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Author: Antoine Amarilli <a3nm@a3nm.net>
Date: Wed, 26 Dec 2012 10:42:49 +0100
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@@ -16,6 +16,9 @@ this program (see file "COPYING"). If not, see <http://www.gnu.org/licenses/>.
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+test/boileau is from Wikisource and test/baudelaire is from Project Gutenberg.
+Both of them are in the public domain.
+
== 1. Features ==
plint is a tool to check French poetry. Specifically, it validates metric,
@@ -66,8 +69,13 @@ along the lines of:
poem2html/make_poem.sh poem_file > www/poem.html
done
+To run plint on test files, you can use test.sh. However, because of known bugs,
+some errors will be reported on the test files.
+
== 4. Related work ==
* http://pentametron.com/
* http://virga.org/cvf/alexanql.php
+* http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/37/73/48/PDF/1.Rythme_et_rime_de_l_alexandrin_classique_-_V_Beaudouin_2000.pdf
+* http://www.oulipo.net/docannexe/file/16251/MetreenregleRFLA-Beaudouin200405.pdf
diff --git a/test.sh b/test.sh
@@ -1 +1,2 @@
+echo "It is normal that some errors occur when running this script"
for a in test/*.tpl; do echo "$a"; ./plint.py $a < ${a%.tpl}; done
diff --git a/test/bad/metric.tpl b/test/bad/metric.tpl
@@ -1 +0,0 @@
-6/6
diff --git a/test/baudelaire b/test/baudelaire
@@ -0,0 +1,49 @@
+La sottise, l'erreur, le péché, la lésine,
+Occupent nos esprits et travaillent nos corps,
+Et nous alimentons nos aimables remords,
+Comme les mendiants nourrissent leur vermine.
+
+Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches,
+Nous nous faisons payer grassement nos aveux,
+Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux,
+Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches.
+
+Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste
+Qui berce longuement notre esprit enchanté,
+Et le riche métal de notre volonté
+Est tout vaporisé par ce savant chimiste.
+
+C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent!
+Aux objets répugnants nous trouvons des appas;
+Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas,
+Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent.
+
+Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange
+Le sein martyrisé d'une antique catin,
+Nous volons,,,, au passage un plaisir clandestin
+Que nous pressons bien fort comme une vieille orange.
+
+Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes,
+Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,
+Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
+Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.
+
+Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie,
+N'ont pas encor brodé de leurs plaisants desseins
+Le canevas banal de nos piteux destins,
+C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie.
+
+Mais parmi les chacals, les panthères, les lices,
+Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
+Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants
+Dans la ménagerie infâme de nos vices,
+
+Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde!
+Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,
+Il ferait volontiers de la terre un débris
+Et dans un bâillement avalerait le monde;
+
+C'est l'Ennui!--L'œil chargé d'un pleur involontaire,
+Il rêve d'échafauds en fumant son houka.
+Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat,
+--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frère!
diff --git a/test/baudelaire.tpl b/test/baudelaire.tpl
@@ -1,4 +1,5 @@
-6/6 X A
-6/6 x B
-6/6 x B
-6/6 X A
+! diaeresis:permissive
+6/6 A:no x
+6/6 B:no X
+6/6 B:no X
+6/6 A:no x
diff --git a/test/boileau b/test/boileau
@@ -0,0 +1,7396 @@
+Qu'en savantes leçons votre Muse fertile
+Partout joigne au plaisant le solide et l'utile.
+Un lecteur sage fuit un vain amusement
+Et veut mettre à profit son divertissement.
+
+Que votre âme et vos moeurs, peintes dans vos ouvrages,
+N'offrent jamais de vous que de nobles images.
+Je ne puis estimer ces dangereux auteurs
+Qui de l'honneur, en vers, infâmes déserteurs,
+
+Je chante les combats, et ce prélat terrible
+Qui par ses longs travaux et sa force invincible,
+Dans une illustre église exerçant son grand coeur,
+Fit placer à la fin un lutrin dans le choeur.
+C'est en vain que le chantre, abusant d'un faux titre,
+Deux fois l'en fit ôter par les mains du chapitre :
+Ce prélat, sur le banc de son rival altier
+Deux fois le reportant, l'en couvrit tout entier.
+Muse redis-mois donc quelle ardeur de vengeance
+De ces hommes sacrés rompit l'intelligence,
+Et troubla si longtemps deux célèbres rivaux.
+Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots !
+Et toi, fameux héros, dont la sage entremise
+De ce schisme naissant débarrassa l'Eglise,
+Viens d'un regard heureux animer mon projet,
+Et garde-toi de rire en ce grave sujet.
+tatatatatata tatata tatatelle :
+Paris voyait fleurir son antique chapelle :
+Ses chanoines vermeils et brillants de santé
+S'engraissaient d'une longue et sainte oisiveté ;
+Sans sortir de leurs lits plus doux que des hermines,
+Ces pieux fainéants faisaient chanter matines,
+Veillaient à bien dîner, et laissaient en leur lieu
+A des chantres gagés le soin de louer Dieu :
+Quand la Discorde, encor toute noire de crimes,
+Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes,
+Avec cet air hideux qui fait frémir la Paix,
+S'arrêter près d'un arbre au pied de son palais,
+Là, d'un oeil attentif contemplant son empire,
+A l'aspect du tumulte elle-même s'admire.
+Elle y voit par le coche et d'Evreux et du Mans
+Accourir à grand flots ses fidèles Normands :
+Elle y voit aborder le marquis, la comtesse,
+Le bourgeois, le manant, le clergé, la noblesse ;
+Et partout des plaideurs les escadrons épars
+Faire autour de Thémis flotter ses étendards.
+Mais une église seule à ses yeux immobile
+Garde au sein du tumulte une assiette tranquille.
+Elle seule la brave ; elle seule aux procès
+De ses paisibles murs veut défendre l'accès.
+La Discorde, à l'aspect d'un calme qui l'offense,
+Fait siffler ses serpents, s'excite à la vengeance
+Sa bouche se remplit d'un poison odieux,
+Et de longs traits de feu lui sortent par les yeux.
+Quoi ! dit-elle d'un ton qui fit trembler les vitres,
+J'aurai pu jusqu'ici brouiller tous les chapitres,
+Diviser Cordeliers, Carmes et Célestins ;
+J'aurai fait soutenir un siège aux Augustins :
+Et cette église seule, à mes ordres rebelle,
+Nourrira dans son sein une paix éternelle !
+Suis-je donc la Discorde ? et, parmi les mortels,
+Qui voudra désormais encenser mes autels ?
+A ces mots, d'un bonnet couvrant sa tête énorme,
+Elle prend d'un vieux chantre et la taille et la forme :
+Elle peint de bourgeons son visage guerrier,
+Et s'en va de ce pas trouver le trésorier.
+Dans le réduit obscur d'une alcôve enfoncée
+S'élève un lit de plume à grand frais amassée :
+Quatre rideaux pompeux, par un double contour,
+En défendent l'entrée à la clarté du jour.
+Là, parmi les douceurs d'un tranquille silence,
+Règne sur le duvet une heureuse indolence :
+C'est là que le prélat, muni d'un déjeuner,
+Dormant d'un léger somme, attendait le dîner.
+La jeunesse en sa fleur brille sur son visage :
+Son menton sur son sein descend à double étage ;
+Et son corps ramassé dans sa courte grosseur
+Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.
+La déesse en entrant, qui voit la nappe mise,
+Admire un si bel ordre, et reconnaît l'Eglise :
+Et, marchant à grand pas vers le lieu du repos,
+Au prélat sommeillant elle adresse ces mots :
+Tu dors, Prélat, tu dors, et là haut à ta place
+Le chantre aux yeux du choeur étale son audace,
+Chante les orémus, fait des processions,
+Et répand à grands flots les bénédictions.
+Tu dors ! Attends-tu donc que, sans bulle et sans titre,
+Il te ravisse encor le rochet et la mitre ?
+Sort de ce lit oiseux qui te tient attaché,
+Et renonce au repos, ou bien à l'évêché.
+Elle dit, et, du vent de sa bouche profane,
+Lui souffle avec ces mots l'ardeur de la chicane.
+Le prélat se réveille, et, plein d'émotion,
+Lui donne toutefois la bénédiction.
+Tel qu'on voit un taureau qu'une guêpe en furie
+A piqué dans les flancs aux dépens de sa vie ;
+Le superbe animal, agité de tourments,
+Exhale sa douleur en longs mugissements ;
+Tel le fougueux prélat, que ce songe épouvante,
+Querelle en se levant et laquais et servante ;
+Et, d'un juste courroux rallumant sa vigueur,
+Même avant le dîner, parle d'aller au choeur.
+Le prudent Gilotin, son aumônier fidèle,
+En vain par ses conseils sagement le rappelle ;
+Lui montre le péril ; que midi va sonner ;
+Qu'il va faire, s'il sort, refroidir le dîner.
+Quelle fureur, dit-il, quel aveugle caprice,
+Quand le dîner est prêt, vous appelle à l'office ?
+De votre dignité soutenez mieux l'éclat :
+Est-ce pour travailler que vous êtes prélat ?
+A quoi bon ce dégoût et ce zèle inutile ?
+Est-il donc pour jeûner quatre-temps ou vigile ?
+reprenez vos esprits et souvenez-vous bien
+Qu'un dîner réchauffé ne valut jamais rien.
+Ainsi dit Gilotin ; et ce ministre sage
+Sur table, au même instant, fit servir le potage.
+Le prélat voit la soupe, et plein d'un saint respect,
+Demeure quelque temps muet à cet aspect.
+Il cède, dîne enfin : mais, toujours plus farouche,
+Les morceaux trop hâtés se pressent dans sa bouche.
+Gilotin en frémit, et, sortant de fureur,
+Chez tous ses partisans va semer la terreur.
+On voit courir chez lui leurs troupes éperdues,
+Comme l'on voit marcher les bataillons de grues
+Quand le Pygmée altier, redoublant ses efforts,
+De l'Hèbre ou du Styrmon vient d'occuper les bords.
+A l'aspect imprévu de leur foule agréable,
+Le prélat radouci veut se lever de table :
+La couleur lui renaît, sa voix change de ton ;
+Il fait par Gilotin rapporter un jambon.
+Lui-même le premier pour honorer la troupe,
+D'un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe ;
+Il l'avale d'un trait : et chacun l'imitant,
+La cruche au large ventre est vide en un instant.
+Sitôt que du nectar la troupe est abreuvée,
+On dessert : et soudain, la nappe étant levée,
+Le prélat, d'une voix conforme à son malheur,
+Leur confie en ces mots sa trop juste douleur :
+Illustres compagnons de mes longues fatigues,
+Qui m'avez soutenu par vos pieuses ligues,
+Et par qui, maître enfin d'un chapitre insensé,
+Seul à Magnificat je me vois encensé ;
+Souffrirez-vous toujours qu'un orgueilleux m'outrage ;
+Que le chantre à vos yeux détruise votre ouvrage,
+Usurpe tous mes droits, et s'égalant à moi,
+Donne à votre lutrin et le ton et la loi ?
+Ce matin même encor, ce n'est point un mensonge,
+Une divinité me l'a fait voir en songe :
+L'insolent s'emparant du fruit de mes travaux,
+A prononcé pour moi le Benedicat vos !
+Oui, pour mieux m'égorger, il prend mes propres armes.
+Le prélat à ces mots verse un torrent de larmes.
+Il veut, mais vainement, poursuivre son discours ;
+Ses sanglots redoublés en arrêtent le cours.
+Le zélé Gilotin, qui prend part à sa gloire,
+Pour lui rendre la voix, fait rapporter à boire :
+Quand Sidrae, à qui l'âge allonge le chemin,
+Arrive dans la chambre, un bâton à la main,
+Ce vieillard dans le choeur a déjà vu quatre âges ;
+Il sait de tous les temps les différents usages :
+Et son rare savoir, de simple marguillier,
+L'éleva par degrés au rang de chevecier.
+A l'aspect du prélat qui tombe en défaillance,
+Il devine son mal, il se ride, il s'avance ;
+Et d'un ton paternel réprimant ses douleurs :
+Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et les pleurs,
+Prélat ; et pour sauver tes droits et ton empire,
+Ecoute seulement ce que le ciel m'inspire.
+Vers cet endroit du choeur où le chantre orgueilleux
+Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux,
+Sur ce rang d'ais serrés qui forment sa clôture
+Fut jadis un lutrin d'inégale structure,
+Dont les flancs élargis de leur vaste contour
+Ombrageaient pleinement tous les lieux d'alentour.
+Derrière ce lutrin, ainsi qu'au fond d'un antre,
+A peine sur son banc on discernait le chantre :
+Tandis qu'à l'autre banc le prélat radieux,
+Découvert au grand jour, attirait tous les yeux.
+Mais un démon, fatal à cette ample machine,
+Soit qu'une main la nuit eût hâté sa ruine,
+Soit qu'ainsi de tout temps l'ordonnât le destin,
+Fit tomber à nos yeux le pupitre un matin.
+J'eus beau prendre le ciel et le chantre à partie,
+Il fallut l'emporter dans notre sacristie,
+Où depuis trente hivers, sans gloire enseveli,
+Il languit tout poudreux dans un honteux oubli.
+Entends-moi donc, Prélat. Dès que l'ombre tranquille
+Viendra d'un crêpe noir envelopper la ville,
+Il faut que trois de nous, sans tumulte et sans bruit,
+Partent, à la faveur de la naissante nuit,
+Et du lutrin rompu réunissant la masse,
+Aillent d'un zèle adroit le remettre en sa place.
+Si le chantre demain ose le renverser,
+Alors de cent arrêts tu peux le terrasser.
+Pour soutenir tes droits, que le ciel autorise,
+Abyme tout plutôt : c'est l'esprit de l'Eglise ;
+C'est par là qu'un prélat signale sa vigueur.
+Ne borne pas ta gloire à prier dans un choeur :
+Ces vertus dans Aleth peuvent être en usage ;
+Mais dans Paris, plaidons ; c'est là notre partage.
+Tes bénédictions, dans le trouble croissant,
+Tu pourras les répandre et par vingt et par cent ;
+Et, pour braver le chantre en son orgueil extrême,
+Les répandre à ses yeux, et le bénir lui-même.
+Ce discours aussitôt frappe tous les esprits ;
+Et le prélat charmé l'approuve par des cris.
+Il veut que, sur-le-champ, dans la troupe on choisisse
+Les trois que Dieu destine à ce pieux office :
+Mais chacun prétend part à cet illustre emploi.
+Le sort, dit le prélat, vous servira de loi.
+Que l'on tire au billet ceux que l'on doit élire.
+Il dit, on obéit, on se presse d'écrire.
+Aussitôt trente noms, sur le papier tracés,
+Sont au fond d'un bonnet par billets entassés.
+Pour tirer ces billets avec moins d'artifice,
+Guillaume, enfant de choeur, prête sa main novice :
+Son front nouveau tondu, symbole de candeur,
+Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.
+Cependant le prélat, l'oeil au ciel, la main nue,
+Bénit trois fois les noms, et trois fois les remue.
+Il tourne le bonnet : l'enfant tire et Brontin
+Est le premier des noms qu'apporte le destin.
+Le prélat en conçoit un favorable augure
+Et ce nom dans la troupe excite un doux murmure.
+On se tait ; et bientôt on voit paraître au jour
+Le nom, le fameux nom du perruquier l'Amour.
+Ce nouvel Adonis, à la blonde crinière,
+Est l'unique souci d'Anne sa perruquière :
+Ils s'adorent l'un l'autre ; et ce couple charmant
+S'unit longtemps, dit-on, avant le sacrement ;
+Mais, depuis trois moissons, à leur saint assemblage
+L'official a joint le nom de mariage.
+Ce perruquier superbe est l'effroi du quartier,
+Et son courage est peint sur son visage altier.
+Un des noms reste encore et le prélat par grâce
+Une dernière fois les brouille et les ressasse.
+Chacun croit que son nom est le dernier des trois.
+Mais que ne dis-tu point, ô puissant porte-croix,
+Boirude, sacristain, cher appui de ton maître,
+Lorsqu'aux yeux du prélat tu vis ton nom paraître !
+On dit que ton front jaune, et ton teint sans couleur,
+perdit en ce moment son antique pâleur ;
+Et que ton corps goutteux, plein d'une ardeur guerrière,
+Pour sauter au plancher fit deux pas en arrière.
+Chacun bénit tout haut l'arbitre des humains,
+Qui remet leur bon droit en de si bonnes mains.
+Aussitôt on se lève ; et l'assemblée en foule,
+Avec un bruit confus, par les portes s'écoule.
+Le prélat resté seul calme un peu son dépit,
+Et jusques au souper se couche et s'assoupit.
+Cependant cet oiseau qui prône les merveilles,
+Ce monstre composé de bouches et d'oreilles,
+Qui, sans cesse volant de climats en climats,
+Dit partout ce qu'il sait et ce qu'il ne sait pas ;
+La Renommée enfin, cette prompte courrière,
+Va d'un mortel effroi glacer la perruquière ;
+Lui dit que son époux, d'un faux zèle conduit,
+Pour placer un lutrin doit veiller cette nuit.
+A ce triste récit, tremblante, désolée,
+Elle accourt, l'oeil en feu, la tête échevelée,
+Et trop sûre d'un mal qu'on pense lui celer :
+Oses-tu bien encor, traître, dissimuler ?
+Dit-elle : et ni la foi que ta main m'a donnée,
+Ni nos embrassements qu'a suivis l'hyménée,
+Ni ton épouse enfin toute prête à périr,
+Ne sauraient donc t'ôter cette ardeur de courir ?
+Perfide ! si du moins, à ton devoir fidèle,
+Tu veillais pour orner quelque tête nouvelle !
+L'espoir d'un juste gain consolant ma langueur
+Pourrait de ton absence adoucir la longueur.
+Mais quel zèle indiscret, quelle aveugle entreprise
+Arme aujourd'hui ton bras en faveur d'une église ?
+Où vas-tu cher époux, est-ce que tu me fuis ?
+As-tu donc oublié tant de si douces nuits ?
+Quoi ! d'un oeil sans pitié vois-tu couler mes larmes ?
+Au nom de nos baisers jadis si plein de charmes,
+Si mon coeur, de tout temps facile à tes désirs,
+N'a jamais d'un moment différé tes plaisirs ;
+Si pour te prodiguer mes plus tendres caresses,
+Je n'ai point exigé ni serments, ni promesses ;
+Si toi seul à mon lit enfin eus toujours part ;
+Diffère au moins d'un jour ce funeste départ .
+En achevant ces mots cette amante enflammée
+Sur un placet voisin tombe demi-pâmée.
+Son époux s'en émeut, et son coeur éperdu
+Entre deux passions demeure suspendu ;
+Mais enfin rappelant son audace première :
+Ma femme, lui dit-il d'une voix douce et fière,
+Je ne veux point nier les solides bienfaits
+Dont ton amour prodigue a comblé mes souhaits,
+Et le Rhin de ses flots ira grossir la Loire
+Avant que tes faveurs sortent de ma mémoire ;
+Mais ne présume pas qu'en te donnant ma foi
+L'hymen m'ait pour jamais asservi sous ta loi.
+Si le ciel en mes mains eût mis ma destinée,
+Nous aurions fui tous deux le joug de l'hyménée ;
+Et, sans nous opposer ces devoirs prétendus,
+Nous goûterions encor des plaisirs défendus.
+Cesse donc à mes yeux d'étaler un vain titre :
+Ne m'ôte pas l'honneur d'élever un pupitre,
+Et toi-même, donnant un frein à tes désirs,
+Raffermis la vertu qu'ébranlent tes soupirs.
+Que te dirai-je enfin ? C'est le ciel qui m'appelle,
+Une église, un prélat m'engage en sa querelle,
+Il faut partir : j'y cours. Dissipe tes douleurs ,
+Et ne me trouble plus par ces indignes pleurs.
+Il la quitte à ces mots. Son amante effarée
+Demeure le teint pâle, et la vue égarée :
+La force l'abandonne ; et sa bouche, trois fois
+Voulant le rappeler, ne trouve plus de voix.
+Elle fuit, et de pleurs inondant son visage,
+Seule pour s'enfermer vole au cinquième étage.
+Mais d'un bouge prochain accourant à ce bruit,
+Sa servante Alizon la rattrape et la suit.
+Les ombres cependant, sur la ville épandues,
+Du faîte des maisons descendent dans les rues .
+Le souper hors du coeur chasse les chapelains,
+Et de chantres buvant les cabarets sont pleins.
+Le redouté Brontin, que son devoir éveille,
+Sort à l'instant, chargé d'une triple bouteille,
+D'un vin dont Gilotin, qui savait tout prévoir,
+Au sortir du conseil eut soin de le pourvoir.
+L'odeur d'un jus si doux lui rend la faim moins rude.
+Il est bientôt suivi du sacristain Boirude ;
+Et tous deux, de ce pas, s'en vont avec chaleur
+Du trop lent perruquier réveiller la valeur.
+Partons, lui dit Brontin : déjà le jour plus sombre,
+Dans les eaux s'éteignant, va faire place à l'ombre.
+D'où vient ce noir chagrin que je lis dans tes yeux ?
+Quoi ? le pardon sonnant te retrouve en ces lieux !
+Où donc est ce grand coeur dont tantôt l'allégresse
+Semblait du jour trop long accuser la paresse ?
+Marche, et suis nous du moins où l'honneur nous attend.
+Le perruquier honteux rougit en l'écoutant.
+Aussitôt de longs clous il prend une poignée :
+Sur son épaule il charge une lourde cognée ;
+Et derrière son dos, qui tremble sous le poids,
+Il attache une scie en forme de carquois :
+Il sort au même instant, il se met à leur tête.
+A suivre ce grand chef l'un et l'autre s'apprête :
+Leur coeur semble allumé d'un zèle tout nouveau ;
+Brontin tient un maillet ; et Boirude un marteau.
+La lune, qui du ciel voit leur démarche altière,
+Retire en leur faveur sa paisible lumière.
+La Discorde en sourit, et, les suivant des yeux,
+De joie, en les voyant, pousse un cri dans les cieux.
+L'air, qui gémit du cri de l'horrible déesse,
+Va jusque dans Citeaux réveiller la Mollesse.
+C'est là qu'en un dortoir elle fait son séjour :
+Les Plaisirs nonchalants folâtrent à l'entour ;
+L'un pétrit dans un coin l'embonpoint des chanoines ;
+L'autre broie en riant le vermillon des moines :
+La Volupté la sert avec des yeux dévots,
+Et toujours le Sommeil lui verse des pavots.
+Ce soir, plus que jamais, en vain il les redouble.
+La Mollesse à ce bruit se réveille, se trouble :
+Quand la Nuit, qui déjà va tout envelopper,
+D'un funeste récit vient encor la frapper ;
+Lui conte du prélat l'entreprise nouvelle :
+Aux pieds des murs sacrés d'une sainte chapelle,
+Elle a vu trois guerriers, ennemis de la paix,
+Marcher à la faveur de ses voiles épais.
+La Discorde en ces lieux menace de s'accraître :
+Demain avec l'aurore un lutrin va paraître,
+Qui doit y soulever un peuple de mutins :
+Ainsi le ciel l'écrit au livre des destins.
+A ce triste discours, qu'un long soupir achève,
+La Mollesse, en pleurant, sur un bras se relève,
+Ouvre un oeil languissant, et, d'une faible voix,
+Laisse tomber ces mots qu'elle interrompt vingt fois :
+O Nuit ! que m'as-tu dit ? quel démon sur la terre
+Souffle dans tous les coeurs la fatigue et la guerre ?
+Hélas ! qu'est devenu ce temps, cet heureux temps,
+Où les rois s'honoraient du nom de fainéants,
+S'endormaient sur le trône, et me servant sans honte
+Laissaient leur sceptre aux mains ou d'un maire ou d'un comte !
+Aucun soin n'approchait de leur paisible cour :
+On reposait la nuit, on dormait tout le jour.
+Seulement au printemps, quand Flore dans les plaines
+Faisait taire des vents les bruyantes haleines,
+Quatre boeufs attelés, d'un pas tranquille et lent,
+Promenaient dans Paris le monarque indolent.
+Ce doux siècle n'est plus. Le ciel impitoyable
+A placé sur le trône un prince infatigable.
+Il brave mes douceurs, il est sourd à ma voix :
+Tous les jours il m'éveille au bruit de ses exploits.
+Rien ne peut arrêter sa vigilante audace :
+L'été n'a point de feux, l'hiver n'a point de glace.
+J'entends à son seul nom tous mes sujets frémir
+En vain deux fois la paix a voulu l'endormir ;
+Loin de moi son courage, entraîné par la gloire,
+Ne se plaît qu'à courir de victoire en victoire.
+Je me fatiguerais de te tracer le cours
+Des outrages cruels qu'il me fait tous les jours.
+Je croyais, loin des lieux où ce prince m'exile,
+Que l'Eglise du moins m'assurait un asile.
+Mais qu'en vain j'espérais y régner sans effroi :
+Moines, abbés prieurs, tout s'arme contre moi.
+Par mon exil honteux la Trappe est ennoblie ;
+J'ai vu dans Saint Denys la réforme établie ;
+La Carme, le Feuillant, s'endurcit aux travaux ;
+Et la règle déjà se remet dans Clairvaux.
+Citeaux dormait encor, et la sainte Chapelle
+Conservait du vieux temps l'oisiveté fidèle :
+Et voici qu'un lutrin, prêt à tout renverser,
+D'un séjour si chéri vient encor me chasser !
+O toi, de mon repos, compagne aimable et sombre,
+A de si noirs forfaits prêteras-tu ton ombre ?
+Ah ! Nuit, si tant de fois, dans les bras de l'amour,
+Je t'admis aux plaisirs que je cachais au jour,
+Du moins ne permets pas... La Mollesse oppressée
+Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée ;
+Et, lasse de parler, succombant sous l'effort,
+Soupire, étend les bras, ferme l'oeil et s'endort.
+Mais la nuit aussitôt de ses ailes affreuses
+Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses,
+Revole vers Paris, et, hâtant son retour,
+Déjà de Mont-Lhéri voit la fameuse tour.
+Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue,
+Sur la cime d'un roc s'allongent dans la nue,
+Et présentant de loin leur objet ennuyeux,
+Du passant qui le fuit semblent suivre ses yeux.
+Mille oiseaux effrayants, mille corbeaux funèbres,
+De ces murs désertés habitent les ténèbres.
+Là, depuis trente hivers, un hibou retiré
+Trouvait contre le jour un refuge assuré.
+Des désastres fameux ce messager fidèle
+Sait toujours des malheurs la première nouvelle,
+Et, tout prêt d'en semer le présage odieux,
+Il attendait la nuit dans ces sauvages lieux.
+Aux cris qu'à son abord vers le ciel il envoie,
+Il rend tous ses voisins attristés de sa joie.
+La plaintive Progné de douleur en frémit ;
+Et, dans les bois prochains, Philomène en gémit.
+Suis-moi, lui dit la Nuit. L'oiseau plein d'allégresse
+Reconnaît à ce ton la voix de sa maîtresse.
+Il la suit : et tous deux, d'un cours précipité,
+De Paris à l'instant abordent la cité ;
+Là, s'élançant d'un vol que le vent favorise,
+Ils montent au sommet de la fatale église.
+La Nuit baisse la vue, et, du haut du clocher,
+Observe les guerriers, les regarde marcher.
+Elle voit le barbier qui, d'une main légère,
+Tient un verre de vin qui rit dans la fougère ;
+Et chacun, tour à tour s'inondant de ce jus,
+Célébrer, en riant, Gilotin et Bacchus.
+Ils triomphent, dit-elle, et leur âme abusée
+Se promet dans mon ombre une victoire aisée :
+Mais allons ; il est temps qu'il connaissent la Nuit.
+A ces mots, regardant le hibou qui la suit,
+Elle perce les murs de la voûte sacrée ;
+Jusqu'à la sacristie elle s'ouvre une entrée
+Et, dans le ventre creux du pupitre fatal,
+Va placer de ce pas le sinistre animal.
+Mais les trois champions, pleins de vin et d'audace,
+Du palais cependant passent la grande place ;
+Et, suivant de Bacchus les auspices sacrés,
+De l'auguste chapelle ils montent les degrés.
+Ils atteignaient déjà le superbe portique
+Où Ribou le libraire, au fond de sa boutique,
+Sous vingt fidèles clefs, garde et tient en dépôt
+L'amas toujours entier des écrits de Haynaut :
+Quand Boirude, qui voit que le péril approche,
+Les arrête, et, tirant un fusil de sa poche,
+Des veines d'un caillou, qu'il frappe au même instant,
+Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant ;
+Et bientôt, au brasier d'une mèche enflammée,
+Montre, à l'aide du soufre, une cire allumée.
+Cet astre tremblotant, dont le jour les conduit,
+Est pour eux un soleil au milieu de la nuit.
+Le temple à sa faveur est ouvert par Boirude :
+Ils passent de la nef la vaste solitude,
+Et dans la sacristie entrant, non sans terreur,
+En percent jusqu'au fond la ténébreuse horreur.
+C'est là que du lutrin gît la machine énorme :
+La troupe quelque temps en admire la forme.
+Mais le barbier, qui tient les moments précieux :
+Ce spectacle n'est pas pour amuser nos yeux,
+Dit-il : ce temps est cher, portons-le dans le temple :
+C'est là qu'il faut demain qu'un prélat le contemple.
+Et d'un bras, à ces mots, qui peut tout ébranler,
+Lui-même, se courbant, s'apprête à le rouler.
+Mais à peine il y touche, ô prodige incroyable !
+Que du pupitre sort une voix effroyable.
+Brontin en est ému, le sacristain pâlit ;
+Le perruquier commence à regretter son lit.
+Dans son hardi projet toutefois il s'obstine ;
+Lorsque des flanc poudreux de la vaste machine
+L'oiseau sort en courroux, et, d'un cri menaçant,
+Achève d'étonner le barbier frémissant :
+De ses ailes dans l'air secouant la poussière,
+Dans la main de Boirude il éteint la lumière.
+Les guerriers à ce coup demeurent confondus ;
+Ils regagnent la nef, de frayeur éperdus :
+Sous leurs corps tremblotants leurs genoux s'affaiblissent,
+D'une subite horreur leurs cheveux se hérissent ;
+Et bientôt, au travers des ombres de la nuit,
+Le timide escadron se dissipe et s'enfuit.
+Ainsi lorsqu'en un coin, qui leur tient lieu d'asile,
+D'écoliers libertins une troupe indocile,
+Loin des yeux d'un préfet au travail assidu
+Va tenir quelquefois un brelan défendu :
+Si du vaillant Argas la figure effrayante
+Dans l'ardeur du plaisir à leurs yeux se présente,
+Le jeu cesse à l'instant, l'asile est déserté,
+Et tout fuit à grand pas le tyran redouté.
+La Discorde, qui voit leur honteuse disgrâce,
+Dans les airs, cependant tonne, éclate, menace,
+Et, malgré la frayeur dont leurs coeurs sont glacés,
+S'apprête à réunir ses soldats dispersés.
+Aussitôt de Sidrac elle emprunte l'image :
+Elle ride son front, allonge son visage,
+Sur un bâton noueux laisse courber son corps,
+Dont la chicane semble animer les ressorts ;
+Prend un cierge en sa main, et d'une voix cassée,
+Vient ainsi gourmander la troupe terrassée.
+Lâches, où fuyez-vous ? quelle peur vous abat ?
+Aux cris du vil oiseau vous cédez sans combat ?
+Où sont ces beaux discours jadis si pleins d'audace ?
+Craignez-vous d'un hibou l'impuissante grimace ?
+Que feriez-vous, hélas, si quelque exploit nouveau
+Chaque jour, comme moi, vous traînait au barreau ;
+S'il fallait, sans amis, briguant une audience,
+D'un magistrat glacé soutenir la présence,
+Ou, d'un nouveau procès, hardi solliciteur,
+Aborder sans argent un clerc de rapporteur ?
+Croyez-moi, mes enfants, je vous parle à bon titre :
+J'ai moi seul autrefois plaidé tout un chapitre ;
+Et le barreau n'a point de monstres si hagards,
+Dont mon oeil n'ait cent fois soutenu les regards.
+Tous les jours sans trembler j'assiégeais leurs passages.
+L'Eglise était alors fertile en grands courages :
+Le moindre d'entre nous, sans argent, sans appui,
+Eût plaidé le prélat, et le chantre avec lui.
+Le monde, de qui l'âge avance les ruines,
+Ne peut plus enfanter de ces âmes divines :
+Mais que vos coeurs, du moins, imitant leurs vertus,
+De l'aspect d'un hibou ne soient pas abattus.
+Songez quel déshonneur va souiller votre gloire,
+Quand le chantre demain entendra sa victoire.
+Vous verrez tous les jours le chanoine insolent,
+Au seul mot de hibou, vous sourire en parlant.
+Votre âme, à ce penser, de colère murmure :
+Allez donc de ce pas en prévenir l'injure ;
+Méritez les lauriers qui vous sont réservés,
+Et ressouvenez-vous quel prélat vous servez.
+Mais déjà la fureur dans vos yeux étincelle.
+Marchez, courez, volez où l'honneur vous appelle.
+Que le prélat, surpris d'un changement si prompt,
+Apprenne la vengeance aussitôt que l'affront.
+En achevant ces mots, la déesse guerrière
+De son pied trace en l'air un sillon de lumière ;
+rend aux trois champions leur intrépidité,
+Et les laisse tout pleins de sa divinité.
+C'est ainsi, grand Condé, qu'en ce combat célèbre,
+Où ton bras fit trembler le Rhin, l'Escaut et l'Ebre,
+Lorsqu'aux plaines de Lens nos bataillons poussés
+Furent presque à tes yeux ouverts ou renversés,
+Ta valeur, arrêtant les troupes fugitives,
+Rallia d'un regard leurs cohortes craintives ;
+Répandit dans leurs rangs ton esprit belliqueux,
+Et força la victoire à te suivre avec eux.
+La colère à l'instant succédant à la crainte,
+Ils rallument le feu de leur bougie éteinte :
+Ils rentrent ; l'oiseau sort : l'escadron raffermi
+Rit du honteux départ d'un si faible ennemi.
+Aussitôt dans le choeur la machine emportée
+Est sur le banc du chantre à grand bruit remontée.
+Ses ais demi-pourris, que l'âge a relâchés,
+Sont à coups de maillet unis et rapprochés.
+Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent,
+Les murs en sont émus, les voûtes en mugissent.
+Et l'orgue même en pousse un long gémissement.
+Que fais-tu, chantre, hélas ! dans ce triste moment ?
+Tu dors d'un profond somme, et ton coeur sans alarmes
+Ne sait pas qu'on bâtit l'instrument de tes larmes !
+Oh ! que si quelque bruit, par un heureux réveil,
+T'annonçait du lutrin le funeste appareil ;
+Avant que de souffrir qu'on en posât la masse,
+Tu viendrais en apôtre expirer dans ta place ;
+Et, martyr glorieux d'un point d'honneur nouveau
+Offrir ton corps aux clous et ta tête au marteau.
+Mais déjà sur ton banc la machine enclavée
+Est, durant ton sommeil, à ta honte élevée.
+Le sacristain achève en deux coups de rabot ;
+Et le pupitre enfin tourne sur son pivot.
+Les cloches, dans les airs, de leurs voix argentines,
+Appelaient à grand bruit les chantres à matines ;
+Quand leur chef, agité d'un sommeil effrayant,
+Encor tout en sueur se réveille en criant.
+Aux élans redoublés de sa voix douloureuse,
+Tous ses valets tremblants quittent la plume oiseuse ;
+Le vigilant Girot court à lui le premier :
+C'est d'un maître si saint le plus digne officier ;
+La porte dans le choeur à sa garde est commise :
+Valet souple au logis, fier huissier à l'église.
+Quel chagrin, lui dit-il, trouble votre sommeil ?
+Quoi ! voulez-vous au choeur prévenir le soleil ?
+Ah ! dormez, et laissez à des chantres vulgaires
+Le soin d'aller sitôt mériter leurs salaires.
+Ami, lui dit le chantre encor pâle d'horreur,
+N'insulte point, de grâce, à ma juste terreur :
+Mêle plutôt ici tes soupirs à mes plaintes,
+Et tremble en écoutant le sujet de mes craintes.
+Pour la seconde fois un sommeil grâcieux
+Avait sous ses pavots appesanti mes yeux ;
+Quand, l'esprit enivré d'une douce fumée,
+J'ai cru remplir au choeur ma place accoutumée.
+Là, triomphant aux yeux des chantres impuissants,
+Je bénissais le peuple, et j'avalais l'encens ;
+Lorsque du fond caché de notre sacristie
+Une épaisse nuée à longs flots est sortie,
+Qui, s'ouvrant à mes yeux, dans un bleuâtre éclat
+M'a fait voir un serpent conduit par le prélat.
+Du corps de ce dragon, plein de soufre et de nitre,
+Une tête sortait en forme de pupitre,
+Dont le triangle affreux, tout hérissé de crins,
+Surpassait en grosseur nos plus épais lutrins.
+Animé par son guide, en sifflant il s'avance :
+Contre moi sur mon banc je le vois qui s'élance.
+J'ai crié, mais en vain : et, fuyant sa fureur,
+Je me suis réveillé plein de trouble et d'horreur.
+Le chantre, s'arrêtant à cet endroit funeste,
+A ses yeux effrayés laisse dire le reste.
+Girot en vain l'assure, et, riant de sa peur,
+Nomme sa vision l'effet d'une vapeur :
+Le désolé vieillard, qui hait la raillerie,
+Lui défend de parler, sort du lit en furie.
+On apporte à l'instant ses somptueux habits,
+Où sur l'ouate molle éclata le tabis.
+D'une longue soutane il endosse la moire,
+Prend ses gants violets, les marques de sa gloire ;
+Et saisit, en pleurant, ce rochet qu'autrefois
+Le prélat trop jaloux lui rogna de trois doigts.
+Aussitôt d'un bonnet ornant sa tête grise,
+Déjà l'aumuce en main il marche vers l'église,
+Et, hâtant de ses ans l'importune langueur,
+Court, vole, et, le premier, arrive dans le choeur.
+O toi qui, sur ces bords qu'une eau dormante mouille
+Vit combattre autrefois le rat et la grenouille ;
+Qui, par les traits hardis d'un bizarre pinceau,
+Mit l'Italie en feu pour la perte d'un seau ;
+Muse, prête à ma bouche une voix plus sauvage,
+Pour chanter le dépit, la colère, la rage,
+Que le chantre sentit allumer dans son sang
+A l'aspect du pupitre élevé sur son banc.
+D'abord pâle et muet, de colère immobile,
+A force de douleur, il demeura tranquille ;
+Mais sa voix s'échappant au travers des sanglots
+Dans sa bouche à la fin fit passage à ces mots :
+La voilà donc, Girot, cette hydre épouvantable
+Que m'a fait voir un songe, hélas ! trop véritable !
+Je le vois ce dragon tout prêt à m'égorger,
+Ce pupitre fatal qui me doit ombrager !
+Prélat, que t'ai-je fait ? quelle rage envieuse
+Rend pour me tourmenter ton âme ingénieuse ?
+Quoi ! même dans ton lit, cruel, entre deux draps,
+Ta profane fureur ne se repose pas !
+O ciel ! quoi ! sur mon banc une honteuse masse
+Désormais me va faire un cachot de ma place !
+Inconnu dans l'église, ignoré dans ce lieu,
+Je ne pourrai donc plus être vu que de Dieu !
+Ah ! plutôt qu'un moment cet affront m'obscurcisse,
+Renonçons à l'autel, abandonnons l'office ;
+Et, sans lasser le ciel par de chants superflus,
+Ne voyons plus un choeur où l'on ne nous voit plus.
+Sortons... Mais cependant mon ennemi tranquille
+Jouira sur son banc de ma rage inutile,
+Et verra dans le choeur le pupitre exhaussé
+Tourner sur le pivot où sa main l'a placé !
+Non, s'il n'est abattu, je ne saurais plus vivre.
+A moi, Girot, je veux que mon bras l'en délivre.
+Périssons s'il le faut, mais de ses ais brisés
+Entraînons, en mourant, les restes divisés.
+A ces mots, d'une main par la rage affermie,
+Il saisissait déjà la machine ennemie.
+Lorsqu'en ce sacré lieu, par un heureux hasard,
+Entre Jean le choriste, et le sonneur Girard
+Deux Manseaux renommés, en qui l'expérience
+Pour les procès est jointe à la vaste science.
+L'un et l'autre aussitôt prend part à son affront.
+Toutefois condamnant un mouvement trop prompt
+Du lutrin, disent-ils, abattons la machine :
+Mais ne nous chargeons pas tous seuls de sa ruine ;
+Et que tantôt, aux yeux du chapitre assemblé,
+Il soit sous trente mains en plein jour accablé.
+Ces mots des mains du chantre arrachent le pupitre.
+J'y consens, leur dit-il ; assemblons le chapitre.
+Allez donc de ce pas, par de saints hurlements,
+Vous-mêmes appeler les chanoines dormants.
+Partez. Mais ce discours les surprend et les glace.
+Nous ! qu'en ce vain projet, pleins d'une folle audace,
+Nous allions, dit Girard, la nuit nous engager !
+De notre complaisance osez-vous l'exiger ?
+Hé ! seigneur ! quand nos cris pourraient, du fond des rues,
+De leurs appartements percer les avenues,
+Réveiller ces valets autour d'eux étendus,
+De leurs sacrés repos ministres assidus,
+Et pénétrer des lits aux bruits inaccessibles ;
+Pensez-vous, au moment que les ombres paisibles
+A ces lits enchanteurs ont su les attacher.
+Que la voix d'un mortel les en puisse arracher ?
+Deux chantres feront-ils, dans l'ardeur de vous plaire,
+Ce que depuis trente ans six cloches n'ont pu faire ?
+Ah ! je vois bien où tend tout ce discours trompeur,
+Reprend le chaud vieillard : le prélat vous fait peur.
+Je vous ai vus cent fois, sous sa main bénissante,
+Courber servilement une épaule tremblante.
+Hé bien ! allez ; sous lui fléchissez les genoux :
+Je saurai réveiller les chanoines sans vous.
+Viens, Girot, seul ami qui me reste fidèle :
+Prenons du saint jeudi la bruyante crécelle.
+Suis-moi. Qu'à son lever le soleil aujourd'hui
+trouve tout le chapitre éveillé devant lui.
+Il dit. Du fond poudreux d'une armoire sacrée
+Par les mains de Girot la crécelle est tirée.
+Ils sortent à l'instant, et, par d'heureux efforts,
+Du lugubre instrument font crier les ressorts.
+Pour augmenter l'effroi, la Discorde infernale
+Monte dans le palais, entre dans la grand'salle,
+Et, du fond de cet antre, au travers de la nuit,
+Fait sortir le démon du tumulte et du bruit.
+Le quartier alarmé n'a plus d'yeux qui sommeillent ;
+Déjà de toutes parts les chanoines s'éveillent
+L'on croit que le tonnerre est tombé sur les toits,
+Et que l'église brûle une seconde fois ;
+L'autre, encor agité de vapeurs plus funèbres,
+Pense être au jeudi saint, croit que l'on dit ténèbres,
+Et déjà tout confus, tenant midi sonné,
+En soi-même frémit de n'avoir point dîné.
+Ainsi, lorsque tout prêt à briser cent murailles
+Louis, la foudre en main abandonnant Versailles,
+Au retour du soleil et des zéphyrs nouveaux,
+Fait dans les champs de Mars déployer les drapeaux ;
+Au seul bruit répandu de sa marche étonnante,
+Le Danube s'émeut, le Tage s'épouvante,
+Bruxelle attend le coup qui la doit foudroyer,
+Et le Batave encore est prêt à se noyer.
+Mais en vain dans leurs lits un juste effroi les presse :
+Aucun ne laisse encor la plume enchanteresse.
+Pour les en arracher Girot s'inquiétant
+Va crier qu'au chapitre un repas les attend.
+Ce mot, dans tous les coeurs répand la vigilance.
+Tout s'ébranle, tout sort, tout marche en diligence.
+Ils courent au chapitre, et chacun se pressant
+Flatte d'un doux espoir son appétit naissant.
+Mais, ô d'un déjeuner vaine et frivole attente !
+A peine ils sont assis, que, d'une voix dolente,
+Le chantre désolé, lamentant son malheur,
+Fait mourir l'appétit et naître la douleur.
+Le seul chanoine Evrard, d'abstinence incapable,
+Ose encor proposer qu'on apporte la table.
+Mais il a beau presser, aucun ne lui répond :
+Quand le premier rompant ce silence profond,
+Alain tousse et se lève ; Alain, ce savant homme,
+Qui de Bauny vingt fois a lu toute la somme,
+Qui possède Abéli, qui sait tout Raconis,
+Et même entend, dit-on, le latin d'A-Kempis.
+N'en doutez point, leur dit ce savant canoniste,
+Ce coup part, j'en suis sûr, d'une main janséniste.
+Mes yeux en sont témoins : j'ai vu moi-même hier
+Entrer chez le prélat le chapelain Garnier.
+Arnaud, cet hérétique ardent à nous détruire,
+Par ce ministre adroit tente de le séduire :
+Sans doute il aura lu dans son saint Augustin
+Qu'autrefois saint Louis érigea ce lutrin ;
+Il va nous inonder des torrents de sa plume.
+Il faut, pour lui répondre, ouvrir plus d'un volume.
+Consultons sur ce point quelque auteur signalé ;
+Voyons si des lutrins Bauny n'a point parlé
+Etudions enfin, il en est temps encore ;
+Et, pour ce grand projet, tantôt dès que l'aurore
+Rallumera le jour dans l'onde enseveli,
+Que chacun prenne en main le moelleux Abéli.
+Ce conseil imprévu de nouveau les étonne :
+Surtout le gras Evrard d'épouvante en frissonne.
+Moi, dit-il, qu'à mon âge, écolier tout nouveau,
+J'aille pour un lutrin me troubler le cerveau !
+O le plaisant conseil ! Non, non, songeons à vivre :
+Va maigrir, si tu veux, et sécher sur un livre.
+Pour moi, je lis la bible autant que l'alcoran :
+Je sais ce qu'un fermier nous doit rendre par an ;
+Sur quelle vigne à Reims nous avons hypothèque :
+Vingt muids rangés chez moi font ma bibliothèque.
+En plaçant un pupitre on croit nous rabaisser :
+Mon bras seul sans latin saura le renverser.
+Que m'importe qu'Arnaud me condamne ou m'approuve ?
+J'abats ce qui me nuit partout où je le trouve :
+C'est là mon sentiments. A quoi bon tant d'apprêts ?
+Du reste déjeûnons, messieurs, et buvons frais.
+Ce discours, que soutient l'embonpoint du visage,
+Rétablit l'appétit, réchauffe le courage.
+Mais le chantre surtout en paraît rassuré,
+Oui, dit-il, le pupitre a déjà trop duré.
+Allons sur sa ruine assurer ma vengeance :
+Donnons à ce grand oeuvre une heure d'abstinence,
+Et qu'au retour tantôt un ample déjeûner
+Longtemps nous tienne à table, et s'unisse au dîner.
+Aussitôt il se lève, et la troupe fidèle
+Par ces mots attirants sent redoubler son zèle.
+Ils marchent droit au coeur d'un pas audacieux.
+Et bientôt le lutrin se fait voir à leurs yeux.
+A ce terrible objet aucun d'eux ne consulte,
+Sur l'ennemi commun ils fondent en tumulte,
+Ils sapent le pivot, qui se défend en vain ;
+Chacun sur lui d'un coup veut honorer sa main.
+Enfin sous tant d'efforts la machine succombe,
+Et son corps entr'ouvert chancelle, éclate et tombe :
+Tel sur les monts glacés des farouches Gélons
+Tombe un chêne battu des voisins aquilons ;
+Ou tel, abandonné de ses poutres usées,
+Fond enfin un vieux toit sous ses tuiles brisées.
+La masse est emportée, et ses ais arrachés
+Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.
+L'Aurore cependant, d'un juste effroi troublée,
+Des chanoines levés voit la troupe assemblée,
+Et contemple longtemps, avec des yeux confus,
+Ces visages fleuris qu'elle n'a jamais vus.
+Chez Sidrac aussitôt Brontin d'un pied fidèle
+Du pupitre abattu va porter la nouvelle.
+Le vieillard de ses soins bénit l'heureux succès,
+Et sur le bois détruit bâtit mille procès.
+L'espoir d'un doux tumulte échauffant son courage,
+Il ne sent plus le poids ni les glaces de l'âge ;
+Et chez le trésorier, de ce pas, à grand bruit,
+Vient éclater au jour les crimes de la nuit.
+Au récit imprévu de l'horrible insolence,
+Le prélat hors du lit impétueux s'élance
+Vainement d'un breuvage à deux mains apporté
+Gilotin avant tout le veut voir humecté :
+Il veut partir à jeun. Il se peigne, il s'apprête ;
+L'ivoire trop hâté deux fois rompt sur sa tête,
+Et deux fois de sa main le buis tombe en morceaux ;
+Tel Hercule filant rompait tous les fuseaux,
+Il sort demi-paré. Mais déjà sur sa porte
+Il voit de saints guerriers une ardente cohorte,
+Qui tous, remplis pour lui d'une égale vigueur,
+Sont prêts, pour le servir, à déserter le choeur.
