racine_les_plaideurs (45540B)
1 Ma foi, sur l’avenir bien fou qui se fira : 2 Tel qui rit vendredi dimanche pleurera. 3 Un juge, l’an passé, me prit à son service ; 4 Il m’avait fait venir d’Amiens pour être suisse. 5 Tous ces Normands voulaient se divertir de nous : 6 On apprend à hurler, dit l’autre, avec les loups. 7 Tout Picard que j’étais, j’étais un bon apôtre, 8 Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre. 9 Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau bas ; 10 Monsieur de Petit-Jean, ah ! gros comme le bras ! 11 Mais sans argent l’honneur n’est qu’une maladie. 12 Ma foi ! j’étais un franc portier de comédie ; 13 On avait beau heurter et m’ôter son chapeau, 14 On n’entrait pas chez nous sans graisser le marteau. 15 Point d’argent, point de suisse, et ma porte était close. 16 Il est vrai qu’à Monsieur j’en rendais quelque chose : 17 Nous comptions quelquefois, on me donnait le soin 18 De fournir la maison de chandelle et de foin ; 19 Mais je n’y perdais rien ; enfin vaille que vaille, 20 J’aurais sur le marché fort bien fourni la paille. 21 C’est dommage : il avait le cœur trop au métier ; 22 Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier ; 23 Et bien souvent tout seul, si l’on l’eût voulu croire, 24 Il s’y serait couché sans manger et sans boire, 25 Je lui disais parfois : « Monsieur Perrin Dandin, 26 « Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin. 27 « Qui veut voyager loin ménage sa monture ; 28 « Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure. » 29 Il n’en a tenu compte ; il a si bien veillé, 30 Et si bien fait, qu’on dit que son timbre est brouillé. 31 Il nous veut tous juger les uns après les autres. 32 Il marmotte toujours certaines patenôtres 33 Où je ne comprends rien. Il veut, bon gré, malgré, 34 Ne se coucher qu’en robe et qu’en bonnet carré. 35 Il fit couper la tête à son coq, de colère, 36 Pour l’avoir éveillé plus tard qu’à l’ordinaire ; 37 Il disait qu’un plaideur dont l’affaire allait mal 38 Avait graissé la patte à ce pauvre animal. 39 Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire, 40 Son fils ne souffre plus qu’on lui parle d’affaire. 41 Il nous le fait garder jour et nuit, et de près : 42 Autrement, serviteur, et mon homme est aux plaids. 43 Pour s’échapper de nous, Dieu sait s’il est allègre. 44 Pour moi, je ne dors plus : aussi je deviens maigre ; 45 C’est pitié. Je m’étends, et ne fais que bâiller. 46 Mais veille qui voudra, voici mon oreiller. 47 Ma foi, pour cette nuit il faut que je m’en donne ; 48 Pour dormir dans la rue on n’offense personne. 49 Dormons. Hé ! Petit-Jean ! Petit-Jean ! L’Intimé 50 Il a déjà bien peur de me voir enrhumé. 51 52 53 54 Que diable ! si matin que fais-tu dans la rue ? 55 56 57 58 Est-ce qu’il faut toujours faire le pied de grue, 59 Garder toujours un homme, et l’entendre crier ? 60 Quelle gueule ! pour moi, je crois qu’il est sorcier. 61 62 63 64 Bon ! Je lui disais donc, en me grattant la tête, 65 Que je voulais dormir. « Présente ta requête 66 « Comme tu veux dormir, » m’a-t-il dit gravement. 67 Je dors en te contant la chose seulement. 68 Bonsoir. Comment, bonsoir ! Que le diable m’emporte, 69 Si… Mais j’entends du bruit au-dessus de la porte. 70 71 72 73 74 75 76 77 Petit-Jean ! L’Intimé ! Paix ! Je suis seul ici. 78 Voilà mes guichetiers en défaut, Dieu merci. 79 Si je leur donne temps, ils pourront comparaître. 80 Çà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre. 81 Hors de cour. Comme il saute ! Oh ! monsieur, je vous tien. 82 83 84 85 Au voleur ! Au voleur ! Oh ! nous vous tenons bien. 86 87 88 89 Vous avez beau crier. Main-forte ! l’on me tue ! 90 91 92 93 94 95 96 97 Vite un flambeau, j’entends mon père dans la rue. 98 Mon père, si matin qui vous fait déloger ? 