leurs présents ?
+Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée,
+Vous possédez des Grecs la plus riche contrée :
+Du sang de Jupiter issu de tous côtés,
+L’hymen vous lie encore aux dieux dont vous sortez ;
+Le jeune Achille enfin, vanté par tant d’oracles,
+Achille, à qui le ciel promet tant de miracles,
+Recherche votre fille, et d’un hymen si beau
+Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau :
+Quelle gloire, seigneur, quels triomphes égalent
+Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent ;
+Tous ces mille vaisseaux, qui, chargés de vingt rois,
+N’attendent que les vents pour partir sous vos lois ?
+Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes ;
+Ces vents depuis trois mois enchaînés sur nos têtes
+D’Ilion trop longtemps vous ferment le chemin :
+Mais, parmi tant d’honneurs, vous êtes homme enfin ;
+Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change,
+Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.
+Bientôt… Mais quels malheurs dans ce billet tracés
+Vous arrachent, seigneur, les pleurs que vous versez ?
+Votre Oreste, au berceau, va-t-il finir sa vie ?
+Pleurez-vous Clytemnestre ou bien Iphigénie ?
+Qu’est-ce qu’on vous écrit ? daignez m’en avertir.
+
+
+
+Non, tu ne mourras point ; je n’y puis consentir.
+
+
+
+Seigneur… Tu vois mon trouble ; apprends ce qui le cause,
+Et juge s’il est temps, ami, que je repose.
+Tu te souviens du jour qu’en Aulide assemblés
+Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés :
+Nous partions ; et déjà, par mille cris de joie,
+Nous menacions de loin les rivages de Troie.
+Un prodige étonnant fit taire ce transport ;
+Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port.
+Il fallut s’arrêter, et la rame inutile
+Fatigua vainement une mer immobile.
+Ce miracle inouï me fit tourner les yeux
+Vers la divinité qu’on adore en ces lieux :
+Suivi de Ménélas, de Nestor et d’Ulysse,
+J’offris sur ses autels un secret sacrifice.
+Quelle fut sa réponse ! et quel devins-je, Arcas,
+Quand j’entendis ces mots prononcés par Calchas :
+
+Tatatatatata tatatatata tie
+tatatatatata tatatata tatie
+
+Votre fille ! Surpris, comme tu peux penser,
+Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer.
+Je demeurai sans voix, et n’en repris l’usage
+Que par mille sanglots qui se firent passage.
+Je condamnai les dieux, et sans plus rien ouïr,
+Fis vœu, sur leurs autels, de leur désobéir.
+Que n’en croyais-je alors ma tendresse alarmée !
+Je voulais sur-le-champ congédier l’armée.
+Ulysse, en apparence approuvant mes discours,
+De ce premier torrent laissa passer le cours.
+Mais bientôt, rappelant sa cruelle industrie,
+Il me représenta l’honneur et la patrie,
+Tout ce peuple, ces rois, à mes ordres soumis,
+Et l’empire d’Asie à la Grèce promis :
+De quel front, immolant tout l’État à ma fille,
+Roi sans gloire, j’irais vieillir dans ma famille.
+Moi-même, je l’avoue avec quelque pudeur,
+Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur,
+Ce nom de roi des rois, et de chef de la Grèce,
+Chatouillait de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse.
+Pour comble de malheur, les dieux, toutes les nuits,
+Dès qu’un léger sommeil suspendait mes ennuis,
+Vengeant de leurs autels le sanglant privilége,
+Me venaient reprocher ma pitié sacrilége ;
+Et présentant la foudre à mon esprit confus,
+Le bras déjà levé, menaçaient mes refus.
+Je me rendis, Arcas ; et vaincu par Ulysse,
+De ma fille, en pleurant, j’ordonnai le supplice.
+Mais des bras d’une mère il fallait l’arracher.
+Quel funeste artifice il me fallut chercher !
+D’Achille, qui l’aimait, j’empruntai le langage :
+J’écrivis en Argos, pour hâter ce voyage,
+Que ce guerrier, pressé de partir avec nous,
+Voulait revoir ma fille, et partir son époux.
+
+
+
+Et ne craignez-vous point l’impatient Achille ?
+Avez-vous prétendu que, muet et tranquille,
+Ce héros, qu’armera l’amour et la raison,
+
+Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom ?
+Verra-t-il à ses yeux son amante immolée ?
+
+
+
+Achille était absent ; et son père Pélée,
+D’un ennemi voisin redoutant les efforts,
+L’avait, tu t’en souviens, rappelé de ces bords ;
+Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence,
+Aurait dû plus longtemps prolonger son absence.
+Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent ?
+Achille va combattre, et triomphe en courant ;
+Et ce vainqueur, suivant de près sa renommée,
+Hier avec la nuit arriva dans l’armée.
+Mais des nœuds plus puissants me retiennent le bras ;
+Ma fille, qui s’approche, et court à son trépas ;
+Qui, loin de soupçonner un arrêt si sévère,
+Peut-être s’applaudit des bontés de son père :
+Ma fille… Ce nom seul, dont les droits sont si saints,
+Sa jeunesse, mon sang, n’est pas ce que je plains :
+Je plains mille vertus, une amour mutuelle,
+Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,
+Un respect qu’en son cœur rien ne peut balancer,
+Et que j’avais promis de mieux récompenser.
+Non, je ne croirai point, ô ciel, que ta justice
+Approuve la fureur de ce noir sacrifice :
+Tes oracles sans doute ont voulu m’éprouver ;
+Et tu me punirais si j’osais l’achever.
+Arcas, je t’ai choisi pour cette confidence ;
+Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence.
+La reine, qui dans Sparte avait connu ta foi,
+T’a placé dans le rang que tu tiens près de moi.
+Prends cette lettre, cours au-devant de la reine,
+Et suis, sans t’arrêter, le chemin de Mycène.
+Dès que tu la verras, défends-lui d’avancer,
+Et rends-lui ce billet que je viens de tracer.
+Mais ne t’écarte point ; prends un fidèle guide.
+Si ma fille une fois met le pied dans l’Aulide,
+Elle est morte : Calchas, qui l’attend en ces lieux,
+Fera taire nos pleurs, fera parler les dieux ;
+Et la religion, contre nous irritée,
+Par les timides Grecs sera seule écoutée ;
+Ceux même dont ma gloire aigrit l’ambition
+Réveilleront leur brigue et leur prétention,
+M’arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse…
+Va, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse.
+Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret,
+Découvrir à ses yeux mon funeste secret.
+Que, s’il se peut, ma fille, à jamais abusée,
+Ignore à quel péril je l’avais exposée ;
+D’une mère en fureur épargne-moi les cris ;
+Et que ta voix s’accorde avec ce que j’écris.
+Pour renvoyer la fille, et la mère offensée,
+Je leur écris qu’Achille a changé de pensée ;
+Et qu’il veut désormais jusques à son retour
+Différer cet hymen que pressait son amour.
+Ajoute, tu le peux, que des froideurs d’Achille
+On accuse en secret cette jeune Ériphile
+Que lui-même captive amena de Lesbos,
+Et qu’auprès de ma fille on garde dans Argos.
+C’est leur en dire assez : le reste, il le faut taire.
+Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire ;
+Déjà même l’on entre, et j’entends quelque bruit.
+C’est Achille. Va, pars. Dieux ! Ulysse le suit !
+
+
+
+
+
+
+
+Quoi ! seigneur, se peut-il que d’un cours si rapide
+La victoire vous ait ramené dans l’Aulide ?
+D’un courage naissant sont-ce là les essais ?
+Quels triomphes suivront de si nobles succès !
+La Thessalie entière, ou vaincue ou calmée,
+Lesbos même conquise en attendant l’armée,
+De toute autre valeur éternels monuments,
+Ne sont d’Achille oisif que les amusements.
+
+
+
+Seigneur, honorez moins une faible conquête :
+Et que puisse bientôt le ciel qui nous arrête
+Ouvrir un champ plus noble à ce cœur excité
+Par le prix glorieux dont vous l’avez flatté !
+Mais cependant, seigneur, que faut-il que je croie
+D’un bruit qui me surprend et me comble de joie ?
+Daignez-vous avancer le succès de mes vœux ?
+Et bientôt des mortels suis-je le plus heureux ?
+On dit qu’Iphigénie, en ces lieux amenée,
+Doit bientôt à son sort unir ma destinée.
+
+
+
+Ma fille ? Qui vous dit qu’on la doit amener ?
+
+
+
+Seigneur, qu’a donc ce bruit qui vous doive étonner ?
+
+
+Juste ciel ! Saurait-il mon funeste artifice ?
+
+
+
+Seigneur, Agamemnon s’étonne avec justice.
+Songez-vous aux malheurs qui nous menacent tous ?
+Ô ciel ! pour un hymen quel temps choisissez-vous ?
+Tandis qu’à nos vaisseaux la mer toujours fermée
+Trouble toute la Grèce et consume l’armée,
+Tandis que, pour fléchir l’inclémence des dieux,
+Il faut du sang peut-être, et du plus précieux,
+Achille seul, Achille à son amour s’applique !
+Voudrait-il insulter à la crainte publique,
+Et que le chef des Grecs, irritant les destins,
+Préparât d’un hymen la pompe et les festins ?
+Ah ! seigneur, est-ce ainsi que votre âme attendrie
+Plaint le malheur des Grecs, et chérit la patrie ?
+
+
+
+Dans les champs phrygiens les effets feront foi
+Qui la chérit le plus, ou d’Ulysse ou de moi :
+Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle ;
+Vous pouvez à loisir faire des vœux pour elle.
+Remplissez les autels d’offrandes et de sang,
+Des victimes vous-même interrogez le flanc,
+Du silence des vents demandez-leur la cause ;
+Mais moi, qui de ce soin sur Calchas me repose,
+Souffrez, seigneur, souffrez que je coure hâter
+Un hymen dont les dieux ne sauraient s’irriter.
+Transporté d’une ardeur qui ne peut être oisive,
+Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette rive :
+J’aurais trop de regrets si quelque autre guerrier
+Au rivage troyen descendait le premier.
+
+
+
+Ô ciel ! pourquoi faut-il que ta secrète envie
+Ferme à de tels héros le chemin de l’Asie ?
+N’aurai-je vu briller cette noble chaleur
+Que pour m’en retourner avec plus de douleur ?
+
+
+
+Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Seigneur, qu’osez-vous dire ?
+
+
+Qu’il faut, princes, qu’il faut que chacun se retire ;
+Que, d’un crédule espoir trop longtemps abusés,
+Nous attendons les vents qui nous sont refusés.
+Le ciel protége Troie ; et par trop de présages
+Son courroux nous défend d’en chercher les passages.
+
+
+
+Quels présages affreux nous marquent son courroux ?
+
+
+
+Vous-même consultez ce qu’il prédit de vous.
+Que sert de se flatter ? On sait qu’à votre tête
+Les dieux ont d’Ilion attaché la conquête ;
+Mais on sait que, pour prix d’un triomphe si beau,
+Ils ont aux champs troyens marqué votre tombeau ;
+Que votre vie, ailleurs et longue et fortunée,
+Devant Troie, en sa fleur doit être moissonnée.
+
+
+
+Ainsi, pour vous venger, tant de rois assemblés
+D’un opprobre éternel retourneront comblés ;
+Et Pâris couronnant son insolente flamme,
+Retiendra sans péril la sœur de votre femme !
+
+
+
+Eh quoi ! votre valeur, qui nous a devancés,
+N’a-t-elle pas pris soin de nous venger assez ?
+Les malheurs de Lesbos, par vos mains ravagée,
+Épouvantent encor toute la mer Égée ;
+Troie en a vu la flamme ; et jusque dans ses ports,
+Les flots en ont poussé les débris et les morts.
+Que dis-je ? les Troyens pleurent une autre Hélène
+Que vous avez captive envoyée à Mycène :
+Car, je n’en doute point, cette jeune beauté
+Garde en vain un secret que trahit sa fierté ;
+Et son silence même accusant sa noblesse,
+Nous dit qu’elle nous cache une illustre princesse.
+
+
+
+Non, non, tous ces détours sont trop ingénieux :
+Vous lisez de trop loin dans le secret des dieux.
+Moi, je m’arrêterais à de vaines menaces,
+Et je fuirais l’honneur qui m’attend sur vos traces !
+Les Parques à ma mère, il est vrai, l’ont prédit,
+Lorsqu’un époux mortel fut reçu dans son lit :
+Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans sans gloire,
+Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire.
+Mais, puisqu’il faut enfin que j’arrive au tombeau,
+Voudrais-je, de la terre inutile fardeau,
+Trop avare d’un sang reçu d’une déesse,
+Attendre chez mon père une obscure vieillesse ;
+Et toujours de la gloire évitant le sentier,
+Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ?
+Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles ;
+L’honneur parle, il suffit : ce sont là nos oracles.
+Les dieux sont de nos jours les maîtres souverains ;
+Mais, seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.
+Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ?
+Ne songeons qu’à nous rendre immortels comme eux-mêmes ;
+Et laissant faire au sort, courons où la valeur
+Nous promet un destin aussi grand que le leur.
+C’est à Troie, et j’y cours, et quoi qu’on me prédise,
+Je ne demande aux dieux qu’un vent qui m’y conduise ;
+Et quand moi seul enfin il faudrait l’assiéger,
+Patrocle et moi, seigneur, nous irons vous venger.
+Mais non, c’est en vos mains que le destin la livre ;
+Je n’aspire en effet qu’à l’honneur de vous suivre.
+Je ne vous presse plus d’approuver les transports
+D’un amour qui m’allait éloigner de ces bords ;
+Ce même amour, soigneux de votre renommée,
+Veut qu’ici mon exemple encourage l’armée,
+Et me défend surtout de vous abandonner
+Aux timides conseils qu’on ose vous donner.
+
+
+
+
+
+
+
+Seigneur, vous entendez : quelque prix qu’il en coûte,
+Il veut voler à Troie et poursuivre sa route.
+Nous craignions son amour : et lui-même aujourd’hui
+Par une heureuse erreur nous arme contre lui.
+
+
+
+Hélas ! De ce soupir que faut-il que j’augure ?
+Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure ?
+Croirai-je qu’une nuit a pu vous ébranler ?
+
+Est-ce donc votre cœur qui vient de nous parler ?
+Songez-y : vous devez votre fille à la Grèce :
+Vous nous l’avez promise ; et, sur cette promesse,
+Calchas, par tous les Grecs consulté chaque jour,
+Leur a prédit des vents l’infaillible retour.
+À ses prédictions si l’effet est contraire,
+Pensez-vous que Calchas continue à se taire ;
+Que ses plaintes, qu’en vain vous voudrez apaiser,
+Laissent mentir les dieux sans vous en accuser ?
+Et qui sait ce qu’aux Grecs, frustrés de leur victime,
+Peut permettre un courroux qu’ils croiront légitime ?
+Gardez-vous de réduire un peuple furieux,
+Seigneur, à prononcer entre vous et les dieux.
+N’est-ce pas vous enfin de qui la voix pressante
+Nous a tous appelés aux campagnes du Xanthe ;
+Et qui de ville en ville attestiez les serments
+Que d’Hélène autrefois firent tous les amants,
+Quand presque tous les Grecs, rivaux de votre frère,
+La demandaient en foule à Tyndare son père ?
+De quelque heureux époux que l’on dût faire choix,
+Nous jurâmes dès lors de défendre ses droits ;
+Et si quelque insolent lui volait sa conquête,
+Nos mains du ravisseur lui promirent la tête.
+Mais sans vous, ce serment que l’amour a dicté,
+Libres de cet amour, l’aurions-nous respecté ?
+Vous seul nous arrachant à de nouvelles flammes,
+Nous avez fait laisser nos enfants et nos femmes.
+Et quand, de toutes parts assemblés en ces lieux,
+L’honneur de vous venger brille seul à nos yeux ;
+Quand la Grèce, déjà vous donnant son suffrage,
+Vous reconnaît l’auteur de ce fameux ouvrage ;
+Que ses rois, qui pouvaient vous disputer ce rang,
+Sont prêts pour vous servir de verser tout leur sang,
+Le seul Agamemnon, refusant la victoire,
+N’ose d’un peu de sang acheter tant de gloire ;
+Et dès le premier pas se laissant effrayer,
+Ne commande les Grecs que pour les renvoyer !
+
+
+
+Ah ! seigneur ! qu’éloigné du malheur qui m’opprime,
+Votre cœur aisément se montre magnanime !
+Mais que si vous voyiez ceint du bandeau mortel
+Votre fils Télémaque approcher de l’autel,
+Nous vous verrions, troublé de cette affreuse image,
+Changer bientôt en pleurs ce superbe langage,
+Éprouver la douleur que j’éprouve aujourd’hui,
+Et courir vous jeter entre Calchas et lui !
+Seigneur, vous le savez, j’ai donné ma parole ;
+Et si ma fille vient, je consens qu’on l’immole.
+Mais, malgré tous mes soins, si son heureux destin
+La retient dans Argos, ou l’arrête en chemin,
+Souffrez que, sans presser ce barbare spectacle,
+En faveur de mon sang j’explique cet obstacle,
+Que j’ose pour ma fille accepter le secours
+De quelque dieu plus doux qui veille sur ses jours.
+Vos conseils sur mon cœur n’ont eu que trop d’empire ;
+Et je rougis… Seigneur… Ah ! que vient-on me dire ?
+
+
+
+La reine, dont ma course a devancé les pas,
+Va remettre bientôt sa fille entre vos bras ;
+Elle approche. Elle s’est quelque temps égarée
+Dans ces bois qui du camp semblent cacher l’entrée ;
+À peine nous avons, dans leur obscurité,
+Retrouvé le chemin que nous avions quitté.
+
+
+
+Ciel ! Elle amène aussi cette jeune Ériphile
+Que Lesbos a livrée entre les mains d’Achille,
+Et qui de son destin, qu’elle ne connaît pas,
+Vient, dit-elle, en Aulide interroger Calchas.
+Déjà de leur abord la nouvelle est semée ;
+Et déjà de soldats une foule charmée,
+Surtout d’Iphigénie admirant la beauté,
+Pousse au ciel mille vœux pour sa félicité.
+Les uns avec respect environnaient la reine ;
+D’autres me demandaient le sujet qui l’amène.
+Mais tous ils confessaient que si jamais les dieux
+Ne mirent sur le trône un roi plus glorieux,
+Également comblé de leurs faveurs secrètes,
+Jamais père ne fut plus heureux que vous l’êtes.
+
+
+
+Eurybate, il suffit ; vous pouvez nous laisser.
+Le reste me regarde, et je vais y penser.
+
+
+
+
+
+
+
+Juste ciel, c’est ainsi qu’assurant ta vengeance,
+Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence !
+Encor si je pouvais, libre dans mon malheur,
+Par des larmes au moins soulager ma douleur !
+Triste destin des rois ! Esclaves que nous sommes,
+Et des rigueurs du sort et des discours des hommes,
+Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins ;
+Et les plus malheureux osent pleurer le moins !
+
+
+
+Je suis père, seigneur, et faible comme un autre :
+Mon cœur se met sans peine en la place du vôtre ;
+
+Et frémissant du coup qui vous fait soupirer,
+Loin de blâmer vos pleurs, je suis près de pleurer.
+Mais votre amour n’a plus d’excuse légitime ;
+Les dieux ont à Calchas amené leur victime :
+Il le sait, il l’attend ; et s’il la voit tarder,
+Lui-même à haute voix viendra la demander.
+Nous sommes seuls encor : hâtez-vous de répandre
+Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre ;
+Pleurez ce sang, pleurez. Ou plutôt, sans pâlir,
+Considérez l’honneur qui doit en rejaillir :
+Voyez tout l’Hellespont blanchissant sous nos rames,
+Et la perfide Troie abandonnée aux flammes,
+Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux,
+Hélène par vos mains rendue à son époux ;
+Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées
+Dans cette même Aulide avec vous retournées,
+Et ce triomphe heureux qui s’en va devenir
+L’éternel entretien des siècles à venir.
+
+
+
+Seigneur, de mes efforts je connais l’impuissance :
+Je cède, et laisse aux dieux opprimer l’innocence.
+La victime bientôt marchera sur vos pas,
+Allez. Mais cependant faites taire Calchas ;
+Et m’aidant à cacher ce funeste mystère,
+Laissez-moi de l’autel écarter une mère.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous ;
+Laissons-les dans les bras d’un père et d’un époux ;
+Et tandis qu’à l’envi leur amour se déploie,
+Mettons en liberté ma tristesse et leur joie.
+
+
+
+Quoi, madame ! toujours irritant vos douleurs,
+Croirez-vous ne plus voir que des sujets de pleurs ?
+Je sais que tout déplaît aux yeux d’une captive ;
+Qu’il n’est point dans les fers de plaisir qui la suive :
+Mais dans le temps fatal que, repassant les flots,
+Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos ;
+Lorsque dans son vaisseau, prisonnière timide,
+Vous voyiez devant vous ce vainqueur homicide,
+Le dirai-je ? vos yeux, de larmes moins trempés,
+À pleurer vos malheurs étaient moins occupés.
+Maintenant tout vous rit : l’aimable Iphigénie
+D’une amitié sincère avec vous est unie ;
+Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de sœur ;
+Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur.
+Vous vouliez voir l’Aulide où son père l’appelle,
+Et l’Aulide vous voit arriver avec elle :
+Cependant, par un sort que je ne conçois pas,
+Votre douleur redouble et croît à chaque pas.
+
+
+
+Eh quoi ! te semble-t-il que la triste Ériphile
+Doive être de leur joie un témoin si tranquille ?
+Crois-tu que mes chagrins doivent s’évanouir
+À l’aspect d’un bonheur dont je ne puis jouir ?
+Je vois Iphigénie entre les bras d’un père ;
+Elle fait tout l’orgueil d’une superbe mère ;
+Et moi, toujours en butte à de nouveaux dangers,
+Remise dès l’enfance en des bras étrangers,
+Je reçus et je vois le jour que je respire,
+Sans que père ni mère ait daigné me sourire.
+J’ignore qui je suis ; et pour comble d’horreur,
+Un oracle effrayant m’attache à mon erreur,
+Et quand je veux chercher le sang qui m’a fait naître,
+Me dit que sans périr je ne me puis connaître.
+
+
+
+Non, non, jusques au bout vous devez le chercher.
+Un oracle toujours se plaît à se cacher ;
+Toujours avec un sens il en présente un autre :
+En perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre.
+C’est là tout le danger que vous pouvez courir,
+Et c’est peut-être ainsi que vous devez périr.
+Songez que votre nom fut changé dès l’enfance.
+
+
+
+Je n’ai de tout mon sort que cette connaissance ;
+Et ton père, du reste infortuné témoin,
+Ne me permit jamais de pénétrer plus loin.
+Hélas ! dans cette Troie où j’étais attendue,
+Ma gloire, disait-il, m’allait être rendue ;
+J’allais, en reprenant et mon nom et mon rang,
+Des plus grands rois en moi reconnaître le sang.
+Déjà je découvrais cette fameuse ville.
+Le ciel mène à Lesbos l’impitoyable Achille :
+Tout cède, tout ressent ses funestes efforts ;
+Ton père, enseveli dans la foule des morts,
+Me laisse dans les fers, à moi-même inconnue ;
+Et de tant de grandeurs dont j’étais prévenue,
+Vile esclave des Grecs, je n’ai pu conserver
+Que la fierté d’un sang que je ne puis prouver.
+
+
+
+Ah ! que perdant, madame, un témoin si fidèle,
+La main qui vous l’ôta vous doit sembler cruelle !
+Mais Calchas est ici, Calchas si renommé,
+Qui des secrets des dieux fut toujours informé.
+Le ciel souvent lui parle : instruit par un tel maître,
+Il sait tout ce qui fut et tout ce qui doit être.
+Pourrait-il de vos jours ignorer les auteurs ?
+Ce camp même est pour vous tout plein de protecteurs.
+Bientôt Iphigénie, en épousant Achille,
+Vous va sous son appui présenter un asile ;
+
+Elle vous l’a promis et juré devant moi.
+Ce gage est le premier qu’elle attend de sa foi.
+
+
+
+Que dirais-tu, Doris, si, passant tout le reste,
+Cet hymen de mes maux était le plus funeste ?
+
+
+
+Quoi, madame ! Tu vois avec étonnement
+Que ma douleur ne souffre aucun soulagement.
+Écoute, et tu te vas étonner que je vive :
+C’est peu d’être étrangère, inconnue, et captive ;
+Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,
+Cet Achille, l’auteur de tes maux et des miens,
+Dont la sanglante main m’enleva prisonnière,
+Qui m’arracha d’un coup ma naissance et ton père,
+De qui, jusques au nom, tout doit m’être odieux,
+Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux.
+
+
+
+Ah ! que me dites-vous ? Je me flattais sans cesse
+Qu’un silence éternel cacherait ma faiblesse ;
+Mais mon cœur trop pressé m’arrache ce discours,
+Et te parle une fois pour se taire toujours.
+Ne me demande point sur quel espoir fondée
+De ce fatal amour je me vis possédée.
+Je n’en accuse point quelques feintes douleurs
+Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs :
+Le ciel s’est fait, sans doute, une joie inhumaine
+À rassembler sur moi tous les traits de sa haine.
+Rappellerai-je encor le souvenir affreux
+Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux ?
+Dans les cruelles mains par qui je fus ravie
+Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie :
+Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté ;
+Et me voyant presser d’un bras ensanglanté,
+Je frémissais, Doris, et d’un vainqueur sauvage
+Craignais de rencontrer l’effroyable visage.
+J’entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
+Et toujours détournant ma vue avec horreur.
+Je le vis : son aspect n’avait rien de farouche ;
+Je sentis le reproche expirer dans ma bouche ;
+Je sentis contre moi mon cœur se déclarer ;
+J’oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.
+Je me laissai conduire à cet aimable guide.
+Je l’aimais à Lesbos, et je l’aime en Aulide.
+Iphigénie en vain s’offre à me protéger,
+Et me tend une main prompte à me soulager :
+Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée,
+Je n’accepte la main qu’elle m’a présentée
+Que pour m’armer contre elle, et, sans me découvrir,
+Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir.
+
+
+
+Et que pourrait contre elle une impuissante haine ?
+Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycène,
+Éviter les tourments que vous venez chercher,
+Et combattre des feux contraints de se cacher ?
+
+
+
+Je le voulais, Doris. Mais, quelque triste image
+Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage,
+Au sort qui me traînait il fallut consentir :
+Une secrète voix m’ordonna de partir,
+Me dit qu’offrant ici ma présence importune,
+Peut-être j’y pourrais porter mon infortune ;
+Que peut-être, approchant ces amants trop heureux,
+Quelqu’un de mes malheurs se répandrait sur eux.
+Voilà ce qui m’amène, et non l’impatience
+D’apprendre à qui je dois une triste naissance ;
+Ou plutôt leur hymen me servira de loi :
+S’il s’achève, il suffit ; tout est fini pour moi.
+Je périrai, Doris ; et par une mort prompte,
+Dans la nuit du tombeau j’enfermerai ma honte,
+Sans chercher des parents si longtemps ignorés,
+Et que mon fol amour a trop déshonorés.
+
+
+
+Que je vous plains, madame ! et que la tyrannie…
+
+
+
+Tu vois Agamemnon avec Iphigénie.
+
+
+
+
+
+
+
+Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements
+Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?
+À qui dois-je imputer cette fuite soudaine ?
+Mon respect a fait place aux transports de la reine ;
+Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter ?
+Et ma joie à vos yeux n’ose-t-elle éclater ?
+Ne puis-je… Eh bien, ma fille, embrassez votre père ;
+Il vous aime toujours. Que cette amour m’est chère !
+Quel plaisir de vous voir et de vous contempler
+Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller !
+Quels honneurs ! quel pouvoir ! Déjà la renommée
+Par d’étonnants récits m’en avait informée ;
+Mais que, voyant de près ce spectacle charmant,
+Je sens croître ma joie et mon étonnement !
+Dieux ! avec quel amour la Grèce vous révère !
+Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père !
+
+
+
+Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.
+
+
+
+Quelle félicité peut manquer à vos vœux ?
+À de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ?
+J’ai cru n’avoir au ciel que des grâces à rendre.
+
+
+
+Grands dieux ! à son malheur dois-je la préparer ?
+
+
+
+Vous vous cachez, seigneur, et semblez soupirer ;
+Tous vos regards sur moi ne tombent qu’avec peine :
+Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène ?
+
+
+
+Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux ;
+Mais les temps sont changés, aussi bien que les lieux.
+D’un soin cruel ma joie est ici combattue.
+
+
+
+Eh ! mon père, oubliez votre rang à ma vue.
+Je prévois la rigueur d’un long éloignement :
+N’osez-vous sans rougir être père un moment ?
+Vous n’avez devant vous qu’une jeune princesse
+À qui j’avais pour moi vanté votre tendresse ;
+Cent fois lui promettant mes soins, votre bonté,
+J’ai fait gloire à ses yeux de ma félicité :
+Que va-t-elle penser de votre indifférence ?
+Ai-je flatté ses vœux d’une fausse espérance ?
+N’éclaircirez-vous point ce front chargé d’ennuis ?
+
+
+
+Ah ! ma fille ! Seigneur, poursuivez. Je ne puis.
+
+
+
+Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !
+
+
+
+Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.
+
+
+
+Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours !
+
+
+
+Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.
+
+
+
+Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice ?
+
+
+
+Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !
+
+
+
+L’offrira-t-on bientôt ? Plus tôt que je ne veux.
+
+
+
+Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ?
+Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ?
+
+
+
+Hélas ! Vous vous taisez ! Vous y serez, ma fille.
+Adieu. De cet accueil que dois-je soupçonner ?
+D’une secrète horreur je me sens frissonner :
+Je crains, malgré moi-même, un malheur que j’ignore.
+Justes dieux ! vous savez pour qui je vous implore !