+Mais le vieillard condamne un projet inutile.
+Nos destins sont, dit-il, écrits chez la Sibylle :
+Son antre n'est pas loin ; allons la consulter,
+Et subissons la loi qu'elle nous va dicter.
+Il dit : à ce conseil, où la raison domine,
+Sur ses pas au barreau la troupe s'achemine,
+Et bientôt dans le temple, entend, non sans frémir,
+De l'antre redouté les soupiraux gémir.
+Entre ces vieux appuis dont l'affreuse grand'salle
+Soutient l'énorme poids de sa voûte infernale,
+Est un pilier fameux, des plaideurs respecté,
+Et toujours de Normands à midi fréquenté.
+Là, sur des tas poudreux de sacs et de pratique,
+Hurle tous les matins une Sibylle étique :
+On l'appelle Chicane ; et ce monstre odieux
+Jamais pour l'équité n'eut d'oreilles ni d'yeux.
+La Disette au teint blême, et la triste Famine,
+Les Chagrins dévorants, et l'infâme Ruine,
+Enfants infortunés de ses raffinements,
+Troublent l'air d'alentour de longs gémissements.
+Sans cesse feuilletant les lois et la coutume,
+Pour consumer autrui, le monstre se consume ;
+Et, dévorant maison, palais, châteaux entiers,
+Rend pour des monceaux d'or de vains tas de papiers.
+Sous le coupable effort de ta noire insolence,
+Thémis a vu cent fois chanceler sa balance.
+Incessamment il va de détour en détour.
+Comme un hibou, souvent il se dérobe au jour :
+Tantôt, les yeux en feu, c'est un lion superbe ;
+Tantôt, humble serpent, il se glisse sous l'herbe.
+En vain, pour le dompter, le plus juste des rois
+Fit régler le chaos des ténébreuses lois ;
+Ses griffes vainement par Pussort accourcies,
+Se rallongent déjà, toujours d'encre noircies ;
+Et ses ruses, perçant et digues et remparts,
+Par cent brèches déjà rentrent de toutes parts.
+Le vieillard humblement l'aborde et le salue,
+Et faisant, avant tout, briller l'or à sa vue :
+Reine des longs procès, dit-il, dont le savoir
+Rend la force inutile, et les lois sans pouvoir,
+Toi, pour qui dans le Mans le laboureur moissonne,
+Pour qui naissent à Caen tous les fruits de l'automne :
+Si, dès mes premiers ans, heurtant tous les mortels,
+L'encre a toujours pour loi coulé sur tes autels,
+Daigne encor me connaître en ma saison dernière ;
+D'un prélat qui t'implore exauce la prière.
+Un rival orgueilleux, de sa gloire offensé,
+A détruit le lutrin par nos mains redressé.
+Epuise en sa faveur ta science fatale :
+Du digeste et du code ouvre-nous le dédale;
+Et montre-nous cet art, connu de tes amis,
+Qui, dans ses propres lois, embarrasse Thémis.
+La Sibylle, à ces mots, déjà hors d'elle-même,
+Fait lire sa fureur sur son visage blême,
+Et, pleine du démon qui la vient oppresser,
+Par ces mots étonnants tâche à le repousser.
+Chantres, ne craignez plus une audace insensée.
+Je vois, je vois au choeur la masse replacée :
+Mais il faut des combats. Tel est l'arrêt du sort,
+Et surtout évitez un dangereux accord.
+Là bornant son discours, encor tout écumante,
+Elle souffle aux guerriers l'esprit qui la tourmente ;
+Et dans leurs coeurs brûlants de la soif de plaider
+Verse l'amour de nuire, et la peur de céder.
+Pour tracer à loisir une longue requête,
+A retourner chez soi leur brigade s'apprête.
+Sous leurs pas diligents le chemin disparoît,
+Et le pilier, loin d'eux, déjà baisse et décroît.
+Loin du bruit cependant les chanoines à table
+Immolent trente mets à leur faim indomptable.
+Leur appétit fougueux, par l'objet excité,
+Parcourt tous les recoins d'un monstrueux pâté ;
+Par le sel irritant la soif est allumée :
+Lorsque d'un pied léger la prompte Renommée,
+Semant partout l'effroi, vient au chantre éperdu
+Conter l'affreux détail de l'oracle rendu.
+Il se lève, enflammé de muscat et de bile,
+Et prétend à son tour consulter la Sibylle.
+Evrard a beau gémir du repas déserté,
+Lui-même est au barreau par le nombre emporté.
+Par les détours étroits d'une barrière oblique,
+Ils gagnent les degrés, et le perron antique
+Où sans cesse, étalant bons et méchants écrits,
+Barbin vend aux passants les auteurs à tout prix.
+Là le chantre à grand bruit arrive et se fait place,
+Dans le fatal instant que, d'un égale audace,
+Le prélat et sa troupe , à pas tumultueux,
+Descendaient du palais l'escalier tortueux.
+L'un et l'autre rival, s'arrêtant au passage,
+Se mesure des yeux, s'observe, s'envisage ;
+Une égale fureur anime les esprits :
+Tels deux fougueux taureaux, de jalousie épris
+Auprès d'une génisse au front large et superbe
+Oubliant tous les jours le pâturage et l'herbe,
+A l'aspect l'un de l'autre, embrasés, furieux,
+Déjà le front baissé, se menacent des yeux.
+Mais Evrard, en passant coudoyé par Boirude,
+Ne sait point contenir son aigre inquiétude ;
+Il entre chez Barbin, et, d'un bras irrité,
+Saisissant du Cyrus un volume écarté,
+Il lance au sacristain le tome épouvantable.
+Boirude fuit le coup : le volume effroyable
+Lui rase le visage, et, droit dans l'estomac,
+Va frapper en sifflant l'infortuné Sidrac.
+Le vieillard, accablé de l'horrible Artamène,
+Tombe aux pieds du prélat, sans pouls et sans haleine.
+Sa troupe le croit mort, et chacun empressé
+Se croit frappé du coup dont il le voit blessé.
+Aussitôt contre Evrard vingt champions s'élancent ;
+Pour soutenir leur choc les chanoine s'avancent.
+La Discorde triomphe, et du combat fatal
+Par un cri donne en l'air l'effroyable signal.
+Chez le libraire absent tout entre, tout se mêle :
+Les livres sur Evrard fondent comme la grêle
+Qui, dans un grand jardin, à coups impétueux,
+Abat l'honneur naissant des rameaux fructueux.
+Chacun s'arme au hasard du livre qu'il rencontre :
+L'un tient l'Edit d'amour, l'autre en saisit la Montre ;
+L'un prend le seul Jonas qu'on ait vu relié ;
+L'autre un Tasse français, en naissant oublié.
+L'élève de Barbin, commis à la boutique,
+veut en vain s'opposer à leur fureur gothique :
+Les volumes, sans choix à la tête jetés,
+Sur le perron poudreux volent de tous côtés :
+Là, près d'un Guarini, Térence tombe à terre ;
+Là, Xénophon dans l'air heurte contre un la Serre,
+Oh ! que d'écrits obscurs, de livres ignorés,
+Furent en ce grand jour de la poudre tirés !
+Vous en fûtes tirés, Almerinde et Simandre :
+Et toi, rebut du peuple, inconnu Caloandre,
+Dans ton repos, dit-on, saisi par Gaillerbois,
+Tu vis le jour alors pour la première fois.
+Chaque coup sur la chair laisse une meurtrissure :
+Déjà plus d'un guerrier se plaint d'une blessure.
+D'un le Vayer épais Giraut est renversé :
+Marineau, d'un Brébeuf à l'épaule blessé,
+En sent par tout le bras une douleur amère,
+Et maudit le Pharsale aux provinces si chère.
+D'un Pinchêne in-quarto Dodillon étourdi
+A longtemps le teint pâle et le coeur affadi.
+Au plus fort du combat le chapelain Garagne,
+Vers le sommet du front atteint d'un Charlemagne,
+(Des vers de ce poème effet prodigieux)!
+Tout prêt à s'endormir, bâille, et ferme les yeux.
+A plus d'un combattant la Clélie est fatale :
+Girou dix fois par elle éclate et se signale.
+Mais tout cède aux efforts du chanoine Fabri.
+Ce guerrier, dans l'église aux querelles nourri,
+Est robuste de corps, terrible de visage,
+Et de l'eau dans son vin n'a jamais su l'usage.
+Il terrasse lui seul et Guilbert et Grasset,
+Et Gorillon la basse, et Grandin le fausset,
+Et Gerbais l'agréable, et Guerin l'insipide.
+Des chantres désormais la brigade timide
+S'écarte, et du palais regagne les chemins :
+Telle, à l'aspect d'un loup, terreur des champs voisins,
+Fuit d'agneaux effrayés une troupe bêlante ;
+Ou tels devant Achille, aux campagnes de Xanthe,
+Les Troyens se sauvaient à l'abri de leurs tours,
+Quand Brontin à Boirude adresse ce discours :
+Illustre porte-croix, par qui notre bannière
+N'a jamais en marchant fait un pas en arrière,
+Un chanoine lui seul triomphant du prélat
+Du rochet à nos yeux ternira-t-il l'éclat ?
+Non, non : pour te couvrir de sa main redoutable,
+Accepte de mon corps l'épaisseur favorable.
+Viens, et, sous ce rempart, à ce guerrier hautain
+Fais voler ce Quinault qui me reste à la main.
+A ces mots, il lui tend le doux et tendre ouvrage.
+Le sacristain, bouillant de zèle et de courage,
+Le prend, se cache, approche, et, droit entre le syeux,
+Frappe du noble écrit l'athlète audacieux.
+Mais c'est pour l'ébranler une faible tempête,
+Le livre sans vigueur mollit contre sa tête.
+Le chanoine les voit, de colère embrasé :
+Attendez, leur dit-il, couple lâche et rusé,
+Et jugez si ma main, aux grands exploits novice,
+Lance à mes ennemis un livre qui mollisse.
+A ces mots il saisit un vieil Infortiat,
+Grossi des visions d'Accurse et d'Alciat,
+Inutile ramas de gothique écriture,
+Dont quatre ais mal unis formaient la couverture,
+Entouré à demi d'un vieux parchemin noir,
+Où pendait à trois clous un reste de fermoir.
+Sur l'ais qui le soutient auprès d'un Avicenne,
+Deux des plus forts mortels l'ébranleraient à peine :
+Le chanoine pourtant l'enlève sans effort,
+Et, sur le couple pâle et déjà demi-mort,
+Fait tomber à deux mains l'effroyable tonnerre.
+Les guerriers de ce coup vont mesurer la terre,
+Et, du bois et des clous meurtris et déchirés,
+Longtemps, loin du perron, roulent sur les degrés.
+Au spectacle étonnant de leur chute imprévue,
+Le prélat pousse un cri qui pénètre la nue.
+Il maudit dans son coeur le démon des combats,
+Et de l'horreur du coup il recule six pas.
+Mais bientôt rappelant son antique prouesse
+Il tire du manteau sa dextre vengeresse ;
+Il part, et, de ses doigts saintement allongés,
+Bénit tous les passants, en deux files rangés.
+Il sait que l'ennemi, que ce coup va surprendre,
+Désormais sur ses pieds ne l'oserait attendre,
+Et déjà voit pour lui tout ce peuple en courroux
+Crier aux combattants : Profanes, à genoux !
+Le chantre, qui de loin voit approcher l'orage,
+Dans son coeur éperdu cherche en vain du courage :
+Sa fierté l'abandonne, il tremble, il cède, il fuit.
+Le long des sacrés murs sa brigade le suit :
+Tout s'écarte à l'instant ; mais aucun n'en réchappe ;
+Partout le doigt vainqueur les suit et les rattrape.
+Evrard seul, en un coin prudemment retiré,
+Se croyait à couvert de l'insulte sacré :
+Mais le prélat vers lui fait une marche adroite,
+Il l'observe de l'oeil ; et tirant vers la droite,
+Tout d'un coup tourne à gauche, et d'un bras fortuné
+Bénit subitement le guerrier consterné.
+Le chanoine, surpris de la foudre mortelle,
+Se dresse, et lève en vain une tête rebelle ;
+Sur ses genoux tremblants il tombe à cet aspect,
+Et donne à la frayeur ce qu'il doit au respect.
+Dans le temple aussitôt le prélat plein de gloire
+Va goûter les doux fruits de sa sainte victoire ;
+Et de leur vain projet les chanoines punis
+S'en retournent chez eux, éperdus et bénis.
+Tandis que tout conspire à la guerre sacrée,
+La Piété sincère, aux Alpes retirée,
+Du fond de son désert entend les tristes cris,
+De ses sujets cachés dans les murs de Paris.
+Elle quitte à l'instant sa retraite divine
+La Foi, d'un pas certain, devant elle chemine ;
+L'Espérance au front gai l'appuie et la conduit ;
+Et, la bourse à la main, la Charité la suit.
+Vers Paris elle vole, et d'une audace sainte,
+Vient aux pieds de Thémis proférer cette plainte :
+Vierge, effroi des méchants, appui de mes autels,
+Qui, la balance en main, règle tous les mortels,
+Ne viendrai-je jamais en tes bras salutaires
+Que pousser des soupirs et pleurer mes misères !
+Ce n'est donc pas assez qu'au mépris de tes lois
+L'Hypocrisie ait pris et mon nom et ma voix ;
+Que, sous ce nom sacré, partout ses mains avares
+Cherchent à me ravir crosses, mitres, tiares !
+Faudra-t-il voir encor cent monstres furieux
+Ravager mes états usurpés à tes yeux !
+Dans les temps orageux de mon naissant empire,
+Au sortir de baptême on courait au martyre.
+Chacun, plein de mon nom, ne respirait que moi :
+Le fidèle, attentif aux règles de sa loi,
+Fuyant des vanités la dangereuse amorce,
+Aux honneurs appelé, n'y montait que par force :
+Ces coeurs, que les bourreaux ne faisaient point frémir,
+A l'offre d'une mitre étaient prêts à gémir ;
+Et, sans peur des travaux, sur mes traces divines
+Couraient chercher le ciel au travers des épines.
+Mais, depuis que l'Eglise eut, aux yeux des mortels,
+De son sang en tous lieux cimenté ses autels,
+Le calme dangereux succédant aux orages,
+Une lâche tiédeur s'empara des courages,
+De leur zèle brûlant l'ardeur se ralentit.
+Sous le joug des péchés leur foi s'appesantit :
+Le moine secoua la cilice et la haire,
+Le chanoine indolent apprit à ne rien faire ;
+Le prélat, par la brigue aux honneurs parvenu,
+Ne sut plus qu'abuser d'un humble revenu,
+Et pour toutes vertus fit, au dos d'un carrosse,
+A côté d'une mitre armorier sa crosse ;
+L'Ambition partout chassa l'Humilité ;
+Dans la crasse du froc logea la Vanité.
+Alors de tous les coeurs l'union fut détruite.
+Dans mes cloîtres sacrés la Discorde introduite
+Y bâtit de mon bien ses plus sûrs arsenaux ;
+Traîne tous mes sujets au pied des tribunaux.
+En vain à ses fureurs j'opposai mes prières ;
+L'insolente, à mes yeux, marcha sous mes bannières.
+Pour comble de misère, un tas de faux docteurs
+Vint flatter les péchés de discours imposteurs ;
+Infectant les esprits d'exécrables maximes,
+Voulut faire à Dieu même approuver tous les crimes.
+Une servile peur tint lieu de charité,
+Le besoin d'aimer Dieu passa pour nouveauté ;
+Et chacun à mes pieds, conservant sa malice,
+N'apporta de vertu que l'aveu de son vice.
+Pour éviter l'affront de ces noirs attentats,
+J'allai chercher le calme au séjour des frimas,
+Sur ces monts entourés d'une éternelle glace
+Où jamais au printemps les hivers n'ont fait place.
+Mais, jusques dans la nuit de mes sacrés déserts,
+Le bruit de mes malheurs fait retentir les airs.
+Aujourd'hui même encore une voix trop fidèle
+M'a d'un triste désastre apporté la nouvelle :
+J'apprends que, dans ce temple où le plus saint des rois
+Consacra tout le fruit de ses pieux exploits,
+Et signala pour moi sa pompeuse largesse,
+L'implacable Discorde et l'infâme Mollesse,
+Foulant aux pieds les lois, l'honneur et le devoir,
+Usurpent en mon nom le souverain pouvoir.
+Souffriras-tu, ma soeur, une action si noire ?
+Quoi ! ce temple, à ta porte, élevé pour ma gloire,
+Où jadis des humains j'attirais tous les voeux,
+Sera de leurs combats le théâtre honteux !
+Non, non, il faut enfin que ma vengeance éclate :
+Assez et trop longtemps l'impunité les flatte.
+Prends ton glaive, et, fondant sur ces audacieux,
+Viens aux yeux des mortels justifier les cieux.
+Ainsi parle à sa soeur cette vierge enflammée :
+La grâce est dans ses yeux d'un feu pur allumée.
+Thémis sans différer lui promet son secours,
+La flatte, la rassure et lui tient ce discours :
+Chère et divine soeur, dont les mains secourables
+Ont tant de fois séché les pleurs des misérables,
+Pourquoi toi-même, en proie à tes vives douleurs,
+Cherches-tu sans raison à grossir tes malheurs ?
+En vain de tes sujets l'ardeur est ralentie ;
+D'un ciment éternel ton Eglise est bâtie,
+Et jamais de l'enfer les noirs frémissements
+N'en sauraient ébranler les fermes fondements.
+Au milieu des combats, des troubles, des querelles,
+Ton nom encor chéri vit au sein des fidèles.
+Crois-moi, dans ce lieu même où l'on veut t'opprimer,
+Le trouble qui t'étonne est facile à calmer ;
+Et, pour y rappeler la paix tant désirée,
+Je vais t'ouvrir, ma soeur, une route assurée.
+Prête-moi donc l'oreille, et retiens tes soupirs.
+Vers ce temple fameux, si chers à tes désirs
+Où le ciel fut pour toi si prodigue en miracles,
+Non loin de ce palais où je rends mes oracles,
+Est un vaste séjour des mortels révéré,
+Et de clients soumis à toute heure entouré,
+Là, sous le faix pompeux de ma pourpre honorable,
+Veille au soin de ma gloire un homme incomparable,
+Ariste, dont le Ciel et Louis ont fait choix
+Pour régler ma balance et dispenser mes lois.
+Par lui dans le barreau sur mon trône affermie
+Je vois hurler en vain la chicane ennemie ;
+Par lui la vérité ne craint plus l'imposteur,
+Et l'orphelin n'est plus dévoré du tuteur.
+Mais pourquoi vainement t'en retracer l'image ?
+Tu le connais assez : Ariste est ton ouvrage.
+C'est toi qui le formas dès ses plus jeunes ans :
+Son mérite sans tache est un de tes présents.
+Tes divines leçons, avec le lait sucées,
+Allumèrent l'ardeur de ses nobles pensées.
+Aussi son coeur, pour toi brûlant d'un si beau feu,
+N'en fit point dans le monde un lâche désaveu ;
+Et son zèle hardi, toujours prêt à paroître,
+N'alla point se cacher dans le sombres d'un cloître.
+Va le trouver, ma soeur a ton auguste nom,
+Tout s'ouvrira d'abord en sa sainte maison.
+Ton visage est connu de sa noble famille.
+Tout y garde tes lois, enfants, soeurs, femme, fille.
+Tes yeux d'un seul regard sauront le pénétrer ;
+Et, pour obtenir tout, tu n'as qu'à te montrer.
+Là s'arrêta Thémis. La Piété charmée
+Sent renaître la joie en son âme calmée.
+Elle court chez Ariste ; Et s'offrant à ses yeux :
+Que me sert, lui dit-elle, Ariste qu'en tous lieux
+Tu signales pour moi ton zèle et ton courage,
+Si la Discorde impie à ma porte m'outrage ?
+Elle court chez Ariste ; Et s'offrant à ses yeux :
+Que me sert, lui dit-elle, Ariste qu'en tous lieux
+A mes sacrés autels font un profane insulte,
+Remplissent tout d'effroi, de trouble et de tumulte.
+De leur crime à leurs yeux va-t-en peindre l'horreur :
+Sauve-moi, sauve-les de leur propre fureur.
+Elle sort à ces mots. Le héros en prière
+Demeure tout couvert de feux et de lumière.
+De la céleste fille il reconnaît l'éclat,
+Et mande au même instant le chantre et le prélat.
+Muse, c'est à ce coup que mon esprit timide
+Dans sa course élevée a besoin qu'on le guide.
+Pour chanter par quels soins, par quels nobles travaux
+Un mortel sut fléchir ces superbes rivaux.
+Mais plutôt, toi qui fis ce merveilleux ouvrage,
+Ariste, c'est à toi d'en instruire nôtre âge.
+Seul tu peux révéler par quel art tout puissant
+Tu rendis tout-à-coup le chantre obéissant.
+Tu sais par quel conseil rassemblant le chapitre
+Lui-même, de sa main, reporta le pupitre ;
+Et comment le prélat, de ses respects content,
+Le fit du banc fatal enlever à l'instant.
+Parle donc : c'est à toi d'éclaircir ces merveilles.
+Il me suffit pour moi d'avoir su, par mes veilles
+Jusqu'au sixième chant pousser ma fiction,
+Et fait d'un vain pupitre un second Ilion.
+Finissons. Aussi bien, quelque ardeur qui m'inspire,
+Quand je songe au héros qui me reste à décrire,
+Qu'il faut parler de toi, mon esprit éperdu
+Demeure sans parole, interdit, confondu.
+Ariste, c'est ainsi qu'en ce sénat illustre
+Où Thémis, par tes soins, reprend son premier lustre,
+Quand, la première fois, un athlète nouveau
+Vient combattre en champ clos aux joutes du barreau,
+Souvent sans y penser ton auguste présence
+Troublant par trop d'éclat sa timide éloquence,
+Le nouveau Cicéron, tremblant, décoloré,
+Cherche en vain son discours sur sa langue égaré :
+En vain, pour gagner temps, dans ses transes affreuses,
+Traîne d'un dernier mot les syllabes honteuses ;
+Il hésite, il bégaie ; et le triste orateur
+Demeure enfin muet aux yeux du spectateur.
+
+Ô vous donc qui, brûlant d'une ardeur périlleuse,
+Courez du bel esprit la carrière épineuse,
+N'allez pas sur des vers sans fruit vous consumer,
+Ni prendre pour génie un amour de rimer ;
+Craignez d'un vain plaisir les trompeuses amorces,
+Et consultez longtemps votre esprit et vos forces.
+
+
+C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur
+Pense de l'art des vers atteindre la hauteur.
+S'il ne sent point du Ciel l'influence secrète,
+Si son astre en naissant ne l'a formé poète,
+Dans son génie étroit il est toujours captif ;
+Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif.
+
+L'un peut tracer en vers une amoureuse flamme ;
+L'autre d'un trait plaisant aiguiser l'épigramme.
+
+La nature, fertile en Esprits excellents,
+Sait entre les Auteurs partager les talents
+L'un peut tracer en vers une amoureuse flamme ;
+L'autre d'un trait plaisant aiguiser l'épigramme.
+MALHERBE d'un héros peut vanter les exploits ;
+RACAN, chanter Philis, les bergers et les bois
+Mais souvent un esprit qui se flatte et qui s'aime
+Méconnaît son génie et s'ignore soi-même :
+Ainsi tel autrefois qu'on vit avec FARET
+Charbonner de ses vers les murs d'un cabaret
+S'en va, mal à propos, d'une voix insolente,
+Chanter du peuple hébreu la fuite triomphante,
+Et, poursuivant Moïse au travers des déserts,
+Court avec Pharaon se noyer dans les mers.
+
+
+Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant, ou sublime,
+Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime ;
+L'un l'autre vainement ils semblent se haïr ;
+La rime est une esclave et ne doit qu'obéir.
+Lorsqu'à la bien chercher d'abord on s'évertue,
+L'esprit à la trouver aisément s'habitue ;
+Au joug de la raison sans peine elle fléchit
+Et, loin de la gêner, la sert et l'enrichit.
+Mais, lorsqu'on la néglige, elle devient rebelle,
+Et, pour la rattraper, le sens court après elle.
+Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
+Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
+
+
+La plupart, emportés d'une fougue insensée,
+Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée
+Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux,
+S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux.
+
+
+Évitons ces excès : laissons à l'Italie,
+De tous ces faux brillants l'éclatante folie.
+Tout doit tendre au bon sens : mais, pour y parvenir,
+Le chemin est glissant et pénible à tenir ;
+Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie.
+La raison pour marcher n'a souvent qu'une voie.
+
+
+Un auteur quelquefois, trop plein de son objet,
+Jamais sans l'épuiser n'abandonne un sujet.
+S'il rencontre un palais, il m'en dépeint la face ;
+Il me promène après de terrasse en terrasse ;
+Ici s'offre un perron ; là règne un corridor ;
+Là ce balcon s'enferme en un balustre d'or.
+Il compte des plafonds les ronds et les ovales ;
+« Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales. »
+Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
+Et je me sauve à peine au travers du jardin.
+Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile,
+Et ne vous chargez point d'un détail inutile.
+Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant ;
+L'esprit rassasié le rejette à l'instant.
+Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.
+
+
+Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire
+Un vers était trop faible, et vous le rendez dur ;
+J'évite d'être long, et je deviens obscur ;
+L'un n'est point trop fardé, mais sa Muse est trop nue ;
+L'autre a peur de ramper, il se perd dans la nue.
+
+
+Voulez-vous du public mériter les amours ?
+Sans cesse en écrivant variez vos discours.
+Un style trop égal et toujours uniforme
+En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme.
+On lit peu ces auteurs, nés pour nous ennuyer,
+Qui toujours sur un ton semblent psalmodier.
+
+
+Heureux qui, dans ses vers, sait d'une voix légère
+Passer du grave au doux, du plaisant, au sévère !
+Son livre, aimé du Ciel et chéri des lecteurs,
+Est souvent chez Barbin entouré d'acheteurs.
+
+
+Quoi que vous écriviez évitez la bassesse :
+Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.
+Au mépris du bon sens, le Burlesque effronté,
+Trompa les yeux d'abord, plut par sa nouveauté.
+
+
+On ne vit plus en vers que pointes triviales ;
+Le Parnasse parla le langage des halles ;
+La licence à rimer alors n'eut plus de frein,
+Apollon travesti devint un TABARIN.
+
+
+Cette contagion infecta les provinces,
+Du clerc et du bourgeois passa jusques aux princes.
+Le plus mauvais plaisant eut ses approbateurs ;
+Et, jusqu'à d'ASSOUCI, tout trouva des lecteurs.
+Mais de ce style enfin la cour désabusée
+Dédaigna de ces vers l'extravagance aisée,
+Distingua le naïf du plat et du bouffon,
+Et laissa la province admirer le Typhon.
+
+
+Que ce style jamais ne souille votre ouvrage.
+Imitons de MAROT l'élégant badinage,
+Et laissons le Burlesque aux Plaisants du Pont-Neuf.
+
+
+Mais n'allez point aussi, sur les pas de BRÉBEUF,
+Même en une Pharsale, entasser sur les rives
+« De morts et de mourants cent montagnes plaintives ».
+Prenez mieux votre ton, soyez Simple avec art,
+Sublime sans orgueil, agréable sans fard.
+
+
+N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire.
+Ayez pour la cadence une oreille sévère :
+Que toujours dans vos vers, le sens, coupant les mots,
+Suspende l'hémistiche, en marque le repos.
+Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée,
+Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée,
+Il est un heureux choix de mots harmonieux.
+Fuyez des mauvais sons le concours odieux :
+Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
+Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée.
+
+
+Durant les premiers ans du Parnasse françois,
+Le caprice tout seul faisait toutes les lois.
+La rime, au bout des mots assemblés sans mesure,
+Tenait lieu d'ornements, de nombre et de césure.
+VILLON sut le premier, dans ces siècles grossiers,
+Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers.
+MAROT, bientôt après, fit fleurir les ballades,
+Tourna des triolets, rima des mascarades,
+À des refrains réglés asservit les rondeaux
+Et montra pour rimer des chemins tout nouveaux.
+RONSARD, qui le suivit, par une autre méthode,
+Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode,
+Et toutefois longtemps eut un heureux destin.
+Mais sa Muse, en français parlant grec et latin,
+Vit, dans l'âge suivant, par un retour grotesque,
+Tomber de ses grands mots le faste pédantesque.
+Ce poète orgueilleux, trébuché de si haut,
+Rendit plus retenus DESPORTES et BERTAUT.
+
+
+Enfin MALHERBE vint, et, le premier en France,
+Fit sentir dans les vers une juste cadence,
+D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
+Et réduisit la Muse aux règles du devoir.
+Par ce sage écrivain la langue réparée
+N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée.
+Les stances avec grâce apprirent à tomber,
+Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.
+Tout reconnut ses lois ; et ce guide fidèle
+Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
+Marchez donc sur ses pas; aimez sa pureté ;
+Et de son tour heureux imitez la clarté.
+Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
+Mon esprit aussitôt commence à se détendre ;
+Et, de vos vains discours prompt à se détacher,
+Ne suit point un auteur qu'il faut toujours chercher.
+
+
+Il est certains esprits dont les sombres pensées
+Sont d'un nuage épais toujours embarrassées ;
+Le jour de la raison ne le saurait percer.
+Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
+Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
+L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
+Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
+Et les mots pour le dire arrivent aisément.
+
+
+Surtout qu'en vos écrits la langue révérée
+Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
+En vain, vous me frappez d'un son mélodieux,
+Si le terme est impropre ou le tour vicieux :
+Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme,
+Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme.
+Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin
+Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.
+
+
+Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,
+Et ne vous piquez point d'une folle vitesse
+Un style si rapide, et qui court en rimant,
+Marque moins trop d'esprit que peu de jugement.
+J'aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,
+Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
+Qu'un torrent débordé qui, d'un cours orageux,
+Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
+Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,
+Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage
+Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
+Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.
+
+
+C'est peu qu'en un ouvrage où les fautes fourmillent,
+Des traits d'esprit, semés de temps en temps, pétillent.
+Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ;
+Que le début, la fin, répondent au milieu ;
+Que d'un art délicat les pièces assorties
+N'y forment qu'un seul tout de diverses parties,
+Que jamais du sujet le discours s'écartant
+N'aille chercher trop loin quelque mot éclatant.
+
+
+Craignez-vous pour vos vers la censure publique ?
+Soyez-vous à vous-même un sévère critique.
+L'ignorance toujours est prête à s'admirer.
+Faites-vous des amis prompts à vous censurer ;
+Qu'ils soient de vos écrits les confidents sincères,
+Et de tous vos défauts les zélés adversaires.
+Dépouillez devant eux l'arrogance d'auteur,
+Mais sachez de l'ami discerner le flatteur :
+Tel vous semble applaudir, qui vous raille et vous joue.
+Aimez qu'on vous conseille, et non pas qu'on vous loue.
+
+
+Un flatteur aussitôt cherche à se récrier
+Chaque vers qu'il entend le fait extasier.
+Tout est charmant, divin, aucun mot ne le blesse ;
+Il trépigne de joie, il pleure de tendresse ;
+Il vous comble partout d'éloges fastueux...
+La vérité n'a point cet air impétueux.
+
+
+Un sage ami, toujours rigoureux, inflexible,
+Sur vos fautes jamais ne vous laisse paisible :
+Il ne pardonne point les endroits négligés,
+Il renvoie en leur lieu les vers mal arrangés,
+Il réprime des mots l'ambitieuse emphase ;
+Ici le sens le choque, et plus loin c'est la phrase.
+Votre construction semble un peu s'obscurcir,
+Ce terme est équivoque : il le faut éclaircir...
+C'est ainsi que vous parle un ami véritable.
+
+
+Mais souvent sur ses vers un auteur intraitable,
+À les protéger tous se croit intéressé,
+Et d'abord prend en main le droit de l'offensé.
+« De ce vers, direz-vous, l'expression est basse.
+» — Ah ! Monsieur, pour ce vers je vous demande grâce,
+» Répondra-t-il d'abord. — Ce mot me semble froid,
+» Je le retrancherais. — C'est le plus bel endroit !
+» — Ce tour ne me plaît pas. — Tout le monde l'admire. »
+Ainsi toujours constant à ne se point dédire,
+Qu'un mot dans son ouvrage ait paru vous blesser,
+C'est un titre chez lui pour ne point l'effacer.
+Cependant, à l'entendre, il chérit la critique ;
+Vous avez sur ses vers un pouvoir despotique...
+Mais tout ce beau discours dont il vient vous flatter
+N'est rien qu'un piège adroit pour vous les réciter.
+Aussitôt, il vous quitte ; et, content de sa Muse,
+S'en va chercher ailleurs quelque fat qu'il abuse ;
+Car souvent il en trouve : ainsi qu'en sots auteurs,
+Notre siècle est fertile en sots admirateurs ;
+Et, sans ceux que fournit la ville et la province,
+Il en est chez le duc, il en est chez le prince.
+L'ouvrage le plus plat a, chez les courtisans,
+De tout temps rencontré de zélés partisans ;
+Et, pour finir enfin par un trait de satire,
+Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire.
+
+
+Et, sans mêler à l'or l'éclat des diamants,
+Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements
+
+Telle qu'une bergère, au plus beau jour de fête,
+De superbes rubis ne charge point sa tête,
+Et, sans mêler à l'or l'éclat des diamants,
+Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements
+Telle, aimable en son air, mais humble dans son style,
+Doit éclater sans pompe une élégante Idylle.
+Son tour, simple et naïf, n'a rien de fastueux
+Et n'aime point l'orgueil d'un vers présomptueux.
+Il faut que sa douceur flatte, chatouille, éveille,
+Et jamais de grands mots n'épouvante l'oreille.
+
+Mais souvent dans ce style un rimeur aux abois
+Jette là, de dépit, la flûte et le hautbois ;
+Et, follement pompeux, dans sa verve indiscrète,
+Au milieu d'une églogue entonne la trompette.
+De peur de l'écouter, Pan fuit dans les roseaux ;
+Et les Nymphes, d'effroi, se cachent sous les eaux.
+Au contraire cet autre, abject en son langage,
+Fait parler ses bergers comme on parle au village.
+Ses vers plats et grossiers, dépouillés d'agrément,
+Toujours baisent la terre et rampent tristement :
+On dirait que RONSARD, sur ses pipeaux rustiques,
+Vient encor fredonner ses idylles gothiques,
+Et changer, sans respect de l'oreille et du son,
+Lycidas en Pierrot, et Philis en Toinon.
+
+Entre ces deux excès la route est difficile.
+Suivez, pour la trouver, THÉOCRITE et VIRGILE
+Que leurs tendres écrits, par les Grâces dictés,
+Ne quittent point vos mains, jour et nuit feuilletés.
+Seuls, dans leurs doctes vers, ils pourront vous apprendre
+Par quel art, sans bassesse un auteur peut descendre ;
+Chanter Flore, les champs, Pomone, les vergers ;
+Au combat de la flûte animer deux bergers ;
+Des plaisirs de l'amour vanter la douce amorce ;
+Changer Narcisse en fleur, couvrir Daphné d'écorce ;
+Et par quel art encor l'églogue, quelquefois,
+Rend dignes d'un consul la campagne et les bois.
+Telle est de ce poème et la force et la grâce.
+
+D'un ton un peu plus haut, mais pourtant sans audace,
+La plaintive Élégie en longs habits de deuil,
+Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil.
+Elle peint des amants la joie et la tristesse,
+Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse.
+Mais, pour bien exprimer ces caprices heureux,
+C'est peu d'être poète, il faut être amoureux.
+
+Je hais ces vains auteurs, dont la muse forcée
+M'entretient de ses feux, toujours froide et glacée ;
+Qui s'affligent par art, et, fous de sens rassis,
+S'érigent pour rimer en amoureux transis.
+Leurs transports les plus doux ne sont que phrases vaines.
+Ils ne savent jamais que se charger de chaînes,
+Que bénir leur martyre, adorer leur prison,
+Et faire quereller les sens et la raison.
+Ce n'était pas jadis sur ce ton ridicule
+Qu'Amour dictait les vers que soupirait TIBULLE,
+Ou que, du tendre OVIDE animant les doux sons,
+Il donnait de son art les charmantes leçons.
+Il faut que le coeur seul parle dans l'élégie.
+
+L'Ode, avec plus d'éclat et non moins d'énergie,
+Élevant jusqu'au ciel son vol ambitieux,
+Entretient dans ses vers commerce avec les dieux.
+Aux athlètes dans Pise elle ouvre la barrière,
+Chante un vainqueur poudreux au bout de la carrière,
+Mène Achille sanglant aux bords du Simoïs,
+Ou fait fléchir l'Escaut sous le joug de Louis.
+Tantôt, comme une abeille ardente à son ouvrage,
+Elle s'en va de fleurs dépouiller le rivage :
+Elle peint les festins, les danses et les ris ;
+Vante un baiser cueilli sur les lèvres d'Iris,
+Qui mollement résiste, et, par un doux caprice,
+Quelquefois le refuse afin qu'on le ravisse.
+Son style impétueux souvent marche au hasard
+Chez elle un beau désordre est un effet de l'art.
+
+Loin ces rimeurs craintifs dont l'esprit flegmatique
+Garde dans ses fureurs un ordre didactique,
+Qui, chantant d'un héros les progrès éclatants,
+Maigres historiens, suivront l'ordre des temps !
+Ils n'osent un moment perdre un sujet de vue :
+Pour prendre Dôle, il faut que Lille soit rendue ;
+Et que leur vers exact, ainsi que Mézerai,
+Ait déjà fait tomber les remparts de Courtrai.
+Apollon de son feu leur fut toujours avare.
+
+On dit, à ce propos, qu'un jour ce dieu bizarre,
+Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois,
+Inventa du Sonnet les rigoureuses lois ;
+Voulut qu'en deux quatrains, de mesure pareille,
+La rime, avec deux sons, frappât huit fois l'oreille ;
+Et qu'ensuite six vers, artistement rangés,
+Fussent en deux tercets par le sens partagés.
+Surtout, de ce Poème il bannit la licence ;
+Lui-même en mesura le nombre et la cadence ;
+Défendit qu'un vers faible y pût jamais entrer,
+Ni qu'un mot déjà mis osât s'y remontrer.
+Du reste, il l'enrichit d'une beauté suprême
+Un sonnet sans défaut vaut seul un long Poème.
+Mais en vain mille auteurs y pensent arriver,
+Et cet heureux phénix est encore à trouver.
+À peine dans GOMBAUT, MAYNARD et MALLEVILLE,
+En peut-on admirer deux ou trois entre mille ;
+Le reste, aussi peu lu que ceux de Pelletier.
+N'a fait de chez Sercy, qu'un saut chez l'épicier.
+Pour enfermer son sens dans la borne prescrite,
+La mesure est toujours trop longue ou trop petite.
+
+L'Épigramme, plus libre en son tour plus borné,
+N'est souvent qu'un bon mot de deux rimes orné.
+
+Jadis, de nos auteurs les pointes ignorées
+Furent de l'Italie en nos vers attirées.
+Le vulgaire, ébloui de leur faux agrément,
+À ce nouvel appât courut avidement.
+La faveur du public excitant leur audace,
+Leur nombre impétueux inonda le Parnasse.
+Le madrigal d'abord en fut enveloppé ;
+Le sonnet orgueilleux lui-même en fut frappé ;
+La tragédie en fit ses plus chères délices ;
+L'élégie en orna ses douloureux caprices ;
+Un héros sur la scène eut soin de s'en parer,
+Et, sans pointe, un amant n'osa plus soupirer
+On vit tous les bergers, dans leurs plaintes nouvelles,
+Fidèles à la pointe encor plus qu'à leurs belles ;
+Chaque mot eut toujours deux visages divers ;
+La prose la reçut aussi bien que les vers ;
+L'avocat au Palais en hérissa son style,
+Et le docteur en chaire en sema l'Évangile.
+
+La raison outragée enfin ouvrit les yeux,
+La chassa pour jamais des discours sérieux ;
+Et, dans tous ces écrits la déclarant infâme,
+Par grâce lui laissa l'entrée en l'épigramme,
+Pourvu que sa finesse, éclatant à propos,
+Roulât sur la pensée et non pas sur les mots.
+Ainsi de toutes parts les désordres cessèrent.
+Toutefois, à la cour, les Turlupins, restèrent,
+Insipides plaisants, bouffons infortunés,
+D'un jeu de mots grossiers partisans surannés.
+Ce n'est pas quelquefois qu'une Muse un peu fine,
+Sur un mot, en passant, ne joue et ne badine,
+Et d'un sens détourné n'abuse avec succès
+Mais fuyez sur ce point un ridicule excès,
+Et n'allez pas toujours d'une pointe, frivole
+Aiguiser par la queue une épigramme folle.
+
+Tout poème est brillant de sa propre beauté.
+Le Rondeau, né gaulois, a la naïveté.
+La Ballade, asservie à ses vieilles maximes,
+Souvent doit tout son lustre au caprice des rimes.
+Le Madrigal, plus simple et plus noble en son tour,
+Respire la douceur, la tendresse et l'amour.
+
+L'ardeur de se montrer, et non pas de médire,
+Arma la Vérité du vers de la Satire.
+LUCILE le premier osa la faire voir,
+Aux vices des Romains présenta le miroir,
+Vengea l'humble vertu de la richesse altière,
+Et l'honnête homme à pied du faquin en litière.
+HORACE à cette aigreur mêla son enjouement
+On ne fut plus ni fat ni sot impunément ;
+Et malheur à tout nom qui, propre à la censure
+Put entrer dans un vers sans rompre la mesure!
+
+PERSE, en ses vers obscurs, mais serrés et pressants,
+Affecta d'enfermer moins de mots que de sens.
+JUVÉNAL, élevé dans les cris de l'école,
+Poussa jusqu'à l'excès sa mordante hyperbole.
+Ses ouvrages, tout pleins d'affreuses vérités,
+Étincellent pourtant de sublimes beautés
+Soit que, sur un écrit arrivé de Caprée,
+Il brise de Séjan la statue adorée ;
+Soit qu'il fasse au conseil courir les sénateurs,
+D'un tyran soupçonneux pâles adulateurs ;
+Ou que, poussant à bout la luxure latine,
+Aux portefaix de Rome il vende Messaline,
+Ses écrits pleins de feu partout brillent aux yeux.
+De ces maîtres savants disciple ingénieux,
+RÉGNIER seul parmi nous formé sur leurs modèles,
+Dans son vieux style encore a des grâces nouvelles.
+Heureux, si ses discours, craints du chaste lecteur,
+Ne se sentaient des lieux où fréquentait l'auteur,
+Et si, du son hardi de ses rimes cyniques,
+Il n'alarmait souvent les oreilles pudiques!
+Le latin dans les mots brave l'honnêteté,
+Mais le lecteur français veut être respecté ;
+Du moindre sens impur la liberté l'outrage,
+Si la pudeur des mots n'en adoucit l'image.
+Je veux dans la satire un esprit de candeur,
+Et fuis un effronté qui prêche la pudeur.
+
+D'un trait de ce poème en bons mots si fertile,
+Le Français, né malin, forma le Vaudeville,
+Agréable indiscret qui, conduit par le chant,
+Passe de bouche en bouche et s'accroît en marchant.
+La liberté française en ses vers se déploie :
+Cet enfant du plaisir veut naître dans la joie.
+Toutefois n'allez pas, goguenard dangereux,
+Faire Dieu le sujet d'un badinage affreux.
+À la fin tous ces jeux, que l'athéisme élève,
+Conduisent tristement le plaisant à la Grève.
+Il faut, même en chansons, du bon sens et de l'art
+Mais pourtant on a vu le vin et le hasard
+Inspirer quelquefois une Muse grossière
+Et fournir, sans génie, un couplet à Linière.
+Mais, pour un vain bonheur qui vous a fait rimer,
+Gardez qu'un sot orgueil ne vous vienne enfumer.
+Souvent, l'auteur altier de quelque chansonnette
+Au même instant prend droit de se croire poète
+Il ne dormira plus qu'il n'ait fait un sonnet,
+Il met tous les matins six impromptus au net.
+Encore est-ce un miracle, en ses vagues furies,
+Si bientôt, imprimant ses sottes rêveries,
+Il ne se fait graver au-devant du recueil,
+Couronné de lauriers, par la main de Nanteuil.
+
+
+
+D'un pinceau délicat l'artifice agréable
+Du plus affreux objet fait un objet aimable.
+
+
+Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux,
+Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux ;
+D'un pinceau délicat l'artifice agréable
+Du plus affreux objet fait un objet aimable.
+Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs
+D'Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs,
+D'Oreste parricide exprima les alarmes,
+Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes.
+
+Vous donc qui, d'un beau feu pour le théâtre épris,
+Venez en vers pompeux y disputer le prix,
+Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages
+Où tout Paris en foule apporte ses suffrages,
+Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés,
+Soient au bout de vingt ans encor redemandés ?
+Que dans tous vos discours la passion émue
+Aille chercher le coeur, l'échauffe et le remue.
+Si, d'un beau mouvement l'agréable fureur
+Souvent ne nous remplit d'une douce terreur,
+Ou n'excite en notre âme une pitié charmante,
+En vain vous étalez une scène savante ;
+Vos froids raisonnements ne feront qu'attiédir
+Un spectateur toujours paresseux d'applaudir,
+Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
+Justement fatigué, s'endort ou vous critique.
+Le secret est d'abord de plaire et de toucher
+Inventez des ressorts qui puissent m'attacher.
+
+Que dès les premiers vers, l'action préparée
+Sans peine du sujet aplanisse l'entrée.
+Je me ris d'un acteur qui, lent à s'exprimer,
+De ce qu'il veut, d'abord, ne sait pas m'informer,
+Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
+D'un divertissement me fait une fatigue.
+J'aimerais mieux encor qu'il déclinât son nom,
+Et dît : « Je suis Oreste, ou bien Agamemnon »,
+Que d'aller, par un tas de confuses merveilles,
+Sans rien dire à l'esprit, étourdir les oreilles.
+Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué.
+
+Que le lieu de la Scène y soit fixe et marqué.
+Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,
+Sur la scène en un jour renferme des années.
+Là, souvent, le héros d'un spectacle grossier,
+Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
+Mais nous, que la raison à ses règles engage,
+Nous voulons qu'avec art l'action se ménage ;
+Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
+Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.
+
+Jamais au spectateur n'offrez rien d'incroyable
+Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
+Une merveille absurde est pour moi sans appas :
+L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas.
+Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose
+Les yeux, en le voyant, saisiraient mieux la chose ;
+Mais il est des objets que l'art judicieux
+Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux.
+
+Que le trouble toujours croissant de scène en scène
+À son comble arrivé se débrouille sans peine.
+L'esprit ne se sent point plus vivement frappé
+Que lorsqu'en un sujet d'intrigue enveloppé,
+D'un secret tout à coup la vérité connue
+Change tout, donne à tout une face imprévue.
+
+La tragédie, informe et grossière en naissant,
+N'était qu'un simple choeur, où chacun, en dansant,
+Et du dieu des raisins entonnant les louanges,
+S'efforçait d'attirer de fertiles vendanges.
+Là, le vin et la joie éveillant les esprits,
+Du plus habile chantre un bouc était le prix.
+THESPIS fut le premier qui, barbouillé de lie,
+Promena dans les bourgs cette heureuse folie ;
+Et d'acteurs mal ornés chargeant un tombereau,
+Amusa les passants d'un spectacle nouveau.
+ESCHYLE dans le choeur jeta les personnages,
+D'un masque plus honnête habilla les visages,
+Sur les ais d'un théâtre en public exhaussé,
+Fit paraître l'acteur d'un brodequin chaussé.
+SOPHOCLE enfin, donnant l'essor à son génie,
+Accrut encor la pompe, augmenta l'harmonie,
+Intéressa le choeur dans toute l'action,
+Des vers trop raboteux polit l'expression,
+Lui donna chez les Grecs cette hauteur divine
+Où jamais n'atteignit la faiblesse latine.
+
+Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré
+Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré.
+De pèlerins, dit-on, une troupe grossière,
+En public, à Paris, y monta la première ;
+Et, sottement zélée en sa simplicité,
+Joua les Saints, la Vierge et Dieu, par piété.
+Le savoir, à la fin dissipant l'ignorance,
+Fit voir de ce projet la dévote imprudence.
+On chassa ces docteurs prêchant sans mission ;
+On vit renaître Hector, Andromaque, Ilion.
+Seulement, les acteurs laissant le masque antique,
+Le violon tint lieu de choeur et de musique.
+
+Bientôt l'amour, fertile en tendres sentiments,
+S'empara du théâtre ainsi que des romans.
+De cette passion la sensible peinture
+Est pour aller au coeur la route la plus sûre.
+Peignez donc, j'y consens, les héros amoureux
+Mais ne m'en formez Pas des bergers doucereux
+Qu'Achille aime autrement que Tircis et Philène ;
+N'allez pas d'un Cyrus nous faire un Artamène ;
+Et que l'amour, souvent de remords combattu,
+Paraisse une faiblesse et non une vertu.
+
+Des héros de roman fuyez les petitesses
+Toutefois, aux grands coeurs donnez quelques faiblesses.