99 Où courez-vous la nuit ? Je veux aller juger. 100 101 102 Et qui juger ? tout dort. Ma foi, je ne dors guères. 103 104 105 106 Que de sacs ! il en a jusques aux jarretières. 107 108 109 110 Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison. 111 De sacs et de procès j’ai fait provision. 112 113 114 115 Et qui vous nourrira ? Le buvetier, je pense. 116 117 118 119 Mais où dormirez-vous, mon père ? À l’audience. 120 121 122 123 Non, mon père ; il vaut mieux que vous ne sortiez pas. 124 Dormez chez vous ; chez vous faites tous vos repas. 125 Souffrez que la raison enfin vous persuade ; 126 Et pour votre santé… Je veux être malade. 127 128 129 130 Vous ne l’êtes que trop. Donnez-vous du repos ; 131 Vous n’avez tantôt plus que la peau sur les os. 132 133 134 135 Du repos ? Ah ! sur toi tu veux régler ton père ? 136 Crois-tu qu’un juge n’ait qu’à faire bonne chère, 137 Qu’à battre le pavé comme un tas de galants, 138 Courir le bal la nuit, et le jour les brelans ? 139 L’argent ne nous vient pas si vite que l’on pense. 140 Chacun de tes rubans me coûte une sentence. 141 Ma robe vous fait honte : un fils de juge ! ah ! fi ! 142 Tu fais le gentilhomme : eh ! Dandin, mon ami, 143 Regarde dans ma chambre et dans ma garderobe 144 Les portraits des Dandin : tous ont porté la robe ; 145 Et c’est le bon parti. Compare prix pour prix 146 Les étrennes d’un juge à celles d’un marquis ; 147 Attends que nous soyons à la fin de décembre. 148 Qu’est-ce qu’un gentilhomme ? un pilier d’antichambre. 149 Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés, 150 À souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés, 151 Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche ; 152 Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche ! 153 Voilà comme on les traite. Eh ! mon pauvre garçon, 154 De ta défunte mère est-ce là la leçon ? 155 La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorsque j’y pense, 156 Elle ne manquait pas une seule audience. 157 Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta, 158 Et Dieu sait bien souvent ce qu’elle en rapporta… 159 Elle eût du buvetier emporté les serviettes, 160 Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes. 161 Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va, 162 Tu ne seras qu’un sot. Vous vous morfondez là, 163 Mon père. Petit-Jean, ramenez votre maître ; 164 Couchez-le dans son lit : fermez porte, fenêtre ; 165 Qu’on barricade tout, afin qu’il ait plus chaud. 166 167 168 169 Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut. 170 171 172 173 Quoi ! L’on me mènera coucher sans autre forme ! 174 Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme. 175 176 177 178 Eh ! par provision, mon père, couchez-vous. 179 180 181 182 J’irai ; mais je m’en vais vous faire enrager tous : 183 Je ne dormirai point. Eh bien, à la bonne heure ! 184 Qu’on ne le quitte pas. Toi, l’Intimé, demeure. 185 186 187 188 189 190 191 192 Je veux t’entretenir un moment sans témoin. 193 194 195 196 Quoi ! vous faut-il garder ? J’en aurais bon besoin. 197 J’ai ma folie, hélas ! aussi bien que mon père. 198 199 200 201 Oh ! vous voulez juger ? Laissons là le mystère. 202 Tu connais ce logis ? Je vous entends enfin. 203 Diantre ! l’amour vous tient au cœur de bon matin. 204 Vous me voulez parler sans doute d’Isabelle. 205 Je vous l’ai dit cent fois : elle est sage, elle est belle ; 206 Mais vous devez songer que Monsieur Chicaneau 207 De son bien en procès consume le plus beau. 208 Qui ne plaide-t-il point ? Je crois qu’à l’audience 209 Il fera, s’il ne meurt, venir toute la France. 