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racine_phedre (82460B)


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      3 Le dessein en est pris : je pars, cher Théramène,
      4 Et quitte le séjour de l’aimable Trézène.
      5 Dans le doute mortel dont je suis agité,
      6 Je commence à rougir de mon oisiveté.
      7 Depuis plus de six mois éloigné de mon père,
      8 J’ignore le destin d’une tête si chère ;
      9 J’ignore jusqu’aux lieux qui le peuvent cacher.
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     14 Et dans quels lieux, seigneur, l’allez-vous donc chercher ?
     15 Déjà pour satisfaire à votre juste crainte,
     16 J’ai couru les deux mers que sépare Corinthe ;
     17 J’ai demandé Thésée aux peuples de ces bords
     18 Où l’on voit l’Achéron se perdre chez les morts ;
     19 J’ai visité l’Élide, et laissant le Ténare,
     20 Passé jusqu’à la mer qui vit tomber Icare :
     21 Sur quel espoir nouveau, dans quels heureux climats
     22 Croyez-vous découvrir la trace de ses pas ?
     23 Qui sait même, qui sait si le roi votre père
     24 Veut que de son absence on sache le mystère ?
     25 Et si, lorsqu’avec vous nous tremblons pour ses jours,
     26 Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours,
     27 Ce héros n’attend point qu’une amante abusée...
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     32 Cher Théramène, arrête, et respecte Thésée.
     33 De ses jeunes erreurs désormais revenu,
     34 Par un indigne obstacle il n’est point retenu ;
     35 Et fixant de ses vœux l’inconstance fatale,
     36 Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.
     37 Enfin, en le cherchant, je suivrai mon devoir,
     38 Et je fuirai ces lieux, que je n’ose plus voir.
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     43 Eh ! depuis quand, seigneur, craignez-vous la présence
     44 De ces paisibles lieux si chers à votre enfance,
     45 Et dont je vous ai vu préférer le séjour
     46 Au tumulte pompeux d’Athène et de la cour ?
     47 Quel péril, ou plutôt quel chagrin vous en chasse ?
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     52 Cet heureux temps n’est plus. Tout a changé de face,
     53 Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé
     54 La fille de Minos et de Pasiphaé.
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     59 J’entends : de vos douleurs la cause m’est connue.
     60 Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue.
     61 Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit,
     62 Que votre exil d’abord signala son crédit.
     63 Mais sa haine, sur vous autrefois attachée,
     64 Ou s’est évanouie, ou s’est bien relâchée.
     65 Et d’ailleurs quels périls vous peut faire courir
     66 Une femme mourante, et qui cherche à mourir ?
     67 Phèdre, atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à taire,
     68 Lasse enfin d’elle-même et du jour qui l’éclaire,
     69 Peut-elle contre vous former quelques desseins ?
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     74 Sa vaine inimitié n’est pas ce que je crains.
     75 Hippolyte en partant fuit une autre ennemie ;
     76 Je fuis, je l’avouerai, cette jeune Aricie,
     77 Reste d’un sang fatal conjuré contre nous.
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     82 Quoi ! vous-même, seigneur, la persécutez-vous ?
     83 Jamais l’aimable sœur des cruels Pallantides
     84 Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides ?
     85 Et devez-vous haïr ses innocents appas ?
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     90 Si je la haïssais, je ne la fuirais pas.
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     95 Seigneur, m’est-il permis d’expliquer votre fuite ?
     96 Pourriez-vous n’être plus ce superbe Hippolyte
     97 Implacable ennemi des amoureuses lois,
     98 Et d’un joug que Thésée a subi tant de fois ?
     99 Vénus, par votre orgueil si longtemps méprisée,
    100 Voudrait-elle à la fin justifier Thésée ?
    101 Et vous mettant au rang du reste des mortels,
    102 Vous a-t-elle forcé d’encenser ses autels ?
    103 Aimeriez-vous, seigneur ? Ami, qu’oses-tu dire ?
    104 Toi qui connais mon cœur depuis que je respire,
    105 Des sentiments d’un cœur si fier, si dédaigneux,
    106 Peux-tu me demander le désaveu honteux ?
    107 C’est peu qu’avec son lait une mère amazone
    108 M’a fait sucer encor cet orgueil qui t’étonne ;
    109 Dans un âge plus mûr moi-même parvenu,
    110 Je me suis applaudi quand je me suis connu.
    111 Attaché près de moi par un zèle sincère,
    112 Tu me contais alors l’histoire de mon père.
    113 Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix,
    114 S’échauffait aux récits de ses nobles exploits,
    115 Quand tu me dépeignais ce héros intrépide
    116 Consolant les mortels de l’absence d’Alcide,
    117 Les monstres étouffés, et les brigands punis,
    118 Procruste, Cercyon, et Sciron, et Sinis,
    119 Et les os dispersés du géant d’Épidaure,
    120 Et la Crète fumant du sang du Minotaure.
    121 Mais quand tu récitais des faits moins glorieux,
    122 Sa foi partout offerte, et reçue en cent lieux ;
    123 Hélène à ses parents dans Sparte dérobée ;
    124 Salamine témoin des pleurs de Péribée ;
    125 Tant d’autres, dont les noms lui sont même échappés,
    126 Trop crédules esprits que sa flamme a trompés !
    127 Ariane aux rochers contant ses injustices ;
    128 Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ;
    129 Tu sais comme, à regret écoutant ce discours,
    130 Je te pressais souvent d’en abréger le cours.
    131 Heureux si j’avais pu ravir à la mémoire
    132 Cette indigne moitié d’une si belle histoire !
    133 Et moi-même, à mon tour, je me verrais lié !
    134 Et les dieux jusque-là m’auraient humilié !
    135 Dans mes lâches soupirs d’autant plus méprisable,
    136 Qu’un long amas d’honneurs rend Thésée excusable,
    137 Qu’aucuns monstres par moi domptés jusqu’aujourd’hui,
    138 Ne m’ont acquis le droit de faillir comme lui !
    139 Quand même ma fierté pourrait s’être adoucie,
    140 Aurais-je pour vainqueur dû choisir Aricie ?
    141 Ne souviendrait-il plus à mes sens égarés
    142 De l’obstacle éternel qui nous a séparés ?
    143 Mon père la réprouve, et par des lois sévères,
    144 Il défend de donner des neveux à ses frères :
    145 D’une tige coupable il craint un rejeton ;
    146 Il veut avec la sœur ensevelir leur nom ;
    147 Et que, jusqu’au tombeau soumise à sa tutelle,
    148 Jamais les feux d’hymen ne s’allument pour elle.
    149 Dois-je épouser ses droits contre un père irrité ?
    150 Donnerai-je l’exemple à la témérité ?
    151 Et dans un fol amour ma jeunesse embarquée...
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    156 Ah, seigneur ! si votre heure est une fois marquée,
    157 Le ciel de nos raisons ne sait point s’informer.
    158 Thésée ouvre vos yeux en voulant les fermer ;
    159 Et sa haine irritant une flamme rebelle,
    160 Prête à son ennemie une grâce nouvelle.
    161 Enfin d’un chaste amour pourquoi vous effrayer ?
    162 S’il a quelque douceur, n’osez-vous l’essayer ?
    163 En croirez-vous toujours un farouche scrupule ?
    164 Craint-on de s’égarer sur les traces d’Hercule ?
    165 Quels courages Vénus n’a-t-elle pas domptés ?
    166 Vous-même, où seriez-vous, vous qui la combattez,
    167 Si toujours Antiope à ses lois opposée
    168 D’une pudique ardeur n’eût brûlé pour Thésée ?
    169 Mais que sert d’affecter un superbe discours ?
    170 Avouez-le, tout change ; et depuis quelques jours,
    171 On vous voit moins souvent, orgueilleux et sauvage,
    172 Tantôt faire voler un char sur le rivage,
    173 Tantôt, savant dans l’art par Neptune inventé,
    174 Rendre docile au frein un coursier indompté ;
    175 Les forêts de nos cris moins souvent retentissent ;
    176 Chargés d’un feu secret, vos yeux s’appesantissent ;
    177 Il n’en faut point douter, vous aimez, vous brûlez ;
    178 Vous périssez d’un mal que vous dissimulez :
    179 La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire ?
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    184 Théramène, je pars, et vais chercher mon père.
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    189 Ne verrez-vous point Phèdre avant que de partir,
    190 Seigneur ? C’est mon dessein : tu peux l’en avertir.
    191 Voyons-la, puisque ainsi mon devoir me l’ordonne.
    192 Mais quel nouveau malheur trouble sa chère Œnone ?
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    201 Hélas ! seigneur, quel trouble au mien peut être égal ?
    202 La reine touche presque à son terme fatal.
    203 En vain à l’observer jour et nuit je m’attache ;
    204 Elle meurt dans mes bras d’un mal qu’elle me cache.
    205 Un désordre éternel règne dans son esprit ;
    206 Son chagrin inquiet l’arrache de son lit :
    207 Elle veut voir le jour : et sa douleur profonde
    208 M’ordonne toutefois d’écarter tout le monde...
    209 Elle vient. Il suffit : je la laisse en ces lieux,
    210 Et ne lui montre point un visage odieux.
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    218 N’allons point plus avant, demeurons, chère Œnone.
    219 Je ne me soutiens plus ; ma force m’abandonne :
    220 Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi,
    221 Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
    222 Hélas ! Dieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent !
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    227 Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent !
    228 Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
    229 A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ?
    230 Tout m’afflige, me nuit, et conspire à me nuire.
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    235 Comme on voit tous ses vœux l’un l’autre se détruire !
    236 Vous-même, condamnant vos injustes desseins,
    237 Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains ;
    238 Vous-même, rappelant votre force première,
    239 Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière.
    240 Vous la voyez, madame ; et, prête à vous cacher,
    241 Vous haïssez le jour que vous veniez chercher !
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    246 Noble et brillant auteur d’une triste famille,
    247 Toi dont ma mère osait se vanter d’être fille,
    248 Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
    249 Soleil, je te viens voir pour la dernière fois !
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    254 Quoi ! vous ne perdrez point cette cruelle envie ?
    255 Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie,
    256 Faire de votre mort les funestes apprêts ?
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    261 Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !
    262 Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière,
    263 Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ?
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    268 Quoi, madame ? Insensée ! où suis-je ? et qu’ai-je dit ?
    269 Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ?
    270 Je l’ai perdu : les dieux m’en ont ravi l’usage.
    271 Œnone, la rougeur me couvre le visage :
    272 Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs ;
    273 Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.
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    278 Ah ! s’il vous faut rougir, rougissez d’un silence
    279 Qui de vos maux encore aigrit la violence.
    280 Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,
    281 Voulez-vous, sans pitié, laisser finir vos jours ?
    282 Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?
    283 Quel charme ou quel poison en a tari la source ?
    284 Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
    285 Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux ;
    286 Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
    287 Depuis que votre corps languit sans nourriture.
    288 À quel affreux dessein vous laissez-vous tenter ?
    289 De quel droit sur vous-même osez-vous attenter ?
    290 Vous offensez les dieux auteurs de votre vie ;
    291 Vous trahissez l’époux à qui la foi vous lie ;
    292 Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,
    293 Que vous précipitez sous un joug rigoureux.
    294 Songez qu’un même jour leur ravira leur mère
    295 Et rendra l’espérance au fils de l’étrangère,
    296 À ce fier ennemi de vous, de votre sang,
    297 Ce fils qu’une Amazone a porté dans son flanc,
    298 Cet Hippolyte… Ah ! dieux ! Ce reproche vous touche ?
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    303 Malheureuse ! quel nom est sorti de ta bouche !
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    308 Eh bien ! votre colère éclate avec raison :
    309 J’aime à vous voir frémir à ce funeste nom.
    310 Vivez donc : que l’amour, le devoir vous excite.
    311 Vivez ; ne souffrez pas que le fils d’une Scythe
    312 Accablant vos enfants d’un empire odieux,
    313 Commande au plus beau sang de la Grèce et des dieux.
    314 Mais ne différez point ; chaque moment vous tue :
    315 Réparez promptement votre force abattue,
    316 Tandis que de vos jours prêts à se consumer
    317 Le flambeau dure encore et peut se rallumer.
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    322 J’en ai trop prolongé la coupable durée.