+Achille déplairait moins bouillant et moins prompt
+J'aime à lui voir verser des pleurs pour un affront.
+À ces petits défauts marqués dans sa peinture,
+L'esprit avec plaisir reconnaît la nature.
+Qu'il soit sur ce modèle en vos écrits tracé
+Qu'Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ;
+Que pour ses dieux Énée ait un respect austère.
+Conservez à chacun son propre caractère.
+Des siècles, des pays étudiez les moeurs
+Les climats font souvent les diverses humeurs.
+
+Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie,
+L'air ni l'esprit français à l'antique Italie ;
+Et, sous des noms romains faisant notre portrait,
+Peindre Caton galant, et Brutus dameret.
+Dans un roman frivole aisément tout s'excuse ;
+C'est assez qu'en courant la fiction amuse ;
+Trop de rigueur alors serait hors de saison
+Mais la scène demande une exacte raison.
+L'étroite bienséance y veut être gardée.
+
+D'un nouveau personnage inventez-vous l'idée ?
+Qu'en tout avec soi-même il se montre d'accord,
+Et qu'il soit jusqu'au bout tel qu'on l'a vu d'abord.
+
+Souvent, sans y penser, un écrivain qui s'aime
+Forme tous ses héros semblables à soi-même ;
+Tout a l'humeur gasconne en un auteur gascon
+CALPRENÈDE et JUBA parlent du même ton.
+La nature est en nous plus diverse et plus sage
+Chaque passion parle un différent langage
+La colère est superbe et veut des mots altiers,
+L'abattement s'explique en des termes moins fiers.
+Que, devant Troie en flamme, Hécube désolée
+Ne vienne pas pousser une plainte ampoulée,
+Ni sans raison décrire en quel affreux pays
+« Par sept bouches l'Euxin reçoit le Tanaïs ».
+Tous ces pompeux amas d'expressions frivoles
+Sont d'un déclamateur amoureux des paroles.
+Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez.
+Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.
+Ces grands mots dont alors l'acteur emplit sa bouche
+Ne partent point d'un coeur que sa misère touche.
+
+Le théâtre, fertile en censeurs pointilleux,
+Chez nous pour se produire est un champ périlleux.
+Un auteur n'y fait pas de faciles conquêtes ;
+Il trouve à le siffler des bouches toujours prêtes.
+Chacun le peut traiter de fat et d'ignorant ;
+C'est un droit qu'à la porte on achète en entrant.
+Il faut qu'en cent façons, pour plaire, il se replie ;
+Que tantôt il s'élève et tantôt s'humilie ;
+Qu'en nobles sentiments il soit partout fécond ;
+Qu'il soit aisé, solide, agréable, profond ;
+Que de traits surprenants sans cesse il nous réveille,
+Qu'il coure dans ses vers de merveille en merveille ;
+Et que tout ce qu'il dit, facile à retenir,
+De son ouvrage en nous laisse un long souvenir.
+Ainsi la Tragédie agit, marche et s'explique.
+
+D'un air plus grand encor la Poésie épique,
+Dans le vaste récit d'une longue action,
+Se soutient par la fable et vit de fiction.
+Là, pour nous enchanter, tout est mis en usage ;
+Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage.
+Chaque vertu devient une divinité :
+Minerve est la prudence, et Vénus la beauté ;
+Ce n'est plus la vapeur, qui produit le tonnerre,
+C'est Jupiter armé pour effrayer la terre ;
+Un orage terrible aux yeux des matelots,
+C'est Neptune en courroux qui gourmande les flots ;
+Écho n'est plus un son qui dans l'air retentisse,
+C'est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.
+Ainsi, dans cet amas de nobles fictions,
+Le poète s'égaye en mille inventions,
+Orne, élève, embellit, agrandit toutes choses,
+Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses.
+Qu'Énée et ses vaisseaux, par le vent écartés,
+Soient aux bords africains d'un orage emportés,
+Ce n'est qu'une aventure ordinaire et commune,
+Qu'un coup peu surprenant des traits de la fortune.
+Mais que Junon, constante en son aversion,
+Poursuive sur les flots les restes d'Ilion ;
+Qu'Éole, en sa faveur, les chassant d'Italie,
+Ouvre aux vents mutinés les prisons d'Éolie ;
+Que Neptune en courroux, s'élevant sur la mer,
+D'un mot calme les flots, mette la paix dans l'air,
+Délivre les vaisseaux, des Syrtes les arrache,
+C'est là ce qui surprend, frappe, saisit, attache.
+Sans tous ces ornements le vers tombe en langueur,
+La poésie est morte ou rampe sans vigueur,
+Le poète n'est plus qu'un orateur timide,
+Qu'un froid historien d'une fable insipide.
+
+C'est donc bien vainement que nos auteurs déçus,
+Bannissant de leurs vers ces ornements reçus,
+Pensent faire agir Dieu, ses saints et ses prophètes,
+Comme ces dieux éclos du cerveau des poètes ;
+Mettent à chaque pas le lecteur en enfer,
+N'offrent rien qu'Astaroth, Belzébuth, Lucifer...
+De la foi d'un chrétien les mystères terribles
+D'ornements égayés ne sont point susceptibles.
+L'Évangile à l'esprit n'offre de tous côtés
+Que pénitence à faire et tourments mérités ;
+Et de vos fictions le mélange coupable
+Même à ses vérités donne l'air de la fable.
+Et quel objet, enfin, à présenter aux yeux
+Que le diable toujours hurlant contre les Cieux,
+Qui de votre héros veut rabaisser la gloire,
+Et souvent avec Dieu balance la victoire!
+
+LE TASSE, dira-t-on, l'a fait avec succès.
+Je ne veux point ici lui faire son procès :
+Mais, quoi que notre siècle à sa gloire publie,
+Il n'eût point de son livre illustré l'Italie,
+Si son sage héros, toujours en oraison,
+N'eût fait que mettre enfin Satan à la raison ;
+Et si Renaud, Argant, Tancrède et sa maîtresse
+N'eussent de son sujet égayé la tristesse.
+
+Ce n'est que pas j'approuve, en un sujet chrétien,
+Un auteur follement idolâtre et païen.
+Mais, dans une profane et riante peinture,
+De n'oser de la fable employer la figure ;
+De chasser les Tritons de l'empire des eaux ;
+D'ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux ;
+D'empêcher que Caron, dans la fatale barque,
+Ainsi que le berger ne passe le monarque :
+C'est d'un scrupule vain s'alarmer sottement,
+Et vouloir aux lecteurs plaire sans agrément.
+Bientôt ils défendront de peindre la Prudence,
+De donner à Thémis ni bandeau ni balance,
+De figurer aux yeux la Guerre au front d'airain,
+Ou le Temps qui s'enfuit une horloge à la main ;
+Et partout, des discours, comme une idolâtrie,
+Dans leur faux zèle iront chasser l'allégorie.
+Laissons-les s'applaudir de leur pieuse erreur ;
+Mais pour nous bannissons une vaine terreur,
+Et, fabuleux chrétiens, n'allons point, dans nos songes,
+Du Dieu de vérité faire un dieu de mensonges.
+
+La fable offre à l'esprit mille agréments divers ;
+Là tous les noms heureux semblent nés pour les vers,
+Ulysse, Agamemnon, Oreste, Idoménée,
+Hélène, Ménélas, Pâris, Hector, Énée...
+Ô le plaisant projet d'un poète ignorant,
+Qui de tant de héros va choisir Childebrand !
+D'un seul nom quelquefois le son dur ou bizarre
+Rend un poème entier ou burlesque ou barbare.
+
+Voulez-vous longtemps plaire et jamais ne lasser?
+Faites choix d'un héros propre à m'intéresser,
+En valeur éclatant, en vertus magnifique
+Qu'en lui, jusqu'aux défauts, tout se montre héroïque ;
+Que ses faits surprenants soient dignes d'être ouïs
+Qu'il soit tel que César, Alexandre ou Louis,
+Non tel que Polynice et son perfide frère :
+On s'ennuie aux exploits d'un conquérant vulgaire.
+
+N'offrez point un sujet d'incidents trop chargé.
+Le seul courroux d'Achille, avec art ménagé,
+Remplit abondamment une Iliade entière :
+Souvent trop d'abondance appauvrit la matière.
+
+Soyez vif et pressé dans vos narrations ;
+Soyez riche et pompeux dans vos descriptions.
+C'est là qu'il faut des vers étaler l'élégance ;
+N'y présentez jamais de basse circonstance.
+N'imitez pas ce fou qui, décrivant les mers,
+Et peignant, au milieu de leurs flots entr'ouverts,
+L'Hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres,
+Met, pour le voir passer, les poissons aux fenêtres ;
+Peint-le petit enfant qui « va, saute, revient, »
+Et joyeux, à sa mère offre un caillou qu'il tient ».
+Sur de trop vains objets c'est arrêter la vue.
+
+Donnez à votre ouvrage une juste étendue.
+Que le début soit simple et n'ait rien d'affecté.
+N'allez pas dès l'abord, sur Pégase monté,
+Crier à vos lecteurs, d'une voix de tonnerre
+« Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre. »
+Que produira l'auteur, après tous ces grands cris ?
+La montagne en travail enfante une souris.
+Oh ! que j'aime bien mieux cet auteur plein d'adresse
+Qui, sans faire d'abord de si haute promesse,
+Me dit d'un ton aisé, doux, simple, harmonieux :
+« Je chante les combats, et cet homme pieux »
+Qui, des bords phrygiens conduit dans l'Ausonie, »
+Le premier aborda les champs de Lavinie »
+Sa Muse en arrivant ne met pas tout en feu,
+Et, pour donner beaucoup, ne nous promet que peu ;
+Bientôt vous la verrez, prodiguant les miracles,
+Du destin des Latins prononcer les oracles,
+De Styx et d'Achéron peindre les noirs torrents
+Et déjà les Césars dans l'Élysée errants.
+
+De figures sans nombre égarez votre ouvrage ;
+Que tout y fasse aux yeux une riante image :
+On peut être à la fois et pompeux et plaisant ;
+Et je hais un sublime ennuyeux et pesant.
+J'aime mieux Arioste et ses fables comiques
+Que ces auteurs, toujours froids et mélancoliques,
+Qui, dans leur sombre humeur, se croiraient faire affront
+Si les Grâces jamais leur déridaient le front.
+
+On dirait que pour plaire, instruit par la nature,
+Homère ait à Vénus dérobé sa ceinture.
+Sort livre est d'agréments un fertile trésor
+Tout ce qu'il a touché se convertit en or ;
+Tout reçoit dans ses mains une nouvelle grâce ;
+Partout il divertit et jamais il ne lasse.
+Une heureuse chaleur anime ses discours ;
+Il ne s'égare point en de trop longs détours.
+Sans garder dans ses vers un ordre méthodique,
+Son sujet, de soi-même, et s'arrange et s'explique ;
+Tout, sans faire d'apprêts, s'y prépare aisément ;
+Chaque vers, chaque mot court à l'événement.
+Aimez donc ses écrits, mais d'un amour sincère ;
+C'est avoir profité que de savoir s'y plaire.
+
+Un poème excellent, où tout marche et se suit,
+N'est pas de ces travaux qu'un caprice produit :
+Il veut du temps, des soins ; et ce pénible ouvrage
+Jamais d'un écolier ne fut l'apprentissage.
+Mais souvent parmi nous un poète sans art,
+Qu'un beau feu quelquefois échauffa par hasard,
+Enflant d'un vain orgueil son esprit chimérique,
+Fièrement prend en main la trompette héroïque.
+Sa muse déréglée, en ses vers vagabonds,
+Ne s'élève jamais que par sauts et par bonds ;
+Et son feu, dépourvu de sens et de lecture,
+S'éteint à chaque pas, faute de nourriture.
+Mais en vain le public, prompt à le mépriser,
+De son mérite faux le veut désabuser ;
+Lui-même, applaudissant à son maigre génie,
+Se donne par ses mains l'encens qu'on lui dénie ;
+VIRGILE, au prix de lui, n'a point d'invention ;
+HOMÈRE n'entend point la noble fiction...
+Si contre cet arrêt le siècle se rebelle,
+À la postérité d'abord il en appelle,
+Mais, attendant qu'ici le bon sens de retour
+Ramène triomphants ses ouvrages au jour,
+Leurs tas, au magasin, cachés à la lumière,
+Combattent tristement les vers et la poussière.
+Laissons-les donc entre eux s'escrimer en repos,
+Et, sans nous égarer, suivons notre propos.
+
+Des succès fortunés du spectacle tragique,
+Dans Athènes naquit la Comédie antique.
+Là le Grec, né moqueur, par mille jeux plaisants,
+Distilla le venin de ses traits médisants.
+Aux accès insolents d'une bouffonne joie
+La sagesse, l'esprit, l'honneur furent en proie.
+On vit par le public un poète avoué
+S'enrichir aux dépens du mérite joué ;
+Et Socrate par lui, dans un choeur de nuées,
+D'un vil amas de peuple attirer les huées.
+Enfin, de la licence on arrêta le cours :
+Le magistrat des lois emprunta le secours,
+Et, rendant par édit les poètes plus sages,
+Défendit de marquer les noms et les visages.
+Le théâtre perdit son antique fureur ;
+la comédie apprit à rire sans aigreur,
+Sans fiel et sans venin sut instruire et reprendre,
+Et plut innocemment dans les vers de MÉNANDRE.
+Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,
+S'y vit avec plaisir, ou crut ne s'y point voir :
+L'avare, des premiers, rit du tableau fidèle
+D'un avare souvent tracé sur son modèle ;
+Et, mille fois, un fat finement exprimé
+Méconnut le portrait sur lui-même formé.
+
+Que la nature donc soit votre étude unique,
+Auteurs qui prétendez aux honneurs du comique.
+Quiconque voit bien l'homme et, d'un esprit profond,
+De tant de coeurs cachés a pénétré le fond ;
+Qui sait bien ce que c'est qu'un prodigue, un avare,
+Un honnête homme, un fat, un jaloux, un bizarre,
+Sur une scène heureuse il peut les étaler,
+Et les faire à nos yeux vivre, agir et parler.
+Présentez-en partout les images naïves ;
+Que chacun y soit peint des couleurs les plus vives.
+La nature, féconde en bizarres portraits,
+Dans chaque âme est marquée à de différents traits ;
+Un geste la découvre, un rien la fait paraître.
+Mais tout esprit n'a pas des yeux pour la connaître.
+Le temps, qui change tout, change aussi nos humeurs ;
+Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses moeurs.
+Un jeune homme, toujours bouillant dans ses caprices,
+Est prompt à recevoir l'impression des vices ;
+Est vain dans ses discours, volage en ses désirs,
+Rétif à la censure et fou dans les plaisirs.
+L'âge viril, plus mûr, inspire un air plus sage,
+Se pousse auprès des grands, s'intrigue, se ménage,
+Contre les coups du sort songe à se maintenir,
+Et loin dans le présent regarde l'avenir.
+La vieillesse chagrine incessamment amasse ;
+Garde, non pas pour soi, les trésors qu'elle entasse ;
+Marche en tous ses desseins d'un pas lent et glacé ;
+Toujours plaint le présent et vante le passé ;
+Inhabile aux plaisirs, dont la jeunesse abuse,
+Blâme en eux les douceurs que l'âge lui refuse.
+Ne faites point parler vos acteurs au hasard,
+Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard.
+
+Étudiez la cour et connaissez la ville :
+L'une et l'autre est toujours en modèles fertile.
+C'est par là que MOLIÈRE, illustrant ses écrits,
+Peut-être de son art eût remporté le prix,
+Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures,
+Il n'eût point fait souvent grimacer ses figures,
+Quitté, pour le bouffon, l'agréable et le fin,
+Et sans honte à Térence allié Tabarin.
+Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe,
+Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope.
+Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs,
+N'admet point en ses vers de tragiques douleurs ;
+Mais son emploi n'est pas d'aller, dans une place,
+De mots sales et bas charmer la populace.
+Il faut que ses acteurs badinent noblement ;
+Que son noeud bien formé se dénoue aisément ;
+Que l'action, marchant où la raison la guide,
+Ne se perde jamais dans une scène vide ;
+Que son style humble et doux se relève à propos ;
+Que ses discours, partout fertiles en bons mots,
+Soient pleins de passions finement maniées,
+Et les scènes toujours l'une à l'autre liées.
+Aux dépens du bon sens gardez de plaisanter
+Jamais de la nature il ne faut s'écarter.
+Contemplez de quel air un père, dans Térence,
+Vient d'un fils amoureux gourmander l'imprudence ;
+De quel air cet amant écoute ses leçons
+Et court chez sa maîtresse oublier ces chansons.
+Ce n'est pas un portrait, une image semblable,
+C'est un amant, un fils, un père véritable.
+
+J'aime sur le théâtre un agréable auteur
+Qui, sans se diffamer aux yeux du spectateur,
+Plaît par la raison seule, et jamais ne la choque.
+Mais, pour un faux plaisant, à grossière équivoque,
+Qui pour me divertir n'a que la saleté,
+Qu'il s'en aille, s'il veut, sur deux tréteaux monté,
+Amusant le Pont-Neuf de ses sornettes fades,
+Aux laquais assemblés jouer ses mascarades.
+
+
+Dans Florence, jadis, vivait un médecin,
+Savant hâbleur, dit-on, et célèbre assassin.
+Lui seul y fit longtemps la publique misère :
+Là, le fils orphelin lui redemande un père ;
+Ici, le frère pleure un frère empoisonné.
+L'un meurt vide de sang, l'autre plein de séné ;
+Le rhume à son aspect se change en pleurésie,
+Et, par lui, la migraine est bientôt frénésie.
+Il quitte enfin la ville, en tous lieux détesté.
+De tous ses amis morts un seul ami resté
+Le mène en sa maison de superbe structure
+C'était un riche abbé, fou de l'architecture.
+Le médecin, d'abord, semble né dans cet art,
+Déjà de bâtiments parle comme Mansart :
+D'un salon qu'on élève il condamne la face ;
+Au vestibule obscur il marque une autre place,
+Approuve l'escalier tourné d'autre façon...
+Son ami le conçoit, et mande son maçon.
+Le maçon vient, écoute, approuve et se corrige.
+Enfin, pour abréger un si plaisant prodige,
+Notre assassin renonce à son art inhumain ;
+Et désormais, la règle et l'équerre à la main,
+Laissant de Galien, la science suspecte,
+De méchant médecin devient bon architecte.
+
+Son exemple est pour nous un précepte excellent.
+Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent,
+Ouvrier estimé dans un art nécessaire,
+Qu'écrivain du commun et poète vulgaire.
+Il est dans tout autre art des degrés différents,
+On peut avec honneur remplir les seconds rangs ;
+Mais, dans l'art dangereux de rimer et d'écrire,
+Il n'est point de degrés du médiocre au pire ;
+Qui dit froid écrivain dit détestable auteur...
+Boyer est à Pinchêne, égal pour le lecteur ;
+On ne lit guère plus Rampale et Mesnardière,
+Que Magnon, du Souhait, Corbin et La Morlière.
+Un fou du moins fait rire et peut nous égayer ;
+Mais un froid écrivain ne sait rien qu'ennuyer.
+J'aime mieux Bergerac, et sa burlesque audace
+Que ces vers où Motin se morfond et nous glace.
+
+Ne vous enivrez point des éloges flatteurs,
+Qu'un amas quelquefois de vains admirateurs
+Vous donne en ces réduits, prompts à crier merveille.
+Tel écrit récité se soutint à l'oreille,
+Qui, dans l'impression au grand jour se montrant,
+Ne soutient pas des yeux le regard pénétrant.
+On sait de cent auteurs l'aventure tragique :
+Et Gombaud tant loué garde encor la boutique.
+
+Écoutez tout le monde, assidu consultant.
+Un fat, quelquefois, ouvre un avis important.
+Quelques vers toutefois qu'Apollon vous inspire,
+En tous lieux aussitôt ne courez pas les lire.
+Gardez-vous d'imiter ce rimeur furieux
+Qui, de ses vains écrits lecteur harmonieux,
+Aborde en récitant quiconque le salue
+Et poursuit de ses vers les passants dans la rue.
+Il n'est temple si saint, des anges respecté,
+Qui soit contre sa Muse un lieu de sûreté.
+
+Je vous l'ai déjà dit, aimez qu'on vous censure,
+Et, souple à la raison, corrigez sans murmure.
+Mais ne vous rendez pas dès qu'un sot vous reprend.
+
+Souvent, dans son orgueil, un subtil ignorant
+Par d'injustes dégoûts combat toute une pièce,
+Blâme des plus beaux vers la noble hardiesse.
+On a beau réfuter ses vains raisonnements,
+Son esprit se complaît dans ses faux jugements ;
+Et sa faible raison, de clarté dépourvue,
+Pense que rien n'échappe à sa débile vue.
+Ses conseils sont à craindre ; et, si vous les croyez,
+Pensant fuir un écueil, souvent vous vous noyez.
+
+Faites choix d'un censeur solide et salutaire,
+Que la raison conduise et le savoir éclaire,
+Et dont le crayon sûr d'abord aille chercher
+L'endroit que l'on sent faible, et qu'on se veut cacher.
+Lui seul éclaircira vos doutes ridicules,
+De votre esprit tremblant lèvera les scrupules.
+C'est lui qui vous dira par quel transport heureux
+Quelquefois, dans sa course, un esprit vigoureux,
+Trop resserré par l'art, sort des règles prescrites,
+Et de l'art même apprend à franchir leurs limites.
+Mais ce parfait censeur se trouve rarement
+Tel excelle à rimer qui juge sottement ;
+Tel s'est fait par ses vers distinguer dans la ville,
+Qui jamais de Lucain n'a distingué Virgile.
+
+Auteurs, prêtez l'oreille à mes instructions.
+Voulez-vous faire aimer vos riches fictions ?
+Qu'en savantes leçons votre Muse fertile
+Partout joigne au plaisant le solide et l'utile.
+Un lecteur sage fuit un vain amusement
+Et veut mettre à profit son divertissement.
+
+Que votre âme et vos moeurs, peintes dans vos ouvrages,
+N'offrent jamais de vous que de nobles images.
+Je ne puis estimer ces dangereux auteurs
+Qui de l'honneur, en vers, infâmes déserteurs,
+Trahissant la vertu sur un papier coupable,
+Aux yeux de leurs lecteurs rendent le vice aimable.
+
+Je ne suis pas pourtant de ces tristes esprits
+Qui, bannissant l'amour de tous chastes écrits,
+D'un si riche ornement veulent priver la scène,
+Traitent d'empoisonneurs et Rodrigue et Chimène...
+L'amour le moins honnête, exprimé chastement,
+N'excite point en nous de honteux mouvement.
+Didon a beau gémir et m'étaler ses charmes,
+Je condamne sa faute en partageant ses larmes.
+Un auteur vertueux, dans ses vers innocents,
+Ne corrompt point le coeur en chatouillant les sens
+Son feu n'allume point de criminelle flamme.
+Aimez donc la vertu, nourrissez-en votre âme.
+En vain l'esprit est plein d'une noble vigueur,
+Le vers se sent toujours des bassesses du coeur.
+
+Fuyez surtout, fuyez ces basses jalousies,
+Des vulgaires esprits malignes frénésies.
+Un sublime écrivain n'en peut être infecté ;
+C'est un vice qui suit la médiocrité.
+Du mérite éclatant cette sombre rivale
+Contre lui chez les grands incessamment cabale,
+Et, sur les pieds en vain tâchant de se hausser,
+Pour s'égaler à lui cherche à le rabaisser.
+Ne descendons jamais dans ces lâches intrigues ;
+N'allons point à l'honneur par de honteuses brigues.
+
+Que les vers ne soient pas votre éternel emploi ;
+Cultivez vos amis, soyez homme de foi :
+C'est peu d'être agréable et charmant dans un livre,
+Il faut savoir encor et converser et vivre.
+
+Travaillez pour la gloire, et qu'un sordide gain
+Ne soit jamais l'objet d'un illustre écrivain.
+Je sais qu'un noble esprit peut, sans honte et sans crime,
+Tirer de son travail un tribut légitime ;
+Mais je ne puis souffrir ces auteurs renommés,
+Qui, dégoûtés de gloire et d'argent affamés,
+Mettent leur Apollon aux gages d'un libraire
+Et font d'un art divin un métier mercenaire.
+
+Avant que la raison, s'expliquant par la voix,
+Eût instruit les humains, eût enseigné les lois,
+Tous les hommes suivaient la grossière nature,
+Dispersés dans les bois couraient à la pâture :
+La force tenait lieu de droit et d'équité ;
+Le meurtre s'exerçait avec impunité.
+Mais du discours enfin l'harmonieuse adresse
+De ces sauvages moeurs adoucit la rudesse,
+Rassembla les humains dans les forêts épars,
+Enferma les cités de murs et de remparts,
+De l'aspect du supplice effraya l'insolence,
+Et sous l'appui des lois mit la faible innocence.
+Cet ordre fut, dit-on, le fruit des premiers vers.
+De là sont nés ces bruits reçus dans l'univers,
+Qu'aux accents dont Orphée emplit les monts de Thrace,
+Les tigres amollis dépouillaient leur audace ;
+Qu'aux accords d'Amphion les pierres se mouvaient,
+Et sur les monts thébains en ordre s'élevaient.
+L'harmonie en naissant produisit ces miracles.
+Depuis, le Ciel en vers fit parler les oracles ;
+Du sein d'un prêtre, ému d'une divine horreur,
+Apollon par des vers exhala sa fureur.
+Bientôt, ressuscitant les héros des vieux âges,
+Homère aux grands exploits anima les courages.
+Hésiode à son tour, par d'utiles leçons,
+Des champs trop paresseux vint hâter les moissons.
+En mille écrits fameux la sagesse tracée
+Fut, à l'aide des vers, aux mortels annoncée ;
+Et partout, des esprits ses préceptes vainqueurs,
+Introduits par l'oreille, entrèrent dans les coeurs.
+Pour tant d'heureux bienfaits, les Muses révérées
+Furent d'un juste encens dans la Grèce honorées ;
+Et leur art, attirant le culte des mortels,
+À sa gloire en cent lieux vit dresser des autels.
+Mais enfin l'indigence amenant la bassesse,
+Le Parnasse oublia sa première noblesse ;
+Un vil amour du gain, infestant les esprits,
+De mensonges grossiers souilla tous les écrits,
+Et partout, enfantant mille ouvrages frivoles,
+Trafiqua du discours et vendit les paroles.
+
+Ne vous flétrissez point par un vice si bas.
+Si l'or seul a pour vous d'invincibles appas,
+Fuyez ces lieux charmants qu'arrose le Permesse
+Ce n'est point sur ses bords qu'habite la richesse.
+Aux plus savants auteurs, comme aux plus grands guerriers,
+Apollon ne promet qu'un nom et des lauriers.
+
+« Mais quoi! dans la disette une muse affamée
+» Ne peut pas, dira-t-on, subsister de fumée !
+» Un auteur qui, pressé d'un besoin importun,
+» Le soir entend crier ses entrailles à jeun,
+» Goûte peu d'Hélicon les douces promenades !
+» Horace a bu son soûl quand il voit les Ménades ;
+» Et, libre du souci qui trouble Colletet,
+» N'attend pas pour dîner le succès d'un sonnet ! »
+
+Il est vrai : mais enfin cette affreuse disgrâce
+Rarement parmi nous afflige le Parnasse.
+Et que craindre en ce siècle, où toujours les beaux-arts
+D'un astre favorable éprouvent les regards,
+Où d'un prince éclairé la sage prévoyance
+Fait partout au mérite ignorer l'indigence?
+
+Musez, dictez sa gloire à tous vos nourrissons ;
+Son nom vaut mieux pour eux que toutes vos leçons.
+Que Corneille, pour lui rallumant son audace,
+Soit encor le Corneille et du Cid et d'Horace ;
+Que Racine, enfantant des miracles nouveaux,
+De ses héros sur lui forme tous les tableaux ;
+Que de son nom, chanté par la bouche des belles,
+Benserade, en tous lieux amuse les ruelles ;
+Que Segrais, dans l'églogue, en charme les forêts ;
+Que pour lui l'épigramme aiguise tous ses traits.
+Mais quel heureux auteur, dans une autre Énéide,
+Aux bords du Rhin tremblant conduira cet Alcide ?
+Quelle savante lyre, au bruit de ses exploits,
+Fera marcher encor les rochers et les bois ;
+Chantera le Batave, éperdu dans l'orage,
+Soi-même se noyant pour sortir du naufrage ;
+Dira les bataillons sous Mastrich enterrés,
+Dans ces affreux assauts du soleil éclairés ?
+
+Mais, tandis que je parle, une gloire nouvelle
+Vers ce vainqueur rapide aux Alpes vous appelle.
+Déjà Dôle et Salins sous le joug ont ployé ;
+Besançon fume encor sur son roc foudroyé.
+Où sont ces grands guerriers dont les fatales ligues
+Devaient à ce trajet opposer tant de digues ?
+Est-ce encore en fuyant qu'ils pensent l'arrêter,
+Fiers du honteux honneur d'avoir su l'éviter ?
+Que de remparts détruits ! Que de villes forcées !
+Que de moissons de gloire en courant amassées !
+
+Auteurs, pour les chanter, redoublez vos transports
+Le sujet ne veut pas de vulgaires efforts.
+Pour moi, qui, jusqu'ici nourri dans la satire,
+N'ose encor manier la trompette et la lyre,
+Vous me verrez pourtant, dans ce champ glorieux,
+Vous animer du moins de la voix et des yeux ;
+Vous offrir ces leçons que ma Muse au Parnasse
+Rapporta, jeune encor, du commerce d'Horace ;
+Seconder votre ardeur, échauffer vos esprits,
+Et vous montrer de loin la couronne et le prix.
+Mais aussi pardonnez, si, plein de ce beau zèle,
+De tous vos pas fameux observateur fidèle,
+Quelquefois du bon or je sépare le faux,
+Et des auteurs grossiers j'attaque les défauts,
+Censeur un peu fâcheux, mais souvent nécessaire,
+Plus enclin à blâmer que savant à bien faire.
+
+Et qui seul, sans ministre, à l'exemple des dieux,
+Soutiens tout par toi-même, et vois tout par tes yeux,
+
+Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse
+N'est point le fruit tardif d'une lente vieillesse,
+Et qui seul, sans ministre, à l'exemple des dieux,
+Soutiens tout par toi-même, et vois tout par tes yeux,
+GRAND ROI, si jusqu'ici, par un trait de prudence,
+J'ai demeuré pour toi dans un humble silence,
+Ce n'est pas que mon coeur, vainement suspendu,
+Balance pour t'offrir un encens qui t'est dû ;
+Mais je sais peu louer ; et ma muse tremblante
+Fuit d'un si grand fardeau la charge trop pesante,
+Et, dans ce haut éclat où tu te viens offrir,
+Touchant à tes lauriers, craindrait de les flétrir.
+Ainsi, sans m'aveugler d'une vaine manie,
+Je mesure mon vol à mon faible génie :
+Plus sage en mon respect que ces hardis mortels
+Qui d'un indigne encens profanent tes autels ;
+Qui, dans ce champ d'honneur où le gain les amène,
+Osent chanter ton nom, sans force et sans haleine ;
+Et qui vont tous les jours, d'une importune voix,
+T'ennuyer du récit de tes propres exploits.
+L'un, en style pompeux habillant une églogue,
+De ses rares vertus te fait un long prologue,
+Et mêle, en se vantant soi-même à tout propos,
+Les louanges d'un fat à celles d'un héros.
+L'autre, en vain, se lassant à polir une rime,
+Et reprenant vingt fois le rabot et la lime,
+Grand et nouvel effort d'un esprit sans pareil !
+Dans la fin d'un sonnet te compare au soleil.
+Sur le haut Hélicon leur veine méprisée
+Fut toujours des neuf soeurs la fable et la risée.
+Calliope jamais ne daigna leur parler,
+Et Pégase pour eux refuse de voler.
+Cependant à les voir, enflés de tant d'audace,
+Te promettre en leur nom les faveurs du Parnasse,
+On dirait qu'ils ont seuls l'oreille d'Apollon,
+Qu'ils disposent de tout dans le sacré vallon :
+C'est à leurs doctes mains, si l'on veut les en croire,
+Que Phébus a commis tout le soin de ta gloire ;
+Et ton nom, du midi jusqu'à l'ourse vanté,
+Ne devra qu'à leurs vers son immortalité.
+Mais plutôt, sans ce nom, dont la vive lumière
+Donne un lustre éclatant à leur veine grossière,
+Ils verraient leurs écrits, honte de l'univers,
+Pourrir dans la poussière à la merci des vers.
+A l'ombre de ton nom ils trouvent leur asile,
+Comme on voit dans les champs un arbrisseau débile,
+Qui, sans l'heureux appui qui le tient attaché,
+Languirait tristement sur la terre couché.
+Ce n'est pas que ma plume, injuste et téméraire,
+Veuille blâmer en eux le dessein de te plaire ;
+Et, parmi tant d'auteurs, je veux bien l'avouer,
+Apollon en connaît qui te peuvent louer ;
+Oui, je sais qu'entre ceux qui t'adressent leurs veilles,
+Parmi les Pelletiers on compte des Corneilles.
+Mais je ne puis souffrir qu'un esprit de travers,
+Qui, pour rimer des mots, pense faire des vers
+Se donne en te louant une gêne inutile :
+Pour chanter un Auguste, il faut être un Virgile :
+Et j'approuve les soins du monarque guerrier
+Qui ne pouvait souffrir qu'un artisan grossier
+Entreprît de tracer, d'une main criminelle,
+Un portrait réservé pour le pinceau d'Apelle.
+Moi donc, qui connais peu Phébus et ses douceurs,
+Qui suis nouveau sevré sur le mont des neuf soeurs,
+Attendant que pour toi l'âge ait mûri ma muse,
+Sur de moindres sujets je l'exerce et l'amuse ;
+Et, tandis que ton bras, des peuples redouté,
+Va, la foudre à la main, rétablir l'équité,
+Et retient les méchants par la peur des supplices,
+Moi, la plume à la main, je gourmande les vices,
+Et, gardant pour moi-même une juste rigueur,
+Je confie au papier les secrets de mon coeur.
+Ainsi, dès qu'une fois ma verve se réveille,
+Comme on voit au printemps la diligente abeille
+Qui du butin des fleurs va composer son miel,
+Des sottises du temps je compose mon fiel :
+Je vais de toutes parts où me guide ma veine,
+Sans tenir en marchant une route certaine ;
+Et, sans gêner ma plume en ce libre métier,
+Je la laisse au hasard courir sur le papier.
+Le mal est qu'en rimant, ma muse un peu légère
+Nomme tout par son nom, et ne saurait rien taire.
+C'est là ce qui fait peur aux esprits de ce temps,
+Qui, tout blancs au dehors, sont tout noirs au dedans :
+Ils tremblent qu'un censeur, que sa verve encourage,
+Ne vienne en ses écrits démasquer leur visage,
+Et, fouillant dans leurs moeurs en toute liberté,
+N'aille du fond du puits tirer la vérité.
+Tous ces gens éperdus au seul nom de satire
+Font d'abord le procès à quiconque ose rire :
+Ce sont eux que l'on voit, d'un discours insensé,
+Publier dans Paris que tout est renversé,
+Au moindre bruit qui court qu'un auteur les menace
+De jouer des bigots la trompeuse grimace.
+Pour eux un tel ouvrage est un monstre odieux ;
+C'est offenser les lois, c'est s'attaquer aux cieux.
+Mais bien que d'un faux zèle ils masquent leur faiblesse
+Chacun voit qu'en effet la vérité les blesse :
+En vain d'un lâche orgueil leur esprit revêtu
+Se couvre du manteau d'une austère vertu ;
+Leur coeur qui se connaît, et qui fuit la lumière,
+S'il se moque de Dieu, craint Tartuffe et Molière.
+Mais pourquoi sur ce point sans raison m'écarter ?
+GRAND ROI, c'est mon défaut, je ne saurais flatter :
+Je ne sais point au ciel placer un ridicule,
+D'un nain faire un Atlas, ou d'un lâche un Hercule.
+Et, sans cesse en esclave, à la suite des grands,
+A des dieux sans vertu prodiguer mon encens.
+On ne me verra point d'une veine forcée,
+Même pour te louer, déguiser ma pensée ;
+Et, quelque grand que soit ton pouvoir souverain,
+Si mon coeur en ces vers ne parlait par ma main,
+Il n'est espoir de biens, ni raison, ni maxime,
+Qui pût en ta faveur m'arracher une rime.
+Mais lorsque je te vois, d'une si noble ardeur,
+T'appliquer sans relâche aux soins de ta grandeur,
+Faire honte à ces rois que le travail étonne,
+Et qui sont accablés du faix de leur couronne ;
+Quand je vois ta sagesse en ses justes projets,
+D'une heureuse abondance enrichir tes sujets,
+Fouler aux pieds l'orgueil et du Tage et du Tibre
+Nous faire de la mer une campagne libre,
+Et tes braves guerriers, secondant ton grand coeur,
+Rendre à l'aigle éperdu sa première vigueur ;
+La France sous tes lois maîtriser la fortune ;
+Et nos vaisseaux domptant l'un et l'autre Neptune,
+Nous aller chercher l'or, malgré l'onde et le vent,
+Aux lieux où le soleil le forme en se levant,
+Alors, sans consulter si Phébus l'en avoue,
+Ma muse toute en feu me prévient et te loue.
+Mais bientôt la raison arrivant au secours
+Vient d'un si beau projet interrompre le cours,
+Et me fait concevoir, quelque ardeur qui m'emporte,
+Que je n'ai ni le ton, ni la voix assez forte.
+Aussitôt je m'effraie, et mon esprit troublé
+Laisse là le fardeau dont il est accablé ;
+Et, sans passer plus loin, finissant mon ouvrage,
+Comme un pilote en mer qu'épouvante l'orage,
+Dès que le bord paraît, sans songer où je suis,
+Je me sauve à la nage, et j'aborde où je puis.
+Damon, ce grand auteur, dont la muse fertile
+Amusa si longtemps et la cour et la ville,
+Mais qui, n'étant vêtu que de simple bureau,
+Passe l'été sans linge et l'hiver sans manteau ;
+Et de qui le corps sec et la mine affamée
+N'en sont pas mieux refait pour tant de renommée ;
+Las de perdre en rimant et sa peine et son bien,
+D'emprunter en tous lieux et de ne gagner rien,
+Sans habits, sans argent, ne sachant plus que faire,
+Vient de s'enfuir, chargé de sa seule misère ;
+Et, bien loin des sergents, des clercs et du palais,
+Va chercher un repos qu'il ne trouva jamais ;
+Sans attendre qu'ici la justice ennemie
+L'enferme en un cachot le reste de sa vie,
+Ou que d'un bonnet vert le salutaire affront
+Flétrisse les lauriers qui lui couvrent le front.
+Mais le jour qu'il partit, plus défait et plus blême
+Que n'est un pénitent sur la fin d'un carême,
+La colère dans l'âme et le feu dans les yeux,
+Il distilla sa rage en ces tristes adieux :
+Puisqu'en ce lieu, jadis aux muses si commode,
+Le mérite et l'esprit ne sont plus à la mode,
+Qu'un poète, dit-il, s'y voit maudit de Dieu,
+Et qu'ici la vertu n'a plus ni feu ni lieu,
+Allons du moins chercher quelque antre ou quelque roche
+D'où jamais ni l'huissier ni le sergent n'approche,
+Et sans lasser le ciel par des vœux impuissants,
+Mettons-nous à l'abri des injures du temps ;
+Tandis que, libre encor, malgré les destinées,
+Mon corps n'est point courbé sous le faix des années,
+Qu'on ne voit point mes pas sous l'âge chanceler,
+Et qu'il reste à la parque encor de quoi filer :
+C'est là dans mon malheur le seul conseil à suivre.
+Que George vive ici, puisque George y sait vivre,
+Qu'un million comptant, par ses fourbes acquis,
+De clerc, jadis laquais a fait comte et marquis :
+Que Jacquin vive ici, dont l'adresse funeste
+A plus causé de maux que la guerre et la peste ;
+Qui de ses revenus écrits par alphabet,
+Peut fournir aisément un calepin complet.
+Qu'il règne dans ces lieux, il a droit de s'y plaire.
+Mais moi, vivre à Paris ! Eh ! qu'y viendrais-je faire ?
+Je ne sais ni tromper, ni feindre, ni mentir,
+Et, quand je le pourrais, je n'y puis consentir.
+Je ne sais point en lâche essuyer les outrages
+D'un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages,
+De mes sonnets flatteurs lasser tout l'univers,
+Et vendre au plus offrant mon encens et mes vers :
+Pour un si bas emploi ma muse est trop altière.
+Je suis rustique et fier, et j'ai l'âme grossière :
+Je ne puis rien nommer, si ce n'est par son nom,
+J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.
+De servir un amant, je n'en ai pas l'adresse ;
+J'ignore ce grand art qui gagne une maîtresse,
+Et je suis, à Paris, triste, pauvre et reclus,
+Ainsi qu'un corps sans âme, ou devenu perclus.
+Mais pourquoi, dira-t-on, cette vertu sauvage
+Qui court à l'hôpital et n'est plus en usage ?
+La richesse permet une juste fierté ;
+Mais il faut être souple avec la pauvreté.
+C'est par là qu'un auteur que presse l'indigence
+Peut des astres malins corriger l'influence,
+Et que le sort burlesque, en ce siècle de fer,
+D'un pédant, quand il veut, sait faire un duc et pair.
+Ainsi de la vertu la fortune se joue :
+Tel aujourd'hui triomphe au plus haut de sa roue,
+Qu'on verrait, de couleurs bizarrement orné,
+Conduire le carrosse où l'on le voit traîné,
+Si dans les droits du roi sa funeste science
+Par deux ou trois avis n'eût ravagé la France.
+Je sais qu'un juste effroi, l'éloignant de ces lieux,
+L'a fait pour quelques mois disparaître à nos yeux :
+Mais en vain pour un temps une taxe l'exile ;
+On le verra bientôt pompeux en cette ville,
+Marcher encor chargé des dépouilles d'autrui ;
+Et jouir du ciel même irrité contre lui ;
+Tandis que Colletet, crotté jusqu'à l'échine,
+S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine,
+Savant en ce métier, si cher aux beaux esprits,
+Dont Montmaur autrefois fit leçon dans Paris.
+Il est vrai que du roi la bonté secourable
+Jette enfin sur la muse un regard favorable,
+Et, réparant du sort l'aveuglement fatal,
+Va tirer désormais Phébus de l'hôpital.
+On doit tout espérer d'un monarque si juste ;
+Mais sans un Mécénas à quoi sert un Auguste ?
+Et fait comme je suis, au siècle d'aujourd'hui,
+Qui voudra s'abaisser à me servir d'appui ?
+Et puis, comment percer cette foule effroyable
+De rimeurs affamés dont le nombre l'accable ;
+Qui, dès que sa main s'ouvre, y courent les premiers,
+Et ravissent un bien qu'on devait aux derniers ;
+Comme on voit les frelons, troupe lâche et stérile,
+Aller piller le miel que l'abeille distille ?
+Cessons donc d'aspirer à ce prix tant vanté
+Que donne la faveur à l'importunité.
+Saint-Amant n'eut du ciel que sa veine en partage :
+L'habit qu'il eut sur lui fut son seul héritage ;
+Un lit et deux placets composaient tout son bien ;
+Ou, pour en mieux parler, Saint-Amant n'avait rien.
+Mais quoi ! las de traîner une vie importune,
+Il engagea ce rien pour chercher la fortune,
+Et, tout chargé de vers qu'il devait mettre au jour,
+Conduit d'un vain espoir, il parut à la cour.
+Qu'arriva-t-il enfin de sa muse abusée ?
+Il en revint couvert de honte et de risée
+Et la fièvre, au retour, terminant son destin,
+Fit par avance en lui ce qu'aurait fait la faim.
+Un poète à la cour fut jadis à la mode ;
+Mais des fous aujourd'hui c'est le plus incommode,
+Et l'esprit le plus beau, l'auteur le plus poli,
+N'y parviendra jamais au sort de l'Angeli.
+Faut-il donc désormais jouer un nouveau rôle ?
+Dois-je, las d'Apollon, recourir à Bartole ?
+Et, feuilletant Louet allongé par Brodeau,
+D'une robe à longs plis balayer le barreau ?
+Mais à ce seul penser je sens que je m'égare.
+Moi ! que j'aille crier dans ce pays barbare,
+Où l'on voit tous les jours l'innocence aux abois
+Errer dans les détours d'un dédale de lois,
+Et, dans l'amas confus des chicanes énormes,
+Ce qui fut blanc au fond rendu noir par les formes ;
+Où Patru gagne moins qu'Uot et Le Mazier,
+Et dont les Cicérons se font chez Pé-Fournier.
+Avant qu'un tel dessein m'entre dans la pensée,
+On pourra voir la Seine à la Saint-Jean glacée ;
+Arnauld à Charenton devenir huguenot,
+Saint-Sorlin janséniste, et Saint-Pavin bigot.
+Quittons donc pour jamais une ville importune,
+Où l'honneur est en guerre avecque la fortune ;
+Où le vice orgueilleux s'érige en souverain,
+Et va la mitre en tête et la crosse à la main ;
+Où la science triste, affreuse, et délaissée,
+Est partout des bons lieux comme infâme chassée ;
+Où le seul art en vogue est l'art de bien voler ;
+Où tout me choque ; enfin, où. . . Je n'ose parler.
+Et quel homme si froid ne serait plein de bile,
+A l'aspect odieux des mœurs de cette ville ?
+Qui pourrait les souffrir ? et qui, pour les blâmer,
+Malgré muse et Phébus n'apprendrait à rimer ?
+Non, non, sur ce sujet, pour écrire avec grâce,
+Il ne faut point monter au sommet du Parnasse ;
+Et, sans aller rêver dans le double vallon,
+La colère suffit et vaut un Apollon.
+Tout beau, dira quelqu'un, vous entrez en furie.
+A quoi bon ces grands mots ? doucement, je vous prie :
+Ou bien montez en chaire, et là, comme un docteur,
+Allez de vos sermons endormir l'auditeur :
+C'est là que bien ou mal on a droit de tout dire.
+Ainsi parle un esprit qu'irrite la satire,
+Qui contre ses défauts croit être en sûreté,
+En raillant d'un censeur la triste austérité,
+Qui fait l'homme intrépide, et, tremblant de faiblesse,
+Attend pour croire en Dieu que la fièvre le presse ;
+Et, toujours dans l'orage au ciel levant les mains,
+Dès que l'air est calmé, rit des faibles humains.
+Car de penser alors qu'un Dieu tourne le monde,
+Et règle les ressorts de la machine ronde,
+Ou qu'il est une vie au-delà du trépas,
+C'est là, tout haut du moins, ce qu'il n'avouera pas.
+Pour moi, qu'en santé même un autre monde étonne,
+Qui crois l'âme immortelle, et que c'est Dieu qui tonne,
+Il vaut mieux pour jamais me bannir de ce lieu.
+Je me retire donc. Adieu, Paris, adieu.
+
+Rare et fameux Esprit, dont la fertile veine
+Ignore en écrivant le travail et la peine ;
+Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
+Et qui sçais à quel coin se marquent les bons vers.
+Dans les combats d'esprit sçavant Maistre d'escrime,
+Enseigne moi, Molière, où tu trouves la rime.
+On diroit, quand tu veux, qu'elle te vient chercher :
+Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
+Et sans qu'un long détour t'arreste, ou t'embarrasse,
+A peine as-tu parlé, qu'elle-mesme s'y place.
+Mais moi qu'un vain caprice, une bizarre humeur,
+Pour mes péchez, je croi, fit devenir Rimeur :
+Dans ce rude métier, où mon esprit se tuë,
+En vain pour la trouver, je travaille, et je suë.
+Souvent j'ai beau rêver du matin jusqu'au soir :
+Quand je veux dire blanc, la quinteuse dit noir.
+Si je veux d'un Galant dépeindre la figure,
+Ma plume pour rimer trouve l'Abbé de Gure :
+Si je pense exprimer un Auteur sans défaut,
+La Raison dit Virgile, et la rime Quinaut.
+Enfin quoi que je fasse, ou que je veüille faire,
+La Bizarre toujours vient m'offrir le contraire.
+De rage quelquefois ne pouvant la trouver,
+Triste, las, et confus, je cesse d'y réver :
+Et maudissant vingt fois le Demon qui m'inspire,
+Je fais mille sermens de ne jamais écrire :
+Mais quand j'ai bien maudit et Muses et Phebus,
+Je la voi qui paroist, quand je n'y pense plus.
+Aussi-tost, malgré moi, tout mon feu se rallume :
+Je reprens sur le champ le papier et la plume,
+Et de mes vains sermens perdant le souvenir,
+J'attens de vers en vers qu'elle daigne venir.
+Encor, si pour rimer, dans sa verve indiscrete,
+Ma muse au moins souffroit une froide epithete :
+Je ferois comme un autre ; et sans chercher si loin,
+J'aurois toûjours des mots pour les coudre au besoin.
+Si je loüois Philis, En miracles féconde ;
+Je trouverois bientost, A. nulle autre seconde.