+
+
+
+Quoi ! parmi tous les soins qui doivent l’accabler,
+Quelque froideur suffit pour vous faire trembler !
+Hélas ! à quels soupirs suis-je donc condamnée,
+Moi qui, de mes parents toujours abandonnée,
+Étrangère partout, n’ai pas, même en naissant,
+Peut-être reçu d’eux un regard caressant !
+Du moins, si vos respects sont rejetés d’un père,
+Vous en pouvez gémir dans le sein d’une mère ;
+Et de quelque disgrâce enfin que vous pleuriez,
+Quels pleurs par un amant ne sont point essuyés !
+
+
+
+Je ne m’en défends point : mes pleurs, belle Ériphile
+Ne tiendront pas longtemps contre les soins d’Achille,
+Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir,
+Lui donnent sur mon âme un trop juste pouvoir.
+Mais de lui-même ici que faut-il que je pense ?
+Cet amant, pour me voir brûlant d’impatience,
+Que les Grecs de ces bords ne pouvaient arracher,
+Qu’un père de si loin m’ordonne de chercher,
+S’empresse-t-il assez pour jouir d’une vue
+Qu’avec tant de transports je croyais attendue ?
+Pour moi, depuis deux jours qu’approchant de ces lieux,
+Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux,
+Je l’attendais partout ; et, d’un regard timide,
+Sans cesse parcourant les chemins de l’Aulide,
+Mon cœur pour le chercher volait loin devant moi,
+Et je demande Achille à tout ce que je voi.
+Je viens, j’arrive enfin sans qu’il m’ait prévenue.
+Je n’ai percé qu’à peine une foule inconnue ;
+Lui seul ne paraît point : le triste Agamemnon
+Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom.
+Que fait-il ? Qui pourra m’expliquer ce mystère ?
+Trouverai-je l’amant glacé comme le père ?
+Et les soins de la guerre auraient-ils en un jour
+Éteint dans tous les cœurs la tendresse et l’amour ?
+Mais non : c’est l’offenser par d’injustes alarmes ;
+C’est à moi que l’on doit le secours de ses armes.
+Il n’était point à Sparte entre tous ces amants
+Dont le père d’Hélène a reçu les serments :
+Lui seul de tous les Grecs, maître de sa parole,
+S’il part contre Ilion, c’est pour moi qu’il y vole ;
+
+Et satisfait d’un prix qui lui semble si doux,
+Il veut même y porter le nom de mon époux.
+
+
+
+
+
+
+
+Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne,
+Et sauver, en fuyant, votre gloire et la mienne.
+Je ne m’étonne plus qu’interdit et distrait,
+Votre père ait paru nous revoir à regret :
+Aux affronts d’un refus craignant de vous commettre,
+Il m’avait par Arcas envoyé cette lettre.
+Arcas s’est vu trompé par notre égarement,
+Et vient de me la rendre en ce même moment.
+Sauvons, encore un coup, notre gloire offensée :
+Pour votre hymen Achille a changé de pensée ;
+Et refusant l’honneur qu’on lui veut accorder,
+Jusques à son retour il veut le retarder.
+
+
+
+Qu’entends-je ? Je vous vois rougir de cet outrage.
+Il faut d’un noble orgueil armer votre courage.
+Moi-même, de l’ingrat approuvant le dessein,
+Je vous l’ai dans Argos présenté de ma main ;
+Et mon choix, que flattait le bruit de sa noblesse,
+Vous donnait avec joie au fils d’une déesse.
+Mais puisque désormais son lâche repentir
+Dément le sang des dieux dont on le fait sortir,
+Ma fille, c’est à nous de montrer qui nous sommes,
+Et de ne voir en lui que le dernier des hommes.
+Lui ferons-nous penser, par un plus long séjour,
+Que vos vœux de son cœur attendent le retour ?
+Rompons avec plaisir un hymen qu’il diffère.
+J’ai fait de mon dessein avertir votre père ;
+Je ne l’attends ici que pour m’en séparer ;
+Et pour ce prompt départ je vais tout préparer.
+Je ne vous presse point, madame, de nous suivre ;
+
+En de plus chères mains ma retraite vous livre.
+De vos desseins secrets on est trop éclairci ;
+Et ce n’est pas Calchas que vous cherchez ici.
+
+
+
+
+
+
+
+En quel funeste état ces mots m’ont-ils laissée !
+Pour mon hymen Achille a changé de pensée !
+Il me faut sans honneur retourner sur mes pas !
+Et vous cherchez ici quelque autre que Calchas !
+
+
+
+Madame, à ce discours je ne puis rien comprendre.
+
+
+
+Vous m’entendez assez, si vous voulez m’entendre.
+Le sort injurieux me ravit un époux ;
+Madame, à mon malheur m’abandonnerez-vous ?
+Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycène ;
+Me verra-t-on sans vous partir avec la reine ?
+
+
+
+Je voulais voir Calchas avant que de partir.
+
+
+
+Que tardez-vous, madame, à le faire avertir ?
+
+
+
+D’Argos, dans un moment, vous reprenez la route.
+
+
+
+Un moment quelquefois éclaircit plus d’un doute.
+Mais, madame, je vois que c’est trop vous presser ;
+Je vois ce que jamais je n’ai voulu penser :
+Achille… Vous brûlez que je ne sois partie.
+
+
+
+Moi ! vous me soupçonnez de cette perfidie !
+Moi, j’aimerais, madame, un vainqueur furieux,
+Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux,
+Qui, la flamme à la main, et de meurtres avide,
+Mit en cendres Lesbos… Oui, vous l’aimez, perfide ;
+Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,
+Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,
+Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,
+Sont les traits dont l’amour l’a gravé dans votre âme ;
+Et, loin d’en détester le cruel souvenir,
+Vous vous plaisez encore à m’en entretenir.
+Déjà plus d’une fois, dans vos plaintes forcées,
+J’ai dû voir et j’ai vu le fond de vos pensées ;
+Mais toujours sur mes yeux ma facile bonté
+A remis le bandeau que j’avais écarté.
+Vous l’aimez. Que faisais-je ! et quelle erreur fatale
+M’a fait entre mes bras recevoir ma rivale !
+Crédule, je l’aimais : mon cœur même aujourd’hui
+De son parjure amant lui promettait l’appui.
+Voilà donc le triomphe où j’étais amenée !
+Moi-même à votre char je me suis enchaînée.
+Je vous pardonne, hélas ! des vœux intéressés,
+Et la perte d’un cœur que vous me ravissez :
+Mais que, sans m’avertir du piége qu’on me dresse,
+Vous me laissiez chercher jusqu’au fond de la Grèce
+L’ingrat qui ne m’attend que pour m’abandonner,
+Perfide, cet affront se peut-il pardonner ?
+
+
+
+Vous me donnez des noms qui doivent me surprendre,
+Madame : on ne m’a pas instruite à les entendre ;
+Et les dieux, contre moi dès longtemps indignés,
+À mon oreille encor les avaient épargnés.
+
+Mais il faut des amants excuser l’injustice.
+Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse ?
+Avez-vous pu penser qu’au sang d’Agamemnon
+Achille préférât une fille sans nom,
+Qui de tout son destin ce qu’elle a pu comprendre,
+C’est qu’elle sort d’un sang qu’il brûle de répandre ?
+
+
+
+Vous triomphez, cruelle, et bravez ma douleur.
+Je n’avais pas encor senti tout mon malheur :
+Et vous ne comparez votre exil et ma gloire
+Que pour mieux relever votre injuste victoire.
+Toutefois vos transports sont trop précipités :
+Ce même Agamemnon à qui vous insultez,
+Il commande à la Grèce, il est mon père, il m’aime,
+Il ressent mes douleurs beaucoup plus que moi-même.
+Mes larmes par avance avaient su le toucher ;
+J’ai surpris ses soupirs qu’il me voulait cacher.
+Hélas ! de son accueil condamnant la tristesse,
+J’osais me plaindre à lui de son peu de tendresse !
+
+
+
+
+
+
+
+Il est donc vrai, madame, et c’est vous que je vois !
+Je soupçonnais d’erreur tout le camp à la fois.
+Vous en Aulide ! vous ! Eh ! qu’y venez-vous faire ?
+D’où vient qu’Agamemnon m’assurait le contraire ?
+
+
+
+Seigneur, rassurez-vous : vos vœux seront contents.
+Iphigénie encor n’y sera pas longtemps.
+
+
+
+
+
+
+
+Elle me fuit ! Veillé-je ! ou n’est-ce point un songe ?
+Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge !
+Madame, je ne sais si sans vous irriter
+Achille devant vous pourra se présenter ;
+Mais si d’un ennemi vous souffrez la prière,
+Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière,
+Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas ?
+Vous savez… Quoi ! seigneur, ne le savez-vous pas,
+Vous qui, depuis un mois brûlant sur ce rivage,
+Avez conclu vous-même et hâté leur voyage ?
+
+
+
+De ce même rivage absent depuis un mois,
+Je le revis hier pour la première fois.
+
+
+
+Quoi ! lorsque Agamemnon écrivait à Mycène,
+Votre amour, votre main n’a pas conduit la sienne ?
+Quoi ! vous, qui de sa fille adoriez les attraits…
+
+
+
+Vous m’en voyez encore épris plus que jamais,
+Madame ; et si l’effet eût suivi ma pensée,
+Moi-même dans Argos je l’aurais devancée.
+Cependant on me fuit. Quel crime ai-je commis ?
+Mais je ne vois partout que des yeux ennemis.
+Que dis-je ? en ce moment Calchas, Nestor, Ulysse,
+De leur vaine éloquence employant l’artifice,
+Combattaient mon amour, et semblaient m’annoncer
+Que, si j’en crois ma gloire, il faut y renoncer.
+Quelle entreprise ici pourrait être formée ?
+Suis-je, sans le savoir, la fable de l’armée ?
+Entrons : c’est un secret qu’il leur faut arracher.
+
+
+
+
+
+
+
+Dieux qui voyez ma honte, où me dois-je cacher ?
+Orgueilleuse rivale, on t’aime ; et tu murmures !
+Souffrirai-je à la fois ta gloire et tes injures ?
+Ah ! plutôt… Mais, Doris, ou j’aime à me flatter,
+Ou sur eux quelque orage est tout près d’éclater.
+J’ai des yeux. Leur bonheur n’est pas encor tranquille :
+On trompe Iphigénie ; on se cache d’Achille ;
+Agamemnon gémit. Ne désespérons point ;
+Et si le sort contre elle à ma haine se joint,
+Je saurai profiter de cette intelligence
+Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Oui, seigneur, nous partions ; et mon juste courroux
+Laissait bientôt Achille et le camp loin de nous :
+Ma fille dans Argos courait pleurer sa honte.
+Mais lui-même, étonné d’une fuite si prompte,
+Par combien de serments, dont je n’ai pu douter,
+Vient-il de me convaincre, et de nous arrêter !
+Il presse cet hymen qu’on prétend qu’il diffère,
+Et vous cherche, brûlant d’amour et de colère :
+Près d’imposer silence à ce bruit imposteur,
+Achille en veut connaître et confondre l’auteur.
+Bannissez ces soupçons qui troublaient notre joie.
+
+
+
+Madame, c’est assez : je consens qu’on le croie.
+Je reconnais l’erreur qui nous avait séduits,
+Et ressens votre joie autant que je le puis.
+Vous voulez que Calchas l’unisse à ma famille ;
+Vous pouvez à l’autel envoyer votre fille :
+Je l’attends. Mais, avant que de passer plus loin,
+J’ai voulu vous parler un moment sans témoin.
+Vous voyez en quels lieux vous l’avez amenée :
+Tout y ressent la guerre, et non point l’hyménée.
+Le tumulte d’un camp, soldats et matelots,
+Un autel hérissé de dards, de javelots,
+Tout ce spectacle enfin, pompe digne d’Achille,
+Pour attirer vos yeux n’est point assez tranquille ;
+Et les Grecs y verraient l’épouse de leur roi
+Dans un état indigne et de vous et de moi.
+M’en croirez-vous ? Laissez, de vos femmes suivie,
+À cet hymen, sans vous, marcher Iphigénie.
+
+
+
+Qui ? moi ! que, remettant ma fille en d’autres bras,
+Ce que j’ai commencé, je ne l’achève pas !
+Qu’après l’avoir d’Argos amenée en Aulide,
+Je refuse à l’autel de lui servir de guide !
+Dois-je donc de Calchas être moins près que vous ?
+Et qui présentera ma fille à son époux ?
+Quelle autre ordonnera cette pompe sacrée ?
+
+
+
+Vous n’êtes point ici dans le palais d’Atrée :
+Vous êtes dans un camp… Où tout vous est soumis ;
+Où le sort de l’Asie en vos mains est remis ;
+Où je vois sous vos lois marcher la Grèce entière ;
+Où le fils de Thétis va m’appeler sa mère.
+Dans quel palais superbe et plein de ma grandeur
+Puis-je jamais paraître avec plus de splendeur ?
+
+
+
+Madame, au nom des dieux auteurs de notre race,
+Daignez à mon amour accorder cette grâce.
+J’ai mes raisons. Seigneur, au nom des mêmes dieux,
+D’un spectacle si doux ne privez point mes yeux.
+Daignez ne point ici rougir de ma présence.
+
+
+
+J’avais plus espéré de votre complaisance.
+Mais puisque la raison ne vous peut émouvoir,
+Puisque enfin ma prière a si peu de pouvoir,
+Vous avez entendu ce que je vous demande,
+Madame : je le veux, et je vous le commande.
+Obéissez. D’où vient que d’un soin si cruel
+L’injuste Agamemnon m’écarte de l’autel ?
+Fier de son nouveau rang, m’ose-t-il méconnaître ?
+Me croit-il à sa suite indigne de paraître ?
+Ou, de l’empire encor timide possesseur,
+N’oserait-il d’Hélène ici montrer la sœur ?
+Et pourquoi me cacher ? et par quelle injustice
+Faut-il que sur mon front sa honte rejaillisse ?
+Mais n’importe ; il le veut, et mon cœur s’y résout.
+Ma fille, ton bonheur me console de tout !
+Le ciel te donne Achille ; et ma joie est extrême
+De t’entendre nommer… Mais le voici lui-même.
+
+
+
+
+
+
+
+Tout succède, madame, à mon empressement :
+Le roi n’a point voulu d’autre éclaircissement ;
+Il en croit mes transports ; et sans presque m’entendre,
+Il vient, en m’embrassant, de m’accepter pour gendre.
+Il ne m’a dit qu’un mot. Mais vous a-t-il conté
+Quel bonheur dans le camp vous avez apporté ?
+Les dieux vont s’apaiser : du moins Calchas publie
+Qu’avec eux, dans une heure, il nous réconcilie ;
+Que Neptune et les vents, prêts à nous exaucer,
+N’attendent que le sang que sa main va verser.
+Déjà dans les vaisseaux la voile se déploie,
+Déjà sur sa parole ils se tournent vers Troie.
+Pour moi, quoique le ciel, au gré de mon amour,
+Dût encore des vents retarder le retour,
+Que je quitte à regret la rive fortunée
+Où je vais allumer les flambeaux d’hyménée,
+Puis-je ne point chérir l’heureuse occasion
+D’aller du sang troyen sceller notre union,
+Et de laisser bientôt, sous Troie ensevelie,
+Le déshonneur d’un nom à qui le mien s’allie ?
+
+
+
+
+
+
+
+Princesse, mon bonheur ne dépend que de vous ;
+Votre père à l’autel vous destine un époux :
+Venez y recevoir un cœur qui vous adore.
+
+
+
+Seigneur, il n’est pas temps que nous partions encore.
+La reine permettra que j’ose demander
+
+Un gage à votre amour, qu’il me doit accorder.
+Je viens vous présenter une jeune princesse :
+Le ciel a sur son front imprimé sa noblesse.
+De larmes tous les jours ses yeux sont arrosés ;
+Vous savez ses malheurs, vous les avez causés.
+Moi-même (où m’emportait une aveugle colère !)
+J’ai tantôt, sans respect, affligé sa misère.
+Que ne puis-je aussi bien, par d’utiles secours,
+Réparer promptement mes injustes discours !
+Je lui prête ma voix, je ne puis davantage.
+Vous seul pouvez, seigneur, détruire votre ouvrage :
+Elle est votre captive ; et ses fers, que je plains,
+Quand vous l’ordonnerez tomberont de ses mains.
+Commencez donc par là cette heureuse journée.
+Qu’elle puisse à nous voir n’être plus condamnée.
+Montrez que je vais suivre au pied de nos autels
+Un roi qui, non content d’effrayer les mortels,
+À des embrasements ne borne point sa gloire,
+Laisse aux pleurs d’une épouse attendrir sa victoire,
+Et par les malheureux quelquefois désarmé,
+Sait imiter en tout les dieux qui l’ont formé.
+
+
+
+Oui, seigneur, des douleurs soulagez la plus vive.
+La guerre dans Lesbos me fit votre captive ;
+Mais c’est pousser trop loin ses droits injurieux,
+Qu’y joindre le tourment que je souffre en ces lieux.
+
+
+
+Vous, madame ! Oui, seigneur ; et sans compter le reste,
+Pouvez-vous m’imposer une loi plus funeste
+Que de rendre mes yeux les tristes spectateurs
+De la félicité de mes persécuteurs ?
+J’entends de toutes parts menacer ma patrie ;
+Je vois marcher contre elle une armée en furie ;
+Je vois déjà l’hymen, pour mieux me déchirer,
+Mettre en vos mains le feu qui la doit dévorer :
+Souffrez que, loin du camp et loin de votre vue,
+Toujours infortunée et toujours inconnue,
+J’aille cacher un sort si digne de pitié,
+Et dont mes pleurs encor vous taisent la moitié.
+
+
+
+C’est trop, belle princesse : il ne faut que nous suivre.
+Venez ; qu’aux yeux des Grecs Achille vous délivre ;
+Et que le doux moment de ma félicité
+Soit le moment heureux de votre liberté.
+
+
+
+
+
+
+
+Madame, tout est prêt pour la cérémonie.
+Le roi près de l’autel attend Iphigénie ;
+Je viens la demander : ou plutôt contre lui,
+Seigneur, je viens pour elle implorer votre appui.
+
+
+
+Arcas, que dites-vous ? Dieux ! que vient-il m’apprendre ?
+
+
+
+Je ne vois plus que vous qui la puisse défendre.
+
+
+
+Contre qui ? Je le nomme et l’accuse à regret :
+Autant que je l’ai pu j’ai gardé son secret.
+Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête ;
+Dût tout cet appareil retomber sur ma tête,
+Il faut parler. Je tremble. Expliquez-vous, Arcas.
+
+
+
+Qui que ce soit, parlez, et ne le craignez pas.
+
+
+
+Vous êtes son amant, et vous êtes sa mère :
+Gardez-vous d’envoyer la princesse à son père.
+
+
+
+Pourquoi le craindrons-nous ? Pourquoi m’en défier ?
+
+
+
+Il l’attend à l’autel pour la sacrifier.
+
+
+
+Lui ! Sa fille ! Mon père ! Ô ciel ! quelle nouvelle !
+
+
+
+Quelle aveugle fureur pourrait l’armer contre elle ?
+Ce discours sans horreur se peut-il écouter ?
+
+
+
+Ah ! seigneur, plût au ciel que je pusse en douter !
+Par la voix de Calchas l’oracle la demande ;
+De toute autre victime il refuse l’offrande ;
+Et les dieux, jusque-là protecteurs de Pâris,
+Ne nous promettent Troie et les vents qu’à ce prix.
+
+
+
+Les dieux ordonneraient un meurtre abominable !
+
+
+
+Ciel ! pour tant de rigueur, de quoi suis-je coupable ?
+
+
+
+Je ne m’étonne plus de cet ordre cruel
+Qui m’avait interdit l’approche de l’autel.
+
+
+
+Et voilà donc l’hymen où j’étais destinée !
+
+
+
+Le roi, pour vous tromper, feignait cet hyménée :
+Tout le camp même encore est trompé comme vous.
+
+
+
+Seigneur, c’est donc à moi d’embrasser vos genoux.
+
+
+
+Ah ! madame ! Oubliez une gloire importune ;
+Ce triste abaissement convient à ma fortune :
+Heureuse si mes pleurs vous peuvent attendrir !
+Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir.
+C’est votre épouse, hélas ! qui vous est enlevée ;
+Dans cet heureux espoir je l’avais élevée.
+C’est vous que nous cherchions sur ce funeste bord ;
+Et votre nom, seigneur, l’a conduite à la mort.
+Ira-t-elle, des dieux implorant la justice,
+Embrasser leurs autels parés pour son supplice ?
+Elle n’a que vous seul : vous êtes en ces lieux
+Son père, son époux, son asile, ses dieux.
+Je lis dans vos regards la douleur qui vous presse.
+Auprès de votre époux, ma fille, je vous laisse.
+Seigneur, daignez m’attendre, et ne la point quitter.
+À mon perfide époux je cours me présenter :
+Il ne soutiendra point la fureur qui m’anime.
+Il faudra que Calchas cherche une autre victime :
+Ou si je ne vous puis dérober à leurs coups,
+Ma fille, ils pourront bien m’immoler avant vous.
+
+
+
+
+
+
+
+Madame, je me tais, et demeure immobile.
+Est-ce à moi que l’on parle, et connaît-on Achille ?
+Une mère pour vous croit devoir me prier !
+Une reine à mes pieds se vient humilier !
+Et me déshonorant par d’injustes alarmes,
+Pour attendrir mon cœur on a recours aux larmes !
+Qui doit prendre à vos jours plus d’intérêt que moi ?
+Ah ! sans doute on s’en peut reposer sur ma foi.
+L’outrage me regarde ; et quoi qu’on entreprenne,
+Je réponds d’une vie où j’attache la mienne.
+Mais ma juste douleur va plus loin m’engager :
+C’est peu de vous défendre, et je cours vous venger,
+Et punir à la fois le cruel stratagème
+Qui s’ose de mon nom armer contre vous-même.
+
+
+
+Ah ! demeurez, seigneur, et daignez m’écouter.
+
+
+
+Quoi, madame ! Un barbare osera m’insulter !
+Il voit que de sa sœur je cours venger l’outrage ;
+Il sait que le premier lui donnant mon suffrage,
+Je le fis nommer chef de vingt rois ses rivaux ;
+Et pour fruit de mes soins, pour fruit de mes travaux,
+Pour tout le prix enfin d’une illustre victoire
+Qui le doit enrichir, venger, combler de gloire,
+Content et glorieux du nom de votre époux,
+Je ne lui demandais que l’honneur d’être à vous :
+Cependant aujourd’hui, sanguinaire, parjure,
+C’est peu de violer l’amitié, la nature ;
+C’est peu que de vouloir, sous un couteau mortel,
+Me montrer votre cœur fumant sur un autel ;
+D’un appareil d’hymen couvrant ce sacrifice,
+Il veut que ce soit moi qui vous mène au supplice ;
+Que ma crédule main conduise le couteau ;
+Qu’au lieu de votre époux je sois votre bourreau !
+Et quel était pour vous ce sanglant hyménée,
+Si je fusse arrivé plus tard d’une journée ?
+Quoi donc ! à leur fureur livrée en ce moment,
+Vous iriez à l’autel me chercher vainement ;
+Et d’un fer imprévu vous tomberiez frappée,
+En accusant mon nom qui vous aurait trompée !
+Il faut de ce péril, de cette trahison,
+Aux yeux de tous les Grecs lui demander raison.
+À l’honneur d’un époux vous-même intéressée,
+Madame, vous devez approuver ma pensée.
+Il faut que le cruel qui m’a pu mépriser
+Apprenne de quel nom il osait abuser.
+
+
+
+Hélas ! si vous m’aimez ; si pour grâce dernière,
+Vous daignez d’une amante écouter la prière,
+C’est maintenant, seigneur, qu’il faut me le prouver :
+Car enfin, ce cruel que vous allez braver,
+Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire,
+Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon père.
+
+
+
+Lui, votre père ! Après son horrible dessein,
+Je ne le connais plus que pour votre assassin.
+
+
+
+C’est mon père, seigneur, je vous le dis encore ;
+Mais un père que j’aime, un père que j’adore,
+Qui me chérit lui-même, et dont jusqu’à ce jour
+Je n’ai jamais reçu que des marques d’amour.
+Mon cœur dans ce respect élevé dès l’enfance
+Ne peut que s’affliger de tout ce qui l’offense,
+Et loin d’oser ici, par un prompt changement,
+Approuver la fureur de votre emportement ;
+Loin que par mes discours je l’attise moi-même,
+Croyez qu’il faut aimer autant que je vous aime
+Pour avoir pu souffrir tous les noms odieux
+Dont votre amour le vient d’outrager à mes yeux.
+Et pourquoi voulez-vous qu’inhumain et barbare
+Il ne gémisse pas du coup qu’on me prépare ?
+Quel père de son sang se plaît à se priver ?
+
+Pourquoi me perdrait-il, s’il pouvait me sauver ?
+J’ai vu, n’en doutez point, ses larmes se répandre.
+Faut-il le condamner avant que de l’entendre ?
+Hélas ! de tant d’horreurs son cœur déjà troublé
+Doit-il de votre haine être encore accablé ?
+
+
+
+Quoi, madame ! parmi tant de sujets de crainte,
+Ce sont là les frayeurs dont vous êtes atteinte !
+Un cruel (comment puis-je autrement l’appeler ?)
+Par la main de Calchas s’en va vous immoler ;
+Et lorsqu’à sa fureur j’oppose ma tendresse,
+Le soin de son repos est le seul qui vous presse !
+On me ferme la bouche ! on l’excuse ! on le plaint !
+C’est pour lui que l’on tremble, et c’est moi que l’on craint !
+Triste effet de mes soins ! Est-ce donc là, madame,
+Tout le progrès qu’Achille avait fait dans votre âme ?
+
+
+
+Ah ! cruel ! cet amour, dont vous voulez douter,
+Ai-je attendu si tard pour le faire éclater ?
+Vous voyez de quel œil, et comme indifférente,
+J’ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante :
+Je n’en ai point pâli. Que n’avez-vous pu voir
+À quel excès tantôt allait mon désespoir,
+Quand, presque en arrivant, un récit peu fidèle
+M’a de votre inconstance annoncé la nouvelle !
+Quel trouble, quel torrent de mots injurieux
+Accusait à la fois les hommes et les dieux !
+Ah ! que vous auriez vu, sans que je vous le die,
+De combien votre amour m’est plus cher que ma vie !
+Qui sait même, qui sait si le ciel irrité
+A pu souffrir l’excès de ma félicité ?
+Hélas ! il me semblait qu’une flamme si belle
+M’élevait au-dessus du sort d’une mortelle !
+
+
+
+Ah ! si je vous suis cher, ma princesse, vivez.
+
+
+
+
+
+
+
+Tout est perdu, seigneur, si vous ne nous sauvez.
+Agamemnon m’évite, et craignant mon visage,
+Il me fait de l’autel refuser le passage :
+Des gardes, que lui-même a pris soin de placer,
+Nous ont de toutes parts défendu de passer.
+Il me fuit. Ma douleur étonne son audace.
+
+
+
+Eh bien ! c’est donc à moi de prendre votre place.
+Il me verra, madame : et je vais lui parler.
+
+
+
+Ah ! madame !… Ah ! seigneur ! où voulez-vous aller ?
+
+
+
+Et que prétend de moi votre injuste prière ?
+Vous faudra-t-il toujours combattre la première ?
+
+
+
+Quel est votre dessein, ma fille ? Au nom des dieux,
+Madame, retenez un amant furieux :
+De ce triste entretien détournons les approches.
+Seigneur, trop d’amertume aigrirait vos reproches.
+Je sais jusqu’où s’emporte un amant irrité ;
+Et mon père est jaloux de son autorité.
+On ne connaît que trop la fierté des Atrides.
+Laissez parler, seigneur, des bouches plus timides.
+Surpris, n’en doutez point, de mon retardement,
+Lui-même il me viendra chercher dans un moment :
+Il entendra gémir une mère oppressée ;
+Et que ne pourra point m’inspirer la pensée
+De prévenir les pleurs que vous verseriez tous,
+D’arrêter vos transports, et de vivre pour vous ?
+
+
+
+Enfin vous le voulez : il faut donc vous complaire.
+Donnez-lui l’une et l’autre un conseil salutaire :
+Rappelez sa raison ; persuadez-le bien,
+Pour vous, pour mon repos, et surtout pour le sien.
+Je perds trop de moments en des discours frivoles ;
+Il faut des actions, et non pas des paroles.
+Madame, à vous servir je vais tout disposer :
+
+Dans votre appartement allez vous reposer.
+Votre fille vivra, je puis vous le prédire.
+Croyez du moins, croyez que, tant que je respire,
+Les dieux auront en vain ordonné son trépas :
+Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.
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+Ah ! que me dites-vous ? Quelle étrange manie
+Vous peut faire envier le sort d’Iphigénie ?
+Dans une heure elle expire. Et jamais, dites-vous,
+Vos yeux de son bonheur ne furent plus jaloux.
+Qui le croira, madame ? Et quel cœur si farouche…
+
+
+
+Jamais rien de plus vrai n’est sorti de ma bouche :
+Jamais de tant de soins mon esprit agité
+Ne porta plus d’envie à sa félicité.
+
+Favorables périls ! Espérance inutile !
+N’as-tu pas vu sa gloire, et le trouble d’Achille ?
+J’en ai vu, j’en ai fui les signes trop certains.
+Ce héros, si terrible au reste des humains,
+Qui ne connaît de pleurs que ceux qu’il fait répandre,
+Qui s’endurcit contre eux dès l’âge le plus tendre,
+Et qui, si l’on nous fait un fidèle discours,
+Suça même le sang des lions et des ours,
+Pour elle de la crainte a fait l’apprentissage :
+Elle l’a vu pleurer et changer de visage.
