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Author: Antoine Amarilli <a3nm@a3nm.net>
Date: Sat, 26 Jul 2014 16:26:25 +0200
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+Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
+Ma fortune va prendre une face nouvelle ;
+Et déjà son courroux semble s’être adouci
+Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.
+Qui l’eût dit, qu’un rivage à mes vœux si funeste
+Présenterait d’abord Pylade aux yeux d’Oreste ?
+Qu’après plus de six mois que je t’avais perdu,
+À la cour de Pyrrhus tu me serais rendu ?
+
+
+J’en rends grâces au ciel qui, m’arrêtant sans cesse,
+Semblait m’avoir fermé le chemin de la Grèce,
+Depuis le jour fatal que la fureur des eaux
+Presque aux yeux de l’Épire écarta nos vaisseaux.
+Combien, dans cet exil, ai-je souffert d’alarmes !
+Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes,
+Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger
+Que ma triste amitié ne pouvait partager !
+Surtout je redoutais cette mélancolie
+Où j’ai vu si longtemps votre âme ensevelie.
+Je craignais que le ciel, par un cruel secours,
+Ne vous offrît la mort que vous cherchiez toujours.
+Mais je vous vois, Seigneur ; et si j’ose le dire,
+Un destin plus heureux vous conduit en Épire :
+Le pompeux appareil qui suit ici vos pas
+N’est point d’un malheureux qui cherche le trépas.
+
+
+Hélas ! qui peut savoir le destin qui m’amène ?
+L’amour me fait ici chercher une inhumaine.
+Mais qui sait ce qu’il doit ordonner de mon sort,
+Et si je viens chercher ou la vie ou la mort ?
+
+
+Quoi ? votre âme à l’amour en esclave asservie
+Se repose sur lui du soin de votre vie ?
+Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,
+Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers ?
+Pensez-vous qu’Hermione, à Sparte inexorable,
+Vous prépare en Épire un sort plus favorable ?
+Honteux d’avoir poussé tant de vœux superflus,
+Vous l’abhorriez ; enfin vous ne m’en parliez plus.
+Vous me trompiez, Seigneur. Je me trompais moi-même !
+Ami, n’accable point un malheureux qui t’aime.
+T’ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs ?
+Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs.
+Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille
+En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille,
+Tu vis mon désespoir ; et tu m’as vu depuis
+Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.
+Je te vis à regret, en cet état funeste,
+Prêt à suivre partout le déplorable Oreste,
+Toujours de ma fureur interrompre le cours,
+Et de moi-même enfin me sauver tous les jours.
+Mais quand je me souvins que parmi tant d’alarmes
+Hermione à Pyrrhus prodiguait tous ses charmes,
+Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris
+Voulut en l’oubliant punir tous ses mépris.
+Je fis croire et je crus ma victoire certaine ;
+Je pris tous mes transports pour des transports de haine.
+Détestant ses rigueurs, rabaissant ses attraits,
+Je défiais ses yeux de me troubler jamais.
+Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.
+En ce calme trompeur j’arrivai dans la Grèce,
+Et je trouvai d’abord ses princes rassemblés,
+Qu’un péril assez grand semblait avoir troublés.
+J’y courus. Je pensai que la guerre et la gloire
+De soins plus importants rempliraient ma mémoire ;
+Que mes sens reprenant leur première vigueur,
+L’amour achèverait de sortir de mon cœur.
+Mais admire avec moi le sort dont la poursuite
+Me fit courir alors au piège que j’évite.
+J’entends de tous côtés qu’on menace Pyrrhus ;
+Toute la Grèce éclate en murmures confus ;
+On se plaint qu’oubliant son sang et sa promesse
+Il élève en sa cour l’ennemi de la Grèce,
+Astyanax, d’Hector jeune et malheureux fils,
+Reste de tant de rois sous Troie ensevelis.
+J’apprends que pour ravir son enfance au supplice
+Andromaque trompa l’ingénieux Ulysse,
+Tandis qu’un autre enfant, arraché de ses bras,
+Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.
+On dit que peu sensible aux charmes d’Hermione
+Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne.
+Ménélas, sans le croire, en paraît affligé,
+Et se plaint d’un hymen si longtemps négligé.
+Parmi les déplaisirs où son âme se noie,
+Il s’élève en la mienne une secrète joie :
+Je triomphe ; et pourtant je me flatte d’abord
+Que la seule vengeance excite ce transport.
+Mais l’ingrate en mon cœur reprit bientôt sa place :
+De mes feux mal éteints je reconnus la trace ;
+Je sentis que ma haine allait finir son cours,
+Ou plutôt je sentis que je l’aimais toujours.
+Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage.
+On m’envoie à Pyrrhus ; j’entreprends ce voyage,
+Je viens voir si l’on peut arracher de ses bras
+Cet enfant dont la vie alarme tant d’États.
+Heureux si je pouvais, dans l’ardeur qui me presse,
+Au lieu d’Astyanax, lui ravir ma princesse !
+Car enfin n’attends pas que mes feux redoublés
+Des périls les plus grands puissent être troublés.
+Puisque après tant d’efforts ma résistance est vaine,
+Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne.
+J’aime : je viens chercher Hermione en ces lieux,
+La fléchir, l’enlever, ou mourir à ses yeux.
+Toi qui connais Pyrrhus, que penses-tu qu’il fasse ?
+Dans sa cour, dans son cœur, dis-moi ce qui se passe.
+Mon Hermione encor le tient-elle asservi ?
+Me rendra-t-il, Pylade, un bien qu’il m’a ravi ?
+
+
+Je vous abuserais si j’osais vous promettre
+Qu’entre vos mains, Seigneur, il voulût la remettre.
+Non que de sa conquête il paraisse flatté ;
+Pour la veuve d’Hector ses feux ont éclaté ;
+Il l’aime. Mais enfin cette veuve inhumaine
+N’a payé jusqu’ici son amour que de haine ;
+Et chaque jour encore on lui voit tout tenter
+Pour fléchir sa captive, ou pour l’épouvanter.
+De son fils qu’il lui cache il menace la tête,
+Et fait couler des pleurs qu’aussitôt il arrête.
+Hermione elle-même a vu plus de cent fois
+Cet amant irrité revenir sous ses lois,
+Et de ses vœux troublés lui rapportant l’hommage,
+Soupirer à ses pieds moins d’amour que de rage.
+Ainsi n’attendez pas que l’on puisse aujourd’hui
+Vous répondre d’un cœur si peu maître de lui :
+Il peut, Seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
+Épouser ce qu’il hait, et punir ce qu’il aime.
+
+
+Mais dis-moi de quel oeil Hermione peut voir
+Son hymen différé, ses charmes sans pouvoir.
+
+
+Hermione, Seigneur, au moins en apparence,
+Semble de son amant dédaigner l’inconstance,
+Et croit que trop heureux de fléchir sa rigueur
+Il la viendra presser de reprendre son cœur.
+Mais je l’ai vue enfin me confier ses larmes ;
+Elle pleure en secret le mépris de ses charmes.
+Toujours prête à partir, et demeurant toujours,
+Quelquefois elle appelle Oreste à son secours.
+
+
+Ah ! si je le croyais, j’irais bientôt, Pylade,
+Me jeter... Achevez, Seigneur, votre ambassade.
+Vous attendez le roi : parlez, et lui montrez
+Contre le fils d’Hector tous les Grecs conjurés.
+Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse,
+Leur haine ne fera qu’irriter sa tendresse.
+Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.
+Pressez, demandez tout, pour ne rien obtenir.
+Il vient. Eh bien ! va donc disposer la cruelle
+À revoir un amant qui ne vient que pour elle.
+
+
+
+Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,
+Souffrez que j’ose ici me flatter de leur choix,
+Et qu’à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie
+De voir le fils d’Achille et le vainqueur de Troie.
+Oui, comme ses exploits nous admirons vos coups :
+Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous ;
+Et vous avez montré, par une heureuse audace,
+Que le fils seul d’Achille a pu remplir sa place.
+Mais, ce qu’il n’eût point fait, la Grèce avec douleur
+Vous voit du sang troyen relever le malheur,
+Et vous laissant toucher d’une pitié funeste,
+D’une guerre si longue entretenir le reste.
+Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector ?
+Nos peuples affaiblis s’en souviennent encor.
+Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles,
+Et dans toute la Grèce il n’est point de familles
+Qui ne demandent compte à ce malheureux fils
+D’un père ou d’un époux qu’Hector leur a ravis.
+Et qui sait ce qu’un jour ce fils peut entreprendre ?
+Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre,
+Tel qu’on a vu son père embraser nos vaisseaux,
+Et, la flamme à la main, les suivre sur les eaux.
+Oserai-je, Seigneur, dire ce que je pense ?
+Vous-même de vos soins craignez la récompense,
+Et que dans votre sein ce serpent élevé
+Ne vous punisse un jour de l’avoir conservé.
+Enfin de tous les Grecs satisfaites l’envie,
+Assurez leur vengeance, assurez votre vie ;
+Perdez un ennemi d’autant plus dangereux
+Qu’il s’essaiera sur vous à combattre contre eux.
+
+
+La Grèce en ma faveur est trop inquiétée.
+De soins plus importants je l’ai crue agitée,
+Seigneur, et sur le nom de son ambassadeur,
+J’avais dans ses projets conçu plus de grandeur.
+Qui croirait en effet qu’une telle entreprise
+Du fils d’Agamemnon méritât l’entremise ;
+Qu’un peuple tout entier, tant de fois triomphant,
+N’eût daigné conspirer que la mort d’un enfant ?
+Mais à qui prétend-on que je le sacrifie ?
+La Grèce a-t-elle encor quelque droit sur sa vie ?
+Et seul de tous les Grecs ne m’est-il pas permis
+D’ordonner d’un captif que le sort m’a soumis ?
+Oui, Seigneur, lorsqu’au pied des murs fumants de Troie
+Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur proie,
+Le sort, dont les arrêts furent alors suivis,
+Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.
+Hécube près d’Ulysse acheva sa misère ;
+Cassandre dans Argos a suivi votre père ;
+Sur eux, sur leurs captifs, ai-je étendu mes droits ?
+Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits ?
+On craint qu’avec Hector Troie un jour ne renaisse ;
+Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse :
+Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin ;
+Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.
+Je songe quelle était autrefois cette ville
+Si superbe en remparts, en héros si fertile,
+Maîtresse de l’Asie ; et je regarde enfin
+Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin.
+Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
+Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,
+Un enfant dans les fers ; et je ne puis songer
+Que Troie en cet état aspire à se venger.
+Ah ! si du fils d’Hector la perte était jurée,
+Pourquoi d’un an entier l’avons-nous différée ?
+Dans le sein de Priam n’a-t-on pu l’immoler ?
+Sous tant de morts, sous Troie, il fallait l’accabler.
+Tout était juste alors : la vieillesse et l’enfance
+En vain sur leur faiblesse appuyaient leur défense ;
+La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
+Nous excitaient au meurtre, et confondaient nos coups.
+Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère.
+Mais que ma cruauté survive à ma colère ?
+Que malgré la pitié dont je me sens saisir,
+Dans le sang d’un enfant je me baigne à loisir ?
+Non, Seigneur : que les Grecs cherchent quelque autre proie ;
+Qu’ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie :
+De mes inimitiés le cours est achevé ;
+L’Épire sauvera ce que Troie a sauvé.
+
+
+Seigneur, vous savez trop avec quel artifice
+Un faux Astyanax fut offert au supplice
+Où le seul fils d’Hector devait être conduit.
+Ce n’est pas les Troyens, c’est Hector qu’on poursuit.
+Oui, les Grecs sur le fils persécutent le père ;
+Il a par trop de sang acheté leur colère,
+Ce n’est que dans le sien qu’elle peut expirer,
+Et jusque dans l’Épire il les peut attirer.
+Prévenez-les. Non, non. J’y consens avec joie !
+Qu’ils cherchent dans l’Épire une seconde Troie ;
+Qu’ils confondent leur haine, et ne distinguent plus
+Le sang qui les fit vaincre et celui des vaincus.
+Aussi bien ce n’est pas la première injustice
+Dont la Grèce d’Achille a payé le service.
+Hector en profita, Seigneur ; et quelque jour
+Son fils en pourrait bien profiter à son tour.
+
+
+Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle ?
+
+
+Et je n’ai donc vaincu que pour dépendre d’elle ?
+
+
+Hermione, Seigneur, arrêtera vos coups :
+Ses yeux s’opposeront entre son père et vous.
+
+
+Hermione, Seigneur, peut m’être toujours chère,
+Je puis l’aimer, sans être esclave de son père ;
+Et je saurai peut-être accorder quelque jour
+Les soins de ma grandeur et ceux de mon amour.
+Vous pouvez cependant voir la fille d’Hélène :
+Du sang qui vous unit je sais l’étroite chaîne.
+Après cela, Seigneur, je ne vous retiens plus,
+Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus.
+
+
+
+Ainsi vous l’envoyez aux pieds de sa maîtresse ?
+
+
+On dit qu’il a longtemps brûlé pour la princesse.
+
+
+Mais si ce feu, Seigneur, vient à se rallumer ?
+S’il lui rendait son cœur, s’il s’en faisait aimer ?
+
+
+Ah ! qu’ils s’aiment, Phœnix ! J’y consens. Qu’elle parte.
+Que charmés l’un de l’autre ils retournent à Sparte !
+Tous nos ports sont ouverts et pour elle et pour lui.
+Qu’elle m’épargnerait de contrainte et d’ennui !
+
+
+Seigneur... Une autre fois je t’ouvrirai mon âme :
+Andromaque paraît. Me cherchiez-vous, Madame ?
+Un espoir si charmant me serait-il permis ?
+
+
+Je passais jusqu’aux lieux où l’on garde mon fils.
+Puisqu’une fois le jour vous souffrez que je voie
+Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie,
+J’allais, Seigneur, pleurer un moment avec lui :
+Je ne l’ai point encore embrassé d’aujourd’hui.
+
+
+Ah, Madame ! les Grecs, si j’en crois leurs alarmes,
+Vous donneront bientôt d’autres sujets de larmes.
+
+
+Et quelle est cette peur dont leur cœur est frappé,
+Seigneur ? Quelque Troyen vous est-il échappé ?
+
+
+Leur haine pour Hector n’est pas encore éteinte.
+Ils redoutent son fils. Digne objet de leur crainte !
+Un enfant malheureux qui ne sait pas encor
+Que Pyrrhus est son maître, et qu’il est fils d’Hector.
+
+
+Tel qu’il est, tous les Grecs demandent qu’il périsse.
+Le fils d’Agamemnon vient hâter son supplice.
+
+
+Et vous prononcerez un arrêt si cruel ?
+Est-ce mon intérêt qui le rend criminel ?
+Hélas ! on ne craint point qu’il venge un jour son père ;
+On craint qu’il n’essuyât les larmes de sa mère.
+Il m’aurait tenu lieu d’un père et d’un époux ;
+Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups.
+
+
+Madame, mes refus ont prévenu vos larmes.
+Tous les Grecs m’ont déjà menacé de leurs armes,
+Mais dussent-ils encore, en repassant les eaux,
+Demander votre fils avec mille vaisseaux,
+Coûtât-il tout le sang qu’Hélène a fait répandre,
+Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,
+Je ne balance point, je vole à son secours.
+Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.
+Mais parmi ces périls où je cours pour vous plaire,
+Me refuserez-vous un regard moins sévère ?
+Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés,
+Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés ?
+Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore
+Que vous accepterez un cœur qui vous adore ?
+En combattant pour vous, me sera-t-il permis
+De ne vous point compter parmi mes ennemis ?
+
+
+Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce ?
+Faut-il qu’un si grand cœur montre tant de faiblesse ?
+Voulez-vous qu’un dessein si beau, si généreux,
+Passe pour le transport d’un esprit amoureux ?
+Captive, toujours triste, importune à moi-même,
+Pouvez-vous souhaiter qu’Andromaque vous aime ?
+Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
+Qu’à des pleurs éternels vous avez condamnés ?
+Non, non ; d’un ennemi respecter la misère,
+Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
+De cent peuples pour lui combattre la rigueur,
+Sans me faire payer son salut de mon cœur,
+Malgré moi, s’il le faut, lui donner un asile :
+Seigneur, voilà des soins dignes du fils d’Achille.
+
+
+Hé quoi ! votre courroux n’a-t-il pas eu son cours ?
+Peut-on haïr sans cesse ? et punit-on toujours ?
+J’ai fait des malheureux, sans doute ; et la Phrygie
+Cent fois de votre sang a vu ma main rougie ;
+Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés !
+Qu’ils m’ont vendu bien cher les pleurs qu’ils ont versés !
+De combien de remords m’ont-ils rendu la proie !
+Je souffre tous les maux que j’ai faits devant Troie.
+Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
+Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
+Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquiètes...
+Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?
+Mais enfin, tour à tour, c’est assez nous punir :
+Nos ennemis communs devraient nous réunir.
+Madame, dites-moi seulement que j’espère,
+Je vous rends votre fils, et je lui sers de père ;
+Je l’instruirai moi-même à venger les Troyens ;
+J’irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
+Animé d’un regard, je puis tout entreprendre :
+Votre Ilion encor peut sortir de sa cendre ;
+Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l’ont pris,
+Dans ses murs relevés couronner votre fils.
+
+
+Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère.
+Je les lui promettais tant qu’a vécu son père.
+Non, vous n’espérez plus de nous revoir encor,
+Sacrés murs que n’a pu conserver mon Hector !
+À de moindres faveurs des malheureux prétendent,
+Seigneur : c’est un exil que mes pleurs vous demandent.
+Souffrez que, loin des Grecs, et même loin de vous,
+J’aille cacher mon fils, et pleurer mon époux.
+Votre amour contre nous allume trop de haine.
+Retournez, retournez à la fille d’Hélène.
+
+
+Et le puis-je, Madame ? Ah ! que vous me gênez !
+Comment lui rendre un cœur que vous me retenez ?
+Je sais que de mes vœux on lui promit l’empire ;
+Je sais que pour régner elle vint dans l’Épire ;
+Le sort vous y voulut l’une et l’autre amener :
+Vous, pour porter des fers, elle, pour en donner.
+Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire ?
+Et ne dirait-on pas, en voyant au contraire
+Vos charmes tout-puissants, et les siens dédaignés,
+Qu’elle est ici captive et que vous y régnez ?
+Ah ! qu’un seul des soupirs que mon cœur vous envoie,
+S’il s’échappait vers elle y porterait de joie.
+
+
+Et pourquoi vos soupirs seraient-ils repoussés ?
+Aurait-elle oublié vos services passés ?
+Troie, Hector, contre vous, révoltent-ils son âme ?
+Aux cendres d’un époux doit-elle enfin sa flamme ?
+Et quel époux encore ! Ah ! souvenir cruel !
+Sa mort seule a rendu votre père immortel ;
+Il doit au sang d’Hector tout l’éclat de ses armes,
+Et vous n’êtes tous deux connus que par mes larmes.
+
+
+Eh bien, Madame, eh bien ! il faut vous obéir :
+Il faut vous oublier, ou plutôt vous haïr.
+Oui, mes vœux ont trop loin poussé leur violence
+Pour ne plus s’arrêter que dans l’indifférence ;
+Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
+S’il n’aime avec transport, haïsse avec fureur.
+Je n’épargnerai rien dans ma juste colère :
+Le fils me répondra des mépris de la mère ;
+La Grèce le demande, et je ne prétends pas
+Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats.
+
+
+Hélas ! il mourra donc. Il n’a pour sa défense
+Que les pleurs de sa mère et que son innocence.
+Et peut-être après tout, en l’état où je suis,
+Sa mort avancera la fin de mes ennuis.
+Je prolongeais pour lui ma vie et ma misère ;
+Mais enfin sur ses pas j’irai revoir son père.
+Ainsi, tous trois, Seigneur, par vos soins réunis,
+Nous vous... Allez, Madame, allez voir votre fils.
+Peut-être, en le voyant, votre amour plus timide
+Ne prendra pas toujours sa colère pour guide.
+Pour savoir nos destins j’irai vous retrouver.
+Madame, en l’embrassant, songez à le sauver.
+
+
+
+Je fais ce que tu veux ; je consens qu’il me voie.
+Je lui veux bien encore accorder cette joie.
+Pylade va bientôt conduire ici ses pas ;
+Mais si je m’en croyais, je ne le verrais pas.
+
+
+Et qu’est-ce que sa vue a pour vous de funeste ?
+Madame, n’est-ce pas toujours le même Oreste
+Dont vous avez cent fois souhaité le retour,
+Et dont vous regrettiez la constance et l’amour ?
+
+
+C’est cet amour payé de trop d’ingratitude
+Qui me rend en ces lieux sa présence si rude.
+Quelle honte pour moi, quel triomphe pour lui,
+De voir mon infortune égaler son ennui !
+Est-ce là, dira-t-il, cette fière Hermione ?
+Elle me dédaignait ; un autre l’abandonne.
+L’ingrate, qui mettait son cœur à si haut prix,
+Apprend donc à son tour à souffrir des mépris ?
+Ah dieux ! Ah ! dissipez ces indignes alarmes :
+Il a trop bien senti le pouvoir de vos charmes.
+Vous croyez qu’un amant vienne vous insulter ?
+Il vous rapporte un cœur qu’il n’a pu vous ôter.
+Mais vous ne dites point ce que vous mande un père ?
+
+
+Dans ses retardements si Pyrrhus persévère,
+À la mort du Troyen s’il ne veut consentir,
+Mon père avec les Grecs m’ordonne de partir.
+
+
+Eh bien, Madame, eh bien ! écoutez donc Oreste.
+Pyrrhus a commencé, faites au moins le reste.
+Pour bien faire il faudrait que vous le prévinssiez.
+Ne m’avez-vous pas dit que vous le haïssiez ?
+
+
+Si je le hais, Cléone ! Il y va de ma gloire,
+Après tant de bontés dont il perd la mémoire ;
+Lui qui me fut si cher, et qui m’a pu trahir,
+Ah ! je l’ai trop aimé pour ne le point haïr !
+
+
+Fuyez-le donc, Madame ; et puisqu’on vous adore...
+
+
+Ah ! laisse à ma fureur le temps de croître encore.
+Contre mon ennemi laisse-moi m’assurer.
+Cléone, avec horreur je m’en veux séparer.
+Il n’y travaillera que trop bien, l’infidèle !
+
+
+Quoi ? vous en attendez quelque injure nouvelle ?
+Aimer une captive, et l’aimer à vos yeux,
+Tout cela n’a donc pu vous le rendre odieux ?
+Après ce qu’il a fait, que saurait-il donc faire ?
+Il vous aurait déplu, s’il pouvait vous déplaire.
+
+
+Pourquoi veux-tu, cruelle, irriter mes ennuis ?
+Je crains de me connaître en l’état où je suis.
+De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire ;
+Crois que je n’aime plus, vante-moi ma victoire ;
+Crois que dans son dépit mon cœur est endurci,
+Hélas ! et, s’il se peut, fais-le moi croire aussi.
+Tu veux que je le fuie ? Eh bien ! rien ne m’arrête :
+Allons ; n’envions plus son indigne conquête :
+Que sur lui sa captive étende son pouvoir.
+Fuyons... Mais si l’ingrat rentrait dans son devoir !