+Si je voulois vanter un objet Nompareil ;
+Je mettrois à l'instant, Plus beau que le Soleil.
+Enfin parlant toûjours d'Astres et de Merveilles,
+De Chef-d'œuvre des Cieux, de Beautez sans pareilles,
+Avec tous ces beaux mots souvent mis au hazard,
+Je pourois aisément, sans génie, et sans art,
+Et transposant cent fois et le Nom et le Verbe,
+Dans mes vers recousus mettre en pièces Malherbe :
+Mais mon Esprit tremblant sur le choix de ses mots,
+N'en dira jamais un, s'il ne tombe à propos :
+Et ne sçauroit souffrir, qu'une phrase insipide
+Vienne à la fin d'un vers remplir la place vuide :
+Ainsi, recommençant un ouvrage vingt fois,
+Si j'écris quatre mots, j'en effaceray trois.
+Maudit soit le premier, dont la verve insensée
+Dans les bornes d'un vers renferma sa pensée,
+Et donnant à ses mots une étroite prison,
+Voulut avec la Rime enchaîner la Raison.
+Sans ce métier fatal au repos de ma vie,
+Mes jours pleins de loisir couleraient sans envie.
+Je n'aurois qu'à chanter, rire, boire d'autant ;
+Et comme un gras Chanoine, à mon aise, et content,
+Passer tranquillement, sans souci, sans affaire,
+La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire.
+Mon cœur exempt de soins, libre de passion,
+Sçait donner une borne à son ambition,
+Et fuiant des grandeurs la presence importune,
+Je ne vais point au Louvre adorer la Fortune :
+Et je serois heureux, si pour me consumer,
+Un Destin envieux ne m'avoit fait rimer.
+Mais depuis le moment que cette frenesie
+De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie,
+Et qu'un Demon jaloux de mon contentement,
+M'inspira le dessein d'écrire poliment ;
+Tous les jours malgré moi, cloüé sur un Ouvrage,
+Retouchant un endroit, effaçant une page,
+Enfin passant ma vie en ce triste métier,
+J'envie en écrivant le sort de Pelletier,
+Bienheureux Scutari, dont la fertile plume
+Peut tous les mois sans peine enfanter un volume.
+Tes écrits, il est vrai, sans forme et languissans,
+Semblent estre formez en dépit du bon sens :
+Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire,
+Un Marchand pour les vendre, et des Sots pour les lire.
+Et quand la Rime enfin se trouve au bout des vers,
+Qu'importe que le reste y soit mis de travers ?
+Malheureux mille fois celuy, dont la manie
+Veut aux regles de l'Art asservir son genie.
+Un Sot en écrivant fait tout avec plaisir :
+Il n'a point en ses vers l'embarras de choisir :
+Et toujours amoureux de ce qu'il vient d'écrire,
+Ravi d'étonnement, en soi-mesme il s'admire.
+Mais un Esprit sublime, en vain veut s'élever
+A ce degré parfait qu'il tâche de trouver :
+Et toûjours mécontent de ce qu'il vient de faire,
+Il plaist à tout le monde, et ne sçauroit se plaire.
+Et tel, dont en tous lieux chacun vante l'Esprit,
+Voudroit pour son repos n'avoir jamais écrit.
+Toi donc, qui vois les maux où ma Muse s'abîme,
+De grâce, enseigne-moi l'art de trouver la Rime :
+Ou, puisqu'enfin tes soins y seroient superflus,
+Molière, enseigne moi l'Art de ne rimer plus.
+
+Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère,
+D'où vous vient aujourd'hui cet air sombre et sévère,
+Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier
+A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier ?
+Qu'est devenu ce teint dont la couleur fleurie
+Semblait d'ortolans seuls et de bisques nourrie,
+Où la joie en son lustre attirait les regards,
+Et le vin en rubis brillait de toutes parts ?
+Qui vous a pu plonger dans cette humeur chagrine ?
+A-t-on par quelque édit réformé la cuisine ?
+Ou quelque longue pluie, inondant vos vallons,
+A-t-elle fait couler vos vins et vos melons ?
+Répondez donc enfin, ou bien je me retire.
+Ah ! de grâce, un moment, souffrez que je respire.
+Je sors de chez un fat, qui, pour m'empoisonner,
+Je pense, exprès chez lui m'a forcé de dîner.
+Je l'avais bien prévu. Depuis près d'une année
+J'éludais tous les jours sa poursuite obstinée.
+Mais hier il m'aborde, et, me serrant la main,
+Ah ! monsieur, m'a-t-il dit, je vous attends demain.
+N'y manquez pas au moins. J'ai quatorze bouteilles
+D'un vin vieux... Boucingo n'en a point de pareilles
+Et je gagerais bien que, chez le commandeur,
+Villandri priserait sa sève et sa verdeur.
+Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle ;
+Et Lambert, qui plus est, m'a donné sa parole.
+C'est tout dire en un mot, et vous le connaissez. -
+Quoi ! Lambert ? - Oui, Lambert. A demain. - C'est assez.
+Ce matin donc, séduit par sa vaine promesse,
+J'y cours, midi sonnant, au sortir de la messe.
+A peine étais-je entré, que ravi de me voir,
+Mon homme, en m'embrassant, m'est venu recevoir ;
+Et, montrant à mes yeux une allégresse entière,
+Nous n'avons, m'a-t-il dit, ni Lambert ni Molière ;
+Mais, puisque je vous vois, je me tiens trop content.
+Vous êtes un brave homme ; entrez : on vous attend.
+A ces mots, mais trop tard, reconnaissant ma faute,
+Je le suis en tremblant dans une chambre haute,
+Où, malgré les volets, le soleil irrité
+Formait un poêle ardent au milieu de l'été.
+Le couvert était mis dans ce lieu de plaisance,
+Où j'ai trouvé d'abord, pour toute connaissance,
+Deux nobles campagnards grands lecteurs de romans,
+Qui m'ont dit tout Cyrus dans leurs longs compliments.
+J'enrageais. Cependant on apporte un potage,
+Un coq y paraissait en pompeux équipage,
+Qui, changeant sur ce plat et d'état et de nom,
+Par tous les conviés s'est appelé chapon.
+Deux assiettes suivaient, dont l'une était ornée
+D'une langue en ragoût, de persil couronnée ;
+L'autre, d'un godiveau tout brûlé par dehors,
+Dont un beurre gluant inondait tous les bords.
+On s'assied : mais d'abord notre troupe serrée
+Tenait à peine autour d'une table carrée,
+Où chacun, malgré soi, l'un sur l'autre porté,
+Faisait un tour à gauche, et mangeait de côté.
+Jugez en cet état, si je pouvais me plaire,
+Moi qui ne compte rien ni le vin ni la chère,
+Si l'on n'est plus au large assis en un festin,
+Qu'aux sermons de Cassaigne, ou de l'abbé Cotin.
+Notre hôte cependant, s'adressant à la troupe,
+Que vous semble, a-t-il dit, du goût de cette soupe ?
+Sentez-vous le citron dont on a mis le jus
+Avec des jaunes d'œufs mêlés dans du verjus ?
+Ma foi, vive Mignot et tout ce qu'il apprête !
+Les cheveux cependant me dressaient à la tête :
+Car Mignot, c'est tout dire, et dans le monde entier
+Jamais empoisonneur ne sut mieux son métier.
+J'approuvais tout pourtant de la mine et du geste,
+Pensant qu'au moins le vin dût réparer le reste.
+Pour m'en éclaircir donc, j'en demande ; et d'abord
+Un laquais effronté m'apporte un rouge bord
+D'un Auvernat fumeux, qui, mêlé de Lignage,
+Se vendait chez Crenet pour vin de l'Hermitage,
+Et qui, rouge et vermeil, mais fade et doucereux,
+N'avait rien qu'un goût plat, et qu'un déboire affreux.
+A peine ai-je senti cette liqueur traîtresse,
+Que de ces vins mêlés j'ai reconnu l'adresse.
+Toutefois avec l'eau que j'y mets à foison,
+J'espérais adoucir la force du poison.
+Mais, qui l'aurait pensé ? pour comble de disgrâce,
+Par le chaud qu'il faisait nous n'avions point de glace.
+Point de glace, bon Dieu ! dans le fort de l'été !
+Au mois de juin ! Pour moi, j'étais si transporté,
+Que, donnant de fureur tout le festin au diable,
+Je me suis vu vingt fois prêt à quitter la table ;
+Et, dût-on m'appeler et fantasque et bourru,
+J'allais sortir enfin quand le rôt a paru.
+Sur un lièvre flanqué de six poulets étiques,
+S'élevaient trois lapins, animaux domestiques,
+Qui, dès leur tendre enfance élevés dans Paris,
+Sentaient encor le chou dont ils furent nourris.
+Autour de cet amas de viandes entassées
+Régnait un long cordon d'alouettes pressées,
+Et sur les bords du plat six pigeons étalés
+Présentaient pour renfort leurs squelettes brûlés.
+A côté de ce plat paraissaient deux salades,
+L'une de pourpier jaune, et l'autre d'herbes fades,
+Dont l'huile de fort loin saisissait l'odorat,
+Et nageait dans des flots de vinaigre rosat.
+Tous mes sots, à l'instant changeant de contenance,
+Ont loué du festin la superbe ordonnance ;
+Tandis que mon faquin qui se voyait priser,
+Avec un ris moqueur les priait d'excuser.
+Surtout certain hâbleur, à la gueule affamée,
+Qui vint à ce festin conduit par la fumée,
+Et qui s'est dit profès dans l'ordre des coteaux,
+A fait, en bien mangeant, l'éloge des morceaux.
+Je riais de le voir, avec sa mine étique,
+Son rabat jadis blanc, et sa perruque antique,
+En lapins de garenne ériger nos clapiers,
+Et nos pigeons cauchois en superbes ramiers ;
+Et, pour flatter notre hôte, observant son visage,
+Composer sur ses yeux son geste et son langage ;
+Quand notre hôte charmé, m'avisant sur ce point :
+Qu'avez-vous donc, dit-il, que vous ne mangez point ?
+Je vous trouve aujourd'hui l'âme toute inquiète,
+Et les morceaux entiers restent sur votre assiette.
+Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout.
+Ah ! monsieur, ces poulets sont d'un merveilleux goût,
+Ces pigeons sont dodus, mangez, sur ma parole.
+J'aime à voir aux lapins cette chair blanche et molle.
+Ma foi, tout est passable, il le faut confesser,
+Et Mignot aujourd'hui s'est voulu surpasser,
+Quand on parle de sauce, il faut qu'on y raffine ;
+Pour moi, j'aime surtout que le poivre y domine :
+J'en suis fourni, Dieu sait ! et j'ai tout Pelletier
+Roulé dans mon office en cornets de papier.
+A tous ces beaux discours j'étais comme une pierre,
+Ou comme la statue est au Festin de Pierre ;
+Et, sans dire un seul mot, j'avalais au hasard,
+Quelque aile de poulet dont j'arrachais le lard.
+Cependant mon hâbleur, avec une voix haute,
+Porte à mes campagnards la santé de notre hôte,
+Qui tous deux pleins de joie, en jetant un grand cri,
+Avec un rouge bord acceptent son défi.
+Un si galant exploit réveillant tout le monde,
+On a porté partout des verres à la ronde,
+Où les doigts des laquais, dans la crasse tracés,
+Témoignaient par écrit qu'on les avait rincés :
+Quand un des conviés, d'un ton mélancolique,
+Lamentant tristement une chanson bachique,
+Tous mes sots à la fois ravis de l'écouter,
+Détonnant de concert, se mettent à chanter.
+La musique sans doute était rare et charmante !
+L'un traîne en longs fredons une voix glapissante,
+Et l'autre, l'appuyant de son aigre fausset,
+Semble un violon faux qui jure sous l'archet.
+Sur ce point, un jambon d'assez maigre apparence
+Arrive sous le nom de jambon de Mayence.
+Un valet le portait, marchant à pas comptés,
+Comme un recteur suivi des quatre facultés.
+Deux marmitons crasseux, revêtus de serviettes,
+Lui servaient de massiers, et portaient deux assiettes,
+L'une de champignons avec des ris de veau,
+Et l'autre de pois verts qui se noyaient dans l'eau.
+Un spectacle si beau surprenant l'assemblée,
+Chez tous les conviés la joie est redoublée ;
+Et la troupe à l'instant, cessant de fredonner,
+D'un ton gravement fou s'est mise à raisonner.
+Le vin au plus muet fournissant des paroles,
+Chacun a débité ses maximes frivoles,
+Réglé les intérêts de chaque potentat,
+Corrigé la police, et réformé l'Etat,
+Puis, de là s'embarquant dans la nouvelle guerre,
+A vaincu la Hollande, ou battu l'Angleterre.
+Enfin, laissant en paix tous ces peuples divers,
+De propos en propos on a parlé de vers.
+Là, tous mes sots, enflés d'une nouvelle audace,
+Ont jugé des auteurs en maîtres du Parnasse :
+Mais notre hôte surtout, pour la justesse et l'art,
+Elevait jusqu'au ciel Théophile et Ronsard ;
+Quand un des campagnards relevant sa moustache,
+Et son feutre à grands poils ombragé d'un pennache,
+Impose à tous silence, et d'un ton de docteur :
+Morbleu ! dit-il, La Serre est un charmant auteur !
+Ses vers sont d'un beau style, et sa prose est coulante.
+La Pucelle est encore une œuvre bien galante,
+Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant.
+Le Pays, sans mentir, est un bouffon plaisant :
+Mais je ne trouve rien de beau dans ce Voiture.
+Ma foi, le jugement sert bien dans la lecture.
+A mon gré, le Corneille est joli quelquefois.
+En vérité, pour moi j'aime le beau françois.
+Je ne sais pas pourquoi l'on vante l'Alexandre,
+Ce n'est qu'un glorieux qui ne dit rien de tendre,
+Les héros chez Quinault parlent bien autrement,
+Et jusqu'à Je vous hais, tout s'y dit tendrement.
+On dit qu'on l'a drapé dans certaine satire ;
+Qu'un jeune homme... Ah ! je sais ce que vous voulez dire,
+A répondu notre hôte : "Un auteur sans défaut,
+"La raison dit Virgile, et la rime Quinault."
+- Justement. A mon gré, la pièce est assez plate.
+Et puis, blâmer Quinault !... Avez-vous vu l'Astrate ?
+C'est là ce qu'on appelle un ouvrage achevé.
+Surtout "l'Anneau royal" me semble bien trouvé.
+Son sujet est conduit d'une belle manière ;
+Et chaque acte, en sa pièce, est une pièce entière.
+Je ne puis plus souffrir ce que les autres font.
+Il est vrai que Quinault est un esprit profond,
+A repris certain fat, qu'à sa mine discrète
+Et son maintien jaloux j'ai reconnu poète,
+Mais il en est pourtant qui le pourraient valoir.
+Ma foi, ce n'est pas vous qui nous le ferez voir,
+A dit mon campagnard avec une voix claire,
+Et déjà tout bouillant de vin et de colère.
+Peut-être, a dit l'auteur pâlissant de courroux :
+Mais vous, pour en parler, vous y connaissez-vous ?
+Mieux que vous mille fois, dit le noble en furie.
+Vous ? mon Dieu ! mêlez-vous de boire, je vous prie,
+A l'auteur sur-le-champ aigrement reparti.
+Je suis donc un sot ? moi ? vous en avez menti,
+Reprend le campagnard ; et, sans plus de langage,
+Lui jette pour défi son assiette au visage.
+L'autre esquive le coup, et l'assiette volant
+S'en va frapper le mur, et revient en roulant.
+A cet affront, l'auteur, se levant de la table,
+Lance à mon campagnard un regard effroyable ;
+Et, chacun vainement se ruant entre deux,
+Nos braves s'accrochant se prennent aux cheveux.
+Aussitôt sous leurs pieds les tables renversées
+Font voir un long débris de bouteilles cassées :
+En vain à lever tout les valets sont fort prompts,
+Et les ruisseaux de vin coulent aux environs.
+Enfin, pour arrêter cette lutte barbare,
+De nouveau l'on s'efforce, on crie, on les sépare ;
+Et, leur première ardeur passant en un moment,
+On a parlé de paix et d'accommodement.
+Mais, tandis qu'à l'envi tout le monde y conspire,
+J'ai gagné doucement la porte sans rien dire,
+Avec un bon serment que, si pour l'avenir
+En pareille cohue on me peut retenir,
+Je consens de bon cœur, pour punir ma folie,
+Que tous les vins pour moi deviennent vins de Brie,
+Qu'à Paris le gibier manque tous les hivers,
+Et qu'à peine au mois d'août l'on mange des pois verts.
+
+
+D'où vient, cher Le Vayer, que l'homme le moins sage
+Croit toujours seul avoir la sagesse en partage,
+Et qu'il n'est point de fou, qui, par belles raisons,
+Ne loge son voisin aux Petites-Maisons ?
+Un pédant enivré de sa vaine science,
+Tout hérissé de grec, tout bouffi d'arrogance,
+Et qui, de mille auteurs retenus mot pour mot,
+Dans sa tête entassés, n'a souvent fait qu'un sot,
+Croit qu'un livre fait tout, et que, sans Aristote,
+La raison ne voit goutte, et le bon sens radote.
+D'autre part un galant, de qui tout le métier
+Est de courir le jour de quartier en quartier,
+Et d'aller, à l'abri d'une perruque blonde,
+De ses froides douceurs fatiguer le beau monde,
+Condamne la science, et, blâmant tout écrit,
+Croit qu'en lui l'ignorance est un titre d'esprit :
+Que c'est des gens de cour le plus beau privilège,
+Et renvoie un savant dans le fond d'un collège.
+Un bigot orgueilleux, qui, dans sa vanité,
+Croit duper jusqu'à Dieu par son zèle affecté,
+Couvrant tous ses défauts d'une sainte apparence,
+Damne tous les humains, de sa pleine puissance.
+Un libertin d'ailleurs, qui, sans âme et sans foi,
+Se fait de son plaisir une suprême loi,
+Tient que ces vieux propos de démons et de flammes
+Sont bons pour étonner des enfants et des femmes,
+Que c'est s'embarrasser de soucis superflus,
+Et qu'enfin tout dévot a le cerveau perclus.
+En un mot, qui voudrait épuiser ces matières,
+Peignant de tant d'esprits les diverses manières,
+Il compterait plutôt combien, dans un printemps,
+Guénaud et l'antimoine ont fait mourir de gens,
+Et combien la Neveu, devant son mariage,
+A de fois au public, vendu son pucelage
+Mais, sans errer en vain dans ces vagues propos,
+Et pour rimer ici ma pensée en deux mots,
+N'en déplaise à ces fous nommés sages de Grèce,
+En ce monde il n'est point de parfaite sagesse :
+Tous les hommes sont fous, et, malgré tous leurs soins
+Ne diffèrent entre eux que du plus ou du moins.
+Comme on voit qu'en un bois que cent routes séparent
+Les voyageurs sans guide assez souvent s'égarent,
+L'un à droit, l'autre à gauche, et, courant vainement,
+La même erreur les fait errer diversement :
+Chacun suit dans le monde une route incertaine,
+Selon que son erreur le joue et le promène ;
+Et tel y fait l'habile et nous traite de fous,
+Qui sous le nom de sage est le plus fou de tous.
+Mais, quoi que sur ce point la satire publie,
+Chacun veut en sagesse ériger sa folie,
+Et, se laissant régler à son esprit tortu,
+De ses propres défauts se fait une vertu.
+Ainsi, cela soit dit pour qui veut se connaître,
+Le plus sage est celui qui ne pense point l'être ;
+Qui, toujours pour un autre enclin vers la douceur,
+Se regarde soi-même en sévère censeur,
+Rend à tous ses défauts une exacte justice,
+Et fait sans se flatter le procès à son vice.
+Mais chacun pour soi-même est toujours indulgent.
+Un avare, idolâtre et fou de son argent,
+Rencontrant la disette au sein de l'abondance,
+Appelle sa folie une rare prudence,
+Et met toute sa gloire et son souverain bien
+A grossir un trésor qui ne lui sert de rien.
+Plus il le voit accru, moins il en sait l'usage.
+Sans mentir, l'avarice est une étrange rage,
+Dira cet autre fou non moins privé de sens,
+Qui jette, furieux, son bien à tous venants,
+Et dont l'âme inquiète, à soi-même importune,
+Se fait un embarras de sa bonne fortune.
+Qui des deux en effet est le plus aveuglé ?
+L'un et l'autre, à mon sens, ont le cerveau troublé.
+Répondra, chez Frédoc, ce marquis sage et prude,
+Et qui sans cesse au jeu, dont il fait son étude,
+Attendant son destin d'un quatorze ou d'un sept,
+Voit sa vie ou sa mort sortir de son cornept.
+Que si d'un sort fâcheux la maligne inconstance
+Vient par un coup fatal faire tourner la chance,
+Vous le verrez bientôt, les cheveux hérissés,
+Et les yeux vers le ciel de fureur élancés,
+Ainsi qu'un possédé que le prêtre exorcise,
+Fêter dans ses serments tous les saints de l'Eglise.
+Qu'on le lie ; où je crains, à son air furieux,
+Que ce nouveau Titan n'escalade les cieux.
+Mais laissons-le plutôt en proie à son caprice ;
+Sa folie, aussi bien, lui tient lieu de supplice.
+Il est d'autres erreurs dont l'aimable poison
+D'un charme bien plus doux enivre la raison :
+L'esprit dans ce nectar heureusement s'oublie.
+Chapelain veut rimer, et c'est là sa folie.
+Mais bien que ses durs vers, d'épithètes enflés,
+Soient des moindres grimauds chez Ménage sifflés,
+Lui-même il s'applaudit, et, d'un esprit tranquille,
+Prend le pas au Parnasse au-dessus de Virgile.
+Que ferait-il, hélas ! si quelque audacieux
+Allait pour son malheur lui dessiller les yeux,
+Lui faisant voir ces vers et sans force et sans grâces
+Montés sur deux grands mots, comme sur deux échasses,
+Ces termes sans raison l'un de l'autre écartés,
+Et ces froids ornements à la ligne plantés ?
+Qu'il maudirait le jour où son âme insensée
+Perdit l'heureuse erreur qui charmait sa pensée !
+Jadis certain bigot, d'ailleurs homme sensé,
+D'un mal assez bizarre eut le cerveau blessé,
+S'imaginant sans cesse, en sa douce manie,
+Des esprits bienheureux entendre l'harmonie.
+Enfin, un médecin, fort expert en son art,
+Le guérit par adresse, ou plutôt par hasard ;
+Mais voulant de ses soins exiger le salaire,
+Moi ! vous payer ! lui dit le bigot en colère,
+Vous dont l'art infernal, par des secrets maudits,
+En me tirant d'erreur m'ôte du paradis !
+J'approuve son courroux ; car puisqu'il faut le dire,
+Souvent de tous nos maux la raison est le pire.
+C'est elle qui, farouche, au milieu des plaisirs,
+D'un remords importun vient brider nos désirs.
+La fâcheuse a pour nous des rigueurs sans pareilles ;
+C'est un pédant qu'on a sans cesse à ses oreilles,
+Qui toujours nous gourmande, et, loin de nous toucher,
+Souvent, comme Joli, perd son temps à prêcher.
+En vain certains rêveurs nous l'habillent en reine,
+Veulent sur tous nos sens la rendre souveraine,
+Et, s'en formant en terre une divinité,
+Pensent aller par elle à la félicité :
+C'est elle, disent-ils, qui nous montre à bien vivre.
+Ces discours, il est vrai, sont fort beaux dans un livre ;
+Je les estime fort ; mais je trouve en effet
+Que le plus fou souvent est le plus satisfait.
+
+La noblesse, Dangeau, n'est pas une chimère,
+Quand, sous l'étroite loi d'une vertu sévère,
+Un homme issu d'un sang fécond en demi-dieux,
+Suit, comme toi, la trace où marchaient ses aïeux.
+Mais je ne puis souffrir qu'un fat, dont la mollesse
+N'a rien pour s'appuyer qu'une vaine noblesse,
+Se pare insolemment du mérite d'autrui,
+Et me vante un honneur qui ne vient pas de lui.
+Je veux que la valeur de ses aïeux antiques
+Ait fourni de matière aux plus vieilles chroniques,
+Et que l'un des Capets, pour honorer leur nom,
+Ait de trois fleurs de lis doté leur écusson :
+Que sert ce vain amas d'une inutile gloire,
+Si, de tant de héros célèbres dans l'histoire,
+Il ne peut rien offrir aux yeux de l'univers
+Que de vieux parchemins qu'ont épargnés les vers ;
+Si, tout sorti qu'il est d'une source divine,
+Son cœur dément en lui sa superbe origine,
+Et n'ayant rien de grand qu'une sotte fierté,
+S'endort dans une lâche et molle oisiveté ?
+Cependant, à le voir avec tant d'arrogance
+Vanter le faux éclat de sa haute naissance,
+On dirait que le ciel est soumis à sa loi,
+Et que Dieu l'a pétri d'autre limon que moi.
+Dites-nous, grand héros, esprit rare et sublime,
+Entre tant d'animaux, qui sont ceux qu'on estime ?
+On fait cas d'un coursier qui, fier et plein de cœur,
+Fait paraître en courant sa bouillante vigueur ;
+Qui jamais ne se lasse, et qui dans la carrière
+S'est couvert mille fois d'une noble poussière.
+Mais la postérité d'Alfane et de Bayard,
+Quand ce n'est qu'une rosse, est vendue au hasard,
+Sans respect des aïeux dont elle est descendue,
+Et va porter la malle, ou tirer la charrue.
+Pourquoi donc voulez-vous que, par un sot abus,
+Chacun respecte en vous un honneur qui n'est plus ?
+On ne m'éblouit point d'une, apparence vaine :
+La vertu, d'un cœur noble est la marque certaine.
+Si vous êtes sorti de ces héros fameux,
+Montrez-nous cette ardeur qu'on vit briller en eux,
+Ce zèle pour l'honneur, cette horreur pour le vice.
+Respectez-vous les lois ? fuyez-vous l'injustice ?
+Savez-vous pour la gloire oublier le repos,
+Et dormir en plein champ le harnais sur le dos ?
+Je vous connais pour noble à ces illustres marques.
+Alors soyez issu des plus fameux monarques,
+Venez de mille aïeux, et si ce n'est assez,
+Feuilletez à loisir tous les siècles passés ;
+Voyez de quel guerrier il vous plaît de descendre
+Choisissez de César, d'Achille, ou d'Alexandre :
+En vain un faux censeur voudrait vous démentir,
+Et si vous n'en sortez, vous en devez sortir.
+Mais, fussiez-vous issu d'Hercule en droite ligne,
+Si vous ne faites voir qu'une bassesse indigne,
+Ce long amas d'aïeux que vous diffamez tous,
+Sont autant de témoins qui parlent contre vous ;
+Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie
+Ne sert plus que de jour à votre ignominie.
+En vain, tout fier d'un sang que vous déshonorez,
+Vous dormez à l'abri de ces noms révérés ;
+En vain vous vous couvrez des vertus de vos pères,
+Ce ne sont à mes yeux que de vaines chimères ;
+Je ne vois rien en vous qu'un lâche, un imposteur,
+Un traître, un scélérat, un perfide, un menteur,
+Un fou dont les accès vont jusqu'à la furie,
+Et d'un tronc fort illustre une branche pourrie.
+Je m'emporte peut-être, et ma muse en fureur
+Verse dans ses discours trop de fiel et d'aigreur :
+Il faut avec les grands un peu de retenue.
+Hé bien ! je m'adoucis. Votre race est connue.
+Depuis quand ? répondez. Depuis mille ans entiers,
+Et vous pouvez fournir deux fois seize quartiers :
+C'est beaucoup. Mais enfin les preuves en sont claires,
+Tous les livres sont pleins des titres de vos pères ;
+Leurs noms sont échappés du naufrage des temps.
+Mais qui m'assurera qu'en ce long cercle d'ans,
+A leurs fameux époux vos aïeules fidèles,
+Aux douceurs des galants furent toujours rebelles ?
+Et comment savez-vous si quelque audacieux
+N'a point interrompu le cours de vos aïeux ;
+Et si leur sang tout pur, avecque leur noblesse,
+Est passé jusqu'à vous de Lucrèce en Lucrèce ?
+Que maudit soit le jour où cette vanité
+Vint ici de nos mœurs souiller la pureté !
+Dans les temps bienheureux du monde en son enfance,
+Chacun mettait sa gloire en sa seule innocence ;
+Chacun vivait content, et sous d'égales lois,
+Le mérite y faisait la noblesse et les rois ;
+Et, sans chercher l'appui d'une naissance illustre,
+Un héros de soi-même empruntait tout son lustre.
+Mais enfin par le temps le mérite avili
+Vit l'honneur en roture, et le vice anobli ;
+Et l'orgueil, d'un faux titre appuyant sa faiblesse,
+Maîtrisa les humains sous le nom de noblesse.
+De là vinrent en foule et marquis et barons :
+Chacun pour ses vertus n'offrit plus que des noms.
+Aussitôt maint esprit fécond en rêveries,
+Inventa le blason avec les armoiries ;
+De ses termes obscurs fit un langage à part ;
+Composa tous ces mots de Cimier et d'Ecart
+De Pal, de Contre-pal, de Lambel, et de Face,
+Et tout ce que Segond dans son Mercure entasse.
+Une vaine folie enivrant la raison,
+L'honneur triste et honteux ne fut plus de saison.
+Alors, pour soutenir son rang et sa naissance,
+Il fallut étaler le luxe et la dépense ;
+Il fallut habiter un superbe palais,
+Faire par les couleurs distinguer ses valets :
+Et, traînant en tous lieux de pompeux équipages,
+Le duc et le marquis se reconnut aux pages.
+Bientôt, pour subsister, la noblesse sans bien
+Trouva l'art d'emprunter et de ne rendre rien ;
+Et, bravant des sergents la timide cohorte,
+Laissa le créancier se morfondre à la porte.
+Mais, pour comble, à la fin, le marquis en prison
+Sous le faix des procès vit tomber sa maison.
+Alors le noble altier, pressé de l'indigence,
+Humblement du faquin rechercha l'alliance ;
+Avec lui trafiquant d'un nom si précieux,
+Par un lâche contrat vendit tous ses aïeux ;
+Et, corrigeant ainsi la fortune ennemie,
+Rétablit son honneur à force d'infamie.
+Car, si l'éclat de l'or ne relève le sang,
+En vain l'on fait briller la splendeur de son rang.
+L'amour de vos aïeux passe en vous pour manie,
+Et chacun pour parent vous fuit et vous renie.
+Mais quand un homme est riche, il vaut toujours son prix.
+Et l'eût-on vu porter la mandille à Paris,
+N'eût-il de son vrai nom ni titre ni mémoire,
+D'Hozier lui trouvera cent aïeux dans l'histoire.
+Toi donc, qui, de mérite et d'honneurs revêtu,
+Des écueils de la cour as sauvé ta vertu,
+Dangeau, qui, dans le rang où notre roi t'appelle,
+Le vois, toujours orné d'une gloire nouvelle,
+Et plus brillant par soi que par l'éclat des lis,
+Dédaigner tous ces rois dans la pourpre amollis ;
+Fuir d'un honteux loisir la douceur importune ;
+A ses sages conseils asservir la fortune ;
+Et, de tout son bonheur ne devant rien qu'à soi,
+Montrer à l'univers ce que c'est qu'être roi :
+Si tu veux te couvrir d'un éclat légitime,
+Va par mille beaux faits mériter son estime ;
+Sers un si noble maître ; et fais voir qu'aujourd'hui
+Ton prince a des sujets qui sont dignes de lui.
+
+
+Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières,
+Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ?
+
+Qui frappe l'air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ?
+Est-ce donc pour veiller qu'on se couche à Paris ?
+Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières,
+Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ?
+J'ai beau sauter du lit, plein de trouble et d'effroi,
+Je pense qu'avec eux tout l'enfer est chez moi :
+L'un miaule en grondant comme un tigre en furie,
+L'autre roule sa voix comme un enfant qui crie.
+Ce n'est pas tout encor, les souris et les rats
+Semblent, pour m'éveiller, s'entendre avec les chats,
+Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure,
+Que jamais, en plein jour, ne fut l'abbé de Pure.
+Tout conspire à la fois à troubler mon repos,
+Et je me plains ici du moindre de mes maux :
+Car à peine les coqs, commençant leur ramage,
+Auront de cris aigus frappé le voisinage,
+Qu'un affreux serrurier, que le ciel en courroux
+A fait pour mes péchés, trop voisin de chez nous,
+Avec un fer maudit, qu'à grand bruit il apprête,
+De cent coups de marteau me va fendre la tête.
+J'entends déjà partout les charrettes courir,
+Les maçons travailler, les boutiques s'ouvrir :
+Tandis que dans les airs mille cloches émues,
+D'un funèbre concert font retentir les nues ;
+Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents,
+Pour honorer les morts font mourir les vivants.
+Encor je bénirais la bonté souveraine,
+Si le ciel à ces maux avait borné ma peine ;
+Mais si seul en mon lit je peste avec raison,
+C'est encor pis vingt fois en quittant la maison :
+En quelque endroit que j'aille, il faut fendre la presse
+D'un peuple d'importuns qui fourmillent sans cesse :
+L'un me heurte d'un ais dont je suis tout froissé ;
+Je vois d'un autre coup mon chapeau renversé.
+Là, d'un enterrement la funèbre ordonnance,
+D'un pas lugubre et lent vers l'église s'avance ;
+Et plus loin des laquais l'un l'autre s'agaçans,
+Font aboyer les chiens et jurer les passants.
+Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage.
+Là, je trouve une croix de funeste présage,
+Et des couvreurs grimpés au toit d'une maison,
+En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison.
+Là, sur une charrette une poutre branlante
+Vient menaçant de loin la foule qu'elle augmente,
+Six chevaux attelés à ce fardeau pesant
+Ont peine à l'émouvoir sur le pavé glissant.
+D'un carrosse en passant il accroche une roue,
+Et du choc le renverse en un grand tas de boue :
+Quand un autre à l'instant s'efforçant de passer,
+Dans le même embarras se vient embarrasser
+Vingt carrosses bientôt arrivant à la file,
+Y sont en moins de rien suivis de plus de mille,
+Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux
+Conduit en cet endroit un grand troupeau de bœufs.
+Chacun prétend passer ; l'un mugit, l'autre jure ;
+Des mulets en sonnant augmentent le murmure.
+Aussitôt cent chevaux dans la foule appelés,
+De l'embarras qui croît ferment les défilés,
+Et partout, des passants enchaînant les brigades,
+Au milieu de la paix font voir les barricades.
+On n'entend que des cris poussés confusément :
+Dieu, pour s'y faire ouïr, tonnerait vainement.
+Moi donc, qui dois souvent en certain lieu me rendre,
+Le jour déjà baissant, et qui suis las d'attendre,
+Ne sachant plus tantôt à quel saint me vouer,
+Je me mets au hasard de me faire rouer.
+Je saute vingt ruisseaux, j'esquive, je me pousse ;
+Guénaud sur son cheval en passant m'éclabousse :
+Et, n'osant plus paraître en l'état où je suis,
+Sans songer où je vais, je me sauve où je puis.
+Tandis que dans un coin en grondant je m'essuie,
+Souvent pour m'achever, il survient une pluie :
+On dirait que le ciel, qui se fond tout en eau,
+Veuille inonder ces lieux d'un déluge nouveau.
+Pour traverser la rue, au milieu de l'orage,
+Un ais sur deux pavés forme un étroit passage ;
+Le plus hardi laquais n'y marche qu'en tremblant :
+Il faut pourtant passer sur ce pont chancelant ;
+Et les nombreux torrents qui tombent des gouttières,
+Grossissant les ruisseaux, en ont fait des rivières.
+J'y passe en trébuchant ; mais, malgré l'embarras,
+La frayeur de la nuit précipite mes pas.
+Car, sitôt que du soir les ombres pacifiques
+D'un double cadenas font fermer les boutiques ;
+Que, retiré chez lui, le paisible marchand
+Va revoir ses billets et compter son argent ;
+Que dans le Marché-Neuf tout est calme et tranquille,
+Les voleurs à l'instant s'emparent de la ville.
+Le bois le plus funeste et le moins fréquenté
+Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté.
+Malheur donc à celui qu'une affaire imprévue
+Engage un peu trop tard au détour d'une rue !
+Bientôt quatre bandits lui serrant les côtés :
+La bourse !... Il faut se rendre ; ou bien non, résistez,
+Afin que votre mort, de tragique mémoire,
+Des massacres fameux aille grossir l'histoire.
+Pour moi, fermant ma porte, et cédant au sommeil,
+Tous les jours je me couche avecque le soleil :
+Mais en ma chambre à peine ai-je éteint la lumière,
+Qu'il ne m'est plus permis de fermer la paupière.
+Des filous effrontés, d'un coup de pistolet,
+Ebranlent ma fenêtre, et percent mon volet :
+J'entends crier partout : Au meurtre ! On m'assassine !
+Ou : Le feu vient de prendre à la maison voisine !
+Tremblant et demi-mort, je me lève à ce bruit,
+Et souvent sans pourpoint je cours toute la nuit.
+Car le feu, dont la flamme en ondes se déploie,
+Fait de notre quartier une seconde Troie,
+Où maint Grec affamé, maint avide Argien,
+Au travers des charbons va piller le Troyen.
+Enfin sous mille crocs la maison abîmée
+Entraîne aussi le feu qui se perd en fumée.
+Je me retire donc, encor pâle d'effroi,
+Mais le jour est venu quand je rentre chez moi.
+Je fais pour reposer un effort inutile :
+Ce n'est qu'à prix d'argent qu'on dort en cette ville.
+Il faudrait, dans l'enclos d'un vaste logement,
+Avoir loin de la rue un autre appartement.
+Paris est pour un riche un pays de Cocagne,
+Sans sortir de la ville, il trouve la campagne :
+Il peut dans son jardin, tout peuplé d'arbres verts,
+Receler le printemps au milieu des hivers ;
+Et, foulant le parfum de ses plantes fleuries,
+Aller entretenir ses douces rêveries.
+Mais moi, grâce au destin, qui n'ai ni feu ni lieu,
+Je me loge où je puis, et comme il plaît à Dieu.
+
+Muse, changeons de style, et quittons la satire :
+C'est un méchant métier que celui de médire ;
+A l'auteur qui l'embrasse il est toujours fatal :
+Le mal qu'on dit d'autrui ne produit que du mal.
+Maint poète, aveuglé d'une telle manie,
+En courant à l'honneur trouve l'ignominie ;
+Et tel mot, pour avoir réjoui le lecteur,
+A coûté bien souvent des larmes à l'auteur.
+Un éloge ennuyeux, un froid panégyrique,
+Peut pourrir à son aise au fond d'une boutique,
+Ne craint point du public les jugements divers,
+Et n'a pour ennemis que la poudre et les vers :
+Mais un auteur malin, qui rit et qui fait rire,
+Qu'on blâme en le lisant, et pourtant qu'on veut lire,
+Dans ses plaisants accès qui se croit tout permis,
+De ses propres rieurs se fait des ennemis.
+Un discours trop sincère aisément nous outrage :
+Chacun dans ce miroir pense voir son visage :
+Et tel, en vous lisant admire chaque trait,
+Qui dans le fond de l'âme et vous craint et vous hait.
+Muse, c'est donc en vain que la main vous démange.
+S'il faut rimer ici, rimons quelque louange ;
+Et cherchons un héros parmi cet univers,
+Digne de notre encens et digne de nos vers.
+Mais à ce grand effort en vain je vous anime :
+Je ne puis pour louer rencontrer une rime ;
+Dès que j'y veux rêver, ma veine est aux abois.
+J'ai beau frotter mon front, j'ai beau mordre mes doigts,
+Je ne puis arracher du creux de ma cervelle
+Que des vers plus forcés que ceux de la Pucelle.
+Je pense être à la gêne, et, pour un tel dessein,
+La plume et le papier résistent à ma main.
+Mais, quand il faut railler, j'ai ce que je souhaite.
+Alors, certes, alors je me connais poète :
+Phébus, dès que je parle, est prêt à m'exaucer ;
+Mes mots viennent sans peine, et courent se placer.
+Faut-il peindre un fripon fameux dans cette ville ?
+Ma main, sans que j'y rêve, écrira Raumaville.
+Faut-il d'un sot parfait montrer l'original ?
+Ma plume au bout du vers d'abord trouve Sofal :
+Je sens que mon esprit travaille de génie.
+Faut-il d'un froid rimeur dépeindre la manie ?
+Mes vers comme un torrent, coulent sur le papier :
+Je rencontre à la fois Perrin et Pelletier,
+Bonnecorse, Pradon, Colletet, Titreville ;
+Et, pour un que je veux, j'en trouve plus de mille.
+Aussitôt je triomphe ; et ma muse en secret
+S'estime et s'applaudit du beau coup qu'elle a fait.
+C'est en vain qu'au milieu de ma fureur extrême
+Je me fais quelquefois des leçons à moi-même ;
+En vain je veux au moins faire grâce à quelqu'un :
+Ma plume aurait regret d'en épargner aucun :
+Et sitôt qu'une fois la verve me domine,
+Tout ce qui s'offre à moi passe par l'étamine.
+Le mérite pourtant m'est toujours précieux :
+Mais tout fat me déplaît, et me blesse les yeux ;
+Je le poursuis partout, comme un chien fait sa proie,
+Et ne le sens jamais qu'aussitôt je n'aboie.
+Enfin, sans perdre temps en de si vains propos,
+Je sais coudre une rime au bout de quelques mots.
+Souvent j'habille en vers une maligne prose :
+C'est par là que je vaux, si je vaux quelque chose.
+Ainsi, soit que bientôt, par une dure loi,
+La mort d'un vol affreux vienne fondre sur moi,
+Soit que le ciel me garde un cours long et tranquille,
+A Rome ou dans Paris, aux champs ou dans la ville,
+Dût ma muse par là choquer tout l'univers,
+Riche, gueux, triste ou gai, je veux faire des vers.
+Pauvre esprit, dira-t-on, que je plains ta folie !
+Modère ces bouillons de ta mélancolie ;
+Et garde qu'un de ceux que tu penses blâmer
+N'éteigne dans ton sang cette ardeur de rimer.
+Hé quoi ! lorsqu'autrefois Horace, après Lucile,
+Exhalait en bons mots les vapeurs de sa bile,
+Et, vengeant la vertu par des traits éclatants,
+Allait ôter le masque aux vices de son temps ;
+Ou bien quand Juvénal, de sa mordante plume
+Faisant couler des flots de fiel et d'amertume,
+Gourmandait en courroux tout le peuple latin,
+L'un ou l'autre, fit-il une tragique fin ?
+Et que craindre après tout, d'une fureur si vaine ?
+Personne ne connaît ni mon nom ni ma veine :
+On ne voit point mes vers, à l'envi de Montreuil,
+Grossir impunément les feuillets d'un recueil.
+A peine quelquefois je me force à les lire,
+Pour plaire à quelque ami que charme la satire,
+Qui me flatte peut-être, et, d'un air imposteur,
+Rit tout haut de l'ouvrage, et tout bas de l'auteur.
+Enfin c'est mon plaisir ; je veux me satisfaire.
+Je ne puis bien parler, et ne saurais me taire ;
+Et, dès qu'un mot plaisant vient luire à mon esprit
+Je n'ai point de repos qu'il ne soit en écrit :
+Je ne résiste point au torrent qui m'entraîne.
+Mais c'est assez parlé ; prenons un peu d'haleine.
+Ma main, pour cette fois, commence à se lasser.
+Finissons. Mais demain, Muse, à recommencer.
+De Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rome,
+Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme.
+De tous les animaux qui s'élèvent dans l'air,
+Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
+De Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rome,
+Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme.
+Quoi ! dira-t-on d'abord, un ver, une fourmi,
+Un insecte rampant qui ne vit qu'à demi,
+Un taureau qui rumine, une chèvre qui broute,
+Ont l'esprit mieux tourné que n'a l'homme ? Oui sans doute.
+Ce discours te surprend, docteur, je l'aperçoi.
+L'homme de la nature est le chef et le roi :
+Bois, prés, champs, animaux, tout est pour son usage,
+Et lui seul a, dis-tu, la raison en partage.
+Il est vrai de tout temps, la raison fut son lot :
+Mais de là je conclus que l'homme est le plus sot.
+Ces propos, diras-tu, sont bons dans la satire,
+Pour égayer d'abord un lecteur qui veut rire :
+Mais il faut les prouver. En forme. - J'y consens.
+Réponds-moi donc, docteur, et mets-moi sur les bancs.
+Qu'est-ce que la sagesse ? une égalité d'âme
+Que rien ne peut troubler, qu'aucun désir n'enflamme,
+Qui marche en ses conseils à pas plus mesurés
+Qu'un doyen au palais ne monte les degrés.
+Or cette égalité dont se forme le sage,
+Qui jamais moins que l'homme en a connu l'usage ?
+La fourmi tous les ans traversant les guérets,
+Grossit ses magasins des trésors de Cérets ;
+Et dès que l'aquilon ramenant la froidure,
+Vient de ses noirs frimas attrister la nature,
+Cet animal, tapi dans son obscurité,
+Jouit l'hiver des biens conquis durant l'été.
+Mais on ne la voit point, d'une humeur inconstante,
+Paresseuse au printemps, en hiver diligente,
+Affronter en plein champ les fureurs de janvier,
+Ou demeurer oisive au retour du bélier.
+Mais l'homme, sans arrêt dans sa course insensée,
+Voltige incessamment de pensée en pensée :
+Son cœur, toujours flottant entre mille embarras,
+Ne sait ni ce qu'il veut ni ce qu'il ne veut pas.
+Ce qu'un jour il abhorre, en l'autre il le souhaite.
+Moi ! j'irais épouser une femme coquette !
+J'irais, par ma constance aux affronts endurci,
+Me mettre au rang des saints qu'a célébrés Bussi !
+Assez de sots sans moi feront parler la ville,
+Disait, le mois passé, ce marquis indocile,
+Qui, depuis quinze jours dans le piège arrêté,
+Entre les bons maris pour exemple cité,
+Croit que Dieu tout exprès d'une côte nouvelle
+A tiré pour lui seul une femme fidèle.
+Voilà l'homme en effet. Il va du blanc au noir :
+Il condamne au matin ses sentiments du soir :
+Importun à tout autre, à soi-même incommode,
+Il change à tous moments d'esprit comme de mode :
+Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc,
+Aujourd'hui dans un casque et demain dans un froc.
+Cependant à le voir plein de vapeurs légères,
+Soi-même se bercer de ses propres chimères,
+Lui seul de la nature est la base et l'appui,
+Et le dixième ciel ne tourne que pour lui.
+De tous les animaux, il est, dit-il, le maître.
+- Qui pourrait le nier, poursuis-tu. - Moi, peut-être.
+Mais, sans examiner si, vers les antres sourds,
+L'ours a peur du passant, ou le passant de l'ours ;
+Et si, sur un édit des pâtres de Nubie,
+Les lions de Barca videraient la Libye ;
+Ce maître prétendu qui leur donne des lois,
+Ce roi des animaux, combien a-t-il de rois ?
+L'ambition, l'amour, l'avarice, ou la haine,
+Tiennent comme un forçat son esprit à la chaîne.
+Le sommeil sur ses yeux commence à s'épancher :
+Debout, dit l'avarice, il est temps de marcher.
+Hé ! laissez-moi. - Debout ! - Un moment ! - Tu répliques ?
+- A peine le soleil fait ouvrir les boutiques.
+- N'importe, lève-toi. - Pour quoi faire après tout ? -
+Pour courir l'Océan de l'un à l'autre bout,
+Chercher jusqu'au Japon la porcelaine et l'ambre,
+Rapporter de Goa le poivre et le gingembre.
+- Mais j'ai des biens en foule, et je m'en puis passer.
+- On n'en peut trop avoir ; et pour en amasser
+Il ne faut épargner ni crime, ni parjure ;
+Il faut souffrir la faim et coucher sur la dure ;
+Eût-on plus de trésors que n'en perdit Galet,
+N'avoir en sa maison ni meubles, ni valet ;
+Parmi les tas de blés vivre de seigle et d'orge ;
+De peur de perdre un liard souffrir qu'on vous égorge.
+- Et pourquoi cette épargne enfin ? - L'ignores-tu ?
+Afin qu'un héritier, bien nourri, bien vêtu,
+Profitant d'un trésor en tes mains inutile,
+De son train quelque jour embarrasse la ville.
+Que faire ? Il faut partir : les matelots sont prêts.
+Ou, si pour l'entraîner l'argent manque d'attraits,
+Bientôt l'ambition et toute son escorte
+Dans le sein du repos vient le prendre à main-forte,
+L'envoie en furieux, au milieu des hasards,
+Se faire estropier sur les pas des Césars ;
+Et cherchant sur la brèche une mort indiscrète,
+De sa folle valeur embellir la gazette.
+Tout beau, dira quelqu'un, raillez plus à propos ;
+Ce vice fut toujours la vertu des héros.
+Quoi donc ! à votre avis, fut-ce un fou qu'Alexandre ?
+- Qui ? cet écervelé qui mit l'Asie en cendre ?
+Ce fougueux l'Angely, qui, de sang altéré,
+Maître du monde entier s'y trouvait trop serré !