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    327 Quoi ! de quelques remords êtes-vous déchirée ?
    328 Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?
    329 Vos mains n’ont point trempé dans le sang innocent ?
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    334 Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles.
    335 Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles !
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    340 Et quel affreux projet avez-vous enfanté
    341 Dont votre cœur encor doive être épouvanté ?
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    346 Je t’en ai dit assez : épargne-moi le reste.
    347 Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.
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    352 Mourez donc, et gardez un silence inhumain ;
    353 Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.
    354 Quoiqu’il vous reste à peine une faible lumière,
    355 Mon âme chez les morts descendra la première ;
    356 Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
    357 Et ma juste douleur choisira les plus courts.
    358 Cruelle ! quand ma foi vous a-t-elle déçue ?
    359 Songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont reçue ?
    360 Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté.
    361 Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?
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    366 Quel fruit espères-tu de tant de violence ?
    367 Tu frémiras d’horreur si je romps le silence.
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    372 Et que me direz-vous qui ne cède, grands dieux !
    373 À l’horreur de vous voir expirer à mes yeux ?
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    378 Quand tu sauras mon crime et le sort qui m’accable,
    379 Je n’en mourrai pas moins : j’en mourrai plus coupable.
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    384 Madame, au nom des pleurs que pour vous j’ai versés,
    385 Par vos faibles genoux que je tiens embrassés,
    386 Délivrez mon esprit de ce funeste doute.
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    391 Tu le veux ? lève-toi. Parlez : je vous écoute.
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    396 Ciel ! que lui vais-je dire ? et par où commencer ?
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    401 Par de vaines frayeurs cessez de m’offenser.
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    406 Ô haine de Vénus ! ô fatale colère !
    407 Dans quels égarements l’amour jeta ma mère !
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    412 Oublions-les, madame ; et qu’à tout l’avenir
    413 Un silence éternel cache ce souvenir.
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    418 Ariane, ma sœur ! de quel amour blessée
    419 Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !
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    424 Que faites-vous, madame ? et quel mortel ennui
    425 Contre tout votre sang vous anime aujourd’hui ?
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    430 Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
    431 Je péris la dernière et la plus misérable.
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    436 Aimez-vous ? De l’amour j’ai toutes les fureurs.
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    441 Pour qui ? Tu vas ouïr le comble des horreurs…
    442 J’aime… À ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
    443 J’aime… Qui ? Tu connais ce fils de l’Amazone,
    444 Ce prince si longtemps par moi-même opprimé…
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    449 Hippolyte ? Grands dieux ! C’est toi qui l’as nommé !
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    453 
    454 Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace !
    455 Ô désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !
    456 Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
    457 Fallait-il approcher de tes bords dangereux !
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    459 
    460 
    461 
    462 Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée
    463 Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,
    464 Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;
    465 Athènes me montra mon superbe ennemi :
    466 Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
    467 Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
    468 Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;
    469 Je sentis tout mon corps et transir et brûler :
    470 Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,
    471 D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables !
    472 Par des vœux assidus je crus les détourner :
    473 Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ;
    474 De victimes moi-même à toute heure entourée,
    475 Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée :
    476 D’un incurable amour remèdes impuissants !
    477 En vain sur les autels ma main brûlait l’encens !
    478 Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,
    479 J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse,
    480 Même au pied des autels que je faisais fumer,
    481 J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer.
    482 Je l’évitais partout. Ô comble de misère !
    483 Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.
    484 Contre moi-même enfin j’osai me révolter :
    485 J’excitai mon courage à le persécuter.
    486 Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,
    487 J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;
    488 Je pressai son exil ; et mes cris éternels
    489 L’arrachèrent du sein et des bras paternels.
    490 Je respirais, Œnone ; et, depuis son absence,
    491 Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence :
    492 Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
    493 De son fatal hymen je cultivais les fruits.
    494 Vaines précautions ! Cruelle destinée !
    495 Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
    496 J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné :
    497 Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
    498 Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée :
    499 C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.
    500 J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ;
    501 J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur ;
    502 Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
    503 Et dérober au jour une flamme si noire :
    504 Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats ;
    505 Je t’ai tout avoué ; je ne m’en repens pas.
    506 Pourvu que, de ma mort respectant les approches,
    507 Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches,
    508 Et que tes vains secours cessent de rappeler
    509 Un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler.
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    517 Je voudrais vous cacher une triste nouvelle,
    518 Madame : mais il faut que je vous la révèle.
    519 La mort vous a ravi votre invincible époux ;
    520 Et ce malheur n’est plus ignoré que de vous.
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    524 
    525 Panope, que dis-tu ? Que la reine abusée
    526 En vain demande au ciel le retour de Thésée ;
    527 Et que, par des vaisseaux arrivés dans le port,
    528 Hippolyte son fils vient d’apprendre sa mort.
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    533 Ciel ! Pour le choix d’un maître Athènes se partage :
    534 Au prince votre fils l’un donne son suffrage,
    535 Madame ; et de l’État, l’autre oubliant les lois
    536 Au fils de l’étrangère ose donner sa voix.
    537 On dit même qu’au trône une brigue insolente
    538 Veut placer Aricie et le sang de Pallante.
    539 J’ai cru de ce péril vous devoir avertir.
    540 Déjà même Hippolyte est tout prêt à partir ;
    541 Et l’on craint, s’il paraît dans ce nouvel orage,
    542 Qu’il n’entraîne après lui tout un peuple volage.
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    547 Panope, c’est assez : la reine qui t’entend
    548 Ne négligera point cet avis important.
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    556 Madame, je cessais de vous presser de vivre ;
    557 Déjà même au tombeau je songeais à vous suivre ;
    558 Pour vous en détourner je n’avais plus de voix :
    559 Mais ce nouveau malheur vous prescrit d’autres lois.
    560 Votre fortune change et prend une autre face :
    561 Le roi n’est plus, madame ; il faut prendre sa place.
    562 Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez ;
    563 Esclave s’il vous perd, et roi si vous vivez.
    564 Sur qui, dans son malheur, voulez-vous qu’il s’appuie ?
    565 Ses larmes n’auront plus de main qui les essuie ;
    566 Et ses cris innocents, portés jusques aux dieux,
    567 Iront contre sa mère irriter ses aïeux.
    568 Vivez ; vous n’avez plus de reproche à vous faire :
    569 Votre flamme devient une flamme ordinaire ;
    570 Thésée en expirant vient de rompre les nœuds
    571 Qui faisaient tout le crime et l’horreur de vos feux.
    572 Hippolyte pour vous devient moins redoutable ;
    573 Et vous pouvez le voir sans vous rendre coupable.
    574 Peut-être, convaincu de votre aversion,
    575 Il va donner un chef à la sédition :
    576 Détrompez son erreur, fléchissez son courage.
    577 Roi de ces bords heureux, Trézène est son partage ;
    578 Mais il sait que les lois donnent à votre fils
    579 Les superbes remparts que Minerve a bâtis.
    580 Vous avez l’un et l’autre une juste ennemie :
    581 Unissez-vous tous deux pour combattre Aricie.
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    586 Eh bien ! à tes conseils je me laisse entraîner.
    587 Vivons, si vers la vie on peut me ramener,
    588 Et si l’amour d’un fils, en ce moment funeste,
    589 De mes faibles esprits peut ranimer le reste.
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    603 Hippolyte demande à me voir en ce lieu ?
    604 Hippolyte me cherche, et veut me dire adieu ?
    605 Ismène, dis-tu vrai ? N’es-tu point abusée ?
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    610 C’est le premier effet de la mort de Thésée.
    611 Préparez-vous, madame, à voir de tous côtés
    612 Voler vers vous les cœurs par Thésée écartés.
    613 Aricie, à la fin, de son sort est maîtresse,
    614 Et bientôt à ses pieds verra toute la Grèce.
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    619 Ce n’est donc point, Ismène, un bruit mal affermi ?
    620 Je cesse d’être esclave, et n’ai plus d’ennemi ?
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    625 Non, madame, les dieux ne vous sont plus contraires ;
    626 Et Thésée a rejoint les mânes de vos frères.
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    631 Dit-on quelle aventure a terminé ses jours ?
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    636 On sème de sa mort d’incroyables discours.
    637 On dit que, ravisseur d’une amante nouvelle,
    638 Les flots ont englouti cet époux infidèle.
    639 On dit même, et ce bruit est partout répandu,
    640 Qu’avec Pirithoüs aux enfers descendu,
    641 Il a vu le Cocyte et les rivages sombres,
    642 Et s’est montré vivant aux infernales ombres ;
    643 Mais qu’il n’a pu sortir de ce triste séjour,
    644 Et repasser les bords qu’on passe sans retour.
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    649 Croirai-je qu’un mortel, avant sa dernière heure,
    650 Peut pénétrer des morts la profonde demeure ?
    651 Quel charme l’attirait sur ces bords redoutés ?
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    656 Thésée est mort, madame, et vous seule en doutez :
    657 Athènes en gémit ; Trézène en est instruite,
    658 Et déjà pour son roi reconnait Hippolyte ;
    659 Phèdre, dans ce palais, tremblante pour son fils,
    660 De ses amis troublés demande les avis.
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    665 Et tu crois que pour moi plus humain que son père,
    666 Hippolyte rendra ma chaîne plus légère ;
    667 Qu’il plaindra mes malheurs ? Madame, je le croi.
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    672 L’insensible Hippolyte est-il connu de toi ?
    673 Sur quel frivole espoir penses-tu qu’il me plaigne,
    674 Et respecte en moi seule un sexe qu’il dédaigne ?
    675 Tu vois depuis quel temps il évite nos pas,
    676 Et cherche tous les lieux où nous ne sommes pas.
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    681 Je sais de ses froideurs tout ce que l’on récite ;
    682 Mais j’ai vu près de vous ce superbe Hippolyte ;
    683 Et même, en le voyant, le bruit de sa fierté
    684 A redoublé pour lui ma curiosité.
    685 Sa présence à ce bruit n’a point paru répondre :
    686 Dès vos premiers regards je l’ai vu se confondre ;
    687 Ses yeux, qui vainement voulaient vous éviter,
    688 Déjà pleins de langueur, ne pouvaient vous quitter.
    689 Le nom d'amant peut-être offense son courage ;
    690 Mais il en a les yeux, s’il n’en a le langage.
    691 
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    695 Que mon cœur, chère Ismène, écoute avidement
    696 Un discours qui peut-être a peu de fondement !
    697 Ô toi qui me connais, te semblait-il croyable
    698 Que le triste jouet d’un sort impitoyable,
    699 Un cœur toujours nourri d’amertume et de pleurs,
    700 Dût connaître l’amour et ses folles douleurs ?
    701 Reste du sang d’un roi noble fils de la Terre,
    702 Je suis seule échappée aux fureurs de la guerre :
    703 J’ai perdu, dans la fleur de leur jeune saison,
    704 Six frères... Quel espoir d’une illustre maison !
    705 Le fer moissonna tout ; et la terre humectée
    706 But à regret le sang des neveux d’Érechtée.
    707 Tu sais, depuis leur mort, quelle sévère loi
    708 Défend à tous les Grecs de soupirer pour moi :
    709 On craint que de la sœur les flammes téméraires
    710 Ne raniment un jour la cendre de ses frères.
    711 Mais tu sais bien aussi de quel œil dédaigneux
    712 Je regardais ce soin d’un vainqueur soupçonneux :
    713 Tu sais que, de tout temps à l’amour opposée,
    714 Je rendais souvent grâce à l’injuste Thésée,
    715 Dont l’heureuse rigueur secondait mes mépris.
    716 Mes yeux alors, mes yeux n’avaient pas vu son fils.
    717 Non que par les yeux seuls lâchement enchantée,
    718 J’aime en lui sa beauté, sa grâce tant vantée ;
    719 Présents dont la nature a voulu l’honorer,
    720 Qu’il méprise lui-même, et qu’il semble ignorer :
    721 J’aime, je prise en lui de plus nobles richesses,
    722 Les vertus de son père, et non point les faiblesses ;
    723 J’aime, je l’avouerai, cet orgueil généreux
    724 Qui jamais n’a fléchi sous le joug amoureux.
    725 Phèdre en vain s’honorait des soupirs de Thésée :
    726 Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée
    727 D’arracher un hommage à mille autres offert,
    728 Et d’entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.
    729 Mais de faire fléchir un courage inflexible,
    730 De porter la douleur dans une âme insensible,
    731 D’enchaîner un captif de ses fers étonné,
    732 Contre un joug qui lui plait vainement mutiné ;
    733 C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite.
    734 Hercule à désarmer coûtait moins qu’Hippolyte ;
    735 Et vaincu plus souvent, et plus tôt surmonté,
    736 Préparait moins la gloire aux yeux qui l’ont dompté.
    737 Mais, chère Ismène, hélas ! quelle est mon imprudence !
    738 On ne m’opposera que trop de résistance :
    739 Tu m’entendras peut-être, humble dans mon ennui,
    740 Gémir du même orgueil que j’admire aujourd’hui.
    741 Hippolyte aimerait ! Par quel bonheur extrême
    742 Aurais-je pu fléchir… Vous l’entendrez lui-même :
    743 Il vient à vous. Madame, avant que de partir,
    744 J’ai cru de votre sort vous devoir avertir.
    745 Mon père ne vit plus. Ma juste défiance
    746 Présageait les raisons de sa trop longue absence :
    747 La mort seule, bornant ses travaux éclatants,
    748 Pouvait à l’univers le cacher si longtemps.
    749 Les dieux livrent enfin à la Parque homicide
    750 L’ami, le compagnon, le successeur d’Alcide.
    751 Je crois que votre haine, épargnant ses vertus,
    752 Écoute sans regret ces noms qui lui sont dus.