+Si la foi dans son cœur retrouvait quelque place ;
+S’il venait à mes pieds me demander sa grâce ;
+Si sous mes lois, Amour, tu pouvais l’engager !
+S’il voulait... Mais l’ingrat ne veut que m’outrager.
+Demeurons toutefois pour troubler leur fortune,
+Prenons quelque plaisir à leur être importune ;
+Ou, le forçant de rompre un nœud si solennel,
+Aux yeux de tous les Grecs rendons-le criminel.
+J’ai déjà sur le fils attiré leur colère ;
+Je veux qu’on vienne encor lui demander la mère.
+Rendons-lui les tourments qu’elle m’a fait souffrir :
+Qu’elle le perde, ou bien qu’il la fasse périr.
+
+
+Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes
+Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes,
+Et qu’un cœur accablé de tant de déplaisirs
+De son persécuteur ait brigué les soupirs ?
+Voyez si sa douleur en paraît soulagée.
+Pourquoi donc les chagrins où son âme est plongée ?
+Contre un amant qui plaît pourquoi tant de fierté ?
+
+
+Hélas ! pour mon malheur, je l’ai trop écouté.
+Je n’ai point du silence affecté le mystère :
+Je croyais sans péril pouvoir être sincère,
+Et sans armer mes yeux d’un moment de rigueur,
+Je n’ai pour lui parler consulté que mon cœur.
+Et qui ne se serait comme moi déclarée
+Sur la foi d’une amour si saintement jurée ?
+Me voyait-il de l’oeil qu’il me voit aujourd’hui ?
+Tu t’en souviens encor, tout conspirait pour lui :
+Ma famille vengée, et les Grecs dans la joie,
+Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie,
+Les exploits de son père effacés par les siens,
+Ses feux que je croyais plus ardents que les miens,
+Mon cœur, toi-même enfin de sa gloire éblouie,
+Avant qu’il me trahît, vous m’avez tous trahie.
+Mais c’en est trop, Cléone, et quel que soit Pyrrhus,
+Hermione est sensible, Oreste a des vertus ;
+Il sait aimer du moins, et même sans qu’on l’aime,
+Et peut-être il saura se faire aimer lui-même.
+Allons : Qu’il vienne enfin. Madame, le voici.
+
+
+Ah ! je ne croyais pas qu’il fût si près d’ici.
+
+
+
+Le croirai-je, Seigneur, qu’un reste de tendresse
+Vous fasse ici chercher une triste princesse ?
+Ou ne dois-je imputer qu’à votre seul devoir
+L’heureux empressement qui vous porte à me voir ?
+
+
+Tel est de mon amour l’aveuglement funeste,
+Vous le savez, Madame, et le destin d’Oreste
+Est de venir sans cesse adorer vos attraits,
+Et de jurer toujours qu’il n’y viendra jamais.
+Je sais que vos regards vont rouvrir mes blessures,
+Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures :
+Je le sais, j’en rougis ; mais j’atteste les dieux,
+Témoins de la fureur de mes derniers adieux,
+Que j’ai couru partout où ma perte certaine
+Dégageait mes serments et finissait ma peine.
+J’ai mendié la mort chez des peuples cruels
+Qui n’apaisaient leurs dieux que du sang des mortels :
+Ils m’ont fermé leur temple ; et ces peuples barbares
+De mon sang prodigué sont devenus avares.
+Enfin je viens à vous, et je me vois réduit
+À chercher dans vos yeux une mort qui me fuit,
+Mon désespoir n’attend que leur indifférence :
+Ils n’ont qu’à m’interdire un reste d’espérance,
+Ils n’ont, pour avancer cette mort où je cours,
+Qu’à me dire une fois ce qu’ils m’ont dit toujours.
+Voilà, depuis un an, le seul soin qui m’anime.
+Madame, c’est à vous de prendre une victime
+Que les Scythes auraient dérobée à vos coups
+Si j’en avais trouvé d’aussi cruels que vous.
+
+
+Quittez, Seigneur, quittez ce funeste langage.
+À des soins plus pressants la Grèce vous engage.
+Que parlez-vous du Scythe et de mes cruautés ?
+Songez à tous ces rois que vous représentez.
+Faut-il que d’un transport leur vengeance dépende ?
+Est-ce le sang d’Oreste enfin qu’on vous demande ?
+Dégagez-vous des soins dont vous êtes chargé.
+
+
+Les refus de Pyrrhus m’ont assez dégagé,
+Madame : il me renvoie ; et quelque autre puissance
+Lui fait du fils d’Hector embrasser la défense.
+
+
+L’infidèle ! Ainsi donc, tout prêt à le quitter,
+Sur mon propre destin je viens vous consulter.
+Déjà même je crois entendre la réponse
+Qu’en secret contre moi votre haine prononce.
+
+
+Hé quoi ? toujours injuste en vos tristes discours,
+De mon inimitié vous plaindrez-vous toujours ?
+Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée ?
+J’ai passé dans l’Épire où j’étais reléguée :
+Mon père l’ordonnait ; mais qui sait si depuis
+Je n’ai point en secret partagé vos ennuis ?
+Pensez-vous avoir seul éprouvé des alarmes ;
+Que l’Épire jamais n’ait vu couler mes larmes ?
+Enfin, qui vous a dit que malgré mon devoir
+Je n’ai pas quelquefois souhaité de vous voir ?
+
+
+Souhaité de me voir ! Ah ! divine Princesse...
+Mais, de grâce, est-ce à moi que ce discours s’adresse ?
+Ouvrez vos yeux : songez qu’Oreste est devant vous,
+Oreste, si longtemps l’objet de leur courroux.
+
+
+Oui, c’est vous dont l’amour, naissant avec leurs charmes,
+Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes ;
+Vous que mille vertus me forçaient d’estimer ;
+Vous que j’ai plaint, enfin que je voudrais aimer.
+
+
+Je vous entends. Tel est mon partage funeste :
+Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste.
+
+
+Ah ! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus :
+Je vous haïrais trop. Vous m’en aimeriez plus.
+Ah ! que vous me verriez d’un regard bien contraire !
+Vous me voulez aimer, et je ne puis vous plaire ;
+Et l’amour seul alors se faisant obéir,
+Vous m’aimeriez, Madame, en me voulant haïr.
+Ô dieux ! tant de respects, une amitié si tendre...
+Que de raisons pour moi, si vous pouviez m’entendre !
+Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd’hui,
+Peut-être malgré vous, sans doute malgré lui :
+Car enfin il vous hait ; son âme ailleurs éprise
+N’a plus... Qui vous l’a dit, Seigneur, qu’il me méprise ?
+Ses regards, ses discours vous l’ont-ils donc appris ?
+Jugez-vous que ma vue inspire des mépris,
+Qu’elle allume en un cœur des feux si peu durables ?
+Peut-être d’autres yeux me sont plus favorables.
+
+
+Poursuivez : il est beau de m’insulter ainsi.
+Cruelle, c’est donc moi qui vous méprise ici ?
+Vos yeux n’ont pas assez éprouvé ma constance ?
+Je suis donc un témoin de leur peu de puissance ?
+Je les ai méprisés ? Ah ! qu’ils voudraient bien voir
+Mon rival comme moi mépriser leur pouvoir !
+
+
+Que m’importe, Seigneur, sa haine ou sa tendresse ?
+Allez contre un rebelle armer toute la Grèce ;
+Rapportez-lui le prix de sa rébellion ;
+Qu’on fasse de l’Épire un second Ilion.
+Allez. Après cela direz-vous que je l’aime ?
+
+
+Madame, faites plus, et venez-y vous-même.
+Voulez-vous demeurer pour otage en ces lieux,
+Venez dans tous les cœurs faire parler vos yeux.
+Faisons de notre haine une commune attaque.
+
+
+Mais, Seigneur, cependant, s’il épouse Andromaque ?
+
+
+Hé, Madame ! Songez quelle honte pour nous,
+Si d’une Phrygienne il devenait l’époux !
+
+
+Et vous le haïssez ! Avouez-le, Madame,
+L’amour n’est pas un feu qu’on renferme en une âme ;
+Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux,
+Et les feux mal couverts n’en éclatent que mieux.
+
+
+Seigneur, je le vois bien, votre âme prévenue
+Répand sur mes discours le venin qui la tue,
+Toujours dans mes raisons cherche quelque détour,
+Et croit qu’en moi la haine est un effort d’amour.
+Il faut donc m’expliquer ; vous agirez ensuite.
+Vous savez qu’en ces lieux mon devoir m’a conduite ;
+Mon devoir m’y retient ; et je n’en puis partir
+Que mon père ou Pyrrhus ne m’en fassent sortir.
+De la part de mon père allez lui faire entendre
+Que l’ennemi des Grecs ne peut être son gendre.
+Du Troyen ou de moi faites-le décider :
+Qu’il songe qui des deux il veut rendre ou garder ;
+Enfin qu’il me renvoie, ou bien qu’il vous le livre.
+Adieu. S’il y consent, je suis prête à vous suivre.
+
+
+Oui, oui, vous me suivrez, n’en doutez nullement ;
+Je vous réponds déjà de son consentement.
+Je ne crains pas enfin que Pyrrhus la retienne :
+Il n’a devant les yeux que sa chère Troyenne ;
+Tout autre objet le blesse ; et peut-être aujourd’hui
+Il n’attend qu’un prétexte à l’éloigner de lui.
+Nous n’avons qu’à parler : c’en est fait. Quelle joie
+D’enlever à l’Épire une si belle proie !
+Sauve tout ce qui reste et de Troie et d’Hector,
+Garde son fils, sa veuve, et mille autres encor,
+Épire : c’est assez qu’Hermione rendue
+Perde à jamais tes bords et ton prince de vue.
+Mais un heureux destin le conduit en ces lieux.
+Parlons. À tant d’attraits, Amour, ferme ses yeux !
+
+
+
+Je vous cherchais, Seigneur. Un peu de violence
+M’a fait de vos raisons combattre la puissance,
+Je l’avoue ; et depuis que je vous ai quitté,
+J’en ai senti la force et connu l’équité.
+J’ai songé, comme vous, qu’à la Grèce, à mon père,
+À moi-même, en un mot, je devenais contraire ;
+Que je relevais Troie, et rendais imparfait
+Tout ce qu’a fait Achille, et tout ce que j’ai fait.
+Je ne condamne plus un courroux légitime,
+Et l’on vous va, Seigneur, livrer votre victime.
+
+
+Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux,
+C’est acheter la paix du sang d’un malheureux.
+
+
+Oui ; mais je veux, Seigneur, l’assurer davantage :
+D’une éternelle paix Hermione est le gage ;
+Je l’épouse. Il semblait qu’un spectacle si doux
+N’attendît en ces lieux qu’un témoin tel que vous :
+Vous y représentez tous les Grecs et son père,
+Puisqu’en vous Ménélas voit revivre son frère.
+Voyez-la donc. Allez. Dites-lui que demain
+J’attends avec la paix son cœur de votre main.
+
+
+Ah dieux ! Eh bien, Phœnix, l’amour est-il le maître ?
+Tes yeux refusent-ils encor de me connaître ?
+
+
+Ah ! je vous reconnais ; et ce juste courroux,
+Ainsi qu’à tous les Grecs, Seigneur, vous rend à vous.
+Ce n’est plus le jouet d’une flamme servile :
+C’est Pyrrhus, c’est le fils et le rival d’Achille,
+Que la gloire à la fin ramène sous ses lois,
+Qui triomphe de Troie une seconde fois.
+
+
+Dis plutôt qu’aujourd’hui commence ma victoire,
+D’aujourd’hui seulement je jouis de ma gloire ;
+Et mon cœur, aussi fier que tu l’as vu soumis,
+Croit avoir en l’amour vaincu mille ennemis.
+Considère, Phœnix, les troubles que j’évite,
+Quelle foule de maux l’amour traîne à sa suite,
+Que d’amis, de devoirs, j’allais sacrifier,
+Quels périls... Un regard m’eût tout fait oublier.
+Tous les Grecs conjurés fondaient sur un rebelle ;
+Je trouvais du plaisir à me perdre pour elle.
+
+
+Oui, je bénis, Seigneur, l’heureuse cruauté
+Qui vous rend... Tu l’as vu, comme elle m’a traité.
+Je pensais, en voyant sa tendresse alarmée,
+Que son fils me la dût renvoyer désarmée.
+J’allais voir le succès de ses embrassements :
+Je n’ai trouvé que pleurs mêlés d’emportements.
+Sa misère l’aigrit ; et toujours plus farouche,
+Cent fois le nom d’Hector est sorti de sa bouche.
+Vainement à son fils j’assurais mon secours :
+« C’est Hector, disait-elle, en l’embrassant toujours ;
+Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ;
+C’est lui-même ; c’est toi, cher époux, que j’embrasse. »
+Et quelle est sa pensée ? attend-elle en ce jour
+Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour ?
+
+
+Sans doute, c’est le prix que vous gardait l’ingrate.
+Mais laissez-la, Seigneur. Je vois ce qui la flatte :
+Sa beauté la rassure, et malgré mon courroux,
+L’orgueilleuse m’attend encore à ses genoux.
+Je la verrais aux miens, Phœnix, d’un oeil tranquille.
+Elle est veuve d’Hector, et je suis fils d’Achille :
+Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus.
+
+
+Commencez donc, Seigneur, à ne m’en parler plus.
+Allez voir Hermione ; et content de lui plaire,
+Oubliez à ses pieds jusqu’à votre colère.
+Vous-même à cet hymen venez la disposer.
+Est-ce sur un rival qu’il s’en faut reposer ?
+Il ne l’aime que trop. Crois-tu, si je l’épouse,
+Qu’Andromaque en son cœur n’en sera pas jalouse ?
+
+
+Quoi ? toujours Andromaque occupe votre esprit !
+Que vous importe, ô dieux ! sa joie ou son dépit ?
+Quel charme, malgré vous, vers elle vous attire ?
+
+
+Non, je n’ai pas bien dit tout ce qu’il lui faut dire :
+Ma colère à ses yeux n’a paru qu’à demi ;
+Elle ignore à quel point je suis son ennemi.
+Retournons-y. Je veux la braver à sa vue,
+Et donner à ma haine une libre étendue.
+Viens voir tous ses attraits, Phœnix, humiliés.
+Allons. Allez, Seigneur, vous jeter à ses pieds ;
+Allez, en lui jurant que votre âme l’adore,
+À de nouveaux mépris l’encourager encore.
+
+
+Je le vois bien, tu crois que prêt à l’excuser
+Mon cœur court après elle et cherche à s’apaiser.
+
+
+Vous aimez : c’est assez. Moi, l’aimer ? une ingrate
+Qui me hait d’autant plus que mon amour la flatte ?
+Sans parents, sans amis, sans espoir que sur moi ;
+Je puis perdre son fils, peut-être je le doi ;
+Étrangère... que dis-je ? esclave dans l’Épire,
+Je lui donne son fils, mon âme, mon empire,
+Et je ne puis gagner dans son perfide cœur
+D’autre rang que celui de son persécuteur !
+Non, non, je l’ai juré, ma vengeance est certaine :
+Il faut bien une fois justifier sa haine,
+J’abandonne son fils. Que de pleurs vont couler !
+De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler !
+Quel spectacle pour elle aujourd’hui se dispose !
+Elle en mourra, Phœnix, et j’en serai la cause.
+C’est lui mettre moi-même un poignard dans le sein.
+
+
+Et pourquoi donc en faire éclater le dessein ?
+Que ne consultiez-vous tantôt votre faiblesse ?
+
+
+Je t’entends. Mais excuse un reste de tendresse.
+Crains-tu pour ma colère un si faible combat ?
+D’un amour qui s’éteint c’est le dernier éclat.
+Allons. À tes conseils, Phœnix, je m’abandonne.
+Faut-il livrer son fils ? faut-il voir Hermione ?
+
+Oui, voyez-la, Seigneur et par des vœux soumis,
+Protestez-lui... Faisons tout ce que j’ai promis.
+
+
+Modérez donc, Seigneur, cette fureur extrême.
+Je ne vous connais plus ; vous n’êtes plus vous-même.
+Souffrez... Non, tes conseils ne sont plus de saison,
+Pylade ; je suis las d’écouter la raison.
+C’est traîner trop longtemps ma vie et mon supplice :
+Il faut que je l’enlève, ou bien que je périsse.
+Le dessein en est pris, je le veux achever.
+Oui, je le veux. Eh bien ! il la faut enlever,
+J’y consens. Mais songez cependant où vous êtes.
+Que croira-t-on de vous, à voir ce que vous faites ?
+Dissimulez : calmez ce transport inquiet ;
+Commandez à vos yeux de garder le secret.
+Ces gardes, cette cour, l’air qui vous environne,
+Tout dépend de Pyrrhus, et surtout Hermione.
+À ses regards surtout cachez votre courroux.
+Ô dieux ! en cet état pourquoi la cherchiez-vous ?
+
+
+Que sais-je ? De moi-même étais-je alors le maître ?
+La fureur m’emportait, et je venais peut-être
+Menacer à la fois l’ingrate et son amant.
+
+
+Et quel était le fruit de cet emportement ?
+
+
+Et quelle âme, dis-moi, ne serait éperdue
+Du coup dont ma raison vient d’être confondue ?
+Il épouse, dit-il, Hermione demain ;
+Il veut, pour m’honorer, la tenir de ma main.
+Ah ! plutôt cette main dans le sang du barbare...
+
+
+Vous l’accusez, Seigneur, de ce destin bizarre ;
+Cependant, tourmenté de ses propres desseins,
+Il est peut-être à plaindre autant que je vous plains.
+
+
+Non, non, je le connais, mon désespoir le flatte ;
+Sans moi, sans mon amour, il dédaignait l’ingrate ;
+Ses charmes jusque-là n’avaient pu le toucher :
+Le cruel ne la prend que pour me l’arracher.
+Ah dieux ! c’en était fait : Hermione gagnée
+Pour jamais de sa vue allait être éloignée,
+Son cœur, entre l’amour et le dépit confus,
+Pour se donner à moi n’attendait qu’un refus,
+Ses yeux s’ouvraient, Pylade, elle écoutait Oreste,
+Lui parlait, le plaignait... Un mot eût fait le reste.
+
+
+Vous le croyez ! Hé quoi ? ce courroux enflammé
+Contre un ingrat... Jamais il ne fut plus aimé.
+Pensez-vous, quand Pyrrhus vous l’aurait accordée,
+Qu’un prétexte tout prêt ne l’eût pas retardée ?
+M’en croirez-vous ? Lassé de ses trompeurs attraits,
+Au lieu de l’enlever, fuyez-la pour jamais.
+Quoi ? votre amour se veut charger d’une furie
+Qui vous détestera, qui toute votre vie,
+Regrettant un hymen tout prêt à s’achever,
+Voudra... C’est pour cela que je veux l’enlever.
+Tout lui rirait, Pylade ; et moi, pour mon partage,
+Je n’emporterais donc qu’une inutile rage ?
+J’irais loin d’elle encor tâcher de l’oublier ?
+Non, non, à mes tourments, je veux l’associer.
+C’est trop gémir tout seul. Je suis las qu’on me plaigne.
+Je prétends qu’à mon tour l’inhumaine me craigne,
+Et que ses yeux cruels, à pleurer condamnés,
+Me rendent tous les noms que je leur ai donnés.
+
+
+Voilà donc le succès qu’aura votre ambassade :
+Oreste ravisseur ! Et qu’importe, Pylade ?
+Quand nos États vengés jouiront de mes soins,
+L’ingrate de mes pleurs jouira-t-elle moins ?
+Et que me servira que la Grèce m’admire,
+Tandis que je serai la fable de l’Épire ?
+Que veux-tu ? Mais, s’il faut ne te rien déguiser,
+Mon innocence enfin commence à me peser.
+Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
+Laisse le crime en paix, et poursuit l’innocence.
+De quelque part sur moi que je tourne les yeux,
+Je ne vois que malheurs qui condamnent les dieux.
+Méritons leur courroux, justifions leur haine,
+Et que le fruit du crime en précède la peine
+Mais toi, par quelle erreur veux-tu toujours sur toi
+Détourner un courroux qui ne cherche que moi ?
+Assez et trop longtemps mon amitié t’accable :
+Évite un malheureux, abandonne un coupable.
+Cher Pylade, crois-moi, ta pitié te séduit.
+Laisse-moi des périls dont j’attends tout le fruit.
+Porte aux Grecs cet enfant que Pyrrhus m’abandonne.
+Va-t’en. Allons, Seigneur, enlevons Hermione.
+Au travers des périls un grand cœur se fait jour.
+Que ne peut l’amitié conduite par l’amour ?
+Allons de tous vos Grecs encourager le zèle.
+Nos vaisseaux sont tout prêts, et le vent nous appelle.
+Je sais de ce palais tous les détours obscurs ;
+Vous voyez que la mer en vient battre les murs,
+Et cette nuit, sans peine, une secrète voie
+Jusqu’en votre vaisseau conduira votre proie.
+
+
+J’abuse, cher ami, de ton trop d’amitié
+Mais pardonne à des maux dont toi seul as pitié ;
+Excuse un malheureux qui perd tout ce qu’il aime,
+Que tout le monde hait, et qui se hait lui-même.
+Que ne puis-je à mon tour dans un sort plus heureux...
+
+
+Dissimulez, Seigneur ; c’est tout ce que je veux.
+Gardez qu’avant le coup votre dessein n’éclate :
+Oubliez jusque-là qu’Hermione est ingrate ;
+Oubliez votre amour. Elle vient, je la voi.
+
+
+Va-t’en. Réponds-moi d’elle, et je réponds de moi.
+
+
+
+
+Eh bien ! mes soins vous ont rendu votre conquête.
+J’ai vu Pyrrhus, Madame, et votre hymen s’apprête.
+
+
+On le dit ; et de plus on vient de m’assurer
+Que vous ne me cherchiez que pour m’y préparer.
+
+
+Et votre âme à ses vœux ne sera pas rebelle ?
+
+
+Qui l’eût cru que Pyrrhus ne fût pas infidèle ?
+Que sa flamme attendrait si tard pour éclater ?
+Qu’il reviendrait à moi, quand je l’allais quitter ?
+Je veux croire avec vous qu’il redoute la Grèce,
+Qu’il suit son intérêt plutôt que sa tendresse,
+Que mes yeux sur votre âme étaient plus absolus.
+
+
+Non, Madame : il vous aime, et je n’en doute plus.
+Vos yeux ne font-ils pas tout ce qu’ils veulent faire ?
+Et vous ne vouliez pas sans doute lui déplaire.
+
+
+Mais que puis-je, Seigneur ? On a promis ma foi.
+Lui ravirai-je un bien qu’il ne tient pas de moi ?
+L’amour ne règle pas le sort d’une princesse :
+La gloire d’obéir est tout ce qu’on nous laisse.
+Cependant je partais, et vous avez pu voir
+Combien je relâchais pour vous de mon devoir.
+
+
+Ah ! que vous saviez bien, cruelle... Mais, Madame,
+Chacun peut à son choix disposer de son âme.
+La vôtre était à vous. J’espérais ; mais enfin
+Vous l’avez pu donner sans me faire un larcin.