+L'enragé qu'il était, né roi d'une province
+Qu'il pouvait gouverner en bon et sage prince,
+S'en alla follement, et pensant être dieu,
+Courir comme un bandit qui n'a ni feu ni lieu ;
+Et, traînant avec soi les horreurs de la guerre,
+De sa vaste folie emplir toute la terre ;
+Heureux, si de son temps, pour cent bonnes raisons,
+La Macédoine eût eu des Petites-Maisons,
+Et qu'un sage tuteur l'eût en cette demeure,
+Par avis de parents, enfermé de bonne heure !
+Mais, sans nous égarer dans ces digressions,
+Traiter, comme Senaut, toutes les passions ;
+Et, les distribuant par classes et par titres,
+Dogmatiser en vers, et rimer par chapitres,
+Laissons-en discourir La Chambre ou Coeffeteau,
+Et voyons l'homme enfin par l'endroit le plus beau.
+Lui seul, vivant, dit-on, dans l'enceinte des villes,
+Fait voir d'honnêtes mœurs, des coutumes civiles,
+Se fait des gouverneurs, des magistrats, des rois,
+Observe une police, obéit à des lois.
+Il est vrai. Mais pourtant sans loi et sans police,
+Sans craindre archers, prévôt, ni suppôt de justice,
+Voit-on les loups brigands, comme nous inhumains
+Pour détrousser les loups courir les grands chemins ?
+Jamais, pour s'agrandir, vit-on dans sa manie
+Un tigre en factions partager l'Hyrcanie ?
+L'ours a-t-il dans les bois la guerre avec les ours ?
+Le vautour dans les airs fond-il sur les vautours ?
+A-t-on vu quelquefois dans les plaines d'Afrique,
+Déchirant à l'envi leur propre république,
+"Lions contre lions, parents contre parents
+"Combattre follement pour le choix des tyrans ?"
+L'animal le plus fier qu'enfante la nature
+Dans un autre animal respecte sa figure,
+De sa rage avec lui modère les accès,
+Vit sans bruit, sans débats, sans noise, sans procès.
+Un aigle, sur un champ prétendant droit d'aubaine,
+Ne fait point appeler un aigle à la huitaine ;
+Jamais contre un renard chicanant un poulet
+Un renard de son sac n'alla charger Rolet ;
+Jamais la biche en rut n'a, pour fait d'impuissance,
+Traîné du fond des bois un cerf à l'audience ;
+Et jamais juge, entre eux ordonnant le congrès,
+De ce burlesque mot n'a sali ses arrêts.
+On ne connaît chez eux ni placets ni requêtes,
+Ni haut, ni bas conseil, ni chambre des enquêtes.
+Chacun l'un avec l'autre en toute sûreté,
+Vit sous les pures lois de la simple équité,
+L'homme seul, l'homme seul, en sa fureur extrême,
+Met un brutal honneur à s'égorger soi-même.
+C'était peu que sa main conduite par l'enfer,
+Eût pétri le salpêtre, eût aiguisé le fer :
+Il fallait que sa rage à l'univers funeste,
+Allât encor de lois embrouiller un Digeste ;
+Cherchant pour l'obscurcir des gloses, des docteurs,
+Accablât l'équité sous des monceaux d'auteurs,
+Et pour comble de maux apportât dans la France
+Des harangueurs du temps l'ennuyeuse éloquence.
+Doucement, diras-tu ! que sert de s'emporter ?
+L'homme a ses passions, on n'en saurait douter ;
+Il a comme la mer ses flots et ses caprices :
+Mais ses moindres vertus balancent tous ses vices.
+N'est-ce pas l'homme enfin dont l'art audacieux
+Dans le tour d'un compas a mesuré les cieux ?
+Dont la vaste science, embrassant toutes choses,
+A fouillé la nature, en a percé les causes ?
+Les animaux ont-ils des universités ?
+Voit-on fleurir chez eux les quatre facultés ?
+Y voit-on des savants en droit, en médecine,
+Endosser l'écarlate et se fourrer d'hermine ?
+Non, sans doute ; et jamais chez eux un médecin
+N'empoisonna les bois de son art assassin.
+Jamais docteur armé d'un argument frivole
+Ne s'enroua chez eux sur les bancs d'une école.
+Mais sans chercher au fond, si notre esprit déçu
+Sait rien de ce qu'il sait, s'il a jamais rien su,
+Toi-même réponds-moi : Dans le siècle où nous sommes,
+Est-ce au pied du savoir qu'on mesure les hommes ?
+Veux-tu voir tous les grands à ta porte courir ?
+Dit un père à son fils dont le poil va fleurir ;
+Prends-moi le bon parti : laisse là tous les livres.
+Cent francs au denier cinq combien font-ils ? - Vingt livres.
+C'est bien dit. Va, tu sais tout ce qu'il faut savoir.
+Que de biens, que d'honneurs sur toi s'en vont pleuvoir !
+Exerce-toi, mon fils, dans ces hautes sciences ;
+Prends, au lieu d'un Platon, le Guidon des finances.
+Sache quelle province enrichit les traitants ;
+Combien le sel au roi peut fournir tous les ans.
+Endurcis-toi le cœur, sois arabe, corsaire,
+Injuste, violent, sans foi, double, faussaire.
+Ne va point sottement faire le généreux :
+Engraisse-toi, mon fils, du suc des malheureux ;
+Et, trompant de Colbert la prudence importune,
+Va par tes cruautés mériter la fortune.
+Aussitôt tu verras poètes, orateurs,
+Rhéteurs, grammairiens, astronomes, docteurs,
+Dégrader les héros pour te mettre en leurs places,
+De tes titres pompeux enfler leurs dédicaces,
+Te prouver à toi-même, en grec, hébreu, latin,
+Que tu sais de leur art et le fort et le fin.
+Quiconque est riche est tout : sans sagesse il est sage ;
+Il a, sans rien savoir, la science en partage,
+Il a l'esprit, le cœur, le mérite, le rang,
+La vertu, la valeur, la dignité, le sang ;
+Il est aimé des grands, il est chéri des belles :
+Jamais surintendant ne trouva de cruelles.
+L'or même à la laideur donne un teint de beauté :
+Mais tout devient affreux avec la pauvreté.
+C'est ainsi qu'à son fils un usurier habile
+Trace vers la richesse une route facile :
+Et souvent tel y vient, qui sait, pour tout secrept,
+Cinq et quatre font neuf, ôtez deux, reste sept.
+Après cela, docteur, va pâlir sur la Bible,
+Va marquer les écueils de cette mer terrible ;
+Perce la sainte horreur de ce livre divin ;
+Confonds dans un ouvrage et Luther et Calvin,
+Débrouille des vieux temps les querelles célèbres ;
+Eclaircis des rabbins les savantes ténèbres :
+Afin qu'en ta vieillesse un livre en maroquin
+Aille offrir ton travail à quelque heureux faquin,
+Qui, pour digne loyer de la Bible éclaircie,
+Te paye en l'acceptant d'un "Je vous remercie".
+Ou, si ton cœur aspire à des honneurs plus grands
+Quitte là le bonnet, la Sorbonne et les bancs ;
+Et, prenant désormais un emploi salutaire,
+Mets-toi chez un banquier, ou bien chez un notaire :
+Laisse-là saint Thomas s'accorder avec Scot ;
+Et conclus avec moi qu'un docteur n'est qu'un sot.
+Un docteur ! diras-tu. Parlez de vous, poète ;
+C'est pousser un peu loin votre muse indiscrète.
+Mais, sans perdre en discours le temps hors de saison,
+L'homme, venez au fait, n'a-t-il pas la raison ?
+N'est-ce pas son flambeau, son pilote fidèle ?
+Oui. Mais de quoi lui sert que sa voix le rappelle,
+Si, sur la foi des vents tout prêt à s'embarquer,
+Il ne voit point d'écueil qu'il ne l'aille choquer ?
+Et que sert à Cotin la raison qui lui crie :
+N'écris plus, guéris-toi d'une vaine furie,
+Si tous ces vains conseils, loin de la réprimer,
+Ne font qu'accroître en lui la fureur de rimer ?
+Tous les jours de ses vers, qu'à grand bruit il récite,
+Il met chez lui voisins, parents, amis, en fuite ;
+Car, lorsque son démon commence à l'agiter,
+Tout, jusqu'à sa servante, est prêt à déserter.
+Un âne, pour le moins, instruit par la nature,
+A l'instinct qui le guide obéit sans murmure,
+Ne va point follement de sa bizarre voix
+Défier aux chansons les oiseaux dans les bois :
+Sans avoir la raison, il marche sur sa route.
+L'homme seul, qu'elle éclaire, en plein jour ne voit goutte ;
+Réglé par ses avis, fait tout à contre-temps,
+Et dans tout ce qu'il fait n'a ni raison ni sens.
+Tout lui plaît et déplaît, tout le choque et l'oblige ;
+Sans raison il est gai, sans raison il s'afflige
+Son esprit au hasard aime, évite, poursuit,
+Défait, refait, augmente, ôte, élève, détruit,
+Et voit-on, comme lui, les ours ni les panthères
+S'effrayer sottement de leurs propres chimères,
+Plus de douze attroupés craindre le nombre impair,
+Ou croire qu'un corbeau les menace dans l'air.
+Jamais l'homme, dis-moi, vit-il la bête folle
+Sacrifier à l'homme, adorer son idole,
+Lui venir, comme au dieu des saisons et des vents,
+Demander à genoux la pluie ou le beau temps ?
+Non, mais cent fois la bête a vu l'homme hypocondre
+Adorer le métal que lui-même il fit fondre ;
+A vu dans un pays les timides mortels
+Trembler aux pieds d'un singe assis sur leurs autels ;
+Et sur les bords du Nil les peuples imbéciles,
+L'encensoir à la main chercher les crocodiles.
+Mais pourquoi, diras-tu, cet exemple odieux ?
+Que peut servir ici l'Egypte et ses faux dieux ?
+Quoi ! me prouverez-vous par ce discours profane
+Que l'homme, qu'un docteur est au-dessous d'un âne ?
+Un âne, le jouet de tous les animaux,
+Un stupide animal, sujet à mille maux ;
+Dont le nom seul en soi comprend une satire !
+- Oui, d'un âne : et qu'a-t-il qui nous excite à rire ?
+Nous nous moquons de lui : mais s'il pouvait un jour,
+Docteur, sur nos défauts s'exprimer à son tour ;
+Si, pour nous réformer, le ciel prudent et sage
+De la parole enfin lui permettait l'usage ;
+Qu'il pût dire tout haut ce qu'il se dit tout bas ;
+Ah ! docteur, entre nous, que ne dirait-il pas ?
+Et que peut-il penser lorsque dans une rue,
+Au milieu de Paris, il promène sa vue ;
+Qu'il voit de toutes parts les hommes bigarrés,
+Les uns gris, les uns noirs, les autres chamarrés ?
+Que dit-il quand il voit, avec la mort en trousse,
+Courir chez un malade un assassin en housse ;
+Qu'il trouve de pédants un escadron fourré,
+Suivi par un recteur de bedeaux entouré ;
+Ou qu'il voit la Justice, en grosse compagnie,
+Mener tuer un homme avec cérémonie ?
+Que pense-t-il de nous lorsque sur le midi
+Un hasard au palais le conduit un jeudi ;
+Lorsqu'il entend de loin, d'une gueule infernale,
+La chicane en fureur mugir dans la grand'salle ?
+Que dit-il quand il voit les juges, les huissiers,
+Les clercs, les procureurs, les sergents, les greffiers ?
+Oh ! que si l'âne alors, à bon droit misanthrope,
+Pouvait trouver la voix qu'il eut au temps d'Esope ;
+De tous côtés, docteur, voyant les hommes fous,
+Qu'il dirait de bon cœur, sans en être jaloux,
+Content de ses chardons, et secouant la tête :
+Ma foi, non plus que nous, l'homme n'est qu'une bête !
+C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler.
+Vous avez des défauts que je ne puis celer :
+Assez et trop longtemps ma lâche complaisance
+De vos jeux criminels a nourri l'insolence ;
+Mais, puisque vous poussez ma patience à bout,
+Une fois en ma vie il faut vous dire tout.
+On croirait à vous voir dans vos libres caprices
+Discourir en Caton des vertus et des vices,
+Décider du mérite et du prix des auteurs,
+Et faire impunément la leçon aux docteurs,
+Qu'étant seul à couvert des traits de la satire
+Vous avez tout pouvoir de parler et d'écrire.
+Mais moi, qui dans le fond sais bien ce que j'en crois,
+Qui compte tous les jours vos défauts par mes doigts,
+Je ris, quand je vous vois, si faible et si stérile,
+Prendre sur vous le soin de réformer la ville,
+Dans vos discours chagrins plus aigre et plus mordant
+Qu'une femme en furie, ou Gautier en plaidant.
+Mais répondez un peu. Quelle verve indiscrète
+Sans l'aveu des neuf sœurs vous a rendu poète ?
+Sentez-vous, dites-moi, ces violents transports
+Qui d'un esprit divin font mouvoir les ressorts ?
+Qui vous a pu souffler une si folle audace ?
+Phébus a-t-il pour vous aplani le Parnasse ?
+Et ne savez-vous pas que, sur ce mont sacré,
+Qui ne vole au sommet tombe au plus bas degré,
+Et qu'à moins d'être au rang d'Horace ou de Voiture
+On rampe dans la fange avec l'abbé de Pure ?
+Que si tous mes efforts ne peuvent réprimer
+Cet ascendant malin qui vous force à rimer,
+Sans perdre en vains discours tout le fruit de vos veilles,
+Osez chanter du roi les augustes merveilles :
+Là, mettant à profit vos caprices divers,
+Vous verriez tous les ans fructifier vos vers,
+Et par l'espoir du gain votre muse animée
+Vendrait au poids de l'or une once de fumée.
+Mais en vain, direz-vous, je pense vous tenter
+Par l'éclat d'un fardeau trop pesant à porter.
+Tout chantre ne peut pas, sur le ton d'un Orphée,
+Entonner en grands vers "la Discorde étouffée" ;
+Peindre "Bellone en feu tonnant de toutes parts",
+"Et le Belge effrayé fuyant sur ses remparts."
+Sur un ton si hardi, sans être téméraire,
+Racan pourrait chanter au défaut d'un Homère ;
+Mais pour Cotin et moi, qui rimons au hasard,
+Que l'amour de blâmer fit poètes par art,
+Quoiqu'un tas de grimauds vante notre éloquence,
+Le plus sûr est pour nous de garder le silence.
+Un poème insipide et sottement flatteur
+Déshonore à la fois le héros et l'auteur :
+Enfin de tels projets passent notre faiblesse.
+Ainsi parle un esprit languissant de mollesse
+Qui, sous l'humble dehors d'un respect affecté,
+Cache le noir venin de sa malignité.
+Mais, dussiez-vous en l'air voir vos ailes fondues,
+Ne valait-il pas mieux vous perdre dans les nues
+Que d'aller sans raison, d'un style peu chrétien,
+Faire insulte en rimant à qui ne vous dit rien,
+Et du bruit dangereux d'un livre téméraire,
+A vos propres périls enrichir le libraire ?
+Vous vous flattez peut-être, en votre vanité,
+D'aller comme un Horace à l'immortalité ;
+Et déjà vous croyez dans vos rimes obscures
+Aux Saumaises futurs préparer des tortures.
+Mais combien d'écrivains, d'abord si bien reçus,
+Sont de ce fol espoir honteusement déçus !
+Combien, pour quelques mois, ont vu fleurir leur livre,
+Dont les vers en paquet se vendent à la livre !
+Vous pourrez voir, un temps, vos écrits estimés
+Courir de main en main par la ville semés ;
+Puis de là tout poudreux, ignorés sur la terre,
+Suivre chez l'épicier Neufgermain et La Serre ;
+Ou de trente feuillets réduits peut-être à neuf,
+Parer, demi-rongés, les rebords du pont Neuf.
+Le bel honneur pour vous, en voyant vos ouvrages
+Occuper le loisir des laquais et des pages,
+Et souvent dans un coin renvoyés à l'écart
+Servir de second tome aux airs du Savoyard !
+Mais je veux que le sort, par un heureux caprice,
+Fasse de vos écrits prospérer la malice,
+Et qu'enfin votre livre aille, au gré de vos vœux,
+Faire siffler Cotin chez nos derniers neveux ;
+Que vous sert-il qu'un jour l'avenir vous estime,
+Si vos vers aujourd'hui vous tiennent lieu de crime,
+Et ne produisent rien, pour fruit de leurs bons mots,
+Que l'effroi du public et la haine des sots ?
+Quel démon vous irrite et vous porte à médire ?
+Un livre vous déplaît : qui vous force à le lire ?
+Laissez mourir un fat dans son obscurité.
+Un auteur ne peut-il pourrir en sûreté ?
+Le Jonas inconnu sèche dans la poussière ;
+Le David imprimé n'a point vu la lumière ;
+Le Moïse commence à moisir par les bords.
+Quel mal cela fait-il ? Ceux qui sont morts sont morts.
+Le tombeau contre vous ne peut-il les défendre ?
+Et qu'ont fait tant d'auteurs, pour remuer leur cendre ?
+Que vous ont fait Perrin, Bardin, Pradon, Hainaut,
+Colletet, Pelletier, Titreville, Quinault,
+Dont les noms en cent lieux, placés comme en leurs niches,
+Vont de vos vers malins remplir les hémistiches ?
+Ce qu'ils font vous ennuie. O le plaisant détour !
+Ils ont bien ennuyé le roi, toute la cour,
+Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime,
+Retranché les auteurs, ou supprimé la rime.
+Ecrive qui voudra : chacun à ce métier
+Peut perdre impunément de l'encre et du papier.
+Un roman, sans blesser les lois ni la coutume,
+Peut conduire un héros au dixième volume.
+De là vient que Paris voit chez lui de tout temps
+Les auteurs à grands flots déborder tous les ans ;
+Et n'a point de portail où, jusques aux corniches,
+Tous les piliers ne soient enveloppés d'affiches.
+Vous seul, plus dégoûté, sans pouvoir et sans nom,
+Viendrez régler les droits et l'état d'Apollon !
+Mais vous, qui raffinez sur les écrits des autres,
+De quel oeil pensez-vous qu'on regarde les vôtres ?
+Il n'est rien en ce temps à couvert de vos coups ;
+Mais savez-vous aussi comme on parle de vous ?
+Gardez-vous, dira l'un, de cet esprit critique :
+On ne sait bien souvent quelle mouche le pique ;
+Mais c'est un jeune fou qui se croit tout permis,
+Et qui pour un bon mot va perdre vingt amis.
+Il ne pardonne pas aux vers de la Pucelle,
+Et croit régler le monde au gré de sa cervelle.
+Jamais dans le barreau trouva-t-il rien de bon ?
+Peut-on si bien prêcher qu'il ne dorme au sermon ?
+Mais lui, qui fait ici le régent du Parnasse,
+N'est qu'un gueux revêtu des dépouilles d'Horace ;
+Avant lui Juvénal avait dit en latin
+"Qu'on est assis à l'aise aux sermons de Cotin."
+L'un et l'autre avant lui s'étaient plaints de la rime,
+Et c'est aussi sur eux qu'il rejette son crime :
+Il cherche à se couvrir de ces noms glorieux.
+J'ai peu lu ces auteurs, mais tout n'irait que mieux,
+Quand de ces médisants l'engeance toute entière
+Irait la tête en bas rimer dans la rivière.
+Voilà comme on vous traite : et le monde effrayé
+Vous regarde déjà comme un homme noyé.
+En vain quelque rieur, prenant votre défense,
+Veut faire au moins, de grâce, adoucir la sentence ;
+Rien n'apaise un lecteur toujours tremblant d'effroi,
+Qui voit peindre en autrui ce qu'il remarque en soi.
+Vous ferez-vous toujours des affaires nouvelles ?
+Et faudra-t-il sans cesse essuyer des querelles ?
+N'entendrai-je qu'auteurs se plaindre et murmurer ?
+Jusqu'à quand vos fureurs doivent-elles durer ?
+Répondez, mon Esprit ; ce n'est plus raillerie :
+Dites... Mais, direz-vous, pourquoi cette furie ?
+Quoi, pour un maigre auteur que je glose en passant,
+Est-ce un crime, après tout, et si noir et si grand ?
+Et qui, voyant un fat s'applaudir d'un ouvrage
+Où la droite raison trébuche à chaque page,
+Ne s'écrie aussitôt : "L'impertinent auteur !
+"L'ennuyeux écrivain ! Le maudit traducteur !
+"A quoi bon mettre au jour tous ces discours frivoles,
+"Et ces riens enfermés dans de grandes paroles ?"
+Est-ce donc là médire, ou parler franchement ?
+Non, non, la médisance y va plus doucement.
+Si l'on vient à chercher pour quel secret mystère
+Alidor à ses frais bâtit un monastère :
+"Alidor !" dit un fourbe, "il est de mes amis,
+"Je l'ai connu laquais avant qu'il fût commis :
+"C'est un homme d'honneur, de piété profonde,
+"Et qui veut rendre à Dieu ce qu'il a pris au monde."
+Voilà jouer d'adresse, et médire avec art ;
+Et c'est avec respect enfoncer le poignard.
+Un esprit né sans fard, sans basse complaisance,
+Fuit ce ton radouci que prend la médisance.
+Mais de blâmer des vers ou durs ou languissants,
+De choquer un auteur qui choque le bons sens,
+De railler un plaisant qui ne sait pas nous plaire,
+C'est ce que tout lecteur eut toujours droit de faire.
+Tous les jours à la cour un sot de qualité
+Peut juger de travers avec impunité ;
+A Malherbe, à Racan, préférer Théophile,
+Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile.
+Un clerc, pour quinze sous, sans craindre le holà,
+Peut aller au parterre attaquer Attila ;
+Et, si le roi des Huns ne lui charme l'oreille,
+Traiter de visigoths tous les vers de Corneille.
+Il n'est valet d'auteur, ni copiste à Paris,
+Qui, la balance en main, ne pèse les écrits.
+Dès que l'impression fait éclore un poète,
+Il est esclave né de quiconque l'achète :
+Il se soumet lui-même aux caprices d'autrui,
+Et ses écrits tout seuls doivent parler pour lui.
+Un auteur à genoux, dans une humble préface,
+Au lecteur qu'il ennuie a beau demander grâce ;
+Il ne gagnera rien sur ce juge irrité,
+Qui lui fait son procès de pleine autorité.
+Et je serai le seul qui ne pourrai rien dire !
+On sera ridicule, et je n'oserai rire !
+Et qu'ont produit mes vers de si pernicieux,
+Pour armer contre moi tant d'auteurs furieux ?
+Loin de les décrier, je les ai fait paraître :
+Et souvent, sans ces vers qui les ont fait connaître,
+Leur talent dans l'oubli demeurerait caché.
+Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché ?
+La satire ne sert qu'à rendre un fat illustre :
+C'est une ombre au tableau, qui lui donne du lustre.
+En les blâmant enfin j'ai dit ce que j'en croi ;
+Et tel qui m'en reprend en pense autant que moi.
+"Il a tort", dira l'un ; "pourquoi faut-il qu'il nomme ?
+"Attaquer Chapelain ! ah ! c'est un si bon homme !
+"Balzac en fait l'éloge en cent endroits divers.
+"Il est vrai, s'il m'eût cru, qu'il n'eût point fait de vers.
+"Il se tue à rimer : que n'écrit-il en prose ?"
+Voilà ce que l'on dit. Et que dis-je autre chose ?
+En blâmant ses écrits, ai-je d'un style affreux
+Distillé sur sa vie un venin dangereux ?
+Ma muse, en l'attaquant, charitable et discrète,
+Sait de l'homme d'honneur distinguer le poète.
+Qu'on vante en lui la foi, l'honneur, la probité ;
+Qu'on prise sa candeur et sa civilité ;
+Qu'il soit doux, complaisant, officieux, sincère :
+On le veut, j'y souscris, et suis prêt de me taire.
+Mais que pour un modèle on montre ses écrits,
+Qu'il soit le mieux renté de tous les beaux esprits,
+Comme roi des auteurs qu'on l'élève à l'empire :
+Ma bile alors s'échauffe, et je brûle d'écrire,
+Et, s'il ne m'est permis de le dire au papier,
+J'irai creuser la terre, et, comme ce barbier,
+Faire dire aux roseaux par un nouvel organe :
+"Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne."
+Quel tort lui fais-je enfin ? Ai-je par un écrit
+Pétrifié sa veine et glacé son esprit ?
+Quand un livre au palais se vend et se débite,
+Que chacun par ses yeux juge de son mérite,
+Que Billaine l'étale au deuxième pilier,
+Le dégoût d'un censeur peut-il le décrier ?
+En vain contre le Cid un ministre se ligue :
+Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue,
+L'Académie en corps a beau le censurer :
+Le public révolté s'obstine à l'admirer.
+Mais, lorsque Chapelain met une œuvre en lumière,
+Chaque lecteur d'abord lui devient un Lignière.
+En vain il a reçu l'encens de mille auteurs :
+Son livre en paraissant dément tous ses flatteurs.
+Ainsi, sans m'accuser, quand tout Paris le joue,
+Qu'il s'en prenne à ses vers que Phébus désavoue ;
+Qu'il s'en prenne à sa muse allemande en françois.
+Mais laissons Chapelain pour la dernière fois.
+La satire, dit-on, est un métier funeste,
+Qui plaît à quelques gens, et choque tout le reste.
+La suite en est à craindre : en ce hardi métier
+La peur plus d'une fois fit repentir Régnier.
+Quittez ces vains plaisirs dont l'appât vous abuse :
+A de plus doux emplois occupez votre muse ;
+Et laissez à Feuillet réformer l'univers.
+Et sur quoi donc faut-il que s'exercent mes vers ?
+Irai-je dans une ode, en phrases de Malherbe,
+"Troubler dans ses roseaux le Danube superbe ;
+"Délivrer de Sion le peuple gémissant ;
+"Faire trembler Memphis, ou pâlir le Croissant.
+"Et, passant du Jourdain les ondes alarmées,
+"Cueillir" mal à propos, "les palmes idumées" ?
+Viendrai-je, en une églogue, entouré de troupeaux,
+Au milieu de Paris enfler mes chalumeaux,
+Et, dans mon cabinet assis au pied des hêtres,
+Faire dire aux échos des sottises champêtres ?
+Faudra-t-il de sens froid, et sans être amoureux,
+Pour quelque Iris en l'air faire le langoureux ;
+Lui prodiguer les noms de Soleil et d'Aurore,
+Et, toujours bien mangeant, mourir par métaphore ?
+Je laisse aux doucereux ce langage affété,
+Où s'endort un esprit de mollesse hébété.
+La satire, en leçons, en nouveautés fertile,
+Sait seule assaisonner le plaisant et l'utile,
+Et, d'un vers qu'elle épure aux rayons du bons sens,
+Détrompe les esprits des erreurs de leur temps.
+Elle seule, bravant l'orgueil et l'injustice,
+Va jusque sous le dais faire pâlir le vice,
+Et souvent sans rien craindre, à l'aide d'un bon mot,
+Va venger la raison des attentats d'un sot.
+C'est ainsi que Lucile, appuyé de Lélie,
+Fit justice en son temps des Cotins d'Italie,
+Et qu'Horace, jetant le sel à pleines mains,
+Se jouait aux dépens des Pelletiers romains.
+C'est elle qui, m'ouvrant le chemin qu'il faut suivre,
+M'inspira dès quinze ans la haine d'un sot livre ;
+Et sur ce mont fameux, où j'osai la chercher,
+Fortifia mes pas et m'apprit à marcher.
+C'est pour elle, en un mot, que j'ai fait vœu d'écrire.
+Toutefois, s'il le faut, je veux bien m'en dédire,
+Et, pour calmer enfin tous ces flots d'ennemis,
+Réparer en mes vers les maux que j'ai commis.
+Puisque vous le voulez, je vais changer de style.
+Je le déclare donc : Quinault est un Virgile ;
+Pradon comme un soleil en nos ans a paru ;
+Pelletier écrit mieux qu'Ablancourt ni Patru ;
+Cotin, à ses sermons traînant toute la terre,
+Fend les flots d'auditeurs pour aller à sa chaire ;
+Saufal est le phénix des Esprits relevés ;
+Perrin... Bon, mon esprit ! courage ! poursuivez.
+Mais ne voyez-vous pas que leur troupe en furie
+Va prendre encor ces vers pour une raillerie ?
+Et Dieu sait aussitôt que d'auteurs en courroux,
+Que de rimeurs blessés s'en vont fondre sur vous !
+Vous les verrez bientôt, féconds en impostures,
+Amasser contre vous des volumes d'injures,
+Traiter en vos écrits chaque vers d'attentat,
+Et d'un mot innocent faire un crime d'Etat.
+Vous aurez beau vanter le roi dans vos ouvrages,
+Et de ce nom sacré sanctifier vos pages ;
+Qui méprise Cotin n'estime point son roi,
+Et n'a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.
+Mais quoi ! répondrez-vous, Cotin nous peut-il nuire ?
+Et par ses cris enfin que saurait-il produire ?
+Interdire à mes vers, dont peut-être il fait cas,
+L'entrée aux pensions où je ne prétends pas ?
+Non, pour louer un roi que tout l'univers loue,
+Ma langue n'attend point que l'argent la dénoue,
+Et, sans espérer rien de mes faibles écrits,
+L'honneur de le louer m'est un trop digne prix ;
+On me verra toujours, sage dans mes caprices,
+De ce même pinceau dont j'ai noirci les vices
+Et peint du nom d'auteur tant de sots revêtus,
+Lui marquer mon respect et tracer ses vertus.
+Je vous crois ; mais pourtant on crie, on vous menace,
+Je crains peu, direz-vous, les braves du Parnasse.
+Hé ! mon Dieu, craignez tout d'un auteur en courroux,
+Qui peut... - Quoi ? - Je m'entends. - Mais encor - Taisez-vous !
+
+Enfin, bornant le cours de tes galanteries,
+Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries.
+Sur l’argent, c’est tout dire, on est déjà d’accord.
+Ton beau père futur vide son coffre-fort :
+Et déja le notaire a, d’un style énergique,
+Griffonné de ton joug l’instrument authentique.
+C’est bien fait. Il est temps de fixer tes désirs.
+Ainsi que ses chagrins l’hymen a ses plaisirs.
+Quelle joie en effet, quelle douceur extrême !
+De se voir caressé d’une épouse qu’on aime :
+De s’entendre appeller petit cœur, ou mon bon ;
+De voir autour de soi croître dans sa maison,
+Sous les paisibles lois d’une agréable mère,
+De petits citoyens dont on croit être père !
+Quel charme ! Au moindre mal qui nous vient menacer,
+De la voir aussitôt accourir, s’empresser,
+S’effrayer d’un péril qui n’a point d’apparence,
+Et souvent de douleur se pâmer par avance.
+Car tu ne seras point de ces jaloux affreux,
+Habiles à se rendre inquiets, malheureux
+Qui tandis qu’une épouse à leurs yeux se désole,
+Pensent toujours qu’un autre en secret la console.
+Mais quoi, je vois déjà que ce discours t’aigrit.
+« Carmé de Juvénal, et plein de son esprit
+Venez-vous, diras-tu, dans une pièce outrée,
+Comme lui nous chanter : que dès le temps de Rhée
+La chasteté déja, la rougeur sur le front,
+Avait chez les humains reçu plus d’un affront :
+Qu’on vit avec le fer naître les injustices,
+L’impiété, l’orgueil, et tous les autres vices,
+Mais que la bonne foi dans l’amour conjugal
+N’alla point jusqu’au temps du troisième métal ?
+Ces mots ont dans sa bouche une emphase admirable :
+Mais je vous dirai, moi, sans alléguer la fable,
+Que si sous Adam même, et loin avant Noé,
+Le vice audacieux des hommes avoué
+A la triste innocence en tous lieux fit la guerre,
+Il demeura pourtant de l’honneur sur la terre :
+Qu’aux temps les plus féconds en Phrynés, en Laïs,
+Plus d’une Pénélope honora son pays ;
+Et que même aujourd’hui, sur ces fameux modèles,
+On peut trouver encor quelques femmes fidèles. »
+– Sans doute ; et dans Paris, si je sais bien compter,
+Il en est jusqu’à trois, que je pourrais citer.
+Ton épouse dans peu sera la quatrième.
+Je le veux croire ainsi : mais la chasteté même,
+Sous ce beau nom d’épouse, entrât-t-elle chez toi ;
+De retour d’un voyage en arrivant, crois-moi,
+Fais toujours du logis avertir la maîtresse.
+Tel partit tout baigné des pleurs de sa Lucrèce ;
+Qui faute d’avoir pris ce soin judicieux,
+Trouva. Tu sais… – « je sais que d’un conte odieux
+Vous avez comme moi sali votre mémoire.
+Mais laissons là, dis-tu, Joconde et son histoire.
+Du projet d’un hymen déja fort avancé,
+Devant vous aujourd’hui criminel dénoncé,
+Et mis sur la sellette aux pieds de la critique,
+Je vois bien tout de bon qu’il faut que je m’explique.
+Jeune autrefois par vous dans le monde conduit,
+J’ai trop bien profité, pour n’être pas instruit
+A quels discours malins le mariage expose.
+Je sais, que c’est un texte où chacun fait sa glose :
+Que de maris trompés tout rit dans l’univers,
+Epigrammes, chansons, rondeaux, fables en vers,
+Satire, comédie ; et sur cette matière
+J’ai vu tout ce qu’ont fait La Fontaine et Molière :
+J’ai lu tout ce qu’ont dit Villon et Saint-Gelais,
+Arioste, Marot, Boccace, Rabelais,
+Et tous ces vieux recueils de satires naïves,
+Des malices du sexe immortelles archives.
+Mais tout bien balancé, j’ai pourtant reconnu,
+Que de ces contes vains, le monde entretenu
+N’en a pas de l’hymen moins vu fleurir l’usage ;
+Que sous ce joug moqué tout à la fin s’engage :
+Qu’à ce commun filet les railleurs mêmes pris,
+Ont été très souvent de commodes maris ;
+Et que pour être heureux sous ce joug salutaire,
+Tout dépend en un mot du bon choix qu’on sait faire.
+Enfin, il faut ici parler de bonne foi,
+Je vieillis, et ne puis regarder sans effroi,
+Ces neveux affamés, dont l’importun visage
+De mon bien à mes yeux fait déjà le partage.
+Je crois déjà les voir au moment annoncé
+Qu’à la fin, sans retour, leur cher oncle est passé,
+Sur quelques pleurs forcés qu’ils auront soin qu’on voie,
+Se faire consoler du sujet de leur joie.
+Je me fais un plaisir, à ne vous rien celer,
+De pouvoir, moi vivant, dans peu les désoler ;
+Et, trompant un espoir pour eux si plein de charmes,
+Arracher de leurs yeux de véritables larmes.
+Vous dirai-je encor plus ? Soit faiblesse, ou raison,
+Je suis las de me voir les soirs en ma maison
+Seul avec des valets, souvent voleurs et traîtres,
+Et toujours, à coup sûr, ennemis de leurs maîtres.
+Je ne me couche point, qu’aussitôt dans mon lit
+Un souvenir fâcheux n’apporte à mon esprit
+Ces histoires de morts lamentables, tragiques,
+Dont Paris tous les ans peut grossir ses chroniques.
+Dépouillons-nous ici d’une vaine fierté.
+Nous naissons, nous vivons pour la société.
+A nous-mêmes livrés dans une solitude,
+Notre bonheur bientôt fait notre inquiétude ;
+Et si, durant un jour, notre premier aïeul
+Plus riche d’une côte avait vécu tout seul,
+Je doute, en sa demeure alors si fortunée,
+S’il n’eût point prié Dieu d’abréger la journée.
+N’allons donc point ici reformer l’univers,
+Ni par de vains discours, et de frivoles vers
+Etalant au public notre misanthropie,
+Censurer le lien le plus doux de la vie.
+Laissons là, croyez-moi, le monde tel qu’il est.
+L’hyménée est un joug, et c’est ce qui m’en plaît.
+L’homme en ses passions toujours errant sans guide,
+A besoin qu’on lui mette et le mors et la bride.
+Son pouvoir malheureux ne sert qu’à le gêner,
+Et pour le rendre libre, il le faut enchaîner.
+C’est ainsi que souvent la main de Dieu l’assiste. »
+– Ha bon ! Voilà parler en docte janséniste,
+Alcippe, et sur ce point si savamment touché,
+Desmares, dans Saint-Roch, n’aurait pas mieux prêché.
+Mais c’est trop t’insulter. Quittons la raillerie.
+Parlons sans hyperbole et sans plaisanterie.
+Tu viens de mettre ici l’hymen en son beau jour.
+Entends donc : et permets que je prêche à mon tour.
+L’épouse que tu prends, sans tache en sa conduite,
+Aux vertus, m’a-t-on dit, dans Port-Royal instruite,
+Aux lois de son devoir règle tous ses désirs.
+Mais qui peut t’assurer, qu’invincible aux plaisirs
+Chez toi dans une vie ouverte à la licence,
+Elle conservera sa première innocence ?
+Par toi-même bientôt conduite à l’opéra,
+De quel air penses-tu, que ta sainte verra
+D’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,
+Ces danses, ces héros à voix luxurieuse ;
+Entendra ces discours sur l’amour seul roulants,
+Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands ;
+Saura d’eux qu’à l’amour comme au seul Dieu suprême,
+On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même :
+Qu’on ne sauroit trop tôt se laisser enflammer :
+Qu’on n’a reçu du ciel un cœur que pour aimer ;
+Et tous ces lieux communs de morale lubrique,
+Que Lully réchauffa des sons de sa musique ?
+Mais de quels mouvements dans son cœur excités
+Sentira-t-elle alors tous ses sens agités ?
+Je ne te répons pas, qu’au retour moins timide,
+Digne écoliere enfin d’Angélique et d’Armide,
+Elle n’aille à l’instant pleine de ces doux sons,
+Avec quelque Médor pratiquer ces leçons.
+Supposons toutefois, qu’encor fidèle et pure,
+Sa vertu de ce choc revienne sans blessure :
+Bientôt dans ce grand monde, où tu vas l’entraîner,
+Au milieu des écueils qui vont l’environner,
+Crois-tu que toujours ferme aux bords du précipice
+Elle pourra marcher sans que le pied lui glisse ?
+Que toujours insensible aux discours enchanteurs
+D’un idolâtre amas de jeunes séducteurs,
+Sa sagesse jamais ne deviendra folie ?
+D’abord tu la verras, ainsi que dans Clélie,
+Recevant ses amants sous le doux nom d’amis,
+S’en tenir avec eux aux petits soins permis :
+Puis, bientôt en grande eau sur le fleuve du tendre,
+Naviguer à souhait, tout dire, et tout entendre.
+Et ne présume pas que Vénus, ou Satan
+Souffre qu’elle en demeure aux termes du roman.
+Dans le crime il suffit qu’une fois on débute,
+Une chute toujours attire une autre chute.
+L’honneur est comme une île escarpée et sans bords.
+On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors.
+Peut-être, avant deux ans ardente à te déplaire,
+Eprise d’un cadet, ivre d’un mousquetaire,
+Nous la verrons hanter les plus honteux brelans,
+Donner chez la Cornu rendez-vous aux galants ;
+De Phèdre dédaignant la pudeur enfantine,
+Suivre à front découvert Zouzou et Messaline ;
+Conter pour grands exploits vingt hommes ruinés,
+Blessés, battus pour elle, et quatre assassinés ;
+Trop heureux ! Si toujours femme désordonnée,
+Sans mesure et sans règle au vice abandonnée,
+Par cent traits d’impudence aisés à ramasser,
+Elle t’acquiert au moins un droit pour la chasser.
+Mais que deviendras-tu ? Si, folle en son caprice,
+N’aimant que le scandale et l’éclat dans le vice,
+Bien moins pour son plaisir, que pour t’inquiéter,
+Au fond peu vicieuse elle aime à coqueter ?
+Entre nous, verras-tu, d’un esprit bien tranquille,
+Chez ta femme aborder et la cour et la ville ?
+Tout, hormis toi, chez toi, rencontre un doux accueil.
+L’un est payé d’un mot, et l’autre d’un coup d’oeil.
+Ce n’est que pour toi seul qu’elle est fière et chagrine.
+Aux autres elle est douce, agréable, badine :
+C’est pour eux qu’elle étale et l’or, et le brocard ;
+Que chez toi se prodigue et le rouge et le fard,
+Et qu’une main sçavante, avec tant d’artifice,
+Bâtit de ses cheveux le galant édifice.
+Dans sa chambre, crois-moi, n’entre point tout le jour.
+Si tu veux posséder ta Lucrèce à son tour,
+Attends, discret mari, que la belle en cornette
+Le soir ait étalé son teint sur la toilette,
+Et dans quatre mouchoirs, de sa beauté salis,
+Envoie au blanchisseur ses roses et ses lis.
+Alors, tu peux entrer : mais sage en sa présence
+Ne va pas murmurer de sa folle dépense.
+D’abord l’argent en main paye et vite et comptant.
+Mais non, fais mine un peu d’en être mécontent,
+Pour la voir aussitôt, sur ses deux pieds haussée,
+Déplorer sa vertu si mal récompensée.
+Un mari ne veut pas fournir à ses besoins !
+Jamais femme après tout a-t-elle coûté moins ?
+A cinq cents louis d’or, tout au plus, chaque année,
+Sa dépense en habits n’est-elle pas bornée ?
+Que répondre ? Je vois, qu’à de si justes cris,
+Toi-même convaincu déjà tu t’attendris,
+Tout prêt à la laisser, pourvu qu’elle s’appaise,
+Dans ton coffre en pleins sacs puiser tout à son aise.
+A quoi bon en effet t’alarmer de si peu ?
+Hé ! Que serait-ce donc, si le démon du jeu
+Versant dans son esprit sa ruineuse rage,
+Tous les jours mis par elle à deux doigts du naufrage
+Tu voyais tous tes biens au sort abandonnés
+Devenir le butin d’un pique ou d’un sonnés !
+Le doux charme pour toi ! De voir chaque journée
+De nobles champions ta femme environnée,
+Sur une table longue et façonnée exprès,
+D’un tournois de bassette ordonner les apprêts :
+Ou, si par un arrêt la grossière police
+D’un jeu si nécessaire interdit l’exercice,
+Ouvrir sur cette table un champ au lansquenet,
+Ou promener trois dés chassés de son cornet :
+Puis sur une autre table, avec un air plus sombre,
+S’en aller méditer une vole au jeu d’ombre ;
+S’écrier sur un as mal à propos jeté :
+Se plaindre d’un gâno qu’on n’a point écouté ;
+Ou, querellant tout bas le ciel qu’elle regarde,
+A la bête gémir d’un roi venu sans garde.
+Chez elle en ces emplois, l’aube du lendemain
+Souvent la trouve encor les cartes à la main.
+Alors, pour se coucher les quittant, non sans peine,
+Elle plaint le malheur de la nature humaine
+Qui veut qu’en un sommeil, où tout s’ensevelit,
+Tant d’heures, sans jouer, se consument au lit.
+Toutefois en partant la troupe la console,
+Et d’un prochain retour chacun donne parole.
+C’est ainsi qu’une femme en doux amusemens
+Sait du temps qui s’envole employer les moments ;
+C’est ainsi que souvent par une forcenée,
+Une triste famille à l’hôpital traînée,
+Voit ses biens en décret sur tous les murs écrits,
+De sa déroute illustre effrayer tout Paris.
+Mais que plutôt son jeu mille fois te ruine,
+Que si la famélique et honteuse Lésine,
+Venant, mal à propos, la saisir au collet,
+Elle te réduisait à vivre sans valet,
+Comme ce magistrat de hideuse mémoire
+Dont je veux bien ici te crayonner l’histoire.
+Dans la robe on vantait son illustre maison.
+Il était plein d’esprit, de sens, et de raison.
+Seulement pour l’argent un peu trop de faiblesse,
+De ces vertus en lui ravalait la noblesse.
+Sa table toutefois, sans superfluité,
+N’avait rien que d’honnête en sa frugalité :
+Chez lui deux bons chevaux de pareille encolure
+Trouvoient dans l’écurie une pleine pâture,
+Et du foin, que leur bouche au ratelier laissait,
+De surcroît une mule encor se nourrissait.
+Mais cette soif de l’or qui le brûlait dans l’âme
+Le fit enfin songer à choisir une femme ;
+Et l’honneur dans ce choix ne fut point regardé.
+Vers son triste penchant son naturel guidé
+Le fit dans une avare et sordide famille
+Chercher un monstre affreux sous l’habit d’une fille,
+Et sans trop s’enquérir d’où la laide venait,
+Il sut, ce fut assez, l’argent qu’on lui donnait.
+Rien ne le rebuta ; ni sa vue éraillée,
+Ni sa masse de chair bizarrement taillée ;
+Et trois-cent mille francs avec elle obtenus
+La firent à ses yeux plus belle que Vénus.
+Il l’épouse, et bientôt son hôtesse nouvelle
+Le prêchant, lui fit voir qu’il estoit au prix d’elle
+Un vrai dissipateur, un parfait débauché.
+Lui-même le sentit, reconnut son péché,
+Se confessa prodigue, et plein de repentance
+Offrit sur ses avis de régler sa dépense.
+Aussitôt de chez eux tout rôti disparut :
+Le pain bis renfermé d’une moitié décrut :
+Les deux chevaux, la mule, au marché s’envolèrent,
+Deux grands laquais à jeun, sur le soir s’en allèrent.
+De ces coquins déjà l’on se trouvoit lassé,
+Et pour n’en plus revoir le reste fut chassé.
+Deux servantes déjà largement souffletées,
+Avaient à coups de pied descendu les montées,
+Et se voyant enfin hors de ce triste lieu
+Dans la rue en avaient rendu grâces à Dieu.
+Un vieux valet restait, seul chéri de son maître,
+Que toujours il servit, et qu’il avoit vu naître,
+Et qui de quelque somme amassée au bon temps
+Vivoit encor chez eux, partie à ses dépens.
+Sa vue embarrassait ; il fallut s’en défaire :
+Il fut de la maison chassé comme un corsaire.
+Voilà nos deux époux, sans valets, sans enfants,
+Tous seuls dans leur logis libres et triomphants.
+Alors on ne mit plus de borne à la lésine.
+On condamna la cave, on ferma la cuisine :
+Pour ne s’en point servir aux plus rigoureux mois,
+Dans le fond d’un grenier on séquestra le bois.
+L’un et l’autre dès lors vécut à l’aventure
+Des présents qu’à l’abri de la magistrature,
+Le mari quelquefois des plaideurs extorquait,
+Ou de ce que la femme aux voisins escroquait.
+Mais, pour bien mettre ici leur crasse en tout son lustre,
+Il faut voir du logis sortir ce couple illustre ;
+Il faut voir le mari tout poudreux, tout souillé,
+Couvert d’un vieux chapeau de cordon dépouillé,
+Et de sa robe en vain de pièces rajeunie,
+A pied dans les ruisseaux traînant l’ignominie.
+Mais qui pourroit compter le nombre de haillons,
+De pièces, de lambeaux, de sales guenillons,
+De chiffons ramassés dans la plus noire ordure,
+Dont la femme aux bons jours composait sa parure ?
+Décrirai-je ses bas en trente endroits percés,
+Ses souliers grimaçants vingt fois rapetassés,
+Ses coiffes d’où pendait au bout d’une ficelle
+Un vieux masque pelé presque aussi hideux qu’elle ?
+Peindrai-je son jupon bigarré de latin
+Qu’ensemble composaient trois thèses de satin,
+Présent qu’en un procès sur certain privilège
+Firent à son mari les régents d’un collège,
+Et qui sur cette jupe à maint rieur encor
+Derrière elle faisait dire, argumentabor ?
+Mais peut-être j’invente une fable frivole.
+Déments donc tout Paris, qui prenant la parole,
+Sur ce sujet encor de bons témoins pourvu,
+Tout prêt à le prouver, te dira : « je l’ai vu,
+Vingt ans j’ai vu ce couple uni d’un même vice
+A tous mes habitants montrer que l’avarice
+Peut faire dans les biens trouver la pauvreté,
+Et nous réduire à pis que la mendicité.
+Des voleurs qui chez eux pleins d’espérance entrèrent
+De cette triste vie enfin les délivrerent.
+Digne et funeste fruit du nœud le plus affreux
+Dont l’hymen ait jamais uni deux malheureux.
+Ce récit passe un peu l’ordinaire mesure.
+Mais un exemple enfin si digne de censure
+Peut-il dans la satire occuper moins de mots ?
+Chacun sait son métier : suivons notre propos.
+Nouveau prédicateur aujourd’hui, je l’avoue,
+Ecolier, ou plutôt singe de Bourdaloue,
+Je me plais à remplir mes sermons de portraits.
+En voilà déja trois peints d’assez heureux traits,
+La femme sans honneur, la coquette, et l’avare.
+Il faut y joindre encor la revêche bizarre,
+Qui sans cesse d’un ton par la colère aigri,
+Gronde, choque, dément, contredit un mari.
+Il n’est point de repos ni de paix avec elle.
+Son mariage n’est qu’une longue querelle.