+Et tu la plains, Doris ! Par combien de malheurs
+Ne lui voudrais-je point disputer de tels pleurs !
+Quand je devrais comme elle expirer dans une heure…
+Mais que dis-je, expirer ! Ne crois pas qu’elle meure.
+Dans un lâche sommeil crois-tu qu’enseveli
+Achille aura pour elle impunément pâli ?
+Achille à son malheur saura bien mettre obstacle.
+Tu verras que les dieux n’ont dicté cet oracle
+Que pour croître à la fois sa gloire et mon tourment,
+Et la rendre plus belle aux yeux de son amant.
+Eh quoi ! ne vois-tu pas tout ce qu’on fait pour elle ?
+On supprime des dieux la sentence mortelle ;
+Et quoique le bûcher soit déjà préparé,
+Le nom de la victime est encore ignoré :
+Tout le camp n’en sait rien. Doris, à ce silence,
+Ne reconnais-tu pas un père qui balance ?
+Et que fera-t-il donc ? Quel courage endurci
+Soutiendrait les assauts qu’on lui prépare ici :
+Une mère en fureur, les larmes d’une fille,
+Les cris, le désespoir de toute une famille,
+Le sang, à ces objets facile à s’ébranler !
+Achille menaçant, tout prêt à l’accabler ?
+Non, te dis-je ; les dieux l’ont en vain condamnée :
+Je suis et je serai la seule infortunée.
+Ah ! si je m’en croyais… Quoi ! Que méditez-vous ?
+
+
+
+Je ne sais qui m’arrête et retient mon courroux,
+Que, par un prompt avis de tout ce qui se passe,
+Je ne coure des dieux divulguer la menace,
+Et publier partout les complots criminels
+Qu’on fait ici contre eux et contre leurs autels.
+
+
+
+Ah ! quel dessein, madame ! Ah ! Doris ! quelle joie !
+Que d’encens brûlerait dans les temples de Troie,
+Si, troublant tous les Grecs, et vengeant ma prison,
+Je pouvais contre Achille armer Agamemnon ;
+Si leur haine, de Troie oubliant la querelle,
+Tournait contre eux le fer qu’ils aiguisent contre elle,
+Et si de tout le camp mes avis dangereux
+Faisaient à ma patrie un sacrifice heureux !
+
+
+
+J’entends du bruit. On vient : Clytemnestre s’avance.
+Remettez-vous, madame, ou fuyez sa présence.
+
+
+
+Rentrons. Et pour troubler un hymen odieux,
+Consultons des fureurs qu’autorisent les dieux.
+
+
+
+
+
+
+
+Ægine, tu le vois, il faut que je la fuie :
+Loin que ma fille pleure et tremble pour sa vie,
+Elle excuse son père, et veut que ma douleur
+Respecte encor la main qui lui perce le cœur.
+Ô constance ! ô respect ! Pour prix de sa tendresse,
+Le barbare à l’autel se plaint de sa paresse !
+Je l’attends. Il viendra m’en demander raison,
+Et croit pouvoir encor cacher sa trahison.
+Il vient. Sans éclater contre son injustice,
+Voyons s’il soutiendra son indigne artifice.
+
+
+
+
+
+
+
+Que faites-vous, madame ? et d’où vient que ces lieux
+N’offrent point avec vous votre fille à mes yeux ?
+Mes ordres par Arcas vous l’avaient demandée :
+Qu’attend-elle ? Est-ce vous qui l’avez retardée ?
+À mes justes désirs ne vous rendez-vous pas ?
+Ne peut-elle à l’autel marcher que sur vos pas ?
+Parlez… S’il faut partir, ma fille est toute prête.
+Mais vous, n’avez-vous rien, seigneur, qui vous arrête ?
+
+
+
+Moi, madame ? Vos soins ont-ils tout préparé ?
+
+
+
+Calchas est prêt, madame, et l’autel est paré.
+J’ai fait ce que m’ordonne un devoir légitime.
+
+
+
+Vous ne me parlez point, seigneur, de la victime.
+
+
+
+Que me voulez-vous dire ? et de quel soin jaloux…
+
+
+
+
+
+
+
+Venez, venez, ma fille, on n’attend plus que vous,
+
+Venez remercier un père qui vous aime ;
+Et qui veut à l’autel vous conduire lui-même.
+
+
+
+Que vois-je ? Quel discours ! Ma fille, vous pleurez,
+Et baissez devant moi vos yeux mal assurés :
+Quel trouble ! Mais tout pleure, et la fille et la mère.
+Ah ! malheureux Arcas, tu m’as trahi ! Mon père,
+Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi :
+Quand vous commanderez, vous serez obéi.
+Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre :
+Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre.
+D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis
+Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,
+Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
+Tendre au fer de Calchas une tête innocente ;
+Et respectant le coup par vous-même ordonné,
+Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné.
+Si pourtant ce respect, si cette obéissance
+Paraît digne à vos yeux d’une autre récompense ;
+Si d’une mère en pleurs vous plaignez les ennuis,
+J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis
+Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie
+Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie,
+Ni qu’en me l’arrachant, un sévère destin,
+Si près de ma naissance, en eût marqué la fin.
+Fille d’Agamemnon, c’est moi qui, la première,
+Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père ;
+C’est moi qui, si longtemps le plaisir de vos yeux,
+Vous ai fait de ce nom remercier les dieux,
+Et pour qui, tant de fois prodiguant vos caresses,
+Vous n’avez point du sang dédaigné les faiblesses.
+Hélas ! avec plaisir je me faisais conter
+Tous les noms des pays que vous allez dompter ;
+Et déjà, d’Ilion présageant la conquête,
+D’un triomphe si beau je préparais la fête.
+Je ne m’attendais pas que, pour le commencer,
+Mon sang fût le premier que vous dussiez verser.
+Non que la peur du coup dont je suis menacée
+Me fasse rappeler votre bonté passée :
+Ne craignez rien : mon cœur, de votre honneur jaloux,
+Ne fera point rougir un père tel que vous ;
+Et si je n’avais eu que ma vie à défendre,
+J’aurais su renfermer un souvenir si tendre ;
+Mais à mon triste sort, vous le savez, seigneur,
+Une mère, un amant, attachaient leur bonheur.
+Un roi digne de vous a cru voir la journée
+Qui devait éclairer notre illustre hyménée ;
+Déjà, sûr de mon cœur à sa flamme promis,
+Il s’estimait heureux : vous me l’aviez permis.
+Il sait votre dessein ; jugez de ses alarmes.
+Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes.
+Pardonnez aux efforts que je viens de tenter
+Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter.
+
+
+
+Ma fille, il est trop vrai : j’ignore pour quel crime
+La colère des dieux demande une victime :
+Mais ils vous ont nommée : un oracle cruel
+Veut qu’ici votre sang coule sur un autel.
+Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières,
+Mon amour n’avait pas attendu vos prières.
+Je ne vous dirai point combien j’ai résisté :
+Croyez-en cet amour par vous-même attesté.
+Cette nuit même encore, on a pu vous le dire,
+J’avais révoqué l’ordre où l’on me fit souscrire :
+Sur l’intérêt des Grecs vous l’aviez emporté.
+Je vous sacrifiais mon rang, ma sûreté.
+Arcas allait du camp vous défendre l’entrée :
+Les dieux n’ont pas voulu qu’il vous ait rencontrée ;
+Ils ont trompé les soins d’un père infortuné
+Qui protégeait en vain ce qu’ils ont condamné.
+Ne vous assurez point sur ma faible puissance :
+Quel frein pourrait d’un peuple arrêter la licence,
+Quand les dieux, nous livrant à son zèle indiscret,
+L’affranchissent d’un joug qu’il portait à regret ?
+Ma fille, il faut céder : votre heure est arrivée.
+Songez bien dans quel rang vous êtes élevée :
+Je vous donne un conseil qu’à peine je reçoi ;
+Du coup qui vous attend vous mourrez moins que moi :
+Montrez, en expirant, de qui vous êtes née ;
+Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée.
+Allez ; et que les Grecs, qui vont vous immoler,
+Reconnaissent mon sang en le voyant couler.
+
+
+
+Vous ne démentez point une race funeste ;
+Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste :
+Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
+Que d’en faire à sa mère un horrible festin.
+Barbare ! c’est donc là cet heureux sacrifice
+Que vos soins préparaient avec tant d’artifice !
+Quoi ! l’horreur de souscrire à cet ordre inhumain
+N’a pas, en le traçant, arrêté votre main !
+Pourquoi feindre à nos yeux une fausse tristesse ?
+Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?
+Où sont-ils, ces combats que vous avez rendus ?
+Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?
+Quel débris parle ici de votre résistance ?
+Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?
+Voilà par quels témoins il fallait me prouver,
+Cruel, que votre amour a voulu la sauver.
+Un oracle fatal ordonne qu’elle expire !
+Un oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ?
+Le ciel, le juste ciel, par le meurtre honoré,
+Du sang de l’innocence est-il donc altéré ?
+Si du crime d’Hélène on punit sa famille,
+Faites chercher à Sparte Hermione sa fille :
+Laissez à Ménélas racheter d’un tel prix
+
+Sa coupable moitié, dont il est trop épris.
+Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime ?
+Pourquoi vous imposer la peine de son crime ?
+Pourquoi, moi-même enfin me déchirant le flanc,
+Payer sa folle amour du plus pur de mon sang ?
+Que dis-je ? cet objet de tant de jalousie,
+Cette Hélène, qui trouble et l’Europe et l’Asie,
+Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits ?
+Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois !
+Avant qu’un nœud fatal l’unît à votre frère,
+Thésée avait osé l’enlever à son père :
+Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit,
+Qu’un hymen clandestin mit ce prince en son lit :
+Et qu’il en eut pour gage une jeune princesse
+Que sa mère a cachée au reste de la Grèce.
+Mais non ; l’amour d’un frère et son honneur blessé
+Sont les moindres des soins dont vous êtes pressé :
+Cette soif de régner que rien ne peut éteindre,
+L’orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,
+Tous les droits de l’empire en vos mains confiés ;
+Cruel ! c’est à ces dieux que vous sacrifiez ;
+Et loin de repousser le coup qu’on vous prépare,
+Vous voulez vous en faire un mérite barbare :
+Trop jaloux d’un pouvoir qu’on peut vous envier,
+De votre propre sang vous courez le payer,
+Et voulez par ce prix épouvanter l’audace
+De quiconque vous peut disputer votre place.
+Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison
+Cède à la cruauté de cette trahison.
+Un prêtre, environné d’une foule cruelle,
+Portera sur ma fille une main criminelle,
+Déchirera son sein, et d’un œil curieux,
+Dans son cœur palpitant consultera les dieux !
+Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée,
+Je m’en retournerai seule et désespérée !
+Je verrai les chemins encor tout parfumés
+Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés !
+Non ; je ne l’aurai point amenée au supplice,
+Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice.
+Ni crainte ni respect ne m’en peut détacher :
+De mes bras tout sanglants il faudra l’arracher.
+Aussi barbare époux qu’impitoyable père,
+Venez, si vous l’osez, la ravir à sa mère.
+Et vous, rentrez, ma fille ; et du moins à mes lois
+Obéissez encor pour la dernière fois.
+
+
+
+
+
+À de moindres fureurs je n’ai pas dû m’attendre.
+Voilà, voilà les cris que je craignais d’entendre.
+Heureux si, dans le trouble où flottent mes esprits,
+Je n’avais toutefois à craindre que ses cris !
+Hélas ! en m’imposant une loi si sévère,
+Grands dieux, me deviez-vous laisser un cœur de père !
+
+
+
+
+
+
+
+Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi,
+Seigneur ; je l’ai jugé trop peu digne de foi.
+On dit, et sans horreur je ne puis le redire,
+Qu’aujourd’hui par votre ordre Iphigénie expire ;
+Que vous-même étouffant tout sentiment humain,
+Vous l’allez à Calchas livrer de votre main.
+On dit que, sous mon nom à l’autel appelée,
+Je ne l’y conduisais que pour être immolée ;
+Et que d’un faux hymen nous abusant tous deux,
+Vous vouliez me charger d’un emploi si honteux.
+Qu’en dites-vous, seigneur, que faut-il que j’en pense ?
+Ne ferez-vous pas taire un bruit qui vous offense ?
+
+
+
+Seigneur, je ne rends point compte de mes desseins.
+Ma fille ignore encor mes ordres souverains :
+Et quand il sera temps qu’elle en soit informée,
+Vous apprendrez son sort, j’en instruirai l’armée.
+
+
+
+Ah ! je sais trop le sort que vous lui réservez.
+
+
+
+Pourquoi le demander, puisque vous le savez ?
+
+
+
+Pourquoi je le demande ? Ô ciel ! le puis-je croire,
+Qu’on ose des fureurs avouer la plus noire !
+Vous pensez qu’approuvant vos desseins odieux
+Je vous laisse immoler votre fille à mes yeux ?
+Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente ?
+
+
+
+Mais vous, qui me parlez d’une voix menaçante,
+Oubliez-vous ici qui vous interrogez ?
+
+
+
+Oubliez-vous qui j’aime et qui vous outragez ?
+
+
+
+Et qui vous a chargé du soin de ma famille ?
+Ne pourrai-je, sans vous, disposer de ma fille ?
+Ne suis-je plus son père ? Êtes-vous son époux ?
+Et ne peut-elle… Non, elle n’est plus à vous :
+On ne m’abuse point par des promesses vaines.
+Tant qu’un reste de sang coulera dans mes veines,
+Vous deviez à mon sort unir tous ses moments ;
+Je défendrai mes droits fondés sur vos serments.
+Et n’est-ce pas pour moi que vous l’avez mandée ?
+
+
+
+Plaignez-vous donc aux dieux qui me l’ont demandée
+Accusez et Calchas et le camp tout entier,
+
+Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier.
+
+
+
+Moi ! Vous, qui, de l’Asie embrassant la conquête,
+Querellez tous les jours le ciel qui vous arrête ;
+Vous qui, vous offensant de mes justes terreurs,
+Avez dans tout le camp répandu vos fureurs.
+Mon cœur pour la sauver vous ouvrait une voie ;
+Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie.
+Je vous fermais le champ où vous voulez courir :
+Vous le voulez, partez ; sa mort va vous l’ouvrir.
+
+
+
+Juste ciel ! puis-je entendre et souffrir ce langage !
+Est-ce ainsi qu’au parjure on ajoute l’outrage ?
+Moi, je voulais partir aux dépens de ses jours !
+Et que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?
+Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ?
+Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle,
+Et d’un père éperdu négligeant les avis,
+Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur fils ?
+Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
+Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre ?
+Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
+Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?
+Qu’ai-je à me plaindre ? où sont les pertes que j’ai faites ?
+Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes ;
+Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien ;
+Vous, que j’ai fait nommer et leur chef et le mien ;
+Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée,
+Avant que vous eussiez assemblé votre armée.
+Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ?
+Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ?
+Depuis quand pense-t-on qu’inutile à moi-même
+Je me laisse ravir une épouse que j’aime ?
+Seul, d’un honteux affront votre frère blessé
+A-t-il droit de venger son amour offensé ?
+Votre fille me plut, je prétendis lui plaire ;
+Elle est de mes serments seule dépositaire :
+Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats,
+Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas.
+Qu’il poursuive, s’il veut, son épouse enlevée ;
+Qu’il cherche une victoire à mon sang réservée :
+Je ne connais Priam, Hélène, ni Pâris ;
+Je voulais votre fille, et ne pars qu’à ce prix.
+
+
+
+Fuyez donc : retournez dans votre Thessalie.
+Moi-même je vous rends le serment qui vous lie.
+Assez d’autres viendront, à mes ordres soumis,
+Se couvrir des lauriers qui vous furent promis ;
+Et par d’heureux exploits forçant la destinée,
+Trouveront d’Ilion la fatale journée.
+J’entrevois vos mépris, et juge, à vos discours,
+Combien j’achèterais vos superbes secours.
+De la Grèce déjà vous vous rendez l’arbitre :
+Ses rois, à vous ouïr, m’ont paré d’un vain titre.
+Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois,
+Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois.
+Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offense :
+Je veux moins de valeur, et plus d’obéissance.
+Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux
+Et je romps tous les nœuds qui m’attachent à vous.
+
+
+
+Rendez grâce au seul nœud qui retient ma colère :
+D’Iphigénie encor je respecte le père.
+Peut-être, sans ce nom, le chef de tant de rois
+M’aurait osé braver pour la dernière fois.
+Je ne dis plus qu’un mot ; c’est à vous de m’entendre
+J’ai votre fille ensemble et ma gloire à défendre :
+Pour aller jusqu’au cœur que vous voulez percer,
+Voilà par quels chemins vos coups doivent passer.
+
+
+
+
+
+Et voilà ce qui rend sa perte inévitable.
+Ma fille toute seule était plus redoutable.
+Ton insolent amour, qui croit m’épouvanter,
+Vient de hâter le coup que tu veux arrêter.
+Ne délibérons plus. Bravons sa violence :
+Ma gloire intéressée emporte la balance.
+Achille menaçant détermine mon cœur :
+Ma pitié semblerait un effet de ma peur.
+Holà ! gardes, à moi ! Seigneur. Que vais-je faire ?
+Puis-je leur prononcer cet ordre sanguinaire ?
+Cruel ! à quel combat faut-il te préparer !
+Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer ?
+Une mère m’attend ; une mère intrépide,
+Qui défendra son sang contre un père homicide :
+Je verrai mes soldats, moins barbares que moi,
+Respecter dans ses bras la fille de leur roi.
+Achille nous menace, Achille nous méprise !
+Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise.
+Ma fille, de l’autel cherchant à s’échapper,
+Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ?
+Que dis-je ? Que prétend mon sacrilége zèle ?
+Quels vœux en l’immolant formerai-je sur elle ?
+Quelques prix glorieux qui me soient proposés,
+Quels lauriers me plairont, de son sang arrosés ?
+
+Je veux fléchir des dieux la puissance suprême :
+Ah ! quels dieux me seraient plus cruels que moi-même ?
+Non, je ne puis. Cédons au sang, à l’amitié,
+Et ne rougissons plus d’une juste pitié :
+Qu’elle vive. Mais quoi ! peu jaloux de ma gloire,
+Dois-je au superbe Achille accorder la victoire ?
+Son téméraire orgueil, que je vais redoubler,
+Croira que je lui cède et qu’il me fait trembler…
+De quel frivole soin mon esprit s’embarrasse !
+Ne puis-je pas d’Achille humilier l’audace ?
+Que ma fille à ses yeux soit un sujet d’ennui :
+Il l’aime, elle vivra pour un autre que lui.
+Eurybate, appelez la princesse, la reine :
+Qu’elles ne craignent point. Grands dieux, si votre haine
+Persévère à vouloir l’arracher de mes mains,
+Que peuvent devant vous tous les faibles humains !
+Loin de la secourir, mon amitié l’opprime,
+Je le sais ; mais, grands dieux, une telle victime
+Vaut bien que, confirmant vos rigoureuses lois,
+Vous me la demandiez une seconde fois.
+
+
+
+
+
+
+
+Allez, madame, allez ; prenez soin de sa vie :
+Je vous rends votre fille, et je vous la confie.
+Loin de ces lieux cruels précipitez ses pas ;
+Mes gardes vous suivront, commandés par Arcas :
+Je veux bien excuser son heureuse imprudence.
+Tout dépend du secret et de la diligence :
+Ulysse ni Calchas n’ont point encor parlé ;
+Gardez que ce départ ne leur soit révélé.
+Cachez bien votre fille ; et que tout le camp croie
+Que je la retiens seule, et que je vous renvoie.
+Fuyez. Puissent les dieux, de mes larmes contents,
+À mes tristes regards ne l’offrir de longtemps !
+Gardes, suivez la reine. Ah ! seigneur ! Ah ! mon père !
+
+
+
+Prévenez de Calchas l’empressement sévère.
+Fuyez, vous dis-je. Et moi, pour vous favoriser,
+Par de feintes raisons je m’en vais l’abuser.
+Je vais faire suspendre une pompe funeste,
+Et de ce jour, au moins, lui demander le reste.
+
+
+
+
+
+
+
+Suis-moi : ce n’est pas là, Doris, notre chemin.
+
+
+
+Vous ne les suivez pas ? Ah ! je succombe enfin.
+Je reconnais l’effet des tendresses d’Achille.
+Je n’emporterai point une rage inutile ;
+Plus de raisons ; il faut ou la perdre ou périr.
+Viens, te dis-je. À Calchas je vais tout découvrir.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Cesse de m’arrêter. Va, retourne à ma mère,
+Ægine : il faut des dieux apaiser la colère.
+Pour ce sang malheureux qu’on veut leur dérober,
+Regarde quel orage est tout prêt à tomber :
+Considère l’état où la reine est réduite ;
+Vois comme tout le camp s’oppose à notre fuite ;
+Avec quelle insolence ils ont, de toutes parts,
+Fait briller à nos yeux la pointe de leurs dards ;
+Nos gardes repoussés, la reine évanouie…
+Ah ! c’est trop l’exposer : souffre que je la fuie ;
+Et, sans attendre ici ses secours impuissants,
+Laisse-moi profiter du trouble de ses sens.
+Mon père même, hélas ! puisqu’il faut te le dire,
+Mon père, en me sauvant, ordonne que j’expire.
+
+
+
+Lui, madame ! Quoi donc ? qu’est-ce qui s’est passé ?
+
+
+
+Achille trop ardent l’a peut-être offensé :
+Mais le roi, qui le hait, veut que je le haïsse ;
+Il ordonne à mon cœur cet affreux sacrifice :
+Il m’a fait par Arcas expliquer ses souhaits ;
+Ægine, il me défend de lui parler jamais.
+
+
+
+Ah ! madame ! Ah, sentence ! ah, rigueur inouïe !
+
+Dieux plus doux, vous n’avez demandé que ma vie !
+Mourons, obéissons. Mais qu’est-ce que je voi ?
+Dieux ! Achille ! Venez, madame, suivez-moi :
+Ne craignez ni les cris ni la foule impuissante
+D’un peuple qui se presse autour de cette tente.
+Paraissez ; et bientôt, sans attendre mes coups,
+Ces flots tumultueux s’ouvriront devant vous.
+Patrocle, et quelques chefs qui marchent à ma suite,
+De mes Thessaliens vous amènent l’élite :
+Tout le reste, assemblé près de mon étendard,
+Vous offre de ses rangs l’invincible rempart.
+À vos persécuteurs opposons cet asile :
+Qu’ils viennent vous chercher sous les tentes d’Achille.
+Quoi, madame ! Est-ce ainsi que vous me secondez ?
+Ce n’est que par des pleurs que vous me répondez !
+Vous fiez-vous encore à de si faibles armes ?
+Hâtons-nous : votre père a déjà vu vos larmes.
+
+
+
+Je le sais bien, seigneur : aussi tout mon espoir
+N’est plus qu’au coup mortel que je vais recevoir.
+
+
+
+Vous, mourir ! Ah ! cessez de tenir ce langage.
+Songez-vous quel serment vous et moi nous engage ?
+Songez-vous, pour trancher d’inutiles discours,
+Que le bonheur d’Achille est fondé sur vos jours ?
+
+
+
+Le ciel n’a point aux jours de cette infortunée
+Attaché le bonheur de votre destinée.
+Notre amour nous trompait ; et les arrêts du sort
+Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort.
+Songez, seigneur, songez à ces moissons de gloire
+Qu’à vos vaillantes mains présente la victoire :
+Ce champ si glorieux où vous aspirez tous,
+Si mon sang ne l’arrose, est stérile pour vous.
+Telle est la loi des dieux à mon père dictée.
+En vain, sourd à Calchas, il l’avait rejetée :
+Par la bouche des Grecs contre moi conjurés
+Leurs ordres éternels se sont trop déclarés.
+Partez ; à vos honneurs j’apporte trop d’obstacles :
+Vous-même, dégagez la foi de vos oracles ;
+Signalez ce héros à la Grèce promis ;
+Tournez votre douleur contre ses ennemis.
+Déjà Priam pâlit ; déjà Troie en alarmes
+Redoute mon bûcher, et frémit de vos larmes.
+Allez ; et dans ses murs vides de citoyens,
+Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens.
+Je meurs, dans cet espoir, satisfaite et tranquille.
+Si je n’ai pas vécu la compagne d’Achille,
+J’espère que du moins un heureux avenir
+À vos faits immortels joindra mon souvenir ;
+Et qu’un jour mon trépas, source de votre gloire
+Ouvrira le récit d’une si belle histoire.
+Adieu, prince ; vivez, digne race des dieux.
+
+
+
+Non, je ne reçois point vos funestes adieux.
+En vain, par ce discours, votre cruelle adresse
+Veut servir votre père, et tromper ma tendresse.
+En vain vous prétendez, obstinée à mourir,
+Intéresser ma gloire à vous laisser périr :
+Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces conquêtes,
+Ma main, en vous servant, les trouve toutes prêtes.
+Et qui de ma faveur se voudrait honorer,
+Si mon hymen prochain ne peut vous assurer ?
+Ma gloire, mon amour, vous ordonnent de vivre :
+Venez, madame ; il faut les en croire, et me suivre.
+
+
+
+Qui ? moi ? que, contre un père osant me révolter,
+Je mérite la mort que j’irais éviter ?
+Où serait le respect et ce devoir suprême…
+
+
+
+Vous suivrez un époux avoué par lui-même.
+C’est un titre qu’en vain il prétend me voler :
+Ne fait-il des serments que pour les violer ?
+Vous-même, que retient un devoir si sévère,
+Quand il vous donne à moi, n’est-il point votre père ?
+Suivez-vous seulement ses ordres absolus
+Quand il cesse de l’être, et ne vous connaît plus ?
+Enfin c’est trop tarder, ma princesse ; et ma crainte…
+
+
+
+Quoi, seigneur ! vous iriez jusques à la contrainte ?
+D’un coupable transport écoutant la chaleur,
+Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur ?
+Ma gloire vous serait moins chère que ma vie ?
+Ah, seigneur ! épargnez la triste Iphigénie.
+Asservie à des lois que j’ai dû respecter,
+C’est déjà trop pour moi que de vous écouter :
+Ne portez pas plus loin votre injuste victoire,
+Ou, par mes propres mains immolée à ma gloire,
+Je saurai m’affranchir, dans ces extrémités,
+Du secours dangereux que vous me présentez.
+
+
+
+Eh bien, n’en parlons plus. Obéissez, cruelle,
+Et cherchez une mort qui vous semble si belle :
+Portez à votre père un cœur où j’entrevoi
+Moins de respect pour lui que de haine pour moi.
+Une juste fureur s’empare de mon âme :
+Vous allez à l’autel ; et moi, j’y cours, madame.
+Si de sang et de morts le ciel est affamé,
+Jamais de plus de sang ses autels n’ont fumé.
+À mon aveugle amour tout sera légitime :
+Le prêtre deviendra la première victime ;
+
+Le bûcher, par mes mains détruit et renversé,
+Dans le sang des bourreaux nagera dispersé ;
+Et si, dans les horreurs de ce désordre extrême,
+Votre père frappé tombe et périt lui-même,
+Alors, de vos respects voyant les tristes fruits,
+Reconnaissez les coups que vous aurez conduits.
+
+
+
+Ah, seigneur ! Ah, cruel !… Mais il fuit, il m’échappe.
+Ô toi qui veux ma mort, me voilà seule, frappe ;
+Termine, juste ciel, ma vie et mon effroi,
+Et lance ici des traits qui n’accablent que moi !
+
+
+
+
+
+
+
+Oui, je la défendrai contre toute l’armée.
+Lâches, vous trahissez votre reine opprimée !
+
+
+
+Non, madame, il suffit que vous me commandiez :
+Vous nous verrez combattre et mourir à vos pieds.
+Mais de nos faibles mains que pouvez-vous attendre ?
+Contre tant d’ennemis qui vous pourra défendre ?
+Ce n’est plus un vain peuple en désordre assemblé ;
+C’est d’un zèle fatal tout le camp aveuglé.
+Plus de pitié. Calchas seul règne, seul commande :
+La piété sévère exige son offrande.
+Le roi de son pouvoir se voit déposséder,
+Et lui-même au torrent nous contraint de céder.
+Achille, à qui tout cède, Achille à cet orage
+Voudrait lui-même en vain opposer son courage :
+Que fera-t-il, madame ? et qui peut dissiper
+Tous les flots d’ennemis prêts à l’envelopper ?
+
+
+
+Qu’ils viennent donc sur moi prouver leur zèle impie,
+En m’arrachant ce peu qui me reste de vie !
+La mort seule, la mort pourra rompre les nœuds
+Dont mes bras nous vont joindre et lier toutes deux :
+Mon corps sera plutôt séparé de mon âme,
+Que je souffre jamais… Ah, ma fille ! Ah, madame !
+Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour
+Le malheureux objet d’une si tendre amour !
+Mais que pouvez-vous faire en l’état où nous sommes ?
+Vous avez à combattre et les dieux et les hommes.
+Contre un peuple en fureur vous exposerez-vous ?
+N’allez point, dans un camp rebelle à votre époux,
+Seule à me retenir vainement obstinée,
+Par des soldats peut-être indignement traînée,
+Présenter, pour tout fruit d’un déplorable effort,
+Un spectacle à mes yeux plus cruel que la mort.
+Allez : laissez aux Grecs achever leur ouvrage,
+Et quittez pour jamais un malheureux rivage ;
+Du bûcher qui m’attend, trop voisin de ces lieux,
+La flamme de trop près viendrait frapper vos yeux.
+Surtout, si vous m’aimez, par cet amour de mère,
+Ne reprochez jamais mon trépas à mon père.
+
+
+
+Lui, par qui votre cœur à Calchas présenté…
+
+
+
+Pour me rendre à vos pleurs que n’a-t-il point tenté ?
+
+
+
+Par quelle trahison le cruel m’a déçue !
+
+
+
+Il me cédait aux dieux dont il m’avait reçue.