+Je vous accuse aussi bien moins que la fortune.
+Et pourquoi vous lasser d’une plainte importune ?
+Tel est votre devoir, je l’avoue ; et le mien
+Est de vous épargner un si triste entretien.
+
+
+
+
+Attendais-tu, Cléone, un courroux si modeste ?
+
+
+La douleur qui se tait n’en est que plus funeste.
+Je le plains d’autant plus qu’auteur de son ennui,
+Le coup qui l’a perdu n’est parti que de lui.
+Comptez depuis quel temps votre hymen se prépare ;
+Il a parlé, Madame, et Pyrrhus se déclare.
+
+
+Tu crois que Pyrrhus craint ? Et que craint-il encor ?
+Des peuples qui dix ans ont fui devant Hector,
+Qui cent fois, effrayés de l’absence d’Achille,
+Dans leurs vaisseaux brûlants ont cherché leur asile,
+Et qu’on verrait encor, sans l’appui de son fils,
+Redemander Hélène aux Troyens impunis ?
+Non, Cléone, il n’est point ennemi de lui-même ;
+Il veut tout ce qu’il fait, et s’il m’épouse, il m’aime.
+Mais qu’Oreste à son gré m’impute ses douleurs :
+N’avons-nous d’entretien que celui de ses pleurs ?
+Pyrrhus revient à nous ! Eh bien ! chère Cléone,
+Conçois-tu les transports de l’heureuse Hermione ?
+Sais-tu quel est Pyrrhus ? T’es-tu fait raconter
+Le nombre des exploits... mais qui les peut compter ?
+Intrépide, et partout suivi de la victoire,
+Charmant, fidèle enfin : rien ne manque à sa gloire.
+Songe... Dissimulez. Votre rivale en pleurs
+Vient à vos pieds, sans doute, apporter ses douleurs.
+
+
+Dieux ! ne puis-je à ma joie abandonner mon âme ?
+Sortons : que lui dirais-je ? Où fuyez-vous, Madame ?
+N’est-ce pas à vos yeux un spectacle assez doux
+Que la veuve d’Hector pleurante à vos genoux ?
+Je ne viens point ici, par de jalouses larmes,
+Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes.
+Par une main cruelle, hélas ! j’ai vu percer
+Le seul où mes regards prétendaient s’adresser.
+Ma flamme par Hector fut jadis allumée ;
+Avec lui dans la tombe elle s’est enfermée.
+Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,
+Madame, pour un fils jusqu’où va notre amour ;
+Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,
+En quel trouble mortel son intérêt nous jette,
+Lorsque de tant de biens qui pouvaient nous flatter,
+C’est le seul qui nous reste, et qu’on veut nous l’ôter.
+Hélas ! lorsque, lassés de dix ans de misère,
+Les Troyens en courroux menaçaient votre mère,
+J’ai su de mon Hector lui procurer l’appui.
+Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j’ai pu sur lui.
+Que craint-on d’un enfant qui survit à sa perte ?
+Laissez-moi le cacher en quelque île déserte ;
+Sur les soins de sa mère on peut s’en assurer,
+Et mon fils avec moi n’apprendra qu’à pleurer.
+
+
+Je conçois vos douleurs. Mais un devoir austère,
+Quand mon père a parlé, m’ordonne de me taire.
+C’est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux.
+S’il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous ?
+Vos yeux assez longtemps ont régné sur son âme ;
+Faites-le prononcer : j’y souscrirai. Madame.
+
+
+
+
+Quel mépris la cruelle attache à ses refus !
+
+
+Je croirais ses conseils, et je verrais Pyrrhus.
+Un regard confondrait Hermione et la Grèce...
+Mais lui-même il vous cherche. Où donc est la princesse ?
+Ne m’avais-tu pas dit qu’elle était en ces lieux ?
+
+
+Je le croyais. Tu vois le pouvoir de mes yeux !
+
+
+Que dit-elle, Phœnix ? Hélas ! tout m’abandonne.
+
+
+Allons, Seigneur, marchons sur les pas d’Hermione.
+
+
+Qu’attendez-vous ? Rompez ce silence obstiné.
+
+
+Il a promis mon fils. Il ne l’a pas donné.
+
+
+Non, non, j’ai beau pleurer, sa mort est résolue.
+
+
+Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue ?
+Quel orgueil ! Je ne fais que l’irriter encor.
+Sortons. Allons aux Grecs livrer le fils d’Hector.
+
+
+Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ?
+Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère !
+Vos serments m’ont tantôt juré tant d’amitié !
+Dieux ! ne pourrai-je au moins toucher votre pitié ?
+Sans espoir de pardon m’avez-vous condamnée ?
+
+
+Phœnix vous le dira, ma parole est donnée.
+
+
+Vous qui braviez pour moi tant de périls divers !
+
+
+J’étais aveugle alors ; mes yeux se sont ouverts.
+Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée ;
+Mais vous ne l’avez pas seulement demandée :
+C’en est fait. Ah ! Seigneur ! vous entendiez assez
+Des soupirs qui craignaient de se voir repoussés.
+Pardonnez à l’éclat d’une illustre fortune
+Ce reste de fierté qui craint d’être importune.
+Vous ne l’ignorez pas : Andromaque, sans vous,
+N’aurait jamais d’un maître embrassé les genoux.
+
+
+Non, vous me haïssez ; et dans le fond de l’âme
+Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.
+Ce fils même, ce fils, l’objet de tant de soins,
+Si je l’avais sauvé, vous l’en aimeriez moins.
+La haine, le mépris, contre moi tout s’assemble ;
+Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.
+Jouissez à loisir d’un si noble courroux.
+Allons, Phœnix. Allons rejoindre mon époux.
+
+
+Madame... Et que veux-tu que je lui dise encore ?
+Auteur de tous mes maux, crois-tu qu’il les ignore ?
+Seigneur, voyez l’état où vous me réduisez.
+J’ai vu mon père mort et nos murs embrasés ;
+J’ai vu trancher les jours de ma famille entière,
+Et mon époux sanglant traîné sur la poussière,
+Son fils seul avec moi, réservé pour les fers.
+Mais que ne peut un fils ? Je respire, je sers.
+J’ai fait plus : je me suis quelquefois consolée
+Qu’ici, plutôt qu’ailleurs, le sort m’eût exilée ;
+Qu’heureux dans son malheur, le fils de tant de rois,
+Puisqu’il devait servir, fût tombé sous vos lois.
+J’ai cru que sa prison deviendrait son asile.
+Jadis Priam soumis fut respecté d’Achille :
+J’attendais de son fils encor plus de bonté.
+Pardonne, cher Hector, à ma crédulité !
+Je n’ai pu soupçonner ton ennemi d’un crime ;
+Malgré lui-même enfin je l’ai cru magnanime.
+Ah ! s’il l’était assez pour nous laisser du moins
+Au tombeau qu’à ta cendre ont élevé mes soins,
+Et que finissant là sa haine et nos misères,
+Il ne séparât point des dépouilles si chères !
+Va m’attendre, Phœnix. Madame, demeurez.
+On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.
+Oui, je sens à regret qu’en excitant vos larmes
+Je ne fais contre moi que vous donner des armes.
+Je croyais apporter plus de haine en ces lieux.
+Mais, Madame, du moins tournez vers moi les yeux :
+Voyez si mes regards sont d’un juge sévère,
+S’ils sont d’un ennemi qui cherche à vous déplaire.
+Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir ?
+Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.
+À le sauver enfin c’est moi qui vous convie.
+Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie ?
+Faut-il qu’en sa faveur j’embrasse vos genoux ?
+Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous.
+Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes,
+Combien je vais sur moi faire éclater de haines.
+Je renvoie Hermione, et je mets sur son front,
+Au lieu de ma couronne, un éternel affront.
+Je vous conduis au temple où son hymen s’apprête,
+Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.
+Mais ce n’est plus, Madame, une offre à dédaigner :
+Je vous le dis, il faut ou périr ou régner.
+Mon cœur, désespéré d’un an d’ingratitude,
+Ne peut plus de son sort souffrir l’incertitude.
+C’est craindre, menacer et gémir trop longtemps.
+Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j’attends.
+Songez-y : je vous laisse, et je viendrai vous prendre
+Pour vous mener au temple où ce fils doit m’attendre.
+Et là vous me verrez, soumis ou furieux,
+Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux.
+Je vous l’avais prédit, qu’en dépit de la Grèce,
+De votre sort encor vous seriez la maîtresse.
+
+
+Hélas ! de quel effet tes discours sont suivis !
+Il ne me restait plus qu’à condamner mon fils.
+
+
+Madame, à votre époux c’est être assez fidèle :
+Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle ;
+Lui-même il porterait votre âme à la douceur.
+
+
+Quoi ? je lui donnerais Pyrrhus pour successeur !
+
+
+Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent.
+Pensez-vous qu’après tout ses mânes en rougissent ?
+Qu’il méprisât, Madame, un roi victorieux
+Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux,
+Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,
+Qui ne se souvient plus qu’Achille était son père,
+Qui dément ses exploits et les rend superflus ?
+
+
+Dois-je les oublier, s’il ne s’en souvient plus ?
+Dois-je oublier Hector privé de funérailles,
+Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?
+Dois-je oublier son père à mes pieds renversé,
+Ensanglantant l’autel qu’il tenait embrassé ?
+Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
+Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ;
+Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,
+Entrant à la lueur de nos palais brûlants,
+Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
+Et de sang tout couvert échauffant le carnage ;
+Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,
+Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants ;
+Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :
+Voilà comme Pyrrhus vint s’offrir à ma vue ;
+Voilà par quels exploits il sut se couronner ;
+Enfin voilà l’époux que tu me veux donner.
+Non, je ne serai point complice de ses crimes ;
+Qu’il nous prenne, s’il veut, pour dernières victimes.
+Tous mes ressentiments lui seraient asservis.
+
+
+Eh bien, allons donc voir expirer votre fils :
+On n’attend plus que vous... Vous frémissez, Madame ?
+
+
+Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme !
+Quoi ? Céphise, j’irai voir expirer encor
+Ce fils, ma seule joie, et l’image d’Hector ?
+Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage ?
+Hélas ! je m’en souviens, le jour que son courage
+Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas,
+Il demanda son fils, et le prit dans ses bras :
+« Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
+J’ignore quel succès le sort garde à mes armes ;
+Je te laisse mon fils pour gage de ma foi :
+S’il me perd, je prétends qu’il me retrouve en toi.
+Si d’un heureux hymen la mémoire t’est chère,
+Montre au fils à quel point tu chérissais le père ».
+Et je puis voir répandre un sang si précieux ?
+Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux ?
+Roi barbare, faut-il que mon crime l’entraîne ?
+Si je te hais, est-il coupable de ma haine ?
+T’a-t-il de tous les siens reproché le trépas ?
+S’est-il plaint à tes yeux des maux qu’il ne sent pas ?
+Mais cependant, mon fils, tu meurs si je n’arrête
+Le fer que le cruel tient levé sur ta tête.
+Je l’en puis détourner, et je t’y vais offrir ?...
+Non, tu ne mourras point, je ne le puis souffrir.
+Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise,
+Va le trouver pour moi. Que faut-il que je dise ?
+
+
+Dis-lui que de mon fils l’amour est assez fort...
+Crois-tu que dans son cœur il ait juré sa mort ?
+L’amour peut-il si loin pousser sa barbarie ?
+
+
+Madame, il va bientôt revenir en furie.
+
+
+Eh bien ! va l’assurer... De quoi ? de votre foi ?
+
+
+Hélas ! pour la promettre est-elle encore à moi ?
+Ô cendres d’un époux ! ô Troyens ! ô mon père !
+Ô mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère !
+Allons. Où donc, Madame ? et que résolvez-vous ?
+
+
+Allons sur son tombeau consulter mon époux.
+
+
+
+Ah ! je n’en doute point : c’est votre époux, Madame,
+C’est Hector qui produit ce miracle en votre âme.
+Il veut que Troie encor se puisse relever
+Avec cet heureux fils qu’il vous fait conserver.
+Pyrrhus vous l’a promis. Vous venez de l’entendre,
+Madame : il n’attendait qu’un mot pour vous le rendre.
+Croyez-en ses transports : père, sceptre, alliés,
+Content de votre cœur, il met tout à vos pieds.
+Sur lui, sur tout son peuple il vous rend souveraine.
+Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine ?
+Déjà contre les Grecs plein d’un noble courroux,
+Le soin de votre fils le touche autant que vous
+Il prévient leur fureur, il lui laisse sa garde ;
+Pour ne pas l’exposer, lui-même il se hasarde.
+Mais tout s’apprête au temple, et vous avez promis...
+
+
+Oui, je m’y trouverai. Mais allons voir mon fils.
+
+
+Madame, qui vous presse ? Il suffit que sa vue
+Désormais à vos yeux ne soit plus défendue.
+Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés,
+Et vos embrassements ne seront plus comptés.
+Quel plaisir d’élever un enfant qu’on voit craître,
+Non plus comme un esclave élevé pour son maître,
+Mais pour voir avec lui renaître tant de rois !
+
+
+Céphise, allons le voir pour la dernière fois.
+
+
+Que dites-vous ? Ô dieux ! Ô ma chère Céphise,
+Ce n’est point avec toi que mon cœur se déguise.
+Ta foi, dans mon malheur, s’est montrée à mes yeux ;
+Mais j’ai cru qu’à mon tour tu me connaissais mieux.
+Quoi donc ? as-tu pensé qu’Andromaque infidèle
+Pût trahir un époux qui croit revivre en elle,
+Et que de tant de morts réveillant la douleur,
+Le soin de mon repos me fît troubler le leur ?
+Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre ?
+Mais son fils périssait ; il l’a fallu défendre.
+Pyrrhus en m’épousant s’en déclare l’appui ;
+Il suffit : je veux bien m’en reposer sur lui.
+Je sais quel est Pyrrhus : violent, mais sincère,
+Céphise, il fera plus qu’il n’a promis de faire.
+Sur le courroux des Grecs je m’en repose encor :
+Leur haine va donner un père au fils d’Hector,
+Je vais donc, puisqu’il faut que je me sacrifie,
+Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie ;
+Je vais, en recevant sa foi sur les autels,
+L’engager à mon fils par des nœuds immortels.
+Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,
+D’une infidèle vie abrégera le reste,
+Et sauvant ma vertu, rendra ce que je doi
+À Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi.
+Voilà de mon amour l’innocent stratagème,
+Voilà ce qu’un époux m’a commandé lui-même ;
+J’irai seule rejoindre Hector et mes aïeux.
+Céphise, c’est à toi de me fermer les yeux.
+
+
+Ah ! ne prétendez pas que je puisse survivre...
+
+
+Non, non, je te défends, Céphise de me suivre.
+Je confie à tes soins mon unique trésor.
+Si tu vivais pour moi, vis pour le fils d’Hector.
+De l’espoir des Troyens seule dépositaire,
+Songe à combien de rois tu deviens nécessaire.
+Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi :
+S’il le faut, je consens qu’on lui parle de moi ;
+Fais-lui valoir l’hymen où je me suis rangée,
+Dis-lui qu’avant ma mort je lui fus engagée,
+Que ses ressentiments doivent être effacés,
+Qu’en lui laissant mon fils, c’est l’estimer assez.
+Fais connaître à mon fils les héros de sa race,
+Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace :
+Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté,
+Plutôt ce qu’ils ont fait que ce qu’ils ont été ;
+Parle-lui tous les jours des vertus de son père ;
+Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.
+Mais qu’il ne songe plus, Céphise, à nous venger :
+Nous lui laissons un maître, il le doit ménager.
+Qu’il ait de ses aïeux un souvenir modeste :
+Il est du sang d’Hector, mais il en est le reste ;
+Et pour ce reste enfin j’ai moi-même, en un jour,
+Sacrifié mon sang, ma haine, et mon amour.
+
+
+Hélas ! Ne me suis point, si ton cœur en alarmes
+Prévoit qu’il ne pourra commander à tes larmes.
+On vient. Cache tes pleurs, Céphise, et souviens-toi
+Que le sort d’Andromaque est commis à ta foi.
+C’est Hermione. Allons, fuyons sa violence.
+
+
+
+
+Non, je ne puis assez admirer ce silence.
+Vous vous taisez, Madame, et ce cruel mépris
+N’a pas du moindre trouble agité vos esprits !
+Vous soutenez en paix une si rude attaque,
+Vous qu’on voyait frémir au seul nom d’Andromaque !
+Vous qui sans désespoir ne pouviez endurer
+Que Pyrrhus d’un regard la voulût honorer !
+Il l’épouse, il lui donne, avec son diadème,
+La foi que vous venez de recevoir vous-même,
+Et votre bouche encor, muette à tant d’ennui,
+N’a pas daigné s’ouvrir pour se plaindre de lui ?
+Ah ! que je crains, Madame, un calme si funeste,
+Et qu’il vaudrait bien mieux... Fais-tu venir Oreste ?
+Il vient, Madame, il vient, et vous pouvez juger
+Que bientôt à vos pieds il allait se ranger ;
+Prêt à servir toujours sans espoir de salaire,
+Vos yeux ne sont que trop assurés de lui plaire.
+Mais il entre. Ah ! Madame ! est-il vrai qu’une fois
+Oreste en vous cherchant obéisse à vos lois ?
+Ne m’a-t-on point flatté d’une fausse espérance ?
+Avez-vous en effet souhaité ma présence ?
+Croirai-je que vos yeux, à la fin désarmés,
+Veulent... Je veux savoir, Seigneur, si vous m’aimez.
+
+
+Si je vous aime ? ô dieux ! Mes serments, mes parjures,
+Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures,
+Mon désespoir, mes yeux de pleurs toujours noyés,
+Quels témoins croirez-vous, si vous ne les croyez ?
+
+
+Vengez-moi, je crois tout. Eh bien ! allons, Madame :
+Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme ;
+Prenons, en signalant mon bras et votre nom,
+Vous, la place d’Hélène, et moi, d’Agamemnon.
+De Troie en ce pays réveillons les misères,
+Et qu’on parle de nous ainsi que de nos pères.
+Partons, je suis tout prêt. Non, Seigneur, demeurons :
+Je ne veux pas si loin porter de tels affronts.
+Quoi ! de mes ennemis couronnant l’insolence,
+J’irais attendre ailleurs une lente vengeance ?
+Et je m’en remettrais au destin des combats,
+Qui peut-être à la fin ne me vengerait pas ?
+Je veux qu’à mon départ toute l’Épire pleure.
+Mais si vous me vengez, vengez-moi dans une heure.
+Tous vos retardements sont pour moi des refus.
+Courez au temple. Il faut immoler... Qui ? Pyrrhus.
+Pyrrhus, Madame ! Eh quoi ! votre haine chancelle ?
+Ah ! courez, et craignez que je ne vous rappelle.
+N’alléguez point des droits que je veux oublier ;
+Et ce n’est pas à vous à le justifier.
+
+
+Moi, je l’excuserais ? Ah ! vos bontés, Madame,
+Ont gravé trop avant ses crimes dans mon âme.
+Vengeons-nous, j’y consens, mais par d’autres chemins :
+Soyons ses ennemis, et non ses assassins ;
+Faisons de sa ruine une juste conquête.
+Quoi ! pour réponse aux Grecs porterai-je sa tête ?
+Et n’ai-je pris sur moi le soin de tout l’État,
+Que pour m’en acquitter par un assassinat ?
+Souffrez, au nom des dieux, que la Grèce s’explique,
+Et qu’il meure chargé de la haine publique.
+Souvenez-vous qu’il règne, et qu’un front couronné...
+
+
+Ne vous suffit-il pas que je l’ai condamné ?
+Ne vous suffit-il pas que ma gloire offensée
+Demande une victime à moi seule adressée ;
+Qu’Hermione est le prix d’un tyran opprimé ;
+Que je le hais ; enfin, Seigneur, que je l’aimai ?
+Je ne m’en cache point : l’ingrat m’avait su plaire,
+Soit qu’ainsi l’ordonnât mon amour ou mon père,
+N’importe ; mais enfin réglez-vous là-dessus.
+Malgré mes vœux, Seigneur, honteusement déçus,
+Malgré la juste horreur que son crime me donne,
+Tant qu’il vivra, craignez que je ne lui pardonne.
+Doutez jusqu’à sa mort d’un courroux incertain :
+S’il ne meurt aujourd’hui, je puis l’aimer demain.
+
+
+Eh bien ! Il faut le perdre, et prévenir sa grâce ;
+Il faut... Mais cependant que faut-il que je fasse ?
+Comment puis-je si tôt servir votre courroux ?
+Quel chemin jusqu’à lui peut conduire mes coups ?
+À peine suis-je encore arrivé dans l’Épire,
+Vous voulez par mes mains renverser un empire ;
+Vous voulez qu’un roi meure, et pour son châtiment
+Vous ne donnez qu’un jour, qu’une heure, qu’un moment !
+Aux yeux de tout son peuple, il faut que je l’opprime !
+Laissez-moi vers l’autel conduire ma victime,
+Je ne m’en défends plus ; et je ne veux qu’aller
+Reconnaître la place où je dois l’immoler.
+Cette nuit je vous sers, cette nuit je l’attaque.
+
+
+Mais cependant, ce jour, il épouse Andromaque !
+Dans le temple déjà le trône est élevé,
+Ma honte est confirmée, et son crime achevé.
+Enfin qu’attendez-vous ? Il vous offre sa tête :
+Sans gardes, sans défense, il marche à cette fête ;
+Autour du fils d’Hector il les fait tous ranger ;
+Il s’abandonne au bras qui me voudra venger.
+Voulez-vous malgré lui prendre soin de sa vie ?
+Armez, avec vos Grecs, tous ceux qui m’ont suivie ;
+Soulevez vos amis, tous les miens sont à vous :
+Il me trahit, vous trompe, et nous méprise tous.
+Mais quoi ? déjà leur haine est égale à la mienne :
+Elle épargne à regret l’époux d’une Troyenne.
+Parlez : mon ennemi ne vous peut échapper,
+Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper.
+Conduisez ou suivez une fureur si belle ;
+Revenez tout couvert du sang de l’infidèle ;
+Allez : en cet état soyez sûr de mon cœur.
+
+
+Mais, Madame, songez... Ah ! c’en est trop, Seigneur.
+Tant de raisonnements offensent ma colère.
+J’ai voulu vous donner les moyens de me plaire,
+Rendre Oreste content ; mais enfin je vois bien
+Qu’il veut toujours se plaindre, et ne mériter rien.
+Partez : allez ailleurs vanter votre constance,
+Et me laissez ici le soin de ma vengeance.
+De mes lâches bontés mon courage est confus,
+Et c’est trop en un jour essuyer de refus.
+Je m’en vais seule au temple où leur hymen s’apprête,
+Où vous n’osez aller mériter ma conquête.
+Là, de mon ennemi je saurai m’approcher,
+Je percerai le cœur que je n’ai pu toucher,
+Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées,
+Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées ;
+Et tout ingrat qu’il est, il me sera plus doux
+De mourir avec lui que de vivre avec vous.
+
+
+Non, je vous priverai de ce plaisir funeste,
+Madame : il ne mourra que de la main d’Oreste.
+Vos ennemis par moi vont vous être immolés,
+Et vous reconnaîtrez mes soins, si vous voulez.