+Laisse-t-elle un moment respirer son époux ?
+Ses valets sont d’abord l’objet de son courroux,
+Et sur le ton grondeur, lors qu’elle les harangue,
+Il faut voir de quels mots elle enrichit la langue.
+Ma plume ici traçant ces mots par alphabet,
+Pourroit d’un nouveau tome augmenter Richelet.
+Tu crains peu d’essuyer cette étrange furie.
+En trop bon lieu, dis-tu, ton épouse nourrie
+Jamais de tels discours ne te rendra martyr.
+Mais eût-elle sucé la raison dans Saint Cyr,
+Crois-tu que d’une fille humble, honnête, charmante,
+L’hymen n’ait jamais fait de femme extravagante ?
+Combien n’a-t-on point vu de belles aux doux yeux,
+Avant le mariage, anges si gracieux,
+Tout à coup se changeant en bourgeoises sauvages,
+Vrais démons, apporter l’enfer dans leurs ménages,
+Et découvrant l’orgueil de leurs rudes esprits,
+Sous leur fontange altière asservir leurs maris ?
+Et puis, quelque douceur dont brille ton épouse,
+Penses-tu, si jamais elle devient jalouse,
+Que son âme livrée à ses tristes soupçons,
+De la raison encor écoute les leçons ?
+Alors, Alcippe, alors, tu verras de ses œuvres.
+Résous-toi, pauvre époux, à vivre de couleuvres :
+A la voir tous les jours, dans ses fougueux accès,
+A ton geste, à ton rire intenter un procès :
+Souvent de ta maison gardant les avenues,
+Les cheveux hérissés, t’attendre au coin des rues :
+Te trouver en des lieux de vingt portes fermés,
+Et partout où tu vas, dans ses yeux enflammés
+T’offrir non pas d’Isis , la tranquille Euménide,
+Mais la vraie Alecto peinte dans l’Enéide ,
+Un tison à la main chez le roi Latinus,
+Soufflant sa rage au sein d’Amate et de Turnus.
+Mais quoi ? Je chausse ici le cothurne tragique.
+Reprenons au plutôt le brodequin comique,
+Et d’objets moins affreux songeons à te parler.
+Dis-moi donc, laissant là cette folle hurler,
+T’accommodes-tu mieux de ces douces ménades,
+Qui, dans leurs vains chagrins sans mal toujours malades,
+Se font des mois entiers sur un lit effronté
+Traiter d’une visible et parfaite santé,
+Et douze fois par jour dans leur molle indolence,
+Aux yeux de leurs maris tombent en défaillance ?
+« Quel sujet, dira l’un, peut donc si fréquemment
+Mettre ainsi cette belle aux bords du monument ?
+La Parque ravissant ou son fils ou sa fille,
+A-t-elle moissonné l’espoir de sa famille ? »
+Non : il est question de réduire un mari
+A chasser un valet dans la maison chéri,
+Et qui, parce qu’il plaît, a trop su lui déplaire ;
+Ou de rompre un voyage utile et nécessaire :
+Mais qui la priverait huit jours de ses plaisirs,
+Et qui loin d’un galant, objet de ses désirs...
+Ô ! Que pour la punir de cette comédie,
+Ne lui vois-je une vraie et triste maladie !
+Mais ne nous fâchons point. Peut-être avant deux jours,
+Courtois et Denyau mandés à son secours,
+Digne ouvrage de l’art dont Hippocrate traite,
+Lui sauront bien ôter cette santé d’athlète :
+Pour consumer l’humeur qui fait son embonpoint,
+Lui donner sagement le mal qu’elle n’a point,
+Et fuyant de Fagon les maximes énormes,
+Au tombeau mérité la mettre dans les formes.
+Dieu veuille avoir son âme, et nous délivre d’eux.
+Pour moi, grand ennemi de leur art hasardeux,
+Je ne puis cette fois que je ne les excuse.
+Mais à quels vains discours est-ce que je m’amuse ?
+Il faut sur des sujets plus grands, plus curieux,
+Attacher de ce pas ton esprit et tes yeux.
+Qui s’offrira d’abord ? Bon, c’est cette savante
+Qu’estime Roberval, et que Sauveur fréquente.
+D’où vient qu’elle a l’oeil trouble, et le teint si terni ?
+C’est que sur le calcul, dit-on, de Cassini,
+Un astrolabe en main, elle a dans sa gouttière
+A suivre Jupiter passé la nuit entière.
+Gardons de la troubler. Sa science, je croi,
+Aura pour s’occuper ce jour plus d’un emploi.
+D’un nouveau microscope on doit en sa présence
+Tantôt chez Dalancé faire l’expérience ;
+Puis d’une femme morte avec son embryon,
+Il faut chez Du Vernay voir la dissection.
+Rien n’échappe aux regards de notre curieuse.
+Mais qui vient sur ses pas ? C’est une précieuse,
+Reste de ces esprits jadis si renommés,
+Que d’un coup de son art Molière a diffamés.
+De tous leurs sentiments cette noble héritière
+Maintient encore ici leur secte façonnière.
+C’est chez elle toujours que les fades auteurs
+S’en vont se consoler du mépris des lecteurs.
+Elle y reçoit leur plainte, et sa docte demeure,
+Aux Perrins, aux Corras est ouverte à toute heure.
+Là du faux bel esprit se tiennent les bureaux.
+Là tous les vers sont bons, pourvu qu’ils soient nouveaux.
+Au mauvais goût public la belle y fait la guerre :
+Plaint Pradon opprimé des sifflets du parterre :
+Rit des vains amateurs du grec et du latin ;
+Dans la balance met Aristote et Cotin ;
+Puis, d’une main encor plus fine et plus habile
+Pèse sans passion Chapelain et Virgile ;
+Remarque en ce dernier beaucoup de pauvretés ;
+Mais pourtant confessant qu’il a quelques beautés,
+Ne trouve en Chapelain, quoi qu’ait dit la satire,
+Autre défaut, sinon, qu’on ne le sauroit lire ;
+Et pour faire goûter son livre à l’univers,
+Croit qu’il faudrait en prose y mettre tous les vers.
+« A quoi bon m’étaler cette bizarre école,
+Du mauvais sens, dis-tu, prêché par une folle ?
+De livres et d’écrits bourgeois admirateur,
+Vais-je épouser ici quelque apprentie auteur ?
+Savez-vous que l’épouse avec qui je me lie
+Compte entre ses parents des princes d’Italie ?
+Sort d’aïeux dont les noms... « – Je t’entends, et je voi
+D’où vient que tu t’es fait secrétaire du roi.
+Il fallait de ce titre appuyer ta naissance.
+Cependant, t’avouerai-je ici mon insolence ?
+Si quelque objet pareil chez moi, deçà les monts,
+Pour m’épouser entrait avec tous ces grands noms,
+Le sourcil rehaussé d’orgueilleuses chimères,
+Je lui dirais bientôt : « je connais tous vos pères :
+Je sais qu’ils ont brillé dans ce fameux combat
+Où sous l’un des Valois Enghien sauva l’état.
+D’Hozier n’en convient pas : mais, quoi qu’il en puisse être :
+Je ne suis point si sot que d’épouser mon maître.
+Ainsi donc au plutôt délogeant de ces lieux,
+Allez, princesse, allez avec tous vos aïeux
+Sur le pompeux débris des lances espagnoles
+Coucher, si vous voulez, aux champs de Cerizoles.
+Ma maison, ni mon lit ne sont point faits pour vous. »
+– « J’admire, poursuis-tu, votre noble courroux.
+Souvenez-vous pourtant que ma famille illustre
+De l’assistance au sceau ne tire point son lustre !
+Et que né dans Paris de magistrats connus,
+Je ne suis point ici de ces nouveaux venus,
+De ces nobles sans nom, que par plus d’une voie
+La province souvent en guêtres nous envoie.
+Mais eussé-je comme eux des meuniers pour parents,
+Mon épouse vînt-elle encor d’aïeux plus grands,
+On ne la verrait point, vantant son origine,
+À son triste mari reprocher la farine.
+Son cœur toujours nouri dans la dévotion,
+De trop bonne heure apprit l’humiliation :
+Et pour vous détromper de la pensée étrange,
+Que l’hymen aujourd’hui la corrompe et la change,
+Sachez qu’en notre accord elle a, pour premier point,
+Exigé, qu’un époux ne la contraindrait point
+A traîner après elle un pompeux équipage,
+Ni surtout de souffrir, par un profane usage,
+Qu’à l’église jamais devant le Dieu jaloux,
+Un fastueux carreau soit vu sous ses genoux.
+Telle est l’humble vertu qui dans son âme empreinte... »
+– Je le vois bien, tu vas épouser une sainte :
+Et dans tout ce grand zèle, il n’est rien d’affecté.
+Sais-tu bien cependant sous cette humilité
+L’orgueil que quelquefois nous cache une bigote,
+Alcippe, et connais-tu la nation dévote ?
+Il te faut de ce pas en tracer quelques traits,
+Et par ce grand portrait finir tous mes portraits.
+A Paris, à la cour on trouve, je l’avoue,
+Des femmes dont le zèle est digne qu’on le loue,
+Qui s’occupent du bien en tout temps, en tout lieu.
+J’en sais une chérie et du monde et de Dieu,
+Humble dans les grandeurs, sage dans la fortune ;
+Qui gémit, comme Esther, de sa gloire importune :
+Que le vice lui-même est contraint d’estimer,
+Et que sur ce tableau d’abord tu vas nommer.
+Mais pour quelques vertus si pures, si sincères,
+Combien y trouve-t-on d’impudentes faussaires,
+Qui sous un vain dehors d’austère piété
+De leurs crimes secrets cherchent l’impunité,
+Et couvrent de Dieu même empreint sur leur visage
+De leurs honteux plaisirs l’affreux libertinage ?
+N’attends pas qu’à tes yeux j’aille ici l’étaler.
+Il vaut mieux le souffrir que de le dévoiler.
+De leurs galants exploits les Bussis, les Brantômes
+Pouraient avec plaisir te compiler des tomes ;
+Mais pour moi dont le front trop aisément rougit,
+Ma bouche a déja peur de t’en avoir trop dit.
+Rien n’égale en fureur, en monstrueux caprices,
+Une fausse vertu qui s’abandonne aux vices.
+De ces femmes pourtant l’hypocrite noirceur,
+Au moins pour un mari garde quelque douceur.
+Je les aime encor mieux qu’une bigotte altière,
+Qui dans son fol orgueil, aveugle et sans lumière,
+À peine sur le seuil de la dévotion,
+Pense atteindre au sommet de la perfection :
+Qui du soin qu’elle prend de me gêner sans cesse,
+Va quatre fois par mois se vanter à confesse,
+Et les yeux vers le ciel, pour se le faire ouvrir,
+Offre à Dieu les tourments qu’elle me fait souffrir.
+Sur cent pieux devoirs aux saints elle est égale.
+Elle lit Rodriguez, fait l’oraison mentale,
+Va pour les malheureux quêter dans les maisons,
+Hante les hôpitaux, visite les prisons,
+Tous les jours à l’église entend jusqu’à six messes :
+Mais de combattre en elle, et dompter ses foiblesses,
+Sur le fard, sur le jeu, vaincre sa passion,
+Mettre un frein à son luxe, à son ambition,
+Et soumettre l’orgueil de son esprit rebelle :
+C’est ce qu’en vain le ciel voudrait exiger d’elle.
+Et peut-il, dira-t-elle, en effet l’exiger ?
+Elle a son directeur, c’est à lui d’en juger.
+Il faut, sans différer, savoir ce qu’il en pense.
+Bon ! Vers nous à propos je le vois qui s’avance.
+Qu’il paraît bien nourri ! Quel vermillon ! Quel teint !
+Le printemps dans sa fleur sur son visage est peint :
+Cependant, à l’entendre, il se soutient à peine.
+Il eut encore hier la fièvre et la migraine :
+Et sans les prompts secours qu’on prit soin d’apporter,
+Il serait sur son lit peut-être à tremblotter.
+Mais de tous les mortels, grâce aux dévotes âmes,
+Nul n’est si bien soigné qu’un directeur de femmes.
+Quelque léger dégoût vient-il le travailler ?
+Une faible vapeur le fait-elle bâiller ?
+Un escadron coiffé d’abord court à son aide :
+L’une chauffe un bouillon, l’autre apprête un remède,
+Chez lui sirops exquis, ratafias vantés,
+Confitures surtout volent de tous côtés.
+Car de tous mets sucrés, secs, en pâte, ou liquides,
+Les estomacs dévots toujours furent avides :
+Le premier massepain pour eux, je crois, se fit,
+Et le premier citron à Rouen fut confit.
+Notre docteur bientôt va lever tous ses doutes,
+Du paradis pour elle il aplanit les routes ;
+Et loin sur ses défauts de la mortifier
+Lui-même prend le soin de la justifier.
+« Pourquoi vous alarmer d’une vaine censure ?
+Du rouge qu’on vous voit on s’étonne, on murmure.
+Mais a-t-on, dira-t-il, sujet de s’étonner ?
+Est-ce qu’à faire peur on veut vous condamner ?
+Aux usages reçus il faut qu’on s’accommode,
+Une femme surtout doit tribut à la mode.
+L’orgueil brille, dit-on, sur vos pompeux habits.
+L’oeil à peine soutient l’éclat de vos rubis.
+Dieu veut-il qu’on étale un luxe si profane ?
+Oui, lorsqu’à l’étaler notre rang nous condamne.
+Mais ce grand jeu chez vous comment l’autoriser ?
+Le jeu fut de tout temps, permis pour s’amuser.
+On ne peut pas toujours travailler, prier, lire :
+Il vaut mieux s’occuper à jouer qu’à médire.
+Le plus grand jeu joué dans cette intention,
+Peut même devenir une bonne action.
+Tout est sanctifié par une âme pieuse.
+Vous êtes, poursuit-on, avide, ambitieuse,
+Sans cesse vous brûlez de voir tous vos parens,
+Engloutir à la cour charges, dignités, rangs.
+Votre bon naturel en cela pour eux brille.
+Dieu ne nous défend point d’aimer notre famille.
+D’ailleurs tous vos parens sont sages, vertueux.
+Il est bon d’empêcher ces emplois fastueux,
+D’être donnés peut-être à des âmes mondaines,
+Éprises du néant des vanités humaines.
+Laissez-là, croyez-moi, gronder les indévots,
+Et sur votre salut demeurez en repos. »
+Sur tous ces points douteux c’est ainsi qu’il prononce.
+Alors croyant d’un ange entendre la réponse,
+Sa dévote s’incline et calmant son esprit,
+A cet ordre d’en haut sans réplique souscrit.
+Ainsi pleine d’erreurs, qu’elle croit légitimes,
+Sa tranquille vertu conserve tous ses crimes :
+Dans un cœur tous les jours nourri du sacrement
+Maintient la vanité, l’orgueil, l’entêtement,
+Et croit que devant Dieu ses fréquents sacrilèges
+Sont pour entrer au ciel d’assurés privilèges.
+Voilà le digne fruit des soins de son docteur.
+Encore est-ce beaucoup, si ce guide imposteur,
+Par les chemins fleuris d’un charmant quiétisme
+Tout à coup l’amenant au vrai molinosisme,
+Il ne lui fait bientôt, aide de Lucifer,
+Goûter en paradis les plaisirs de l’enfer.
+Mais dans ce doux état molle, délicieuse,
+La hais-tu plus, dis-moi, que cette bilieuse,
+Qui follement outrée en sa séverité,
+Baptisant son chagrin du nom de piété,
+Dans sa charité fausse, où l’amour propre abonde,
+Croit que c’est aimer Dieu que haïr tout le monde.
+Il n’est rien où d’abord son soupçon attaché
+Ne présume du crime, et ne trouve un péché.
+Pour une fille honnête et pleine d’innocence,
+Croit-elle en ses valets voir quelque complaisance ?
+Réputés criminels les voilà tous chassés,
+Et chez elle à l’instant par d’autres remplacés.
+Son mari qu’une affaire appelle dans la ville,
+Et qui chez lui, sortant, a tout laissé tranquille,
+Se trouve assez surpris, rentrant dans la maison,
+De voir que le portier lui demande son nom,
+Et que parmi ses gens changés en son absence,
+Il cherche vainement quelqu’un de connoissance.
+« Fort bien ! Le trait est bon. Dans les femmes» , dis-tu,
+« Enfin, vous n’approuvez ni vice, ni vertu.
+Voilà le sexe peint d’une noble manière !
+Et Théophraste même aidé de La Bruyère,
+Ne m’en pourrait pas faire un plus riche tableau.
+C’est assez : il est temps de quitter le pinceau.
+Vous avez désormais épuisé la satire. »
+– Epuisé, cher Alcippe ! Ah ! Tu me ferais rire !
+Sur ce vaste sujet si j’allais tout tracer,
+Tu verrais sous ma main des tomes s’amasser.
+Dans le sexe j’ai peint la piété caustique.
+Et que serait-ce donc, si censeur plus tragique,
+J’allois t’y faire voir l’athéisme établi,
+Et non moins que l’honneur le ciel mis en oubli ?
+Si j’allois t’y montrer plus d’une capanée,
+Pour souveraine loi mettant la destinée,
+Du tonnerre dans l’air bravant les vains carreaux,
+Et nous parlant de Dieu du ton de Des-Barreaux ?
+Mais, sans aller chercher cette femme infernale,
+T’ai-je encor peint, dis-moi, la fantasque inégale,
+Qui m’aimant le matin, souvent me hait le soir ?
+T’ai-je peint la maligne aux yeux faux, au cœur noir ?
+T’ai-je encore exprimé la brusque impertinente ?
+T’ai-je tracé la vieille à morgue dominante,
+Qui veut vingt ans encore après le sacrement,
+Exiger d’un mari les respects d’un amant ?
+T’ai-je fait voir de joie une belle animée,
+Qui souvent d’un repas sortant toute enfumée,
+Fait même à ses amants trop faibles d’estomac
+Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac ?
+T’ai-je encore décrit la dame brelandière,
+Qui des joueurs chez soi se fait cabaretière,
+Et souffre des affronts que ne souffriroit pas
+L’hôtesse d’une auberge à dix sous par repas ?
+Ai-je offert à tes yeux ces tristes Tysiphones,
+Ces monstres pleins d’un fiel, que n’ont point les lionnes,
+Qui prenant en dégoût les fruits nés de leur flanc,
+S’irritent sans raison contre leur propre sang ;
+Toujours en des fureurs que les plaintes aigrissent,
+Battent dans leurs enfans l’époux qu’elles haïssent,
+Et font de leur maison digne de Phalaris,
+Un séjour de douleurs, de larmes et de cris ?
+Enfin t’ai-je dépeint la superstitieuse,
+La pédante au ton fier, la bourgeoise ennuyeuse,
+Celle qui de son chat fait son seul entretien,
+Celle qui toujours parle et ne dit jamais rien ?
+Il en est des milliers : mais ma bouche enfin lasse
+Des trois-quarts, pour le moins, veut bien te faire grâce.
+« J’entends. C’est pousser loin la modération.
+Ah ! Finissez, dis-tu, la déclamation.
+Pensez-vous qu’ébloui de vos vaines paroles,
+J’ignore qu’en effet tous ces discours frivoles
+Ne sont qu’un badinage, un simple jeu d’esprit
+D’un censeur, dans le fond, qui folâtre et qui rit,
+Plein du même projet qui vous vint dans la tête,
+Quand vous plaçâtes l’homme au dessous de la bête ?
+Mais enfin vous et moi c’est assez badiner.
+Il est temps de conclure ; et pour tout terminer,
+Je ne dirai qu’un mot. La fille qui m’enchante,
+Noble, sage, modeste, humble, honnête, touchante,
+N’a pas un des défauts que vous m’avez fait voir.
+Si par un sort pourtant qu’on ne peut concevoir,
+La belle tout à coup rendue insociable,
+D’ange, ce sont vos mots, se transformait en diable :
+Vous me verriez bientôt, sans me désespérer,
+Lui dire : hé bien, madame, il faut nous séparer.
+Nous ne sommes pas faits, je le vois, l’un pour l’autre.
+Mon bien se monte à tant : tenez, voilà le vôtre.
+Partez : délivrons-nous d’un mutuel souci. »
+– Alcippe, tu crois donc qu’on se sépare ainsi ?
+Pour sortir de chez toi, sur cette offre offensante,
+As-tu donc oublié qu’il faut qu’elle y consente ?
+Et crois-tu qu’aisément elle puisse quitter
+Le savoureux plaisir de t’y persécuter ?
+Bientôt son procureur, pour elle usant sa plume,
+De ses prétentions, va t’offrir un volume.
+Car, grâce au droit reçu chez les parisiens,
+Gens de douce nature, et maris bons chrétiens,
+Dans ses prétentions une femme est sans borne.
+Alcippe, à ce discours, je te trouve un peu morne.
+« Des arbitres, dis-tu, pourront nous accorder. »
+– Des arbitres... tu crois l’empêcher de plaider ?
+Sur ton chagrin déjà contente d’elle-même,
+Ce n’est point tous ses droits, c’est le procès qu’elle aime.
+Pour elle un bout d’arpent qu’il faudra disputer,
+Vaut mieux qu’un fief entier acquis sans contester.
+Avec elle il n’est point de droit qui s’éclaircisse,
+Point de procès si vieux qui ne se rajeunisse,
+Et sur l’art de former un nouvel embarras,
+Devant elle Rolet mettrait pavillon bas.
+Crois-moi, pour la fléchir trouve enfin quelque voie :
+Ou je ne réponds pas dans peu qu’on ne te voie
+Sous le faix des procès abattu, consterné,
+Triste, à pied, sans laquais, maigre, sec, ruiné,
+Vingt fois dans ton malheur résolu de te pendre,
+Et, pour comble de maux, réduit à la reprendre.
+
+A s’en voir revêtu chacun met son bonheur ;
+Et tout crie ici-bas : L’honneur ! vive l’honneur !
+
+Oui, l’honneur, Valincour, est chéri dans le monde :
+Chacun, pour l’exalter en paroles abonde ;
+A s’en voir revêtu chacun met son bonheur ;
+Et tout crie ici-bas : L’honneur ! vive l’honneur !
+ Entendons discourir, sur les bancs des galères,
+Ce forçat abhorré, même de ses confrères ;
+Il plaint, par un arrêt injustement donné,
+L’honneur en sa personne à ramer condamné :
+En un mot, parcourons et la mer et la terre ;
+Interrogeons marchands, financiers, gens de guerre,
+Courtisans, magistrats : chez eux, si je les croi,
+L’intérêt ne peut rien, l’honneur seul fait la loi.
+Cependant, lorsqu’aux yeux leur portant la lanterne,
+J’examine au grand jour l’esprit qui les gouverne,
+Je n’aperçois partout que folle ambition,
+Faiblesse, iniquité, fourbe, corruption,
+Que ridicule orgueil de soi-même idolâtre.
+Le monde, à mon avis, est comme un grand théâtre,
+Où chacun en public, l’un par l’autre abusé,
+Souvent à ce qu’il est joue un rôle opposé.
+Tous les jours on y voit, orné d’un faux visage,
+Impudemment le fou représenter le sage ;
+L’ignorant s’ériger en savant fastueux,
+Et le plus vil faquin trancher du vertueux.
+Mais, quelque fol espoir dont leur orgueil les berce,
+Bientôt on les connaît, et la vérité perce.
+On a beau se farder aux yeux de l’univers :
+A la fin sur quelqu’un de nos vices couverts
+Le public malin jette un œil inévitable ;
+Et bientôt la censure, au regard formidable,
+Sait, le crayon en main, marquer nos endroits faux
+Et nous développer avec tous nos défauts.
+Du mensonge toujours le vrai demeure maître,
+Pour paraître honnête homme, en un mot, il faut l’être ;
+Et jamais, quoi qu’il fasse, un mortel ici-bas
+Ne peut aux yeux du monde être ce qu’il n’est pas.
+En vain ce misanthrope aux yeux tristes et sombres
+Veut, par un air riant, en éclaircir les ombres :
+Le ris sur son visage est en mauvaise humeur ;
+L’agrément fuit ses traits, ses caresses font peur ;
+Ses mots les plus flatteurs paraissent des rudesses,
+Et la vanité brille en toutes ses bassesses.
+Le naturel toujours sort et sait se montrer :
+Vainement on l’arrête, on le force à rentrer ;
+Il rompt tout, perce tout, et trouve enfin passage.
+ Mais loin de mon projet je sens que je m’engage.
+Revenons de ce pas à mon texte égaré.
+L’honneur partout, disais-je, est du monde admiré ;
+Mais l’honneur en effet qu’il faut que l’on admire,
+Quel est-il, Valincour ? pourras-tu me le dire ?
+L’ambitieux le met souvent à tout brûler ;
+L’avare, à voir chez lui le Pactole rouler ;
+Un faux brave, à vanter sa prouesse frivole,
+Un vrai fourbe, à jamais ne garder sa parole ;
+Ce poète, à noircir d’insipides papiers ;
+Ce marquis, à savoir frauder ses créanciers ;
+Un libertin, à rompre et jeûnes et carême ;
+Un fou perdu d’honneur, à braver l’honneur même.
+L’un d’eux a-t-il raison ? Qui pourrait le penser ?
+Qu’est-ce donc que l’honneur que tout doit embrasser ?
+Est-ce de voir, dis-moi, vanter notre éloquence,
+D’exceller en courage, en adresse, en prudence ;
+De voir à notre aspect tout trembler sous les cieux ;
+De posséder enfin mille dons précieux ?
+Mais avec tous ces dons de l’esprit et de l’âme
+Un roi même souvent peut n’être qu’un infâme,
+Qu’un Hérode, un Tibère effroyable à nommer.
+Ou donc est cet honneur qui seul doit nous charmer ?
+Quoi qu’en ses beaux discours Saint-Evremond nous prône,
+Aujourd’hui j’en croirai Sénèque avant Pétrone.
+ Dans le monde il n’est rien de beau que l’équité :
+Sans elle, la valeur, la force, la bonté,
+Et toutes les vertus dont s’éblouit la terre,
+Ne sont que faux brillants et que morceaux de verre.
+Un injuste guerrier, terreur de l’univers,
+Qui, sans sujet, courant chez cent peuples divers,
+S’en va tout ravager jusqu’aux rives du Gange,
+N’est qu’un plus grand voleur que Duterte et Saint-Ange.
+Du premier des Césars on vante les exploits ;
+Mais dans quel tribunal jugé suivant les lois,
+Eût-il pu disculper son injuste manie ?
+Qu’on livre son pareil en France à La Reynie,
+Dans trois jours nous verrons le phénix des guerriers
+Laisser sur l’échafaud sa tête et ses lauriers.
+C’est d’un roi que l’on tient cette maxime auguste,
+Que jamais on n’est grand qu’autant que l’on est juste.
+Rassemblez à la fois Mithridate et Sylla ;
+Joignez-y Tamerlan, Genséric, Attila :
+Tous ces fiers conquérants, rois, princes, capitaines,
+Sont moins grands à mes yeux que ce bourgeois d’Athènes
+Qui sut, pour tous exploits, doux, modéré, frugal,
+Toujours vers la justice, aller d’un pas égal.
+ Oui, la justice en nous est la vertu qui brille
+Il faut de ses couleurs qu’ici-bas tout s’habille ;
+Dans un mortel chéri, tout injuste qu’il est,
+C’est quelque air d’équité qui séduit et qui plaît.
+A cet unique appas l’âme est vraiment sensible :
+Même aux yeux de l’injuste un injuste est horrible ;
+Et tel qui n’admet point la probité chez lui
+Souvent à la rigueur l’exige chez autrui.
+Disons plus : il n’est point d’âme livrée au vice
+Où l’on ne trouve encor des traces de justice.
+Chacun de l’équité ne fait pas son flambeau ;
+Tout n’est pas Caumartin, Bignon, ni d’Aguesseau.
+Mais jusqu’en ces pays où tout vit de pillage,
+Chez l’Arabe et le Scythe, elle est de quelque usage ;
+Et du butin acquis en violant les lois,
+C’est elle entre eux qui fait le partage et le choix.
+ Mais allons voir le vrai jusqu’en sa source même.
+Un dévot aux yeux creux et d’abstinence blême,
+S’il n’a point le cœur juste est affreux devant Dieu.
+L’Evangile au chrétien ne dit en aucun lieu :
+Sois dévot. Elle dit : Sois doux, simple, équitable.
+Car d’un dévot souvent au chrétien véritable
+La distance est deux fois plus longue, à mon avis,
+Que du pôle antarctique au détroit de Davis.
+Encor par ce dévot ne crois pas que j’entende
+Tartuffe, ou Molinos et sa mystique bande :
+J’entends un faux chrétien, mal instruit, mal guidé,
+Et qui, de l’Evangile en vain persuadé,
+N’en a jamais conçu l’esprit ni la justice ;
+Un chrétien qui s’en sert pour disculper le vice ;
+Qui toujours près des grands, qu’il prend soin d’abuser,
+Sur leurs faibles honteux sait les autoriser,
+Et croit pouvoir au ciel, par ses folles maximes,
+Avec le sacrement faire entrer tous les crimes.
+Des faux dévots pour moi voilà le vrai héros.
+ Mais, pour borner enfin tout ce vague propos,
+Concluons qu’ici-bas, le seul honneur solide,
+C’est de prendre toujours la vérité pour guide ;
+De regarder en tout la raison et la loi ;
+D’être doux pour tout autre, et rigoureux pour soi ;
+D’accomplir tout le bien que le ciel nous inspire ;
+Et d’être juste enfin : ce seul mot veut tout dire.
+Je doute que le flot des vulgaires humains
+A ce discours pourtant donne aisément les mains ;
+Et, pour t’en dire ici la raison historique,
+Souffre que je l’habille en fable allégorique.
+ Sous le bon roi Saturne, ami de la douceur,
+L’honneur, cher Valincour, et l’équité, sa sœur,
+De leurs sages conseils, éclairant tout le monde,
+Régnaient, chéris du ciel, dans une paix profonde.
+Tout vivait en commun sous ce couple adoré :
+Aucun n’avait d’enclos ni de champ séparé.
+La vertu n’était point sujette à l’ostracisme,
+Ni ne s’appelait point alors un [jansénisme].
+L’honneur, beau par soi-même, et sans vains ornements
+N’étalait point aux yeux l’or ni les diamants ;
+Et, jamais ne sortant de ses devoirs austères,
+Maintenait de sa sœur les règles salutaires.
+Mais une fois au ciel par les dieux appelé,
+Il demeura longtemps au séjour étoilé.
+ Un fourbe cependant, assez haut de corsage,
+Et qui lui ressemblait de geste et de visage,
+Prend son temps, et partout ce hardi suborneur
+S’en va chez les humains crier qu’il est l’honneur ;
+Qu’il arrive du ciel, et que, voulant lui-même
+Seul porter désormais le faix du diadème,
+De lui seul il prétend qu’on reçoive la loi.
+A ces discours trompeurs le monde ajoute foi.
+L’innocente équité honteusement bannie,
+Trouve à peine un désert où fuir l’ignominie.
+Aussitôt sur un trône éclatant de rubis
+L’imposteur monte orné de superbes habits.
+La hauteur, le dédain, l’audace l’environnent ;
+Et le luxe et l’orgueil de leurs mains le couronnent.
+Tout fier il montre alors un front plus sourcilleux.
+Et le Mien et le Tien, deux frères pointilleux,
+Par son ordre amenant les procès et la guerre,
+En tous lieux de ce pas vont partager la terre ;
+En tous lieux, sous les noms de bon droit et de tort,
+Vont chez elle établir le seul droit du plus fort.
+Le nouveau roi triomphe, et, sur ce droit inique,
+Bâtit de vaines lois un code fantastique ;
+Avant tout aux mortels prescrit de se venger,
+L’un l’autre au moindre affront les force à s’égorger,
+Et dans leur âme, en vain de remords combattue,
+Trace en lettres de sang ces deux mots : « Meurs » ou « tue ».
+Alors, ce fut alors, sous ce vrai Jupiter,
+Qu’on vit naître ici-bas le noir siècle de fer.
+Le frère au même instant s’arma contre le frère ;
+Le fils trempa ses mains dans le sang de son père ;
+La soif de commander enfanta les tyrans,
+Du Tanaïs au Nil porta les conquérants ;
+L’ambition passa pour la vertu sublime,
+Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime.
+On ne vit plus que haine et que division,
+Qu’envie, effroi, tumulte, horreur, confusion.
+ Le véritable Honneur sur la voûte céleste
+Est enfin averti de ce trouble funeste.
+Il part sans différer, et, descendu des cieux,
+Va partout se montrer dans les terrestres lieux :
+Mais il n’y fait plus voir qu’un visage incommode ;
+On n’y peut plus souffrir ses vertus hors de mode ;
+Et lui-même, traité de fourbe et d’imposteur,
+Est contraint de ramper aux pieds du séducteur.
+Enfin, las d’essuyer outrage sur outrage,
+Il livre les humains à leur triste esclavage ;
+S’en va trouver sa sœur, et dès ce même jour,
+Avec elle s’envole au céleste séjour.
+Depuis, toujours ici riche de leur ruine,
+Sur les tristes mortels le faux honneur domine,
+Gouverne tout, fait tout, dans ce bas univers ;
+Et peut-être est-ce lui qui m’a dicté ces vers.
+Mais en fût-il l’auteur, je conclus de sa fable
+Que ce n’est qu’en Dieu seul qu’est l’honneur véritable.
+Ou maudit ? car sans peine aux rimeurs hasardeux,
+L'usage encor, je crois, laisse le choix des deux.
+Du langage français bizarre hermaphrodite,
+De quel genre te faire, équivoque maudite,
+Ou maudit ? car sans peine aux rimeurs hasardeux,
+L'usage encor, je crois, laisse le choix des deux.
+Tu ne me réponds rien. Sors d'ici, fourbe insigne,
+Mâle aussi dangereux que femelle maligne,
+Qui crois rendre innocents les discours imposteurs ;
+Tourment des écrivains, juste effroi des lecteurs ;
+Par qui de mots confus sans cesse embarrassée
+Ma plume, en écrivant, cherche en vain ma pensée.
+Laisse-moi ; va charmer de tes vains agréments
+Les yeux faux et gâtés de tes louches amants,
+Et ne viens point ici de ton ombre grossière
+Envelopper mon style, ami de la lumière.
+Tu sais bien que jamais chez toi, dans mes discours,
+Je n'ai d'un faux brillant emprunté le secours :
+Fuis donc. Mais non, demeure ; un démon qui m'inspire
+Veut qu'encore une utile et dernière satire,
+De ce pas en mon livre exprimant tes noirceurs,
+Se vienne, en nombre pair, joindre à ses onze sœurs ;
+Et je sens que ta vue échauffe mon audace.
+Viens, approche : voyons, malgré l'âge et sa glace,
+Si ma muse aujourd'hui sortant de sa langueur,
+Pourra trouver encore un reste de vigueur.
+Mais où tend, dira-t-on, ce projet fantastique ?
+Ne vaudrait-il pas mieux dans mes vers, moins caustique,
+Répandre de tes jeux le sel réjouissant,
+Que d'aller contre toi, sur ce ton menaçant,
+Pousser jusqu'à l'excès ma critique boutade ?
+Je ferais mieux, j'entends, d'imiter Bensserade.
+C'est par lui qu'autrefois, mise en ton plus beau jour,
+Tu sus, trompant les yeux du peuple et de la cour,
+Leur faire, à la faveur de tes bluettes folles,
+Goûter comme bons mots tes quolibets frivoles.
+Mais ce n'est plus le temps : le public détrompé
+D'un pareil enjouement ne se sent plus frappé.
+Tes bons mots, autrefois délices des ruelles,
+Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles,
+Hors de mode aujourd'hui chez nos plus froids badins,
+Sont des collets montés et des vertugadins.
+Le lecteur ne sait plus admirer dans Voiture
+De ton froid jeu de mots l'insipide figure :
+C'est à regret qu'on voit cet auteur si charmant,
+Et pour mille beaux traits vanté si justement,
+Chez toi toujours cherchant quelque finesse aiguë,
+Présenter au lecteur sa pensée ambiguë,
+Et souvent du faux sens d'un proverbe affecté
+Faire de son discours la piquante beauté.
+Mais laissons là le tort qu'à ces brillants ouvrages
+Fit le plat agrément de tes vains badinages.
+Parlons des maux sans fin que ton sens de travers,
+Source de toute erreur, sema dans l'univers :
+Et, pour les contempler, jusque dans leur naissance,
+Dès le temps nouveau-né, quand la Toute-Puissance
+D'un mot forma le ciel, l'air, la terre et les flots,
+N'est-ce pas toi, voyant le monde à peine éclos,
+Qui, par l'éclat trompeur d'une funeste pomme,
+Et tes mots ambigus, fis croire au premier homme
+Qu'il allait, en goûtant de ce morceau fatal,
+Comblé de tout savoir, à Dieu se rendre égal ?
+Il en fit sur-le-champ la folle expérience :
+Mais tout ce qu'il acquit de nouvelle science
+Fut que, triste et honteux de voir sa nudité,
+Il sut qu'il n'était plus, grâce à sa vanité,
+Qu'un chétif animal pétri d'un peu de terre,
+A qui la faim, la soif partout faisaient la guerre,
+Et qui, courant toujours de malheur en malheur,
+A la mort arrivait enfin par la douleur.
+Oui, de tes noirs complots et de ta triste rage,
+Le genre humain perdu fut le premier ouvrage :
+Et bien que l'homme alors parût si rabaissé,
+Par toi contre le ciel un orgueil insensé
+Armant de ses neveux la gigantesque engeance,
+Dieu résolut enfin, terrible en sa vengeance,
+D'abîmer sous les eaux tous ces audacieux.
+Mais avant qu'il lâchât les écluses des cieux,
+Par un fils de Noé fatalement sauvée,
+Tu fus, comme serpent, dans l'arche conservée,
+Et d'abord poursuivant tes projets suspendus,
+Chez les mortels restants, encor tout éperdus,
+De nouveau tu semas tes captieux mensonges,
+Et remplis leurs esprits de fables et de songes,
+Tes voiles offusquant leurs yeux de toutes parts,
+Dieu disparut lui-même à leurs troubles regards.
+Alors ce ne fut plus que stupide ignorance,
+Qu'impiété sans borne en son extravagance,
+Puis, de cent dogmes faux la superstition
+Répandant l'idolâtre et folle illusion
+Sur la terre en tous lieux disposée à les suivre,
+L'art se tailla des dieux d'or, d'argent et de cuivre,
+Et l'artisan lui-même, humblement prosterné
+Aux pieds du vain métal par sa main façonné,
+Lui demanda les biens, la santé, la sagesse.
+Le monde fut rempli de dieux de toute espèce :
+On vit le peuple fou qui du Nil boit les eaux
+Adorer les serpents, les poissons, les oiseaux ;
+Aux chiens, aux chats, aux boucs offrir des sacrifices ;
+Conjurer l'ail, l'oignon, d'être à ses vœux propices ;
+Et croire follement maîtres de ses destins
+Ces dieux nés du fumier porté dans ses jardins.
+Bientôt te signalant par mille faux miracles,
+Ce fut toi qui partout fis parler les oracles :
+C'est par ton double sens dans leurs discours jeté
+Qu'ils surent, en mentant, dire la vérité ;
+Et sans crainte, rendant leurs réponses normandes,
+Des peuples et des rois engloutir les offrandes.
+Ainsi, loin du vrai jour par toi toujours conduit,
+L'homme ne sortit plus de son épaisse nuit.
+Pour mieux tromper ses yeux, ton adroit artifice
+Fit à chaque vertu prendre le nom d'un vice :
+Et par toi, de splendeur faussement revêtu,
+Chaque vice emprunta le nom d'une vertu.
+Par toi l'humilité devint une bassesse ;
+La candeur se nomma grossièreté, rudesse.
+Au contraire, l'aveugle et folle ambition
+S'appela des grands cœurs la belle passion ;
+Du nom de fierté noble on orna l'impudence,
+Et la fourbe passa pour exquise prudence :
+L'audace brilla seule aux yeux de l'univers ;
+Et, pour vraiment héros, chez les hommes pervers,
+On ne reconnut plus qu'usurpateurs iniques,
+Que tyranniques rois censés grands politiques,
+Qu'infâmes scélérats à la gloire aspirants,
+Et voleurs revêtus du nom de conquérants.
+Mais à quoi s'attacha ta savante malice,
+Ce fut surtout à faire ignorer la justice.
+Dans les plus claires lois ton ambiguïté
+Répandant son adroite et fine obscurité,
+Aux yeux embarrassés des juges les plus sages
+Tout sens devint douteux, tout mot eut deux visages ;
+Plus on crut pénétrer, moins on fut éclairci ;
+Le texte fut souvent par la glose obscurci :
+Et, pour comble de maux, à tes raisons frivoles
+L'éloquence prêtant l'ornement des paroles,
+Tous les jours accablé sous leur commun effort,
+Le vrai passa pour faux, et le bon droit eut tort.
+Voilà comme, déchu de sa grandeur première,
+Concluons, l'homme enfin perdit toute lumière,
+Et, par tes yeux trompeurs se figurant tout voir,
+Ne vit, ne sut plus rien, ne put plus rien savoir.
+De la raison pourtant, par le vrai Dieu guidée,
+Il resta quelque trace encor dans la Judée.
+Chez les hommes ailleurs sous ton joug gémissants
+Vainement on chercha la vertu, le droit sens :
+Car, qu'est-ce, loin de Dieu, que l'humaine sagesse ?
+Et Socrate, l'honneur de la profane Grèce,
+Qu'était-il, en effet, de près examiné,
+Qu'un mortel par lui-même au seul mal entraîné,
+Et, malgré la vertu dont il faisait parade,
+Très équivoque ami du jeune Alcibiade ?
+Oui, j'ose hardiment l'affirmer contre toi,
+Dans le monde idolâtre, asservi sous ta loi,
+Par l'humaine raison de clarté dépourvue
+L'humble et vraie équité fut à peine entrevue :
+Et, par un sage altier, au seul faste attaché,
+Le bien même accompli souvent fut un péché.
+Pour tirer l'homme enfin de ce désordre extrême,
+Il fallut qu'ici-bas Dieu, fait homme lui-même,
+Vînt du sein lumineux de l'éternel séjour
+De tes dogmes trompeurs dissiper le faux jour.
+A l'aspect de ce Dieu les démons disparurent ;
+Dans Delphes, dans Délos, tes oracles se turent,
+Tout marqua, tout sentit sa venue en ces lieux ;
+L'estropié marcha, l'aveugle ouvrit les yeux.
+Mais bientôt contre lui ton audace rebelle,
+Chez la nation même à son culte fidèle,
+De tous côtés arma tes nombreux sectateurs,
+Prêtres, pharisiens, rois, pontifes, docteurs.
+C'est par eux que l'on vit la vérité suprême
+De mensonge et d'erreur accusée elle-même,
+Au tribunal humain le Dieu du ciel traîné,
+Et l'auteur de la vie à mourir condamné.
+Ta fureur toutefois à ce coup fut déçue,
+Et pour toi ton audace eut une triste issue.
+Dans la nuit du tombeau ce Dieu précipité
+Se releva soudain tout brillant de clarté ;
+Et partout sa doctrine en peu de temps portée
+Fut du Gange et du Nil et du Tage écoutée.
+Des superbes autels à leur gloire dressés
+Tes ridicules dieux tombèrent renversés.
+On vit en mille endroits leurs honteuses statues
+Pour le plus bas usage utilement fondues ;
+Et gémir vainement Mars, Jupiter, Vénus,
+Urnes, vases, trépieds, vils meubles devenus.
+Sans succomber pourtant tu soutins cet orage,
+Et, sur l'idolâtrie enfin perdant courage,
+Pour embarrasser l'homme en des nœuds plus subtils,
+Tu courus chez Satan brouiller de nouveaux fils.
+Alors, pour seconder ta triste frénésie,
+Arriva de l'enfer ta fille l'hérésie,
+Ce monstre, dès l'enfance à ton école instruit,
+De tes leçons bientôt te fit goûter le fruit.
+Par lui l'erreur, toujours finement apprêtée,
+Sortant pleine d'attraits de sa bouche empestée,
+De son mortel poison tout courut s'abreuver,
+Et l'Eglise elle-même eut peine à s'en sauver.
+Elle-même deux fois, presque toute arienne,
+Sentit chez soi trembler la vérité chrétienne ;
+Lorsque attaquant le Verbe et sa divinité,
+D'une syllabe impie un saint mot augmenté
+Remplit tous les esprits d'aigreurs si meurtrières,
+Et fit de sang chrétien couler tant de rivières.
+Le fidèle, au milieu de ces troubles confus,
+Quelque temps égaré, ne se reconnut plus ;
+Et dans plus d'un aveugle et ténébreux concile
+Le mensonge parut vainqueur de l'Evangile.
+Mais à quoi bon ici du profond des enfers,
+Nouvel historien de tant de maux soufferts,
+Rappeler Arius, Valentin et Pélage,
+Et tous ces fiers démons que toujours d'âge en âge
+Dieu, pour faire éclaircir à fond ses vérités,
+A permis qu'aux chrétiens l'enfer ait suscités ?
+Laissons hurler là-bas tous ces damnés antiques,
+Et bornons nos regards aux troubles fanatiques
+Que ton horrible fille ici sut émouvoir,
+Quand Luther et Calvin, remplis de ton savoir,
+Et soi-disant choisis pour réformer l'Eglise,
+Vinrent du célibat affranchir la prêtrise,
+Et, des vœux les plus saints blâmant l'austérité,
+Aux moines las du joug rendre la liberté.
+Alors n'admettant plus d'autorité visible,
+Chacun fut de la foi censé juge infaillible ;
+Et, sans être approuvé par le clergé romain,
+Tout protestant fut pape, une bible à la main.
+De cette erreur dans peu naquirent plus de sectes
+Qu'en automne on ne voit de bourdonnants insectes
+Fondre sur les raisins nouvellement mûris,
+Ou qu'en toutes saisons sur les murs, à Paris,
+On ne voit affichés de recueils d'amourettes,
+De vers, de contes bleus, de frivoles sornettes.
+Souvent peu recherchés du public nonchalant,
+Mais vantés à coup sûr du Mercure Galant.
+Ce ne fut plus partout que fous anabaptistes,
+Qu'orgueilleux puritains, qu'exécrables déistes.
+Le plus vil artisan eut ses dogmes à soi,
+Et chaque chrétien fut de différente loi.
+La discorde, au milieu de ces sectes altières,
+En tous lieux cependant déploya ses bannières ;
+Et ta fille, au secours des vains raisonnements
+Appelant le ravage et les embrasements,
+Fit, en plus d'un pays, aux villes désolées,
+Sous l'herbe en vain chercher leurs églises brûlées.
+L'Europe fut un champ de massacre et d'horreur,
+Et l'orthodoxe même, aveugle en sa fureur,
+De tes dogmes trompeurs nourrissant son idée,
+Oublia la douceur aux chrétiens commandée,
+Et crut, pour venger Dieu de ses fiers ennemis,
+Tout ce que Dieu défend légitime et permis.
+Au signal tout à coup donné pour le carnage,
+Dans les villes, partout théâtres de leur rage,
+Cent mille faux zélés, le fer en main courants,
+Allèrent attaquer leurs amis, leurs parents ;
+Et, sans distinction, dans tout sein hérétique
+Pleins de joie enfoncer un poignard catholique.
+Car quel lion, quel tigre égale en cruauté
+Une injuste fureur qu'arme la piété ?
+Ces fureurs, jusqu'ici du vain peuple admirées,
+Etaient pourtant toujours de l'Eglise abhorrées,
+Et, dans ton grand crédit pour te bien conserver,
+Il fallait que le ciel parût les approuver :
+Ce chef-d'œuvre devait couronner ton adresse.
+Pour y parvenir donc, ton active souplesse,
+Dans l'école abusant tes grossiers écrivains,
+Fit croire à leurs esprits ridiculement vains
+Qu'un sentiment impie, injuste, abominable,
+Par deux ou trois d'entre eux réputé soutenable,
+Prenait chez eux un sceau de probabilité
+Qui même contre Dieu lui donnait sûreté ;
+Et qu'un chrétien pouvait, rempli de confiance,
+Même en le condamnant, le suivre en conscience.
+C'est sur ce beau principe, admis si follement,
+Qu'aussitôt tu posas l'énorme fondement
+De la plus dangereuse et terrible morale
+Que Lucifer, assis dans la chaire infernale,
+Vomissant contre Dieu ses monstrueux sermons,
+Ait jamais enseignée aux novices démons.
+Soudain, au grand honneur de l'école païenne,
+On entendit prêcher dans l'école chrétienne
+Que sous le joug du vice un pécheur abattu
+Pouvait, sans aimer Dieu ni même la vertu,
+Par la seule frayeur au sacrement unie,
+Admis au ciel, jouir de la gloire infinie ;
+Et que, les clefs en main, sur ce seul passeport,
+Saint Pierre à tous venants devait ouvrir d'abord.
+Ainsi, pour éviter l'éternelle misère
+Le vrai zèle au chrétien n'étant plus nécessaire,
+Tu sus, dirigeant bien en eux l'intention,
+De tout crime laver la coupable action.