+Ma mort n’emporte pas tout le fruit de vos feux :
+De l’amour qui vous joint vous avez d’autres nœuds ;
+Vos yeux me reverront dans Oreste mon frère.
+Puisse-t-il être, hélas ! moins funeste à sa mère !
+D’un peuple impatient vous entendez la voix.
+Daignez m’ouvrir vos bras pour la dernière fois,
+Madame ; et rappelant votre vertu sublime…
+Eurybate, à l’autel conduisez la victime.
+
+
+
+
+
+
+
+Ah ! vous n’irez pas seule, et je ne prétends pas…
+Mais on se jette en foule au-devant de mes pas.
+Perfides ! contentez votre soif sanguinaire.
+
+
+
+Où courez-vous, madame ? et que voulez-vous faire ?
+
+
+
+Hélas ! je me consume en impuissants efforts,
+Et rentre au trouble affreux dont à peine je sors.
+Mourrai-je tant de fois sans sortir de la vie !
+
+
+
+Ah ! savez-vous le crime, et qui vous a trahie,
+Madame ? Savez-vous quel serpent inhumain
+Iphigénie avait retiré dans son sein ?
+Ériphile, en ces lieux par vous-même conduite,
+A seule à tous les Grecs révélé votre fuite.
+
+
+
+Ô monstre, que Mégère en ses flancs a porté !
+Monstre, que dans nos bras les enfers ont jeté !
+Quoi ! tu ne mourras point ! Quoi pour punir son crime…
+Mais où va ma douleur chercher une victime ?
+Quoi ! pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux,
+Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux !
+Quoi ! lorsque, les chassant du port qui les recèle,
+L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
+Les vents, les mêmes vents si longtemps accusés,
+Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés !
+
+Et toi, soleil, et toi, qui, dans cette contrée,
+Reconnais l’héritier et le vrai fils d’Atrée,
+Toi, qui n’osas du père éclairer le festin,
+Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin.
+Mais, cependant, ô ciel ! ô mère infortunée !
+De festons odieux ma fille couronnée
+Tend la gorge aux couteaux par son père apprêtés !
+Calchas va dans son sang… Barbares ! arrêtez :
+C’est le pur sang du dieu qui lance le tonnerre…
+J’entends gronder la foudre, et sens trembler la terre :
+Un dieu vengeur, un dieu fait retentir ces coups…
+
+
+
+
+
+
+
+N’en doutez point, madame, un dieu combat pour vous.
+Achille, en ce moment, exauce vos prières ;
+Il a brisé des Grecs les trop faibles barrières :
+Achille est à l’autel, Calchas est éperdu :
+Le fatal sacrifice est encor suspendu.
+On se menace, on court, l’air gémit, le fer brille.
+Achille fait ranger autour de votre fille
+Tous ses amis, pour lui prêts à se dévouer.
+Le triste Agamemnon, qui n’ose l’avouer,
+Pour détourner ses yeux des meurtres qu’il présage,
+Ou pour cacher ses pleurs, s’est voilé le visage.
+Venez, puisqu’il se tait, venez par vos discours
+De votre défenseur appuyer le secours.
+Lui-même de sa main, de sang toute fumante,
+Il veut entre vos bras remettre son amante ;
+Lui-même il m’a chargé de conduire vos pas :
+Ne craignez rien… Moi, craindre ! Ah ! courons, cher Arcas ;
+Le plus affreux péril n’a rien dont je pâlisse.
+J’irai partout… Mais dieux ! ne vois-je pas Ulysse ?
+C’est lui : ma fille est morte ! Arcas, il n’est plus temps !
+
+
+
+
+
+
+
+Non, votre fille vit, et les dieux sont contents.
+Rassurez-vous : le ciel a voulu vous la rendre.
+
+
+
+Elle vit ! Et c’est vous qui venez me l’apprendre !
+
+
+
+Oui, c’est moi qui longtemps, contre elle et contre vous,
+Ai cru devoir, madame, affermir votre époux ;
+Moi qui, jaloux tantôt de l’honneur de nos armes,
+Par d’austères conseils ai fait couler vos larmes,
+Et qui viens, puisque enfin le ciel est apaisé,
+Réparer tout l’ennui que je vous ai causé.
+
+
+
+Ma fille ! ah, prince ! Ô ciel ! Je demeure éperdue.
+Quel miracle, seigneur, quel dieu me l’a rendue ?
+
+
+
+Vous m’en voyez moi-même, en cet heureux moment,
+Saisi d’horreur, de joie, et de ravissement.
+Jamais jour n’a paru si mortel à la Grèce.
+Déjà de tout le camp la discorde maîtresse
+Avait sur tous les yeux mis son bandeau fatal,
+Et donné du combat le funeste signal.
+De ce spectacle affreux votre fille alarmée
+Voyait pour elle Achille, et contre elle l’armée :
+Mais, quoique seul pour elle, Achille furieux
+Épouvantait l’armée, et partageait les dieux.
+Déjà de traits en l’air s’élevait un nuage ;
+Déjà coulait le sang, prémices du carnage :
+Entre les deux partis Calchas s’est avancé,
+L’œil farouche, l’air sombre, et le poil hérissé,
+Terrible, et plein du dieu qui l’agitait sans doute :
+« Vous, Achille, a-t-il dit, et vous, Grecs, qu’on m’écoute,
+« Le dieu qui maintenant vous parle par ma voix
+« M’explique son oracle, et m’instruit de son choix.
+« Un autre sang d’Hélène, une autre Iphigénie
+« Sur ce bord immolée y doit laisser sa vie.
+« Thésée avec Hélène uni secrètement
+« Fit succéder l’hymen à son enlèvement :
+« Une fille en sortit, que sa mère a celée ;
+« Du nom d’Iphigénie elle fut appelée.
+« Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours :
+« D’un sinistre avenir je menaçai ses jours.
+« Sous un nom emprunté sa noire destinée
+« Et ses propres fureurs ici l’ont amenée.
+« Elle me voit, m’entend, elle est devant vos yeux ;
+« Et c’est elle, en un mot, que demandent les dieux. »
+Ainsi parle Calchas. Tout le camp immobile
+L’écoute avec frayeur, et regarde Ériphile.
+Elle était à l’autel ; et peut-être en son cœur
+Du fatal sacrifice accusait la lenteur.
+Elle-même tantôt, d’une course subite,
+Était venue aux Grecs annoncer votre fuite.
+On admire en secret sa naissance et son sort.
+Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort,
+L’armée à haute voix se déclare contre elle,
+Et prononce à Calchas sa sentence mortelle.
+Déjà pour la saisir Calchas lève le bras :
+« Arrête, a-t-elle dit, et ne m’approche pas.
+« Le sang de ces héros dont tu me fais descendre
+« Sans tes profanes mains saura bien se répandre. »
+Furieuse, elle vole, et, sur l’autel prochain,
+Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein.
+À peine son sang coule et fait rougir la terre,
+
+Les dieux font sur l’autel entendre le tonnerre ;
+Les vents agitent l’air d’heureux frémissements,
+Et la mer leur répond par ses mugissements ;
+La rive au loin gémit, blanchissante d’écume ;
+La flamme du bûcher d’elle-même s’allume ;
+Le ciel brille d’éclairs, s’entr’ouvre, et parmi nous
+Jette une sainte horreur qui nous rassure tous.
+Le soldat étonné dit que dans une nue
+Jusque sur le bûcher Diane est descendue ;
+Et croit que, s’élevant au travers de ses feux,
+Elle portait au ciel notre encens et nos vœux.
+Tout s’empresse, tout part. La seule Iphigénie
+Dans ce commun bonheur pleure son ennemie.
+Des mains d’Agamemnon venez la recevoir ;
+Venez : Achille et lui, brûlant de vous revoir,
+Madame, et désormais tous deux d’intelligence,
+Sont prêts à confirmer leur auguste alliance.
+
+
+
+Par quel prix, quel encens, ô ciel, puis-je jamais
+Récompenser Achille, et payer tes bienfaits !
diff --git a/test/racine_iphigenie.tpl b/test/racine_iphigenie.tpl
@@ -0,0 +1,4 @@
+6/6 A !X
+6/6 A !X
+6/6 B !x
+6/6 B !x
diff --git a/test/racine_la_thebeiade b/test/racine_la_thebeiade
@@ -0,0 +1,2217 @@
+Ils sont sortis, Olympe ? Ah, mortelles douleurs !
+Qu’un moment de repos me va coûter de pleurs !
+Mes yeux depuis six mois étaient ouverts aux larmes,
+Et le sommeil les ferme en de telles alarmes !
+Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais,
+Et m’empêcher de voir le plus noir des forfaits !
+Mais en sont-ils aux mains ? Du haut de la muraille
+Je les ai vus déjà tous rangés en bataille ;
+J’ai vu déjà le fer briller de toutes parts ;
+Et pour vous avertir j’ai quitté les remparts.
+J’ai vu, le fer en main, Étéocle lui-même ;
+Il marche des premiers ; et d’une ardeur extrême,
+Il montre aux plus hardis à braver le danger.
+N’en doutons plus, Olympe, ils se vont égorger.
+Que l’on coure avertir et hâter la princesse ;
+Je l’attends. Juste ciel, soutenez ma faiblesse !
+Il faut courir, Olympe, après ces inhumains ;
+Il les faut séparer, ou mourir par leurs mains.
+Nous voici donc, hélas ! à ce jour détestable
+Dont la seule frayeur me rendait misérable !
+Ni prières ni pleurs ne m’ont de rien servi :
+Et le courroux du sort voulait être assouvi.
+Ô toi, soleil, ô toi qui rends le jour au monde,
+Que ne l’as-tu laissé dans une nuit profonde !
+À de si noirs forfaits prêtes-tu tes rayons ?
+Et peux-tu, sans horreur, voir ce que nous voyons ?
+Mais ces monstres, hélas ! ne t’épouvantent guères :
+La race de Laïus les a rendus vulgaires ;
+Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils,
+Après ceux que le père et la mère ont commis.
+Tu ne t’étonnes pas si mes fils sont perfides,
+S’ils sont tous deux méchants, et s’ils sont parricides :
+Tu sais qu’ils sont sortis d’un sang incestueux,
+Et tu t’étonnerais s’ils étaient vertueux.
+
+
+
+
+
+
+
+Ma fille, avez-vous su l’excès de nos misères ?
+
+
+
+Oui, madame : on m’a dit la fureur de mes frères.
+
+
+
+Allons, chère Antigone, et courons de ce pas
+Arrêter, s’il se peut, leurs parricides bras.
+Allons leur faire voir ce qu’ils ont de plus tendre ;
+Voyons si contre nous ils pourront se défendre,
+Ou s’ils oseront bien, dans leur noire fureur,
+Répandre notre sang pour attaquer le leur.
+
+
+
+Madame, c’en est fait, voici le roi lui-même.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Olympe, soutiens-moi ; ma douleur est extrême.
+
+
+
+Madame, qu’avez-vous ? et quel trouble… Ah, mon fils !
+Quelles traces de sang vois-je sur vos habits ?
+Est-ce du sang d’un frère ? ou n’est-ce point du vôtre ?
+
+
+
+Non, madame, ce n’est ni de l’un ni de l’autre.
+Dans son camp jusqu’ici Polynice arrêté,
+Pour combattre, à mes yeux ne s’est point présenté.
+D’Argiens seulement une troupe hardie
+M’a voulu de nos murs disputer la sortie :
+J’ai fait mordre la poudre à ces audacieux ;
+Et leur sang est celui qui paraît à vos yeux.
+
+
+
+Mais que prétendiez-vous ? et quelle ardeur soudaine
+Vous a fait tout à coup descendre dans la plaine ?
+
+
+
+Madame, il était temps que j’en usasse ainsi,
+Et je perdais ma gloire à demeurer ici.
+Le peuple, à qui la faim se faisait déjà craindre,
+De mon peu de vigueur commençait à se plaindre,
+Me reprochant déjà qu’il m’avait couronné,
+Et que j’occupais mal le rang qu’il m’a donné.
+Il le faut satisfaire ; et quoi qu’il en arrive,
+Thèbes dès aujourd’hui ne sera plus captive :
+Je veux, en n’y laissant aucun de mes soldats,
+Qu’elle soit seulement juge de nos combats.
+J’ai des forces assez pour tenir la campagne,
+Et si quelque bonheur nos armes accompagne,
+L’insolent Polynice et ses fiers alliés
+Laisseront Thèbes libre, ou mourront à mes pieds.
+
+
+
+Vous pourriez d’un tel sang, ô ciel ! souiller vos armes ?
+La couronne pour vous a-t-elle tant de charmes ?
+Si par un parricide il la fallait gagner,
+Ah ! mon fils, à ce prix voudriez-vous régner ?
+Mais il ne tient qu’à vous, si l’honneur vous anime,
+De nous donner la paix sans le secours d’un crime,
+Et de votre courroux triomphant aujourd’hui,
+Contenter votre frère, et régner avec lui.
+
+
+
+Appelez-vous régner partager ma couronne,
+Et céder lâchement ce que mon droit me donne ?
+
+
+
+Vous le savez, mon fils, la justice et le sang
+Lui donnent, comme à vous, sa part à ce haut rang :
+Œdipe, en achevant sa triste destinée,
+Ordonna que chacun régnerait son année ;
+Et n’ayant qu’un État à mettre sous vos lois,
+Voulut que tour à tour vous fussiez tous deux rois.
+À ces conditions vous daignâtes souscrire.
+Le sort vous appela le premier à l’empire,
+Vous montâtes au trône ; il n’en fut point jaloux :
+Et vous ne voulez pas qu’il y monte après vous !
+
+
+
+Non, madame, à l’empire il ne doit plus prétendre :
+Thèbes à cet arrêt n’a point voulu se rendre ;
+Et lorsque sur le trône il s’est voulu placer,
+C’est elle, et non pas moi, qui l’en a su chasser.
+Thèbes doit-elle moins redouter sa puissance,
+Après avoir six mois senti sa violence ?
+Voudrait-elle obéir à ce prince inhumain,
+Qui vient d’armer contre elle et le fer et la faim ?
+Prendrait-elle pour roi l’esclave de Mycène,
+Qui pour tous les Thébains n’a plus que de la haine,
+Qui s’est au roi d’Argos indignement soumis,
+Et que l’hymen attache à nos fiers ennemis ?
+Lorsque le roi d’Argos l’a choisi pour son gendre,
+Il espérait par lui de voir Thèbes en cendre.
+L’amour eut peu de part à cet hymen honteux,
+Et la seule fureur en alluma les feux.
+Thèbes m’a couronné pour éviter ses chaînes,
+Elle s’attend par moi de voir finir ses peines :
+Il la faut accuser si je manque de foi ;
+Et je suis son captif, je ne suis pas son roi.
+
+
+
+Dites, dites plutôt, cœur ingrat et farouche,
+Qu’auprès du diadème il n’est rien qui vous touche.
+Mais je me trompe encor : ce rang ne vous plaît pas
+Et le crime tout seul a pour vous des appas.
+Eh bien ! puisqu’à ce point vous en êtes avide,
+Je vous offre à commettre un double parricide :
+Versez le sang d’un frère ; et si c’est peu du sien,
+Je vous invite encore à répandre le mien.
+Vous n’aurez plus alors d’ennemis à soumettre,
+D’obstacle à surmonter, ni de crime à commettre
+Et n’ayant plus au trône un fâcheux concurrent,
+De tous les criminels vous serez le plus grand.
+
+
+
+Eh bien, madame, eh bien ! il faut vous satisfaire :
+Il faut sortir du trône et couronner mon frère ;
+Il faut, pour seconder votre injuste projet,
+De son roi que j’étais, devenir son sujet ;
+Et pour vous élever au comble de la joie,
+Il faut à sa fureur que je me livre en proie ;
+Il faut par mon trépas… Ah ciel ! quelle rigueur !
+Que vous pénétrez mal dans le fond de mon cœur !
+Je ne demande pas que vous quittiez l’empire :
+Régnez toujours, mon fils, c’est ce que je désire.
+Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié,
+Si pour moi votre cœur garde quelque amitié,
+Et si vous prenez soin de votre gloire même,
+Associez un frère à cet honneur suprême :
+Ce n’est qu’un vain éclat qu’il recevra de vous ;
+Votre règne en sera plus puissant et plus doux.
+Les peuples admirant cette vertu sublime,
+Voudront toujours pour prince un roi si magnanime ;
+Et cet illustre effort, loin d’affaiblir vos droits,
+Vous rendra le plus juste et le plus grand des rois ;
+Ou, s’il faut que mes vœux vous trouvent inflexible,
+Si la paix à ce prix vous paraît impossible,
+Et si le diadème a pour vous tant d’attraits,
+Au moins consolez-moi de quelque heure de paix.
+Accordez cette grâce aux larmes d’une mère.
+Et cependant, mon fils, j’irai voir votre frère :
+La pitié dans son âme aura peut-être lieu,
+Ou du moins pour jamais j’irai lui dire adieu.
+Dès ce même moment permettez que je sorte :
+J’irai jusqu’à sa tente, et j’irai sans escorte ;
+Par mes justes soupirs j’espère l’émouvoir.
+
+
+
+Madame, sans sortir vous le pouvez revoir ;
+
+Et si cette entrevue a pour vous tant de charmes,
+Il ne tiendra qu’à lui de suspendre nos armes.
+Vous pouvez dès cette heure accomplir vos souhaits,
+Et le faire venir jusque dans ce palais.
+J’irai plus loin encore : et pour faire connaître
+Qu’il a tort en effet de me nommer un traître,
+Et que je ne suis pas un tyran odieux,
+Que l’on fasse parler et le peuple et les dieux.
+Si le peuple y consent, je lui cède ma place ;
+Mais qu’il se rende enfin, si le peuple le chasse.
+Je ne force personne ; et j’engage ma foi
+De laisser aux Thébains à se choisir un roi.
+
+
+
+
+
+
+
+Seigneur, votre sortie a mis tout en alarmes :
+Thèbes, qui croit vous perdre, est déjà toute en larmes ;
+L’épouvante et l’horreur règnent de toutes parts ;
+Et le peuple effrayé tremble sur ses remparts.
+
+
+
+Cette vaine frayeur sera bientôt calmée.
+Madame, je m’en vais retrouver mon armée ;
+Cependant vous pouvez accomplir vos souhaits,
+Faire entrer Polynice, et lui parler de paix.
+Créon, la reine ici commande en mon absence ;
+Disposez tout le monde à son obéissance ;
+Laissez, pour recevoir et pour donner ses lois,
+Votre fils Ménécée, et j’en ai fait le choix.
+Comme il a de l’honneur autant que de courage,
+Ce choix aux ennemis ôtera tout ombrage,
+Et sa vertu suffit pour les rendre assurés.
+Commandez-lui, Madame. Et vous, vous me suivrez.
+
+
+
+Quoi ? seigneur… Oui, Créon, la chose est résolue.
+
+
+
+Et vous quittez ainsi la puissance absolue ?
+
+
+
+Que je la quitte ou non, ne vous tourmentez pas ;
+Faites ce que j’ordonne, et venez sur mes pas.
+
+
+
+
+
+
+
+Qu’avez-vous fait, madame ? et par quelle conduite
+Forcez-vous un vainqueur à prendre ainsi la fuite ?
+Ce conseil va tout perdre. Il va tout conserver ;
+Et par ce seul conseil Thèbes se peut sauver.
+
+
+
+Eh quoi, madame, eh quoi ! dans l’état où nous sommes,
+Lorsqu’avec un renfort de plus de six mille hommes,
+La fortune promet toute chose aux Thébains,
+Le roi se laisse ôter la victoire des mains !
+
+
+
+La victoire, Créon, n’est pas toujours si belle ;
+La honte et les remords vont souvent après elle.
+Quand deux frères armés vont s’égorger entre eux,
+Ne les pas séparer, c’est les perdre tous deux.
+Peut-on faire au vainqueur une injure plus noire,
+Que lui laisser gagner une telle victoire ?
+
+
+
+Leur courroux est trop grand… Il peut être adouci.
+
+
+
+Tous deux veulent régner. Ils règneront aussi.
+
+
+
+On ne partage point la grandeur souveraine ;
+Et ce n’est pas un bien qu’on quitte et qu’on reprenne.
+
+
+
+L’intérêt de l’État leur servira de loi.
+
+
+
+L’intérêt de l’État est de n’avoir qu’un roi,
+Qui d’un ordre constant gouvernant ses provinces,
+Accoutume à ses lois et le peuple et les princes.
+Ce règne interrompu de deux rois différents,
+En lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans.
+Par un ordre souvent l’un à l’autre contraire,
+Un frère détruirait ce qu’aurait fait un frère :
+Vous les verriez toujours former quelque attentat,
+Et changer tous les ans la face de l’État.
+Ce terme limité que l’on veut leur prescrire,
+Accroît leur violence en bornant leur empire.
+Tous deux feront gémir les peuples tour à tour :
+Pareils à ces torrents qui ne durent qu’un jour,
+Plus leur cours est borné, plus ils font de ravage,
+Et d’horribles dégâts signalent leur passage.
+
+
+
+On les verrait plutôt, par de nobles projets,
+Se disputer tous deux l’amour de leurs sujets.
+Mais avouez, Créon, que toute votre peine
+C’est de voir que la paix rend votre attente vaine ;
+Qu’elle assure à mes fils le trône où vous tendez,
+Et va rompre le piége où vous les attendez.
+Comme, après leur trépas, le droit de la naissance
+Fait tomber en vos mains la suprême puissance,
+Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils,
+
+Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis ;
+Et votre ambition, qui tend à leur fortune,
+Vous donne pour tous deux une haine commune.
+Vous inspirez au roi vos conseils dangereux,
+Et vous en servez un pour les perdre tous deux.
+
+
+
+Je ne me repais point de pareilles chimères :
+Mes respects pour le roi sont ardents et sincères ;
+Et mon ambition est de le maintenir
+Au trône où vous croyez que je veux parvenir.
+Le soin de sa grandeur est le seul qui m’anime ;
+Je hais ses ennemis, et c’est là tout mon crime :
+Je ne m’en cache point. Mais, à ce que je voi,
+Chacun n’est pas ici criminel comme moi.
+
+
+
+Je suis mère, Créon ; et si j’aime son frère,
+La personne du roi ne m’en est pas moins chère.
+De lâches courtisans peuvent bien le haïr ;
+Mais une mère enfin ne peut pas se trahir.
+
+
+
+Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres :
+Les ennemis du roi ne sont pas tous les vôtres ;
+Créon, vous êtes père, et dans ces ennemis,
+Peut-être songez-vous que vous avez un fils.
+On sait de quelle ardeur Hémon sert Polynice.
+
+
+
+Oui, je le sais, madame, et je lui fais justice ;
+Je le dois, en effet, distinguer du commun,
+Mais c’est pour le haïr encor plus que pas un :
+Et je souhaiterais, dans ma juste colère,
+Que chacun le haït comme le hait son père.
+
+
+
+Après tout ce qu’a fait la valeur de son bras,
+Tout le monde, en ce point, ne vous ressemble pas.
+
+
+
+Je le vois bien, madame, et c’est ce qui m’afflige :
+Mais je sais bien à quoi sa révolte m’oblige ;
+Et tous ces beaux exploits qui le font admirer,
+C’est ce qui me le fait justement abhorrer.
+La honte suit toujours le parti des rebelles :
+Leurs grandes actions sont les plus criminelles ;
+Ils signalent leur crime en signalant leur bras,
+Et la gloire n’est point où les rois ne sont pas.
+
+
+
+Écoutez un peu mieux la voix de la nature.
+
+
+
+Plus l’offenseur m’est cher, plus je ressens l’injure.
+
+
+
+Mais un père à ce point doit-il être emporté.
+Vous avez trop de haine. Et vous, trop de bonté.
+C’est trop parler, madame, en faveur d’un rebelle.
+
+
+
+L’innocence vaut bien que l’on parle pour elle.
+
+
+
+Je sais ce qui le rend innocent à vos yeux.
+
+
+
+Et je sais quel sujet vous le rend odieux.
+
+
+
+L’amour a d’autres yeux que le commun des hommes.
+
+
+
+Vous abusez, Créon, de l’état où nous sommes ;
+Tout vous semble permis ; mais craignez mon courroux :
+Vos libertés enfin retomberaient sur vous.
+
+
+
+L’intérêt du public agit peu sur son âme,
+Et l’amour du pays nous cache une autre flamme.
+Je la sais : mais, Créon, j’en abhorre le cours,
+Et vous ferez bien mieux de la cacher toujours.
+
+
+
+Je le ferai, madame ; et je veux, par avance,
+Vous épargner encor jusques à ma présence.
+Aussi bien mes respects redoublent vos mépris ;
+Et je vais faire place à ce bienheureux fils.
+Le roi m’appelle ailleurs, il faut que j’obéisse.
+Adieu. Faites venir Hémon et Polynice.
+
+
+
+N’en doute pas, méchant, ils vont venir tous deux ;
+Tous deux ils préviendront tes desseins malheureux.
+
+
+
+
+
+
+
+Le perfide ! À quel point son insolence monte !
+
+
+
+Ses superbes discours tourneront à sa honte.
+Bientôt, si nos désirs sont exaucés des cieux,
+La paix nous vengera de cet ambitieux.
+Mais il faut se hâter, chaque heure nous est chère :
+Appelons promptement Hémon et votre frère ;
+Je suis, pour ce dessein, prête à leur accorder
+Toutes les sûretés qu’ils pourront demander.
+Et toi, si mes malheurs ont lassé ta justice,
+Ciel, dispose à la paix le cœur de Polynice,
+Seconde mes soupirs, donne force à mes pleurs,
+Et comme il faut enfin fais parler mes douleurs.
+
+
+
+Et si tu prends pitié d’une flamme innocente,
+Ô ciel, en ramenant Hémon à son amante,
+Ramène-le fidèle, et permets, en ce jour,
+Qu’en retrouvant l’amant je retrouve l’amour !
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Quoi ! vous me refusez votre aimable présence,
+Après un an entier de supplice et d’absence !
+Ne m’avez-vous, madame, appelé près de vous
+Que pour m’ôter sitôt un bien qui m’est si doux ?
+
+
+
+Et voulez-vous sitôt que j’abandonne un frère ?
+Ne dois-je pas au temple accompagner ma mère ?
+Et dois-je préférer, au gré de vos souhaits,
+Le soin de votre amour à celui de la paix ?
+
+
+
+Madame, à mon bonheur c’est chercher trop d’obstacles :
+Ils iront bien, sans nous, consulter les oracles.
+Permettez que mon cœur, en voyant vos beaux yeux,
+De l’état de son sort interroge ses dieux.
+Puis-je leur demander, sans être téméraire,
+S’ils ont toujours pour moi leur douceur ordinaire ?
+Souffrent-ils sans courroux mon ardente amitié ?
+Et du mal qu’ils ont fait ont-ils quelque pitié ?
+Durant le triste cours d’une absence cruelle,
+Avez-vous souhaité que je fusse fidèle ?
+Songiez-vous que la mort menaçait, loin de vous,
+Un amant qui ne doit mourir qu’à vos genoux ?
+Ah, d’un si bel objet quand une âme est blessée,
+Quand un cœur jusqu’à vous élève sa pensée,
+Qu’il est doux d’adorer tant de divins appas !
+Mais aussi que l’on souffre en ne les voyant pas !
+Un moment, loin de vous, me durait une année ;
+J’aurais fini cent fois ma triste destinée,
+Si je n’eusse songé, jusques à mon retour,
+Que mon éloignement vous prouvait mon amour :
+Et que le souvenir de mon obéissance
+Pourrait en ma faveur parler en mon absence :
+Et que pensant à moi, vous penseriez aussi
+Qu’il faut aimer beaucoup pour obéir ainsi.
+
+
+
+Oui, je l’avais bien cru qu’une âme si fidèle
+Trouverait dans l’absence une peine cruelle ;
+Et si mes sentiments se doivent découvrir,
+Je souhaitais, Hémon, qu’elle vous fît souffrir,
+Et qu’étant loin de moi, quelque ombre d’amertume
+Vous fît trouver les jours plus longs que de coutume.
+Mais ne vous plaignez pas : mon cœur chargé d’ennui
+Ne vous souhaitait rien qu’il n’éprouvât en lui,
+Surtout depuis le temps que dure cette guerre,
+Et que de gens armés vous couvrez cette terre.
+Ô dieux ! à quels tourments mon cœur s’est vu soumis,
+Voyant des deux côtés ses plus tendres amis !
+Mille objets de douleur déchiraient mes entrailles ;
+J’en voyais et dehors et dedans nos murailles :
+Chaque assaut à mon cœur livrait mille combats ;
+Et mille fois le jour je souffrais le trépas.
+
+
+
+Mais enfin qu’ai-je fait, en ce malheur extrême,
+Que ne m’ait ordonné ma princesse elle-même ?
+J’ai suivi Polynice ; et vous l’avez voulu :
+Vous me l’avez prescrit par un ordre absolu.
+Je lui vouai dès lors une amitié sincère ;
+Je quittai mon pays, j’abandonnai mon père,
+Sur moi, par ce départ, j’attirai son courroux ;
+Et pour tout dire enfin, je m’éloignai de vous.
+
+
+
+Je m’en souviens, Hémon, et je vous fais justice :
+C’est moi que vous serviez en servant Polynice ;
+Il m’était cher alors comme il est aujourd’hui,
+Et je prenais pour moi ce qu’on faisait pour lui.
+Nous nous aimions tous deux dès la plus tendre enfance,
+Et j’avais sur son cœur une entière puissance ;
+Je trouvais à lui plaire une extrême douceur,
+Et les chagrins du frère étaient ceux de la sœur.
+Ah ! si j’avais encor sur lui le même empire,
+Il aimerait la paix, pour qui mon cœur soupire.
+Notre commun malheur en serait adouci :
+Je le verrais, Hémon ; vous me verriez aussi !