+
+
+Allez. De votre sort laissez-moi la conduite,
+Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre fuite.
+
+
+
+
+Vous vous perdez, Madame, et vous devez songer...
+
+
+Que je me perde ou non, je songe à me venger.
+Je ne sais même encor, quoi qu’il m’ait pu promettre,
+Sur d’autres que sur moi si je dois m’en remettre :
+Pyrrhus n’est pas coupable à ses yeux comme aux miens,
+Et je tiendrais mes coups bien plus sûrs que les siens.
+Quel plaisir de venger moi-même mon injure,
+De retirer mon bras teint du sang du parjure,
+Et pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands,
+De cacher ma rivale à ses regards mourants !
+Ah ! si du moins Oreste, en punissant son crime,
+Lui laissait le regret de mourir ma victime !
+Va le trouver : dis-lui qu’il apprenne à l’ingrat
+Qu’on l’immole à ma haine, et non pas à l’État.
+Chère Cléone, cours : ma vengeance est perdue
+S’il ignore en mourant que c’est moi qui le tue.
+
+
+Je vous obéirai ! Mais qu’est-ce que je voi ?
+Ô dieux ! qui l’aurait cru, Madame ? C’est le roi !
+
+
+Ah ! cours après Oreste ; et dis-lui, ma Cléone,
+Qu’il n’entreprenne rien sans revoir Hermione !
+
+
+Vous ne m’attendiez pas, Madame, et je vois bien
+Que mon abord ici trouble votre entretien.
+Je ne viens point, armé d’un indigne artifice,
+D’un voile d’équité couvrir mon injustice :
+Il suffit que mon cœur me condamne tout bas,
+Et je soutiendrais mal ce que je ne crois pas.
+J’épouse une Troyenne. Oui, Madame, et j’avoue
+Que je vous ai promis la foi que je lui voue.
+Un autre vous dirait que dans les champs troyens
+Nos deux pères sans nous formèrent ces liens,
+Et que sans consulter ni mon choix ni le vôtre,
+Nous fûmes sans amour engagés l’un à l’autre ;
+Mais c’est assez pour moi que je me sois soumis.
+Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis ;
+Loin de les révoquer, je voulus y souscrire :
+Je vous vis avec eux arriver en Épire,
+Et quoique d’un autre oeil l’éclat victorieux
+Eût déjà prévenu le pouvoir de vos yeux,
+Je ne m’arrêtai point à cette ardeur nouvelle ;
+Je voulus m’obstiner à vous être fidèle :
+Je vous reçus en reine, et jusques à ce jour
+J’ai cru que mes serments me tiendraient lieu d’amour.
+Mais cet amour l’emporte, et par un coup funeste,
+Andromaque m’arrache un cœur qu’elle déteste.
+L’un par l’autre entraînés, nous courons à l’autel
+Nous jurer malgré nous un amour immortel.
+Après cela, Madame, éclatez contre un traître,
+Qui l’est avec douleur, et qui pourtant veut l’être.
+Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux,
+Il me soulagera peut-être autant que vous.
+Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures :
+Je crains votre silence, et non pas vos injures ;
+Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins,
+M’en dira d’autant plus que vous m’en direz moins.
+
+
+Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice,
+J’aime à voir que du moins vous vous rendiez justice,
+Et que voulant bien rompre un nœud si solennel,
+Vous vous abandonniez au crime en criminel.
+Est-il juste, après tout, qu’un conquérant s’abaisse
+Sous la servile loi de garder sa promesse ?
+Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter ;
+Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter.
+Quoi ? sans que ni serment ni devoir vous retienne,
+Rechercher une Grecque, amant d’une Troyenne ?
+Me quitter, me reprendre, et retourner encor
+De la fille d’Hélène à la veuve d’Hector,
+Couronner tour à tour l’esclave et la princesse,
+Immoler Troie aux Grecs, au fils d’Hector la Grèce ?
+Tout cela part d’un cœur toujours maître de soi,
+D’un héros qui n’est point esclave de sa foi.
+Pour plaire à votre épouse, il vous faudrait peut-être
+Prodiguer les doux noms de parjure et de traître.
+Vous veniez de mon front observer la pâleur,
+Pour aller dans ses bras rire de ma douleur.
+Pleurante après son char vous voulez qu’on me voie ;
+Mais, Seigneur, en un jour ce serait trop de joie ;
+Et sans chercher ailleurs des titres empruntés,
+Ne vous suffit-il pas de ceux que vous portez ?
+Du vieux père d’Hector la valeur abattue
+Aux pieds de sa famille expirante à sa vue,
+Tandis que dans son sein votre bras enfoncé
+Cherche un reste de sang que l’âge avait glacé ;
+Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée ;
+De votre propre main Polyxène égorgée
+Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous :
+Que peut-on refuser à ces généreux coups !
+
+
+Madame, je sais trop à quels excès de rage
+La vengeance d’Hélène emporta mon courage.
+Je puis me plaindre à vous du sang que j’ai versé ;
+Mais enfin je consens d’oublier le passé.
+Je rends grâces au ciel que votre indifférence
+De mes heureux soupirs m’apprenne l’innocence.
+Mon cœur, je le vois bien, trop prompt à se gêner,
+Devait mieux vous connaître et mieux s’examiner.
+Mes remords vous faisaient une injure mortelle.
+Il faut se croire aimé pour se croire infidèle.
+Vous ne prétendiez point m’arrêter dans vos fers :
+Je crains de vous trahir, peut-être je vous sers.
+Nos cœurs n’étaient point faits dépendants l’un de l’autre ;
+Je suivais mon devoir, et vous cédiez au vôtre ;
+Rien ne vous engageait à m’aimer en effet.
+
+
+Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ?
+J’ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes ;
+Je t’ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;
+J’y suis encor, malgré tes infidélités,
+Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.
+Je leur ai commandé de cacher mon injure ;
+J’attendais en secret le retour d’un parjure ;
+J’ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
+Tu me rapporterais un cœur qui m’était dû.
+Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ?
+Et même en ce moment où ta bouche cruelle
+Vient si tranquillement m’annoncer le trépas,
+Ingrat, je doute encor si je ne t’aime pas.
+Mais, Seigneur, s’il le faut, si le ciel en colère
+Réserve à d’autres yeux la gloire de vous plaire,
+Achevez votre hymen, j’y consens ; mais du moins
+Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins.
+Pour la dernière fois je vous parle peut-être.
+Différez-le d’un jour, demain, vous serez maître...
+Vous ne répondez point ? Perfide, je le voi :
+Tu comptes les moments que tu perds avec moi !
+Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne,
+Ne souffre qu’à regret qu’un autre t’entretienne.
+Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.
+Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux,
+Va lui jurer la foi que tu m’avais jurée,
+Va profaner des dieux la majesté sacrée.
+Ces dieux, ces justes dieux n’auront pas oublié
+Que les mêmes serments avec moi t’ont lié.
+Porte au pied des autels ce cœur qui m’abandonne,
+Va, cours ; mais crains encor d’y trouver Hermione.
+
+
+
+Seigneur, vous entendez. Gardez de négliger
+Une amante en fureur qui cherche à se venger.
+Elle n’est en ces lieux que trop bien appuyée :
+La querelle des Grecs à la sienne est liée ;
+Oreste l’aime encore, et peut-être à ce prix...
+
+
+Andromaque m’attend. Phœnix, garde son fils.
+
+
+
+Où suis-je ? Qu’ai-je fait ? Que dois-je faire encore ?
+Quel transport me saisit ? Quel chagrin me dévore ?
+Errante et sans dessein je cours dans ce palais.
+Ah ! ne puis-je savoir si j’aime ou si je hais ?
+Le cruel ! de quel oeil il m’a congédiée !
+Sans pitié, sans douleur au moins étudiée !
+L’ai-je vu se troubler et me plaindre un moment ?
+En ai-je pu tirer un seul gémissement ?
+Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
+Semblait-il seulement qu’il eût part à mes larmes ?
+Et je le plains encore ! Et pour comble d’ennui,
+Mon cœur, mon lâche cœur s’intéresse pour lui !
+Je tremble au seul penser du coup qui le menace !
+Et prête à me venger, je lui fais déjà grâce !
+Non, ne révoquons point l’arrêt de mon courroux :
+Qu’il périsse ! aussi bien il ne vit plus pour nous.
+Le perfide triomphe et se rit de ma rage :
+Il pense voir en pleurs dissiper cet orage ;
+Il croit que toujours faible et d’un cœur incertain,
+Je parerai d’un bras les coups de l’autre main.
+Il juge encor de moi par mes bontés passées.
+Mais plutôt le perfide a bien d’autres pensées :
+Triomphant dans le temple, il ne s’informe pas
+Si l’on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
+Il me laisse, l’ingrat, cet embarras funeste.
+Non, non, encore un coup, laissons agir Oreste.
+Qu’il meure, puisque enfin il a dû le prévoir,
+Et puisqu’il m’a forcée enfin à le vouloir...
+À le vouloir ? Hé quoi ? c’est donc moi qui l’ordonne ?
+Sa mort sera l’effet de l’amour d’Hermione ?
+Ce prince, dont mon cœur se faisait autrefois
+Avec tant de plaisir redire les exploits,
+À qui même en secret je m’étais destinée
+Avant qu’on eût conclu ce fatal hyménée,
+Je n’ai donc traversé tant de mers, tant d’États,
+Que pour venir si loin préparer son trépas ?
+L’assassiner ? le perdre ? Ah ! devant qu’il expire...
+
+
+
+
+Ah ! qu’ai-je fait, Cléone ? et que viens-tu me dire ?
+Que fait Pyrrhus ? Il est au comble de ses vœux,
+Le plus fier des mortels, et le plus amoureux.
+Je l’ai vu vers le temple, où son hymen s’apprête,
+Mener en conquérant sa nouvelle conquête,
+Et d’un oeil où brillaient sa joie et son espoir,
+S’enivrer en marchant du plaisir de la voir.
+Andromaque, au travers de mille cris de joie,
+Porte jusqu’aux autels le souvenir de Troie.
+Incapable toujours d’aimer et de haïr,
+Sans joie et sans murmure elle semble obéir.
+
+
+Et l’ingrat ? jusqu’au bout il a poussé l’outrage ?
+Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage ?
+Goûte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits ?
+N’a-t-il point détourné ses yeux vers le palais ?
+Dis-moi, ne t’es-tu point présentée à sa vue ?
+L’ingrat a-t-il rougi lorsqu’il t’a reconnue ?
+Son trouble avouait-il son infidélité ?
+A-t-il jusqu’à la fin soutenu sa fierté ?
+
+
+Madame, il ne voit rien. Son salut et sa gloire
+Semblent être avec vous sortis de sa mémoire.
+Sans songer qui le suit, ennemis ou sujets,
+Il poursuit seulement ses amoureux projets.
+Autour du fils d’Hector il a rangé sa garde,
+Et croit que c’est lui seul que le péril regarde.
+Phœnix même en répond, qui l’a conduit exprès
+Dans un fort éloigné du temple et du palais.
+Voilà dans ses transports le seul soin qui lui reste.
+
+
+Le perfide ! Il mourra. Mais que t’a dit Oreste ?
+
+
+Oreste avec ses Grecs dans le temple est entré.
+
+
+Hé bien ! à me venger n’est-il pas préparé ?
+
+
+Je ne sais. Tu ne sais ? Quoi donc ? Oreste encore,
+Oreste me trahit ? Oreste vous adore.
+Mais de mille remords son esprit combattu
+Croit tantôt son amour et tantôt sa vertu.
+Il respecte en Pyrrhus l’honneur du diadème ;
+Il respecte en Pyrrhus Achille et Pyrrhus même ;
+Il craint la Grèce, il craint l’univers en courroux,
+Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.
+Il voudrait en vainqueur vous apporter sa tête ;
+Le seul nom d’assassin l’épouvante et l’arrête.
+Enfin il est entré, sans savoir dans son cœur
+S’il en devait sortir coupable ou spectateur.
+
+
+Non, non, il les verra triompher sans obstacle ;
+Il se gardera bien de troubler ce spectacle.
+Je sais de quels remords son courage est atteint :
+Le lâche craint la mort, et c’est tout ce qu’il craint.
+Quoi ? sans qu’elle employât une seule prière,
+Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière ?
+Ses yeux pour leur querelle, en dix ans de combats,
+Virent périr vingt rois qu’ils ne connaissaient pas ?
+Et moi, je ne prétends que la mort d’un parjure,
+Et je charge un amant du soin de mon injure,
+Il peut me conquérir à ce prix, sans danger,
+Je me livre moi-même et ne puis me venger !
+Allons : c’est à moi seule à me rendre justice.
+Que de cris de douleur le temple retentisse ;
+De leur hymen fatal troublons l’événement,
+Et qu’ils ne soient unis, s’il se peut, qu’un moment.
+Je ne choisirai point dans ce désordre extrême :
+Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même.
+Je mourrai ; mais au moins ma mort me vengera,
+Je ne mourrai pas seule, et quelqu’un me suivra.
+
+
+
+
+
+Madame, c’en est fait, et vous êtes servie :
+Pyrrhus rend à l’autel son infidèle vie.
+
+
+Il est mort ? Il expire ; et nos Grecs irrités
+Ont lavé dans son sang ses infidélités.
+Je vous l’avais promis ; et quoique mon courage
+Se fît de ce complot une funeste image,
+J’ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés
+Se sont jusqu’à l’autel dans la foule glissés.
+Pyrrhus m’a reconnu, mais sans changer de face :
+Il semblait que ma vue excitât son audace,
+Que tous les Grecs, bravés en leur ambassadeur,
+Dussent de son hymen relever la splendeur.
+Enfin, avec transport prenant son diadème,
+Sur le front d’Andromaque il l’a posé lui-même :
+« Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne et ma foi !
+Andromaque, régnez sur l’Épire et sur moi,
+Je voue à votre fils une amitié de père ;
+J’en atteste les dieux, je le jure à sa mère :
+Pour tous mes ennemis je déclare les siens,
+Et je le reconnais pour le roi des Troyens. »
+À ces mots, qui du peuple attiraient le suffrage,
+Nos Grecs n’ont répondu que par un cri de rage ;
+L’infidèle s’est vu partout envelopper,
+Et je n’ai pu trouver de place pour frapper.
+Chacun se disputait la gloire de l’abattre,
+Je l’ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre,
+Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober,
+Mais enfin à l’autel il est allé tomber.
+Du peuple épouvanté j’ai traversé la presse
+Pour venir de ces lieux enlever ma princesse,
+Et regagner le port, où bientôt nos amis
+Viendront couverts du sang que je vous ai promis.
+
+
+Qu’ont-ils fait ! Pardonnez à leur impatience :
+Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance.
+Vous vouliez que ma main portât les premiers coups,
+Qu’il sentît en mourant qu’il expirait pour vous ;
+Mais c’est moi dont l’ardeur leur a servi d’exemple :
+Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple,
+Madame, et vous pouvez justement vous flatter
+D’une mort que leurs bras n’ont fait qu’exécuter.
+Vous seule avez poussé les coups... Tais-toi, perfide,
+Et n’impute qu’à toi ton lâche parricide.
+Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur,
+Va ; je la désavoue, et tu me fais horreur.
+Barbare, qu’as-tu fait ? Avec quelle furie
+As-tu tranché le cours d’une si belle vie ?
+Avez-vous pu, cruels, l’immoler aujourd’hui,
+Sans que tout votre sang se soulevât pour lui ?
+Mais parle : de son sort qui t’a rendu l’arbitre ?
+Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? À quel titre ?
+Qui te l’a dit ? Ô dieux ! Quoi ? ne m’avez-vous pas
+Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas ?
+
+
+Ah ! fallait-il en croire une amante insensée ?
+Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée ?
+Et ne voyais-tu pas, dans mes emportements,
+Que mon cœur démentait ma bouche à tous moments ?
+Quand je l’aurais voulu, fallait-il y souscrire ?
+N’as-tu pas dû cent fois te le faire redire ?
+Toi-même avant le coup me venir consulter,
+Y revenir encore, ou plutôt m’éviter ?
+Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance ?
+Qui t’amène en des lieux où l’on fuit ta présence ?
+Voilà de ton amour le détestable fruit :
+Tu l’apportais, cruel, le malheur qui te suit.
+C’est toi dont l’ambassade, à tous les deux fatale,
+L’a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.
+Nous le verrions encor nous partager ses soins ;
+Il ’aimerait peut-être, il le feindrait du moins.
+Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Épire :
+Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
+À toute ma famille ; et c’est assez pour moi,
+Traître, qu’elle ait produit un monstre comme toi.
+
+
+
+
+Que vois-je ? Est-ce Hermione ? Et que viens-je d’entendre ?
+Pour qui coule le sang que je viens de répandre ?
+Je suis, si je l’en crois, un traître, un assassin.
+Est-ce Pyrrhus qui meurt ? et suis-je Oreste enfin ?
+Quoi ? j’étouffe en mon cœur la raison qui m’éclaire,
+J’assassine à regret un roi que je révère,
+Je viole en un jour les droits des souverains,
+Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains,
+Ceux même des autels où ma fureur l’assiège :
+Je deviens parricide, assassin, sacrilège.
+Pour qui ? pour une ingrate à qui je le promets,
+Qui même, s’il ne meurt, ne me verra jamais,
+Dont j’épouse la rage ! Et quand je l’ai servie,
+Elle me redemande et son sang et sa vie !
+Elle l’aime ! et je suis un monstre furieux !
+Je la vois pour jamais s’éloigner de mes yeux !
+Et l’ingrate en fuyant me laisse pour salaire
+Tous les noms odieux que j’ai pris pour lui plaire !
+
+
+
+
+
+Il faut partir, Seigneur. Sortons de ce palais,
+Ou bien résolvons-nous de n’en sortir jamais.
+Nos Grecs pour un moment en défendent la porte ;
+Tout le peuple assemblé nous poursuit à main-forte ;
+Aux ordres d’Andromaque ici tout est soumis,
+Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.
+Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle,
+Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle,
+Commande qu’on le venge, et peut-être sur nous
+Veut venger Troie encore et son premier époux.
+Allons, n’attendons pas que l’on nous environne :
+Nos Grecs nous rejoindront ; et tandis qu’Hermione
+Tient encore le peuple autour d’elle arrêté,
+Voilà notre chemin, sortons en sûreté.
+
+
+Non, non, c’est Hermione, amis, que je veux suivre.
+À son dernier arrêt je ne puis plus survivre.
+Partez : j’ai fait le crime, et je vais l’expier.
+
+
+Hermione, Seigneur ? Il la faut oublier.
+Quoi ! toujours l’instrument et l’objet de sa rage,
+Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage ?
+Et parce qu’elle meurt faut-il que vous mouriez ?
+
+
+Elle meurt ? Dieux ! qu’entends-je ? Eh quoi ? vous l’ignoriez ?
+En rentrant dans ces lieux nous l’avons rencontrée
+Qui courait vers le temple, inquiète, égarée.
+Elle a trouvé Pyrrhus porté sur des soldats
+Que son sang excitait à venger son trépas.
+Sans doute à cet objet sa rage s’est émue.
+Mais du haut de la porte enfin nous l’avons vue
+Un poignard à la main sur Pyrrhus se courber,
+Lever les yeux au ciel, se frapper et tomber.
+
+
+Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance !
+Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance !
+Appliqué sans relâche au soin de me punir,
+Au comble des douleurs tu m’as fait parvenir.
+Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
+J’étais né pour servir d’exemple à ta colère,
+Pour être du malheur un modèle accompli.
+Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli.
+Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,
+Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie ;
+L’un et l’autre en mourant je les veux regarder :
+Réunissons trois cœurs qui n’ont pu s’accorder...
+Mais quelle épaisse nuit tout à coup m’environne ?
+De quel côté sortir ? D’où vient que je frissonne ?
+Quelle horreur me saisit ! Grâce au ciel j’entrevoi...
+Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !
+
+
+Ah ! Seigneur ! Quoi ? Pyrrhus, je te rencontre encore ?
+Trouverai-je partout un rival que j’abhorre ?
+Percé de tant de coups, comment t’es-tu sauvé ?
+Tiens, tiens, voilà le coup que je t’ai réservé.
+Mais que vois-je ? À mes yeux Hermione l’embrasse !
+Elle vient l’arracher au coup qui le menace ?
+Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !
+Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ?
+Eh bien ! filles d’enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
+Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
+À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?
+Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?
+Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne.
+Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :
+L’ingrate mieux que vous saura me déchirer ;
+Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.
+
+
+Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse.
+Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
+Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants
+S’il reprenait ici sa rage avec ses sens.
diff --git a/test/mithridate b/test/mithridate
@@ -0,0 +1,1698 @@
+On nous faisait, Arbate, un fidèle rapport:
+Rome en effet triomphe, et Mithridate est mort.
+Les Romains, vers l'Euphrate, ont attaqué mon père,
+Et trompé dans la nuit sa prudence ordinaire.
+Après un long combat, tout son camp dispersé
+Dans la foule des morts en fuyant l'a laissé,
+Et j'ai su qu'un soldat dans les mains de Pompée
+Avec son diadème a remis son épée.
+Ainsi ce roi qui seul a durant quarante ans
+Lassé tout ce que Rome eut de chefs importants,
+Et qui dans l'Orient balançant la fortune,
+Vengeait de tous les rois la querelle commune,
+Meurt, et laisse après lui, pour venger son trépas,
+Deux fils infortunés qui ne s'accordent pas.
+Vous, Seigneur! Quoi? l'ardeur de régner en sa place
+Rend déjà Xipharès ennemi de Pharnace?
+Non, je ne prétends point, cher Arbate, à ce prix
+D'un malheureux Empire acheter le débris.
+Je sais en lui des ans respecter l'avantage;
+Et content des États marqués pour mon partage,
+Je verrai sans regret tomber entre ses mains
+Tout ce que lui promet l'amitié des Romains.
+L'amitié des Romains? Le fils de Mithridate,
+Seigneur! Est-il bien vrai? N'en doute point, Arbate.
+Pharnace, dès longtemps tout Romain dans le coeur,
+Attend tout maintenant de Rome et du vainqueur.
+Et moi, plus que jamais à mon père fidèle,
+Je conserve aux Romains une haine immortelle.
+Cependant et ma haine et ses prétentions
+Sont les moindres sujets de nos divisions.
+Et quel autre intérêt contre lui vous anime?
+Je m'en vais t'étonner. Cette belle Monime,
+Qui du Roi notre père attira tous les voeux,
+Dont Pharnace, après lui, se déclare amoureux...
+Hé bien, Seigneur? Je l'aime, et ne veux plus m'en taire
+Puisque enfin pour rival je n'ai plus que mon frère.
+Tu ne t'attendais pas sans doute à ce discours;
+Mais ce n'est point, Arbate, un secret de deux jours.
+Cet amour s'est longtemps accru dans le silence.
+Que n'en puis-je à tes yeux marquer la violence,
+Et mes premiers soupirs, et mes derniers ennuis?
+Mais en l'état funeste où nous sommes réduits,
+Ce n'est guère le temps d'occuper ma mémoire
+À rappeler le cours d'une amoureuse histoire.
+Qu'il te suffise donc, pour me justifier,
+Que je vis, que j'aimai la Reine le premier;
+Que mon père ignorait jusqu'au nom de Monime,
+Quand je conçus pour elle un amour légitime.