210 Tout auprès de son juge il s’est venu loger ; 211 L’un veut plaider toujours, l’autre toujours juger ; 212 Et c’est un grand hasard s’il conclut votre affaire 213 Sans plaider le curé, le gendre, et le notaire. 214 215 216 217 Je le sais comme toi ; mais, malgré tout cela, 218 Je meurs pour Isabelle. Eh bien ! épousez-la. 219 Vous n’avez qu’à parler, c’est une affaire prête. 220 221 222 223 Eh ! cela ne va pas si vite que ta tête. 224 Son père est un sauvage à qui je ferais peur. 225 À moins que d’être huissier, sergent ou procureur, 226 On ne voit point sa fille ; et la pauvre Isabelle, 227 Invisible et dolente, est en prison chez elle ; 228 Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets, 229 Mon amour en fumée, et son bien en procès. 230 Il la ruinera si l’on le laisse faire. 231 Ne connaîtrais-tu pas quelque honnête faussaire 232 Qui servît ses amis, en le payant, s’entend, 233 Quelque sergent zélé ? Bon ! l’on en trouve tant ! 234 235 236 237 Mais encore ? Ah ! monsieur, si feu mon pauvre père 238 Était encor vivant, c’était bien votre affaire. 239 Il gagnait en un jour plus qu’un autre en six mois ; 240 Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits. 241 Il vous eût arrêté le carrosse d’un prince : 242 Il vous l’eût pris lui-même ; et si dans la province 243 Il se donnait en tout vingt coups de nerf de bœuf, 244 Pour père pour sa part en emboursait dix-neuf. 245 Mais de quoi s’agit-il ? suis-je pas fils de maître ? 246 Je vous servirai. Toi ? Mieux qu’un sergent, peut-être. 247 248 249 250 Tu porterais au père un faux exploit ? Hon, hon ! 251 252 253 254 Tu rendrais à la fille un billet ? Pourquoi non ? 255 Je suis des deux métiers. Viens, je l’entends qui crie. 256 Allons à ce dessein rêver ailleurs. La Brie, 257 Qu’on garde la maison, je reviendrai bientôt. 258 Qu’on ne laisse monter aucune âme là-haut. 259 Fais porter cette lettre à la poste du Maine. 260 Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne, 261 Et chez mon procureur porte-les ce matin. 262 Si son clerc vient céans, fais-lui goûter mon vin. 263 Ah ! donne-lui ce sac qui pend à ma fenêtre. 264 Est-ce tout ? Il viendra me demander peut-être 265 Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin, 266 Et qui jure pour moi lorsque j’en ai besoin : 267 Qu’il m’attende. Je crains que mon juge ne sorte ; 268 Quatre heures vont sonner. Mais frappons à sa porte. 269 270 271 272 Qui va là ? Peut-on voir monsieur ? Non. Pourrait-on 273 Dire un mot à monsieur son secrétaire ? Non. 274 275 276 277 Et monsieur son portier ? C’est moi-même. De grâce, 278 Buvez à ma santé, monsieur. Grand bien vous fasse ! 279 Mais revenez demain. Hé ! Rendez donc l’argent. 280 Le monde est devenu, sans mentir, bien méchant. 281 J’ai vu que les procès ne donnaient point de peine : 282 Six écus en gagnaient une demi-douzaine. 283 Mais aujourd’hui je crois que tout mon bien entier 284 Ne me suffirait pas pour gagner un portier. 285 Mais j’aperçois venir madame la comtesse 286 De Pimbesche ; elle vient pour affaire qui presse. 287 288 289 Madame, on n’entre plus. Eh bien ! l’ai-je pas dit ? 290 Sans mentir, mes valets me font perdre l’esprit. 291 Pour les faire lever c’est en vain que je gronde ; 292 Il faut que tous les jours j’éveille tout mon monde. 293 294 295 296 Il faut absolument qu’il se fasse celer. 297 298 299 300 Pour moi, depuis deux jours je ne puis lui parler. 301 302 303 304 Ma partie est puissante, et j’ai lieu de tout craindre. 305 306 307 308 Après ce qu’on m’a fait, il ne faut plus se plaindre. 309 310 311 312 Si pourtant j’ai bon droit ! Ah ! monsieur, quel arrêt ! 313 314 315 316 Je m’en rapporte à vous. Écoutez, s’il vous plaît. 