    753 Un espoir adoucit ma tristesse mortelle :
    754 Je puis vous affranchir d’une austère tutelle.
    755 Je révoque des lois dont j’ai plaint la rigueur :
    756 Vous pouvez disposer de vous, de votre cœur ;
    757 Et dans cette Trézène, aujourd’hui mon partage,
    758 De mon aïeul Pitthée autrefois l’héritage,
    759 Qui m’a, sans balancer, reconnu pour son roi,
    760 Je vous laisse aussi libre, et plus libre que moi.
    761 
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    764 
    765 Modérez des bontés dont l’excès m’embarrasse.
    766 D’un soin si généreux honorer ma disgrâce,
    767 Seigneur, c’est me ranger, plus que vous ne pensez,
    768 Sous ces austères lois dont vous me dispensez.
    769 
    770 
    771 
    772 
    773 Du choix d’un successeur Athènes incertaine
    774 Parle de vous, me nomme, et le fils de la reine.
    775 
    776 
    777 
    778 
    779 De moi, seigneur ? Je sais, sans vouloir me flatter,
    780 Qu’une superbe loi semble me rejeter :
    781 La Grèce me reproche une mère étrangère.
    782 Mais si pour concurrent je n’avais que mon frère,
    783 Madame, j’ai sur lui de véritables droits
    784 Que je saurais sauver du caprice des lois.
    785 Un frein plus légitime arrête mon audace :
    786 Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,
    787 Un sceptre que jadis vos aïeux ont reçu
    788 De ce fameux mortel que la terre a conçu.
    789 L’adoption le mit entre les mains d’Égée.
    790 Athènes, par mon père accrue et protégée,
    791 Reconnut avec joie un roi si généreux,
    792 Et laissa dans l’oubli vos frères malheureux.
    793 Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle :
    794 Assez elle a gémi d’une longue querelle ;
    795 Assez dans ses sillons votre sang englouti
    796 A fait fumer le champ dont il était sorti.
    797 Trézène m’obéit. Les campagnes de Crète
    798 Offrent au fils de Phèdre une riche retraite.
    799 L’Attique est votre bien. Je pars, et vais, pour vous,
    800 Réunir tous les vœux partagés entre nous.
    801 
    802 
    803 
    804 
    805 De tout ce que j’entends, étonnée et confuse,
    806 Je crains presque, je crains qu’un songe ne m’abuse.
    807 Veillé-je ? Puis-je croire un semblable dessein ?
    808 Quel dieu, seigneur, quel dieu l’a mis dans votre sein ?
    809 Qu’à bon droit votre gloire en tous lieux est semée !
    810 Et que la vérité passe la renommée !
    811 Vous-même en ma faveur vous voulez vous trahir !
    812 N’était-ce pas assez de ne me point haïr,
    813 Et d’avoir si longtemps pu défendre votre âme
    814 De cette inimitié... Moi, vous haïr, madame !
    815 Avec quelques couleurs qu’on ait peint ma fierté,
    816 Croit-on que dans ses flancs un monstre m’ait porté ?
    817 Quelles sauvages mœurs, quelle haine endurcie
    818 Pourrait, en vous voyant, n’être point adoucie ?
    819 Ai-je pu résister au charme décevant...
    820 
    821 
    822 
    823 
    824 Quoi ! seigneur… Je me suis engagé trop avant.
    825 Je vois que la raison cède à la violence :
    826 Puisque j’ai commencé de rompre le silence,
    827 Madame, il faut poursuivre ; il faut vous informer
    828 D’un secret que mon cœur ne peut plus renfermer.
    829 Vous voyez devant vous un prince déplorable,
    830 D’un téméraire orgueil exemple mémorable.
    831 Moi qui, contre l’amour fièrement révolté,
    832 Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté ;
    833 Qui, des faibles mortels déplorant les naufrages,
    834 Pensais toujours du bord contempler les orages ;
    835 Asservi maintenant sous la commune loi,
    836 Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi !
    837 Un moment a vaincu mon audace imprudente :
    838 Cette âme si superbe est enfin dépendante.
    839 Depuis près de six mois, honteux, désespéré,
    840 Portant partout le trait dont je suis déchiré,
    841 Contre vous, contre moi, vainement je m’éprouve :
    842 Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve ;
    843 Dans le fond des forêts votre image me suit ;
    844 La lumière du jour, les ombres de la nuit,
    845 Tout retrace à mes yeux les charmes que j’évite ;
    846 Tout vous livre à l’envi le rebelle Hippolyte.
    847 Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,
    848 Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus :
    849 Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ;
    850 Je ne me souviens plus des leçons de Neptune ;
    851 Mes seuls gémissements font retentir les bois,
    852 Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix.
    853 Peut-être le récit d’un amour si sauvage
    854 Vous fait, en m’écoutant, rougir de votre ouvrage ?
    855 D’un cœur qui s’offre à vous quel farouche entretien !
    856 Quel étrange captif pour un si beau lien !
    857 Mais l’offrande à vos yeux en doit être plus chère :
    858 Songez que je vous parle une langue étrangère ;
    859 Et ne rejetez pas des vœux mal exprimés,
    860 Qu’Hippolyte sans vous n’aurait jamais formés.
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    868 Seigneur, la reine vient, et je l’ai devancée :
    869 Elle vous cherche. Moi ? J’ignore sa pensée ;
    870 Mais on vous est venu demander de sa part :
    871 Phèdre veut vous parler avant votre départ.
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    876 Phèdre ! Que lui dirai-je ? Et que peut-elle attendre…
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    881 Seigneur, vous ne pouvez refuser de l’entendre :
    882 Quoique trop convaincu de son inimitié,
    883 Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié.
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    888 Cependant vous sortez. Et je pars : et j’ignore
    889 Si je n’offense point les charmes que j’adore !
    890 J’ignore si ce cœur que je laisse en vos mains…
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    895 Partez, prince, et suivez vos généreux desseins :
    896 Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire.
    897 J’accepte tous les dons que vous me voulez faire.
    898 Mais cet empire enfin si grand, si glorieux,
    899 N’est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.
    900 
    901 
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    907 Ami, tout est-il prêt ? Mais la reine s’avance.
    908 Va, que pour le départ tout s’arme en diligence.
    909 Fais donner le signal, cours, ordonne ; et revien
    910 Me délivrer bientôt d’un fâcheux entretien.
    911 
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    918 Le voici : vers mon cœur tout mon sang se retire.
    919 J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.
    920 
    921 
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    924 Souvenez-vous d’un fils qui n’espère qu’en vous.
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    929 On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous,
    930 Seigneur. À vos douleurs je viens joindre mes larmes ;
    931 Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.
    932 Mon fils n’a plus de père ; et le jour n’est pas loin
    933 Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.
    934 Déjà mille ennemis attaquent son enfance :
    935 Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.
    936 Mais un secret remords agite mes esprits :
    937 Je crains d’avoir fermé votre oreille à ses cris ;
    938 Je tremble que sur lui votre juste colère
    939 Ne poursuive bientôt une odieuse mère.
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    944 Madame, je n’ai point des sentiments si bas.
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    949 Quand vous me haïriez, je ne m’en plaindrais pas,
    950 Seigneur : vous m’avez vue attachée à vous nuire ;
    951 Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.
    952 À votre inimitié j’ai pris soin de m’offrir :
    953 Aux bords que j’habitais je n’ai pu vous souffrir ;
    954 En public, en secret, contre vous déclarée,
    955 J’ai voulu par des mers en être séparée ;
    956 J’ai même défendu, par une expresse loi,
    957 Qu’on osât prononcer votre nom devant moi.
    958 Si pourtant à l’offense on mesure la peine,
    959 Si la haine peut seule attirer votre haine,
    960 Jamais femme ne fut plus digne de pitié,
    961 Et moins digne, seigneur, de votre inimitié.
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    966 Des droits de ses enfants une mère jalouse
    967 Pardonne rarement au fils d’une autre épouse ;
    968 Madame, je le sais : les soupçons importuns
    969 Sont d’un second hymen les fruits les plus communs.
    970 Tout autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages,
    971 Et j’en aurais peut-être essuyé plus d’outrages.
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    976 Ah, seigneur ! que le ciel, j’ose ici l’attester
    977 De cette loi commune a voulu m’excepter !
    978 Qu’un soin bien différent me trouble et me dévore !
    979 
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    982 
    983 Madame, il n’est pas temps de vous troubler encore :
    984 Peut-être votre époux voit encore le jour ;
    985 Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour.
    986 Neptune le protège ; et ce dieu tutélaire
    987 Ne sera pas en vain imploré par mon père.
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    992 On ne voit point deux fois le rivage des morts,
    993 Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bords,
    994 En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie ;
    995 Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie.
    996 Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous.
    997 Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux :
    998 Je le vois, je lui parle ; et mon cœur… Je m’égare,
    999 Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare.
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   1003 
   1004 Je vois de votre amour l’effet prodigieux :
   1005 Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux ;
   1006 Toujours de son amour votre âme est embrasée.
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   1011 Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée :
   1012 Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,
   1013 Volage adorateur de mille objets divers,
   1014 Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ;
   1015 Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
   1016 Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi,
   1017 Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi.
   1018 Il avait votre port, vos yeux, votre langage ;
   1019 Cette noble pudeur colorait son visage,
   1020 Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
   1021 Digne sujet des vœux des filles de Minos.
   1022 Que faisiez-vous alors ? pourquoi, sans Hippolyte,
   1023 Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?
   1024 Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
   1025 Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
   1026 Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
   1027 Malgré tous les détours de sa vaste retraite :
   1028 Pour en développer l’embarras incertain,
   1029 Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
   1030 Mais non : dans ce dessein je l’aurais devancée ;
   1031 L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.
   1032 C’est moi, prince, c’est moi, dont l’utile secours
   1033 Vous eût du labyrinthe enseigné les détours.
   1034 Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !
   1035 Un fil n’eût point assez rassuré votre amante :
   1036 Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,
   1037 Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ;
   1038 Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue
   1039 Se serait avec vous retrouvée ou perdue.
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   1044 Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous
   1045 Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ?
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   1050 Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,
   1051 Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ?
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   1056 Madame, pardonnez : j’avoue, en rougissant,
   1057 Que j’accusais à tort un discours innocent.
   1058 Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;
   1059 Et je vais… Ah, cruel ! tu m’as trop entendue !
   1060 Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.