+Il la vit. Mais au lieu d'offrir à ses beautés
+Un hymen, et des voeux dignes d'être écoutés,
+Il crut que sans prétendre une plus haute gloire,
+Elle lui céderait une indigne victoire.
+Tu sais par quels efforts il tenta sa vertu,
+Et que lassé d'avoir vainement combattu,
+Absent, mais toujours plein de son amour extrême,
+Il lui fit par tes mains porter son diadème.
+Juge de mes douleurs, quand des bruits trop certains
+M'annoncèrent du Roi l'amour et les desseins,
+Quand je sus qu'à son lit Monime réservée
+Avait pris avec toi le chemin de Nymphée.
+Hélas! ce fut encor dans ce temps odieux
+Qu'aux offres des Romains ma mère ouvrit les yeux;
+Ou pour venger sa foi par cet hymen trompée,
+Ou ménageant pour moi la faveur de Pompée,
+Elle trahit mon père, et rendit aux Romains
+La place et les trésors confiés en ses mains.
+Que devins-je au récit du crime de ma mère!
+Je ne regardai plus mon rival dans mon père;
+J'oubliai mon amour par le sien traversé:
+Je n'eus devant les yeux que mon père offensé.
+J'attaquai les Romains; et ma mère éperdue
+Me vit, en reprenant cette place rendue,
+À mille coups mortels contre eux me dévouer,
+Et chercher en mourant à la désavouer.
+L'Euxin, depuis ce temps, fut libre, et l'est encore;
+Et des rives de Pont aux rives du Bosphore,
+Tout reconnut mon père, et ses heureux vaisseaux
+N'eurent plus d'ennemis que les vents et les eaux.
+Je voulais faire plus. Je prétendais, Arbate,
+Moi-même à son secours m'avancer vers l'Euphrate.
+Je fus soudain frappé du bruit de son trépas.
+Au milieu de mes pleurs, je ne le cèle pas,
+Monime, qu'en tes mains mon père avait laissée,
+Avec tous ses attraits revint en ma pensée.
+Que dis-je? en ce malheur je tremblai pour ses jours;
+Je redoutai du Roi les cruelles amours.
+Tu sais combien de fois ses jalouses tendresses
+Ont pris soin d'assurer la mort de ses maîtresses.
+Je volai vers Nymphée; et mes tristes regards
+Rencontrèrent Pharnace au pied de ses remparts.
+J'en conçus, je l'avoue, un présage funeste.
+Tu nous reçus tous deux, et tu sais tout le reste.
+Pharnace, en ses desseins toujours impétueux,
+Ne dissimula point ses voeux présomptueux. -
+De mon père à la Reine il conta la disgrâce,
+L'assura de sa mort, et s'offrit en sa place.
+Comme il le dit, Arbate, il veut l'exécuter.
+Mais enfin, à mon tour, je prétends éclater.
+Autant que mon amour respecta la puissance
+D'un père à qui je fus dévoué dès l'enfance,
+Autant ce même amour, maintenant révolté,
+De ce nouveau rival brave l'autorité.
+Ou Monime, à ma flamme elle-même contraire,
+Condamnera l'aveu que je prétends lui faire;
+Ou bien, quelques malheurs qu'il en puisse avenir,
+Ce n'est que par ma mort qu'on la peut obtenir.
+Voilà tous les secrets que je voulais t'apprendre.
+C'est à toi de choisir quel parti tu dois prendre,
+Qui des deux te paraît plus digne de ta foi,
+L'esclave des Romains, ou le fils de ton roi.
+Fier de leur amitié, Pharnace croit peut-être
+Commander dans Nymphée, et me parler en maître.
+Mais ici mon pouvoir ne connaît point le sien:
+Le Pont est son partage, et Colchos est le mien;
+Et l'on sait toujours que la Colchide et ses princes
+Ont compté ce Bosphore au rang de leurs provinces.
+Commandez-moi, Seigneur. Si j'ai quelque pouvoir,
+Mon choix est déjà fait, je ferai mon devoir.
+Avec le même zèle, avec la même audace
+Que je servais le père et gardais cette place,
+Et contre votre frère, et même contre vous,
+Après la mort du Roi je vous sers contre tous.
+Sans vous, ne sais-je pas que ma mort assurée
+De Pharnace en ces lieux allait suivre l'entrée?
+Sais-je pas que mon sang, par ses mains répandu,
+Eût souillé ce rempart contre lui défendu?
+Assurez-vous du coeur et du choix de la Reine.
+Du reste, ou mon crédit n'est plus qu'une ombre vaine,
+Ou Pharnace, laissant le Bosphore en vos mains,
+Ira jouir ailleurs des bontés des Romains.
+Que ne devrai-je point à cette ardeur extrême!
+Mais on vient. Cours, ami: c'est Monime elle-même.
+Seigneur, je viens à vous. Car enfin aujourd'hui,
+Si vous m'abandonnez, quel sera mon appui?
+Sans parents, sans amis, désolée et craintive,
+Reine longtemps de nom, mais en effet captive,
+Et veuve maintenant sans avoir eu d'époux,
+Seigneur, de mes malheurs ce sont là les plus doux.
+Je tremble à vous nommer l'ennemi qui m'opprime.
+J'espère toutefois qu'un coeur si magnanime
+Ne sacrifîra point les pleurs des malheureux
+Aux intérêts du sang qui vous unit tous deux.
+Vous devez à ces mots reconnaître Pharnace.
+C'est lui, Seigneur, c'est lui dont la coupable audace
+Veut, la force à la main, m'attacher à son sort
+Par un hymen pour moi plus cruel que la mort.
+Sous quel astre ennemi faut-il que je sois née?
+Au joug d'un autre hymen sans amour destinée,
+À peine je suis libre et goûte quelque paix,
+Qu'il faut que je me livre à tout ce que je hais.
+Peut-être je devrais, plus humble en ma misère,
+Me souvenir du moins que je parle à son frère.
+Mais, soit raison, destin, soit que ma haine en lui
+Confonde les Romains dont il cherche l'appui,
+Jamais hymen formé sous le plus noir auspice
+De l'hymen que je crains n'égala le supplice.
+Et si Monime en pleurs ne vous peut émouvoir,
+Si je n'ai plus pour moi que mon seul désespoir,
+Au pied du même autel où je suis attendue,
+Seigneur, vous me verrez, à moi-même rendue,
+Percer ce triste coeur qu'on veut tyranniser,
+Et dont jamais encor je n'ai pu disposer.
+Madame, assurez-vous de mon obéissance;
+Vous avez dans ces lieux une entière puissance.
+Pharnace ira, s'il veut, se faire craindre ailleurs.
+Mais vous ne savez pas encor tous vos malheurs.
+Hé! quel nouveau malheur peut affliger Monime,
+Seigneur? Si vous aimer c'est faire un si grand crime,
+Pharnace n'en est pas seul coupable aujourd'hui;
+Et je suis mille fois plus criminel que lui.
+Vous! Mettez ce malheur au rang des plus funestes;
+Attestez, s'il le faut, les puissances célestes
+Contre un sang malheureux, né pour vous tourmenter,
+Père, enfants, animés à vous persécuter.
+Mais avec quelque ennui que vous puissiez apprendre
+Cet amour criminel qui vient de vous surprendre,
+Jamais tous vos malheurs ne sauraient approcher
+Des maux que j'ai soufferts en le voulant cacher.
+Ne croyez point pourtant que semblable à Pharnace,
+Je vous serve aujourd'hui pour me mettre en sa place.
+Vous voulez être à vous, j'en ai donné ma foi,
+Et vous ne dépendrez ni de lui ni de moi.
+Mais quand je vous aurai pleinement satisfaite,
+En quels lieux avez-vous choisi votre retraite?
+Sera-ce loin, Madame, ou près de mes États?
+Me sera-t-il permis d'y conduire vos pas?
+Verrez-vous d'un même oeil le crime et l'innocence?
+En fuyant mon rival fuirez-vous ma présence?
+Pour prix d'avoir si bien secondé vos souhaits,
+Faudra-t-il me résoudre à ne vous voir jamais?
+Ah! que m'apprenez-vous? Hé quoi? belle Monime,
+Si le temps peut donner quelque droit légitime,
+Faut-il vous dire ici que le premier de tous
+Je vous vis, je formai le dessein d'être à vous,
+Quand vos charmes naissants, inconnus à mon père,
+N'avaient encor paru qu'aux yeux de votre mère?
+Ah! si par mon devoir forcé de vous quitter,
+Tout mon amour alors ne put pas éclater,
+Ne vous souvient-il plus, sans compter tout le reste,
+Combien je me plaignis de ce devoir funeste?
+Ne vous souvient-il plus, en quittant vos beaux yeux,
+Quelle vive douleur attendrit mes adieux?
+Je m'en souviens tout seul. Avouez-le, Madame,
+Je vous rappelle un songe effacé de votre âme.
+Tandis que loin de vous, sans espoir de retour,
+Je nourrissais encor un malheureux amour,
+Contente, et résolue à l'hymen de mon père,
+Tous les malheurs du fils ne vous affligeaient guère.
+Hélas! Avez-vous plaint un moment mes ennuis?
+Prince... n'abusez point de l'état où je suis.
+En abuser, ô ciel! Quand je cours vous défendre,
+Sans vous demander rien, sans oser rien prétendre;
+Que vous dirai-je enfin? lorsque je vous promets
+De vous mettre en état de ne me voir jamais.
+C'est me promettre plus que vous ne sauriez faire.
+Quoi? malgré mes serments, vous croyez le contraire?
+Vous croyez qu'abusant de mon autorité,
+Je prétends attenter à votre liberté!
+On vient, Madame, on vient... Expliquez-vous, de grâce.
+Un mot. Défendez-moi des fureurs de Pharnace.
+Pour me faire, Seigneur, consentir à vous voir,
+Vous n'aurez pas besoin d'un injuste pouvoir.
+Ah! Madame... Seigneur, vous voyez votre frère.
+Jusques à quand, Madame, attendrez-vous mon père?
+Des témoins de sa mort viennent à tous moments
+Condamner votre doute et vos retardements.
+Venez, fuyez l'aspect de ce climat sauvage,
+Qui ne parle à vos yeux que d'un triste esclavage.
+Un peuple obéissant vous attend à genoux
+Sous un ciel plus heureux et plus digne de vous.
+Le Pont vous reconnaît dès longtemps pour sa reine;
+Vous en portez encor la marque souveraine;
+Et ce bandeau royal fut mis sur votre front
+Comme un gage assuré de l'empire de Pont.
+Maître de cet État que mon père me laisse,
+Madame, c'est à moi d'accomplir sa promesse.
+Mais il faut, croyez-moi, sans attendre plus tard,
+Ainsi que notre hymen presser notre départ.
+Nos intérêts communs et mon coeur le demandent.
+Prêts à vous recevoir, mes vaisseaux vous attendent.
+Et du pied de l'autel vous y pouvez monter,
+Souveraine des mers qui vous doivent porter.
+Seigneur, tant de bontés ont lieu de me confondre.
+Mais puisque le temps presse, et qu'il faut vous répondre,
+Puis-je, laissant la feinte et les déguisements,
+Vous découvrir ici mes secrets sentiments?
+Vous pouvez tout. Je crois que je vous suis connue.
+Éphèse est mon pays; mais je suis descendue
+D'aïeux, ou rois, Seigneur, ou héros, qu'autrefois
+Leur vertu, chez les Grecs, mit au-dessus des rois.
+Mithridate me vit. Éphèse, et l'Ionie,
+À son heureux empire était alors unie.
+Il daigna m'envoyer ce gage de sa foi.
+Ce fut pour ma famille une suprême loi:
+Il fallut obéir. Esclave couronnée,
+Je partis pour l'hymen où j'étais destinée.
+Le Roi, qui m'attendait au sein de ses États,
+Vit emporter ailleurs ses desseins et ses pas,
+Et tandis que la guerre occupait son courage,
+M'envoya dans ces lieux éloignés de l'orage.
+J'y vins: j'y suis encor. Mais cependant, Seigneur,
+Mon père paya cher ce dangereux honneur,
+Et les Romains vainqueurs, pour première victime,
+Prirent Philopoemen, le père de Monime.
+Sous ce titre funeste il se vit immoler;
+Et c'est de quoi, Seigneur, j'ai voulu vous parler.
+Quelque juste fureur dont je sois animée,
+Je ne puis point à Rome opposer une armée;
+Inutile témoin de tous ses attentats,
+Je n'ai pour me venger ni sceptre ni soldats;
+Enfin, je n'ai qu'un coeur. Tout ce que je puis faire,
+C'est de garder la foi que je dois à mon père,
+De ne point dans son sang aller tremper mes mains
+En épousant en vous l'allié des Romains.
+Que parlez-vous de Rome et de son alliance?
+Pourquoi tout ce discours et cette défiance?
+Qui vous dit qu'avec eux je prétends m'allier?
+Mais vous-même, Seigneur, pouvez-vous le nier?
+Comment m'offririez-vous l'entrée et la couronne
+D'un pays que partout leur armée environne,
+Si le traité secret qui vous lie aux Romains
+Ne vous en assurait l'empire et les chemins?
+De mes intentions je pourrais vous instruire,
+Et je sais les raisons que j'aurais à vous dire,
+Si laissant en effet les vains déguisements,
+Vous m'aviez expliqué vos secrets sentiments.
+Mais enfin je commence, après tant de traverses,
+Madame, à rassembler vos excuses diverses;
+Je crois voir l'intérêt que vous voulez celer,
+Et qu'un autre qu'un père ici vous fait parler.
+Quel que soit l'intérêt qui fait parler la Reine,
+La réponse, Seigneur, doit-elle être incertaine?
+Et contre les Romains votre ressentiment
+Doit-il pour éclater balancer un moment?
+Quoi! nous aurons d'un père entendu la disgrâce,
+Et lents à le venger, prompts à remplir sa place,
+Nous mettrons notre honneur et son sang en oubli?
+Il est mort: savons-nous s'il est enseveli?
+Qui sait si dans le temps que votre âme empressée
+Forme d'un doux hymen l'agréable pensée,
+Ce roi, que l'Orient tout plein de ses exploits
+Peut nommer justement le dernier de ses rois,
+Dans ses propres États privé de sépulture,
+Ou couché sans honneur dans une foule obscure,
+N'accuse point le ciel qui le laisse outrager,
+Et des indignes fils qui n'osent le venger?
+Ah! ne languissons plus dans un coin du Bosphore.
+Si dans tout l'univers quelque roi libre encore,
+Parthe, Scythe ou Sarmate, aime sa liberté,
+Voilà nos alliés: marchons de ce côté,
+Vivons ou périssons dignes de Mithridate,
+Et songeons bien plutôt, quelque amour qui nous flatte,
+À défendre du joug et nous et nos États,
+Qu'à contraindre des coeurs qui ne se donnent pas.
+Il sait vos sentiments. Me trompais-je, Madame?
+Voilà cet intérêt si puissant sur votre âme,
+Ce père, ces Romains que vous me reprochez.
+J'ignore de son coeur les sentiments cachés;
+Mais je m'y soumettrais sans vouloir rien prétendre,
+Si, comme vous, Seigneur, je croyais les entendre.
+Vous feriez bien; et moi, je fais ce que je doi:
+Votre exemple n'est pas une règle pour moi.
+Toutefois en ces lieux je ne connais personne
+Qui ne doive imiter l'exemple que je donne.
+Vous pourriez à Colchos vous expliquer ainsi.
+Je le puis à Colchos, et je le puis ici.
+Ici? Vous y pourriez rencontrer votre perte...
+Princes, toute h mer est de vaisseaux couverte,
+Et bientôt, démentant le faux bruit de sa mort,
+Mithridate lui-même arrive dans le port.
+Mithridate! Mon père! Ah! que viens-je d'entendre?
+Quelques vaisseaux légers sont venus nous l'apprendre:
+C'est lui-même; et déjà, pressé de son devoir,
+Arbate loin du bord l'est allé recevoir.
+Qu'avons-nous fait! Adieu, Prince. Quelle nouvelle!
+Mithridate revient? Ah! fortune cruelle!
+Ma vie et mon amour tous deux courent hasard,
+Les Romains que j'attends arriveront trop tard.
+Comment faire? J'entends que votre coeur soupire,
+Et j'ai conçu l'adieu qu'elle vient de vous dire,
+Prince; mais ce discours demande un autre temps:
+Nous avons aujourd'hui des soins plus importants.
+Mithridate revient, peut-être inexorable.
+Plus il est malheureux, plus il est redoutable.
+Le péril est pressant plus que vous ne pensez.
+Nous sommes criminels, et vous le connaissez.
+Rarement l'amitié désarme sa colère;
+Ses propres fils n'ont point de juge plus sévère;
+Et nous l'avons vu même à ses cruels soupçons
+Sacrifier deux fils pour de moindres raisons.
+Craignons pour vous, pour moi, pour la Reine elle-même:
+Je la plains, d'autant plus que Mithridate l'aime.
+Amant avec transport, mais jaloux sans retour,
+Sa haine va toujours plus loin que son amour.
+Ne vous assurez point sur l'amour qu'il vous porte:
+Sa jalouse fureur n'en sera que plus forte.
+Songez-y. Vous avez la faveur des soldats,
+Et j'aurai des secours que je n'explique pas.
+M'en croirez-vous? Courons assurer notre grâce:
+Rendons-nous, vous et moi, maîtres de cette place,
+Et faisons qu'à ses fils il ne puisse dicter
+Que les conditions qu'ils voudront accepter.
+Je sais quel est mon crime, et je connais mon père;
+Et j'ai par-dessus vous le crime de ma mère;
+Mais quelque amour encor qui me pût éblouir,
+Quand mon père paraît, je ne sais qu'obéir.
+Soyons-nous donc au moins fidèles l'un à l'autre.
+Vous savez mon secret, j'ai pénétré le vôtre
+Le Roi, toujours fertile en dangereux détours,
+S'armera contre nous de nos moindres discours.
+Vous savez sa coutume, et sous quelles tendresses
+Sa haine sait cacher ses trompeuses adresses.
+Allons. Puisqu'il le faut, je marche sur vos pas.
+Mais en obéissant ne nous trahissons pas.
+Quoi? vous êtes ici quand Mithridate arrive,
+Quand, pour le recevoir, chacun court sur la rive?
+Que faites-vous, Madame? et quel ressouvenir
+Tout à coup vous arrête, et vous fait revenir?
+N'offenserez-vous point un roi qui vous adore,
+Qui presque votre époux... Il ne l'est pas encore,
+Phoedime; et jusque-là je crois que mon devoir
+Est de l'attendre ici, sans l'aller recevoir.
+Mais ce n'est point, Madame, un amant ordinaire.
+Songez qu'à ce grand roi promise par un père,
+Vous avez de ses feux un gage solennel,
+Qu'il peut, quand il voudra, confirmer à l'autel.
+Croyez-moi, montrez-vous, venez à sa rencontre.
+Regarde en quel état tu veux que je me montre.
+Vois ce visage en pleurs; et loin de le chercher,
+Dis-moi plutôt, dis-moi que je m'aille cacher.
+Que dites-vous? Ô Dieux! Ah! retour qui me tue!
+Malheureuse! Comment paraîtrai-je à sa vue,
+Son diadème au front, et dans le fond du coeur,
+Phoedime... Tu m'entends, et tu vois ma rougeur.
+Ainsi vous retombez dans les mêmes alarmes
+Qui vous ont dans la Grèce arraché tant de larmes?
+Et toujours Xipharès revient vous traverser?
+Mon malheur est plus grand que tu ne peux penser.
+Xipharès ne s'offrait alors à ma mémoire
+Que tout plein de vertus, que tout brillant de gloire;
+Et je ne savais pas que pour moi plein de feux,
+Xipharès des mortels est le plus amoureux.
+Il vous aime, Madame! Et ce héros aimable...
+Est aussi malheureux que je suis misérable.
+Il m'adore, Phoedime; et les mêmes douleurs
+Qui m'affligeaient ici le tourmentaient ailleurs.
+Sait-il en sa faveur jusqu'où va votre estime?
+Sait-il que vous l'aimez? Il l'ignore, Phoedime.
+Les Dieux m'ont secourue; et mon coeur affermi
+N'a rien dit, ou du moins n'a parlé qu'à demi.
+Hélas! si tu savais, pour garder le silence,
+Combien ce triste coeur s'est fait de violence!
+Quels assauts, quels combats j'ai tantôt soutenus!
+Phoedime, si je puis je ne le verrai plus.
+Malgré tous les efforts que je pourrais me faire,
+Je verrais ses douleurs, je ne pourrais me taire.
+Il viendra, malgré moi, m'arracher cet aveu.
+Mais n'importe, s'il m'aime il en jouira peu;
+Je lui vendrai si cher ce bonheur qu'il ignore,
+Qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il l'ignorât encore.
+On vient. Que faites-vous, Madame? Je ne puis.
+Je ne paraîtrai point dans le trouble où je suis.
+Princes, quelques raisons que vous me puissiez dire,
+Votre devoir ici n'a point dû vous conduire,
+Ni vous faire quitter, en de si grands besoins,
+Vous le Pont, vous Colchos, confiés à vos soins.
+Mais vous avez pour juge un père qui vous aime.
+Vous avez cru des bruits que j'ai semés moi-même;
+Je vous crois innocents, puisque vous le voulez,
+Et je rends grâce au ciel qui nous a rassemblés.
+Tout vaincu que je suis, et voisin du naufrage,
+Je médite un dessein digne de mon courage.
+Vous en serez tantôt instruits plus amplement.
+Allez, et laissez-moi reposer un moment.
+Enfin, après un an, tu me revois, Arbate,
+Non plus comme autrefois cet heureux Mithridate
+Qui de Rome toujours balançant le destin,
+Tenait entre elle et moi l'univers incertain.
+Je suis vaincu. Pompée a saisi l'avantage
+D'une nuit qui laissait peu de place au courage.
+Mes soldats presque nus, dans l'ombre intimidés,
+Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés,
+Le désordre partout redoublant les alarmes,
+Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes,
+Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux,
+Enfin toute l'horreur d'un combat ténébreux:
+Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste?
+Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste;
+Et je ne dois la vie, en ce commun effroi,
+Qu'au bruit de mon trépas que je laisse après moi.
+Quelque temps inconnu, j'ai traversé le Phase;
+Et de là, pénétrant jusqu'au pied du Caucase,
+Bientôt dans des vaisseaux sur l'Euxin préparés,
+J'ai rejoint de mon camp les restes séparés.
+Voilà par quels malheurs poussé dans le Bosphore,
+J'y trouve des malheurs qui m'attendaient encore.
+Toujours du même amour tu me vois enflammé:
+Ce coeur nourri de sang, et de guerre affamé,
+Malgré le faix des ans et du sort qui m'opprime,
+Traîne partout l'amour qui l'attache à Monime,
+Et n'a point d'ennemis qui lui soient odieux
+Plus que deux fils ingrats que je trouve en ces lieux.
+Deux fils, Seigneur? Écoute. À travers ma colère,
+Je veux bien distinguer Xipharès de son frère.