+
+
+
+De cette affreuse guerre il abhorre l’image ;
+Je l’ai vu soupirer de douleur et de rage,
+Lorsque, pour remonter au trône paternel,
+On le força de prendre un chemin si cruel.
+Espérons que le ciel, touché de nos misères,
+Achèvera bientôt de réunir les frères :
+Puisse-t-il rétablir l’amitié dans leur cœur,
+Et conserver l’amour dans celui de la sœur !
+
+
+
+Hélas ! ne doutez point que ce dernier ouvrage
+Ne lui soit plus aisé que de calmer leur rage !
+Je les connais tous deux, et je répondrais bien
+Que leur cœur, cher Hémon, est plus dur que le mien.
+Mais les dieux quelquefois font de plus grands miracles.
+
+
+
+
+
+
+
+Eh bien ! apprendrons-nous ce qu’ont dit les oracles ?
+Que faut-il faire ? Hélas ! Quoi ? qu’en a-t-on appris ?
+
+Est-ce la guerre, Olympe ? Ah ! c’est encore pis !
+
+
+
+Quel est donc ce grand mal que leur courroux annonce ?
+
+
+
+Prince, pour en juger, écoutez leur réponse :
+
+Ô dieux, que vous a fait ce sang infortuné ?
+Et pourquoi tout entier l’avez-vous condamné ?
+N’êtes-vous pas contents de la mort de mon père ?
+Tout notre sang doit-il sentir votre colère ?
+
+
+
+Madame, cet arrêt ne vous regarde pas ;
+Votre vertu vous met à couvert du trépas :
+Les dieux savent trop bien connaître l’innocence.
+
+
+
+Eh ! ce n’est pas pour moi que je crains leur vengeance.
+Mon innocence, Hémon, serait un faible appui ;
+Fille d’Œdipe, il faut que je meure pour lui.
+Je l’attends, cette mort, et je l’attends sans plainte ;
+Et s’il faut avouer le sujet de ma crainte,
+C’est pour vous que je crains ; oui, cher Hémon, pour vous.
+De ce sang malheureux vous sortez comme nous ;
+Et je ne vois que trop que le courroux céleste
+Vous rendra, comme à nous, cet honneur bien funeste,
+Et fera regretter aux princes des Thébains
+De n’être pas sortis du dernier des humains.
+
+
+
+Peut-on se repentir d’un si grand avantage ?
+Un si noble trépas flatte trop mon courage ;
+Et du sang de ses rois il est beau d’être issu,
+Dût-on rendre ce sang sitôt qu’on l’a reçu.
+
+
+
+Eh quoi ! si parmi nous on a fait quelque offense,
+Le ciel doit-il sur vous en prendre la vengeance ?
+Et n’est-ce pas assez du père et des enfants,
+Sans qu’il aille plus loin chercher des innocents ?
+C’est à nous à payer pour les crimes des nôtres
+Punissez-nous, grands dieux ; mais épargnez les autres.
+Mon père, cher Hémon, vous va perdre aujourd’hui ;
+Et je vous perds peut-être encore plus que lui.
+Le ciel punit sur vous et sur votre famille
+Et les crimes du père et l’amour de la fille ;
+Et ce funeste amour vous nuit encore plus
+Que les crimes d’Œdipe et le sang de Laïus.
+
+
+
+Quoi ! mon amour, madame ? Et qu’a-t-il de funeste ?
+Est-ce un crime qu’aimer une beauté céleste ?
+Et puisque sans colère il est reçu de vous,
+En quoi peut-il du ciel mériter le courroux ?
+Vous seule en mes soupirs êtes intéressée,
+C’est à vous à juger s’ils vous ont offensée :
+Tels que seront pour eux vos arrêts tout-puissants :
+Ils seront criminels, ou seront innocents.
+Que le ciel à son gré de ma perte dispose,
+J’en chérirai toujours et l’une et l’autre cause,
+Glorieux de mourir pour le sang de mes rois,
+Et plus heureux encor de mourir sous vos lois.
+Aussi bien que ferais-je en ce commun naufrage ?
+Pourrais-je me résoudre à vivre davantage ?
+En vain les dieux voudraient différer mon trépas,
+Mon désespoir ferait ce qu’ils ne feraient pas.
+Mais peut-être, après tout, notre frayeur est vaine ;
+Attendons… Mais voici Polynice et la reine.
+
+
+
+
+
+
+
+Madame, au nom des dieux, cessez de m’arrêter :
+Je vois bien que la paix ne peut s’exécuter.
+J’espérais que du ciel la justice infinie
+Voudrait se déclarer contre la tyrannie,
+Et que lassé de voir répandre tant de sang,
+Il rendrait à chacun son légitime rang ;
+Mais puisque ouvertement il tient pour l’injustice,
+Et que des criminels il se rend le complice,
+Dois-je encore espérer qu’un peuple révolté,
+Quand le ciel est injuste, écoute l’équité ?
+Dois-je prendre pour juge une troupe insolente,
+D’un fier usurpateur ministre violente,
+Qui sert mon ennemi par un lâche intérêt,
+Et qu’il anime encor, tout éloigné qu’il est ?
+La raison n’agit point sur une populace.
+De ce peuple déjà j’ai ressenti l’audace ;
+Et loin de me reprendre après m’avoir chassé,
+Il croit voir un tyran dans un prince offensé.
+Comme sur lui l’honneur n’eut jamais de puissance,
+Il croit que tout le monde aspire à la vengeance :
+De ses inimitiés rien n’arrête le cours ;
+Quand il hait une fois, il veut haïr toujours.
+
+
+
+Mais s’il est vrai, mon fils, que ce peuple vous craigne,
+Et que tous les Thébains redoutent votre règne,
+Pourquoi par tant de sang cherchez-vous à régner
+Sur ce peuple endurci que rien ne peut gagner ?
+
+
+
+Est-ce au peuple, madame, à se choisir un maître ?
+Sitôt qu’il hait un roi, doit-on cesser de l’être ?
+Sa haine ou son amour, sont-ce les premiers droits
+Qui font monter au trône ou descendre les rois ?
+Que le peuple à son gré nous craigne ou nous chérisse,
+
+Le sang nous met au trône, et non pas son caprice ;
+Ce que le sang lui donne, il le doit accepter ;
+Et s’il n’aime son prince, il le doit respecter.
+
+
+
+Vous serez un tyran haï de vos provinces.
+
+
+
+Ce nom ne convient pas aux légitimes princes ;
+De ce titre odieux mes droits me sont garants :
+La haine des sujets ne fait pas les tyrans.
+Appelez de ce nom Étéocle lui-même.
+
+
+
+Il est aimé de tous. C’est un tyran qu’on aime,
+Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir
+Au rang où par la force il a su parvenir :
+Et son orgueil le rend, par un effet contraire,
+Esclave de son peuple et tyran de son frère.
+Pour commander tout seul il veut bien obéir,
+Et se fait mépriser pour me faire haïr.
+Ce n’est pas sans sujet qu’on me préfère un traître :
+Le peuple aime un esclave, et craint d’avoir un maître.
+Mais je croirais trahir la majesté des rois,
+Si je faisais le peuple arbitre de mes droits.
+
+
+
+Ainsi donc la discorde a pour vous tant de charmes ?
+Vous lassez-vous déjà d’avoir posé les armes ?
+Ne cesserons-nous point, après tant de malheurs,
+Vous, de verser du sang ; moi, de verser des pleurs ?
+N’accorderez-vous rien aux larmes d’une mère ?
+Ma fille, s’il se peut, retenez votre frère :
+Le cruel pour vous seule avait de l’amitié.
+
+
+
+Ah ! si pour vous son âme est sourde à la pitié,
+Que pourrais-je espérer d’une amitié passée,
+Qu’un long éloignement n’a que trop effacée ?
+À peine en sa mémoire ai-je encor quelque rang ;
+Il n’aime, il ne se plaît qu’à répandre du sang.
+Ne cherchez plus en lui ce prince magnanime,
+Ce prince qui montrait tant d’horreur pour le crime,
+Dont l’âme généreuse avait tant de douceur,
+Qui respectait sa mère et chérissait sa sœur :
+La nature pour lui n’est plus qu’une chimère ;
+Il méconnaît sa sœur, il méprise sa mère ;
+Et l’ingrat, en l’état où son orgueil l’a mis,
+Nous croit des étrangers, ou bien des ennemis.
+
+
+
+N’imputez point ce crime à mon âme affligée :
+Dites plutôt, ma sœur, que vous êtes changée ;
+Dites que de mon rang l’injuste usurpateur
+M’a su ravir encor l’amitié de ma sœur.
+Je vous connais toujours, et suis toujours le même.
+
+
+
+Est-ce m’aimer, cruel, autant que je vous aime,
+Que d’être inexorable à mes tristes soupirs,
+Et m’exposer encore à tant de déplaisirs ?
+
+
+
+Mais vous-même, ma sœur, est-ce aimer votre frère
+Que de lui faire ici cette injuste prière,
+Et me vouloir ravir le sceptre de la main ?
+Dieux ! qu’est-ce qu’Étéocle a de plus inhumain ?
+C’est trop favoriser un tyran qui m’outrage.
+
+
+
+Non, non, vos intérêts me touchent davantage.
+Ne croyez pas mes pleurs perfides à ce point ;
+Avec vos ennemis ils ne conspirent point.
+Cette paix que je veux me serait un supplice,
+S’il en devait coûter le sceptre à Polynice ;
+Et l’unique faveur, mon frère, où je prétends,
+C’est qu’il me soit permis de vous voir plus longtemps.
+Seulement quelques jours souffrez que l’on vous voie ;
+Et donnez-nous le temps de chercher quelque voie
+Qui puisse vous remettre au rang de vos aïeux,
+Sans que vous répandiez un sang si précieux.
+Pouvez-vous refuser cette grâce légère
+Aux larmes d’une sœur, aux soupirs d’une mère ?
+
+
+
+Mais quelle crainte encor vous peut inquiéter ?
+Pourquoi si promptement voulez-vous nous quitter ?
+Quoi ! ce jour tout entier n’est-il pas de la trêve ?
+Dès qu’elle a commencé, faut-il qu’elle s’achève ?
+Vous voyez qu’Étéocle a mis les armes bas ;
+Il veut que je vous voie, et vous ne voulez pas.
+
+
+
+Oui, mon frère, il n’est pas comme vous inflexible ;
+Aux larmes de sa mère il a paru sensible ;
+Nos pleurs ont désarmé sa colère aujourd’hui.
+Vous l’appelez cruel, vous l’êtes plus que lui.
+
+
+
+Seigneur, rien ne vous presse, et vous pouvez sans peine
+Laisser agir encor la princesse et la reine :
+Accordez tout ce jour à leur pressant désir ;
+Voyons si leur dessein ne pourra réussir.
+Ne donnez pas la joie au prince votre frère
+De dire que, sans vous, la paix se pouvait faire.
+Vous aurez satisfait une mère, une sœur,
+Et vous aurez surtout satisfait votre honneur.
+Mais que veut ce soldat ? son âme est toute émue !
+
+
+
+
+
+
+
+Seigneur, on est aux mains, et la trêve est rompue :
+Créon et les Thébains, par ordre de leur roi,
+Attaquent votre armée, et violent leur foi.
+Le brave Hippomédon s’efforce, en votre absence,
+
+De soutenir leur choc de toute sa puissance.
+Par son ordre, seigneur, je vous viens avertir.
+
+
+
+Ah ! les traîtres ! Allons, Hémon, il faut sortir.
+Madame, vous voyez comme il tient sa parole :
+
+Mais il veut le combat, il m’attaque, et j’y vole.
+
+
+
+Polynice ! Mon fils !… Mais il ne m’entend plus :
+Aussi bien que mes pleurs, mes cris sont superflus.
+Chère Antigone, allez, courez à ce barbare :
+Du moins, allez prier Hémon qu’il les sépare.
+La force m’abandonne, et je n’y puis courir ;
+Tout ce que je puis faire, hélas ! c’est de mourir.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Olympe, va-t’en voir ce funeste spectacle ;
+Va voir si leur fureur n’a point trouvé d’obstacle,
+Si rien n’a pu toucher l’un ou l’autre parti.
+On dit qu’à ce dessein Ménécée est sorti.
+
+
+
+Je ne sais quel dessein animait son courage,
+Une héroïque ardeur brillait sur son visage ;
+Mais vous devez, madame, espérer jusqu’au bout.
+
+
+
+Va tout voir, chère Olympe, et me viens dire tout ;
+Éclaircis promptement ma triste inquiétude.
+
+
+
+Mais vous dois-je laisser en cette solitude ?
+
+
+
+Va : je veux être seule en l’état où je suis,
+Si toutefois on peut l’être avec tant d’ennuis !
+
+
+
+
+
+Dureront-ils toujours ces ennuis si funestes ?
+N’épuiseront-ils point les vengeances célestes ?
+Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas,
+Sans jamais au tombeau précipiter mes pas ?
+Ô ciel, que tes rigueurs seraient peu redoutables,
+Si la foudre d’abord accablait les coupables !
+Et que tes châtiments paraissent infinis,
+Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis !
+Tu ne l’ignores pas, depuis le jour infâme
+Où de mon propre fils je me trouvai la femme,
+Le moindre des tourments que mon cœur a soufferts
+Égale tous les maux que l’on souffre aux enfers.
+Et toutefois, ô dieux, un crime involontaire
+Devait-il attirer toute votre colère ?
+Le connaissais-je, hélas ! ce fils infortuné ?
+Vous-mêmes dans mes bras vous l’avez amené.
+C’est vous dont la rigueur m’ouvrit ce précipice.
+Voilà de ces grands dieux la suprême justice !
+Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas ;
+Ils nous le font commettre, et ne l’excusent pas !
+Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables,
+Afin d’en faire, après, d’illustres misérables ?
+Et ne peuvent-ils point, quand ils sont en courroux,
+Chercher des criminels à qui le crime est doux ?
+
+
+
+
+
+
+
+Eh bien ! en est-ce fait ? L’un ou l’autre perfide
+Vient-il d’exécuter son noble parricide ?
+Parlez, parlez, ma fille. Ah ! madame, en effet,
+L’oracle est accompli, le ciel est satisfait.
+
+
+
+Quoi ! mes deux fils sont morts ! Un autre sang, madame,
+Rend la paix à l’État et le calme à votre âme ;
+Un sang digne des rois dont il est découlé,
+Un héros pour l’État s’est lui-même immolé.
+Je courais pour fléchir Hémon et Polynice ;
+Ils étaient déjà loin avant que je sortisse :
+Ils ne m’entendaient plus ; et mes cris douloureux
+Vainement par leur nom les rappelaient tous deux.
+Ils ont tous deux volé vers le champ de bataille ;
+Et moi, je suis montée au haut de la muraille,
+D’où le peuple étonné regardait, comme moi,
+L’approche d’un combat qui le glaçait d’effroi.
+À cet instant fatal, le dernier de nos princes,
+L’honneur de notre sang, l’espoir de nos provinces,
+Ménécée, en un mot, digne frère d’Hémon,
+Et trop indigne aussi d’être fils de Créon,
+De l’amour du pays montrant son âme atteinte,
+Au milieu des deux camps s’est avancé sans crainte ;
+Et se faisant ouïr des Grecs et des Thébains :
+« Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez, inhumains ! »
+Ces mots impérieux n’ont point trouvé d’obstacle :
+Les soldats, étonnés de ce nouveau spectacle,
+De leur noire fureur ont suspendu le cours ;
+Et ce prince aussitôt poursuivant son discours :
+« Apprenez, a-t-il dit, l’arrêt des destinées,
+
+« Par qui vous allez voir vos misères bornées.
+« Je suis le dernier sang de vos rois descendu,
+« Qui par l’ordre des dieux doit être répandu.
+« Recevez donc ce sang que ma main va répandre ;
+« Et recevez la paix où vous n’osiez prétendre. »
+Il se tait, et se frappe en achevant ces mots ;
+Et les Thébains voyant expirer ce héros,
+Comme si leur salut devenait leur supplice,
+Regardent en tremblant ce noble sacrifice.
+J’ai vu le triste Hémon abandonner son rang
+Pour venir embrasser ce frère tout en sang.
+Créon, à son exemple, a jeté bas les armes,
+Et vers ce fils mourant est venu tout en larmes ;
+Et l’un et l’autre camp les voyant retirés,
+Ont quitté le combat, et se sont séparés.
+Et moi, le cœur tremblant, et l’âme toute émue,
+D’un si funeste objet j’ai détourné la vue,
+De ce prince admirant l’héroïque fureur.
+
+
+
+Comme vous je l’admire, et j’en frémis d’horreur.
+Est-il possible, ô dieux ! qu’après ce grand miracle
+Le repos des Thébains trouve encor quelque obstacle ?
+Cet illustre trépas ne peut-il vous calmer,
+Puisque même mes fils s’en laissent désarmer ?
+La refuserez-vous, cette noble victime ?
+Si la vertu vous touche autant que fait le crime,
+Si vous donnez les prix comme vous punissez,
+Quels crimes par ce sang ne seront effacés ?
+
+
+
+Oui, oui, cette vertu sera récompensée ;
+Les dieux sont trop payés du sang de Ménécée :
+Et le sang d’un héros, auprès des immortels,
+Vaut seul plus que celui de mille criminels.
+
+
+
+Connaissez mieux du ciel la vengeance fatale :
+Toujours à ma douleur il met quelque intervalle ;
+Mais, hélas ! quand sa main semble me secourir,
+C’est alors qu’il s’apprête à me faire périr.
+Il a mis, cette nuit, quelque fin à mes larmes,
+Afin qu’à mon réveil je visse tout en armes.
+S’il me flatte aussitôt de quelque espoir de paix,
+Un oracle cruel me l’ôte pour jamais.
+Il m’amène mon fils, il veut que je le voie,
+Mais, hélas ! combien cher me vend-il cette joie !
+Ce fils est insensible et ne m’écoute pas ;
+Et soudain il me l’ôte et l’engage aux combats.
+Ainsi, toujours cruel, et toujours en colère,
+Il feint de s’apaiser, et devient plus sévère ;
+Il n’interrompt ses coups que pour les redoubler,
+Et retire son bras pour me mieux accabler.
+
+
+
+Madame, espérons tout de ce dernier miracle.
+
+
+
+La haine de mes fils est un trop grand obstacle.
+Polynice endurci n’écoute que ses droits ;
+Du peuple et de Créon l’autre écoute la voix,
+Oui, du lâche Créon ! Cette âme intéressée
+Nous ravit tout le fruit du sang de Ménécée ;
+En vain pour nous sauver ce grand prince se perd ;
+Le père nous nuit plus que le fils ne nous sert.
+De deux jeunes héros cet infidèle père…
+
+
+
+Ah ! le voici, madame, avec le roi mon frère.
+
+
+
+
+
+
+
+Mon fils, c’est donc ainsi que l’on garde sa foi !
+
+
+
+Madame, ce combat n’est point venu de moi,
+Mais de quelques soldats, tant d’Argos que des nôtres,
+Qui s’étant querellés les uns avec les autres,
+Ont insensiblement tout le corps ébranlé,
+Et fait un grand combat d’un simple démêlé.
+La bataille sans doute allait être cruelle,
+Et son événement vidait notre querelle,
+Quand du fils de Créon l’héroïque trépas
+De tous les combattants a retenu le bras.
+Ce prince, le dernier de la race royale,
+S’est appliqué des dieux la réponse fatale ;
+Et lui-même à la mort il s’est précipité,
+De l’amour du pays noblement transporté.
+
+
+
+Ah ! si le seul amour qu’il eut pour sa patrie
+Le rendit insensible aux douceurs de la vie,
+Mon fils, ce même amour ne peut-il seulement
+De votre ambition vaincre l’emportement ?
+Un exemple si beau vous invite à le suivre.
+Il ne faudra cesser de régner ni de vivre :
+Vous pouvez, en cédant un peu de votre rang,
+Faire plus qu’il n’a fait en versant tout son sang ;
+Il ne faut que cesser de haïr votre frère ;
+Vous ferez beaucoup plus que sa mort n’a su faire.
+Ô dieux ! aimer un frère, est-ce un plus grand effort
+Que de haïr la vie et courir à la mort ?
+Et doit-il être enfin plus facile en un autre
+De répandre son sang, qu’en vous d’aimer le vôtre ?
+
+
+
+Son illustre vertu me charme comme vous ;
+Et d’un si beau trépas je suis même jaloux.
+Et toutefois, madame, il faut que je vous die,
+Qu’un trône est plus pénible à quitter que la vie :
+La gloire bien souvent nous porte à la haïr ;
+Mais peu de souverains font gloire d’obéir.
+Les dieux voulaient son sang ; et ce prince sans crime
+Ne pouvait à l’État refuser sa victime ;
+Mais ce même pays qui demandait son sang,
+
+Demande que je règne, et m’attache à mon rang.
+Jusqu’à ce qu’il m’en ôte, il faut que j’y demeure :
+Il n’a qu’à prononcer, j’obéirai sur l’heure ;
+Et Thèbes me verra, pour apaiser son sort,
+Et descendre du trône, et courir à la mort.
+
+
+
+Ah ! Ménécée est mort, le ciel n’en veut point d’autre :
+Laissez coulez son sang, sans y mêler le vôtre :
+Et puisqu’il l’a versé pour nous donner la paix,
+Accordez-la, seigneur, à nos justes souhaits.
+
+
+
+Eh quoi ! même Créon pour la paix se déclare ?
+
+
+
+Pour avoir trop aimé cette guerre barbare,
+Vous voyez les malheurs où le ciel m’a plongé :
+Mon fils est mort, seigneur. Il faut qu’il soit vengé.
+
+
+
+Sur qui me vengerais-je en ce malheur extrême ?
+
+
+
+Vos ennemis, Créon, sont ceux de Thèbes même ;
+Vengez-la, vengez-vous. Ah ! dans ses ennemis
+Je trouve votre frère, et je trouve mon fils !
+Dois-je verser mon sang, ou répandre le vôtre ?
+Et dois-je perdre un fils, pour en venger un autre ?
+Seigneur, mon sang m’est cher, le vôtre m’est sacré ;
+Serai-je sacrilége, ou bien dénaturé ?
+Souillerai-je ma main d’un sang que je révère ?
+Serai-je parricide, afin d’être bon père ?
+Un si cruel secours ne me peut soulager,
+Et ce serait me perdre au lieu de me venger.
+Tout le soulagement où ma douleur aspire,
+C’est qu’au moins mes malheurs servent à votre empire.
+Je me consolerai, si ce fils que je plains
+Assure par sa mort le repos des Thébains.
+Le ciel promet la paix au sang de Ménécée ;
+Achevez-la, seigneur, mon fils l’a commencée ;
+Accordez-lui ce prix qu’il en a prétendu ;
+Et que son sang en vain ne soit pas répandu.
+
+
+
+Non, puisqu’à nos malheurs vous devenez sensible,
+Au sang de Ménécée il n’est rien d’impossible.
+Que Thèbes se rassure après ce grand effort :
+Puisqu’il change votre âme, il changera son sort.
+La paix dès ce moment n’est plus désespérée :
+Puisque Créon la veut, je la tiens assurée.
+Bientôt ces cœurs de fer se verront adoucis :
+Le vainqueur de Créon peut bien vaincre mes fils.
+Qu’un si grand changement vous désarme et vous touche ;
+
+Quittez, mon fils, quittez cette haine farouche ;
+Soulagez une mère, et consolez Créon ;
+Rendez-moi Polynice, et lui rendez Hémon.
+
+
+
+Mais enfin c’est vouloir que je m’impose un maître.
+Vous ne l’ignorez pas, Polynice veut l’être ;
+Il demande surtout le pouvoir souverain,
+Et ne veut revenir que le sceptre à la main.
+
+
+
+
+
+
+
+Polynice, seigneur, demande une entrevue ;
+C’est ce que d’un héraut nous apprend la venue.
+Il vous offre, seigneur, ou de venir ici,
+Ou d’attendre en son camp. Peut-être qu’adouci
+Il songe à terminer une guerre si lente,
+Et son ambition n’est plus si violente.
+Par ce dernier combat il apprend aujourd’hui
+Que vous êtes au moins aussi puissant que lui.
+Les Grecs même sont las de servir sa colère ;
+Et j’ai su, depuis peu, que le roi son beau-père
+Préférant à la guerre un solide repos,
+Se réserve Mycène, et le fait roi d’Argos.
+Tout courageux qu’il est, sans doute il ne souhaite
+Que de faire en effet une honnête retraite.
+Puisqu’il s’offre à vous voir, croyez qu’il veut la paix.
+Ce jour la doit conclure, ou la rompre à jamais.
+Tâchez dans ce dessein de l’affermir vous-même ;
+Et lui promettez tout, hormis le diadème.
+
+
+
+Hormis le diadème il ne demande rien.
+
+
+
+Mais voyez-le du moins. Oui, puisqu’il le veut bien.
+Vous ferez plus tout seul que nous ne saurions faire,
+Et le sang reprendra son empire ordinaire.
+
+
+
+Allons donc le chercher. Mon fils, au nom des dieux,
+Attendez-le plutôt, voyez-le dans ces lieux.
+
+
+
+Eh bien ! madame, eh bien ! qu’il vienne, et qu’on lui donne
+Toutes les sûretés qu’il faut pour sa personne !
+Allons. Ah ! si ce jour rend la paix aux Thébains,
+Elle sera, Créon, l’ouvrage de vos mains.
+
+
+
+
+
+
+
+L’intérêt des Thébains n’est pas ce qui vous touche,
+Dédaigneuse princesse ; et cette âme farouche,
+Qui semble me flatter après tant de mépris,
+Songe moins à la paix qu’au retour de mon fils.
+Mais nous verrons bientôt si la fière Antigone
+Aussi bien que mon cœur dédaignera le trône ;
+Nous verrons, quand les dieux m’auront fait votre roi,
+Si ce fils bienheureux l’emportera sur moi.
+
+
+
+Et qui n’admirerait un changement si rare ?
+Créon même, Créon pour la paix se déclare !
+
+
+
+Tu crois donc que la paix est l’objet de mes soins ?
+
+
+
+Oui, je le crois, seigneur, quand j’y pensais le moins ;
+Et voyant qu’en effet ce beau soin vous anime,
+J’admire à tous moments cet effort magnanime
+Qui vous fait mettre enfin votre haine au tombeau.
+Ménécée, en mourant, n’a rien fait de plus beau.
+Et qui peut immoler sa haine à sa patrie
+Lui pourrait bien aussi sacrifier sa vie.
+
+
+
+Ah ! sans doute, qui peut d’un généreux effort
+Aimer son ennemi, peut bien aimer la mort.
+Quoi ! je négligerais le soin de ma vengeance,
+Et de mon ennemi je prendrais la défense !
+De la mort de mon fils Polynice est l’auteur,
+Et moi je deviendrais son lâche protecteur !
+Quand je renoncerais à cette haine extrême,
+Pourrais-je bien cesser d’aimer le diadème ?
+Non, non ! tu me verras d’une constante ardeur,
+Haïr mes ennemis, et chérir ma grandeur.
+Le trône fit toujours mes ardeurs les plus chères :
+Je rougis d’obéir où régnèrent mes pères ;
+Je brûle de me voir au rang de mes aïeux,
+Et je l’envisageai dès que j’ouvris les yeux.
+Surtout depuis deux ans ce noble soin m’inspire ;
+Je ne fais point de pas qui ne tende à l’empire :
+Des princes mes neveux j’entretiens la fureur,
+Et mon ambition autorise la leur.
+D’Étéocle d’abord j’appuyai l’injustice ;
+Je lui fis refuser le trône à Polynice.
+Tu sais que je pensais dès lors à m’y placer,
+Et je l’y mis, Attale, afin de l’en chasser.
+
+
+
+Mais, seigneur, si la guerre eut pour vous tant de charmes,
+D’où vient que de leurs mains vous arrachez les armes ?
+Et puisque leur discorde est l’objet de vos vœux,
+Pourquoi, par vos conseils, vont-ils se voir tous deux ?
+
+
+
+Plus qu’à mes ennemis la guerre m’est mortelle,
+Et le courroux du ciel me la rend trop cruelle :
+Il s’arme contre moi de mon propre dessein ;
+Il se sert de mon bras pour me percer le sein.
+La guerre s’allumait, lorsque, pour mon supplice,
+Hémon m’abandonna pour servir Polynice ;
+Les deux frères par moi devinrent ennemis ;
+Et je devins, Attale, ennemi de mon fils.
+Enfin, ce même jour, je fais rompre la trêve,
+J’excite le soldat, tout le camp se soulève ;
+On se bat ; et voilà qu’un fils désespéré
+Meurt, et rompt un combat que j’ai tant préparé.
+Mais il me reste un fils ; et je sens que je l’aime,
+Tout rebelle qu’il est, et tout mon rival même.
+Sans le perdre, je veux perdre mes ennemis.
+Il m’en coûterait trop, s’il m’en coûtait deux fils.
+Des deux princes, d’ailleurs, la haine est trop puissante ;
+Ne crois pas qu’à la paix jamais elle consente.
+Moi-même je saurai si bien l’envenimer,
+Qu’ils périront tous deux plutôt que de s’aimer.
+Les autres ennemis n’ont que de courtes haines,
+Mais quand de la nature on a brisé les chaînes,
+Cher Attale, il n’est rien qui puisse réunir
+Ceux que des nœuds si forts n’ont pas su retenir :
+L’on hait avec excès lorsque l’on hait un frère.
+Mais leur éloignement ralentit leur colère :
+Quelque haine qu’on ait contre un fier ennemi,
+Quand il est loin de nous, on la perd à demi.
+Ne t’étonne donc plus si je veux qu’ils se voient :
+Je veux qu’en se voyant leurs fureurs se déploient,
+Que rappelant leur haine, au lieu de la chasser,
+Ils s’étouffent, Attale, en voulant s’embrasser.