   1061 Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur :
   1062 J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
   1063 Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ;
   1064 Ni que du fol amour qui trouble ma raison
   1065 Ma lâche complaisance ait nourri le poison ;
   1066 Objet infortuné des vengeances célestes,
   1067 Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.
   1068 Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc
   1069 Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ;
   1070 Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle
   1071 De séduire le cœur d’une faible mortelle.
   1072 Toi-même en ton esprit rappelle le passé :
   1073 C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé ;
   1074 J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ;
   1075 Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.
   1076 De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?
   1077 Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins ;
   1078 Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
   1079 J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes :
   1080 Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,
   1081 Si tes yeux un moment pouvaient me regarder…
   1082 Que dis-je ? cet aveu que je te viens de faire,
   1083 Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?
   1084 Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,
   1085 Je te venais prier de ne le point haïr :
   1086 Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime !
   1087 Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même !
   1088 Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour :
   1089 Digne fils du héros qui t’a donné le jour,
   1090 Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.
   1091 La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
   1092 Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper ;
   1093 Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper.
   1094 Impatient déjà d’expier son offense,
   1095 Au-devant de ton bras je le sens qui s’avance.
   1096 Frappe : ou si tu le crois indigne de tes coups,
   1097 Si ta haine m’envie un supplice si doux,
   1098 Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,
   1099 Au défaut de ton bras prête-moi ton épée ;
   1100 Donne. Que faites-vous, madame ! Justes dieux !
   1101 Mais on vient : évitez des témoins odieux !
   1102 Venez, rentrez ; fuyez une honte certaine.
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   1110 Est-ce Phèdre qui fuit, ou plutôt qu’on entraîne ?
   1111 Pourquoi, seigneur, pourquoi ces marques de douleur ?
   1112 Je vous vois sans épée, interdit, sans couleur.
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   1117 Théramène, fuyons. Ma surprise est extrême.
   1118 Je ne puis sans horreur me regarder moi-même.
   1119 Phèdre… Mais non, grands dieux ! qu’en un profond oubli
   1120 Cet horrible secret demeure enseveli !
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   1125 Si vous voulez partir, la voile est préparée.
   1126 Mais Athènes, seigneur, s’est déjà déclarée ;
   1127 Ses chefs ont pris les voix de toutes ses tribus :
   1128 Votre frère l’emporte, et Phèdre a le dessus.
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   1133 Phèdre ? Un héraut chargé des volontés d’Athènes
   1134 De l’État en ses mains vient remettre les rênes.
   1135 Son fils est roi, seigneur. Dieux, qui la connaissez,
   1136 Est-ce donc sa vertu que vous récompensez ?
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   1141 Cependant un bruit sourd veut que le roi respire :
   1142 On prétend que Thésée a paru dans l’Épire.
   1143 Mais moi, qui l’y cherchai, seigneur, je sais trop bien…
   1144 
   1145 N’importe ; écoutons tout, et ne négligeons rien.
   1146 Examinons ce bruit, remontons à sa source :
   1147 S’il ne mérite pas d’interrompre ma course,
   1148 Partons ; et quelque prix qu’il en puisse coûter,
   1149 Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter.
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   1163 Ah ! que l’on porte ailleurs les honneurs qu’on m’envoie :
   1164 Importune, peux-tu souhaiter qu’on me voie ?
   1165 De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé ?
   1166 Cache-moi bien plutôt : je n’ai que trop parlé.
   1167 Mes fureurs au dehors ont osé se répandre :
   1168 J’ai dit ce que jamais on ne devait entendre.
   1169 Ciel ! comme il m’écoutait ! Par combien de détours
   1170 L’insensible a longtemps éludé mes discours !
   1171 Comme il ne respirait qu’une retraite prompte !
   1172 Et combien sa rougeur a redoublé ma honte !
   1173 Pourquoi détournais-tu mon funeste dessein ?
   1174 Hélas ! quand son épée allait chercher mon sein,
   1175 A-t-il pâli pour moi ? me l’a-t-il arrachée ?
   1176 Il suffit que ma main l’ait une fois touchée,
   1177 Je l’ai rendue horrible à ses yeux inhumains ;
   1178 Et ce fer malheureux profanerait ses mains.
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   1183 Ainsi, dans vos malheurs ne songeant qu’à vous plaindre,
   1184 Vous nourrissez un feu qu’il vous faudrait éteindre.
   1185 Ne vaudrait-il pas mieux, digne sang de Minos,
   1186 Dans de plus nobles soins chercher votre repos ;
   1187 Contre un ingrat qui plaît recourir à la fuite,
   1188 Régner, et de l’État embrasser la conduite ?
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   1193 Moi, régner ! Moi, ranger un État sous ma loi
   1194 Quand ma faible raison ne règne plus sur moi !
   1195 Lorsque j’ai de mes sens abandonné l’empire !
   1196 Quand sous un joug honteux à peine je respire !
   1197 Quand je me meurs ! Fuyez. Je ne le puis quitter.
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   1202 Vous l’osâtes bannir, vous n’osez l’éviter ?
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   1207 Il n’est plus temps : il sait mes ardeurs insensées.
   1208 De l’austère pudeur les bornes sont passées :
   1209 J’ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur,
   1210 Et l’espoir malgré moi s’est glissé dans mon cœur.
   1211 Toi-même, rappelant ma force défaillante,
   1212 Et mon âme déjà sur mes lèvres errante,
   1213 Par tes conseils flatteurs tu m’as su ranimer :
   1214 Tu m’as fait entrevoir que je pouvais l’aimer.
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   1218 
   1219 Hélas ! de vos malheurs innocente ou coupable,
   1220 De quoi pour vous sauver n’étais-je point capable ?
   1221 Mais si jamais l’offense irrita vos esprits,
   1222 Pouvez-vous d’un superbe oublier les mépris ?
   1223 Avec quels yeux cruels sa rigueur obstinée
   1224 Vous laissait à ses pieds peu s’en faut prosternée !
   1225 Que son farouche orgueil le rendait odieux !
   1226 Que Phèdre en ce moment n’avait-elle mes yeux !
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   1231 Œnone, il peut quitter cet orgueil qui te blesse ;
   1232 Nourri dans les forêts, il en a la rudesse.
   1233 Hippolyte, endurci par de sauvages lois,
   1234 Entend parler d’amour pour la première fois :
   1235 Peut-être sa surprise a causé son silence ;
   1236 Et nos plaintes peut-être ont trop de violence.
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   1241 Songez qu’une barbare en son sein l’a formé.
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   1246 Quoique Scythe et barbare, elle a pourtant aimé.
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   1251 Il a pour tout le sexe une haine fatale.
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   1256 Je ne me verrai point préférer de rivale.
   1257 Enfin tous tes conseils ne sont plus de saison :
   1258 Sers ma fureur, Œnone, et non point ma raison.
   1259 Il oppose à l’amour un cœur inaccessible ;
   1260 Cherchons pour l’attaquer quelque endroit plus sensible :
   1261 Les charmes d’un empire ont paru le toucher :
   1262 Athènes l’attirait, il n’a pu s’en cacher ;
   1263 Déjà de ses vaisseaux la pointe était tournée,
   1264 Et la voile flottait aux vents abandonnée.
   1265 Va trouver de ma part ce jeune ambitieux,
   1266 Œnone ; fais briller la couronne à ses yeux :
   1267 Qu’il mette sur son front le sacré diadème ;
   1268 Je ne veux que l’honneur de l’attacher moi-même.
   1269 Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder.
   1270 Il instruira mon fils dans l’art de commander ;
   1271 Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de père ;
   1272 Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère.
   1273 Pour le fléchir enfin tente tous les moyens :
   1274 Tes discours trouveront plus d’accès que les miens ;
   1275 Presse, pleure, gémis ; peins-lui Phèdre mourante ;
   1276 Ne rougis point de prendre une voix suppliante :
   1277 Je t’avouerai de tout ; je n’espère qu’en toi.
   1278 Va : j’attends ton retour pour disposer de moi.
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   1283 Ô toi qui vois la honte où je suis descendue,
   1284 Implacable Vénus, suis-je assez confondue !
   1285 Tu ne saurais plus loin pousser ta cruauté.
   1286 Ton triomphe est parfait ; tous tes traits ont porté.
   1287 Cruelle, si tu veux une gloire nouvelle,
   1288 Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle.
   1289 Hippolyte te fuit ; et bravant ton courroux,
   1290 Jamais à tes autels n’a fléchi les genoux ;
   1291 Ton nom semble offenser ses superbes oreilles :
   1292 Déesse, venge-toi ; nos causes sont pareilles.
   1293 Qu’il aime… Mais déjà tu reviens sur tes pas,
   1294 Œnone ! On me déteste ; on ne t’écoute pas !
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   1301 
   1302 Il faut d’un vain amour étouffer la pensée,
   1303 Madame ; rappelez votre vertu passée :
   1304 Le roi, qu’on a cru mort, va paraître à vos yeux ;
   1305 Thésée est arrivé, Thésée est en ces lieux.
   1306 Le peuple, pour le voir, court et se précipite.
   1307 Je sortais par votre ordre, et cherchais Hippolyte,
   1308 Lorsque jusques au ciel mille cris élancés…
   1309 
   1310 
   1311 
   1312 
   1313 Mon époux est vivant, Œnone ; c’est assez.
   1314 J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage ;
   1315 Il vit : je ne veux pas en savoir davantage.
   1316 
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   1319 
   1320 Quoi ? Je te l’ai prédit ; mais tu n’as pas voulu :
   1321 Sur mes justes remords tes pleurs ont prévalu.
   1322 Je mourais ce matin digne d’être pleurée ;
   1323 J’ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée.
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   1328 Vous mourez ? Juste ciel ! qu’ai-je fait aujourd’hui !
   1329 Mon époux va paraître, et son fils avec lui !
   1330 Je verrai le témoin de ma flamme adultère
   1331 Observer de quel front j’ose aborder son père,
   1332 Le cœur gros de soupirs qu’il n’a point écoutés,
   1333 L’œil humide de pleurs par l’ingrat rebutés !
   1334 Penses-tu que, sensible à l’honneur de Thésée,
   1335 Il lui cache l’ardeur dont je suis embrasée ?
   1336 Laissera-t-il trahir et son père et son roi ?
   1337 Pourra-t-il contenir l’horreur qu’il a pour moi ?
   1338 Il se tairait en vain : je sais mes perfidies,
   1339 Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies
   1340 Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix,
   1341 Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.
   1342 Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes :
   1343 Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes
   1344 Vont prendre la parole, et prêts à m’accuser,
   1345 Attendent mon époux pour le désabuser.
   1346 Mourons : de tant d’horreurs qu’un trépas me délivre.
   1347 Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ?
   1348 La mort aux malheureux ne cause point d’effroi :
   1349 Je ne crains que le nom que je laisse après moi.
   1350 Pour mes tristes enfants quel affreux héritage !
   1351 Le sang de Jupiter doit enfler leur courage ;
   1352 Mais quelque juste orgueil qu’inspire un sang si beau,
   1353 Le crime d’une mère est un pesant fardeau.
   1354 Je tremble qu’un discours, hélas ! trop véritable,
   1355 Un jour ne leur reproche une mère coupable.
   1356 Je tremble qu’opprimés de ce poids odieux
   1357 L’un ni l’autre jamais n’osent lever les yeux.
   1358 
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   1361 
   1362 Il n’en faut point douter, je les plains l’un et l’autre ;
   1363 Jamais crainte ne fut plus juste que la vôtre.
   1364 Mais à de tels affronts pourquoi les exposer ?
   1365 Pourquoi contre vous-même allez-vous déposer ?
   1366 C’en est fait : on dira que Phèdre, trop coupable,
   1367 De son époux trahi fuit l’aspect redoutable.
   1368 Hippolyte est heureux qu’aux dépens de vos jours
   1369 Vous-même en expirant appuyiez ses discours.
   1370 À votre accusateur que pourrai-je répondre ?