+Je sais que de tout temps à mes ordres soumis,
+Il hait autant que moi nos communs ennemis;
+Et j'ai vu sa valeur, à me plaire attachée,
+Justifier pour lui ma tendresse cachée.
+Je sais même, je sais avec quel désespoir
+À tout autre intérêt préférant son devoir,
+Il courut démentir une mère infidèle,
+Et tira de son crime une gloire nouvelle;
+Et je ne puis encor ni n'oserais penser
+Que ce fils si fidèle ait voulu m'offenser.
+Mais tous deux en ces lieux que pouvaient-ils attendre?
+L'un et l'autre à la Reine ont-ils osé prétendre?
+Avec qui semble-t-elle en secret s'accorder?
+Moi-même de quel oeil dois-je ici l'aborder?
+Parle. Quelque désir qui m'entraîne auprès d'elle,
+Il me faut de leurs coeurs rendre un compte fidèle.
+Qu'est-ce qui s'est passé? Qu'as-tu vu? Que sais-tu?
+Depuis quel temps, pourquoi, comment t'es-tu rendu?
+Seigneur, depuis huit jours l'impatient Pharnace
+Aborda le premier au pied de cette place,
+Et de votre trépas autorisant le bruit
+Dans ces murs aussitôt voulut être introduit.
+Je ne m'arrêtai point à ce bruit téméraire;
+Et je n'écoutais rien, si le prince son frère,
+Bien moins par ses discours, Seigneur, que par ses pleurs,
+Ne m'eût en arrivant confirmé vos malheurs.
+Enfin que firent-ils? Pharnace entrait à peine
+Qu'il courut de ses feux entretenir la Reine,
+Et s'offrir d'assurer par un hymen prochain
+Le bandeau qu'elle avait reçu de votre main.
+Traître! sans lui donner le loisir de répandre
+Les pleurs que son amour aurait dus à ma cendre!
+Et son frère? Son frère, au moins jusqu'à ce jour,
+Seigneur, dans ses desseins n'a point marque d'amour,
+Et toujours avec vous son coeur d'intelligence
+N'a semblé respirer que guerre et que vengeance.
+Mais encor quel dessein le conduisait ici?
+Seigneur, vous en serez tôt ou tard éclairci.
+Parle, je te l'ordonne, et je veux tout apprendre.
+Seigneur, jusqu'à ce jour, ce que j'ai pu comprendre,
+Ce prince a cru pouvoir, après votre trépas,
+Compter cette province au rang de ses États:
+Et sans connaître ici de lois que son courage,
+Il venait par la force appuyer son partage.
+Ah! c'est le moindre prix qu'il se doit proposer,
+Si le ciel de mon sort me laisse disposer.
+Oui, je respire, Arbate, et ma joie est extrême.
+Je tremblais, je l'avoue, et pour un fils que j'aime,
+Et pour moi, qui craignais de perdre un tel appui,
+Et d'avoir à combattre un rival tel que lui.
+Que Pharnace m'offense, il offre à ma colère
+Un rival dès longtemps soigneux de me déplaire,
+Qui toujours des Romains admirateur secret,
+Ne s'est jamais contre eux déclaré qu'à regret.
+Et s'il faut que pour lui Monime prévenue
+Ait pu porter ailleurs une amour qui m'est due,
+Malheur au criminel qui vient me la ravir,
+Et qui m'ose offenser et n'ose me servir!
+L'aime-t-elle? Seigneur, je vois venir la Reine.
+Dieux, qui voyez ici mon amour et ma haine,
+Épargnez mes malheurs, et daignez empêcher
+Que je ne trouve encor ceux que je vais chercher.
+Arbate, c'est assez: qu'on me laisse avec elle.
+Madame, enfin le ciel près de vous me rappelle,
+Et secondant du moins mes plus tendres souhaits,
+Vous rend à mon amour plus belle que jamais.
+Je ne m'attendais pas que de notre hyménée
+Je dusse voir si tard arriver la journée,
+Ni qu'en vous retrouvant, mon funeste retour
+Fît voir mon infortune, et non pas mon amour.
+C'est pourtant cet amour, qui de tant de retraites
+Ne me laisse choisir que les lieux où vous êtes;
+Et les plus grands malheurs pourront me sembler doux,
+Si ma présence ici n'en est point un pour vous.
+C'est vous en dire assez, si vous voulez m'entendre.
+Vous devez à ce jour dès longtemps vous attendre,
+Et vous portez, Madame, un gage de ma foi
+Qui vous dit tous les jours que vous êtes à moi.
+Allons donc assurer cette foi mutuelle.
+Ma gloire loin d'ici vous et moi nous appelle,
+Et sans perdre un moment pour ce noble dessein,
+Aujourd'hui votre époux, il faut partir demain.
+Seigneur, vous pouvez tout. Ceux par qui je respire
+Vous ont cédé sur moi leur souverain empire;
+Et quand vous userez de ce droit tout-puissant,
+Je ne vous répondrai qu'en vous obéissant.
+Ainsi, prête à subir un joug qui vous opprime,
+Vous n'allez à l'autel que comme une victime;
+Et moi, tyran d'un coeur qui se refuse au mien,
+Même en vous possédant je ne vous devrai rien.
+Ah! Madame, est-ce là de quoi me satisfaire?
+Faut-il que désormais, renonçant à vous plaire,
+Je ne prétende plus qu'à vous tyranniser?
+Mes malheurs, en un mot, me font-ils mépriser?
+Ah! pour tenter encor de nouvelles conquêtes,
+Quand je ne verrais pas des routes toutes prêtes,
+Quand le sort ennemi m'aurait jeté plus bas,
+Vaincu, persécuté, sans secours, sans États,
+Errant de mers en mers, et moins roi que pirate,
+Conservant pour tous biens le nom de Mithridate,
+Apprenez que suivi d'un nom si glorieux,
+Partout de l'univers j'attacherais les yeux,
+Et qu'il n'est point de rois, s'ils sont dignes de l'être,
+Qui, sur le trône assis, n'enviassent peut-être
+Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé,
+Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.
+Vous-même, d'un autre oeil me verriez-vous, Madame,
+Si ces Grecs vos aïeux revivaient dans votre âme?
+Et puisqu'il faut enfin que je sois votre époux,
+N'était-il pas plus noble, et plus digne de vous,
+De joindre à ce devoir votre propre suffrage,
+D'opposer votre estime au destin qui m'outrage,
+Et de me rassurer, en flattant ma douleur,
+Contre la défiance attachée au malheur?
+Hé quoi? n'avez-vous rien, Madame, à me répondre?
+Tout mon empressement ne sert qu'à vous confondre.
+Vous demeurez muette; et loin de me parler,
+Je vois, malgré vos soins, vos pleurs prêts à couler.
+Moi, Seigneur? Je n'ai point de larmes à répandre.
+J'obéis. N'est-ce pas assez me faire entendre?
+Et ne suffit-il pas... Non, ce n'est pas assez.
+Je vous entends ici mieux que vous ne pensez.
+Je vois qu'on m'a dit vrai. Ma juste jalousie
+Par vos propres discours est trop bien éclaircie.
+Je vois qu'un fils perfide, épris de vos beautés,
+Vous a parlé d'amour, et que vous l'écoutez.
+Je vous jette pour lui dans des craintes nouvelles.
+Mais il jouira peu de vos pleurs infidèles,
+Madame, et désormais tout est sourd à mes lois,
+Ou bien vous l'avez vu pour la dernière fois.
+Appelez Xipharès. Ah! que voulez-vous faire?
+Xipharès... Xipharès n'a point trahi son père.
+Vous vous pressez en vain de le désavouer,
+Et ma tendre amitié ne peut que s'en louer.
+Ma honte en serait moindre, ainsi que votre crime,
+Si ce fils en effet digne de votre estime
+À quelque amour encore avait pu vous forcer.
+Mais qu'un traître, qui n'est hardi qu'à m'offenser,
+De qui nulle vertu n'accompagne l'audace,
+Que Pharnace, en un mot, ait pu prendre ma place?
+Qu'il soit aimé, Madame, et que je sois haï?
+Venez, mon fils, venez, votre père est trahi.
+Un fils audacieux insulte à ma ruine,
+Traverse mes desseins, m'outrage, m'assassine,
+Aime la Reine enfin, lui plaît, et me ravit
+Un coeur que son devoir à moi seul asservit.
+Heureux pourtant, heureux que dans cette disgrâce
+Je ne puisse accuser que la main de Pharnace;
+Qu'une mère infidèle, un frère audacieux
+Vous présentent en vain leur exemple odieux!
+Oui, mon fils, c'est vous seul sur qui je me repose,
+Vous seul qu'aux grands desseins que mon coeur se propose
+J'ai choisi dès longtemps pour digne compagnon,
+L'héritier de mon sceptre, et surtout de mon nom.
+Pharnace, en ce moment, et ma flamme offensée
+Ne peuvent pas tout seuls occuper ma pensée.
+D'un voyage important les soins et les apprêts,
+Mes vaisseaux qu'à partir il faut tenir tout prêts,
+Mes soldats dont je veux tenter la complaisance,
+Dans ce même moment demandent ma présence.
+Vous cependant ici veillez pour mon repos.
+D'un rival insolent arrêtez les complots.
+Ne quittez point la Reine, et s'il se peut, vous-même
+Rendez-la moins contraire aux voeux d'un roi qui l'aime.
+Détournez-la mon fils, d'un choix injurieux.
+Juge sans intérêt, vous la convaincrez mieux.
+En un mot, c'est assez éprouver ma faiblesse:
+Qu'elle ne pousse point cette même tendresse,
+Que sais-je? à des fureurs dont mon coeur outragé
+Ne se repentirait qu'après s'être vengé.
+Que dirai-je, Madame? Et comment dois-je entendre
+Cet ordre, ce discours que je ne puis comprendre?
+Serait-il vrai, grands Dieux! que trop aimé de vous,
+Pharnace eût en effet mérité ce courroux?
+Pharnace aurait-il part à ce désordre extrême?
+Pharnace? ô ciel! Pharnace? Ah! qu'entends-je moi-même?
+Ce n'est donc pas assez que ce funeste jour
+À tout ce que j'aimais m'arrache sans retour,
+Et que, de mon devoir esclave infortunée,
+À d'éternels ennuis je me voie enchaînée?
+Il faut qu'on joigne encor l'outrage à mes douleurs.
+À l'amour de Pharnace on impute mes pleurs.
+Malgré toute ma haine, on veut qu'il m'ait su plaire.
+Je le pardonne au Roi, qu'aveugle sa colère,
+Et qui de mes secrets ne peut être éclairci.
+Mais vous, Seigneur, mais vous, me traitez-vous ainsi?
+Ah! Madame, excusez un amant qui s'égare,
+Qui lui-même, lié par un devoir barbare,
+Se voit prêt de tout perdre, et n'ose se venger.
+Mais des fureurs du Roi que puis-je enfin juger?
+Il se plaint qu'à ses voeux un autre amour s'oppose.
+Quel heureux criminel en peut être la cause?
+Qui? Parlez. Vous cherchez, Prince, à vous tourmenter.
+Plaignez votre malheur sans vouloir l'augmenter.
+Je sais trop quel tourment je m'apprête moi-même.
+C'est peu de voir un père épouser ce que j'aime:
+Voir encore un rival honoré de vos pleurs,
+Sans doute c'est pour moi le comble des malheurs;
+Mais dans mon désespoir je cherche à les accroître.
+Madame, par pitié, faites-le-moi connoître.
+Quel est-il, cet amant? Qui dois-je soupçonner?
+Avez-vous tant de peine à vous l'imaginer?
+Tantôt, quand je fuyais une injuste contrainte,
+À qui contre Pharnace ai-je adressé ma plainte?
+Sous quel appui tantôt mon coeur s'est-il jeté?
+Quel amour ai-je enfin sans colère écouté?
+Ô ciel! Quoi? je serais ce bienheureux coupable
+Que vous avez pu voir d'un regard favorable?
+Vos pleurs pour Xipharès auraient daigné couler?
+Oui, Prince, il n'est plus temps de le dissimuler.
+Ma douleur pour se taire a trop de violence.
+Un rigoureux devoir me condamne au silence;
+Mais il faut bien enfin, malgré ses dures lois,
+Parler pour la première et la dernière fois.
+Vous m'aimez dès longtemps. Une égale tendresse
+Pour vous depuis longtemps m'afflige et m'intéresse,
+Songez depuis quel jour ces funestes appas
+Firent naître un amour qu'ils ne méritaient pas;
+Rappelez un espoir qui ne vous dura guère,
+Le trouble où vous jeta l'amour de votre père,
+Le tourment de me perdre et de le voir heureux,
+Les rigueurs d'un devoir contraire à tous vos voeux:
+Vous n'en sauriez, Seigneur, retracer la mémoire,
+Ni conter vos malheurs, sans conter mon histoire,
+Et lorsque ce matin j'en écoutais le cours,
+Mon coeur vous répondait tous vos mêmes discours.
+Inutile, ou plutôt funeste sympathie!
+Trop parfaite union par le sort démentie!
+Ah! par quel soin cruel le ciel avait-il joint
+Deux coeurs que l'un pour l'autre il ne destinait point?
+Car quel que soit vers vous le penchant qui m'attire,
+Je vous le dis, Seigneur, pour ne plus vous le dire,
+Ma gloire me rappelle et m'entraîne à l'autel
+Où je vais vous jurer un silence éternel.
+J'entends, vous gémissez. Mais telle est ma misère.
+Je ne suis point à vous, je suis à votre père.
+Dans ce dessein, vous-même, il faut me soutenir,
+Et de mon faible coeur m'aider à vous bannir.
+J'attends du moins, j'attends de votre complaisance
+Que désormais partout vous fuirez ma présence.
+J'en viens de dire assez pour vous persuader
+Que j'ai trop de raisons de vous le commander.
+Mais après ce moment, si ce coeur magnanime
+D'un véritable amour a brûlé pour Monime,
+Je ne reconnais plus la foi de vos discours
+Qu'au soin que vous prendrez de m'éviter toujours.
+Quelle marque, grands Dieux, d'un amour déplorable!
+Combien en un moment heureux et misérable!
+De quel comble de gloire et de félicités,
+Dans quel abîme affreux vous me précipitez!
+Quoi! j'aurai pu toucher un coeur comme le vôtre?
+Vous aurez pu m'aimer? et cependant un autre
+Possédera ce coeur dont j'attirais les voeux?
+Père injuste, cruel, mais d'ailleurs malheureux!
+Vous voulez que je fuie et que je vous évite?
+Et cependant le Roi m'attache à votre suite.
+Que dira-t-il? N'importe, il me faut obéir.
+Inventez des raisons qui puissent l'éblouir.
+D'un héros tel que vous c'est là l'effort suprême:
+Cherchez, Prince, cherchez, pour vous trahir vous-même,
+Tout ce que, pour jouir de leurs contentements,
+L'amour fait inventer aux vulgaires amants.
+Enfin je me connais, il y va de ma vie.
+De mes faibles efforts ma vertu se défie.
+Je sais qu'en vous voyant, un tendre souvenir
+Peut m'arracher du coeur quelque indigne soupir;
+Que je verrai mon âme, en secret déchirée,
+Revoler vers le bien dont elle est séparée.
+Mais je sais bien aussi que s'il dépend de vous
+De me faire chérir un souvenir si doux,
+Vous n'empêcherez pas que ma gloire offensée
+N'en punisse aussitôt la coupable pensée;
+Que ma main dans mon coeur ne vous aille chercher,
+Pour y laver ma honte, et vous en arracher.
+Que dis-je? En ce moment, le dernier qui nous reste,
+Je me sens arrêter par un plaisir funeste.
+Plus je vous parle, et plus, trop faible que je suis,
+Je cherche à prolonger le péril que je fuis.
+Il faut pourtant, il faut se faire violence,
+Et sans perdre en adieux un reste de constance,
+Je fuis. Souvenez-vous, Prince, de m'éviter,
+Et méritez les pleurs que vous m'allez coûter.
+Ah! Madame... Elle fuit, et ne veut plus m'entendre.
+Malheureux Xipharès, quel parti dois-tu prendre?
+On t'aime, on te bannit; toi-même tu vois bien
+Que ton propre devoir s'accorde avec le sien.
+Cours par un prompt trépas abréger ton supplice.
+Toutefois attendons que son sort s'éclaircisse,
+Et s'il faut qu'un rival la ravisse à ma foi,
+Du moins, en expirant, ne la cédons qu'au Roi.
+Approchez, mes enfants. Enfin l'heure est venue
+Qu'il faut que mon secret éclate à votre vue.
+À mes nobles projets je vois tout conspirer;
+Il ne me reste plus qu'à vous les déclarer.
+Je fuis, ainsi le veut la fortune ennemie.
+Mais vous savez trop bien l'histoire de ma vie
+Pour croire que longtemps soigneux de me cacher,
+J'attende en ces déserts qu'on me vienne chercher.
+La guerre a ses faveurs, ainsi que ses disgrâces.
+Déjà plus d'une fois, retournant sur mes traces,
+Tandis que l'ennemi, par ma fuite trompé,
+Tenait après son char un vain peuple occupé,
+Et gravant en airain ses frêles avantages,
+De mes États conquis enchaînait les images,
+Le Bosphore m'a vu, par de nouveaux apprêts,
+Ramener la terreur du fond de ses marais,
+Et chassant les Romains de l'Asie étonnée,
+Renverser en un jour l'ouvrage d'une année.
+D'autres temps, d'autres soins. L'Orient accablé
+Ne peut plus soutenir leur effort redoublé.
+Il voit plus que jamais ses campagnes couvertes
+De Romains que la guerre enrichit de nos pertes.
+Des biens des nations ravisseurs altérés,
+Le bruit de nos trésors les a tous attirés:
+Ils y courent en foule, et jaloux l'un de l'autre
+Désertent leur pays pour inonder le nôtre.
+Moi seul je leur résiste. Ou lassés, ou soumis,
+Ma funeste amitié pèse à tous mes amis:
+Chacun à ce fardeau veut dérober sa tête.
+Le grand nom de Pompée assure sa conquête.
+C'est l'effroi de l'Asie. Et loin de l'y chercher,
+C'est à Rome, mes fils, que je prétends marcher.
+Ce dessein vous surprend; et vous croyez peut-être
+Que le seul désespoir aujourd'hui le fait naître.
+J'excuse votre erreur; et pour être approuvés,
+De semblables projets veulent être achevés.
+Ne vous figurez point que de cette contrée
+Par d'éternels remparts Rome soit séparée
+Je sais tous les chemins par où je dois passer;
+Et si la mort bientôt ne me vient traverser,
+Sans reculer plus loin l'effet de ma parole,
+Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole.
+Doutez-vous que l'Euxin ne me porte en deux jours
+Aux lieux où le Danube y vient finir son cours?
+Que du Scythe avec moi l'alliance jurée
+De l'Europe en ces lieux ne me livre l'entrée?
+Recueilli dans leurs ports, accru de leurs soldats,
+Nous verrons notre camp grossir à chaque pas.
+Daces, Pannoniens, la fière Germanie,
+Tous n'attendent qu'un chef contre la tyrannie.
+Vous avez vu l'Espagne, et surtout les Gaulois,
+Contre ces mêmes murs qu'ils ont pris autrefois
+Exciter ma vengeance, et jusque dans la Grèce
+Par des ambassadeurs accuser ma paresse.
+Ils savent que sur eux prêt à se déborder,
+Ce torrent, s'il m'entraîne, ira tout inonder;
+Et vous les verrez tous, prévenant son ravage,
+Guider dans l'Italie et suivre mon passage.
+C'est là qu'en arrivant, plus qu'en tout le chemin,
+Vous trouverez partout l'horreur du nom romain,
+Et la triste Italie encor toute fumante
+Des feux qu'a rallumés sa liberté mourante.
+Non, Princes, ce n'est point au bout de l'univers
+Que Rome fait sentir tout le poids de ses fers;
+Et de près inspirant les haines les plus fortes,
+Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes.
+Ah! s'ils ont pu choisir pour leur libérateur
+Spartacus, un esclave, un vil gladiateur,
+S'ils suivent au combat des brigands qui les vengent,
+De quelle noble ardeur pensez-vous qu'ils se rangent
+Sous les drapeaux d'un roi longtemps victorieux,
+Qui voit jusqu'à Cyrus remonter ses aïeux?
+Que dis-je? En quel état croyez-vous la surprendre?
+Vide de légions qui la puissent défendre,
+Tandis que tout s'occupe à me persécuter,
+Leurs femmes, leurs enfants pourront-ils m'arrêter?
+Marchons, et dans son sein rejetons cette guerre
+Que sa fureur envoie aux deux bouts de la terre.
+Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers;
+Qu'ils tremblent à leur tour pour leurs propres foyers.
+Annibal l'a prédit, croyons-en ce grand homme,
+Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome.
+Noyons-la dans son sang justement répandu.
+Brûlons ce Capitole où j'étais attendu.
+Détruisons ses honneurs, et faisons disparaître
+La honte de cent rois, et la mienne peut-être;
+Et la flamme à la main effaçons tous ces noms
+Que Rome y consacrait à d'éternels affronts.
+Voilà l'ambition dont mon âme est saisie.
+Ne croyez point pourtant qu'éloigné de l'Asie,
+J'en laisse les Romains tranquilles possesseurs.
+Je sais où je lui dois trouver des défenseurs.
+Je veux que d'ennemis partout enveloppée,
+Rome rappelle en vain le secours de Pompée.
+Le Parthe, des Romains comme moi la terreur,
+Consent de succéder à ma juste fureur.
+Prêt d'unir avec moi sa haine et sa famille,
+Il me demande un fils pour époux à sa fille.
+Cet honneur vous regarde, et j'ai fait choix de vous,
+Pharnace. Allez, soyez ce bienheureux époux.
+Demain, sans différer, je prétends que l'Aurore
+Découvre mes vaisseaux déjà loin du Bosphore.
+Vous que rien n'y retient, partez dès ce moment,
+Et méritez mon choix par votre empressement.
+Achevez cet hymen; et repassant l'Euphrate,
+Faites voir à l'Asie un autre Mithridate.
+Que nos tyrans communs en pâlissent d'effroi,
+Et que le bruit à Rome en vienne jusqu'à moi.
+Seigneur, je ne vous puis déguiser ma surprise.
+J'écoute avec transport cette grande entreprise;
+Je l'admire. Et jamais un plus hardi dessein
+Ne mit à des vaincus les armes à la main.
+Surtout j'admire en vous ce coeur infatigable
+Qui semble s'affermir sous le faix qui l'accable.
+Mais si j'ose parler avec sincérité,
+En êtes-vous réduit à cette extrémité?
+Pourquoi tenter si loin des courses inutiles
+Quand vos États encor vous offrent tant d'asiles,
+Et vouloir affronter des travaux infinis,
+Dignes plutôt d'un chef de malheureux bannis
+Que d'un roi qui naguère, avec quelque apparence,
+De l'aurore au couchant portait son espérance,
+Fondait sur trente États son trône florissant,
+Dont le débris est même un Empire puissant?
+Vous seul, Seigneur, vous seul, après quarante années,
+Pouvez encor lutter contre les destinées
+Implacable ennemi de Rome et du repos,
+Comptez-vous vos soldats pour autant de héros?