+
+
+
+Vous n’avez plus, seigneur, à craindre que vous-même :
+On porte ses remords avec le diadème.
+
+
+
+Quand on est sur le trône, on a bien d’autres soins :
+Et les remords sont ceux qui nous pèsent le moins.
+Du plaisir de régner une âme possédée
+De tout le temps passé détourne son idée ;
+Et de tout autre objet un esprit éloigné
+Croit n’avoir point vécu tant qu’il n’a point régné.
+Mais allons. Le remords n’est point ce qui me touche,
+Et je n’ai plus un cœur que le crime effarouche :
+Tous les premiers forfaits coûtent quelques efforts ;
+Mais, Attale, on commet les seconds sans remords.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Oui, Créon, c’est ici qu’il doit bientôt se rendre ;
+Et tous deux en ce lieu nous le pouvons attendre.
+Nous verrons ce qu’il veut ; mais je répondrais bien
+Que par cette entrevue on n’avancera rien.
+Je connais Polynice et son humeur altière ;
+Je sais bien que sa haine est encor tout entière ;
+Je ne crois pas qu’on puisse en arrêter le cours ;
+Et, pour moi, je sens bien que je le hais toujours.
+
+
+
+Mais s’il vous cède enfin la grandeur souveraine,
+Vous devez, ce me semble, apaiser votre haine.
+
+
+
+Je ne sais si mon cœur s’apaisera jamais :
+Ce n’est pas son orgueil, c’est lui seul que je hais.
+Nous avons l’un et l’autre une haine obstinée ;
+Elle n’est pas, Créon, l’ouvrage d’une année ;
+Elle est née avec nous ; et sa noire fureur,
+Aussitôt que la vie, entra dans notre cœur.
+Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance ;
+Que dis-je ? nous l’étions avant notre naissance.
+Triste et fatal effet d’un sang incestueux !
+Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux,
+Dans les flancs de ma mère une guerre intestine
+De nos divisions lui marqua l’origine.
+Elles ont, tu le sais, paru dans le berceau,
+Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau.
+On dirait que le ciel, par un arrêt funeste,
+Voulut de nos parents punir ainsi l’inceste ;
+Et que dans notre sang il voulut mettre au jour
+Tout ce qu’ont de plus noir et la haine et l’amour.
+Et maintenant, Créon, que j’attends sa venue,
+Ne crois pas que pour lui ma haine diminue :
+Plus il approche, et plus il me semble odieux ;
+Et sans doute il faudra qu’elle éclate à ses yeux.
+J’aurais même regret qu’il me quittât l’empire :
+Il faut, il faut qu’il fuie, et non qu’il se retire.
+Je ne veux point, Créon, le haïr à moitié ;
+Et je crains son courroux moins que son amitié.
+Je veux, pour donner cours à mon ardente haine,
+Que sa fureur au moins autorise la mienne ;
+Et puisque enfin mon cœur ne saurait se trahir,
+Je veux qu’il me déteste, afin de le haïr.
+Tu verras que sa rage est encore la même,
+Et que toujours son cœur aspire au diadème ;
+Qu’il m’abhorre toujours, et veut toujours régner ;
+Et qu’on peut bien le vaincre, et non pas le gagner.
+
+
+
+Domptez-le donc, seigneur, s’il demeure inflexible.
+Quelque fier qu’il puisse être, il n’est pas invincible.
+Et puisque la raison ne peut rien sur son cœur,
+Éprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur.
+Oui, quoique dans la paix je trouvasse des charmes
+Je serai le premier à reprendre les armes ;
+Et si je demandais qu’on en rompît le cours,
+Je demande encor plus que vous régniez toujours.
+Que la guerre s’enflamme et jamais ne finisse,
+S’il faut, avec la paix, recevoir Polynice.
+Qu’on ne nous vienne plus vanter un bien si doux ;
+La guerre et ses horreurs nous plaisent avec vous.
+Tout le peuple thébain vous parle par ma bouche ;
+Ne le soumettez pas à ce prince farouche :
+Si la paix se peut faire, il la veut comme moi ;
+Surtout, si vous l’aimez, conservez-lui son roi.
+Cependant écoutez le prince votre frère,
+Et, s’il se peut, seigneur, cachez votre colère ;
+Feignez… Mais quelqu’un vient. Sont-ils bien près d’ici ?
+Vont-ils venir, Attale ? Oui, seigneur, les voici.
+Ils ont trouvé d’abord la princesse et la reine,
+Et bientôt ils seront dans la chambre prochaine.
+
+
+
+Qu’ils entrent. Cette approche excite mon courroux.
+Qu’on hait un ennemi quand il est près de nous !
+
+
+Ah, le voici ! Fortune, achève mon ouvrage,
+
+Et livre-les tous deux aux transports de leur rage !
+
+
+
+
+
+
+
+Me voici donc tantôt au comble de mes vœux,
+Puisque déjà le ciel vous rassemble tous deux.
+Vous revoyez un frère, après deux ans d’absence,
+Dans ce même palais où vous prîtes naissance ;
+Et moi, par un bonheur où je n’osais penser,
+L’un et l’autre à la fois je vous puis embrasser.
+Commencez donc, mes fils, cette union si chère ;
+
+Et que chacun de vous reconnaisse son frère :
+Tous deux dans votre frère envisagez vos traits ;
+Mais, pour en mieux juger, voyez-les de plus près ;
+Surtout que le sang parle et fasse son office.
+Approchez, Étéocle ; avancez, Polynice…
+Eh quoi ! loin d’approcher, vous reculez tous deux !
+D’où vient ce sombre accueil et ces regards fâcheux ?
+N’est-ce point que chacun, d’une âme irrésolue,
+Pour saluer son frère attend qu’il le salue ;
+Et qu’affectant l’honneur de céder le dernier,
+L’un ni l’autre ne veut s’embrasser le premier ?
+Étrange ambition qui n’aspire qu’au crime,
+Où le plus furieux passe pour magnanime !
+Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux ;
+Et les premiers vaincus sont les plus généreux.
+Voyons donc qui des deux aura plus de courage,
+Qui voudra le premier triompher de sa rage…
+Quoi ? vous n’en faites rien ! C’est à vous d’avancer ;
+Et, venant de si loin, vous devez commencer :
+Commencez, Polynice, embrassez votre frère ;
+Et montrez… Hé, madame ! à quoi bon ce mystère ?
+Tous ces embrassements ne sont guère à propos :
+Qu’il parle, qu’il s’explique, et nous laisse en repos.
+
+
+
+Quoi ! faut-il davantage expliquer mes pensées ?
+On les peut découvrir par les choses passées.
+La guerre, les combats, tant de sang répandu,
+Tout cela dit assez que le trône m’est dû.
+
+
+
+Et ces mêmes combats, et cette même guerre,
+Ce sang qui tant de fois a fait rougir la terre,
+Tout cela dit assez que le trône est à moi ;
+Et, tant que je respire, il ne peut être à toi.
+
+
+
+Tu sais qu’injustement tu remplis cette place.
+
+
+
+L’injustice me plaît, pourvu que je t’en chasse.
+
+
+
+Si tu n’en veux sortir, tu pourras en tomber.
+
+
+
+Si je tombe, avec moi tu pourras succomber.
+
+
+
+Ô dieux ! que je me vois cruellement déçue !
+N’avais-je tant pressé cette fatale vue
+Que pour les désunir encor plus que jamais ?
+Ah ! mes fils ! est-ce là comme on parle de paix ?
+Quittez, au nom des dieux, ces tragiques pensées :
+Ne renouvelez point vos discordes passées ;
+Vous n’êtes pas ici dans un champ inhumain.
+Est-ce moi qui vous mets les armes à la main ?
+Considérez ces lieux où vous prîtes naissance ;
+Leur aspect sur vos cœurs n’a-t-il point de puissance ?
+C’est ici que tous deux vous reçûtes le jour ;
+Tout ne vous parle ici que de paix et d’amour :
+Ces princes, votre sœur, tout condamne vos haines ;
+Enfin moi qui pour vous pris toujours tant de peines,
+Qui, pour vous réunir, immolerais… Hélas !
+Ils détournent la tête, et ne m’écoutent pas !
+Tous deux, pour s’attendrir, ils ont l’âme trop dure ;
+Ils ne connaissent plus la voix de la nature !
+Et vous, que je croyais plus doux et plus soumis…
+
+
+
+Je ne veux rien de lui que ce qu’il m’a promis :
+Il ne saurait régner sans se rendre parjure.
+
+
+
+Une extrême justice est souvent une injure.
+Le trône vous est dû, je n’en saurais douter ;
+Mais vous le renversez en voulant y monter.
+Ne vous lassez-vous point de cette affreuse guerre ?
+Voulez-vous sans pitié désoler cette terre,
+Détruire cet empire afin de le gagner ?
+Est-ce donc sur des morts que vous voulez régner ?
+Thèbes avec raison craint le règne d’un prince
+Qui de fleuves de sang inonde sa province :
+Voudrait-elle obéir à votre injuste loi ?
+Vous êtes son tyran avant qu’être son roi.
+Dieux ! si devenant grand souvent on devient pire,
+Si la vertu se perd quand on gagne l’empire,
+Lorsque vous régnerez, que serez-vous, hélas !
+Si vous êtes cruel quand vous ne régnez pas ?
+
+
+
+Ah ! si je suis cruel, on me force de l’être ;
+Et de mes actions je ne suis pas le maître.
+J’ai honte des horreurs où je me vois contraint ;
+Et c’est injustement que le peuple me craint.
+Mais il faut en effet soulager ma patrie ;
+De ses gémissements mon âme est attendrie.
+Trop de sang innocent se verse tous les jours ;
+Il faut de ses malheurs que j’arrête le cours ;
+Et, sans faire gémir ni Thèbes ni la Grèce,
+À l’auteur de mes maux il faut que je m’adresse :
+Il suffit aujourd’hui de son sang ou du mien.
+
+
+
+Du sang de votre frère ? Oui, madame, du sien.
+Il faut finir ainsi cette guerre inhumaine.
+Oui, cruel, et c’est là le dessein qui m’amène.
+
+Moi-même à ce combat j’ai voulu t’appeler ;
+À tout autre qu’à toi je craignais d’en parler ;
+Tout autre aurait voulu condamner ma pensée,
+Et personne en ces lieux ne te l’eût annoncée.
+Je te l’annonce donc. C’est à toi de prouver
+
+Si ce que tu ravis tu le sais conserver.
+Montre-toi digne enfin d’une si belle proie.
+
+
+
+J’accepte ton dessein, et l’accepte avec joie ;
+Créon sait là-dessus quel était mon désir :
+J’eusse accepté le trône avec moins de plaisir.
+Je te crois maintenant digne du diadème ;
+Et te le vais porter au bout de ce fer même.
+
+
+
+Hâtez-vous donc, cruels, de me percer le sein,
+Et commencez par moi votre horrible dessein.
+Ne considérez point que je suis votre mère,
+Considérez en moi celle de votre frère.
+Si de votre ennemi vous recherchez le sang,
+Recherchez-en la source en ce malheureux flanc ;
+Je suis de tous les deux la commune ennemie,
+Puisque votre ennemi reçut de moi la vie ;
+Cet ennemi, sans moi, ne verrait pas le jour.
+S’il meurt, ne faut-il pas que je meure à mon tour ?
+N’en doutez point, sa mort me doit être commune ;
+Il faut en donner deux, ou n’en donner pas une ;
+Et, sans être ni doux ni cruels à demi,
+Il faut me perdre, ou bien sauver votre ennemi.
+Si la vertu vous plaît, si l’honneur vous anime,
+Barbares, rougissez de commettre un tel crime ;
+Ou si le crime, enfin, vous plaît tant à chacun,
+Barbares, rougissez de n’en commettre qu’un.
+Aussi bien, ce n’est point que l’amour vous retienne,
+Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne :
+Vous vous garderiez bien, cruels, de m’épargner,
+Si je vous empêchais un moment de régner.
+Polynice, est-ce ainsi que l’on traite une mère ?
+
+
+
+J’épargne mon pays. Et vous tuez un frère !
+
+
+
+Je punis un méchant. Et sa mort aujourd’hui,
+Vous rendra plus coupable et plus méchant que lui.
+
+
+
+Faut-il que de ma main je couronne ce traître,
+Et que de cour en cour j’aille chercher un maître ;
+Qu’errant et vagabond je quitte mes états,
+Pour observer des lois qu’il ne respecte pas ?
+De ses propres forfaits serai-je la victime ?
+Le diadème est-il le partage du crime ?
+Quel droit ou quel devoir n’a-t-il point violé ?
+Et cependant il règne, et je suis exilé !
+
+
+
+Mais si le roi d’Argos vous cède une couronne…
+
+
+
+Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne ?
+En m’alliant chez lui n’aurai-je rien porté ?
+Et tiendrai-je mon rang de sa seule bonté ?
+D’un trône qui m’est dû faut-il que l’on me chasse,
+Et d’un prince étranger que je brigue la place ?
+Non, non : sans m’abaisser à lui faire la cour,
+Je veux devoir le sceptre à qui je dois le jour.
+
+
+
+Qu’on le tienne, mon fils, d’un beau-père ou d’un père,
+La main de tous les deux vous sera toujours chère.
+
+
+
+Non, non, la différence est trop grande pour moi ;
+L’un me ferait esclave, et l’autre me fait roi.
+Quoi ! ma grandeur serait l’ouvrage d’une femme !
+D’un éclat si honteux je rougirais dans l’âme.
+Le trône, sans l’amour, me serait donc fermé ?
+Je ne régnerais pas, si l’on ne m’eût aimé ?
+Je veux m’ouvrir le trône, ou jamais n’y paraître.
+Et quand j’y monterai, j’y veux monter en maître ;
+Que le peuple à moi seul soit forcé d’obéir,
+Et qu’il me soit permis de m’en faire haïr.
+Enfin, de ma grandeur je veux être l’arbitre,
+N’être point roi, madame, ou l’être à juste titre ;
+Que le sang me couronne, ou, s’il ne suffit pas,
+Je veux à son secours n’appeler que mon bras.
+
+
+
+Faites plus, tenez tout de votre grand courage ;
+Que votre bras tout seul fasse votre partage ;
+Et, dédaignant les pas des autres souverains,
+Soyez, mon fils, soyez l’ouvrage de vos mains.
+Par d’illustres exploits couronnez-vous vous-même ;
+Qu’un superbe laurier soit votre diadème ;
+Régnez et triomphez, et joignez à la fois
+La gloire des héros à la pourpre des rois.
+Quoi ! votre ambition serait-elle bornée
+À régner tour à tour l’espace d’une année ?
+Cherchez à ce grand cœur, que rien ne peut dompter,
+Quelque trône où vous seul ayez droit de monter.
+Mille sceptres nouveaux s’offrent à votre épée,
+Sans que d’un sang si cher nous la voyions trempée.
+Vos triomphes pour moi n’auront rien que de doux,
+Et votre frère même ira vaincre avec vous.
+
+
+
+Vous voulez que mon cœur, flatté de ces chimères,
+Laisse un usurpateur au trône de mes pères ?
+
+
+
+Si vous lui souhaitez en effet tant de mal,
+Élevez-le vous-même à ce trône fatal.
+Ce trône fut toujours un dangereux abîme ;
+La foudre l’environne aussi bien que le crime :
+Votre père et les rois qui vous ont devancés,
+Sitôt qu’ils y montaient, s’en sont vus renversés.
+
+
+
+Quand je devrais au ciel rencontrer le tonnerre,
+J’y monterais plutôt que de ramper à terre.
+
+Mon cœur, jaloux du sort de ces grands malheureux,
+Veut s’élever, madame, et tomber avec eux.
+
+
+
+Je saurai t’épargner une chute si vaine.
+
+
+
+Ah ! ta chute, crois-moi, précédera la mienne !
+
+
+
+Mon fils, son règne plaît. Mais il m’est odieux.
+
+
+
+Il a pour lui le peuple. Et j’ai pour moi les dieux !
+
+
+
+Les dieux de ce haut rang te voulaient interdire,
+Puisqu’ils m’ont élevé le premier à l’empire :
+Ils ne savaient que trop, lorsqu’ils firent ce choix,
+Qu’on veut régner toujours quand on règne une fois.
+Jamais dessus le trône on ne vit plus d’un maître ;
+Il n’en peut tenir deux, quelque grand qu’il puisse être :
+L’un des deux, tôt ou tard, se verrait renversé ;
+Et d’un autre soi-même on y serait pressé.
+Jugez donc, par l’horreur que ce méchant me donne,
+Si je puis avec lui partager la couronne.
+
+
+
+Et moi je ne veux plus, tant tu m’es odieux,
+Partager avec toi la lumière des cieux.
+
+
+
+Allez donc, j’y consens, allez perdre la vie ;
+À ce cruel combat tous deux je vous convie ;
+Puisque tous mes efforts ne sauraient vous changer,
+Que tardez-vous ? allez vous perdre et me venger.
+Surpassez, s’il se peut, les crimes de vos pères :
+Montrez, en vous tuant, comme vous êtes frères :
+Le plus grand des forfaits vous a donné le jour,
+Il faut qu’un crime égal vous l’arrache à son tour.
+Je ne condamne plus la fureur qui vous presse ;
+Je n’ai plus pour mon sang ni pitié ni tendresse :
+Votre exemple m’apprend à ne le plus chérir ;
+Et moi je vais, cruels, vous apprendre à mourir.
+
+
+
+
+
+
+
+Madame… Ô ciel ! que vois-je ? Hélas ! rien ne les touche !
+
+
+
+Rien ne peut ébranler leur constance farouche.
+
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+
+Princes… Pour ce combat, choisissons quelque lieu.
+
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+
+Courons. Adieu, ma sœur. Adieu, princesse, adieu.
+
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+
+Mes frères, arrêtez ! Gardes, qu’on les retienne ;
+Joignez, unissez tous vos douleurs à la mienne.
+C’est leur être cruels que de les respecter.
+
+
+
+Madame, il n’est plus rien qui les puisse arrêter.
+
+
+
+Ah ! généreux Hémon, c’est vous seul que j’implore :
+Si la vertu vous plaît, si vous m’aimez encore,
+Et qu’on puisse arrêter leurs parricides mains,
+Hélas ! pour me sauver, sauvez ces inhumains.
+
+
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+Si jamais tu doutas de ma flamme fidèle…
+Mais voici du combat la funeste nouvelle.
+
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+
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+
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+Eh bien, ma chère Olympe, as-tu vu ce forfait ?
+
+
+
+J’y suis courue en vain, c’en était déjà fait.
+Du haut de nos remparts j’ai vu descendre en larmes
+Le peuple qui courait et qui criait aux armes ;
+Et pour vous dire enfin d’où venait sa terreur,
+Le roi n’est plus, madame, et son frère est vainqueur.
+On parle aussi d’Hémon : l’on dit que son courage
+S’est efforcé longtemps de suspendre leur rage,
+Mais que tous ses efforts ont été superflus.
+C’est ce que j’ai compris de mille bruits confus.
+
+
+
+Ah ! je n’en doute pas, Hémon est magnanime ;
+Son grand cœur eut toujours trop d’horreur pour le crime :
+Je l’avais conjuré d’empêcher ce forfait ;
+Et s’il l’avait pu faire, Olympe, il l’aurait fait.
+Mais, hélas ! leur fureur ne pouvait se contraindre ;
+Dans des ruisseaux de sang elle voulait s’éteindre.
+Princes dénaturés, vous voilà satisfaits :
+La mort seule entre vous pouvait mettre la paix.
+Le trône pour vous deux avait trop peu de place ;
+Il fallait entre vous mettre un plus grand espace,
+Et que le ciel vous mît, pour finir vos discords,
+L’un parmi les vivants, l’autre parmi les morts.
+Infortunés tous deux, dignes qu’on vous déplore !
+Moins malheureux pourtant que je ne suis encore,
+Puisque de tous les maux qui sont tombés sur vous,
+Vous n’en sentez aucun, et que je les sens tous !
+
+
+
+Mais pour vous ce malheur est un moindre supplice
+Que si la mort vous eût enlevé Polynice.
+Ce prince était l’objet qui faisait tous vos soins :
+Les intérêts du roi vous touchaient beaucoup moins.
+
+
+
+Il est vrai, je l’aimais d’une amitié sincère ;
+Je l’aimais beaucoup plus que je n’aimais son frère ;
+Et ce qui lui donnait tant de part dans mes vœux,
+Il était vertueux, Olympe, et malheureux.
+Mais, hélas ! ce n’est plus ce cœur si magnanime,
+Et c’est un criminel qu’a couronné son crime :
+Son frère plus que lui commence à me toucher ;
+Devenant malheureux, il m’est devenu cher.
+
+
+
+Créon vient. Il est triste ; et j’en connais la cause !
+Au courroux du vainqueur la mort du roi l’expose.
+C’est de tous nos malheurs l’auteur pernicieux.
+
+
+
+
+
+
+
+Madame, qu’ai-je appris en entrant dans ces lieux ?
+Est-il vrai que la reine… Oui, Créon, elle est morte.
+
+
+
+Ô dieux ! puis-je savoir de quelle étrange sorte
+Ses jours infortunés ont éteint leur flambeau ?
+
+
+
+Elle-même, seigneur, s’est ouvert le tombeau ;
+Et s’étant d’un poignard en un moment saisie,
+Elle en a terminé ses malheurs et sa vie.
+
+
+
+Elle a su prévenir la perte de son fils.
+
+
+
+Ah, madame ! il est vrai que les dieux ennemis…
+
+
+
+N’imputez qu’à vous seul la mort du roi mon frère ;
+Et n’en accusez point la céleste colère.
+À ce combat fatal vous seul l’avez conduit :
+Il a cru vos conseils ; sa mort en est le fruit.
+Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les victimes ;
+Vous avancez leur perte, en approuvant leurs crimes,
+De la chute des rois vous êtes les auteurs ;
+Mais les rois, en tombant, entraînent leurs flatteurs.
+Vous le voyez, Créon : sa disgrâce mortelle
+Vous est funeste autant qu’elle nous est cruelle ;
+Le ciel, en le perdant, s’en est vengé sur vous,
+Et vous avez peut-être à pleurer comme nous.
+
+
+
+Madame, je l’avoue, et les destins contraires
+Me font pleurer deux fils, si vous pleurez deux frères.
+
+
+
+Mes frères et vos fils ! dieux ! que veut ce discours ?
+Quelque autre qu’Étéocle a-t-il fini ses jours ?
+
+
+
+Mais ne savez-vous pas cette sanglante histoire ?
+
+
+
+J’ai su que Polynice a gagné la victoire,
+Et qu’Hémon a voulu les séparer en vain.
+
+
+
+Madame, ce combat est bien plus inhumain.
+Vous ignorez encor mes pertes et les vôtres ;
+Mais, hélas ! apprenez les unes et les autres.
+
+
+
+Rigoureuse Fortune, achève ton courroux !
+Ah ! sans doute, voici le dernier de tes coups !
+
+
+
+Vous avez vu, madame, avec quelle furie
+Les deux princes sortaient pour s’arracher la vie ;
+Que d’une ardeur égale ils fuyaient de ces lieux,
+Et que jamais leurs cœurs ne s’accordèrent mieux.
+La soif de se baigner dans le sang de leur frère
+Faisait ce que jamais le sang n’avait su faire :
+Par l’excès de leur haine ils semblaient réunis ;
+Et, prêts à s’égorger, ils paraissaient amis.
+Ils ont choisi d’abord pour leur champ de bataille
+Un lieu près des deux camps, au pied de la muraille.
+C’est là que, reprenant leur première fureur,
+Ils commencent enfin ce combat plein d’horreur.
+D’un geste menaçant, d’un œil brûlant de rage,
+Dans le sein l’un de l’autre ils cherchent un passage ;
+Et, la seule fureur précipitant leurs bras,
+Tous deux semblent courir au-devant du trépas.
+Mon fils, qui de douleur en soupirait dans l’âme,
+Et qui se souvenait de vos ordres, madame,
+Se jette au milieu d’eux, et méprise pour vous
+Leurs ordres absolus qui nous arrêtaient tous :
+Il leur retient le bras, les repousse, les prie,
+Et pour les séparer s’expose à leur furie.
+Mais il s’efforce en vain d’en arrêter le cours ;
+Et ces deux furieux se rapprochent toujours.
+Il tient ferme pourtant, et ne perd point courage ;
+De mille coups mortels il détourne l’orage,
+Jusqu’à ce que du roi le fer trop rigoureux,
+Soit qu’il cherchât son frère ou ce fils malheureux,
+Le renverse à ses pieds, prêt à rendre la vie.
+
+
+
+Et la douleur encor ne me l’a pas ravie !
+
+
+
+J’y cours, je le relève et le prends dans mes bras ;
+Et me reconnaissant : « Je meurs, dit-il tout bas,
+« Trop heureux d’expirer pour ma belle princesse.
+« En vain à mon secours votre amitié s’empresse ;
+« C’est à ces furieux que vous devez courir :
+« Séparez-les, mon père, et me laissez mourir. »
+Il expire à ces mots. Ce barbare spectacle
+À leur noire fureur n’apporte point d’obstacle ;
+Seulement Polynice en paraît affligé :
+« Attends, Hémon, dit-il, tu vas être vengé. »
+En effet, sa douleur renouvelle sa rage,
+Et bientôt le combat tourne à son avantage.
+Le roi, frappé d’un coup qui lui perce le flanc,
+Lui cède la victoire, et tombe dans son sang.
+Les deux camps aussitôt s’abandonnent en proie,
+Le nôtre à la douleur, et les Grecs à la joie ;
+Et le peuple, alarmé du trépas de son roi,
+Sur le haut de ses tours témoigne son effroi.
+Polynice, tout fier du succès de son crime,
+Regarde avec plaisir expirer sa victime ;
+Dans le sang de son frère il semble se baigner :
+« Et tu meurs, lui dit-il, et moi je vais régner.
+« Regarde dans mes mains l’empire et la victoire ;
+« Va rougir aux enfers de l’excès de ma gloire,
+« Et pour mourir encore avec plus de regret,
+« Traître, songe en mourant que tu meurs mon sujet. »
+En achevant ces mots, d’une démarche fière
+Il s’approche du roi couché sur la poussière,
+Et pour le désarmer il avance le bras.
+Le roi, qui semble mort, observe tous ses pas ;
+Il le voit, il l’attend, et son âme irritée
+Pour quelque grand dessein semble s’être arrêtée.
+L’ardeur de se venger flatte encor ses désirs,
+Et retarde le cours de ses derniers soupirs.
+Prêt à rendre la vie, il en cache le reste,
+Et sa mort au vainqueur est un piége funeste :
+Et dans l’instant fatal que ce frère inhumain
+Lui veut ôter le fer qu’il tenait à la main,
+Il lui perce le cœur ; et son âme ravie,
+En achevant ce coup, abandonne la vie.
+Polynice frappé pousse un cri dans les airs,
+Et son âme en courroux s’enfuit dans les enfers.
+Tout mort qu’il est, madame, il garde sa colère ;
+Et l’on dirait qu’encore il menace son frère :
+Son visage, où la mort a répandu ses traits,
+Demeure plus terrible et plus fier que jamais.
+
+
+
+Fatale ambition, aveuglement funeste !
+D’un oracle cruel suite trop manifeste !
+De tout le sang royal il ne reste que nous ;
+Et plût aux dieux, Créon, qu’il ne restât que vous,
+Et que mon désespoir, prévenant leur colère,
+Eût suivi de plus près le trépas de ma mère !
+
+
+
+Il est vrai que des dieux le courroux embrasé
+Pour nous faire périr semble s’être épuisé ;
+Car enfin sa rigueur, vous le voyez, madame,
+Ne m’accable pas moins qu’elle afflige votre âme.
+En m’arrachant mes fils… Ah ! vous régnez, Créon,
+Et le trône aisément vous console d’Hémon.
+Mais laissez-moi, de grâce, un peu de solitude,
+Et ne contraignez point ma triste inquiétude ;
+Aussi bien, mes chagrins passeraient jusqu’à vous.
+Vous trouverez ailleurs des entretiens plus doux ;
+Le trône vous attend, le peuple vous appelle ;
+Goûtez tout le plaisir d’une grandeur nouvelle.
+Adieu. Nous ne faisons tous deux que nous gêner :
+Je veux pleurer, Créon ; et vous voulez régner.
+
+
+
+Ah, madame ! régnez et montez sur le trône ;
+
+Ce haut rang n’appartient qu’à l’illustre Antigone.
+
+
+
+Il me tarde déjà que vous ne l’occupiez.
+La couronne est à vous. Je la mets à vos pieds.
+
+
+
+Je la refuserais de la main des dieux même ;
+Et vous osez, Créon, m’offrir le diadème !
+
+
+
+Je sais que ce haut rang n’a rien de glorieux
+Qui ne cède à l’honneur de l’offrir à vos yeux.
+D’un si noble destin je me connais indigne :
+Mais si l’on peut prétendre à cette gloire insigne,
+Si par d’illustres faits on la peut mériter,
+Que faut-il faire enfin, madame ? M’imiter.
+
+
+
+Que ne ferais-je point pour une telle grâce !
+Ordonnez seulement ce qu’il faut que je fasse :
+Je suis prêt… Nous verrons. J’attends vos lois ici.
+
+
+
+Attendez. Son courroux serait-il adouci ?
+Croyez-vous la fléchir ? Oui, oui, mon cher Attale ;
+Il n’est point de fortune à mon bonheur égale,
+Et tu vas voir en moi, dans ce jour fortuné,
+L’ambitieux au trône, et l’amant couronné.
+Je demandais au ciel la princesse et le trône ;
+Il me donne le sceptre et m’accorde Antigone.