   1371 Je serai devant lui trop facile à confondre :
   1372 De son triomphe affreux je le verrai jouir,
   1373 Et conter votre honte à qui voudra l’ouïr.
   1374 Ah ! que plutôt du ciel la flamme me dévore !
   1375 Mais, ne me trompez point, vous est-il cher encore ?
   1376 De quel œil voyez-vous ce prince audacieux ?
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   1381 Je le vois comme un monstre effroyable à mes yeux.
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   1385 
   1386 Pourquoi donc lui céder une victoire entière ?
   1387 Vous le craignez : osez l’accuser la première
   1388 Du crime dont il peut vous charger aujourd’hui.
   1389 Qui vous démentira ? Tout parle contre lui :
   1390 Son épée en vos mains heureusement laissée,
   1391 Votre trouble présent, votre douleur passée,
   1392 Son père par vos cris dès longtemps prévenu,
   1393 Et déjà son exil par vous-même obtenu.
   1394 
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   1397 
   1398 Moi, que j’ose opprimer et noircir l’innocence !
   1399 
   1400 
   1401 
   1402 
   1403 Mon zèle n’a besoin que de votre silence.
   1404 Tremblante comme vous, j’en sens quelques remords.
   1405 Vous me verriez plus prompte affronter mille morts.
   1406 Mais puisque je vous perds sans ce triste remède,
   1407 Votre vie est pour moi d’un prix à qui tout cède :
   1408 Je parlerai. Thésée, aigri par mes avis,
   1409 Bornera sa vengeance à l’exil de son fils :
   1410 Un père, en punissant, madame, est toujours père ;
   1411 Un supplice léger suffit à sa colère.
   1412 Mais, le sang innocent dût-il être versé,
   1413 Que ne demande point votre honneur menacé ?
   1414 C’est un trésor trop cher pour oser le commettre.
   1415 Quelque loi qu’il vous dicte, il faut vous y soumettre,
   1416 Madame ; et pour sauver votre honneur combattu,
   1417 Il faut immoler tout, et même la vertu.
   1418 On vient ; je vois Thésée. Ah ! je vois Hippolyte ;
   1419 Dans ses yeux insolents je vois ma perte écrite.
   1420 Fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi.
   1421 Dans le trouble où je suis, je ne puis rien pour moi.
   1422 
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   1429 La fortune à mes vœux cesse d’être opposée,
   1430 Madame, et dans vos bras met… Arrêtez, Thésée,
   1431 Et ne profanez point des transports si charmants :
   1432 Je ne mérite plus ces doux empressements ;
   1433 Vous êtes offensé. La fortune jalouse
   1434 N’a pas en votre absence épargné votre épouse.
   1435 Indigne de vous plaire et de vous approcher,
   1436 Je ne dois désormais songer qu’à me cacher.
   1437 
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   1443 
   1444 Quel est l’étrange accueil qu’on fait à votre père,
   1445 Mon fils ? Phèdre peut seule expliquer ce mystère.
   1446 Mais si mes vœux ardents vous peuvent émouvoir,
   1447 Permettez-moi, seigneur, de ne la plus revoir ;
   1448 Souffrez que pour jamais le tremblant Hippolyte
   1449 Disparaisse des lieux que votre épouse habite.
   1450 
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   1453 
   1454 Vous, mon fils, me quitter ? Je ne la cherchais pas ;
   1455 C’est vous qui sur ces bords conduisîtes ses pas.
   1456 Vous daignâtes, seigneur, aux rives de Trézène
   1457 Confier en partant Aricie et la reine :
   1458 Je fus même chargé du soin de les garder.
   1459 Mais quels soins désormais peuvent me retarder ?
   1460 Assez dans les forêts mon oisive jeunesse
   1461 Sur de vils ennemis a montré son adresse :
   1462 Ne pourrai-je, en fuyant un indigne repos,
   1463 D’un sang plus glorieux teindre mes javelots ?
   1464 Vous n’aviez pas encore atteint l’âge où je touche,
   1465 Déjà plus d’un tyran, plus d’un monstre farouche
   1466 Avait de votre bras senti la pesanteur ;
   1467 Déjà de l’insolence heureux persécuteur,
   1468 Vous aviez des deux mers assuré les rivages ;
   1469 Le libre voyageur ne craignait plus d’outrages ;
   1470 Hercule, respirant sur le bruit de vos coups,
   1471 Déjà de son travail se reposait sur vous.
   1472 Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père,
   1473 Je suis même encor loin des traces de ma mère !
   1474 Souffrez que mon courage ose enfin s’occuper :
   1475 Souffrez, si quelque monstre a pu vous échapper,
   1476 Que j’apporte à vos pieds sa dépouille honorable ;
   1477 Ou que d’un beau trépas la mémoire durable,
   1478 Éternisant des jours si noblement finis,
   1479 Prouve à tout l’univers que j’étais votre fils.
   1480 
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   1483 
   1484 Que vois-je ? Quelle horreur dans ces lieux répandue
   1485 Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue ?
   1486 Si je reviens si craint et si peu désiré,
   1487 Ô ciel, de ma prison pourquoi m’as-tu tiré ?
   1488 Je n’avais qu’un ami : son imprudente flamme
   1489 Du tyran de l’Épire allait ravir la femme ;
   1490 Je servais à regret ses desseins amoureux ;
   1491 Mais le sort irrité nous aveuglait tous deux.
   1492 Le tyran m’a surpris sans défense et sans armes.
   1493 J’ai vu Pirithoüs, triste objet de mes larmes,
   1494 Livré par ce barbare à des monstres cruels
   1495 Qu’il nourrissait du sang des malheureux mortels.
   1496 Moi-même il m’enferma dans des cavernes sombres,
   1497 Lieux profonds et voisins de l’empire des ombres.
   1498 Les dieux, après six mois, enfin m’ont regardé :
   1499 J’ai su tromper les yeux par qui j’étais gardé.
   1500 D’un perfide ennemi j’ai purgé la nature ;
   1501 À ses monstres lui-même a servi de pâture.
   1502 Et lorsqu'avec transport je pense m’approcher
   1503 De tout ce que les dieux m’ont laissé de plus cher ;
   1504 Que dis-je ? quand mon âme, à soi-même rendue,
   1505 Vient se rassasier d’une si chère vue,
   1506 Je n’ai pour tout accueil que des frémissements ;
   1507 Tout fuit, tout se refuse à mes embrassements.
   1508 Et moi-même éprouvant la terreur que j’inspire,
   1509 Je voudrais être encor dans les prisons d’Épire.
   1510 Parlez. Phèdre se plaint que je suis outragé :
   1511 Qui m’a trahi ? pourquoi ne suis-je pas vengé ?
   1512 La Grèce, à qui mon bras fut tant de fois utile,
   1513 A-t-elle au criminel accordé quelque asile ?
   1514 Vous ne répondez point ! mon fils, mon propre fils,
   1515 Est-il d’intelligence avec mes ennemis ?
   1516 Entrons : c’est trop garder un doute qui m’accable.
   1517 Connaissons à la fois le crime et le coupable ;
   1518 Que Phèdre explique enfin le trouble où je la voi.
   1519 
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   1526 Où tendait ce discours qui m’a glacé d’effroi ?
   1527 Phèdre, toujours en proie à sa fureur extrême,
   1528 Veut-elle s’accuser et se perdre elle-même ?
   1529 Dieux ! que dira le roi ? Quel funeste poison
   1530 L’amour a répandu sur toute sa maison !
   1531 Moi-même, plein d’un feu que sa haine réprouve,
   1532 Quel il m’a vu jadis, et quel il me retrouve !
   1533 De noirs pressentiments viennent m’épouvanter.
   1534 Mais l’innocence enfin n’a rien à redouter :
   1535 Allons : cherchons ailleurs par quelle heureuse adresse
   1536 Je pourrai de mon père émouvoir la tendresse,
   1537 Et lui dire un amour qu’il peut vouloir troubler,
   1538 Mais que tout son pouvoir ne saurait ébranler.
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   1552 Ah ! qu’est-ce que j’entends ? Un traître, un téméraire
   1553 Préparait cet outrage à l’honneur de son père !
   1554 Avec quelle rigueur, destin, tu me poursuis !
   1555 Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis.
   1556 Ô tendresse ! ô bonté trop mal récompensée !
   1557 Projet audacieux ! détestable pensée !
   1558 Pour parvenir au but de ses noires amours,
   1559 L’insolent de la force empruntait le secours !
   1560 J’ai reconnu le fer, instrument de sa rage,
   1561 Ce fer dont je l’armai pour un plus noble usage.
   1562 Tous les liens du sang n’ont pu le retenir !
   1563 Et Phèdre différait à le faire punir !
   1564 Le silence de Phèdre épargnait le coupable !
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   1569 Phèdre épargnait plutôt un père déplorable :
   1570 Honteuse du dessein d’un amant furieux,
   1571 Et du feu criminel qu’il a pris dans ses yeux,
   1572 Phèdre mourait, seigneur, et sa main meurtrière
   1573 Éteignit de ses yeux l’innocente lumière.
   1574 J’ai vu lever le bras, j’ai couru la sauver.
   1575 Moi seule à votre amour j’ai su la conserver.
   1576 Et plaignant à la fois son trouble et vos alarmes,
   1577 J’ai servi, malgré moi, d’interprète à ses larmes.
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   1582 Le perfide ! il n’a pu s’empêcher de pâlir :
   1583 De crainte, en m’abordant, je l’ai vu tressaillir.
   1584 Je me suis étonné de son peu d’allégresse ;
   1585 Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse.
   1586 Mais ce coupable amour dont il est dévoré
   1587 Dans Athènes déjà s’était-il déclaré ?
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   1592 Seigneur, souvenez-vous des plaintes de la reine :
   1593 Un amour criminel causa toute sa haine.
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   1598 Et ce feu dans Trézène a donc recommencé ?
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   1603 Je vous ai dit, seigneur, tout ce qui s’est passé.
   1604 C’est trop laisser la reine à sa douleur mortelle,
   1605 Souffrez que je vous quitte et me range auprès d’elle.
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   1613 Ah ! le voici. Grands dieux ! à ce noble maintien