+Pensez-vous que ces coeurs, tremblants de leur défaite,
+Fatigués d'une longue et pénible retraite,
+Cherchent avidement sous un ciel étranger
+La mort et le travail, pire que le danger?
+Vaincus plus d'une fois aux yeux de la patrie,
+Soutiendront-ils ailleurs un vainqueur en furie?
+Sera-t-il moins terrible, et le vaincront-ils mieux
+Dans le sein de sa Ville, à l'aspect de ses Dieux?
+Le Parthe vous recherche et vous demande un gendre.
+Mais ce Parthe, Seigneur, ardent à nous défendre
+Lorsque tout l'univers semblait nous protéger,
+D'un gendre sans appui voudra-t-il se charger?
+M'en irai-je moi seul, rebut de la fortune,
+Essuyer l'inconstance au Parthe si commune,
+Et peut-être, pour fruit d'un téméraire amour,
+Exposer votre nom au mépris de sa cour?
+Du moins, s'il faut céder, si contre notre usage
+Il faut d'un suppliant emprunter le visage,
+Sans m'envoyer du Parthe embrasser les genoux,
+Sans vous-même implorer des rois moindres que vous,
+Ne pourrions-nous pas prendre une plus sûre voie?
+Jetons-nous dans les bras qu'on nous tend avec joie.
+Rome en votre faveur facile à s'apaiser...
+Rome, mon frère, ô ciel! Qu'osez-vous proposer?
+Vous voulez que le Roi s'abaisse et s'humilie?
+Qu'il démente en un jour tout le cours de sa vie?
+Qu'il se fie aux Romains, et subisse des lois
+Dont il a quarante ans défendu tous les rois?
+Continuez, Seigneur. Tout vaincu que vous êtes,
+La guerre, les périls sont vos seules retraites.
+Rome poursuit en vous un ennemi fatal,
+Plus conjuré contre elle et plus craint qu'Annibal.
+Tout couvert de son sang, quoi que vous puissiez faire,
+N'en attendez jamais qu'une paix sanguinaire,
+Telle qu'en un seul jour un ordre de vos mains
+La donna dans l'Asie à cent mille Romains.
+Toutefois épargnez votre tête sacrée.
+Vous-même n'allez point, de contrée en contrée,
+Montrer aux nations Mithridate détruit,
+Et de votre grand nom diminuer le bruit.
+Votre vengeance est juste, il la faut entreprendre:
+Brûlez le Capitole, et mettez Rome en cendre.
+Mais c'est assez pour vous d'en ouvrir les chemins:
+Faites porter ce feu par de plus jeunes mains;
+Et tandis que l'Asie occupera Pharnace,
+De cette autre entreprise honorez mon audace.
+Commandez. Laissez-nous, de votre nom suivis,
+Justifier partout que nous sommes vos fils.
+Embrasez par nos mains le couchant et l'aurore;
+Remplissez l'univers, sans sortir du Bosphore;
+Que les Romains, pressés de l'un à l'autre bout,
+Doutent où vous serez, et vous trouvent partout.
+Dès ce même moment ordonnez que je parte.
+Ici tout vous retient. Et moi, tout m'en écarte.
+Et si ce grand dessein surpasse ma valeur,
+Du moins ce désespoir convient à mon malheur.
+Trop heureux d'avancer la fin de ma misère,
+J'irai... j'effacerai le crime de ma mère,
+Seigneur. Vous m'en voyez rougir à vos genoux;
+J'ai honte de me voir si peu digne de vous;
+Tout mon sang doit laver une tache si noire.
+Mais je cherche un trépas utile à votre gloire,
+Et Rome, unique objet d'un désespoir si beau,
+Du fils de Mithridate est le digne tombeau.
+Mon fils, ne parlons plus d'une mère infidèle.
+Votre père est content, il connaît votre zèle,
+Et ne vous verra point affronter de danger
+Qu'avec vous son amour ne veuille partager.
+Vous me suivrez, je veux que rien ne nous sépare.
+Et vous, à m'obéir, Prince, qu'on se prépare.
+Les vaisseaux sont tout prêts. J'ai moi-même ordonné
+La suite et l'appareil qui vous est destiné.
+Arbate, à cet hymen chargé de vous conduire,
+De votre obéissance aura soin de m'instruire.
+Allez; et soutenant l'honneur de vos aïeux,
+Dans cet embrassement recevez mes adieux.
+Seigneur... Ma volonté, Prince, vous doit suffire.
+Obéissez. C'est trop vous le faire redire.
+Seigneur, si pour vous plaire il ne faut que périr,
+Plus ardent qu'aucun autre on m'y verra courir.
+Combattant à vos yeux, permettez que je meure.
+Je vous ai commandé de partir tout à l'heure.
+Mais après ce moment... Prince, vous m'entendez,
+Et vous êtes perdu si vous me répondez.
+Dussiez-vous présenter mille morts à ma vue,
+Je ne saurais chercher une fille inconnue.
+Ma vie est en vos mains. Ah! c'est où je t'attends.
+Tu ne saurais partir, perfide, et je t'entends.
+Je sais pourquoi tu fuis l'hymen où je t'envoie:
+Il te fâche en ces lieux d'abandonner ta proie;
+Monime te retient. Ton amour criminel
+Prétendait l'arracher à l'hymen paternel.
+Ni l'ardeur dont tu sais que je l'ai recherchée,
+Ni déjà sur son front ma couronne attachée,
+Ni cet asile même où je la fais garder,
+Ni mon juste courroux n'ont pu t'intimider.
+Traître, pour les Romains tes lâches complaisances
+N'étaient pas à mes yeux d'assez noires offenses.
+Il te manquait encor ces perfides amours
+Pour être le supplice et l'horreur de mes jours.
+Loin de t'en repentir, je vois sur ton visage
+Que ta confusion ne part que de ta rage.
+Il te tarde déjà qu'échappé de mes mains
+Tu ne coures me perdre, et me vendre aux Romains.
+Mais avant que partir, je me ferai justice:
+Je te l'ai dit. Holà! gardes. Qu'on le saisisse.
+Oui, lui-même, Pharnace. Allez, et de ce pas
+Qu'enfermé dans la tour on ne le quitte pas.
+Hé bien! sans me parer d'une innocence vaine,
+Il est vrai, mon amour mérite votre haine.
+J'aime: l'on vous a fait un fidèle récit.
+Mais Xipharès, Seigneur, ne vous a pas tout dit.
+C'est le moindre secret qu'il pouvait vous apprendre;
+Et ce fils si fidèle a dû vous faire entendre
+Que des mêmes ardeurs dès longtemps enflammé,
+Il aime aussi la Reine, et même en est aimé.
+Seigneur, le croirez-vous qu'un dessein si coupable...
+Mon fils, je sais de quoi votre frère est capable.
+Me préserve le ciel de soupçonner jamais
+Que d'un prix si cruel vous payez mes bienfaits;
+Qu'un fils, qui fut toujours le bonheur de ma vie,
+Ait pu percer ce coeur qu'un père lui confie!
+Je ne le croirai point. Allez. Loin d'y songer,
+Je ne vais désormais penser qu'à nous venger.
+Je ne le croirai point? Vain espoir qui me flatte!
+Tu ne le crois que trop, malheureux Mithridate.
+Xipharès mon rival? et d'accord avec lui
+La Reine aurait osé me tromper aujourd'hui?
+Quoi! de quelque côté que je tourne la vue,
+La foi de tous les coeurs est pour moi disparue?
+Tout m'abandonne ailleurs? Tout me trahit ici?
+Pharnace, amis, maîtresse. Et toi, mon fils, aussi?
+Toi de qui la vertu consolant ma disgrâce...
+Mais ne connais-je pas le perfide Pharnace?
+Quelle faiblesse à moi d'en croire un furieux
+Qu'arme contre son frère un courroux envieux,
+Ou dont le désespoir me troublant par des fables
+Grossit, pour se sauver, le nombre des coupables!
+Non, ne l'en croyons point. Et sans trop nous presser,
+Voyons, examinons. Mais par où commencer?
+Qui m'en éclaircira? Quels témoins? Quel indice?
+Le ciel en ce moment m'inspire un artifice.
+Qu'on appelle la Reine. Oui, sans aller plus loin,
+Je veux l'ouïr. Mon choix s'arrête à ce témoin.
+L'amour avidement croit tout ce qui le flatte.
+Qui peut de son vainqueur mieux parler que l'ingrate?
+Voyons qui son amour accusera des deux.
+S'il n'est digne de moi, le piège est digne d'eux.
+Trompons qui nous trahit. Et pour connaître un traître,
+Il n'est point de moyens... Mais je la vois paraître:
+Feignons; et de son coeur, d'un vain espoir flatté,
+Par un mensonge adroit tirons la vérité.
+Enfin j'ouvre les yeux, et je me fais justice.
+C'est faire à vos beautés un triste sacrifice,
+Que de vous présenter, Madame, avec ma foi,
+Tout l'âge et le malheur que je traîne avec moi.
+Jusqu'ici la fortune et la victoire mêmes
+Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes.
+Mais ce temps-là n'est plus. Je régnais, et je fuis.
+Mes ans se sont accrus; mes honneurs sont détruits;
+Et mon front, dépouillé d'un si noble avantage,
+Du temps, qui l'a flétri, laisse voir tout l'outrage.
+D'ailleurs mille desseins partagent mes esprits:
+D'un camp prêt à partir vous entendez les cris;
+Sortant de mes vaisseaux, il faut que j'y remonte.
+Quel temps pour un hymen qu'une fuite si prompte,
+Madame! Et de quel front vous unir à mon sort,
+Quand je ne cherche plus que la guerre et la mort?
+Cessez pourtant, cessez de prétendre à Pharnace.
+Quand je me fais justice, il faut qu'on se la fasse.
+Je ne souffrirai point que ce fils odieux,
+Que je viens pour jamais de bannir de mes yeux,
+Possédant une amour qui me fut déniée,
+Vous fasse des Romains devenir l'alliée.
+Mon trône vous est dû. Loin de m'en repentir,
+Je vous y place même, avant que de partir,
+Pourvu que vous vouliez qu'une main qui m'est chère,
+Un fils, le digne objet de l'amour de son père,
+Xipharès. en un mot, devenant votre époux,
+Me venge de Pharnace, et m'acquitte envers vous.
+Xipharès! Lui, Seigneur? Oui, lui-même, Madame.
+D'où peut naître à ce nom le trouble de votre âme?
+Contre un si juste choix qui peut vous révolter?
+Est-ce quelque mépris qu'on ne puisse dompter?
+Je le répète encor: c'est un autre moi-même,
+Un fils victorieux, qui me chérit, que j'aime,
+L'ennemi des Romains, l'héritier et l'appui
+D'un Empire et d'un nom qui va renaître en lui;
+Et quoi que votre amour ait osé se promettre,
+Ce n'est qu'entre ses mains que je puis vous remettre.
+Que dites-vous? Ô ciel! Pourriez-vous approuver...
+Pourquoi, Seigneur, pourquoi voulez-vous m'éprouver?
+Cessez de tourmenter une âme infortunée.
+Je sais que c'est à vous que je fus destinée;
+Je sais qu'en ce moment, pour ce noeud solennel,
+La victime, Seigneur, nous attend à l'autel.
+Venez. Je le vois bien: quelque effort que je fasse,
+Madame, vous voulez vous garder à Pharnace.
+Je reconnais toujours vos injustes mépris,
+Ils ont même passé sur mon malheureux fils.
+Je le méprise! Hé bien! n'en parlons plus, Madame.
+Continuez: brûlez d'une honteuse flamme.
+Tandis qu'avec mon fils je vais, loin de vos yeux,
+Chercher au bout du monde un trépas glorieux,
+Vous cependant ici servez avec son frère,
+Et vendez aux Romains le sang de votre père.
+Venez. Je ne saurais mieux punir vos dédains,
+Qu'en vous mettant moi-même en ses serviles mains;
+Et sans plus me charger du soin de votre gloire,
+Je veux laisser de vous jusqu'à votre mémoire.
+Allons, Madame, allons. Je m'en vais vous unir.
+Plutôt de mille morts dussiez-vous me punir!
+Vous résistez en vain, et j'entends votre fuite.
+En quelle extrémité, Seigneur, suis-je réduite?
+Mais enfin je vous crois, et je ne puis penser
+Qu'à feindre si longtemps vous puissiez vous forcer.
+Les Dieux me sont témoins qu'à vous plaire bornée,
+Mon âme à tout son sort s'était abandonnée.
+Mais si quelque faiblesse avait pu m'alarmer,
+Si de tous ses efforts mon coeur a dû s'armer,
+Ne croyez point, Seigneur, qu'auteur de mes alarmes,
+Pharnace m'ait jamais coûté les moindres larmes.
+Ce fils victorieux que vous favorisez,
+Cette vivante image en qui vous vous plaisez,
+Cet ennemi de Rome, et cet autre vous-même,
+Enfin ce Xipharès que vous voulez que j'aime...
+Vous l'aimez? Si le sort ne m'eût donnée à vous,
+Mon bonheur dépendait de l'avoir pour époux.
+Avant que votre amour m'eût envoyé ce gage,
+Nous nous aimions... Seigneur, vous changez de visage.
+Non, Madame. Il suffit. Je vais vous l'envoyer.
+Allez. Le temps est cher. Il le faut employer.
+Je vois qu'à m'obéir vous êtes disposée.
+Je suis content. Ô ciel! Me serais-je abusée?
+Ils s'aiment. C'est ainsi qu'on se jouait de nous.
+Ah! fils ingrat. Tu vas me répondre pour tous.
+Tu périras. Je sais combien ta renommée
+Et tes fausses vertus ont séduit mon armée
+Perfide, je te veux porter des coups certains:
+Il faut, pour te mieux perdre, écarter les mutins,
+Et faisant à mes yeux partir les plus rebelles,
+Ne garder près de moi que des troupes fidèles.
+Allons. Mais sans montrer un visage offensé,
+Dissimulons encor, comme j'ai commencé.
+Phoedime, au nom des Dieux, fais ce que je désire:
+Va voir ce qui se passe, et reviens me le dire.
+Je ne sais; mais mon coeur ne se peut rassurer.
+Mille soupçons affreux viennent me déchirer.
+Que tarde Xipharès? et d'où vient qu'il diffère
+À seconder des voeux qu'autorise son père?
+Son père, en me quittant, me l'allait envoyer.
+Mais il feignait peut-être: il fallait tout nier.
+Le Roi feignait? Et moi, découvrant ma pensée...
+Ô Dieux, en ce péril m'auriez-vous délaissée?
+Et se pourrait-il bien qu'à son ressentiment
+Mon amour indiscret eût livré mon amant?
+Quoi, Prince! quand, tout plein de ton amour extrême,
+Pour savoir mon secret tu me pressais toi-même,
+Mes refus trop cruels vingt fois te l'ont caché,
+Je t'ai même puni de l'avoir arraché;
+Et quand de toi peut-être un père se défie,
+Que dis-je? quand peut-être il y va de ta vie,
+Je parle; et trop facile à me laisser tromper,
+Je lui marque le coeur où sa main doit frapper.
+Ah! traitez-le, Madame, avec plus de justice:
+Un grand roi descend-il jusqu'à cet artifice?
+À prendre ce détour qui l'aurait pu forcer?
+Sans murmure, à l'autel vous l'alliez devancer.
+Voulait-il perdre un fils qu'il aime avec tendresse?
+Jusqu'ici les effets secondent sa promesse:
+Madame, il vous disait qu'un important dessein,
+Malgré lui, le forçait à vous quitter demain;
+Ce seul dessein l'occupe; et hâtant son voyage,
+Lui-même ordonne tout, présent sur le rivage.
+Ses vaisseaux en tous lieux se chargent de soldats,
+Et partout Xipharès accompagne ses pas.
+D'un rival en fureur est-ce là la conduite?
+Et voit-on ses discours démentis par la suite?
+Pharnace cependant, par son ordre arrêté,
+Trouve en lui d'un rival toute la dureté.
+Phoedime, à Xipharès fera-t-il plus de grâce?
+C'est l'ami des Romains qu'il punit en Pharnace.
+L'amour a peu de part à ses justes soupçons.
+Autant que je le puis, je cède à tes raisons.
+Elles calment un peu l'ennui qui me dévore.
+Mais pourtant Xipharès ne paraît point encore.
+Vaine erreur des amants qui, pleins de leurs désirs,
+Voudraient que tout cédât au soin de leurs plaisirs!
+Qui prêts à s'irriter contre le moindre obstacle...
+Ma Phoedime, et qui peut concevoir ce miracle?
+Après deux ans d'ennuis, dont tu sais tout le poids,
+Quoi! je puis respirer pour la première fois?
+Quoi! cher Prince, avec toi je me verrais unie?
+Et loin que ma tendresse eût exposé ta vie,
+Tu verrais ton devoir, je verrais ma vertu
+Approuver un amour si longtemps combattu?
+Je pourrais tous les jours t'assurer que je t'aime?
+Que ne viens-tu... Seigneur, je parlais de vous-même.
+Mon âme souhaitait de vous voir en ce lieu,
+Pour vous... C'est maintenant qu'il faut vous dire adieu.
+Adieu! Vous? Oui, Madame, et pour toute ma vie.
+Qu'entends-je? On me disait... Hélas! ils m'ont trahie.
+Madame, je ne sais quel ennemi couvert,
+Révélant nos secrets, vous trahit et me perd.
+Mais le Roi, qui tantôt n'en croyait point Pharnace,
+Maintenant dans nos coeurs sait tout ce qui se passe.
+Il feint, il me caresse, et cache son dessein;
+Mais moi, qui dès l'enfance élevé dans son sein,
+De tous ses mouvements ai trop d'intelligence,
+J'ai lu dans ses regards sa prochaine vengeance.
+Il presse, il fait partir tous ceux dont mon malheur
+Pourrait à la révolte exciter la douleur.
+De ses fausses bontés j'ai connu la contrainte.
+Un mot même d'Arbate a confirmé ma crainte.
+Il a su m'aborder; et les larmes aux yeux:
+On sait tout, m'a-t-il dit: sauvez-vous de ces lieux.
+Ce mot m'a fait frémir du péril de ma Reine,
+Et ce cher intérêt est le seul qui m'amène.
+Je vous crains pour vous-même, et je viens à genoux
+Vous prier, ma Princesse, et vous fléchir pour vous.
+Vous dépendez ici d'une main violente,
+Que le sang le plus cher rarement épouvante;
+Et je n'ose vous dire à quelle cruauté
+Mithridate jaloux s'est souvent emporté.
+Peut-être c'est moi seul que sa fureur menace.
+Peut-être, en me perdant, il veut vous faire grâce.
+Daignez, au nom des Dieux, daignez en profiter.
+Par de nouveaux refus n'allez point l'irriter.
+Moins vous l'aimez, et plus tâchez de lui complaire.
+Feignez. Efforcez-vous. Songez qu'il est mon père.
+Vivez, et permettez que dans tous mes malheurs
+Je puisse à votre amour ne coûter que des pleurs.
+Ah! je vous ai perdu! Généreuse Monime,
+Ne vous imputez point le malheur qui m'opprime.
+Votre seule bonté n'est point ce qui me nuit:
+Je suis un malheureux que le destin poursuit;
+C'est lui qui m'a ravi l'amitié de mon père,
+Qui le fit mon rival, qui révolta ma mère,
+Et vient de susciter, dans ce moment affreux,
+Un secret ennemi pour nous trahir tous deux.
+Hé quoi? cet ennemi, vous l'ignorez encore?
+Pour surcroît de douleur, Madame, je l'ignore.
+Heureux si je pouvais, avant que m'immoler,
+Percer le traître coeur qui m'a pu déceler!
+Hé bien! Seigneur, il faut vous le faire connaître.
+Ne cherchez point ailleurs cet ennemi, ce traître:
+Frappez. Aucun respect ne vous doit retenir.
+J'ai tout fait; et c'est moi que vous devez punir.
+Vous! Ah! si vous saviez, Prince, avec quelle adresse
+Le cruel est venu surprendre ma tendresse!
+Quelle amitié sincère il affectait pour vous,
+Content, s'il vous voyait devenir mon époux!
+Qui n'aurait cru... Mais non, mon amour plus timide
+Devait moins vous livrer à sa bonté perfide.
+Les Dieux qui m'inspiraient, et que j'ai mal suivis,
+M'ont fait taire trois fois par de secrets avis.
+J'ai dû continuer. J'ai dû dans tout le reste...
+Que sais-je enfin? j'ai dû vous être moins funeste;
+J'ai dû craindre du Roi les dons empoisonnés,
+Et je m'en punirai si vous me pardonnez.
+Quoi! Madame, c'est vous, c'est l'amour qui m'expose?
+Mon malheur est parti d'une si belle cause?
+Trop d'amour a trahi nos secrets amoureux?
+Et vous vous excusez de m'avoir fait heureux?
+Que voudrais-je de plus? Glorieux et fidèle,
+Je meurs. Un autre sort au trône vous appelle.
+Consentez-y, Madame; et sans plus résister,
+Achevez un hymen qui vous y fait monter.
+Quoi? vous me demandez que j'épouse un barbare
+Dont l'odieux amour pour jamais nous sépare?
+Songez que ce matin, soumise à ses souhaits,
+Vous deviez l'épouser et ne me voir jamais.
+Et connaissais-je alors toute sa barbarie?
+Ne voudriez-vous point qu'approuvant sa furie,
+Après vous avoir vu tout percé de ses coups,
+Je suivisse à l'autel un tyrannique époux,
+Et que dans une main de votre sang fumante
+J'allasse mettre, hélas! la main de votre amante?
+Allez, de ses fureurs songez à vous garder,
+Sans perdre ici le temps à me persuader:
+Le ciel m'inspirera quel parti je dois prendre.
+Que serait-ce, grands Dieux! s'il venait vous surprendre?
+Que dis-je? On vient. Allez. Courez. Vivez enfin,
+Et du moins attendez quel sera mon destin.
+Madame, à quels périls il exposait sa vie!
+C'est le Roi. Cours l'aider à cacher sa sortie.
+Va, ne le quitte point; et qu'il se garde bien
+D'ordonner de son sort, sans être instruit du mien.
+Allons, Madame, allons. Une raison secrète
+Me fait quitter ces lieux et hâter ma retraite.
+Tandis que mes soldats, prêts à suivre leur roi,
+Rentrent dans mes vaisseaux pour partir avec moi
+Venez, et qu'à l'autel ma promesse accomplie
+Par des noeuds éternels l'un à l'autre nous lie.
+Nous, Seigneur? Quoi Madame! osez-vous balancer?
+Et ne m'avez-vous pas défendu d'y penser?
+J'eus mes raisons alors. Oublions-les, Madame.
+Ne songez maintenant qu'à répondre à ma flamme.
+Songez que votre coeur est un bien qui m'est dû.
+Hé! pourquoi donc, Seigneur, me l'avez-vous rendu?
+Quoi! pour un fils ingrat toujours préoccupée,
+Vous croiriez... Quoi Seigneur! vous m'auriez donc trompée?