317 318 319 320 Il faut que vous sachiez, monsieur, la perfidie… 321 322 323 Ce n’est rien dans le fond. Monsieur, que je vous die… 324 325 326 327 Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà, 328 Au travers d’un mien pré certain ânon passa, 329 S’y vautra, non sans faire un notable dommage, 330 Dont je formai ma plainte au juge du village. 331 Je fais saisir l’ânon. Un expert est nommé ; 332 À deux bottes de foin le dégât estimé. 333 Enfin, au bout d’un an, sentence par laquelle 334 Nous sommes renvoyés hors de cour. J’en appelle. 335 Pendant qu’à l’audience on poursuit un arrêt, 336 Remarquez bien ceci, madame, s’il vous plaît, 337 Notre ami Drolichon, qui n’est pas une bête, 338 Obtient pour quelque argent un arrêt sur requête, 339 Et je gagne ma cause. À cela que fait-on ? 340 Mon chicaneur s’oppose à l’exécution. 341 Autre incident : tandis qu’au procès on travaille, 342 Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille. 343 Ordonné qu’il sera fait rapport à la cour 344 Du foin que peut manger une poule en un jour ; 345 Le tout joint au procès. Enfin, et toute chose 346 Demeurant en état, on appointe la cause 347 Le cinquième ou sixième avril cinquante-six. 348 J’écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis 349 De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires, 350 Rapports d’experts, transports, trois interlocutoires, 351 Griefs et faits nouveaux, baux et procès-verbaux. 352 J’obtiens lettres royaux, et je m’inscris en faux. 353 Quatorze appointements, trente exploits, six instances, 354 Six-vingts productions, vingt arrêts de défenses, 355 Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens, 356 Estimés environ cinq à six mille francs ! 357 Est-ce là faire droit ? Est-ce là comme on juge ? 358 Après quinze ou vingt ans ! Il me reste un refuge : 359 La requête civile est ouverte pour moi ; 360 Je ne suis pas rendu. Mais vous, comme je voi, 361 Vous plaidez ? Plût à Dieu ! J’y brûlerai mes livres. 362 363 364 365 Je… Deux bottes de foin cinq à six mille livres ! 366 367 368 369 Monsieur, tous mes procès allaient être finis ; 370 Il ne m’en restait plus que quatre ou cinq petits : 371 L’un contre mon mari, l’autre contre mon père, 372 Et contre mes enfants. Ah, monsieur ! la misère ! 373 Je ne sais quel biais ils ont imaginé, 374 Ni tout ce qu’ils ont fait ; mais on leur a donné 375 Un arrêt par lequel, moi vêtue et nourrie, 376 On me défend, monsieur, de plaider de ma vie. 377 378 379 380 De plaider ? De plaider. Certes, le trait est noir. 381 J’en suis surpris. Monsieur, j’en suis au désespoir. 382 383 384 385 Comment ! lier les mains aux gens de votre sorte ! 386 Mais cette pension, madame, est-elle forte ? 387 388 389 390 Je n’en vivrais, monsieur, que trop honnêtement. 391 392 Mais vivre sans plaider, est-ce contentement ? 393 394 395 396 Des chicaneurs viendront nous manger jusqu’à l’âme, 397 Et nous ne dirons mot ! Mais, s’il vous plaît, madame, 398 Depuis quand plaidez-vous ? Il ne m’en souvient pas ; 399 Depuis trente ans, au plus. Ce n’est pas trop. Hélas ! 400 401 402 403 Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon visage. 404 405 406 407 Hé ! quelque soixante ans. Comment ! c’est le bel âge 408 Pour plaider. Laissez faire, ils ne sont pas au bout : 409 J’y vendrai ma chemise ; et je veux rien ou tout. 410 411 412 413 Madame, écoutez-moi. Voici ce qu’il faut faire. 414 415 416 417 Oui, monsieur, je vous crois comme mon propre père. 418 419 420 421 J’irais trouver mon juge… Oh ! oui, monsieur, j’irai. 422 423 424 425 Me jeter à ses pieds… Oui, je m’y jetterai : 426 Je l’ai bien résolu. Mais daignez donc m’entendre. 427 428 429 430 Oui, vous prenez la chose ainsi qu’il la faut prendre. 431 432 433 434 Avez-vous dit, madame ? Oui. J’irais sans façon 435 Trouver mon juge. Hélas ! que ce monsieur est bon ! 