   1614 Quel œil ne serait pas trompé comme le mien ?
   1615 Faut-il que sur le front d’un profane adultère
   1616 Brille de la vertu le sacré caractère !
   1617 Et ne devrait-on pas à des signes certains
   1618 Reconnaître le cœur des perfides humains !
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   1621 
   1622 
   1623 Puis-je vous demander quel funeste nuage,
   1624 Seigneur, a pu troubler votre auguste visage ?
   1625 N’osez-vous confier ce secret à ma foi ?
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   1629 
   1630 Perfide ! oses-tu bien te montrer devant moi ?
   1631 Monstre, qu’a trop longtemps épargné le tonnerre,
   1632 Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre,
   1633 Après que le transport d’un amour plein d’horreur
   1634 Jusqu’au lit de ton père a porté ta fureur,
   1635 Tu m’oses présenter une tête ennemie !
   1636 Tu parais dans des lieux pleins de ton infamie !
   1637 Et ne vas pas chercher, sous un ciel inconnu,
   1638 Des pays où mon nom ne soit point parvenu ?
   1639 Fuis, traître. Ne viens point braver ici ma haine,
   1640 Et tenter un courroux que je retiens à peine :
   1641 C’est bien assez pour moi de l’opprobre éternel
   1642 D’avoir pu mettre au jour un fils si criminel,
   1643 Sans que ta mort encor, honteuse à ma mémoire,
   1644 De mes nobles travaux vienne souiller la gloire.
   1645 Fuis : et si tu ne veux qu’un châtiment soudain
   1646 T’ajoute aux scélérats qu’a punis cette main,
   1647 Prends garde que jamais l’astre qui nous éclaire
   1648 Ne te voie en ces lieux mettre un pied téméraire.
   1649 Fuis, dis-je ; et sans retour précipitant tes pas,
   1650 De ton horrible aspect purge tous mes États.
   1651 Et toi, Neptune, et toi, si jadis mon courage
   1652 D’infâmes assassins nettoya ton rivage,
   1653 Souviens-toi que, pour prix de mes efforts heureux,
   1654 Tu promis d’exaucer le premier de mes vœux.
   1655 Dans les longues rigueurs d’une prison cruelle
   1656 Je n’ai point imploré ta puissance immortelle ;
   1657 Avare du secours que j’attends de tes soins,
   1658 Mes vœux t’ont réservé pour de plus grands besoins :
   1659 Je t’implore aujourd’hui. Venge un malheureux père ;
   1660 J’abandonne ce traître à toute ta colère ;
   1661 Étouffe dans son sang ses désirs effrontés :
   1662 Thésée à tes fureurs connaîtra tes bontés.
   1663 
   1664 
   1665 
   1666 
   1667 D’un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte !
   1668 Un tel excès d’horreur rend mon âme interdite ;
   1669 Tant de coups imprévus m’accablent à la fois,
   1670 Qu’ils m’ôtent la parole, et m’étouffent la voix.
   1671 
   1672 
   1673 
   1674 
   1675 Traître, tu prétendais qu’en un lâche silence
   1676 Phèdre ensevelirait ta brutale insolence :
   1677 Il fallait, en fuyant, ne pas abandonner
   1678 Le fer qui dans ses mains aide à te condamner ;
   1679 Ou plutôt il fallait, comblant ta perfidie,
   1680 Lui ravir tout d’un coup la parole et la vie.
   1681 
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   1684 
   1685 D’un mensonge si noir justement irrité,
   1686 Je devrais faire ici parler la vérité,
   1687 Seigneur ; mais je supprime un secret qui vous touche.
   1688 Approuvez le respect qui me ferme la bouche,
   1689 Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis,
   1690 Examinez ma vie, et songez qui je suis.
   1691 Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes ;
   1692 Quiconque a pu franchir les bornes légitimes
   1693 Peut violer enfin les droits les plus sacrés :
   1694 Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ;
   1695 Et jamais on n’a vu la timide innocence
   1696 Passer subitement à l’extrême licence.
   1697 Un jour seul ne fait point d’un mortel vertueux
   1698 Un perfide assassin, un lâche incestueux.
   1699 Élevé dans le sein d’une chaste héroïne,
   1700 Je n’ai point de son sang démenti l’origine.
   1701 Pitthée, estimé sage entre tous les humains,
   1702 Daigna m’instruire encore au sortir de ses mains.
   1703 Je ne veux point me peindre avec trop d’avantage ;
   1704 Mais si quelque vertu m’est tombée en partage,
   1705 Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater
   1706 La haine des forfaits qu’on ose m’imputer.
   1707 C’est par là qu’Hippolyte est connu dans la Grèce.
   1708 J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse :
   1709 On sait de mes chagrins l’inflexible rigueur.
   1710 Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur.
   1711 Et l’on veut qu’Hippolyte, épris d’un feu profane...
   1712 
   1713 
   1714 
   1715 
   1716 Oui, c’est ce même orgueil, lâche ! qui te condamne.
   1717 Je vois de tes froideurs le principe odieux :
   1718 Phèdre seule charmait tes impudiques yeux ;
   1719 Et pour tout autre objet ton âme indifférente
   1720 Dédaignait de brûler d’une flamme innocente.
   1721 
   1722 
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   1724 
   1725 Non, mon père, ce cœur, c’est trop vous le celer,
   1726 N’a point d’un chaste amour dédaigné de brûler.
   1727 Je confesse à vos pieds ma véritable offense :
   1728 J’aime, j’aime, il est vrai, malgré votre défense.
   1729 Aricie à ses lois tient mes vœux asservis ;
   1730 La fille de Pallante a vaincu votre fils :
   1731 Je l’adore ; et mon âme, à vos ordres rebelle,
   1732 Ne peut ni soupirer, ni brûler que pour elle.
   1733 
   1734 
   1735 
   1736 
   1737 Tu l’aimes ! ciel ! Mais non, l’artifice est grossier :
   1738 Tu te feins criminel pour te justifier.
   1739 
   1740 
   1741 
   1742 
   1743 Seigneur, depuis six mois je l’évite et je l’aime ;
   1744 Je venais, en tremblant, vous le dire à vous-même.
   1745 Eh quoi ! de votre erreur rien ne vous peut tirer !
   1746 Par quel affreux serment faut-il vous rassurer ?
   1747 Que la terre, le ciel, que toute la nature...
   1748 
   1749 
   1750 
   1751 
   1752 Toujours les scélérats ont recours au parjure.
   1753 Cesse, cesse, et m’épargne un importun discours,
   1754 Si ta fausse vertu n’a point d’autre secours.
   1755 
   1756 
   1757 
   1758 
   1759 Elle vous paraît fausse et pleine d’artifice :
   1760 Phèdre au fond de son cœur me rend plus de justice.
   1761 
   1762 
   1763 
   1764 
   1765 Ah, que ton impudence excite mon courroux !
   1766 
   1767 
   1768 
   1769 
   1770 Quel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous ?
   1771 
   1772 
   1773 
   1774 
   1775 Fusses-tu par delà les colonnes d’Alcide,
   1776 Je me croirais encor trop voisin d’un perfide.
   1777 
   1778 
   1779 
   1780 
   1781 Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez,
   1782 Quels amis me plaindront, quand vous m’abandonnez ?
   1783 
   1784 
   1785 
   1786 
   1787 Va chercher des amis dont l’estime funeste
   1788 Honore l’adultère, applaudisse à l’inceste ;
   1789 Des traîtres, des ingrats, sans honneur et sans loi,
   1790 Dignes de protéger un méchant tel que toi.
   1791 
   1792 
   1793 
   1794 
   1795 Vous me parlez toujours d’inceste et d’adultère :
   1796 Je me tais. Cependant Phèdre sort d’une mère,
   1797 Phèdre est d’un sang, seigneur, vous le savez trop bien,
   1798 De toutes ces horreurs plus rempli que le mien.
   1799 
   1800 
   1801 
   1802 
   1803 Quoi ! ta rage à mes yeux perd toute retenue ?
   1804 Pour la dernière fois, ôte-toi de ma vue ;
   1805 Sors, traître : n’attends pas qu’un père furieux
   1806 Te fasse avec opprobre arracher de ces lieux.
   1807 
   1808 
   1809 
   1810 
   1811 Misérable, tu cours à ta perte infaillible !
   1812 Neptune, par le fleuve aux dieux mêmes terrible,
   1813 M’a donné sa parole, et va l’exécuter.
   1814 Un dieu vengeur te suit, tu ne peux l’éviter.
   1815 Je t’aimais ; et je sens que, malgré ton offense,
   1816 Mes entrailles pour toi se troublent par avance.
   1817 Mais à te condamner tu m’as trop engagé :
   1818 Jamais père, en effet, fut-il plus outragé ?
   1819 Justes dieux qui voyez la douleur qui m’accable,
   1820 Ai-je pu mettre au jour un enfant si coupable !
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   1828 Seigneur, je viens à vous, pleine d’un juste effroi ;
   1829 Votre voix redoutable a passé jusqu’à moi :
   1830 Je crains qu’un prompt effet n’ait suivi la menace.
   1831 S’il en est temps encore, épargnez votre race,
   1832 Respectez votre sang ; j’ose vous en prier :
   1833 Sauvez-moi de l’horreur de l’entendre crier ;
   1834 Ne me préparez point la douleur éternelle
   1835 De l’avoir fait répandre à la main paternelle.
   1836 
   1837 
   1838 
   1839 
   1840 Non, madame, en mon sang ma main n’a point trempé ;
   1841 Mais l’ingrat toutefois ne m’est point échappé :
   1842 Une immortelle main de sa perte est chargée,
   1843 Neptune me la doit ; et vous serez vengée.
   1844 
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   1846 
   1847 
   1848 Neptune vous la doit ! Quoi ! vos vœux irrités…
   1849 
   1850 
   1851 
   1852 
   1853 Quoi ! craignez-vous déjà qu’ils ne soient écoutés ?
   1854 Joignez-vous bien plutôt à mes vœux légitimes :
   1855 Dans toute leur noirceur retracez-moi ses crimes,
   1856 Échauffez mes transports trop lents, trop retenus.
   1857 Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus :
   1858 Sa fureur contre vous se répand en injures ;
   1859 Votre bouche, dit-il, est pleine d’impostures ;
   1860 Il soutient qu’Aricie a son cœur, a sa foi,
   1861 Qu’il l’aime. Quoi, seigneur ! Il l’a dit devant moi :
   1862 Mais je sais rejeter un frivole artifice.
   1863 Espérons de Neptune une prompte justice :
   1864 Je vais moi-même encore au pied de ses autels
   1865 Le presser d’accomplir ses serments immortels.
   1866 
   1867 
   1868 
   1869 
   1870 Il sort. Quelle nouvelle a frappé mon oreille !
   1871 Quel feu mal étouffé dans mon cœur se réveille !
   1872 Quel coup de foudre, ô ciel ! et quel funeste avis !
   1873 Je volais tout entière au secours de son fils ;
   1874 Et m’arrachant des bras d’Œnone épouvantée,
   1875 Je cédais au remords dont j’étais tourmentée.
   1876 Qui sait même où m’allait porter ce repentir ?
   1877 Peut-être à m’accuser j’aurais pu consentir ;
   1878 Peut-être, si la voix ne m’eût été coupée,
   1879 L’affreuse vérité me serait échappée.
   1880 Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi !
   1881 Aricie a son cœur ! Aricie a sa foi !
   1882 Ah ! dieux ! Lorsqu’à mes vœux l’ingrat inexorable
   1883 S’armait d’un œil si fier, d’un front si redoutable,
   1884 Je pensais qu’à l’amour son cœur toujours fermé
   1885 Fût contre tout mon sexe également armé :
   1886 Une autre cependant a fléchi son audace ;
   1887 Devant ses yeux cruels une autre a trouvé grâce.
   1888 Peut-être a-t-il un cœur facile à s’attendrir :
   1889 Je suis le seul objet qu’il ne saurait souffrir.
   1890 Et je me chargerais du soin de le défendre !
   1891 
   1892 
   1893 
   1894 
   1895 
   1896 
   1897 Chère Œnone, sais-tu ce que je viens d’apprendre ?
   1898 
   1899 
   1900 
   1901 
   1902 Non ; mais je viens tremblante, à ne vous point mentir
   1903 J’ai pâli du dessein qui vous a fait sortir ;
   1904 J’ai craint une fureur à vous-même fatale.
   1905 
   1906 
   1907 
   1908 
   1909 Œnone, qui l’eût cru ? j’avais une rivale !
   1910 
   1911 
   1912 
   1913 
   1914 Comment ! Hippolyte aime ; et je n’en puis douter.
   1915 Ce farouche ennemi qu’on ne pouvait dompter,
   1916 Qu’offensait le respect, qu’importunait la plainte,
   1917 Ce tigre, que jamais je n’abordai sans crainte,
   1918 Soumis, apprivoisé, reconnaît un vainqueur :
   1919 Aricie a trouvé le chemin de son cœur.
   1920 
   1921 
   1922 
   1923 
   1924 Aricie ? Ah ! douleur non encore éprouvée !
   1925 À quel nouveau tourment je me suis réservée !
   1926 Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports,
   1927 La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords,
   1928 Et d’un cruel refus l’insupportable injure,
   1929 N’était qu’un faible essai du tourment que j’endure.
   1930 Ils s’aiment ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux ?
   1931 Comment se sont-ils vus ? depuis quand ? dans quels lieux ?
   1932 Tu le savais : pourquoi me laissais-tu séduire ?
   1933 De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m’instruire ?
   1934 Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ?
   1935 Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ?
   1936 Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence :
   1937 Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence ;
   1938 Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux ;
   1939 Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux !
   1940 Et moi, triste rebut de la nature entière,
   1941 Je me cachais au jour, je fuyais la lumière ;
   1942 La mort est le seul dieu que j’osais implorer.
   1943 J’attendais le moment où j’allais expirer ;
   1944 Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée,
   1945 Encor, dans mon malheur de trop près observée,
   1946 Je n’osais dans mes pleurs me noyer à loisir.
   1947 Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir ;
   1948 Et sous un front serein déguisant mes alarmes,
   1949 Il fallait bien souvent me priver de mes larmes.
   1950 
   1951 
   1952 
   1953 
   1954 Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?