+Bientôt, se parjurer cessa d'être un parjure ;
+L'argent à tout denier se prêta sans usure ;
+Sans simonie, on put, contre un bien temporel,
+Hardiment échanger un bien spirituel ;
+Du soin d'aider le pauvre on dispensa l'avare,
+Et même chez les rois le superflu fut rare.
+C'est alors qu'on trouva, pour sortir d'embarras,
+L'art de mentir tout haut en disant vrai tout bas.
+C'est alors qu'on apprit qu'avec un peu d'adresse
+Sans crime un prêtre peut vendre trois fois sa messe,
+Pourvu que, laissant là son salut à l'écart,
+Lui-même en la disant n'y prenne aucune part.
+C'est alors que l'on sut qu'on peut, pour une pomme,
+Sans blesser la justice assassiner un homme :
+Assassiner ! ah ! non, je parle improprement,
+Mais que, prêt à la perdre, on peut innocemment,
+Surtout ne la pouvant sauver d'une autre sorte,
+Massacrer le voleur qui fuit et qui l'emporte.
+Enfin ce fut alors que, sans se corriger,
+Tout pécheur... Mais où vais-je aujourd'hui m'engager ?
+Veux-je d'un pape illustre, armé contre tes crimes,
+A tes yeux mettre ici toute la bulle en rimes ;
+Exprimer tes détours burlesquement pieux
+Pour disculper l'impur, le gourmand, l'envieux,
+Tes subtils faux-fuyants pour sauver la mollesse,
+Le larcin, le duel, le luxe, la paresse,
+En un mot, faire voir à fond développés
+Tous ces dogmes affreux d'anathème frappés,
+Que, sans peur débitant tes distinctions folles,
+L'erreur encor pourtant maintient dans tes écoles ?
+Mais sur ce seul projet soudain puis-je ignorer
+A quels nombreux combats il faut me préparer ?
+J'entends déjà d'ici tes docteurs frénétiques
+Hautement me compter au rang des hérétiques ;
+M'appeler scélérat, traître, fourbe, imposteur,
+Froid plaisant, faux bouffon, vrai calomniateur,
+De Pascal, de Wendrock, copiste misérable ;
+Et, pour tout dire enfin, janséniste exécrable.
+J'aurai beau condamner, en tous sens expliqués,
+Les cinq dogmes fameux par ta main fabriqués ;
+Blâmer de tes docteurs la morale risible,
+C'est, selon eux, prêcher un calvinisme horrible ;
+C'est nier qu'ici-bas par l'amour appelé
+Dieu pour tous les humains voulut être immolé.
+Prévenons tout ce bruit : trop tard, dans le naufrage,
+Confus on se repent d'avoir bravé l'orage.
+Halte-là donc, ma plume. Et toi, sors de ces lieux,
+Monstre à qui, par un trait des plus capricieux,
+Aujourd'hui terminant ma course satirique,
+J'ai prêté dans mes vers une âme allégorique.
+Fuis, va chercher ailleurs tes patrons bien-aimés.
+Dans ces pays par toi rendus si renommés,
+Où l'Orne épand ses eaux, et que la Sarthe arrose ;
+Ou, si plus sûrement tu veux gagner ta cause,
+Porte-la dans Trévoux, à ce beau tribunal
+Où de nouveaux Midas un sénat monacal,
+Tous les mois, appuyé de ta sœur l'ignorance,
+Pour juger Apollon tient, dit-on, sa séance.
+Dès que je prends la plume, Apollon éperdu
+Semble me dire : Arrête, insensé ; que fais-tu ?
+ Grand roi, c’est vainement qu’abjurant la satire
+Pour toi seul désormais j’avais fait vœu d’écrire.
+Dès que je prends la plume, Apollon éperdu
+Semble me dire : Arrête, insensé ; que fais-tu ?
+Sais-tu dans quels périls aujourd’hui tu t’engages ?
+Cette mer où tu cours est célèbre en naufrages.
+ Ce n’est pas qu’aisément, comme un autre, à ton char
+Je ne pusse attacher Alexandre et César ;
+Qu’aisément je ne pusse, en quelque ode insipide,
+T’exalter aux dépens et de Mars et d’Alcide,
+Te livrer le Bosphore, et, d’un vers incivil,
+Proposer au sultan de te céder le Nil ;
+Mais, pour te bien louer, une raison sévère
+Me dit qu’il faut sortir de la route vulgaire ;
+Qu’après avoir joué tant d’auteurs différents,
+Phébus même auroit peur s’il entrait sur les rangs,
+Que par des vers tout neufs, avoués du Parnasse,
+Il faut de mes dégoûts justifier l’audace ;
+Et, si ma muse enfin n’est égale à mon roi,
+Que je prête aux Cotins des armes contre moi.
+ Est-ce là cet auteur, l’effroi de la Pucelle,
+Qui devoit des bons vers nous tracer le modèle,
+Ce censeur, diront-ils, qui nous réformoit tous ?
+Quoi ! ce critique affreux n’en sait pas plus que nous ?
+N’avons-nous pas cent fois, en faveur de la France,
+Gomme lui dans nos vers pris Mempbis et Byzance,
+Sur les bords de l’Euphrate abattu le turban,
+Et coupé, pour rimer, les cèdres du Liban ?
+De quel front aujourd’hui vient-il, sur nos brisées,
+Se revêtir encor de nos phrases usées ?
+ Que répondrois-je alors ? Honteux et rebuté,
+J’aurois beau me complaire en ma propre beauté,
+Et, de mes tristes vers admirateur unique.
+Plaindre, en les relisant, l’ignorance publique :
+Quelque orgueil en secret dont s’aveugle un auteur,
+Il est fâcheux, grand roi, de se voir sans lecteur,
+Et d’aller, du récit de ta gloire immortelle,
+Habiller chez Francœur le sucre et la canelle.
+Ainsi, craignant toujours un funeste accident,
+J’imite de Conrart le silence prudent :
+Je laisse aux plus hardis l’honneur de la carrière,
+Et regarde le champ, assis sur la barrière.
+ Malgré moi toutefois un mouvement secret
+Vient flatter mon esprit, qui se tait à regret.
+Quoi ! dis-je tout chagrin, dans ma verve infertile,
+Des vertus de mon roi spectateur inutile,
+Faudra-t-il sur sa gloire attendre à m’ exercer
+Que ma tremblante voix commence à se glacer ?
+Dans un si beau projet, si ma muse rebelle
+N’ose le suivre aux champs de Lille et de Bruxelle,
+Sans le chercher au nord de l’Escaut et du Rhin,
+La paix l’offre à mes yeux plus calme et plus serein.
+Oui, grand roi, laissons là les sièges, les batailles :
+Qu’un autre aille en rimant renverser les murailles ;
+Et souvent, sur tes pas marchant sans ton aveu,
+S’aille couvrir de sang, de poussière et de feu.
+A quoi bon, d’une muse au carnage animée,
+Échauffer ta valeur, déja trop allumée ?
+Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaits,
+Et ne nous lassons point des douceurs de la paix.
+ Pourquoi ces éléphants, ces armes, ce bagage,
+Et ces vaisseaux tout prêts à quitter le rivage ?
+Disoit au roi Pyrrhus un sage confident,
+Conseiller très sensé d’un roi très imprudent.
+Je vais, lui dit ce prince, à Rome où l’on m’appelle. —
+Quoi faire ? — L’assiéger. — L’entreprise est fort belle,
+Et digne seulement d’Alexandre ou de vous :
+Mais, Rome prise enfin, seigneur, où courons-nous ? —
+Du reste des Latins la conquête est facile. —
+Sans doute, on les peut vaincre : est-ce tout ? — La Sicile
+De là nous tend les bras, et bientôt sans effort
+Syracuse reçoit nos vaisseaux dans son port.—
+Bornez-vous là vos pas ? — Dès que nous l’aurons prise,
+Il ne faut qu’un bon vent, et Carthage est conquise.
+Les chemins sont ouverts : qui peut nous arrêter ? —
+Je vous entends, seigneur, nous allons tout domter :
+Nous allons traverser les sables de Lybie,
+Asservir en passant l’Égypte, l’Arabie,
+Courir de là le Gange en de nouveaux pays,
+Faire trembler le Scythe aux bords du Tanaïs,
+Et ranger sous nos lois tout ce vaste hémisphère. —
+Mais, de retour enfin, que prétendez-vous faire ? —
+Alors, cher Cinéas, victorieux, contents,
+Nous pourrons rire à Taise, et prendre du bon temps. —
+Eh ! seigneur, dès ce jour, sans sortir de l’Épire,
+Du matin jusqu’au soir qui vous défend de rire ?
+ Le conseil étoit sage et facile à goûter :
+Pyrrhus vivoit heureux s’il eût pu l’écouter ;
+Mais à l’ambition d’opposer la prudence,
+C’est aux prélats de cour prêcher la résidence.
+ Ce n’est pas que mon cœur, du travail ennemi,
+Approuve un fainéant sur le trône endormi ;
+Mais, quelques vains lauriers que promette la guerre,
+On peut être héros sans ravager la terre.
+Il est plus d’une gloire. En vain aux conquérants
+L’erreur, parmi les rois, donne les premiers rangs ;
+Entre les grands héros ce sont les plus vulgaires.
+Chaque siècle est fécond en heureux téméraires ;
+Chaque climat produit des favoris de Mars ;
+La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars :
+On a vu mille fois des fanges Méotides
+Sortir des conquérants goths, vandales, gépides.
+Mais un roi vraiment roi, qui, sage en ses projets,
+Sache en un calme heureux maintenir ses sujets ;
+Qui du bonheur public ait cimenté sa gloire,
+Il faut pour le trouver courir toute l’histoire.
+La terre compte peu de ces rois bienfaisants ;
+Le ciel à les former se prépare long-temps.
+Tel fut cet empereur sous qui Rome adorée
+Vit renaître les jours de Saturne et de Rhée ;
+Qui rendit de son joug l’univers amoureux ;
+Qu’on n’alla jamais voir sans revenir heureux ;
+Qui soupiroit le soir, si sa main fortunée
+N’avoit par ses bienfaits signalé la journée.
+Le cours ne fut pas long d’un empire si doux.
+ Mais où cherchè-je ailleurs ce qu’on trouve chez nous ?
+Grand roi, sans recourir aux histoires antiques,
+Ne t’avons-nous pas vu dans les plaines belgiques,
+Quand l’ennemi vaincu, désertant ses remparts,
+Au-devant de ton joug couroit de toutes parts,
+Toi-même te borner au fort de ta victoire,
+Et chercher dans la paix une plus juste gloire ?
+Ce sont là les exploits que tu dois avouer ;
+Et c’est par là, grand roi, que je te veux louer.
+Assez d’autres, sans moi, d’un style moins timide,
+Suivront au champ de Mars ton courage rapide ;
+Iront de ta valeur effrayer l’univers,
+Et camper devant Dôle au milieu des hivers.
+Pour moi, loin des combats, sur un ton moins terrible,
+Je dirai les exploits de ton règne paisible :
+Je peindrai les plaisirs en foule renaissants ;
+Les oppresseurs du peuple à leur tour gémissants.
+On verra par quels soins ta sage prévoyance
+Au fort de la famine entretint l’abondance ;
+On verra les abus par ta main réformés,
+La licence et l’orgueil en tous lieux réprimés ;
+Du débris des traitants ton épargne grossie ;
+Des subsides affreux la rigueur adoucie ;
+Le soldat, dans la paix, sage et laborieux ;
+Nos artisans grossiers rendus industrieux ;
+Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles
+Que payoit à leur art le luxe de nos villes.
+Tantôt je tracerai tes pompeux bâtiments,
+Du loisir d’un héros nobles amusements.
+J’entends déja frémir les deux mers étonnées
+De voir leurs flots unis au pied des Pyrénées.
+Déja de tous côtés la chicane aux abois
+S’enfuit au seul aspect de tes nouvelles lois.
+Oh ! que ta main par là va sauver de pupilles !
+Que de savants plaideurs désormais inutiles !
+Qui ne sent point l’effet de tes soins généreux ?
+L’univers sous ton règne a-t-il des malheureux ?
+Est-il quelque vertu, dans les glaces de l'Ourse,
+Ni dans ces lieux brûlés où le jour prend sa source,
+Dont la triste indigence ose encore approcher,
+Et qu'en foule tes dons d'abord n'aillent chercher ?
+C'est par toi qu'on va voir les muses enrichies
+De leur longue disette à jamais affranchies.
+Grand roi, poursuis toujours, assure leur repos.
+Sans elles un héros n’est pas long-temps héros :
+Bientôt, quoi qu’il ait fait, la mort, d’une ombre noire,
+Enveloppe avec lui son nom et son histoire.
+En vain, pour s’exempter de l’oubli du cercueil,
+Achille mit vingt fois tout Ilion en deuil ;
+En vain, malgré les vents, aux bords de l’Hespérie,
+Énée enfin porta ses dieux et sa patrie :
+Sans le secours des vers, leurs noms tant publiés
+Seroient depuis mille ans avec eux oubliés.
+Non, à quelques hauts faits que ton destin t’appelle,
+Sans le secours soigneux d’une muse fidèle
+Pour t’immortaliser tu fais de vains efforts.
+Apollon te la doit : ouvre-lui tes trésors.
+En poètes fameux rends nos climats fertiles :
+Un Auguste aisément peut faire des Virgiles.
+Que d’illustres témoins de ta vaste bonté
+Vont pour toi déposer à la postérité
+ Pour moi qui, sur ton nom déja brûlant d’écrire,
+Sens au bout de ma plume expirer la satire,
+Je n’ose de mes vers vanter ici le prix.
+Toutefois si quelqu’un de mes foibles écrits
+Des ans injurieux peut éviter l’outrage,
+Peut-être pour ta gloire aura-t-il son usage.
+Et comme tes exploits, étonnant les lecteurs,
+Seront à peine crus sur la foi des auteurs ;
+Si quelque esprit malin les veut traiter de fables,
+On dira quelque jour, pour les rendre croyables :
+Boileau, qui, dans ses vers pleins de sincérité,
+Jadis à tout son siècle a dit la vérité,
+Qui mit à tout blâmer son étude et sa gloire,
+A pourtant de ce roi parlé comme l’histoire.
+
+Penses-tu qu’aucun d’eux veuille subir mes lois,
+Ni suivre une raison qui parle par ma voix ?
+
+À quoi bon réveiller mes muses endormies,
+Pour tracer aux auteurs des règles ennemies ?
+Penses-tu qu’aucun d’eux veuille subir mes lois,
+Ni suivre une raison qui parle par ma voix ?
+Ô le plaisant docteur, qui, sur les pas d’Horace,
+Vient prêcher, diront-ils, la réforme au Parnasse !
+Nos écrits sont mauvais ; les siens valent-ils mieux ?
+J’entends déjà d’ici Linière furieux
+Qui m’appelle au combat sans prendre un plus long terme.
+De l’encre, du papier! dit-il; qu’on nous enferme !
+Voyons qui de nous deux, plus aisé dans ses vers,
+Aura plus tôt rempli la page et le revers !
+Moi donc, qui suis peu fait à ce genre d’escrime,
+Je le laisse tout seul verser rime sur rime,
+Et, souvent de dépit contre moi s’exerçant,
+Punir de mes défauts le papier innocent.
+Mais toi, qui ne crains point qu’un rimeur te noircisse,
+Que fais-tu cependant seul en ton bénéfice ?
+Attends-tu qu’un fermier, payant, quoiqu’un peu tard,
+De ton bien pour le moins daigne te faire part ?
+Vas-tu, grand défenseur des droits de ton église,
+De tes moines mutins réprimer l’entreprise ?
+Crois-moi, dût Auzanet t’assurer du succès,
+Abbé, n’entreprends point même un juste procès.
+N’imite point ces fous dont la sotte avarice
+Va de ses revenus engraisser la justice ;
+Qui, toujours assignant, et toujours assignés,
+Souvent demeurent gueux de vingt procès gagnés.
+Soutenons bien nos droits : sot est celui qui donne.
+C’est ainsi devers Caen que tout Normand raisonne :
+Ce sont là les leçons dont un père manceau
+Instruit son fils novice au sortir du berceau.
+Mais pour toi, qui, nourri bien en deçà de l’Oise,
+As sucé la vertu picarde et champenoise,
+Non, non, tu n’iras point, ardent bénéficier,
+Faire enrouer pour toi Corbin ni le Mazier.
+Toutefois si jamais quelque ardeur bilieuse
+Allumait dans ton cœur l’humeur litigieuse,
+Consulte-moi d’abord, et, pour la réprimer,
+Retiens bien la leçon que je te vais rimer.
+ Un jour, dit un auteur, n’importe en quel chapitre,
+Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître.
+Tous deux la contestaient, lorsque dans leur chemin
+La Justice passa, la balance à la main.
+Devant elle à grand bruit ils expliquent la chose,
+Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause.
+La Justice, pesant ce droit litigieux,
+Demande l’huître, l’ouvre, et l’avale à leurs yeux,
+Et par ce bel arrêt terminant la bataille :
+Tenez, voilà, dit-elle, à chacun une écaille.
+Des sottises d’autrui nous vivons au Palais.
+Messieurs, l’huître était bonne. Adieu. Vivez en paix.
+
+Oui, sans peine, au travers des sophismes de Claude,
+Arnauld, des novateurs tu découvres la fraude,
+Et romps de leurs erreurs les filets captieux :
+Mais que sert que ta main leur dessille les yeux,
+Si toujours dans leur âme une pudeur rebelle,
+Près d’embrasser l’église, au prêche les rappelle ?
+Non, ne crois pas que Claude, habile à se tromper,
+Soit insensible aux traits dont tu le sais frapper ;
+Mais un démon l’arrête, et, quand ta voix l’attire,
+Lui dit : Si tu te rends, sais-tu ce qu’on va dire ?
+Dans son heureux retour lui montre un faux malheur,
+Lui peint de Charenton l’hérétique douleur ;
+Et, balançant Dieu même en son âme flottante,
+Fait mourir dans son cœur la vérité naissante.
+ Des superbes mortels le plus affreux lien,
+N’en doutons point, Arnauld, c’est la honte du bien.
+Des plus nobles vertus cette adroite ennemie
+Peint l’honneur à nos yeux des traits de l’infamie,
+Asservit nos esprits sous un joug rigoureux,
+Et nous rend l’un de l’autre esclaves malheureux.
+Par elle la vertu devient lâche et timide.
+Vois-tu ce libertin en public intrépide,
+Qui prêche contre un Dieu que dans son âme il croit ?
+Il irait embrasser la vérité qu’il voit ;
+Mais de ses faux amis il craint la raillerie,
+Et ne brave ainsi Dieu que par poltronnerie.
+ C’est là de tous nos maux le fatal fondement.
+Des jugements d’autrui nous tremblons follement ;
+Et, chacun l’un de l’autre adorant les caprices,
+Nous cherchons hors de nous nos vertus et nos vices.
+Misérables jouets de notre vanité,
+Faisons au moins l’aveu de notre infirmité.
+À quoi bon, quand la fièvre en nos artères brûle,
+Faire de notre mal un secret ridicule ?
+Le feu sort de vos yeux pétillants et troublés,
+Votre pouls inégal marche à pas redoublés :
+Quelle fausse pudeur à feindre vous oblige ?
+Qu’avez-vous ? Je n’ai rien. Mais... Je n’ai rien, vous dis-je,
+Répondra ce malade à se taire obstiné.
+Mais cependant voilà tout son corps gangrené ;
+Et la fièvre, demain se rendant la plus forte,
+Un bénitier aux pieds va l’étendre à la porte :
+Prévenons sagement un si juste malheur.
+Le jour fatal est proche, et vient comme un voleur.
+Avant qu’à nos erreurs le ciel nous abandonne,
+Profitons de l’instant que de grâce il nous donne.
+Hâtons-nous ; le temps fuit, et nous traîne avec soi :
+Le moment où je parle est déjà loin de moi.
+ Mais quoi ! toujours la honte en esclaves nous lie !
+Oui, c’est toi qui nous perds, ridicule folie :
+C’est toi qui fis tomber le premier malheureux,
+Le jour que, d’un faux bien sottement amoureux,
+Et n’osant soupçonner sa femme d’imposture,
+Au démon, par pudeur, il vendit la nature.
+Hélas ! avant ce jour qui perdit ses neveux,
+Tous les plaisirs couraient au-devant de ses vœux.
+La faim aux animaux ne faisait point la guerre ;
+Le blé, pour se donner, sans peine ouvrant la terre,
+N’attendait point qu’un bœuf pressé de l’aiguillon
+Traçât à pas tardifs un pénible sillon ;
+La vigne offrait partout des grappes toujours pleines
+Et des ruisseaux de lait serpentaient dans les plaines.
+Mais dès ce jour Adam, déchu de son état,
+D’un tribut de douleur paya son attentat.
+Il fallut qu’au travail son corps rendu docile
+Forçât la terre avare à devenir fertile.
+Le chardon importun hérissa les guérets ;
+Le serpent venimeux rampa dans les forêts ;
+La canicule en feu désola les campagnes ;
+L’aquilon en fureur gronda sur les montagnes.
+Alors, pour se couvrir durant l’âpre saison,
+Il fallut aux brebis dérober leur toison.
+La peste en même temps, la guerre et la famine,
+Des malheureux humains jurèrent la ruine.
+ Mais aucun de ces maux n’égala les rigueurs
+Que la mauvaise honte exerça dans les cœurs.
+De ce nid à l’instant sortirent tous les vices.
+L’avare, des premiers en proie à ses caprices,
+Dans un infâme gain mettant l’honnêteté,
+Pour toute honte alors compta la pauvreté.
+L’honneur et la vertu n’osèrent plus paroître ;
+La piété chercha les déserts et le cloître.
+Depuis on n’a point vu de cœur si détaché
+Qui par quelque lien ne tînt à ce péché.
+Triste et funeste effet du premier de nos crimes !
+Moi-même, Arnauld, ici, qui te prêche en ces rimes,
+Plus qu’aucun des mortels par la honte abattu,
+En vain j’arme contre elle une faible vertu.
+Ainsi toujours douteux, chancelant et volage,
+À peine du limon où le vice m’engage
+J’arrache un pied timide, et sors en m’agitant,
+Que l’autre m’y reporte et s’embourbe à l’instant.
+Car si, comme aujourd’hui, quelque rayon de zèle
+Allume dans mon cœur une clarté nouvelle,
+Soudain, aux yeux d’autrui s’il faut la confirmer,
+D’un geste, d’un regard, je me sens alarmer ;
+Et même sur ces vers que je te viens d’écrire,
+Je tremble en ce moment de ce que l’on va dire.
+
+
+Ce pays, où cent murs n'ont pu te résister,
+Grand roi, n'est pas en vers si facile à domter.
+
+ En vain, pour te louer, ma muse toujours prête,
+
+Vingt fois de la Hollande a tenté la conquête :
+Ce pays, où cent murs n'ont pu te résister,
+Grand roi, n'est pas en vers si facile à domter.
+Des villes que tu prends les noms durs et barbares
+N'offrent de toutes parts que syllabes bizarres ;
+Et, l'oreille effrayée, il faut depuis l'Issel,
+Pour trouver un beau mot courir jusqu'au Tessel.
+Oui, par-tout de son nom chaque place munie
+Tient bon contre le vers, en détruit l'harmonie.
+Et qui peut sans frémir aborder Voèrden ?
+Quel vers ne tomberoit au seul nom de Heusden ?
+Quelle muse à rimer en tous lieux disposée
+Oseroit approcher des bords du Zuiderzée ?
+Comment en vers heureux assiéger Doèsbourg,
+Zutphen, Wageninghen, Harderwic, Knotzembourg ?
+Il n'est fort, entre ceux que tu prends par centaines,
+Qui ne puisse arrêter un rimeur six semaines :
+Et par-tout sur le Whal, ainsi que sur le Leck,
+Le vers est en déroute, et le poète à sec.
+
+ Encor si tes exploits, moins grands et moins rapides,
+
+Laissoient prendre courage à nos muses timides,
+Peut-être avec le temps, à force d'y rêver,
+Par quelque coup de l'art nous pourrions nous sauver.
+Mais, dès qu'on veut tenter cette vaste carrière,
+Pégase s'effarouche et recule en arrière;
+Mon Apollon s'étonne; et Nimégue est à toi,
+Que ma muse est encore au camp devant Orsoi.
+ Aujourd'hui toutefois mon zèle m'encourage :
+Il faut au moins du Rhin tenter l'heureux passage.
+Un trop juste devoir veut que nous l'essayons.
+Muses, pour le tracer, cherchez tous vos crayons :
+Car, puisqu'en cet exploit tout paroît incroyable,
+Que la vérité pure y ressemble à la fable,
+De tous vos ornements vous pouvez l'égayer.
+Venez donc, et sur-tout gardez bien d'ennuyer:
+Vous savez des grands vers les disgraces tragiques ;
+Et souvent on ennuie en termes magnifiques.
+
+ Au pied du mont Adule, entre mille roseaux,
+
+Le Rhin tranquille, et fier du progrès de ses eaux,
+Appuyé d'une main sur son urne penchante,
+Dormoit au bruit flatteur de son onde naissante :
+Lorsqu'un cri tout-à-coup suivi de mille cris.
+Vient d'un calme si doux retirer ses esprits.
+Il se trouble, il regarde, et par-tout sur ses rives
+Il voit fuir à grands pas ses naïades craintives,
+Qui toutes accourant vers leur humide roi,
+Par un récit affreux redoublent son effroi.
+Il apprend qu'un héros, conduit par la victoire,
+A de ses bords fameux flétri l'antique gloire;
+Que Rhinberg et Wesel, terrassés en deux jours,
+D'un joug déja prochain menacent tout son cours.
+Nous l'avons vu, dit l'une, affronter la tempête
+De cent foudres d'airain tournés contre sa tête.
+Il marche vers Tholus, et tes flots en courroux
+Au prix de sa fureur sont tranquilles et doux.
+Il a de Jupiter la taille et le visage;
+Et, depuis ce Romain, dont l'insolent passage
+Sur un pont en deux jours trompa tous tes efforts,
+Jamais rien de si grand n'a paru sur tes bords.
+
+ Le Rhin tremble et frémit à ces tristes nouvelles;
+
+Le feu sort à travers ses humides prunelles.
+C'est donc trop peu, dit-il, que l'Escaut en deux mois
+Ait appris à couler sous de nouvelles lois;
+Et de mille remparts mon onde environnée
+De ces fleuves sans nom suivra la destinée !
+Ah! périssent mes eaux! ou par d'illustres coups
+Montrons qui doit céder des mortels ou de nous.
+
+ A ces mots, essuyant sa barbe limoneuse,
+
+Il prend d'un vieux guerrier la figure poudreuse.
+Son front cicatricé rend son air furieux;
+Et l'ardeur du combat étincelle en ses yeux.
+En ce moment il part; et, couvert d'une nue,
+Du fameux fort de Skink prend la route connue.
+Là, contemplant son cours, il voit de toutes parts
+Ses pâles défenseurs par la frayeur épars :
+Il voit cent bataillons qui, loin de se défendre,
+Attendent sur des murs l'ennemi pour se rendre.
+Confus, il les aborde; et renforçant sa voix :
+Grands arbitres, dit-il, des querelles des rois,
+Est-ce ainsi que votre ame, aux périls aguerrie,
+Soutient sur ces remparts l'honneur et la patrie?
+Votre ennemi superbe, en cet instant fameux,
+Du Rhin, près de Tholus, fend les flots écumeux :
+Du moins en vous montrant sur la rive opposée,
+N'oseriez-vous saisir une victoire aisée?
+Allez, vils combattants, inutiles soldats;
+Laissez là ces mousquets trop pesants pour vos bras :
+Et, la faux à la main, parmi vos marécages,
+Allez couper vos joncs et presser vos laitages ;
+Ou, gardant les seuls bords qui vous peuvent couvrir,
+Avec moi, de ce pas, venez vaincre ou mourir.
+
+ Ce discours d'un guerrier que la colère enflamme
+
+Ressuscite l'honneur déja mort en leur ame ;
+Et, leurs cœurs s'allumant d'un reste de chaleur,
+La honte fait en eux l'effet de la valeur.
+Ils marchent droit au fleuve, où Louis en personne,
+Déja prêt à passer, instruit, dispose, ordonne.
+Par son ordre Grammont le premier dans les flots
+S'avance soutenu des regards du héros :
+Son coursier écumant sous son maître intrépide,
+Nage tout orgueilleux de la main qui le guide.
+Revel le suit de près : sous ce chef redouté
+Marche des cuirassiers l'escadron indomté.
+Mais déja devant eux une chaleur guerrière
+Emporte loin du bord le bouillant Lesdiguière,
+Vivonne, Nantouillet, et Coislin, et Salart;
+Chacun d'eux au péril veut la première part :
+Vendôme, que soutient l'orgueil de sa naissance,
+Au même instant dans l'onde impatient s'élance :
+La Salle, Béringhen, Nogent, d'Ambre, Cavois,
+Fendent les flots tremblants sous un si noble poids.
+Louis, les animant du feu de son courage,
+Se plaint de sa grandeur qui l'attache au rivage.
+Par ses soins cependant trente légers vaisseaux
+D'un tranchant aviron déja coupent les eaux :
+Cent guerriers s'y jetant signalent leur audace.
+Le Rhin les voit d'un œil qui porte la menace ;
+Il s'avance en courroux. Le plomb vole à l'instant,
+Et pleut de toutes parts sur l'escadron flottant.
+Du salpêtre en fureur l'air s'échauffe et s'allume,
+Et des coups redoublés tout le rivage fume.
+Déja du plomb mortel plus d'un brave est atteint:
+Sous les fougueux coursiers l'onde écume et se plaint.
+De tant de coups affreux la tempête orageuse
+Tient un temps sur les eaux la fortune douteuse;
+Mais Louis d'un regard sait bientôt la fixer:
+Le destin à ses yeux n'oseroit balancer.
+Bientôt avec Grammont courent Mars et Bellone;
+Le Rhin à leur aspect d'épouvante frissonne :
+Quand, pour nouvelle alarme à ses esprits glacés,
+Un bruit s'épand qu'Enguien et Condé sont passés:
+Condé, dont le seul nom fait tomber les murailles,
+Force les escadrons, et gagne les batailles ;
+Enguien, de son hymen le seuoet digne fruit,
+Par lui dès son enfance à la victoire instruit.
+L'ennemi renversé fuit et gagne la plaine ;
+Le dieu lui-même cède au torrent qui l'entraîne;
+Et seul, désespéré, pleurant ses vains efforts,
+Abandonne à Louis la victoire et ses bords.
+ Du fleuve ainsi domté la déroute éclatante
+A Wurts jusqu'en son camp va porter l'épouvante.
+Wurts, l'espoir du pays, et l'appui de ses murs;
+Wurts... Ah ! quel nom, grand roi, quel Hector que ce Wurts !
+Sans ce terrible nom, mal né pour les oreilles,
+Que j'allois à tes yeux étaler de merveilles!
+Bientôt on eût vu Skink dans mes vers emporté
+De ses fameux remparts démentir la fierté ;
+Bientôt.... Mais Wurts s'oppose à l'ardeur qui m'anime.
+Finissons, il est temps : aussi bien si la rime
+Alloit mal à propos m'engager dans Arnheim,
+Je ne sais pour sortir de porte qu'Hildesheim.
+
+ Oh! que le ciel, soigneux de notre poésie,
+
+Grand roi, ne nous fit-il plus voisins de l'Asie !
+Bientôt victorieux de cent peuples altiers,
+Tu nous aurois fourni des rimes à milliers.
+Il n'est plaine en ces lieux si sèche et si stérile
+Qui ne soit en beaux mots par-tout riche et fertile
+Là, plus d'un bourg fameux par son antique nom
+Vient offrir à l'oreille un agréable son.
+Quel plaisir de te suivre aux rives du Scamandre ;
+D'y trouver d'Ilion la poétique cendre ;
+De juger si les Grecs, qui brisèrent ses tours,
+Firent plus en dix ans que Louis en dix jours !
+Mais pourquoi sans raison désespérer ma veine?
+Est-il dans l'univers de plage si lointaine
+Où ta valeur, grand roi, ne te puisse porter,
+Et ne m'offre bientôt des exploits à chanter ?
+Non, non, ne faisons plus de plaintes inutiles :
+Puisqu'ainsi dans deux mois tu prends quarante villes,
+Assuré des bons vers dont ton bras me répond,
+Je t'attends dans deux ans aux bords de l'Hellespont.
+
+ Esprit né pour la cour, et maître en l'art de plaire,
+
+Guilleragues, qui sais et parler et te taire,
+Apprends-moi si je dois ou me taire ou parler.
+Faut-il dans la satire encor me signaler,
+Et, dans ce champ fécond en plaisantes malices,
+Faire encore aux auteurs redouter mes caprices?
+Jadis, non sans tumulte, on m'y vit éclater,
+Quand mon esprit plus jeune, et prompt à s'irriter,
+Aspiroit moins au nom de discret et de sage;
+Que mes cheveux plus noirs ombrageoient mon visage.
+Maintenant, que le temps a mûri mes desirs,
+Que mon âge, amoureux de plus sages plaisirs,
+Bientôt s'en va frapper à son neuvième lustre,
+J'aime mieux mon repos qu'un embarras illustre.
+Que d'une égale ardeur mille auteurs animés
+Aiguisent contre moi leurs traits envenimés ;
+Que tout, jusqu'à Pinchêne, et m'insulte et m'accable :
+Aujourd'hui vieux lion je suis doux et traitable ;
+Je n'arme point contre eux mes ongles émoussés.
+Ainsi que mes beaux jours mes chagrins sont passés :
+Je ne sens plus l'aigreur de ma bile première,
+Et laisse aux froids rimeurs une libre carrière.
+
+ Ainsi donc, philosophe à la raison soumis,
+
+Mes défauts désormais sont mes seuls ennemis :
+C'est l'erreur que je fuis; c'est la vertu que j'aime.
+Je songe à me connoître, et me cherche en moi-même.
+Cest là l'unique étude où je veux m'attacher.
+Que, l'astrolabe en main, un autre aille chercher
+Si le soleil est fixe ou tourne sur son axe,
+Si Saturne à nos yeux peut faire un parallaxe ;
+Que Rohaut vainement sèche pour concevoir
+Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir ;
+Ou que Bernier compose et le sec et l'humide
+Des corps ronds et crochus errant parmi le vide :
+Pour moi, sur cette mer qu'ici-bas nous courons,
+Je songe à me pourvoir d'esquif et d'avirons,
+A régler mes desirs, à prévenir l'orage,
+Et sauver, s'il se peut, ma raison du naufrage.
+
+ C'est au repos d'esprit que nous aspirons tous;
+
+Mais ce repos heureux se doit chercher en nous.
+Un fou rempli d'erreurs, que le trouble accompagne,
+Et malade à la ville ainsi qu'à la campagne,
+En vain monte à cheval pour tromper son ennui :
+Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui.
+Que crois-tu qu'Alexandre, en ravageant la terre,
+Cherche parmi l'horreur, le tumulte et la guerre ?
+Possédé d'un ennui qu'il ne sauroit domter,
+Il craint d'être à soi-même, et songe à s'éviter.
+C'est là ce qui l'emporte aux lieux où naît l'aurore,
+Où le Perse est brûlé de l'astre qu'il adore.
+
+ De nos propres malheurs auteurs infortunés,
+
+Nous sommes loin de nous à toute heure entraînés.
+A quoi bon ravir l'or au sein du nouveau monde?
+Le bonheur tant cherché sur la terre et sur l'onde
+Est ici comme aux lieux où mûrit le coco,
+Et se trouve à Paris de même qu'à Cusco :
+On ne le tire point des veines du Potose.
+Qui vit content de rien possède toute chose.
+Mais, sans cesse ignorants de nos propres besoins,
+Nous demandons au ciel ce qu'il nous faut le moins.
+
+ Oh! que si cet hiver un rhume salutaire,
+
+Guérissant de tous maux mon avare beau-père,
+Pouvoit, bien confessé, l'étendre en un cercueil,
+Et remplir sa maison d'un agréable deuil !
+Que mon ame, en ce jour de joie et d'opulence,
+D'un superbe convoi plaindroit peu la dépense !
+Disoit le mois passé, doux, honnête et soumis,
+L'héritier affamé de ce riche commis
+Qui, pour lui préparer cette douce journée,
+Tourmenta quarante ans sa vie infortunée.
+La mort vient de saisir le vieillard catherreux :
+Voilà son gendre riche ; en est-il plus heureux?
+Tout fier du faux éclat de sa vaine richesse,
+Déja nouveau seigneur il vante sa noblesse.
+Quoique fils de meunier, encor blanc du moulin,
+Il est prêt à fournir ses titres en vélin.
+En mille vains projets à toute heure il s'égare :
+Le voilà fou, superbe, impertinent, bizarre,
+Rêveur, sombre, inquiet, à soi-même ennuyeux.
+Il vivroit plus content, si, comme ses aïeux,
+Dans un habit conforme à sa vraie origine,
+Sur le mulet encore il chargeoit la farine.
+Mais ce discours n'est pas pour le peuple ignorant,
+Que le faste éblouit d'un bonheur apparent.
+L'argent, l'argent, dit-on; sans lui tout est stérile :
+La vertu sans l'argent n'est qu'un meuble inutile.
+L'argent en honnête homme érige un scélérat;
+L'argent seul au palais peut faire un magistrat.
+Qu'importe qu'en tous lieux on me traite d'infame ?
+Dit ce fourbe sans foi, sans honneur et sans ame;
+Dans mon coffre tout plein de rares qualités,
+J'ai cent mille vertus en louis bien comptés.
+Est-il quelque talent que l'argent ne me donne?
+C'est ainsi qu'en son cœur ce financier raisonne.
+Mais pour moi, que l'éclat ne sauroit décevoir,
+Qui mets au rang des biens l'esprit et le savoir,
+J'estime autant Patru même dans l'indigence,
+Qu'un commis engraissé des malheurs de la France.
+Non que je sois du goût de ce sage insensé
+Qui, d'un argent commode esclave embarrassé,
+Jeta tout dans la mer pour crier : Je suis libre.
+De la droite raison je sens mieux l'équilibre ;
+Mais je tiens qu'ici-bas, sans faire tant d'apprêts,
+La vertu se contente et vit à peu de frais.
+Pourquoi donc s'égarer en des projets si vagues?
+
+ Ce que j'avance ici, crois-moi, cher Guilleragues,
+
+Ton ami dès l'enfance ainsi l'a pratiqué.
+Mon père, soixante ans au travail appliqué,
+En mourant me laissa, pour rouler et pour vivre,
+Un revenu léger, et son exemple à suivre.
+Mais bientôt amoureux d'un plus noble métier,
+Fils, frère, oncle, cousin, beau-frère de greffier.
+Pouvant charger mon bras d'une utile liasse,
+J'allai loin du palais errer sur le Parnasse.
+La famille en pâlit, et vit en frémissant
+Dans la poudre du greffe un poète naissant :
+On vit avec horreur une muse effrénée
+Dormir chez un greffier la grasse matinée.
+Dès-lors à la richesse il fallut renoncer :
+Ne pouvant l'acquérir, j'appris à m'en passer;
+Et sur-tout redoutant la basse servitude,
+La libre vérité fut toute mon étude.
+Dans ce métier funeste à qui veut s'enrichir,
+Qui l'eût cru que pour moi le sort dût se fléchir ?
+Mais du plus grand des rois la bonté sans limite,
+Toujours prête à courir au-devant du mérite,
+Crut voir dans ma franchise un mérite inconnu,
+Et d'abord de ses dons enfla mon revenu.
+La brigue ni l'envie à mon bonheur contraires,
+Ni les cris douloureux de mes vains adversaires,
+Ne purent dans leur course arrêter ses bienfaits.
+C'en est trop : mon bonheur a passé mes souhaits.
+Qu'à son gré désormais la fortune me joue;
+On me verra dormir au branle de sa roue.
+
+ Si quelque soin encore agite mon repos,
+
+C'est l'ardeur de louer un si fameux héros.
+Ce soin ambitieux me tirant par l'oreille,
+La nuit, lorsque je dors, en sursaut me réveille ;
+Me dit que ses bienfaits, dont j'ose me vanter,
+Par des vers immortels ont dû se mériter.
+C'est là le seul chagrin qui trouble encor mon ame.
+Mais si, dans le beau feu du zéle qui m'enflamme,
+Par un ouvrage enfin des critiques vainqueur
+Je puis sur ce sujet satisfaire mon cœur,
+Guilleragues, plains-toi de mon humeur légère,
+Si jamais, entraîné d'une ardeur étrangère,
+Ou d'un vil intérêt reconnoissant la loi,
+Je cherche mon bonheur autre part que chez moi.
+
+Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville,
+Et contre eux la campagne est mon unique asile.
+Du lieu qui m’y retient veux-tu voir le tableau ?
+C’est un petit village, ou plutôt un hameau,
+Bâti sur le penchant d’un long rang de collines,
+D’où l’œil s’égare au loin dans les plaines voisines.
+La Seine, au pied des monts que son flot vient laver,
+Voit du sein de ses eaux vingt îles s’élever,
+Qui, partageant son cours en diverses manières,
+D’une rivière seule y forment vingt rivières.
+Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,
+Et de noyers souvent du passant insultés.
+Le village au-dessus forme un amphithéâtre :
+L’habitant ne connaît ni la chaux ni le plâtre ;
+Et dans le roc, qui cède et se coupe aisément,
+Chacun sait de sa main creuser son logement.
+La maison du seigneur, seule un peu plus ornée,
+Se présente au dehors de murs environnée.
+Le soleil en naissant la regarde d’abord,
+Et le mont la défend des outrages du nord.
+ C’est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquille
+Met à profit les jours que la Parque me file.
+Ici dans un vallon bornant tous mes désirs,
+J’achète à peu de frais de solides plaisirs.
+Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,
+J’occupe ma raison d’utiles rêveries :
+Tantôt, cherchant la fin d’un vers que je construi,
+Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui ;
+Quelquefois, aux appas d’un hameçon perfide,
+J’amorce en badinant le poisson trop avide ;
+Ou d’un plomb qui suit l’œil, et part avec l’éclair,
+Je vais faire la guerre aux habitants de l’air.
+Une table au retour, propre et non magnifique,
+Nous présente un repas agréable et rustique :
+Là, sans s’assujettir aux dogmes du Broussain,
+Tout ce qu’on boit est bon, tout ce qu’on mange est sain ;
+La maison le fournit, la fermière l’ordonne,
+Et mieux que Bergerat l’appétit l’assaisonne.
+Ô fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux !
+Que, pour jamais foulant vos prés délicieux,
+Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,
+Et connu de vous seuls oublier tout le monde !
+ Mais à peine, du sein de vos vallons chéris
+Arraché malgré moi, je rentre dans Paris,
+Qu’en tous lieux les chagrins m’attendent au passage.
+Un cousin, abusant d’un fâcheux parentage,
+Veut qu’encor tout poudreux, et sans me débotter,
+Chez vingt juges pour lui j’aille solliciter :
+Il faut voir de ce pas les plus considérables ;
+L’un demeure au Marais, et l’autre aux Incurables.
+Je reçois vingt avis qui me glacent d’effroi :
+Hier, dit-on, de vous on parla chez le roi,
+Et d’attentat horrible on traita la satire. —
+Et le roi, que dit-il ? — Le roi se prit à rire.
+Contre vos derniers vers on est fort en courroux ;
+Pradon a mis au jour un livre contre vous ;
+Et chez le chapelier du coin de notre place,
+Autour d’un caudebec j’en ai lu la préface ;
+L’autre jour sur un mot la cour vous condamna ;
+Le bruit court qu’avant-hier on vous assassina ;
+Un écrit scandaleux sous votre nom se donne ;
+D’un pasquin qu’on a fait, au Louvre on vous soupçonne.
+Moi ? — Vous : on nous l’a dit dans le Palais-Royal.
+ Douze ans sont écoulés depuis le jour fatal
+Qu’un libraire, imprimant les essais de ma plume,
+Donna, pour mon malheur, un trop heureux volume.
+Toujours, depuis ce temps, en proie aux sots discours,
+Contre eux la vérité m’est un faible secours.
+Vient-il de la province une satire fade,
+D’un plaisant du pays insipide boutade ?
+Pour la faire courir on dit qu’elle est de moi :
+Et le sot campagnard le croit de bonne foi.
+J’ai beau prendre à témoin et la cour et la ville :
+Non ; à d’autres, dit-il : on connaît votre style.
+Combien de temps ces vers vous ont-ils bien couté ? —
+Ils ne sont point de moi, monsieur, en vérité :
+Peut-on m’attribuer ces sottises étranges ? —
+Ah! monsieur, vos mépris vous servent de louanges.
+ Ainsi, de cent chagrins dans Paris accablé,
+Juge si, toujours triste, interrompu, troublé,
+Lamoignon, j’ai le temps de courtiser les Muses !
+Le monde cependant se rit de mes excuses,
+Croit que, pour m’inspirer sur chaque événement,
+Apollon doit venir au premier mandement.
+ Un bruit court que le roi va tout réduire en poudre,
+Et dans Valencienne est entré comme un foudre ;
+Que Cambrai, des Français l’épouvantable écueil,
+A vu tomber enfin ses murs et son orgueil ;
+Que devant Saint-Omer, Nassau, par sa défaite,
+De Philippe vainqueur rend la gloire complète.
+Dieu sait comme les vers chez vous s’en vont couler !
+Dit d’abord un ami qui veut me cajoler ;
+Et, dans ce temps guerrier, si fécond en Achilles,
+Croit que l’on fait les vers comme l’on prend les villes.
+Mais moi, dont le génie est mort en ce moment,
+Je ne sais que répondre à ce vain compliment ;
+Et, justement confus de mon peu d’abondance,
+Je me fais un chagrin du bonheur de la France.
+ Qu’heureux est le mortel qui, du monde ignoré,
+Vit content de soi-même en un coin retiré ;
+Que l’amour de ce rien qu’on nomme renommée
+N’a jamais enivré d’une vaine fumée ;
+Qui de sa liberté forme tout son plaisir,
+Et ne rend qu’à lui seul compte de son loisir !
+Il n’a point à souffrir d’affronts ni d’injustices,
+Et du peuple inconstant il brave les caprices.
+Mais nous autres faiseurs de livres et d’écrits,
+Sur les bords du Permesse aux louanges nourris,
+Nous ne saurions briser nos fers et nos entraves,
+Du lecteur dédaigneux honorables esclaves.
+Du rang où notre esprit une fois s’est fait voir,
+Sans un fâcheux éclat nous ne saurions déchoir.
+Le public, enrichi du tribut de nos veilles,
+Croit qu’on doit ajouter merveilles sur merveilles.
+Au comble parvenus, il veut que nous croissions :
+Il veut en vieillissant que nous rajeunissions.
+Cependant tout décroît : et moi-même à qui l’âge
+D’aucune ride encor n’a flétri le visage,
+Déjà moins plein de feu, pour animer ma voix
+J’ai besoin du silence et de l’ombre des bois :
+Ma muse, qui se plaît dans leurs routes perdues,
+Ne saurait plus marcher sur le pavé des rues.
+Ce n’est que dans ces bois, propres à m’exciter,
+Qu’Apollon quelquefois daigne encor m’écouter.
+ Ne demande donc plus par quelle humeur sauvage
+Tout l’été, loin de toi, demeurant au village,
+J’y passe obstinément les ardeurs du Lion,
+Et montre pour Paris si peu de passion.
+C’est à toi, Lamoignon, que le rang, la naissance,
+Le mérite éclatant, et la haute éloquence,
+Appellent dans Paris aux sublimes emplois,
+Qu’il sied bien d’y veiller pour le maintien des lois.
+Tu dois là tous tes soins au bien de ta patrie :
+Tu ne t’en peux bannir que l’orphelin ne crie,
+Que l’oppresseur ne montre un front audacieux ;
+Et Thémis pour voir clair a besoin de tes yeux.
+Mais pour moi, de Paris citoyen inhabile,
+Qui ne lui puis fournir qu’un rêveur inutile,
+Il me faut du repos, des prés et des forêts.
+Laisse-moi donc ici, sous leurs ombrages frais,
+Attendre que septembre ait ramené l’automne,
+Et que Cérès contente ait fait place à Pomone.
+Quand Bacchus comblera de ses nouveaux bienfaits
+Le vendangeur ravi de ployer sous le faix,
+Aussitôt ton ami, redoutant moins la ville,
+T’ira joindre à Paris, pour s’enfuir à Bâville.
+Là, dans le seul loisir que Thémis t’a laissé,
+Tu me verras souvent à te suivre empressé ;
+Pour monter à cheval rappelant mon audace,
+Apprenti cavalier galoper sur ta trace.
+Tantôt sur l’herbe assis, au pied de ces coteaux
+Où Polycrène épand ses libérales eaux,
+Lamoignon, nous irons, libres d’inquiétude,
+Discourir des vertus dont tu fais ton étude ;
+Chercher quels sont les biens véritables ou faux ;
+Si l’honnête homme en soi doit souffrir des défauts ;
+Quel chemin le plus droit à la gloire nous guide,
+Ou la vaste science, ou la vertu solide.
+C’est ainsi que chez toi tu sauras m’attacher.