436 437 438 439 Si vous parlez toujours, il faut que je me taise. 440 441 442 443 Ah ! que vous m’obligez ! je ne me sens pas d’aise. 444 445 446 447 J’irais trouver mon juge, et lui dirais… Oui. Voi ! 448 Et lui dirais : Monsieur… Oui, monsieur. Liez-moi. 449 450 451 452 Monsieur, je ne veux point être liée. À l’autre ! 453 454 455 456 Je ne le serai point. Quelle humeur est la vôtre ? 457 458 459 460 Non. Vous ne savez pas, madame, où je viendrai. 461 462 463 Je plaiderai, monsieur, ou bien je ne pourrai. 464 465 466 467 Mais… Mais je ne veux pas, monsieur, que l’on me lie… 468 469 470 471 Enfin, quand une femme en tête a sa folie… 472 473 474 475 Fou vous-même. Madame ! Et pourquoi me lier ? 476 477 478 479 Madame… Voyez-vous ! il se rend familier. 480 481 482 Mais, madame… Un crasseux, qui n’a que sa chicane, 483 Veut donner des avis ! Madame ! Avec son âne ! 484 485 486 487 Vous me poussez. Bonhomme, allez gardez vos foins. 488 489 Vous m’excédez. Le sot ! Que n’ai-je des témoins ! 490 491 492 493 494 495 496 497 Voyez le beau sabbat qu’ils font à notre porte ! 498 Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte. 499 500 501 502 Monsieur, soyez témoin… Que monsieur est un sot. 503 504 505 506 Monsieur, vous l’entendez, retenez bien ce mot. 507 508 509 510 Ah ! vous ne deviez pas lâcher cette parole. 511 512 513 514 Vraiment, c’est bien à lui de me traiter de folle ! 515 516 517 Folle ! Vous avez tort. Pourquoi l’injurier ? 518 519 520 521 On la conseille. Oh ! Oui, de me faire lier. 522 523 524 525 Oh, monsieur ! Jusqu’au bout que ne m’écoute-t-elle ? 526 527 528 Oh, madame ! Qui ? moi, souffrir qu’on me querelle ? 529 530 531 Une crieuse… Hé, paix ! Un chicaneur ! Holà ! 532 533 534 535 Qui n’ose plus plaider ! Que t’importe cela ? 536 Qu’est-ce qui t’en revient, faussaire abominable, 537 Brouillon, voleur ? Et bon, et bon, de par le diable : 538 Un sergent ! un sergent ! Un huissier ! un huissier ! 539 540 541 Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier. 542 543 544 545 546 547 548 549 550 551 552 553 554 555 556 Monsieur, encore un coup, je ne puis pas tout faire : 557 Puisque je fais l’huissier, faites le commissaire. 558 En robe sur mes pas il ne faut que venir, 559 Vous aurez tout moyen de vous entretenir. 560 Changez en cheveux noirs votre perruque blonde. 561 Ces plaideurs songent-ils que vous soyez au monde ? 562 Hé ! lorsqu’à votre père ils vont faire leur cour, 563 À peine seulement savez-vous s’il est jour. 564 Mais n’admirez-vous pas cette bonne comtesse 565 Qu’avec tant de bonheur la fortune m’adresse ; 566 Qui, dès qu’elle me voit, donnant dans le panneau, 567 Me charge d’un exploit pour monsieur Chicaneau, 568 Et le fait assigner pour certaine parole, 569 Disant qu’il la voudrait faire passer pour folle, 570 Je dis folle à lier, et pour d’autres excès 571 Et blasphèmes, toujours l’ornement des procès ? 572 Mais vous ne dites rien de tout mon équipage ? 573 Ai-je bien d’un sergent le port et le visage ? 574 575 576 577 Ah ! fort bien ! Je ne sais, mais je me sens enfin 578 L’âme et le dos six fois plus durs que ce matin. 579 Quoi qu’il en soit, voici l’exploit et votre lettre : 580 Isabelle l’aura, j’ose vous le promettre. 581 Mais, pour faire signer le contrat que voici, 582 Il faut que sur mes pas vous vous rendiez ici. 583 Vous feindrez d’informer sur toute cette affaire, 584 Et vous ferez l’amour en présence du père. 585 586 587 588 Mais ne va pas donner l’exploit pour le billet. 589 590 591 592 Le père aura l’exploit, la fille le poulet. 593 Rentrez. Qui frappe ? Ami. C’est la voix d’Isabelle. 594 595 596 Demandez-vous quelqu’un, monsieur ? Mademoiselle, 597 C’est un petit exploit que j’ose vous prier 598 De m’accorder l’honneur de vous signifier. 