   1955 Ils ne se verront plus. Ils s’aimeront toujours !
   1956 Au moment que je parle, ah, mortelle pensée !
   1957 Ils bravent la fureur d’une amante insensée !
   1958 Malgré ce même exil qui va les écarter,
   1959 Ils font mille serments de ne se point quitter…
   1960 Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage ;
   1961 Œnone, prends pitié de ma jalouse rage.
   1962 Il faut perdre Aricie ; il faut de mon époux
   1963 Contre un sang odieux réveiller le courroux :
   1964 Qu’il ne se borne pas à des peines légères ;
   1965 Le crime de la sœur passe celui des frères.
   1966 Dans mes jaloux transports je le veux implorer.
   1967 Que fais-je ? où ma raison se va-t-elle égarer ?
   1968 Moi jalouse ! et Thésée est celui que j’implore !
   1969 Mon époux est vivant, et moi je brûle encore !
   1970 Pour qui ? quel est le cœur où prétendent mes vœux ?
   1971 Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.
   1972 Mes crimes désormais ont comblé la mesure :
   1973 Je respire à la fois l’inceste et l’imposture ;
   1974 Mes homicides mains, promptes à me venger,
   1975 Dans le sang innocent brûlent de se plonger.
   1976 Misérable ! et je vis ! et je soutiens la vue
   1977 De ce sacré Soleil dont je suis descendue !
   1978 J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux ;
   1979 Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux :
   1980 Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale.
   1981 Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne fatale ;
   1982 Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains :
   1983 Minos juge aux enfers tous les pâles humains.
   1984 Ah ! combien frémira son ombre épouvantée,
   1985 Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée,
   1986 Contrainte d’avouer tant de forfaits divers,
   1987 Et des crimes peut-être inconnus aux enfers !
   1988 Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ?
   1989 Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible ;
   1990 Je crois te voir cherchant un supplice nouveau,
   1991 Toi-même de ton sang devenir le bourreau…
   1992 Pardonne : un dieu cruel a perdu ta famille ;
   1993 Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille.
   1994 Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit
   1995 Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit :
   1996 Jusqu’au dernier soupir de malheurs poursuivie,
   1997 Je rends dans les tourments une pénible vie.
   1998 
   1999 
   2000 
   2001 
   2002 Eh ! repoussez, madame, une injuste terreur !
   2003 Regardez d’un autre œil une excusable erreur.
   2004 Vous aimez ; on ne peut vaincre sa destinée :
   2005 Par un charme fatal vous fûtes entraînée.
   2006 Est-ce donc un prodige inouï parmi nous ?
   2007 L’amour n’a-t-il encor triomphé que de vous ?
   2008 La faiblesse aux humains n’est que trop naturelle :
   2009 Mortelle, subissez le sort d’une mortelle.
   2010 Vous vous plaignez d’un joug imposé dès longtemps :
   2011 Les dieux mêmes, les dieux de l’Olympe habitants,
   2012 Qui d’un bruit si terrible épouvantent les crimes,
   2013 Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes.
   2014 
   2015 
   2016 
   2017 
   2018 Qu’entends-je ! quels conseils ose-t-on me donner ?
   2019 Ainsi donc jusqu’au bout tu veux m’empoisonner,
   2020 Malheureuse ! voilà comme tu m’as perdue ;
   2021 Au jour que je fuyais c’est toi qui m’as rendue.
   2022 Tes prières m’ont fait oublier mon devoir ;
   2023 J’évitais Hippolyte, et tu me l’as fait voir.
   2024 De quoi te chargeais-tu ? pourquoi ta bouche impie
   2025 A-t-elle, en l’accusant, osé noircir sa vie ?
   2026 Il en mourra peut-être, et d’un père insensé
   2027 Le sacrilège vœu peut-être est exaucé.
   2028 Je ne t’écoute plus. Va-t’en, monstre exécrable ;
   2029 Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable.
   2030 Puisse le juste ciel dignement te payer !
   2031 Et puisse ton supplice à jamais effrayer
   2032 Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses,
   2033 Des princes malheureux nourrissent les faiblesses,
   2034 Les poussent au penchant où leur cœur est enclin,
   2035 Et leur osent du crime aplanir le chemin !
   2036 Détestables flatteurs, présent le plus funeste
   2037 Que puisse faire aux rois la colère céleste !
   2038 
   2039 
   2040 
   2041 
   2042 Ah dieux ! pour la servir j’ai tout fait, tout quitté ;
   2043 Et j’en reçois ce prix ! je l’ai bien mérité.
   2044 
   2045 
   2046 
   2047 
   2048 
   2049 
   2050 
   2051 
   2052 
   2053 
   2054 
   2055 
   2056 
   2057 Quoi ! vous pouvez vous taire en ce péril extrême ?
   2058 Vous laissez dans l’erreur un père qui vous aime ?
   2059 Cruel, si de mes pleurs méprisant le pouvoir,
   2060 Vous consentez sans peine à ne me plus revoir,
   2061 Partez ; séparez-vous de la triste Aricie ;
   2062 Mais du moins en partant assurez votre vie.
   2063 Défendez votre honneur d’un reproche honteux,
   2064 Et forcez votre père à révoquer ses vœux :
   2065 Il en est temps encor. Pourquoi, par quel caprice,
   2066 Laissez-vous le champ libre à votre accusatrice ?
   2067 Éclaircissez Thésée. Eh ! que n’ai-je point dit ?
   2068 Ai-je dû mettre au jour l’opprobre de son lit ?
   2069 Devais-je, en lui faisant un récit trop sincère,
   2070 D’une indigne rougeur couvrir le front d’un père ?
   2071 Vous seule avez percé ce mystère odieux.
   2072 Mon cœur pour s’épancher n’a que vous et les dieux.
   2073 Je n’ai pu vous cacher, jugez si je vous aime,
   2074 Tout ce que je voulais me cacher à moi-même.
   2075 Mais songez sous quel sceau je vous l’ai révélé :
   2076 Oubliez, s’il se peut, que je vous ai parlé,
   2077 Madame ; et que jamais une bouche si pure
   2078 Ne s’ouvre pour conter cette horrible aventure.
   2079 Sur l’équité des dieux osons nous confier ;
   2080 Ils ont trop d’intérêt à me justifier :
   2081 Et Phèdre, tôt ou tard de son crime punie,
   2082 N’en saurait éviter la juste ignominie.
   2083 C’est l’unique respect que j’exige de vous.
   2084 Je permets tout le reste à mon libre courroux :
   2085 Sortez de l’esclavage où vous êtes réduite ;
   2086 Osez me suivre, osez accompagner ma fuite ;
   2087 Arrachez-vous d’un lieu funeste et profané,
   2088 Où la vertu respire un air empoisonné ;
   2089 Profitez, pour cacher votre prompte retraite,
   2090 De la confusion que ma disgrâce y jette.
   2091 Je vous puis de la fuite assurer les moyens :
   2092 Vous n’avez jusqu’ici de gardes que les miens ;
   2093 De puissants défenseurs prendront notre querelle ;
   2094 Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle :
   2095 À nos amis communs portons nos justes cris ;
   2096 Ne souffrons pas que Phèdre, assemblant nos débris,
   2097 Du trône paternel nous chasse l’un et l’autre,
   2098 Et promette à son fils ma dépouille et la vôtre.
   2099 L’occasion est belle, il la faut embrasser…
   2100 Quelle peur vous retient ? vous semblez balancer ?
   2101 Votre seul intérêt m’inspire cette audace :
   2102 Quand je suis tout de feu, d’où vous vient cette glace ?
   2103 Sur les pas d’un banni craignez-vous de marcher ?
   2104 
   2105 
   2106 
   2107 
   2108 Hélas ! qu’un tel exil, seigneur, me serait cher !
   2109 Dans quels ravissements, à votre sort liée,
   2110 Du reste des mortels je vivrais oubliée !
   2111 Mais n’étant point unis par un lien si doux,
   2112 Me puis-je avec honneur dérober avec vous ?
   2113 Je sais que, sans blesser l’honneur le plus sévère,
   2114 Je me puis affranchir des mains de votre père :
   2115 Ce n’est point m’arracher du sein de mes parents ;
   2116 Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans.
   2117 Mais vous m’aimez, seigneur ; et ma gloire alarmée…
   2118 
   2119 
   2120 
   2121 
   2122 Non, non, j’ai trop de soin de votre renommée.
   2123 Un plus noble dessein m’amène devant vous :
   2124 Fuyez vos ennemis, et suivez votre époux.
   2125 Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l’ordonne,
   2126 Le don de notre foi ne dépend de personne.
   2127 L’hymen n’est point toujours entouré de flambeaux.
   2128 Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux,
   2129 Des princes de ma race antiques sépultures,
   2130 Est un temple sacré formidable aux parjures.
   2131 C’est là que les mortels n’osent jurer en vain :
   2132 Le perfide y reçoit un châtiment soudain ;
   2133 Et craignant d’y trouver la mort inévitable,
   2134 Le mensonge n’a point de frein plus redoutable.
   2135 Là, si vous m’en croyez, d’un amour éternel
   2136 Nous irons confirmer le serment solennel ;
   2137 Nous prendrons à témoin le dieu qu’on y révère :
   2138 Nous le prierons tous deux de nous servir de père.
   2139 Des dieux les plus sacrés j’attesterai le nom,
   2140 Et la chaste Diane, et l’auguste Junon,
   2141 Et tous les dieux enfin, témoins de mes tendresses,
   2142 Garantiront la foi de mes saintes promesses.
   2143 
   2144 
   2145 
   2146 
   2147 Le roi vient : fuyez, prince et partez promptement.
   2148 Pour cacher mon départ je demeure un moment.
   2149 Allez ; et laissez-moi quelque fidèle guide,
   2150 Qui conduise vers vous ma démarche timide.
   2151 
   2152 
   2153 
   2154 
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   2156 
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   2158 Dieux ! éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux
   2159 Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux !
   2160 
   2161 
   2162 
   2163 
   2164 Songe à tout, chère Ismène, et sois prête à la fuite.
   2165 
   2166 
   2167 
   2168 
   2169 
   2170 
   2171 
   2172 Vous changez de couleur, et semblez interdite,
   2173 Madame : que faisait Hippolyte en ce lieu ?
   2174 
   2175 
   2176 
   2177 
   2178 Seigneur, il me disait un éternel adieu.
   2179 
   2180 
   2181 
   2182 
   2183 Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage ;
   2184 Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage.
   2185 
   2186 
   2187 
   2188 
   2189 Seigneur, je ne vous puis nier la vérité :
   2190 De votre injuste haine il n’a pas hérité ;
   2191 Il ne me traitait point comme une criminelle.
   2192 
   2193 
   2194 
   2195 
   2196 J’entends : il vous jurait une amour éternelle.
   2197 Ne vous assurez point sur ce cœur inconstant ;
   2198 Car à d’autres que vous il en jurait autant.
   2199 
   2200 
   2201 
   2202 
   2203 Lui, seigneur ? Vous deviez le rendre moins volage :
   2204 Comment souffriez-vous cet horrible partage ?
   2205 
   2206 
   2207 
   2208 
   2209 Et comment souffrez-vous que d’horribles discours
   2210 D’une si belle vie osent noircir le cours ?
   2211 Avez-vous de son cœur si peu de connaissance ?
   2212 Discernez-vous si mal le crime et l’innocence ?
   2213 Faut-il qu’à vos yeux seuls un nuage odieux
   2214 Dérobe sa vertu, qui brille à tous les yeux ?
   2215 Ah ! c’est trop le livrer à des langues perfides.
   2216 Cessez : repentez-vous de vos vœux homicides ;
   2217 Craignez, seigneur, craignez que le ciel rigoureux
   2218 Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux.
   2219 Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes :
   2220 Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.