+Pour couronner ma tête et ma flamme en ce jour,
+Il arme en ma faveur et la haine et l’amour :
+Il allume pour moi deux passions contraires ;
+Il attendrit la sœur, il endurcit les frères ;
+Il aigrit leur courroux, il fléchit sa rigueur,
+Et m’ouvre en même temps et leur trône et son cœur.
+
+
+
+Il est vrai, vous avez toute chose prospère,
+Et vous seriez heureux si vous n’étiez point père.
+L’ambition, l’amour, n’ont rien à désirer ;
+Mais, seigneur, la nature a beaucoup à pleurer.
+En perdant vos deux fils… Oui, leur perte m’afflige :
+Je sais ce que de moi le rang de père exige ;
+Je l’étais ; mais surtout j’étais né pour régner ;
+Et je perds beaucoup moins que je ne crois gagner.
+Le nom de père, Attale, est un titre vulgaire :
+C’est un don que le ciel ne nous refuse guère :
+Un bonheur si commun n’a pour moi rien de doux ;
+Ce n’est pas un bonheur, s’il ne fait des jaloux.
+Mais le trône est un bien dont le ciel est avare ;
+Du reste des mortels ce haut rang nous sépare,
+Bien peu sont honorés d’un don si précieux :
+La terre a moins de rois que le ciel n’a de dieux.
+D’ailleurs tu sais qu’Hémon adorait la princesse,
+Et qu’elle eut pour ce prince une extrême tendresse.
+S’il vivait, son amour au mien serait fatal.
+En me privant d’un fils, le ciel m’ôte un rival.
+Ne me parle donc plus que de sujets de joie,
+Souffre qu’à mes transports je m’abandonne en proie ;
+Et, sans me rappeler des ombres des enfers,
+Dis-moi ce que je gagne, et non ce que je perds :
+Parle-moi de régner, parle-moi d’Antigone ;
+J’aurai bientôt son cœur, et j’ai déjà le trône.
+Tout ce qui s’est passé n’est qu’un songe pour moi :
+J’étais père et sujet, je suis amant et roi.
+La princesse et le trône ont pour moi tant de charmes,
+Que… Mais Olympe vient. Dieux ! elle est tout en larmes.
+
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+
+
+
+Qu’attendez-vous, seigneur ? La princesse n’est plus.
+
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+
+Elle n’est plus, Olympe ! Ah ! regrets superflus !
+Elle n’a fait qu’entrer dans la chambre prochaine,
+Et du même poignard dont est morte la reine,
+Sans que je pusse voir son funeste dessein,
+Cette fière princesse a percé son beau sein :
+Elle s’en est, seigneur, mortellement frappée ;
+Et dans son sang, hélas ! elle est soudain tombée.
+Jugez à cet objet ce que j’ai dû sentir.
+Mais sa belle âme enfin, toute prête à sortir :
+« Cher Hémon, c’est à toi que je me sacrifie, »
+Dit-elle ; et ce moment a terminé sa vie.
+J’ai senti son beau corps tout froid entre mes bras ;
+Et j’ai cru que mon âme allait suivre ses pas.
+Heureuse mille fois, si ma douleur mortelle
+Dans la nuit du tombeau m’eût plongée avec elle !
+
+
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+
+
+Ainsi donc vous fuyez un amant odieux,
+Et vous-même, cruelle, éteignez vos beaux yeux !
+Vous fermez pour jamais ces beaux yeux que j’adore ;
+Et, pour ne me point voir, vous les fermez encore !
+Quoique Hémon vous fût cher, vous courez au trépas
+Bien plus pour m’éviter que pour suivre ses pas !
+Mais dussiez-vous encor m’être aussi rigoureuse,
+Ma présence aux enfers vous fût-elle odieuse,
+Dût après le trépas vivre votre courroux,
+Inhumaine, je vais y descendre après vous.
+Vous y verrez toujours l’objet de votre haine,
+Et toujours mes soupirs vous rediront ma peine,
+Ou pour vous adoucir, ou pour vous tourmenter ;
+Et vous ne pourrez plus mourir pour m’éviter.
+Mourons donc… Ah ! seigneur, quelle cruelle envie !
+
+
+
+Ah ! c’est m’assassiner que me sauver la vie !
+Amour, rage, transports, venez à mon secours,
+Venez, et terminez mes détestables jours !
+De ces cruels amis trompez tous les obstacles !
+Toi, justifie, ô ciel, la foi de tes oracles !
+Je suis le dernier sang du malheureux Laïus ;
+Perdez-moi, dieux cruels, ou vous serez déçus.
+Reprenez, reprenez cet empire funeste ;
+Vous m’ôtez Antigone, ôtez-moi tout le reste ;
+Le trône et vos présents excitent mon courroux,
+Un coup de foudre est tout ce que je veux de vous.
+Ne le refusez pas à mes vœux, à mes crimes ;
+Ajoutez mon supplice à tant d’autres victimes.
+Mais en vain je vous presse, et mes propres forfaits
+Me font déjà sentir tous les maux que j’ai faits.
+Polynice, Étéocle, Iocaste, Antigone,
+Mes fils, que j’ai perdus pour m’élever au trône,
+Tant d’autres malheureux dont j’ai causé les maux,
+Font déjà dans mon cœur l’office des bourreaux.
+Arrêtez… Mon trépas va venger votre perte ;
+La foudre va tomber, la terre est entr’ouverte ;
+Je ressens à la fois mille tourments divers,
+Et je m’en vais chercher du repos aux enfers.
diff --git a/test/racine_la_thebeiade.tpl b/test/racine_la_thebeiade.tpl
@@ -0,0 +1,4 @@
+6/6 A !X
+6/6 A !X
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+6/6 B !x
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@@ -0,0 +1,1751 @@
+Ma foi, sur l’avenir bien fou qui se fira :
+Tel qui rit vendredi dimanche pleurera.
+Un juge, l’an passé, me prit à son service ;
+Il m’avait fait venir d’Amiens pour être suisse.
+Tous ces Normands voulaient se divertir de nous :
+On apprend à hurler, dit l’autre, avec les loups.
+Tout Picard que j’étais, j’étais un bon apôtre,
+Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.
+Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau bas ;
+Monsieur de Petit-Jean, ah ! gros comme le bras !
+Mais sans argent l’honneur n’est qu’une maladie.
+Ma foi ! j’étais un franc portier de comédie ;
+On avait beau heurter et m’ôter son chapeau,
+On n’entrait pas chez nous sans graisser le marteau.
+Point d’argent, point de suisse, et ma porte était close.
+Il est vrai qu’à Monsieur j’en rendais quelque chose :
+Nous comptions quelquefois, on me donnait le soin
+De fournir la maison de chandelle et de foin ;
+Mais je n’y perdais rien ; enfin vaille que vaille,
+J’aurais sur le marché fort bien fourni la paille.
+C’est dommage : il avait le cœur trop au métier ;
+Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier ;
+Et bien souvent tout seul, si l’on l’eût voulu croire,
+Il s’y serait couché sans manger et sans boire,
+Je lui disais parfois : « Monsieur Perrin Dandin,
+« Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin.
+« Qui veut voyager loin ménage sa monture ;
+« Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure. »
+Il n’en a tenu compte ; il a si bien veillé,
+Et si bien fait, qu’on dit que son timbre est brouillé.
+Il nous veut tous juger les uns après les autres.
+Il marmotte toujours certaines patenôtres
+Où je ne comprends rien. Il veut, bon gré, malgré,
+Ne se coucher qu’en robe et qu’en bonnet carré.
+Il fit couper la tête à son coq, de colère,
+Pour l’avoir éveillé plus tard qu’à l’ordinaire ;
+Il disait qu’un plaideur dont l’affaire allait mal
+Avait graissé la patte à ce pauvre animal.
+Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire,
+Son fils ne souffre plus qu’on lui parle d’affaire.
+Il nous le fait garder jour et nuit, et de près :
+Autrement, serviteur, et mon homme est aux plaids.
+Pour s’échapper de nous, Dieu sait s’il est allègre.
+Pour moi, je ne dors plus : aussi je deviens maigre ;
+C’est pitié. Je m’étends, et ne fais que bâiller.
+Mais veille qui voudra, voici mon oreiller.
+Ma foi, pour cette nuit il faut que je m’en donne ;
+Pour dormir dans la rue on n’offense personne.
+Dormons. Hé ! Petit-Jean ! Petit-Jean ! L’Intimé
+Il a déjà bien peur de me voir enrhumé.
+
+
+
+Que diable ! si matin que fais-tu dans la rue ?
+
+
+
+Est-ce qu’il faut toujours faire le pied de grue,
+Garder toujours un homme, et l’entendre crier ?
+Quelle gueule ! pour moi, je crois qu’il est sorcier.
+
+
+
+Bon ! Je lui disais donc, en me grattant la tête,
+Que je voulais dormir. « Présente ta requête
+« Comme tu veux dormir, » m’a-t-il dit gravement.
+Je dors en te contant la chose seulement.
+Bonsoir. Comment, bonsoir ! Que le diable m’emporte,
+Si… Mais j’entends du bruit au-dessus de la porte.
+
+
+
+
+
+
+
+Petit-Jean ! L’Intimé ! Paix ! Je suis seul ici.
+Voilà mes guichetiers en défaut, Dieu merci.
+Si je leur donne temps, ils pourront comparaître.
+Çà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre.
+Hors de cour. Comme il saute ! Oh ! monsieur, je vous tien.
+
+
+
+Au voleur ! Au voleur ! Oh ! nous vous tenons bien.
+
+
+
+Vous avez beau crier. Main-forte ! l’on me tue !
+
+
+
+
+
+
+
+Vite un flambeau, j’entends mon père dans la rue.
+Mon père, si matin qui vous fait déloger ?
+Où courez-vous la nuit ? Je veux aller juger.
+
+
+Et qui juger ? tout dort. Ma foi, je ne dors guères.
+
+
+
+Que de sacs ! il en a jusques aux jarretières.
+
+
+
+Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.
+De sacs et de procès j’ai fait provision.
+
+
+
+Et qui vous nourrira ? Le buvetier, je pense.
+
+
+
+Mais où dormirez-vous, mon père ? À l’audience.
+
+
+
+Non, mon père ; il vaut mieux que vous ne sortiez pas.
+Dormez chez vous ; chez vous faites tous vos repas.
+Souffrez que la raison enfin vous persuade ;
+Et pour votre santé… Je veux être malade.
+
+
+
+Vous ne l’êtes que trop. Donnez-vous du repos ;
+Vous n’avez tantôt plus que la peau sur les os.
+
+
+
+Du repos ? Ah ! sur toi tu veux régler ton père ?
+Crois-tu qu’un juge n’ait qu’à faire bonne chère,
+Qu’à battre le pavé comme un tas de galants,
+Courir le bal la nuit, et le jour les brelans ?
+L’argent ne nous vient pas si vite que l’on pense.
+Chacun de tes rubans me coûte une sentence.
+Ma robe vous fait honte : un fils de juge ! ah ! fi !
+Tu fais le gentilhomme : eh ! Dandin, mon ami,
+Regarde dans ma chambre et dans ma garderobe
+Les portraits des Dandin : tous ont porté la robe ;
+Et c’est le bon parti. Compare prix pour prix
+Les étrennes d’un juge à celles d’un marquis ;
+Attends que nous soyons à la fin de décembre.
+Qu’est-ce qu’un gentilhomme ? un pilier d’antichambre.
+Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,
+À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
+Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche ;
+Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche !
+Voilà comme on les traite. Eh ! mon pauvre garçon,
+De ta défunte mère est-ce là la leçon ?
+La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorsque j’y pense,
+Elle ne manquait pas une seule audience.
+Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta,
+Et Dieu sait bien souvent ce qu’elle en rapporta…
+Elle eût du buvetier emporté les serviettes,
+Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.
+Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va,
+Tu ne seras qu’un sot. Vous vous morfondez là,
+Mon père. Petit-Jean, ramenez votre maître ;
+Couchez-le dans son lit : fermez porte, fenêtre ;
+Qu’on barricade tout, afin qu’il ait plus chaud.
+
+
+
+Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.
+
+
+
+Quoi ! L’on me mènera coucher sans autre forme !
+Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme.
+
+
+
+Eh ! par provision, mon père, couchez-vous.
+
+
+
+J’irai ; mais je m’en vais vous faire enrager tous :
+Je ne dormirai point. Eh bien, à la bonne heure !
+Qu’on ne le quitte pas. Toi, l’Intimé, demeure.
+
+
+
+
+
+
+
+Je veux t’entretenir un moment sans témoin.
+
+
+
+Quoi ! vous faut-il garder ? J’en aurais bon besoin.
+J’ai ma folie, hélas ! aussi bien que mon père.
+
+
+
+Oh ! vous voulez juger ? Laissons là le mystère.
+Tu connais ce logis ? Je vous entends enfin.
+Diantre ! l’amour vous tient au cœur de bon matin.
+Vous me voulez parler sans doute d’Isabelle.
+Je vous l’ai dit cent fois : elle est sage, elle est belle ;
+Mais vous devez songer que Monsieur Chicaneau
+De son bien en procès consume le plus beau.
+Qui ne plaide-t-il point ? Je crois qu’à l’audience
+Il fera, s’il ne meurt, venir toute la France.
+Tout auprès de son juge il s’est venu loger ;
+L’un veut plaider toujours, l’autre toujours juger ;
+Et c’est un grand hasard s’il conclut votre affaire
+Sans plaider le curé, le gendre, et le notaire.
+
+
+
+Je le sais comme toi ; mais, malgré tout cela,
+Je meurs pour Isabelle. Eh bien ! épousez-la.
+Vous n’avez qu’à parler, c’est une affaire prête.
+
+
+
+Eh ! cela ne va pas si vite que ta tête.
+Son père est un sauvage à qui je ferais peur.
+À moins que d’être huissier, sergent ou procureur,
+On ne voit point sa fille ; et la pauvre Isabelle,
+Invisible et dolente, est en prison chez elle ;
+Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets,
+Mon amour en fumée, et son bien en procès.
+Il la ruinera si l’on le laisse faire.
+Ne connaîtrais-tu pas quelque honnête faussaire
+Qui servît ses amis, en le payant, s’entend,
+Quelque sergent zélé ? Bon ! l’on en trouve tant !
+
+
+
+Mais encore ? Ah ! monsieur, si feu mon pauvre père
+Était encor vivant, c’était bien votre affaire.
+Il gagnait en un jour plus qu’un autre en six mois ;
+Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits.
+Il vous eût arrêté le carrosse d’un prince :
+Il vous l’eût pris lui-même ; et si dans la province
+Il se donnait en tout vingt coups de nerf de bœuf,
+Pour père pour sa part en emboursait dix-neuf.
+Mais de quoi s’agit-il ? suis-je pas fils de maître ?
+Je vous servirai. Toi ? Mieux qu’un sergent, peut-être.
+
+
+
+Tu porterais au père un faux exploit ? Hon, hon !
+
+
+
+Tu rendrais à la fille un billet ? Pourquoi non ?
+Je suis des deux métiers. Viens, je l’entends qui crie.
+Allons à ce dessein rêver ailleurs. La Brie,
+Qu’on garde la maison, je reviendrai bientôt.
+Qu’on ne laisse monter aucune âme là-haut.
+Fais porter cette lettre à la poste du Maine.
+Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne,
+Et chez mon procureur porte-les ce matin.
+Si son clerc vient céans, fais-lui goûter mon vin.
+Ah ! donne-lui ce sac qui pend à ma fenêtre.
+Est-ce tout ? Il viendra me demander peut-être
+Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin,
+Et qui jure pour moi lorsque j’en ai besoin :
+Qu’il m’attende. Je crains que mon juge ne sorte ;
+Quatre heures vont sonner. Mais frappons à sa porte.
+
+
+
+Qui va là ? Peut-on voir monsieur ? Non. Pourrait-on
+Dire un mot à monsieur son secrétaire ? Non.
+
+
+
+Et monsieur son portier ? C’est moi-même. De grâce,
+Buvez à ma santé, monsieur. Grand bien vous fasse !
+Mais revenez demain. Hé ! Rendez donc l’argent.
+Le monde est devenu, sans mentir, bien méchant.
+J’ai vu que les procès ne donnaient point de peine :
+Six écus en gagnaient une demi-douzaine.
+Mais aujourd’hui je crois que tout mon bien entier
+Ne me suffirait pas pour gagner un portier.
+Mais j’aperçois venir madame la comtesse
+De Pimbesche ; elle vient pour affaire qui presse.
+
+
+Madame, on n’entre plus. Eh bien ! l’ai-je pas dit ?
+Sans mentir, mes valets me font perdre l’esprit.
+Pour les faire lever c’est en vain que je gronde ;
+Il faut que tous les jours j’éveille tout mon monde.
+
+
+
+Il faut absolument qu’il se fasse celer.
+
+
+
+Pour moi, depuis deux jours je ne puis lui parler.
+
+
+
+Ma partie est puissante, et j’ai lieu de tout craindre.
+
+
+
+Après ce qu’on m’a fait, il ne faut plus se plaindre.
+
+
+
+Si pourtant j’ai bon droit ! Ah ! monsieur, quel arrêt !
+
+
+
+Je m’en rapporte à vous. Écoutez, s’il vous plaît.
+
+
+
+Il faut que vous sachiez, monsieur, la perfidie…
+
+
+Ce n’est rien dans le fond. Monsieur, que je vous die…
+
+
+
+Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà,
+Au travers d’un mien pré certain ânon passa,
+S’y vautra, non sans faire un notable dommage,
+Dont je formai ma plainte au juge du village.
+Je fais saisir l’ânon. Un expert est nommé ;
+À deux bottes de foin le dégât estimé.
+Enfin, au bout d’un an, sentence par laquelle
+Nous sommes renvoyés hors de cour. J’en appelle.
+Pendant qu’à l’audience on poursuit un arrêt,
+Remarquez bien ceci, madame, s’il vous plaît,
+Notre ami Drolichon, qui n’est pas une bête,
+Obtient pour quelque argent un arrêt sur requête,
+Et je gagne ma cause. À cela que fait-on ?
+Mon chicaneur s’oppose à l’exécution.
+Autre incident : tandis qu’au procès on travaille,
+Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.
+Ordonné qu’il sera fait rapport à la cour
+Du foin que peut manger une poule en un jour ;
+Le tout joint au procès. Enfin, et toute chose
+Demeurant en état, on appointe la cause
+Le cinquième ou sixième avril cinquante-six.
+J’écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis
+De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires,
+Rapports d’experts, transports, trois interlocutoires,
+Griefs et faits nouveaux, baux et procès-verbaux.
+J’obtiens lettres royaux, et je m’inscris en faux.
+Quatorze appointements, trente exploits, six instances,
+Six-vingts productions, vingt arrêts de défenses,
+Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens,
+Estimés environ cinq à six mille francs !
+Est-ce là faire droit ? Est-ce là comme on juge ?
+Après quinze ou vingt ans ! Il me reste un refuge :
+La requête civile est ouverte pour moi ;
+Je ne suis pas rendu. Mais vous, comme je voi,
+Vous plaidez ? Plût à Dieu ! J’y brûlerai mes livres.
+
+
+
+Je… Deux bottes de foin cinq à six mille livres !
+
+
+
+Monsieur, tous mes procès allaient être finis ;
+Il ne m’en restait plus que quatre ou cinq petits :
+L’un contre mon mari, l’autre contre mon père,
+Et contre mes enfants. Ah, monsieur ! la misère !
+Je ne sais quel biais ils ont imaginé,
+Ni tout ce qu’ils ont fait ; mais on leur a donné
+Un arrêt par lequel, moi vêtue et nourrie,
+On me défend, monsieur, de plaider de ma vie.
+
+
+
+De plaider ? De plaider. Certes, le trait est noir.
+J’en suis surpris. Monsieur, j’en suis au désespoir.
+
+
+
+Comment ! lier les mains aux gens de votre sorte !
+Mais cette pension, madame, est-elle forte ?
+
+
+
+Je n’en vivrais, monsieur, que trop honnêtement.
+
+Mais vivre sans plaider, est-ce contentement ?
+
+
+
+Des chicaneurs viendront nous manger jusqu’à l’âme,
+Et nous ne dirons mot ! Mais, s’il vous plaît, madame,
+Depuis quand plaidez-vous ? Il ne m’en souvient pas ;
+Depuis trente ans, au plus. Ce n’est pas trop. Hélas !
+
+
+
+Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon visage.
+
+
+
+Hé ! quelque soixante ans. Comment ! c’est le bel âge
+Pour plaider. Laissez faire, ils ne sont pas au bout :
+J’y vendrai ma chemise ; et je veux rien ou tout.
+
+
+
+Madame, écoutez-moi. Voici ce qu’il faut faire.
+
+
+
+Oui, monsieur, je vous crois comme mon propre père.
+
+
+
+J’irais trouver mon juge… Oh ! oui, monsieur, j’irai.
+
+
+
+Me jeter à ses pieds… Oui, je m’y jetterai :
+Je l’ai bien résolu. Mais daignez donc m’entendre.
+
+
+
+Oui, vous prenez la chose ainsi qu’il la faut prendre.
+
+
+
+Avez-vous dit, madame ? Oui. J’irais sans façon
+Trouver mon juge. Hélas ! que ce monsieur est bon !
+
+
+
+Si vous parlez toujours, il faut que je me taise.
+
+
+
+Ah ! que vous m’obligez ! je ne me sens pas d’aise.
+
+
+
+J’irais trouver mon juge, et lui dirais… Oui. Voi !
+Et lui dirais : Monsieur… Oui, monsieur. Liez-moi.
+
+
+
+Monsieur, je ne veux point être liée. À l’autre !
+
+
+
+Je ne le serai point. Quelle humeur est la vôtre ?
+
+
+
+Non. Vous ne savez pas, madame, où je viendrai.
+
+
+Je plaiderai, monsieur, ou bien je ne pourrai.
+
+
+
+Mais… Mais je ne veux pas, monsieur, que l’on me lie…
+
+
+
+Enfin, quand une femme en tête a sa folie…
+
+
+
+Fou vous-même. Madame ! Et pourquoi me lier ?
+
+
+
+Madame… Voyez-vous ! il se rend familier.
+
+
+Mais, madame… Un crasseux, qui n’a que sa chicane,
+Veut donner des avis ! Madame ! Avec son âne !
+
+
+
+Vous me poussez. Bonhomme, allez gardez vos foins.
+
+Vous m’excédez. Le sot ! Que n’ai-je des témoins !
+
+
+
+
+
+
+
+Voyez le beau sabbat qu’ils font à notre porte !
+Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte.
+
+
+
+Monsieur, soyez témoin… Que monsieur est un sot.
+
+
+
+Monsieur, vous l’entendez, retenez bien ce mot.
+
+
+
+Ah ! vous ne deviez pas lâcher cette parole.
+
+
+
+Vraiment, c’est bien à lui de me traiter de folle !
+
+
+Folle ! Vous avez tort. Pourquoi l’injurier ?
+
+
+
+On la conseille. Oh ! Oui, de me faire lier.
+
+
+
+Oh, monsieur ! Jusqu’au bout que ne m’écoute-t-elle ?
+
+
+Oh, madame ! Qui ? moi, souffrir qu’on me querelle ?
+
+
+Une crieuse… Hé, paix ! Un chicaneur ! Holà !
+
+
+
+Qui n’ose plus plaider ! Que t’importe cela ?
+Qu’est-ce qui t’en revient, faussaire abominable,
+Brouillon, voleur ? Et bon, et bon, de par le diable :
+Un sergent ! un sergent ! Un huissier ! un huissier !
+
+
+Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Monsieur, encore un coup, je ne puis pas tout faire :
+Puisque je fais l’huissier, faites le commissaire.
+En robe sur mes pas il ne faut que venir,
+Vous aurez tout moyen de vous entretenir.
+Changez en cheveux noirs votre perruque blonde.
+Ces plaideurs songent-ils que vous soyez au monde ?
+Hé ! lorsqu’à votre père ils vont faire leur cour,
+À peine seulement savez-vous s’il est jour.
+Mais n’admirez-vous pas cette bonne comtesse
+Qu’avec tant de bonheur la fortune m’adresse ;
+Qui, dès qu’elle me voit, donnant dans le panneau,
+Me charge d’un exploit pour monsieur Chicaneau,
+Et le fait assigner pour certaine parole,
+Disant qu’il la voudrait faire passer pour folle,
+Je dis folle à lier, et pour d’autres excès
+Et blasphèmes, toujours l’ornement des procès ?
+Mais vous ne dites rien de tout mon équipage ?
+Ai-je bien d’un sergent le port et le visage ?
+
+
+
+Ah ! fort bien ! Je ne sais, mais je me sens enfin
+L’âme et le dos six fois plus durs que ce matin.
+Quoi qu’il en soit, voici l’exploit et votre lettre :
+Isabelle l’aura, j’ose vous le promettre.
+Mais, pour faire signer le contrat que voici,
+Il faut que sur mes pas vous vous rendiez ici.
+Vous feindrez d’informer sur toute cette affaire,
+Et vous ferez l’amour en présence du père.
+
+
+
+Mais ne va pas donner l’exploit pour le billet.
+
+
+
+Le père aura l’exploit, la fille le poulet.
+Rentrez. Qui frappe ? Ami. C’est la voix d’Isabelle.
+
+
+Demandez-vous quelqu’un, monsieur ? Mademoiselle,
+C’est un petit exploit que j’ose vous prier
+De m’accorder l’honneur de vous signifier.
+
+
+
+Monsieur, excusez-moi, je n’y puis rien comprendre :
+Mon père va venir qui pourra vous entendre.
+
+
+
+Il n’est donc pas ici, mademoiselle ? Non.
+
+
+L’exploit, mademoiselle, est mis sous votre nom.
+
+
+
+Monsieur, vous me prenez pour une autre, sans doute :
+Sans avoir de procès, je sais ce qu’il en coûte ;
+Et si l’on n’aimait pas à plaider plus que moi,
+Vos pareils pourraient bien chercher un autre emploi.
+Adieu. Mais permettez… Je ne veux rien permettre.
+
+
+
+Ce n’est pas un exploit. Chanson ! C’est une lettre.
+
+
+
+Encor moins. Mais lisez. Vous ne m’y tenez pas.
+
+
+
+C’est de monsieur… Adieu. Léandre. Parlez bas.
+C’est de monsieur… Que diable ! On a bien de la peine
+À se faire écouter : je suis tout hors d’haleine.
+
+
+
+Ah ! L’Intimé, pardonne à mes sens étonnés ;
+Donne. Vous me deviez fermer la porte au nez.
+
+
+
+Et qui t’aurait connu déguisé de la sorte ?
+Mais donne. Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte.
+
+
+
+Eh ! donne donc. La peste ! Oh ! ne donnez donc pas.
+Avec votre billet retournez sur vos pas.
+
+
+
+Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte.
+
+
+
+
+
+
+
+Oui, je suis donc un sot, un voleur, à son compte !
+Un sergent s’est chargé de la remercier ;
+Et je lui vais servir un plat de mon métier.
+Je serais bien fâché que ce fût à refaire,
+Ni qu’elle m’envoyât assigner la première.
+Mais un homme ici parle à ma fille ! Comment !
+Elle lit un billet ! Ah ! c’est de quelque amant.
+Approchons. Tout de bon, ton maître est-il sincère ?
+Le croirai-je ? Il ne dort non plus que votre père.
+Il se tourmente ; il vous… fera voir aujourd’hui
+
+Que l’on ne gagne rien à plaider contre lui.
+
+
+
+C’est mon père ! Vraiment, vous leur pouvez apprendre
+
+Que si l’on nous poursuit nous saurons nous défendre.
+Tenez, voilà le cas qu’on fait de votre exploit.
+
+
+
+Comment ! C’est un exploit que ma fille lisoit !
+
+Ah ! tu seras un jour l’honneur de ta famille :
+Tu défendras ton bien. Viens, mon sang ; viens, ma fille.
+Va, je t’achèterai le Praticien françois.
+Mais, diantre ! il ne faut pas déchirer les exploits.
+
+
+
+Au moins, dites-leur bien que je ne les crains guère :
+Ils me feront plaisir ; je les mets à pis faire.
+
+
+
+Eh ! ne te fâche point. Adieu, monsieur. Or çà,
+Verbalisons. Monsieur, de grâce, excusez-la :
+Elle n’est pas instruite ; et puis, si bon vous semble,
+En voici les morceaux que je vais mettre ensemble.
+
+
+
+Non. Je le lirai bien. Je ne suis pas méchant :
+J’en ai sur moi copie. Ah ! le trait est touchant.
+Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage,
+Et moins je me remets, monsieur, votre visage.
+Je connais force huissiers. Informez-vous de moi.
+Je m’acquitte assez bien de mon petit emploi.
+
+
+
+Soit. Pour qui venez-vous ? Pour une brave dame,
+Monsieur, qui vous honore, et de toute son âme
+Voudrait que vous vinssiez, à ma sommation,
+Lui faire un petit mot de réparation.
+
+
+
+De réparation ? Je n’ai blessé personne.
+
+
+
+Je le crois : vous avez, monsieur, l’âme trop bonne.
+
+
+
+Que demandez-vous donc ? Elle voudrait, monsieur,
+Que devant des témoins vous lui fissiez l’honneur
+De l’avouer pour sage, et point extravagante.
+
+
+
+Parbleu, c’est ma comtesse ! Elle est votre servante.
+
+Je suis son serviteur. Vous êtes obligeant,
+Monsieur. Oui, vous pouvez l’assurer qu’un sergent
+Lui doit porter pour moi tout ce qu’elle demande.
+Eh quoi donc ! les battus, ma foi, paieront l’amende.
+Voyons ce qu’elle chante. Hon… Sixième janvier,
+Pour avoir faussement dit qu’il fallait lier,
+Étant à ce porté par esprit de chicane,
+Haute et puissante dame Yolande Cudasne,
+Comtesse de Pimbesche, Orbesche, et cætera,
+Il soit dit que sur l’heure il se transportera
+Au logis de la dame ; et là, d’une voix claire,
+Devant quatre témoins assistés d’un notaire,
+Zeste ! ledit Hiérome avoûra hautement
+Qu’il la tient pour sensée et de bon jugement…
+Le Bon. C’est donc le nom de votre seigneurie ?