+Perfide! Il vous sied bien de tenir ce discours,
+Vous, qui gardant au coeur d'infidèles amours,
+Quand je vous élevais au comble de la gloire,
+M'avez des trahisons préparé la plus noire.
+Ne vous souvient-il plus, coeur ingrat et sans foi,
+Plus que tous les Romains conjurés contre moi,
+De quel rang glorieux j'ai bien voulu descendre,
+Pour vous porter au trône où vous n'osiez prétendre?
+Ne me regardez point vaincu, persécuté:
+Revoyez-moi vainqueur, et partout redouté.
+Songez de quelle ardeur dans Éphèse adorée,
+Aux filles de cent rois je vous ai préférée,
+Et négligeant pour vous tant d'heureux alliés,
+Quelle foule d'États je mettais à vos pieds.
+Ah! si d'un autre amour le penchant invincible
+Dès lors à mes bontés vous rendait insensible,
+Pourquoi chercher si loin un odieux époux?
+Avant que de partir, pourquoi vous taisiez-vous?
+Attendiez-vous, pour faire un aveu si funeste,
+Que le sort ennemi m'eût ravi tout le reste,
+Et que, de toutes parts me voyant accabler,
+J'eusse en vous le seul bien qui me pût consoler?
+Cependant, quand je veux oublier cet outrage,
+Et cacher à mon coeur cette funeste image,
+Vous osez à mes yeux rappeler le passé,
+Vous m'accusez encor, quand je suis offensé.
+Je vois que pour un traître un fol espoir vous flatte.
+À quelle épreuve, ô Ciel, réduis-tu Mithridate!
+Par quel charme secret laissé-je retenir
+Ce courroux si sévère et si prompt à punir?
+Profitez du moment que mon amour vous donne:
+Pour la dernière fois, venez, je vous l'ordonne:
+N'attirez point sur vous des périls superflus,
+Pour un fils insolent que vous ne verrez plus.
+Sans vous parer pour lui d'une foi qui m'est due,
+Perdez-en la mémoire aussi bien que la vue;
+Et désormais sensible à ma seule bonté,
+Méritez le pardon qui vous est présenté.
+Je n'ai point oublié quelle reconnaissance,
+Seigneur, m'a dû ranger sous votre obéissance.
+Quelque rang où jadis soient montés mes aïeux,
+Leur gloire de si loin n'éblouit point mes yeux.
+Je songe avec respect de combien je suis née
+Au-dessous des grandeurs d'un si noble hyménée;
+Et malgré mon penchant et mes premiers desseins
+Pour un fils, après vous le plus grand des humains,
+Du jour que sur mon front on mit ce diadème,
+Je renonçai, Seigneur, à ce prince, à moi-même.
+Tous deux d'intelligence à nous sacrifier,
+Loin de moi, par mon ordre, il courait m'oublier.
+Dans l'ombre du secret ce feu s'allait éteindre;
+Et même de mon sort je ne pouvais me plaindre,
+Puisque enfin, aux dépens de mes voeux les plus doux,
+Je faisais le bonheur d'un héros tel que vous.
+Vous seul, Seigneur, vous seul, vous m'avez arrachée
+À cette obéissance où j'étais attachée;
+Et ce fatal amour dont j'avais triomphé,
+Ce feu que dans l'oubli je croyais étouffé,
+Dont la cause à jamais s'éloignait de ma vue,
+Vos détours l'ont surpris, et m'en ont convaincue.
+Je vous l'ai confessé, je le dois soutenir.
+En vain vous en pourriez perdre le souvenir,
+Et cet aveu honteux, où vous m'avez forcée,
+Demeurera toujours présent à ma pensée.
+Toujours je vous croirais incertain de ma foi;
+Et le tombeau, Seigneur, est moins triste pour moi
+Que le lit d'un époux qui m'a fait cet outrage,
+Qui s'est acquis sur moi ce cruel avantage,
+Et qui, me préparant un éternel ennui,
+M'a fait rougir d'un feu qui n'était pas pour lui.
+C'est donc votre réponse? Et sans plus me complaire,
+Vous refusez l'honneur que je voulais vous faire?
+Pensez-y bien. J'attends pour me déterminer.
+Non, Seigneur, vainement vous croyez m'étonner.
+Je vous connais: je sais tout ce que je m'apprête,
+Et je vois quels malheurs j'assemble sur ma tête.
+Mais le dessein est pris. Rien ne peut m'ébranler.
+Jugez-en, puisque ainsi je vous ose parler,
+Et m'emporte au-delà de cette modestie
+Dont jusqu'à ce moment je n'étais point sortie.
+Vous vous êtes servi de ma funeste main
+Pour mettre à votre fils un poignard dans le sein
+De ses feux innocents j'ai trahi le mystère;
+Et quand il n'en perdrait que l'amour de son père,
+Il en mourra, Seigneur. Ma foi ni mon amour
+Ne seront point le prix d'un si cruel détour.
+Après cela, jugez. Perdez une rebelle;
+Armez-vous du pouvoir qu'on vous donna sur elle:
+J'attendrai mon arrêt, vous pouvez commander.
+Tout ce qu'en vous quittant j'ose vous demander,
+Croyez (à la vertu je dois cette justice)
+Que je vous trahis seule, et n'ai point de complice,
+Et que d'un plein succès vos voeux seraient suivis
+Si j'en croyais, Seigneur, les voeux de votre fils.
+Elle me quitte! Et moi, dans un lâche silence,
+Je semble de sa fuite approuver l'insolence?
+Peu s'en faut que mon coeur, penchant de son côté,
+Ne me condamne encor de trop de cruauté!
+Qui suis-je? Est-ce Monime? Et suis-je Mithridate?
+Non, non, plus de pardon, plus d'amour pour l'ingrate.
+Ma colère revient, et je me reconnois.
+Immolons, en partant, trois ingrats à la fois.
+Je vais à Rome, et c'est par de tels sacrifices
+Qu'il faut à ma fureur rendre les Dieux propices.
+Je le dois, je le puis; ils n'ont plus de support:
+Les plus séditieux sont déjà loin du bord.
+Sans distinguer entre eux qui je hais ou qui j'aime,
+Allons, et commençons par Xipharès lui-même.
+Mais quelle est ma fureur? et qu'est-ce que je dis?
+Tu vas sacrifier, qui? malheureux! Ton fils!
+Un fils que Rome craint? qui peut venger son père?
+Pourquoi répandre un sang qui m'est si nécessaire?
+Ah! dans l'état funeste où ma chute m'a mis,
+Est-ce que mon malheur m'a laissé trop d'amis?
+Songeons plutôt, songeons à gagner sa tendresse:
+J'ai besoin d'un vengeur, et non d'une maîtresse.
+Quoi! ne vaut-il pas mieux, puisqu'il faut m'en priver,
+La céder à ce fils que je veux conserver?
+Cédons-la. Vains efforts, qui ne font que m'instruire
+Des faiblesses d'un coeur qui cherche à se séduire!
+Je brûle, je l'adore; et loin de la bannir...
+Ah! c'est un crime encor dont je la veux punir.
+Quelle pitié retient mes sentiments timides?
+N'en ai-je pas déjà puni de moins perfides?
+Ô Monime! ô mon fils! inutile courroux!
+Et vous, heureux Romains, quel triomphe pour vous,
+Si vous saviez ma honte, et qu'un avis fidèle
+De mes lâches combats vous portât la nouvelle!
+Quoi! des plus chères mains craignant les trahisons,
+J'ai pris soin de m'armer contre tous les poisons;
+J'ai su, par une longue et pénible industrie,
+Des plus mortels venins prévenir la furie.
+Ah! qu'il eût mieux valu, plus sage et plus heureux,
+Et repoussant les traits d'un amour dangereux,
+Ne pas laisser remplir d'ardeurs empoisonnées
+Un coeur déjà glacé par le froid des années!
+De ce trouble fatal par où dois-je sortir?
+Seigneur, tous vos soldats refusent de partir.
+Pharnace les retient, Pharnace leur révèle
+Que vous cherchez à Rome une guerre nouvelle.
+Pharnace? Il a séduit ses gardes les premiers,
+Et le seul nom de Rome étonne les plus fiers.
+De mille affreux périls ils se forment l'image,
+Les uns avec transport embrassent le rivage,
+Les autres qui partaient s'élancent dans les flots,
+Ou présentent leurs dards aux yeux des matelots.
+Le désordre est partout; et loin de nous entendre,
+Ils demandent la paix, et parlent de se rendre.
+Pharnace est à leur tête; et flattant leurs souhaits,
+De la part des Romains il leur promet la paix.
+Ah le traître! Courez. Qu'on appelle son frère;
+Qu'il me suive, qu'il vienne au secours de son père.
+J'ignore son dessein. Mais un soudain transport
+L'a déjà fait descendre et courir vers le port.
+Et l'on dit que, suivi d'un gros d'amis fidèles,
+On l'a vu se mêler au milieu des rebelles.
+C'est tout ce que j'en sais. Ah! qu'est-ce que j'entends?
+Perfides, ma vengeance a tardé trop longtemps.
+Mais je ne vous crains point. Malgré leur insolence,
+Les mutins n'oseraient soutenir ma présence.
+Je ne veux que les voir, je ne veux qu'à leurs yeux
+Immoler de ma main deux fils audacieux.
+Seigneur, tout est perdu. Les rebelles, Pharnace,
+Les Romains sont en foule autour de cette place.
+Les Romains! De Romains le rivage est chargé,
+Et bientôt dans ces murs vous êtes assiégé.
+Ciel! Courons. Écoutez... Du malheur qui me presse
+Tu ne jouiras pas, infidèle princesse.
+Madame, où courez-vous? Quels aveugles transports
+Vous font tenter sur vous de criminels efforts?
+Hé quoi! vous avez pu, trop cruelle à vous-même,
+Faire un affreux lien d'un sacré diadème?
+Ah! ne voyez-vous pas que les Dieux, plus humains,
+Ont eux-mêmes rompu ce bandeau dans vos mains?
+Hé! par quelle fureur obstinée à me suivre,
+Toi-même, malgré moi, veux-tu me faire vivre?
+Xipharès ne vit plus. Le Roi désespéré
+Lui-même n'attend plus qu'un trépas assuré.
+Quel fruit te promets-tu de ta coupable audace?
+Perfide, prétends-tu me livrer à Pharnace?
+Ah! du moins attendez qu'un fidèle rapport
+De son malheureux frère ait confirmé la mort.
+Dans la confusion que nous venons d'entendre,
+Les yeux peuvent-ils pas aisément se méprendre?
+D'abord, vous le savez, un bruit injurieux
+Le rangeait du parti d'un camp séditieux;
+Maintenant on vous dit que ces mêmes rebelles
+Ont tourné contre lui leurs armes criminelles.
+Jugez de l'un par l'autre. Et daignez écouter...
+Xipharès ne vit plus, il n'en faut point douter.
+L'événement n'a point démenti mon attente.
+Quand je n'en aurais pas la nouvelle sanglante,
+Il est mort, et j'en ai pour garants trop certains
+Son courage et son nom trop suspects aux Romains.
+Ah! que d'un si beau sang dès longtemps altérée
+Rome tient maintenant sa victoire assurée!
+Quel ennemi son bras leur allait opposer!
+Mais sur qui, malheureuse, oses-tu t'excuser?
+Quoi? tu ne veux pas voir que c'est toi qui l'opprimes,
+Et dans tous ses malheurs reconnaître tes crimes?
+De combien d'assassins l'avais-je enveloppé!
+Comment à tant de coups serait-il échappé?
+Il évitait en vain les Romains et son frère:
+Ne le livrais-je pas aux fureurs de son père?
+C'est moi qui les rendant l'un de l'autre jaloux,
+Vins allumer le feu qui les embrase tous,
+Tison de la discorde, et fatale furie,
+Que le démon de Rome a formée et nourrie.
+Et je vis? Et j'attends que de leur sang baigné,
+Pharnace des Romains revienne accompagné!
+Qu'il étale à mes yeux sa parricide joie!
+La mort au désespoir ouvre plus d'une voie.
+Oui, cruelles, en vain vos injustes secours
+Me ferment du tombeau les chemins les plus courts,
+Je trouverai la mort jusque dans vos bras même.
+Et toi, fatal tissu, malheureux diadème,
+Instrument et témoin de toutes mes douleurs,
+Bandeau que mille fois j'ai trempé de mes pleurs,
+Au moins, en terminant ma vie et mon supplice,
+Ne pouvais-tu me rendre un funeste service?
+À mes tristes regards, va, cesse de t'offrir:
+D'autres armes sans toi sauront me secourir;
+Et périsse le jour et la main meurtrière
+Qui jadis sur mon front t'attacha la première.
+On vient, Madame, on vient; et j'espère qu'Arcas
+Pour bannir vos frayeurs porte vers vous ses pas.
+En est-ce fait, Arcas? et le cruel Pharnace
+Ne me demandez rien de tout ce qui se passe,
+Madame: on m'a chargé d'un plus funeste emploi,
+Et ce poison vous dit la volonté du Roi.
+Malheureuse princesse! Ah! quel comble de joie!
+Donnez. Dites, Arcas, au Roi qui me l'envoie,
+Que de tous les présents que m'a faits sa bonté,
+Je reçois le plus cher et le plus souhaité.
+À la fin je respire; et le ciel me délivre
+Des secours importuns qui me forçaient de vivre
+Maîtresse de moi-même, il veut bien qu'une fois
+Je puisse de mon sort disposer à mon choix.
+Hélas! Retiens tes cris, et par d'indignes larmes
+De cet heureux moment ne trouble point les charmes.
+Si tu m'aimais, Phoedime, il fallait me pleurer
+Quand d'un titre funeste on me vint honorer,
+Et lorsque m'arrachant du doux sein de la Grèce,
+Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse.
+Retourne maintenant chez ces peuples heureux;
+Et si mon nom encor s'est conservé chez eux,
+Dis-leur ce que tu vois, et de toute ma gloire,
+Phoedime, conte-leur la malheureuse histoire.
+Et toi, qui de ce coeur, dont tu fus adoré,
+Par un jaloux destin fus toujours séparé,
+Héros, avec qui même en terminant ma vie,
+Je n'ose en un tombeau demander d'être unie,
+Reçois ce sacrifice, et puisse en ce moment
+Ce poison expier le sang de mon amant!
+Arrêtez! arrêtez! Que faites-vous, Arbate?
+Arrêtez! J'accomplis l'ordre de Mithridate.
+Ah! laissez-moi.. Cessez, vous dis-je, et laissez-moi,
+Madame, exécuter les volontés du Roi.
+Vivez. Et vous, Arcas, du succès de mon zèle
+Courez à Mithridate apprendre la nouvelle.
+Ah! trop cruel Arbate, à quoi m'exposez-vous?
+Est-ce qu'on croit encor mon supplice trop doux?
+Et le Roi m'enviant une mort si soudaine,
+Veut-il plus d'un trépas pour contenter sa haine?
+Vous l'allez voir paraître, et j'ose m'assurer
+Que vous-même avec moi vous allez le pleurer.
+Quoi! le Roi... Le Roi touche à son heure dernière,
+Madame, et ne voit plus qu'un reste de lumière.
+Je l'ai laissé sanglant, porté par des soldats,
+Et Xipharès en pleurs accompagne leurs pas.
+Xipharès? Ah! grands Dieux! Je doute si je veille,
+Et n'ose qu'en tremblant en croire mon oreille.
+Xipharès vit encor? Xipharès, que mes pleurs...
+Il vit chargé de gloire, accablé de douleurs.
+De sa mort en ces lieux la nouvelle semée
+Ne vous a pas vous seule et sans cause alarmée.
+Les Romains, qui partout l'appuyaient par des cris,
+Ont par ce bruit fatal glacé tous les esprits.
+Le Roi, trompé lui-même, en a versé des larmes;
+Et désormais certain du malheur de ses armes,
+Par un rebelle fils de toutes parts pressé,
+Sans espoir de secours tout prêt d'être forcé,
+Et voyant pour surcroît de douleur et de haine,
+Parmi ses étendards porter l'aigle romaine,
+Il n'a plus aspiré qu'à s'ouvrir des chemins
+Pour éviter l'affront de tomber dans leurs mains.
+D'abord il a tenté les atteintes mortelles
+Des poisons que lui-même a cru les plus fidèles.
+Il les a trouvés tous sans force et sans vertu.
+Vain secours, a-t-il dit, que j'ai trop combattu!
+Contre tous les poisons soigneux de me défendre,
+J'ai perdu tout le fruit que j'en pouvais attendre.
+Essayons maintenant des secours plus certains,
+Et cherchons un trépas plus funeste aux Romains.
+Il parle: et défiant leurs nombreuses cohortes,
+Du palais, à ces mots, il fait ouvrir les portes.
+À l'aspect de ce front dont la noble fureur
+Tant de fois dans leurs rangs répandit la terreur,
+Vous les eussiez vus tous, retournant en arrière,
+Laisser entre eux et nous une large carrière;
+Et déjà quelques-uns couraient épouvantés
+Jusque dans les vaisseaux qui les ont apportés.
+Mais, le dirai-je? ô ciel! rassurés par Pharnace,
+Et la honte en leurs coeurs réveillant leur audace,
+Ils reprennent courage, ils attaquent le Roi,
+Qu'un reste de soldats défendait avec moi.
+Qui pourrait exprimer par quels faits incroyables,
+Quels coups, accompagnés de regards effroyables,
+Son bras, se signalant pour la dernière fois,
+A de ce grand héros terminé les exploits?
+Enfin las, et couvert de sang et de poussière,
+Il s'était fait de morts une noble barrière.
+Un autre bataillon s'est avancé vers nous;
+Les Romains, pour le joindre, ont suspendu leurs coups.
+Ils voulaient tous ensemble accabler Mithridate.
+Mais lui: C'en est assez, m'a-t-il dit, cher Arbate;
+Le sang et la fureur m'emportent trop avant.
+Ne livrons pas surtout Mithridate vivant.
+Aussitôt dans son sein il plonge son épée.
+Mais la mort fuit encor sa grande âme trompée.
+Ce héros dans mes bras est tombé tout sanglant,
+Faible, et qui s'irritait contre un trépas si lent;
+Et se plaignant à moi de ce reste de vie,
+Il soulevait encor sa main appesantie,
+Et marquant à mon bras la place de son coeur,
+Semblait d'un coup plus sûr implorer la faveur.
+Tandis que possédé de ma douleur extrême,
+Je songe bien plutôt à me percer moi-même,
+De grands cris ont soudain attiré mes regards.
+J'ai vu, qui l'aurait cru? j'ai vu de toutes parts
+Vaincus et renversés les Romains et Pharnace,
+Fuyant vers leurs vaisseaux, abandonner la place;
+Et le vainqueur vers nous s'avançant de plus près,
+À mes yeux éperdus a montré Xipharès.
+Juste ciel! Xipharès, toujours resté fidèle,
+Et qu'au fort du combat une troupe rebelle
+Par ordre de son frère avait enveloppé,
+Mais qui d'entre leurs bras à la fin échappé,
+Forçant les plus mutins, et regagnant le reste,
+Heureux et plein de joie en ce moment funeste,
+À travers mille morts, ardent, victorieux,
+S'était fait vers son père un chemin glorieux.
+Jugez de quelle horreur cette joie est suivie.
+Son bras aux pieds du Roi l'allait jeter sans vie;
+Mais on court, on s'oppose à son emportement.
+Le Roi m'a regardé dans ce triste moment,
+Et m'a dit d'une voix qu'il poussait avec peine:
+S'il en est temps encor, cours, et sauve la Reine.
+Ces mots m'ont fait trembler pour vous, pour Xipharès:
+J'ai craint, j'ai soupçonné quelques ordres secrets
+Tout lassé que j'étais, ma frayeur et mon zèle
+M'ont donné pour courir une force nouvelle;
+Et malgré nos malheurs, je me tiens trop heureux
+D'avoir paré le coup qui vous perdait tous deux.
+Ah! que de tant d'horreurs justement étonnée,
+Je plains de ce grand roi la triste destinée!
+Hélas! Et plût aux Dieux qu'à son sort inhumain
+Moi-même j'eusse pu ne point prêter la main,
+Et que simple témoin du malheur qui l'accable,
+Je le pusse pleurer sans en être coupable!
+Il vient. Quel nouveau trouble excite en mes esprits
+Le sang du père, ô ciel, et les larmes du fils!
+Ah! que vois-je, Seigneur, et quel sort est le vôtre!
+Cessez et retenez vos larmes l'un et l'autre.
+Mon sort de sa tendresse et de votre amitié
+Veut d'autres sentiments que ceux de la pitié;
+Et ma gloire, plutôt digne d'être admirée,
+Ne doit point par des pleurs être déshonorée.
+J'ai vengé l'univers autant que je l'ai pu:
+La mort dans ce projet m'a seule interrompu.
+Ennemi des Romains et de la tyrannie,
+Je n'ai point de leur joug subi l'ignominie;
+Et j'ose me flatter qu'entre les noms fameux
+Qu'une pareille haine a signalés contre eux,
+Nul ne leur a plus fait acheter la victoire,
+Ni de jours malheureux plus rempli leur histoire.
+Le ciel n'a pas voulu qu'achevant mon dessein,
+Rome en cendre me vît expirer dans son sein.
+Mais au moins quelque joie en mourant me console:
+J'expire environné d'ennemis que j'immole;
+Dans leur sang odieux j'ai pu tremper mes mains,
+Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.
+À mon fils Xipharès je dois cette fortune:
+Il épargne à ma mort leur présence importune.
+Que ne puis-je payer ce service important
+De tout ce que mon trône eut de plus éclatant!
+Mais vous me tenez lieu d'Empire, de couronne;
+Vous seule me restez; souffrez que je vous donne,
+Madame; et tous ces voeux que j'exigeais de vous,
+Mon coeur pour Xipharès vous les demande tous.
+Vivez, Seigneur, vivez, pour le bonheur du monde,
+Et pour sa liberté qui sur vous seul se fonde;
+Vivez, pour triompher d'un ennemi vaincu,
+Pour venger... C'en est fait, Madame, et j'ai vécu.
+Mon fils, songez à vous. Gardez-vous de prétendre
+Que de tant d'ennemis vous puissiez vous défendre
+Bientôt tous les Romains, de leur honte irrités,
+Viendront ici sur vous fondre de tous côtés
+Ne perdez point le temps que vous laisse leur fuite
+À rendre à mon tombeau des soins dont je vous quitte.
+Tant de Romains sans vie, en cent lieux dispersés,
+Suffisent à ma cendre et l'honorent assez.
+Cachez-leur pour un temps vos noms et votre vie.
+Allez, réservez-vous... Moi, Seigneur, que je fuie!
+Que Pharnace impuni, les Romains triomphants
+N'éprouvent pas bientôt... Non, je vous le défends.
+Tôt ou tard il faudra que Pharnace périsse.
+Fiez-vous aux Romains du soin de son supplice.
+Mais je sens affaiblir ma force et mes esprits.
+Je sens que je me meurs. Approchez-vous, mon fils.
+Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,
+Venez, et recevez l'âme de Mithridate.
+Il expire. Ah! Madame, unissons nos douleurs,
+Et par tout l'univers cherchons-lui des vengeurs.