   2221 
   2222 
   2223 
   2224 
   2225 Non, vous voulez en vain couvrir son attentat ;
   2226 Votre amour vous aveugle en faveur de l’ingrat.
   2227 Mais j’en crois des témoins certains, irréprochables :
   2228 J’ai vu, j’ai vu couler des larmes véritables.
   2229 
   2230 
   2231 
   2232 
   2233 Prenez garde, seigneur : vos invincibles mains
   2234 Ont de monstres sans nombre affranchi les humains ;
   2235 Mais tout n’est pas détruit, et vous en laissez vivre
   2236 Un… Votre fils, seigneur, me défend de poursuivre.
   2237 Instruite du respect qu’il veut vous conserver,
   2238 Je l’affligerais trop si j’osais achever.
   2239 J’imite sa pudeur, et fuis votre présence
   2240 Pour n’être pas forcée à rompre le silence.
   2241 
   2242 
   2243 
   2244 
   2245 Quelle est donc sa pensée, et que cache un discours
   2246 Commencé tant de fois, interrompu toujours ?
   2247 Veulent-ils m’éblouir par une feinte vaine ?
   2248 Sont-ils d’accord tous deux pour me mettre à la gêne ?
   2249 Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur,
   2250 Quelle plaintive voix crie au fond de mon cœur ?
   2251 Une pitié secrète et m’afflige et m’étonne.
   2252 Une seconde fois interrogeons Œnone :
   2253 Je veux de tout le crime être mieux éclairci.
   2254 Gardes, qu’Œnone sorte, et vienne seule ici.
   2255 
   2256 
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   2258 
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   2260 
   2261 
   2262 J’ignore le projet que la reine médite,
   2263 Seigneur ; mais je crains tout du transport qui l’agite.
   2264 Un mortel désespoir sur son visage est peint ;
   2265 La pâleur de la mort est déjà sur son teint.
   2266 Déjà de sa présence avec honte chassée,
   2267 Dans la profonde mer Œnone s’est lancée.
   2268 On ne sait point d’où part ce dessein furieux ;
   2269 Et les flots pour jamais l’ont ravie à nos yeux.
   2270 
   2271 
   2272 
   2273 
   2274 Qu’entends-je ? Son trépas n’a point calmé la reine ;
   2275 Le trouble semble croître en son âme incertaine.
   2276 Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs,
   2277 Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs ;
   2278 Et soudain, renonçant à l’amour maternelle,
   2279 Sa main avec horreur les repousse loin d’elle ;
   2280 Elle porte au hasard ses pas irrésolus ;
   2281 Son œil tout égaré ne nous reconnaît plus ;
   2282 Elle a trois fois écrit ; et changeant de pensée,
   2283 Trois fois elle a rompu sa lettre commencée.
   2284 Daignez la voir, seigneur ; daignez la secourir.
   2285 
   2286 
   2287 
   2288 
   2289 Ô ciel ! Œnone est morte, et Phèdre veut mourir !
   2290 Qu’on rappelle mon fils, qu’il vienne se défendre ;
   2291 Qu’il vienne me parler, je suis prêt de l’entendre.
   2292 
   2293 
   2294 Ne précipite point tes funestes bienfaits,
   2295 Neptune ; j’aime mieux n’être exaucé jamais.
   2296 J’ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles,
   2297 Et j’ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.
   2298 Ah ! de quel désespoir mes vœux seraient suivis !
   2299 
   2300 
   2301 
   2302 
   2303 
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   2306 Théramène, est-ce toi ? Qu’as-tu fait de mon fils ?
   2307 Je te l’ai confié dès l’âge le plus tendre.
   2308 Mais d’où naissent les pleurs que je te vois répandre ?
   2309 Que fait mon fils ? Ô soins tardifs et superflus !
   2310 Inutile tendresse ! Hippolyte n’est plus.
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   2315 Dieux ! J’ai vu des mortels périr le plus aimable,
   2316 Et j’ose dire encor, seigneur, le moins coupable.
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   2321 Mon fils n’est plus ! Eh quoi ! quand je lui tends les bras,
   2322 Les dieux impatients ont hâté son trépas !
   2323 Quel coup me l’a ravi, quelle foudre soudaine ?
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   2328 À peine nous sortions des portes de Trézène,
   2329 Il était sur son char ; ses gardes affligés
   2330 Imitaient son silence, autour de lui rangés ;
   2331 Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;
   2332 Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes ;
   2333 Ses superbes coursiers qu’on voyait autrefois
   2334 Pleins d’une ardeur si noble obéir à sa voix,
   2335 L’œil morne maintenant, et la tête baissée,
   2336 Semblaient se conformer à sa triste pensée.
   2337 Un effroyable cri, sorti du fond des flots,
   2338 Des airs en ce moment a troublé le repos ;
   2339 Et du sein de la terre une voix formidable
   2340 Répond en gémissant à ce cri redoutable.
   2341 Jusqu’au fond de nos cœurs notre sang s’est glacé ;
   2342 Des coursiers attentifs le crin s’est hérissé.
   2343 Cependant sur le dos de la plaine liquide,
   2344 S’élève à gros bouillons une montagne humide ;
   2345 L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
   2346 Parmi des flots d’écume, un monstre furieux.
   2347 Son front large est armé de cornes menaçantes ;
   2348 Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes,
   2349 Indomptable taureau, dragon impétueux,
   2350 Sa croupe se recourbe en replis tortueux ;
   2351 Ses longs mugissements font trembler le rivage.
   2352 Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;
   2353 La terre s’en émeut, l’air en est infecté ;
   2354 Le flot qui l’apporta recule épouvanté.
   2355 Tout fuit ; et sans s’armer d’un courage inutile,
   2356 Dans le temple voisin chacun cherche un asile.
   2357 Hippolyte lui seul, digne fils d’un héros,
   2358 Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,
   2359 Pousse au monstre, et d’un dard lancé d’une main sûre,
   2360 Il lui fait dans le flanc une large blessure.
   2361 De rage et de douleur le monstre bondissant
   2362 Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,
   2363 Se roule, et leur présente une gueule enflammée
   2364 Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.
   2365 La frayeur les emporte ; et, sourds à cette fois,
   2366 Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix ;
   2367 En efforts impuissants leur maître se consume ;
   2368 Ils rougissent le mors d’une sanglante écume.
   2369 On dit qu’on a vu même, en ce désordre affreux,
   2370 Un dieu qui d’aiguillons pressait leur flanc poudreux.
   2371 À travers les rochers la peur les précipite ;
   2372 L’essieu crie et se rompt : l’intrépide Hippolyte
   2373 Voit voler en éclats tout son char fracassé ;
   2374 Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.
   2375 Excusez ma douleur : cette image cruelle
   2376 Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
   2377 J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils
   2378 Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
   2379 Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
   2380 Ils courent : tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.
   2381 De nos cris douloureux la plaine retentit.
   2382 Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :
   2383 Ils s’arrêtent non loin de ces tombeaux antiques
   2384 Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.
   2385 J’y cours en soupirant, et sa garde me suit :
   2386 De son généreux sang la trace nous conduit ;
   2387 Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes
   2388 Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.
   2389 J’arrive, je l’appelle ; et me tendant la main,
   2390 Il ouvre un œil mourant qu’il referme soudain :
   2391 « Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie.
   2392 « Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
   2393 « Cher ami, si mon père un jour désabusé
   2394 « Plaint le malheur d’un fils faussement accusé,
   2395 « Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,
   2396 « Dis-lui qu’avec douceur il traite sa captive ;
   2397 « Qu’il lui rende... » À ce mot, ce héros expiré
   2398 N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré :
   2399 Triste objet où des dieux triomphe la colère,
   2400 Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.
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   2405 Ô mon fils ! cher espoir que je me suis ravi !
   2406 Inexorables dieux, qui m’avez trop servi !
   2407 À quels mortels regrets ma vie est réservée !
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   2412 La timide Aricie est alors arrivée :
   2413 Elle venait, seigneur, fuyant votre courroux,
   2414 À la face des dieux l’accepter pour époux.
   2415 Elle approche ; elle voit l’herbe rouge et fumante ;
   2416 Elle voit (quel objet pour les yeux d’une amante !)
   2417 Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur…
   2418 Elle veut quelque temps douter de son malheur ;
   2419 Et, ne connaissant plus ce héros qu’elle adore,
   2420 Elle voit Hippolyte, et le demande encore.
   2421 Mais trop sûre à la fin qu’il est devant ses yeux,
   2422 Par un triste regard elle accuse les dieux ;
   2423 Et froide, gémissante, et presque inanimée,
   2424 Aux pieds de son amant elle tombe pâmée.
   2425 Ismène est auprès d’elle ; Ismène, tout en pleurs,
   2426 La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs.
   2427 Et moi, je suis venu, détestant la lumière,
   2428 Vous dire d’un héros la volonté dernière,
   2429 Et m’acquitter, seigneur, du malheureux emploi
   2430 Dont son cœur expirant s’est reposé sur moi.
   2431 Mais j’aperçois venir sa mortelle ennemie.
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   2439 Eh bien ! vous triomphez, et mon fils est sans vie !
   2440 Ah ! que j’ai lieu de craindre, et qu’un cruel soupçon,
   2441 L’excusant dans mon cœur, m’alarme avec raison !
   2442 Mais, madame, il est mort, prenez votre victime ;
   2443 Jouissez de sa perte, injuste ou légitime :
   2444 Je consens que mes yeux soient toujours abusés.
   2445 Je le crois criminel, puisque vous l’accusez.
   2446 Son trépas à mes pleurs offre assez de matières
   2447 Sans que j’aille chercher d’odieuses lumières,
   2448 Qui, ne pouvant le rendre à ma juste douleur,
   2449 Peut-être ne feraient qu’accroître mon malheur.
   2450 Laissez-moi, loin de vous, et loin de ce rivage,
   2451 De mon fils déchiré fuir la sanglante image.
   2452 Confus, persécuté d’un mortel souvenir,
   2453 De l’univers entier je voudrais me bannir.
   2454 Tout semble s’élever contre mon injustice ;
   2455 L’éclat de mon nom même augmente mon supplice :
   2456 Moins connu des mortels, je me cacherais mieux.
   2457 Je hais jusques aux soins dont m’honorent les dieux ;
   2458 Et je m’en vais pleurer leurs faveurs meurtrières,
   2459 Sans plus les fatiguer d’inutiles prières.
   2460 Quoi qu’ils fissent pour moi, leur funeste bonté
   2461 Ne me saurait payer de ce qu’ils m’ont ôté.
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   2466 Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence ;
   2467 Il faut à votre fils rendre son innocence :
   2468 Il n’était point coupable. Ah ! père infortuné !
   2469 Et c’est sur votre foi que je l’ai condamné !
   2470 Cruelle ! pensez-vous être assez excusée…
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   2475 Les moments me sont chers ; écoutez-moi, Thésée
   2476 C’est moi qui sur ce fils, chaste et respectueux,
   2477 Osai jeter un œil profane, incestueux.
   2478 Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste :
   2479 La détestable Œnone a conduit tout le reste.
   2480 Elle a craint qu’Hippolyte, instruit de ma fureur,
   2481 Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur :
   2482 La perfide, abusant de ma faiblesse extrême,
   2483 S’est hâtée à vos yeux de l’accuser lui-même.
   2484 Elle s’en est punie, et fuyant mon courroux,
   2485 A cherché dans les flots un supplice trop doux.
   2486 Le fer aurait déjà tranché ma destinée ;
   2487 Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée :
   2488 J’ai voulu, devant vous exposant mes remords,
   2489 Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
   2490 J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines
   2491 Un poison que Médée apporta dans Athènes.
   2492 Déjà jusqu’à mon cœur le venin parvenu
   2493 Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;
   2494 Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage
   2495 Et le ciel et l’époux que ma présence outrage ;
   2496 Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,
   2497 Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté.
   2498 
   2499 
   2500 
   2501 
   2502 Elle expire, seigneur ! D’une action si noire
   2503 Que ne peut avec elle expirer la mémoire !
   2504 Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis,
   2505 Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils !
   2506 Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,
   2507 Expier la fureur d’un vœu que je déteste :
   2508 Rendons-lui les honneurs qu’il a trop mérités ;
   2509 Et, pour mieux apaiser ses mânes irrités,
   2510 Que, malgré les complots d’une injuste famille,
   2511 Son amante aujourd’hui me tienne lieu de fille !