+Heureux si les fâcheux, prompts à nous y chercher,
+N’y viennent point semer l’ennuyeuse tristesse !
+Car, dans ce grand concours d’hommes de toute espèce,
+Que sans cesse à Bâville attire le devoir,
+Au lieu de quatre amis qu’on attendait le soir,
+Quelquefois de fâcheux arrivent trois volées,
+Qui du parc à l’instant assiègent les allées.
+Alors sauve qui peut : et quatre fois heureux
+Qui sait pour s’échapper quelque antre ignoré d’eux !
+
+
+Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
+N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
+
+Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur,
+Emouvoir, étonner, ravir un spectateur !
+Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
+N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
+Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé
+En a fait, sous son nom, verser la Champmeslé.
+Ne crois pas toutefois, par tes savants ouvrages,
+Entraînant tous les cœurs, gagner tous les suffrages.
+Sitôt que d’Apollon un génie inspiré
+Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,
+En cent lieux contre lui les cabales s’amassent ;
+Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent ;
+Et son trop de lumière, importunant les yeux,
+De ses propres amis lui fait des envieux.
+La mort seule ici-bas, en terminant sa vie,
+Peut calmer sur son nom l’injustice et l’envie ;
+Faire au poids du bon sens peser tous ses écrits,
+Et donner à ses vers leur légitime prix.
+ Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,
+Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,
+Mille de ces beaux traits, aujourd’hui si vantés,
+Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
+L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,
+En habits de marquis, en robes de comtesses,
+Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
+Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
+Le commandeur voulait la scène plus exacte ;
+Le vicomte, indigné, sortait au second acte :
+L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
+Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu ;
+L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
+Voulait venger la cour immolée au parterre.
+Mais, sitôt que d’un trait de ses fatales mains,
+La Parque l’eut rayé du nombre des humains,
+On reconnut le prix de sa Muse éclipsée.
+L’aimable Comédie, avec lui terrassée,
+En vain d’un coup si rude espéra revenir,
+Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
+Tel fut chez nous le sort du théâtre comique.
+
+ Toi donc qui, t’élevant sur la scène tragique,
+
+Suis les pas de Sophocle, et, seul de tant d’esprits,
+De Corneille vieilli sais consoler Paris,
+Cesse de t’étonner si l’envie animée,
+Attachant à ton nom sa rouille envenimée,
+La calomnie en main, quelquefois te poursuit.
+En cela, comme en tout, le ciel qui nous conduit,
+Racine, fait briller sa profonde sagesse.
+Le mérite en repos s’endort dans la paresse ;
+Mais par les envieux un génie excité
+Au comble de son art est mille fois monté ;
+Plus on veut l’affaiblir, plus il croît et s’élance.
+Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance ;
+Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus
+Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.
+
+ Moi-même, dont la gloire ici moins répandue
+
+Des pâles envieux ne blesse point la vue,
+Mais qu’une humeur trop libre, un esprit peu soumis
+De bonne heure a pourvu d’utiles ennemis,
+Je dois plus à leur haine, il faut que je l’avoue,
+Qu’au faible et vain talent dont la France me loue.
+Leur venin, qui sur moi brûle de s’épancher,
+Tous les jours en marchant m’empêche de broncher.
+Je songe, à chaque trait que ma plume hasarde,
+Que d’un œil dangereux leur troupe me regarde.
+Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs,
+Et je mets à profit leurs malignes fureurs.
+Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,
+C’est en me guérissant que je sais leur répondre :
+Et plus en criminel ils pensent m’ériger,
+Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.
+
+ Imite mon exemple ; et lorsqu’une cabale,
+
+Un flot de vains auteurs follement te ravale,
+Profite de leur haine et de leur mauvais sens,
+Ris du bruit passager de leurs cris impuissants.
+Que peut contre tes vers une ignorance vaine ?
+Le Parnasse français, ennobli par ta veine,
+Contre tous ces complots saura te maintenir,
+Et soulever pour toi l’équitable avenir.
+Eh ! qui, voyant un jour la douleur vertueuse
+De Phèdre malgré soi perfide, incestueuse,
+D’un si noble travail justement étonné,
+Ne bénira d’abord le siècle fortuné
+Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles,
+Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ?
+
+ Cependant laisse ici gronder quelques censeurs
+
+Qu’aigrissent de tes vers les charmantes douceurs.
+Et qu’importe à nos vers que Perrin les admire ;
+Que l’auteur du Jonas s’empresse pour les lire ;
+Qu’ils charment de Senlis le poète idiot,
+Ou le sec traducteur du français d’Amyot ;
+Pourvu qu’avec éclat leurs rimes débitées
+Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées ;
+Pourvu qu’ils puissent plaire au plus puissant des rois ;
+Qu’à Chantilli Condé les souffre quelquefois ;
+Qu’Enghien en soit touché ; que Colbert et Vivonne,
+Que la Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne,
+Et mille autres qu’ici je ne puis faire entrer,
+À leurs traits délicats se laissent pénétrer?
+Et plût au ciel encor, pour couronner l’ouvrage,
+Que Montausier voulût leur donner son suffrage !
+C’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits.
+Mais pour un tas grossier de frivoles esprits,
+Admirateurs zélés de toute œuvre insipide,
+Que, non loin de la place où Brioché préside,
+Sans chercher dans les vers ni cadence ni son,
+Il s’en aille admirer le savoir de Pradon !
+
+
+ Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire.
+
+Tu sais bien que mon style est né pour la satire;
+Mais mon esprit, contraint de la désavouer,
+Sous ton régne étonnant ne veut plus que louer.
+Tantôt, dans les ardeurs de ce zèle incommode,
+Je songe à mesurer les syllabes d'une ode;
+Tantôt d'une Énéide auteur ambitieux,
+Je m'en forme déjà le plan audacieux :
+Ainsi, toujours flatté d'une douce manie,
+Je sens de jour en jour dépérir mon génie;
+Et mes vers, en ce style ennuyeux, sans appas,
+Déshonorent ma plume, et ne t'honorent pas.
+
+ Encor si ta valeur, à tout vaincre obstinée,
+
+Nous laissoit, pour le moins, respirer une année,
+Peut-être mon esprit, prompt à ressusciter,
+Du temps qu'il a perdu sauroit se racquitter.
+Sur ses nombreux défauts, merveilleux à décrire,
+Le siècle m'offre encor plus d'un bon mot à dire.
+Mais à peine Dinan et Limbourg sont forcés,
+Qu'il faut chanter Bouchain et Condé terrassés.
+Ton courage, affamé de péril et de gloire,
+Court d'exploits en exploits, de victoire en victoire.
+Souvent ce qu'un seul jour te voit exécuter
+Nous laisse pour un an d'actions à conter.
+
+ Que si quelquefois, las de forcer des murailles,
+
+Le soin de tes sujets te rappelle à Versailles,
+Tu viens m'embarrasser de mille autres vertus;
+Te voyant de plus près, je t'admire encor plus.
+Dans les nobles douceurs d'un séjour plein de charmes,
+Tu n'es pas moins héros qu'au milieu des alarmes :
+De ton trône agrandi portant seul tout le faix,
+Tu cultives les arts; tu répands les bienfaits;
+Tu sais récompenser jusqu'aux muses critiques.
+Ah! crois-moi, c'en est trop. Nous autres satiriques,
+Propres à relever les sottises du temps,
+Nous sommes un peu nés pour être mécontents :
+Notre muse, souvent paresseuse et stérile,
+A besoin, pour marcher, de colère et de bile.
+Notre style languit dans un remercîment;
+Mais, grand roi, nous savons nous plaindre élégamment.
+
+ Oh ! que, si je vivois sous les règnes sinistres
+
+De ces rois nés valets de leurs propres ministres,
+Et qui, jamais en main ne prenant le timon,
+Aux exploits de leur temps ne prêtoient que leur nom;
+Que, sans les fatiguer d'une louange vaine,
+Aisément les bons mots couleroient de ma veine !
+Mais toujours sous ton règne il faut se récrier;
+Toujours, les yeux au ciel, il faut remercier.
+Sans cesse à t'admirer ma critique forcée
+N'a plus en écrivant de maligne pensée;
+Et mes chagrins, sans fiel et presque évanouis,
+Font grace à tout le siècle en faveur de Louis.
+En tous lieux cependant la Pharsale approuvée,
+Sans crainte de mes vers, va la tête levée;
+La licence par-tout règne dans les écrits :
+Déja le mauvais sens, reprenant ses esprits,
+Songe à nous redonner des poèmes épiques,
+S'empare des discours mêmes académiques ;
+Perrin a de ses vers obtenu le pardon;
+Et la scène françoise est en proie à Pradon.
+Et moi, sur ce sujet loin d'exercer ma plume,
+J'amasse de tes faits le pénible volume ;
+Et ma muse, occupée à cet unique emploi,
+Ne regarde, n'entend, ne connoît plus que toi.
+
+ Tu le sais bien pourtant, cette ardeur empressée
+
+N'est point en moi l'effet d'une ame intéressée.
+Avant que tes bienfaits courussent me chercber,
+Mon zèle impatient ne se pouvoit cacher :
+Je n'admirois que toi. Le plaisir de le dire
+Vint m'apprendre à louer au sein de la satire.
+Et, depuis que tes dons sont venus m'accabler,
+Loin de sentir mes vers avec eux redoubler,
+Quelquefois, le dirai-je? un remords légitime,
+Au fort de mon ardeur, vient refroidir ma rime.
+Il me semble, grand roi, dans mes nouveaux écrits,
+Que mon encens payé n'est plus du même prix.
+J'ai peur que l'univers, qui sait ma récompense,
+N'impute mes transports à ma reconnoissance;
+Et que par tes présents mon vers décrédité
+N'ait moins de poids pour toi dans la postérité.
+
+ Toutefois je sais vaincre un remords qui te blesse.
+
+Si tout ce qui reçoit des fruits de ta largesse
+A peindre tes exploits ne doit point s'engager,
+Qui d'un si juste soin se pourra donc charger?
+Ah! plutôt de nos sons redoublons l'harmonie:
+Le zéle à mon esprit tiendra lieu de génie.
+Horace tant de fois dans mes vers imité,
+De vapeurs en son temps, comme moi tourmenté,
+Pour amortir le feu de sa rate indocile,
+Dans l'encre quelquefois sut égayer sa bile :
+Mais de la même main qui peignit Tullius,
+Qui d'affronts immortels couvrit Tigellius,
+Il sut fléchir Glicère, il sut vanter Auguste,
+Et marquer sur la lyre une cadence juste.
+Suivons les pas fameux d'un si noble écrivain.
+A ces mots, quelquefois prenant la lyre en main,
+Au récit que pour toi je suis près d'entreprendre,
+Je crois voir les rochers accourir pour m'entendre ;
+Et déja mon vers coule à flots précipités,
+Quand j'entends le lecteur qui me crie : Arrêtez.
+Horace eut cent talents; mais la nature avare
+Ne vous a rien donné qu'un peu d'humeur bizarre :
+Vous passez en audace et Perse et Juvénal;
+Mais sur le ton flatteur Pinchêne est votre égal.
+A ce discours, grand roi, que pourrois-je répondre?
+Je me sens sur ce point trop facile à confondre;
+Et, sans trop relever des reproches si vrais,
+Je m'arrête à l'instant, j'admire et je me tais.
+
+
+Prêt à porter ton nom « de l’Èbre jusqu’au Gange, »
+Croit te prendre aux filets d’une sotte louange.
+
+Dangereux ennemi de tout mauvais flatteur,
+Seignelai, c’est en vain qu’un ridicule auteur,
+Prêt à porter ton nom « de l’Èbre jusqu’au Gange, »
+Croit te prendre aux filets d’une sotte louange.
+Aussitôt ton esprit, prompt à se révolter,
+S’échappe, et rompt le piège où l’on veut l’arrêter.
+Il n’en est pas ainsi de ces esprits frivoles,
+Que tout flatteur endort au son de ses paroles,
+Qui, dans un vain sonnet, placés au rang des dieux,
+Se plaisent à fouler l’Olympe radieux;
+Et, fiers du haut étage où La Serre les loge,
+Avalent sans dégoût le plus grossier éloge.
+Tu ne te repais point d’encens à si bas prix.
+Non que tu sois pourtant de ces rudes esprits
+Qui regimbent toujours, quelque main qui les flatte.
+Tu souffres la louange adroite et délicate,
+Dont la trop forte odeur n’ébranle point les sens.
+Mais un auteur novice à répandre l’encens,
+Souvent à son héros, dans un bizarre ouvrage,
+Donne de l’encensoir au travers du visage;
+Va louer Monterey d’Oudenarde forcé,
+Ou vante aux électeurs Turenne repoussé.
+Tout éloge imposteur blesse une âme sincère.
+Si, pour faire sa cour à ton illustre père,
+Seignelay, quelque auteur, d’un faux zèle emporté,
+Au lieu de peindre en lui la noble activité,
+La solide vertu, la vaste intelligence,
+Le zèle pour son roi, l’ardeur, la vigilance,
+La constante équité, l’amour pour les beaux-arts,
+Lui donnait les vertus d’Alexandre ou de Marts,
+Et, pouvant justement l’égaler à Mécène,
+Le comparait au fils de Pelée ou d’Alcmène:
+Ses yeux, d’un tel discours faiblement éblouis,
+Bientôt dans ce tableau reconnaîtraient Louis;
+Et glaçant d’un regard la muse et le poète,
+Imposeraient silence à sa verve indiscrète.
+Un cœur noble est content de ce qu’il trouve en lui
+Et ne s’applaudit point des qualités d’autrui.
+Que me sert en effet qu’un admirateur fade
+Vante mon embonpoint, si je me sens malade,
+Si dans cet instant même un feu séditieux
+Fait bouillonner mon sang et pétiller mes yeux ?
+Rien n’est beau que le vrai: le vrai seul est aimable;
+Il doit régner partout, et même dans la fable:
+De toute fiction l’adroite fausseté
+Ne tend qu’à faire aux yeux briller la vérité.
+
+ Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces,
+
+Sont recherchés du peuple, et reçus chez les princes ?
+Ce n’est pas que leurs sons, agréables, nombreux,
+Soient toujours à l’oreille également heureux;
+Qu’en plus d’un lieu le sens n’y gêne la mesure,
+Et qu’un mot quelquefois n’y brave la césure:
+Mais c’est qu’en eux le vrai, du mensonge vainqueur,
+Partout se montre aux yeux, et va saisir le cœur;
+Que le bien et le mal y sont prisés au juste;
+Que jamais un faquin n’y tint un rang auguste;
+Et que mon cœur, toujours conduisant mon esprit,
+Ne dit rien aux lecteurs qu’à soi-même il n’ait dit.
+Ma pensée au grand jour partout s’offre et s’expose;
+Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.
+C’est par là quelquefois que ma rime surprend;
+C’est là ce que n’ont point Jonas ni Childebrand,
+Ni tous ces vains amas de frivoles sornettes,
+Montre, Miroir d’amour, Amitiés, Amourettes,
+Dont le titre souvent est l’unique soutien,
+Et qui, parlant beaucoup, ne disent jamais rien.
+
+ Mais peut-être, enivré des vapeurs de ma muse,
+
+Moi-même en ma faveur, Seignelay, je m’abuse.
+Cessons de nous flatter. Il n’est esprit si droit
+Qui ne soit imposteur et faux par quelque endroit.
+Sans cesse on prend le masque, et, quittant la nature,
+On craint de se montrer sous sa propre figure.
+Par là le plus sincère assez souvent déplaît.
+Rarement un esprit ose être ce qu’il est.
+Vois-tu cet importun que tout le monde évite,
+Cet homme à toujours fuir, qui jamais ne vous quitte?
+Il n’est pas sans esprit; mais, né triste et pesant,
+Il veut être folâtre, évaporé, plaisant;
+Il s’est fait de sa joie une loi nécessaire,
+Et ne déplaît enfin que pour vouloir trop plaire.
+La simplicité plaît sans étude et sans art.
+Tout charme en un enfant dont la langue sans fard,
+A peine du filet encor débarrassée,
+Sait d’un air innocent bégayer sa pensée.
+Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant;
+Mais la nature est vraie, et d’abord on la sent;
+C’est elle seule en tout qu’on admire et qu’on aime.
+Un esprit né chagrin plaît par son chagrin même.
+Chacun pris dans son air est agréable en soi:
+Ce n’est que l’air d’autrui qui peut déplaire en moi.
+
+ Ce marquis était né doux, commode, agréable;
+
+On vantait en tous lieux son ignorance aimable;
+Mais, depuis quelques mois devenu grand docteur,
+Il a pris un faux air, une sotte hauteur;
+Il ne veut plus parler que de rime et de prose;
+Des auteurs décriés il prend en main la cause;
+Il rit du mauvais goût de tant d’hommes divers,
+Et va voir l’opéra seulement pour les vers.
+Voulant se redresser, soi-même on s’estropie,
+Et d’un original on fait une copie.
+L’ignorance vaut mieux qu’un savoir affecté.
+Rien n’est beau, je reviens, que par la vérité:
+C’est par elle qu’on plaît, et qu’on peut longtemps plaire.
+L’esprit lasse aisément, si le cœur n’est sincère.
+En vain par sa grimace un bouffon odieux
+A table nous fait rire et divertit nos yeux:
+Ses bons mots ont besoin de farine et de plâtre.
+Prenez-le tête à tête, ôtez-lui son théâtre;
+Ce n’est plus qu’un cœur bas, un coquin ténébreux;
+Son visage essuyé n’a plus rien que d’affreux.
+J’aime un esprit aisé qui se montre, qui s’ouvre,
+Et qui plaît d’autant plus, que plus il se découvre.
+Mais la seule vertu peut souffrir la clarté:
+Le vice, toujours sombre, aime l’obscurité;
+Pour paraître au grand jour il faut qu’il se déguise;
+C’est lui qui de nos mœurs a banni la franchise.
+
+ Jadis l’homme vivait au travail occupé,
+
+Et, ne trompant jamais, n’était jamais trompé.
+On ne connaissait point la ruse et l’imposture;
+Le Normand même alors ignorait le parjure.
+Aucun rhéteur encore, arrangeant le discours,
+N’avait d’un art menteur enseigné les détours.
+Mais sitôt qu’aux humains, faciles à séduire,
+L’abondance eut donné le loisir de se nuire,
+La mollesse amena la fausse vanité.
+Chacun chercha pour plaire un visage emprunté.
+Pour éblouir les yeux, la fortune arrogante
+Affecta d’étaler une pompe insolente;
+L’or éclata partout sur les riches habits;
+On polit l’émeraude, on tailla le rubis,
+Et la laine et la soie, en cent façons nouvelles,
+Apprirent à quitter leurs couleurs naturelles.
+La trop courte beauté monta sur des patins;
+La coquette tendit ses lacs tous les matins;
+Et, mettant la céruse et le plâtre en usage,
+Composa de sa main les fleurs de son visage.
+L’ardeur de s’enrichir chassa la bonne foi:
+Le courtisan n’eut plus de sentiments à soi.
+Tout ne fut plus que fard, qu’erreur, que tromperie;
+On vit partout régner la basse flatterie.
+Le Parnasse surtout, fécond en imposteurs,
+Diffama le papier par ses propos menteurs.
+De là vint cet amas d’ouvrages mercenaires,
+Stances, odes, sonnets, épîtres liminaires,
+Où toujours le héros passe pour sans pareil,
+Et, fût-il louche et borgne, est réputé soleil.
+
+ Ne crois pas, toutefois, sur ce discours bizarre,
+
+Que, d’un frivole encens malignement avare,
+J’en veuille sans raison frustrer tout l’univers.
+La louange agréable est l’âme des beaux vers.
+Mais je tiens, comme toi, qu’il faut qu’elle soit vraie,
+Et que son tour adroit n’ait rien qui nous effraie.
+Alors, comme j’ai dit, tu la sais écouter,
+Et sans crainte à tes yeux on pourrait t’exalter.
+Mais sans t’aller chercher des vertus dans les nues,
+Il faudrait peindre en toi des vérités connues;
+Décrire ton esprit ami de la raison,
+Ton ardeur pour ton roi, puisée en ta maison:
+A servir ses desseins ta vigilance heureuse;
+Ta probité sincère, utile, officieuse.
+Tel, qui hait à se voir peint en de faux portraits,
+Sans chagrin voit tracer ses véritables traits.
+Condé même, Condé, ce héros formidable,
+Et, non moins qu’aux Flamands, aux flatteurs redoutable,
+Ne s’offenserait pas si quelque adroit pinceau
+Traçait de ses exploits le fidèle tableau;
+Et dans Seneffe en feu contemplant sa peinture,
+Ne désavoûrait pas Malherbe ni Voiture.
+Mais malheur au poète insipide, odieux,
+Qui viendrait le glacer d’un éloge ennuyeux!
+Il aurait beau crier: « Premier prince du monde!
+Courage sans pareil! lumière sans seconde! »
+Ses vers, jetés d’abord sans tourner le feuillet,
+Iraient dans l’antichambre amuser Pacolet.
+
+
+
+
+
+ J'ai beau vous arrêter, ma remontrance est vaine;
+
+Allez, partez, mes Vers, dernier fruit de ma veine.
+C'est trop languir chez moi dans un obscur séjour :
+La prison vous déplaît, vous cherchez le grand jour;
+Et déja chez Barbin, ambitieux libelles,
+Vous brûlez d'étaler vos feuilles criminelles.
+Vains et foibles enfants dans ma vieillesse nés,
+Vous croyez sur les pas de vos heureux aînés
+Voir bientôt vos bons mots, passant du peuple aux princes,
+Charmer également la ville et les provinces;
+Et, par le prompt effet d'un sel réjouissant,
+Devenir quelquefois proverbes en naissant.
+Mais perdez cette erreur dont l'appas vous amorce.
+Le temps n'est plus, mes Vers, où ma muse en sa force,
+Du Parnasse françois formant les nourrissons,
+De si riches couleurs habilloit ses leçons;
+Quand mon esprit, poussé d'un courroux légitime,
+Vint devant la raison plaider contre la rime;
+A tout le genre humain sut faire le procès,
+Et s'attaqua soi-même avec tant de succès.
+Alors il n'étoit point de lecteur si sauvage
+Qui ne se déridât en lisant mon ouvrage,
+Et qui, pour s'égayer, souvent dans ses discours,
+D'un mot pris en mes vers n'empruntât le secours.
+
+ Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse venue,
+
+Sous mes faux cheveux blonds déja toute chenue,
+A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesants,
+Onze lustres complets, surchargés de trois ans,
+Cessez de présumer dans vos folles pensées,
+Mes Vers, de voir en foule à vos rimes glacées
+Courir, l'argent en main, les lecteurs empressés.
+Nos beaux jours sont finis, nos honneurs sont passés;
+Dans peu vous allez voir vos froides rêveries
+Du public exciter les justes moqueries;
+Et leur auteur, jadis à Regnier préféré,
+A Pinchêne, à Linière, à Perrin comparé.
+Vous aurez beau crier: « O vieillesse ennemie !
+« N'a-t-il donc tant vécu que pour cette infamie »?
+Vous n'entendrez par-tout qu'injurieux brocards
+Et sur vous et sur lui fondre de toutes parts.
+
+ Que veut-il? dira-t-on; quelle fougue indiscrète
+
+Ramène sur les rangs encor ce vain athlète?
+Quels pitoyables vers! quel style languissant!
+Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant,
+De peur que tout-à-coup, efflanqué, sans haleine,
+Il ne laisse en tombant son maître sur l'arène.
+Ainsi s'expliqueront nos censeurs sourcilleux,
+Et bientôt vous verrez mille auteurs pointilleux,
+Pièce à pièce épluchant vos sons et vos paroles,
+Interdire chez vous l'entrée aux hyperboles;
+Traiter tout noble mot de terme hasardeux,
+Et dans tous vos discours, comme monstres hideux,
+Huer la métaphore et la métonymie,
+Grands mots que Pradon croit des termes de chimie ;
+Vous soutenir qu'un lit ne peut être effronté;
+Que nommer la luxure est une impureté,
+En vain contre ce flot d'aversion publique
+Vous tiendrez quelque temps ferme sur la boutique ;
+Vous irez à la fin, honteusement exclus,
+Trouver au magasin Pyrame et Régulus,
+Ou couvrir chez Thierry, d'une feuille encor neuve.
+Les méditations de Buzée et d'Hayneuve;
+Puis, en tristes lambeaux semés dans les marchés,
+Souffrir tous les affronts au Jonas reprochés.
+Mais quoi! de ces discours bravant la vaine attaque,
+Déja, comme les vers de Cinna, d'Andromaque,
+Vous croyez à grands pas chez la postérité
+Courir, marqués au coin de l'immortalité!
+Eh bien! contentez donc l'orgueil qui vous enivre;
+Montrez-vous, j'y consens : mais du moins dans mon livre
+Commencez par vous joindre à mes premiers écrits.
+C'est là qu'à la faveur de vos frères chéris,
+Peut-être enfin soufferts comme enfants de ma plume,
+Vous pourrez vous sauver, épars dans le volume.
+Que si mêmes un jour le lecteur gracieux,
+Amorcé par mon nom, sur vous tourne les yeux,
+Pour m'en récompenser, mes Vers, avec usure,
+De votre auteur alors faites-lui la peinture :
+Et sur-tout prenez soin d'effacer bien les traits
+Dont tant de peintres faux ont flétri mes portraits.
+Déposez hardiment qu'au fond cet homme horrible,
+Ce censeur qu'ils ont peint si noir et si terrible,
+Fut un esprit doux, simple, ami de l'équité,
+Qui, cherchant dans ses vers la seule vérité,
+Fit, sans être malin, ses plus grandes malices,
+Et qu'enfin sa candeur seule a fait tous ses vices.
+Dites que, harcelé par les plus vils rimeurs,
+Jamais, blessant leurs vers, il n'effleura leurs moeurs :
+Libre dans ses discours, mais pourtant toujours sage,
+Assez foible de corps, assez doux de visage,
+Ni petit, ni trop grand, très peu voluptueux,
+Ami de la vertu plutôt que vertueux.
+
+ Que si quelqu'un, mes Vers, alors vous importune
+
+Pour savoir mes parents, ma vie et ma fortune,
+Contez-lui qu'allié d'assez hauts magistrats,
+Fils d'un père greffier, né d'aïeux avocats,
+Dès le berceau perdant une fort jeune mère,
+Réduit seize ans après à pleurer mon vieux père,
+J'allai d'un pas hardi, par moi-même guidé,
+Et de mon seul génie en marchant secondé,
+Studieux amateur et de Perse et d'Horace,
+Assez près de Régnier m'asseoir sur le Parnasse;
+Que, par un coup du sort au grand jour amené,
+Et des bords du Permesse à la cour entraîné,
+Je sus, prenant l'essor par des routes nouvelles,
+Élever assez haut mes poétiques ailes;
+Que ce roi dont le nom fait trembler tant de rois
+Voulut bien que ma main crayonnât ses exploits;
+Que plus d'un grand m'aima jusques à la tendresse;
+Que ma vue à Colbert inspiroit l'alégresse;
+Qu'aujourd'hui même encor, de deux sens affaibli,
+Retiré de la cour, et non mis en oubli,
+Plus d'un héros, épris des fruits de mon étude,
+Vient quelquefois chez moi goûter la solitude.
+
+ Mais des heureux regards de mon astre étonnant
+
+Marquez bien cet effet encor plus surprenant,
+Qui dans mon souvenir aura toujours sa place :
+Que de tant d'écrivains de l'école d'Ignace
+Étant, comme je suis, ami si déclaré,
+Ce docteur toutefois si craint, si révéré,
+Qui contre eux de sa plume épuisa l'énergie,
+Arnauld, le grand Arnauld, fit mon apologie.
+Sur mon tombeau futur, mes Vers, pour l'énoncer,
+Courez en lettres d'or de ce pas vous placer :
+Allez, jusqu'où l'Aurore en naissant voit l'Hydaspe,
+Chercher, pour l'y graver, le plus précieux jaspe :
+Sur-tout à mes rivaux sachez bien l'étaler.
+
+ Mais je vous retiens trop. C'est assez vous parler.
+
+Déja, plein du beau feu qui pour vous le transporte,
+Barbin impatient chez moi frappe à la porte :
+Il vient pour vous chercher. C'est lui : j'entends sa voix.
+Adieu, mes Vers, adieu, pour la dernière fois.
+
+
+
+Toutefois, n’en déplaise aux transports frénétiques
+Du fougueux moine auteur des troubles germaniques,
+
+
+Docte abbé, tu dis vrai ; l’homme, au crime attaché,
+En vain, sans aimer Dieu, croit sortir du péché.
+Toutefois, n’en déplaise aux transports frénétiques
+Du fougueux moine auteur des troubles germaniques,
+Des tourments de l’enfer la salutaire peur
+N’est pas toujours l’effet d’une noire vapeur
+Qui, de remords sans fruit agitant le coupable,
+Aux yeux de Dieu le rende encor plus haïssable.
+Cette utile frayeur, propre à nous pénétrer,
+Vient souvent de la grâce en nous prête d’entrer,
+Qui veut dans notre cœur se rendre la plus forte ;
+Et, pour se faire ouvrir, déjà frappe à la porte.
+
+ Si le pécheur, poussé de ce saint mouvement,
+
+Reconnaissant son crime, aspire au sacrement,
+Souvent Dieu tout à coup d’un vrai zèle l’enflamme ;
+Le Saint-Esprit revient habiter dans son âme,
+Y convertit enfin les ténèbres en jour,
+Et la crainte servile en filial amour.
+C’est ainsi que souvent la sagesse suprême
+Pour chasser le démon se sert du démon même.
+
+ Mais lorsqu’en sa malice un pécheur obstiné,
+
+Des horreurs de l’enfer vainement étonné,
+Loin d’aimer, humble fils, son véritable père,
+Craint et regarde Dieu comme un tyran sévère,
+Au bien qu’il nous promet ne trouve aucun appas,
+Et souhaite en son cœur que ce Dieu ne soit pas :
+En vain, la peur sur lui remportant la victoire,
+Aux pieds d’un prêtre il court décharger sa mémoire ;
+Vil esclave toujours sous le joug du péché,
+Au démon qu’il redoute il demeure attaché.
+L’amour, essentiel à notre pénitence,
+Doit être l’heureux fruit de notre repentance.
+Non, quoi que l’ignorance enseigne sur ce point,
+Dieu ne fait jamais grâce à qui ne l’aime point.
+A le chercher la peur nous dispose et nous aide :
+Mais il ne vient jamais, que l’amour ne succède.
+Cessez de m’opposer vos discours imposteurs,
+Confesseurs insensés, ignorants séducteurs,
+Qui, pleins des vains propos que l’erreur vous débite
+Vous figurez qu’en vous un pouvoir sans limite
+Justifie à coup sûr tout pécheur alarmé,
+Et que sans aimer Dieu l’on peut en être aimé.
+
+ Quoi donc ! cher Renaudot, un chrétien effroyable,
+
+Qui jamais, servant Dieu, n’eut d’objet que le diable,
+Pourra, marchant toujours dans des sentiers maudits,
+Par des formalités gagner le paradis!
+Et parmi les élus, dans la gloire éternelle,
+Pour quelques sacrements reçus sans aucun zèle,
+Dieu fera voir aux yeux des saints épouvantés
+Son ennemi mortel assis à ses côtés !
+Peut-on se figurer de si folles chimères ?
+On voit pourtant, on voit des docteurs même austères
+Qui, les semant partout, s’en vont pieusement
+De toute piété saper le fondement ;
+Qui, le cœur infecté d’erreurs si criminelles,
+Se disent hautement les purs, les vrais fidèles ;
+Traitant d’abord d’impie et d’hérétique affreux
+Quiconque ose pour Dieu se déclarer contre eux.
+De leur audace en vain les vrais chrétiens gémissent :
+Prêts à la repousser, les plus hardis mollissent,
+Et, voyant contre Dieu le diable accrédité,
+N’osent qu’en bégayant prêcher la vérité.
+Mollirons-nous aussi ? Non ; sans peur, sur ta trace,
+Docte abbé, de ce pas j’irai leur dire en face :
+Ouvrez les yeux enfin, aveugles dangereux ;
+Oui, je vous le soutiens, il serait moins affreux
+De ne point reconnaître un Dieu maître du monde,
+Et qui régle à son gré le ciel, la terre et l’onde,
+Qu’en avouant qu’il est, et qu’il sut tout former,
+D’oser dire qu’on peut lui plaire sans l’aimer.
+Un si bas, si honteux, si faux christianisme
+Ne vaut pas des Platons l’éclairé paganisme ;
+Et chérir les vrais biens, sans en savoir l’auteur,
+Vaut mieux que, sans l’aimer, connaître un créateur.
+Expliquons-nous pourtant. Par cette ardeur si sainte,
+Que je veux qu’en un cœur amène enfin la crainte,
+Je n’entends pas ici ce doux saisissement,
+Ces transports pleins de joie et de ravissement
+Qui font des bienheureux la juste récompense,
+Et qu’un cœur rarement goûte ici par avance.
+Dans nous l’amour de Dieu, fécond en saints désirs,
+N’y produit pas toujours de sensibles plaisirs.
+Souvent le cœur qui l’a ne le sait pas lui-même :
+Tel craint de n’aimer pas, qui sincèrement aime ;
+Et tel croit au contraire être brûlant d’ardeur,
+Qui n’eut jamais pour Dieu que glace et que froideur.
+C’est ainsi quelquefois qu’un indolent mystique,
+Au milieu des péchés tranquille fanatique,
+Du plus parfait amour pense avoir l’heureux don,
+Et croit posséder Dieu dans les bras du démon.
+
+ Voulez-vous donc savoir si la foi dans votre âme
+
+Allume les ardeurs d’une sincère flamme?
+Consultez-vous vous-même. A ses règles soumis,
+Pardonnez-vous sans peine à tous vos ennemis ?
+Combattez-vous vos sens ? domptez-vous vos faiblesses ?
+Dieu dans le pauvre est-il l’objet de vos largesses ?
+Enfin dans tous ses points pratiquez-vous sa loi ?
+Oui, dites-vous. Allez, vous l’aimez, croyez-moi.
+Qui fait exactement ce que ma loi commande,
+A pour moi, dit ce Dieu, l’amour que je demande.
+Faites-le donc ; et, sûr qu’il nous veut sauver tous,
+Ne vous alarmez point pour quelques vains dégoûts
+Qu’en sa ferveur souvent la plus sainte âme éprouve :
+Marchez, courez à lui : qui le cherche le trouve ;
+Et plus de votre cœur il parait s’écarter,
+Plus par vos actions songez à l’arrêter.
+Mais ne soutenez point cet horrible blasphème,
+Qu’un sacrement reçu, qu’un prêtre, que Dieu même,
+Quoi que vos faux docteurs osent vous avancer,
+De l’amour qu’on lui doit puissent vous dispenser.
+
+ Mais s’il faut qu’avant tout, dans une âme chrétienne,
+
+Diront ces grands docteurs, l’amour de Dieu survienne,
+Puisque ce seul amour suffit pour nous sauver,
+De quoi le sacrement viendra-t-il nous laver?
+Sa vertu n’est donc plus qu’une vertu frivole ?
+Oh ! le bel argument digne de leur école !
+Quoi ! dans l’amour divin en nos cœurs allumé,
+Le vœu du sacrement n’est-il pas renfermé ?
+Un païen converti, qui croit un Dieu suprême,
+Peut-il être chrétien qu’il n’aspire au baptême,
+Ni le chrétien en pleurs être vraiment touché,
+Qu’il ne veuille à l’église avouer son péché ?
+Du funeste esclavage où le démon nous traîne,
+C’est le sacrement seul qui peut rompre la chaîne :
+Aussi l’amour d’abord y court avidement ;
+Mais lui-même il en est l’âme et le fondement.
+Lorsqu’un pécheur, ému d’une humble repentance,
+Par les degrés prescrits court à la pénitence,
+S’il n’y peut parvenir, Dieu sait les supposer.
+Le seul amour manquant ne peut point s’excuser :
+C’est par lui que dans nous la grâce fructifie ;
+C’est lui qui nous ranime et qui nous vivifie ;
+Pour nous rejoindre à Dieu, lui seul est le lien ;
+Et sans lui, foi, vertus, sacrements, tout n’est rien.
+
+ A ces discours pressants que saurait-on répondre?
+
+Mais approchez ; je veux encor mieux vous confondre,
+Docteurs. Dites-moi donc : quand nous sommes absous,
+Le Saint-Esprit est-il, ou n’est-il pas en nous ?
+S’il est en nous, peut-il, n’étant qu’amour lui-même,
+Ne nous échauffer point de son amour suprême ?
+Et s’il n’est pas en nous, Satan toujours vainqueur
+Ne demeure-t-il pas maître de notre cœur ?
+Avouez donc qu’il faut qu’en nous l’amour renaisse :
+Et n’allez point, pour fuir la raison qui vous presse,
+Donner le nom d’amour au trouble inanimé
+Qu’au cœur d’un criminel la peur seule a formé.
+L’ardeur qui justifie, et que Dieu nous envoie,
+Quoique ici-bas souvent inquiète et sans joie,
+Est pourtant cette ardeur, ce même feu d’amour,
+Dont brûle un bienheureux en l’éternel séjour.
+Dans le fatal instant qui borne notre vie,
+Il faut que de ce feu notre âme soit remplie ;
+Et Dieu, sourd à nos cris s’il ne l’y trouve pas,
+Ne l’y rallume plus après notre trépas.
+Rendez-vous donc enfin à ces clairs syllogismes ;
+Et ne prétendez plus, par vos confus sophismes,
+Pouvoir encore aux yeux du fidèle éclairé
+Cacher l’amour de Dieu, dans l’école égaré.
+Apprenez que la gloire où le ciel nous appelle
+Un jour des vrais enfants doit couronner le zèle,
+Et non les froids remords d’un esclave craintif,
+Où crut voir Abéli quelque amour négatif.
+
+ Mais quoi ! j’entends déjà plus d’un fier scolastique
+
+Qui, me voyant ici, sur ce ton dogmatique,
+En vers audacieux traiter ces points sacrés,
+Curieux, me demande où j’ai pris mes degrés ;
+Et si, pour m’éclairer sur ces sombres matières,
+Deux cents auteurs extraits m’ont prêté leurs lumières.
+Non. Mais pour décider que l’homme, qu’un chrétien
+Est obligé d’aimer l’unique auteur du bien,
+Le Dieu qui le nourrit, le Dieu qui le fit naître,
+Qui nous vint par sa mort donner un second être,
+Faut-il avoir reçu le bonnet doctoral,
+Avoir extrait Gamache, Isambert et du Val ?
+Dieu dans son livre saint, sans chercher d’autre ouvrage
+Ne l’a-t-il pas écrit lui-même à chaque page ?
+De vains docteurs encore, ô prodige honteux !
+Oseront nous en faire un problème douteux ;
+Viendront traiter d’erreur digne de l’anathème
+L’indispensable loi d’aimer Dieu pour lui-même,
+Et, par un dogme faux dans nos jours enfanté,
+Des devoirs du chrétien rayer la charité !
+
+ Si j’allais consulter chez eux le moins sévère,
+
+Et lui disais : Un fils doit-il aimer son père ?
+Ah ! peut-on en douter? dirait-il brusquement.
+Et quand je leur demande en ce même moment :
+L’homme, ouvrage d’un Dieu seul bon et seul aimable
+Doit-il aimer ce Dieu, son père véritable ?
+Leur plus rigide auteur n’ose le décider,
+Et craint, en l’affirmant, de se trop hasarder !
+
+ Je ne m’en puis défendre ; il faut que je t’écrive
+
+La figure bizarre, et pourtant assez vive,
+Que je sus l’autre jour employer dans son lieu,
+Et qui déconcerta ces ennemis de Dieu.
+Au sujet d’un écrit qu’on nous venait de lire,
+Un d’entre eux m’insulta sur ce que j’osai dire
+Qu’il faut, pour être absous d’un crime confessé,
+Avoir pour Dieu du moins un amour commencé.
+Ce dogme, me dit-il, est un pur calvinisme.
+Ô ciel ! me voilà donc dans l’erreur, dans le schisme,
+Et partant réprouvé ! Mais, poursuivis-je alors,
+Quand Dieu viendra juger les vivants et les morts,
+Et des humbles agneaux, objets de sa tendresse,
+Séparera des boucs la troupe pécheresse,
+À tous il nous dira, sévère ou gracieux,
+Ce qui nous fit impurs ou justes à ses yeux.
+Selon vous donc, à moi réprouvé, bouc infâme :
+« Va brûler, dira-t-il, en l’éternelle flamme,
+Malheureux qui soutins que l’homme dut m’aimer,
+Et qui, sur ce sujet trop prompt à déclamer,
+Prétendis qu’il fallait, pour fléchir ma justice,
+Que le pécheur, touché de l’horreur de son vice,
+De quelque ardeur pour moi sentît les mouvements,
+Et gardât le premier de mes commandements ! »
+Dieu, si je vous en crois, me tiendra ce langage :
+Mais à vous, tendre agneau, son plus cher héritage,
+Orthodoxe ennemi d’un dogme si blâmé :
+« Venez, vous dira-t-il, venez, mon bien-aimé ;
+Vous qui, dans les détours de vos raisons subtiles,
+Embarrassant les mots d’un des plus saints conciles,
+Avez délivré l’homme, ô l’utile docteur !
+De l’important fardeau d’aimer son créateur ;
+Entrez au ciel : venez, comblé de mes louanges,
+Du besoin d’aimer Dieu désabuser les anges ! »
+
+ À de tels mots, si Dieu pouvait les prononcer,
+
+Pour moi je répondrais, je crois, sans l’offenser :
+Oh! que pour vous mon cœur, moins dur et moins farouche,
+Seigneur, n’a-t-il hélas ! parlé comme ma bouche !
+Ce serait ma réponse à ce Dieu fulminant.
+Mais vous, de ses douceurs objet fort surprenant,
+Je ne sais pas comment, ferme en votre doctrine,
+Des ironiques mots de sa bouche divine
+Vous pourriez, sans rougeur et sans confusion
+Soutenir l’amertume et la dérision.
+
+ L’audace du docteur, par ce discours frappée,
+
+Demeura sans réplique à ma prosopopée.
+Il sortit tout à coup, et, murmurant tout bas
+Quelques termes d’aigreur que je n’entendis pas,
+S’en alla chez Binsfeld, ou chez Basile Ponce,
+Sur l’heure à mes raisons chercher une réponse.
+
+
+Antoine, gouverneur de mon jardin d’Auteuil,
+Qui diriges chez moi l’if et le chèvrefeuil,
+
+
+ Laborieux valet du plus commode maître
+
+Qui pour te rendre heureux ici-bas pouvait naître,
+Antoine, gouverneur de mon jardin d’Auteuil,
+Qui diriges chez moi l’if et le chèvrefeuil,
+Et sur mes espaliers, industrieux génie,
+Sais si bien exercer l’art de la Quintinie;
+Oh ! que de mon esprit triste et mal ordonné,
+Ainsi que de ce champ par toi si bien orné,
+Ne puis-je faire ôter les ronces, les épines,
+Et des défauts sans nombre arracher les racines !
+
+ Mais parle : raisonnons. Quand, du matin au soir,
+
+Chez moi, poussant la bêche, ou portant l’arrosoir,
+Tu fais d’un sable aride une terre fertile,
+Et rends tout mon jardin à tes lois si docile,
+Que dis-tu de m’y voir rêveur, capricieux,
+Tantôt baissant le front, tantôt levant les yeux,
+Des paroles dans l’air par élans envolées
+Effrayer les oiseaux perchés dans mes allées ?
+Ne soupçonnes-tu point qu’agité du démon
+Ainsi que ce cousin des quatre fils Aimon
+Dont tu lis quelquefois la merveilleuse histoire,
+Je rumine en marchant quelque endroit du grimoire ?
+Mais non : tu te souviens qu’au village on t’a dit
+Que ton maître est nommé pour coucher par écrit
+Les faits d’un roi plus grand en sagesse, en vaillance,
+Que Charlemagne aidé des douze pairs de France.
+Tu crois qu’il y travaille, et qu’au long de ce mur,
+Peut-être en ce moment il prend Mons et Namur.
+
+ Que penserais-tu donc, si l’on t’allait apprendre
+
+Que ce grand chroniqueur des gestes d’Alexandre,
+Aujourd’hui méditant un projet tout nouveau,
+S’agite, se démène, et s’use le cerveau,
+Pour te faire à toi-même en rimes insensées
+Un bizarre portrait de ses folles pensées ?
+Mon maître, dirais-tu, passe pour un docteur ;
+Et parle quelquefois mieux qu’un prédicateur :
+Sous ces arbres pourtant, de si vaines sornettes
+Il n’irait point troubler la paix de ces fauvettes,
+S’il lui fallait toujours, comme moi, s’exercer,
+Labourer, couper, tondre, aplanir, palisser;
+Et, dans l’eau de ces puits sans relâche tirée,
+De ce sable étancher la soif démesurée.
+
+ Antoine, de nous deux tu crois donc, je le voi,
+
+Que le plus occupé dans ce jardin, c’est toi ?
+Oh ! que tu changerais d’avis et de langage,
+Si deux jours seulement, libre du jardinage,
+Tout à coup devenu poète et bel esprit,
+Tu t’allais engager à polir un écrit
+Qui dît, sans s’avilir, les plus petites choses ;
+Fît des plus secs chardons des œillets et des roses ;
+Et sût, même aux discours de la rusticité,
+Donner de l’élégance et de la dignité ;
+Un ouvrage, en un mot, qui, juste en tous ses termes
+Sût plaire à d’Aguesseau, sût satisfaire Termes ;
+Sût, dis-je, contenter, en paraissant au jour,
+Ce qu’ont d’esprits plus fins et la ville et la cour !
+Bientôt de ce travail revenu sec et pâle,
+Et le teint plus jauni que de vingt ans de hâle,
+Tu dirais, reprenant ta pelle et ton râteau :
+J’aime mieux mettre encor cent arpents au niveau,
+Que d’aller follement, égaré dans les nues,
+Me lasser à chercher des visions cornues,
+Et, pour lier des mots si mal s’entr’accordants,
+Prendre dans ce jardin la lune avec les dents.
+Approche donc, et viens ; qu’un paresseux t’apprenne,
+Antoine, ce que c’est que fatigue et que peine.
+L’homme ici-bas, toujours inquiet et gêné,
+Est, dans le repos même, au travail condamné.
+La fatigue l’y suit. C’est en vain qu’aux poètes
+Les neuf trompeuses Sœurs dans leurs douces retraites
+Promettent du repos sous leurs ombrages frais :
+Dans ces tranquilles bois pour eux plantés exprès,
+La cadence aussitôt, la rime, la césure,
+La riche expression, la nombreuse mesure,
+Sorcières dont l’amour sait d’abord les charmer,
+De fatigues sans fin viennent les consumer.
+Sans cesse poursuivant ces fugitives fées,
+On voit sous les lauriers haleter les Orphées.
+Leur esprit toutefois se plait dans son tourment,
+Et se fait de sa peine un noble amusement.
+Mais je ne trouve point de fatigue si rude,
+Que l’ennuyeux loisir d’un mortel sans étude,
+Qui jamais ne sortant de sa stupidité,
+Soutient, dans les langueurs de son oisiveté,
+D’une lâche indolence esclave volontaire,
+Le pénible fardeau de n’avoir rien à faire.
+Vainement offusqué de ses pensers épais,
+Loin du trouble et du bruit il croit trouver la paix :
+Dans le calme odieux de sa sombre paresse,
+Tous les honteux plaisirs, enfants de la mollesse,
+Usurpant sur son âme un absolu pouvoir,
+De monstrueux désirs le viennent émouvoir,
+Irritent de ses sens la fureur endormie,
+Et le font le jouet de leur triste infamie.
+Puis sur leurs pas soudain arrivent les remords :
+Et bientôt avec eux tous les fléaux du corps,
+La pierre, la colique et les gouttes cruelles ;
+Guenaud, Rainsant, Brayer, presque aussi tristes qu’elles,
+Chez l’indigne mortel courent tous s’assembler,
+De travaux douloureux le viennent accabler ;
+Sur le duvet d’un lit, théâtre de ses gênes,
+Lui font scier des rocs, lui font fendre des chênes,
+Et le mettent au point d’envier ton emploi.
+Reconnais donc, Antoine, et conclus avec moi
+Que la pauvreté mâle, active et vigilante,
+Est, parmi les travaux, moins lasse et plus contente
+Que la richesse oisive au sein des voluptés.
+ Je te vais sur cela prouver deux vérités :
+L’une, que le travail, aux hommes nécessaire,
+Fait leur félicité plutôt que leur misère ;
+Et l’autre, qu’il n’est point de coupable en repos.
+C’est ce qu’il faut ici montrer en peu de mots.
+Suis-moi donc. Mais je vois, sur ce début de prône,
+Que ta bouche déjà s’ouvre large d’une aune,
+Et que, les yeux fermés, tu baisses le menton.
+Ma foi, le plus sûr est de finir ce sermon.
+Aussi bien j’aperçois ces melons qui t’attendent,
+Et ces fleurs qui là-bas entre elles se demandent
+S’il est fête au village, et pour quel saint nouveau
+On les laisse aujourd’hui si longtemps manquer d’eau.
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