+
+
+Pour vous servir. Il faut payer d’effronterie.
+
+
+
+Le Bon ! Jamais exploit ne fut signé Le Bon.
+Monsieur Le Bon… Monsieur ? Vous êtes un fripon…
+
+
+Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête homme.
+
+
+
+Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome.
+
+
+
+Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer :
+Vous aurez la bonté de me le bien payer.
+
+
+
+Moi, payer ? En soufflets. Vous êtes trop honnête :
+Vous me le paîrez bien. Oh ! tu me romps la tête.
+Tiens, voilà ton payement. Un soufflet ! Écrivons :
+Lequel Hiérome, après plusieurs rébellions,
+Aurait atteint, frappé, moi sergent, à la joue,
+
+Et fait tomber, du coup, mon chapeau dans la boue.
+
+
+
+Ajoute cela. Bon : c’est de l’argent comptant ;
+J’en avais bien besoin. Et de ce non content,
+Aurait avec le pied réitéré. Courage !
+Outre plus, le susdit serait venu, de rage,
+Pour lacérer ledit présent procès-verbal.
+Allons, mon cher monsieur, cela ne va pas mal !
+Ne vous relâchez point. Coquin ! Ne vous déplaise,
+Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise.
+
+
+
+Oui-da : je verrai bien s’il est sergent. Tôt donc,
+Frappez : j’ai quatre enfants à nourrir. Ah ! pardon,
+Monsieur, pour un sergent je ne pouvais vous prendre ;
+Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre.
+Je saurai réparer ce soupçon outrageant.
+Oui, vous êtes sergent, monsieur, et très-sergent.
+Touchez là : vos pareils sont gens que je révère ;
+Et j’ai toujours été nourri par feu mon père
+Dans la crainte de Dieu, monsieur, et des sergents.
+
+
+
+Non, à si bon marché l’on ne bat point les gens.
+
+
+
+Monsieur, point de procès. Serviteur. Contumace,
+Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ah ! De grâce,
+Rendez-les-moi plutôt. Suffit qu’ils soient reçus,
+Je ne les voudrais pas donner pour mille écus.
+
+
+
+
+
+
+
+Voici fort à propos monsieur le commissaire.
+Monsieur, votre présence est ici nécessaire.
+Tel que vous me voyez, monsieur, ici présent,
+M’a d’un fort grand soufflet fait un petit présent.
+
+
+
+À vous, monsieur ? À moi, parlant à ma personne.
+Item, un coup de pied ; plus, les noms qu’il me donne.
+
+
+
+Avez-vous des témoins ? Monsieur, tâtez plutôt
+Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud.
+
+
+
+Pris en flagrant délit, affaire criminelle.
+
+
+
+Foin de moi ! Plus, sa fille, au moins soi-disant telle,
+A mis un mien papier en morceaux, protestant
+Qu’on lui ferait plaisir, et que d’un œil content
+Elle nous défiait. Faites venir la fille.
+L’esprit de contumace est dans cette famille.
+
+
+
+Il faut absolument qu’on m’ait ensorcelé :
+Si j’en connais pas un, je veux être étranglé.
+
+
+
+Comment ! battre un huissier ! Mais voici la rebelle.
+
+
+
+
+
+
+
+Vous le reconnaissez ? Eh bien, mademoiselle,
+C’est donc vous qui tantôt braviez notre officier,
+Et qui si hautement osiez nous défier ?
+Votre nom ? Isabelle. Écrivez. Et votre âge ?
+
+Dix-huit ans. Elle en a quelque peu davantage,
+Mais n’importe. Êtes-vous en pouvoir de mari ?
+
+
+
+Non, monsieur. Vous riez ! Écrivez qu’elle a ri.
+
+
+
+Monsieur, ne parlons pas de maris à des filles ;
+Voyez-vous, ce sont là des secrets de familles.
+
+
+
+Mettez qu’il interrompt. Eh ! je n’y pensais pas.
+Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras.
+
+
+
+Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aise.
+On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.
+N’avez-vous pas reçu de l’huissier que voilà
+Certain papier tantôt ? Oui, monsieur. Bon cela.
+
+
+Avez-vous déchiré ce papier sans le lire ?
+Monsieur, je l’ai lu. Bon. Continuez d’écrire.
+Et pourquoi l’avez-vous déchiré ? J’avais peur
+Que mon père ne prît l’affaire trop à cœur,
+Et qu’il ne s’échauffât le sang à sa lecture.
+
+
+
+Et tu fuis les procès ? C’est méchanceté pure.
+
+
+
+Vous ne l’avez donc pas déchiré par dépit,
+Ou par mépris de ceux qui vous l’avaient écrit ?
+
+
+
+Monsieur, je n’ai pour eux ni mépris ni colère.
+
+
+
+Écrivez. Je vous dis qu’elle tient de son père.
+Elle répond fort bien. Vous montrez cependant
+Pour tous les gens de robe un mépris évident.
+
+
+
+Une robe toujours m’avait choqué la vue ;
+Mais cette aversion à présent diminue.
+
+
+
+La pauvre enfant ! Va, va, je te marîrai bien,
+Dès que je le pourrai, s’il ne m’en coûte rien.
+
+
+
+À la justice donc vous voulez satisfaire ?
+
+
+
+Monsieur, je ferai tout pour ne vous point déplaire.
+
+
+
+Monsieur, faites signer. Dans les occasions
+Soutiendrez-vous au moins vos dispositions ?
+
+
+
+Monsieur, assurez-vous qu’Isabelle est constante.
+
+
+
+Signez. Cela va bien, la justice est contente.
+Çà, ne signez-vous pas, monsieur ? Oui-da, gaîment ;
+À tout ce qu’elle a dit, je signe aveuglément.
+
+
+
+Tout va bien. À mes veux le succès est conforme :
+Il signe un bon contrat écrit en bonne forme
+Et sera condamné tantôt sur son écrit.
+
+
+
+Que lui dit-il ? Il est charmé de son esprit.
+
+
+
+Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle :
+Tout ira bien. Huissier, remenez-la chez elle ;
+Et vous, monsieur, marchez. Où, monsieur ? Suivez-moi.
+
+
+Où donc ? Vous le saurez. Marchez, de par le roi.
+
+
+Comment ! Holà ! quelqu’un n’a-t-il point vu mon maître ?
+Quel chemin a-t-il pris ? la porte ou la fenêtre ?
+
+
+
+À l’autre ! Je ne sais qu’est devenu son fils ;
+Et pour le père, il est où le diable l’a mis.
+Il me redemandait sans cesse ses épices,
+
+Et j’ai tout bonnement couru jusqu’aux offices
+Chercher la boîte au poivre ; et lui, pendant cela,
+Est disparu. Paix ! paix ! que l’on se taise là.
+
+
+
+Eh ! grand Dieu ! Le voilà, ma foi, dans les gouttières.
+
+Quelles gens êtes-vous ? Quelles sont vos affaires ?
+Qui sont ces gens en robe ? Êtes-vous avocats ?
+Çà, parlez. Vous verrez qu’il va juger les chats.
+
+
+Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire ?
+Allez lui demander si je sais votre affaire.
+
+
+
+Il faut bien que je l’aille arracher de ces lieux.
+Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux.
+
+
+
+Ho, ho, monsieur ! Tais-toi, sur les yeux de ta tête,
+Et suis-moi. Dépêchez, donnez votre requête.
+
+
+
+Monsieur, sans votre aveu l’on me fait prisonnier.
+
+
+
+Eh, mon Dieu ! j’aperçois monsieur dans son grenier.
+Que fait-il là ? Madame, il y donne audience.
+Le champ vous est ouvert. On me fait violence,
+Monsieur, on m’injurie ; et je venais ici
+Me plaindre à vous. Monsieur, je viens me plaindre aussi.
+
+
+
+Vous voyez devant vous mon adverse partie.
+
+
+
+Parbleu ! je veux me mettre aussi de la partie.
+
+
+
+Monsieur, je viens ici pour un petit exploit.
+
+
+
+Eh ! messieurs, tour à tour exposons notre droit.
+
+
+
+Son droit ? Tout ce qu’il dit sont autant d’impostures.
+
+
+
+Qu’est-ce qu’on vous a fait ? On m’a dit des injures.
+
+
+
+Outre un soufflet, monsieur, que j’ai reçu plus qu’eux.
+
+
+
+Monsieur, je suis cousin de l’un de vos neveux.
+
+
+
+Monsieur, père Cordon vous dira mon affaire.
+
+
+
+Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire.
+
+
+
+Vos qualités ? Je suis comtesse. Huissier. Bourgeois.
+Messieurs… Parlez toujours, je vous entends tous trois.
+
+
+
+Monsieur… Bon ! le voilà qui fausse compagnie.
+Hélas ! Eh quoi ! déjà l’audience est finie ?
+Je n’ai pas eu le temps de lui dire deux mots.
+
+
+
+
+
+
+
+Messieurs, voulez-vous bien nous laisser en repos ?
+
+
+
+Monsieur, peut-on entrer ? Non, monsieur, ou je meure.
+
+
+
+Eh, pourquoi ? j’aurai fait en une petite heure ;
+En deux heures au plus. On n’entre point, monsieur.
+
+
+
+C’est bien fait de fermer la porte à ce crieur.
+Mais moi… L’on n’entre point, madame, je vous jure.
+
+
+Ho, monsieur, j’entrerai. Peut-être. J’en suis sûre.
+
+
+Par la fenêtre donc ? Par la porte. Il faut voir.
+
+
+Quand je devrais ici demeurer jusqu’au soir…
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+On ne l’entendra pas, quelque chose qu’il fasse.
+Parbleu : je l’ai fourré dans notre salle basse,
+Tout auprès de la cave. En un mot comme en cent,
+On ne voit point mon père. Eh bien donc ! Si pourtant
+Sur toute cette affaire, il faut que je le voie...
+Mais que vois-je ? Ah ! c’est lui que le ciel nous renvoie !
+
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+Quoi ! Par le soupirail ? Il a le diable au corps.
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+Monsieur… L’impertinent ! Sans lui j’étais dehors.
+
+Monsieur… Retirez-vous, vous êtes une bête.
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+Monsieur, voulez-vous bien… Vous me rompez la tête.
+
+
+Monsieur, j’ai commandé… Taisez-vous, vous dit-on.
+
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+Que l’on portât chez vous… Qu’on le mène en prison.
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+
+Certain quartaut de vin. Eh ! je n’en ai que faire.
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+C’est de très-bon muscat. Redites votre affaire.
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+Il faut les entourer ici de tous côtés.
+
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+Monsieur, il va vous dire autant de faussetés.
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+
+Monsieur, je vous dis vrai. Mon Dieu, laissez-la dire.
+
+
+
+Monsieur, écoutez-moi. Souffrez que je respire.
+Monsieur… Vous m’étranglez. Tournez les yeux vers moi.
+
+
+
+Elle m’étrangle… aye ! aye ! Vous m’entraînez, ma foi !
+Prenez garde, je tombe. Ils sont, sur ma parole,
+L’un et l’autre encavés. Vite, que l’on y vole.
+Courez à leur secours. Mais au moins je prétends
+Que monsieur Chicaneau, puisqu’il est là dedans,
+N’en sorte d’aujourd’hui. L’Intimé, prends-y garde.
+
+
+
+Gardez le soupirail. Va vite, je le garde.
+
+
+
+
+
+
+Misérable ! il s’en va lui prévenir l’esprit.
+Monsieur, ne croyez rien de tout ce qu’il vous dit :
+
+Il n’a point de témoins ; c’est un menteur. Madame,
+Que leur contez-vous là ? Peut-être ils rendent l’âme.
+
+
+
+Il lui fera, monsieur, croire ce qu’il voudra.
+Souffrez que j’entre. Oh non ! personne n’entrera.
+
+
+Je le vois bien, monsieur, le vin muscat opère
+Aussi bien sur le fils que sur l’esprit du père.
+Patience, je vais protester comme il faut
+Contre monsieur le juge et contre le quartaut.
+
+
+
+Allez donc, et cessez de nous rompre la tête.
+Que de fous ! je ne fus jamais à telle fête.
+
+
+
+
+
+
+
+Monsieur, où courez-vous ? C’est vous mettre en danger.
+Et vous boitez tout bas. Je veux aller juger.
+
+
+Comment, mon père ! Allons, permettez qu’on vous panse :
+Vite, un chirurgien. Qu’il vienne à l’audience.
+
+Eh ! mon père ! arrêtez… Oh ! je vois ce que c’est.
+Tu prétends faire ici de moi ce qu’il te plaît ;
+Tu ne gardes pour moi respect ni complaisance :
+Je ne puis prononcer une seule sentence.
+Achève, prends ce sac, prends vite. Hé ! doucement,
+Mon père. Il faut trouver quelque accommodement.
+Si pour vous, sans juger, la vie est un supplice,
+Si vous êtes pressé de rendre la justice,
+Il ne faut point sortir pour cela de chez vous :
+Exercez le talent, et jugez parmi nous.
+
+
+
+Ne raillons point ici de la magistrature :
+Vois-tu ! je ne veux point être juge en peinture.
+
+
+
+Vous serez, au contraire, un juge sans appel,
+Et juge du civil comme du criminel.
+Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences :
+Tout vous sera chez vous matière de sentences.
+Un valet manque-t-il de rendre un verre net,
+Condamnez-le à l’amende, ou, s’il le casse, au fouet.
+
+
+
+C’est quelque chose. Encor passe quand on raisonne.
+Et mes vacations, qui les payera ? Personne ?
+
+
+
+Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement.
+
+
+
+Il parle, ce me semble, assez pertinemment.
+
+
+Contre un de vos voisins… Arrête ! arrête ! attrape !
+
+
+Ah ! c’est mon prisonnier, sans doute, qui s’échappe !
+
+
+Non, non, ne craignez rien. Tout est perdu… Citron…
+Votre chien… vient là-bas de manger un chapon.
+Rien n’est sûr devant lui : ce qu’il trouve il l’emporte.
+
+
+
+Bon; voilà pour mon père une cause. Main-forte !
+Qu’on se mette après lui. Courez tous. Point de bruit,
+Tout doux. Un amené sans scandale suffit.
+
+
+
+Çà, mon père, il faut faire un exemple authentique.
+Jugez sévèrement ce voleur domestique.
+
+
+
+Mais je veux faire au moins la chose avec éclat.
+Il faut de part et d’autre avoir un avocat.
+Nous n’en avons pas un. Eh bien ! il en faut faire.
+Voilà votre portier et votre secrétaire :
+
+Vous en ferez, je crois, d’excellents avocats ;
+Ils sont fort ignorants. Non pas, monsieur, non pas.
+J’endormirai monsieur tout aussi bien qu’un autre.
+
+
+
+Pour moi, je ne sais rien ; n’attendez rien du nôtre.
+
+
+
+C’est ta première cause, et l’on te la fera.
+
+
+
+Mais je ne sais pas lire. Eh ! l’on te soufflera.
+
+
+Allons nous préparer. Çà, messieurs, point d’intrigue.
+Fermons l’œil aux présents, et l’oreille à la brigue.
+Vous, maître Petit-Jean, serez le demandeur ;
+Vous, maître l’Intimé, soyez le défendeur.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+Oui, monsieur, c’est ainsi qu’ils ont conduit l’affaire.
+L’huissier m’est inconnu, comme le commissaire.
+Je ne mens pas d’un mot. Oui, je crois tout cela ;
+Mais si vous m’en croyez, vous les laisserez là.
+En vain vous prétendez les pousser l’un et l’autre,
+Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre.
+Les trois quarts de vos biens sont déjà dépensés
+À faire enfler des sacs l’un sur l’autre entassés ;
+Et dans une poursuite à vous-même contraire…
+
+
+
+Vraiment vous me donnez un conseil salutaire,
+Et devant qu’il soit peu je veux en profiter :
+Mais je vous prie au moins de bien solliciter :
+Puisque monsieur Dandin va donner audience,
+Je vais faire venir ma fille en diligence.
+On peut l’interroger, elle est de bonne foi ;
+Et même elle saura mieux répondre que moi.
+
+
+
+Allez et revenez, l’on vous fera justice.
+
+
+
+Quel homme ! Je me sers d’un étrange artifice ;
+Mais mon père est un homme à se désespérer,
+Et d’une cause en l’air il le faut bien leurrer.
+D’ailleurs j’ai mon dessein, et je veux qu’il condamne
+Ce fou qui réduit tout au pied de la chicane.
+Mais voici tous nos gens qui marchent sur nos pas.
+
+
+
+
+
+
+
+Çà, qu’êtes-vous ici ? Ce sont les avocats.
+Vous ? Je viens secourir leur mémoire troublée.
+
+
+Je vous entends. Et vous ? Moi, je suis l’assemblée.
+
+Commencez donc. Messieurs. Oh ! prenez-le plus bas
+Si vous soufflez si haut, l’on ne m’entendra pas.
+Messieurs… Couvrez-vous. Oh ! mes… Couvrez-vous, vous dis-je.
+
+
+
+Oh ! monsieur, je sais bien à quoi l’honneur m’oblige.
+
+
+
+Ne te couvre donc pas. Messieurs… Vous, doucement ;
+
+Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement.
+Messieurs, quand je regarde avec exactitude
+L’inconstance du monde et sa vicissitude ;
+Lorsque je vois, parmi tant d’hommes différents,
+
+Pas une étoile fixe, et tant d’astres errants ;
+Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune ;
+Quand je vois le soleil, et quand je vois la lune ;
+Quand je vois les états des Babiboniens
+Transférés des Serpents aux Nacédoniens ;
+Quand je vois les Lorrains, de l’état dépotique,
+Passer au démocrite, et puis au monarchique ;
+
+Quand je vois le Japon… Quand aura-t-il tout vu ?
+
+
+
+Oh ! pourquoi celui-là m’a-t-il interrompu ?
+Je ne dirai plus rien. Avocat incommode,
+Que ne lui laissiez-vous finir sa période ?
+Je suais sang et eau, pour voir si du Japon
+Il viendrait à bon port au fait de son chapon ;
+Et vous l’interrompez par un discours frivole !
+Parlez donc, avocat. J’ai perdu la parole.
+
+
+
+Achève, Petit-Jean : c’est fort bien débuté.
+Mais que font là tes bras pendants à ton côté ?
+Te voilà sur tes pieds droit comme une statue.
+Dégourdis-toi. Courage : allons, qu’on s’évertue.
+
+
+
+Quand… je vois… Quand… je vois… Dis donc ce que tu vois.
+
+
+
+Oh dame ! on ne court pas deux lièvres à la fois.
+
+
+
+On lit… On lit… Dans la… Dans la… Métamorphose…
+
+
+
+Comment ? Que la métem… Que la métem… Psycose…
+Psycose… Hé ! le cheval ! Et le cheval… Encor !
+
+
+
+Encor… Le chien ! Le chien. Le butor ! Le butor…
+
+
+
+Peste de l’avocat ! Ah ! peste de toi-même !
+Voyez cet autre avec sa face de carême !
+Va-t’en au diable. Et vous, venez au fait. Un mot
+Du fait. Eh ! faut-il tant tourner autour du pot ?
+Ils me font dire ici des mots longs d’une toise,
+De grands mots qui tiendraient d’ici jusqu’à Pontoise.
+Pour moi, je ne sais point tant faire de façon
+Pour dire qu’un mâtin vient de prendre un chapon.
+Tant y a qu’il n’est rien que votre chien ne prenne ;
+Qu’il a mangé là-bas un bon chapon du Maine ;
+Que la première fois que je l’y trouverai,
+Son procès est tout fait, et je l’assommerai.
+
+
+
+Belle conclusion, et digne de l’exorde !
+
+
+
+On l’entend bien toujours. Qui voudra mordre, y morde.
+
+
+
+Appelez les témoins. C’est bien dit, s’il le peut :
+Les témoins sont fort chers, et n’en a pas qui veut.
+
+
+
+Nous en avons pourtant, et qui sont sans reproche.
+
+
+
+Faites-les donc venir. Je les ai dans ma poche.
+Tenez : voilà la tête et les pieds du chapon ;
+Voyez-les, et jugez. Je les récuse. Bon !
+Pourquoi les récuser ? Monsieur, ils sont du Maine.
+
+
+
+Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine…
+
+
+
+Messieurs… Serez-vous long, avocat ? dites-moi.
+
+Je ne réponds de rien. Il est de bonne foi.
+
+Messieurs, tout ce qui peut étonner un coupable ;
+Tout ce que les mortels ont de plus redoutable,
+Semble s’être assemblé contre nous par hasard,
+Je veux dire la brigue et l’éloquence. Car
+D’un côté le crédit du défunt m’épouvante,
+Et de l’autre côté, l’éloquence éclatante
+De maître Petit-Jean m’éblouit. Avocat,
+De votre ton vous-même adoucissez l’éclat.
+
+
+Oui-da, j’en ai plusieurs… Mais quelque défiance
+
+Que nous doive donner la susdite éloquence
+Et le susdit crédit, ce néanmoins, messieurs,
+L’ancre de vos bontés nous rassure. D’ailleurs
+Devant le grand Dandin l’innocence est hardie ;
+Oui, devant ce Caton de basse Normandie,
+Ce soleil d’équité qui n’est jamais terni :
+Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni.
+
+
+
+Vraiment, il plaide bien. Sans craindre aucune chose
+Je prends donc la parole, et je viens à ma cause.
+Aristote, primo, peri Politicon,
+Dit fort bien… Avocat, il s’agit d’un chapon,
+Et non point d’Aristote et de sa Politique.
+
+
+
+Oui ; mais l’autorité du Péripatétique
+Prouverait que le bien et le mal… Je prétends
+Qu’Aristote n’a point d’autorité céans.
+Au fait. Pausanias, en ses Corinthiaques…
+
+
+
+Au fait. Rebuffe… Au fait, vous dis-je. Le grand Jacques…
+
+
+
+Au fait, au fait, au fait. Harmenopul, in Prompt…
+
+
+
+Oh ! je te vais juger. Oh ! vous êtes si prompt !
+Voici le fait. Un chien vient dans une cuisine ;
+
+Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine.
+Or celui pour lequel je parle est affamé,
+Celui contre lequel je parle autem plumé ;
+Et celui pour lequel je suis prend en cachette
+Celui contre lequel je parle. L’on décrète :
+On le prend. Avocat pour et contre appelé ;
+Jour pris. Je dois parler, je parle, j’ai parlé.
+
+
+
+Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire !
+Il dit fort posément ce dont on n’a que faire,
+Et court le grand galop quand il est à son fait.
+
+
+
+Mais le premier, monsieur, c’est le beau. C’est le laid.
+A-t-on jamais plaidé d’une telle méthode ?
+Mais qu’en dit l’assemblée ? Il est fort à la mode.
+Qu’arrive-t-il, messieurs ? On vient. Comment vient-on ?
+On poursuit ma partie. On force une maison.
+Quelle maison ? maison de notre propre juge !
+On brise le cellier qui nous sert de refuge.
+De vol, de brigandage on nous déclare auteurs.
+On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs,
+À maître Petit-Jean, messieurs. Je vous atteste :
+Qui ne sait que la loi Si quis canis, Digeste,
+De Vi, paragrapho, messieurs… Caponibus,
+
+Est manifestement contraire à cet abus ?
+Et quand il serait vrai que Citron, ma partie,
+Aurait mangé, messieurs, le tout ou bien partie
+Dudit chapon, qu’on mette en compensation
+Ce que nous avons fait avant cette action.
+Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ?
+Par qui votre maison a-t-elle été gardée ?
+Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ?
+Témoin trois procureurs, dont icelui Citron
+A déchiré la robe. On en verra les pièces.
+Pour nous justifier, voulez-vous d’autres pièces ?
+
+
+
+Maître Adam… Laissez-nous. L’Intimé… Laissez-nous.
+
+
+
+S’enroue. Hé ! laissez-nous. Euh, euh ! Reposez-vous,
+Et concluez. Puis donc qu’on nous permet de prendre
+Haleine, et que l’on nous défend de nous étendre,
+Je vais, sans rien omettre et sans prévariquer,
+Compendieusement énoncer, expliquer,
+Exposer à vos yeux l’idée universelle
+De ma cause, et des faits renfermés en icelle.
+
+
+
+Il aurait plus tôt fait de dire tout vingt fois
+Que de l’abréger une. Homme, ou qui que tu sois,
+Diable, conclus ; ou bien que le ciel te confonde !
+
+
+
+Je finis. Ah ! Avant la naissance du monde…
+
+Avocat, ah ! passons au déluge. Avant donc
+La naissance du monde et sa création,
+Le monde, l’univers, tout, la nature entière
+Était ensevelie au fond de la matière.
+Les éléments, le feu, l’air, et la terre, et l’eau,
+Enfoncés, entassés, ne faisaient qu’un monceau,
+Une confusion, une masse sans forme,
+Un désordre, un chaos, une cohue énorme :
+Quelle chute ! Mon père ! Ay, monsieur ! Comme il dort !
+
+
+
+Mon père, éveillez-vous. Monsieur, êtes-vous mort ?
+
+Mon père ! Eh bien ? eh bien ? Quoi ? qu’est-ce ? Ah ! ah ! quel homme !
+Certes, je n’ai jamais dormi d’un si bon somme.
+
+
+
+Mon père, il faut juger. Aux galères. Un chien
+Aux galères ! Ma foi ! je n’y conçois plus rien ;
+De monde, de chaos, j’ai la tête troublée.
+Eh ! concluez. Venez, famille désolée ;
+Venez, pauvres enfants qu’on veut rendre orphelins
+Venez faire parler vos esprits enfantins.
+Oui, messieurs, vous voyez ici notre misère :
+Nous sommes orphelins, rendez-nous notre père,
+Notre père, par qui nous fûmes engendrés ;
+Notre père, qui nous… Tirez, tirez, tirez.
+
+
+
+Notre père, messieurs… Tirez donc. Quels vacarmes !
+Ils ont pissé partout. Monsieur, voyez nos larmes.
+
+
+
+Ouf ! Je me sens déjà pris de compassion
+
+Ce que c’est qu’à propos toucher la passion !
+Je suis bien empêché. La vérité me presse ;
+Le crime est avéré ; lui-même il le confesse.
+Mais s’il est condamné, l’embarras est égal :
+Voilà bien des enfants réduits à l’hôpital.
+Mais je suis occupé ; je ne veux voir personne.
+
+
+
+
+
+
+
+Monsieur… Oui, pour vous seuls l’audience se donne.
+Adieu. Mais, s’il vous plaît, quel est cet enfant-là ?
+
+
+
+C’est ma fille, monsieur. Hé ! tôt, rappelez-la.
+
+Vous êtes occupé. Moi ! Je n’ai point d’affaire.
+Que ne me disiez-vous que vous étiez son père ?
+
+
+
+Monsieur… Elle sait mieux votre affaire que vous.
+Dites… Qu’elle est jolie, et qu’elle a les yeux doux !
+Je suis tout réjoui de voir cette jeunesse.
+Ce n’est pas tout, ma fille, il faut de la sagesse.
+Savez-vous que j’étais un compère autrefois ?
+On a parlé de nous. Ah ! monsieur, je vous crois.
+
+
+
+Dis-nous : à qui veux-tu faire perdre la cause ?
+
+
+
+À personne. Pour toi je ferai toute chose.
+Parle donc. Je vous ai trop d’obligation.
+
+
+N’avez-vous jamais vu donner la question ?
+
+
+
+Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie.
+
+
+
+Venez, je vous en veux faire passer l’envie.
+
+
+
+Eh ! monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux ?
+
+
+
+Bon ! Cela fait toujours passer une heure ou deux.
+
+
+
+Monsieur, je viens ici pour vous dire… Mon père,
+Je vous vais en deux mots dire toute l’affaire :
+C’est pour un mariage. Et vous saurez d’abord
+Qu’il ne tient plus qu’à vous, et que tout est d’accord.
+La fille le veut bien ; son amant le respire ;
+Ce que la fille veut, le père le désire.
+C’est à vous de juger. Mariez au plus tôt :
+Dès demain, si l’on veut ; aujourd’hui, s’il le faut.
+
+
+
+Mademoiselle, allons, voilà votre beau-père :
+Saluez-le. Comment ? Quel est donc ce mystère ?
+
+
+Ce que vous avez dit se fait de point en point.
+
+
+
+Puisque je l’ai jugé, je n’en reviendrai point.
+
+
+
+Mais on ne donne pas une fille sans elle.
+
+
+
+Sans doute ; et j’en croirai la charmante Isabelle.
+
+
+
+Es-tu muette ? Allons, c’est à toi de parler.
+Parle. Je n’ose pas, mon père, en appeler.
+
+
+
+Mais j’en appelle, moi. Voyez cette écriture.
+Vous n’appellerez pas de votre signature ?
+
+
+Plaît-il ? C’est un contrat en fort bonne façon.
+
+
+
+Je vois qu’on m’a surpris ; mais j’en aurai raison :
+De plus de vingt procès ceci sera la source.
+On a la fille ; soit : on n’aura pas la bourse.
+
+
+
+Eh, monsieur ! qui vous dit qu’on vous demande rien ?
+Laissez-nous votre fille, et gardez votre bien.
+
+
+
+Ah ! Mon père, êtes-vous content de l’audience ?
+
+
+
+Oui-da. Que les procès viennent en abondance,
+Et je passe avec vous le reste de mes jours.
+Mais que les avocats soient désormais plus courts.
+Et notre criminel ? Ne parlons que de joie :
+Grâce ! grâce ! mon père. Eh bien ! qu’on le renvoie ;
+C’est en votre faveur, ma bru, ce que j’en fais.
+Allons nous délasser à voir d’autres procès.
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