599 600 601 602 Monsieur, excusez-moi, je n’y puis rien comprendre : 603 Mon père va venir qui pourra vous entendre. 604 605 606 607 Il n’est donc pas ici, mademoiselle ? Non. 608 609 610 L’exploit, mademoiselle, est mis sous votre nom. 611 612 613 614 Monsieur, vous me prenez pour une autre, sans doute : 615 Sans avoir de procès, je sais ce qu’il en coûte ; 616 Et si l’on n’aimait pas à plaider plus que moi, 617 Vos pareils pourraient bien chercher un autre emploi. 618 Adieu. Mais permettez… Je ne veux rien permettre. 619 620 621 622 Ce n’est pas un exploit. Chanson ! C’est une lettre. 623 624 625 626 Encor moins. Mais lisez. Vous ne m’y tenez pas. 627 628 629 630 C’est de monsieur… Adieu. Léandre. Parlez bas. 631 C’est de monsieur… Que diable ! On a bien de la peine 632 À se faire écouter : je suis tout hors d’haleine. 633 634 635 636 Ah ! L’Intimé, pardonne à mes sens étonnés ; 637 Donne. Vous me deviez fermer la porte au nez. 638 639 640 641 Et qui t’aurait connu déguisé de la sorte ? 642 Mais donne. Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte. 643 644 645 646 Eh ! donne donc. La peste ! Oh ! ne donnez donc pas. 647 Avec votre billet retournez sur vos pas. 648 649 650 651 Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte. 652 653 654 655 656 657 658 659 Oui, je suis donc un sot, un voleur, à son compte ! 660 Un sergent s’est chargé de la remercier ; 661 Et je lui vais servir un plat de mon métier. 662 Je serais bien fâché que ce fût à refaire, 663 Ni qu’elle m’envoyât assigner la première. 664 Mais un homme ici parle à ma fille ! Comment ! 665 Elle lit un billet ! Ah ! c’est de quelque amant. 666 Approchons. Tout de bon, ton maître est-il sincère ? 667 Le croirai-je ? Il ne dort non plus que votre père. 668 Il se tourmente ; il vous… fera voir aujourd’hui 669 670 Que l’on ne gagne rien à plaider contre lui. 671 672 673 674 C’est mon père ! Vraiment, vous leur pouvez apprendre 675 676 Que si l’on nous poursuit nous saurons nous défendre. 677 Tenez, voilà le cas qu’on fait de votre exploit. 678 679 680 681 Comment ! C’est un exploit que ma fille lisoit ! 682 683 Ah ! tu seras un jour l’honneur de ta famille : 684 Tu défendras ton bien. Viens, mon sang ; viens, ma fille. 685 Va, je t’achèterai le Praticien françois. 686 Mais, diantre ! il ne faut pas déchirer les exploits. 687 688 689 690 Au moins, dites-leur bien que je ne les crains guère : 691 Ils me feront plaisir ; je les mets à pis faire. 692 693 694 695 Eh ! ne te fâche point. Adieu, monsieur. Or çà, 696 Verbalisons. Monsieur, de grâce, excusez-la : 697 Elle n’est pas instruite ; et puis, si bon vous semble, 698 En voici les morceaux que je vais mettre ensemble. 699 700 701 702 Non. Je le lirai bien. Je ne suis pas méchant : 703 J’en ai sur moi copie. Ah ! le trait est touchant. 704 Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage, 705 Et moins je me remets, monsieur, votre visage. 706 Je connais force huissiers. Informez-vous de moi. 707 Je m’acquitte assez bien de mon petit emploi. 708 709 710 711 Soit. Pour qui venez-vous ? Pour une brave dame, 712 Monsieur, qui vous honore, et de toute son âme 713 Voudrait que vous vinssiez, à ma sommation, 714 Lui faire un petit mot de réparation. 715 716 717 718 De réparation ? Je n’ai blessé personne. 719 720 721 722 Je le crois : vous avez, monsieur, l’âme trop bonne. 723 724 725 726 Que demandez-vous donc ? Elle voudrait, monsieur, 727 Que devant des témoins vous lui fissiez l’honneur 728 De l’avouer pour sage, et point extravagante. 729 730 731 732 Parbleu, c’est ma comtesse ! Elle est votre servante. 733 734 Je suis son serviteur. Vous êtes obligeant, 735 Monsieur. Oui, vous pouvez l’assurer qu’un sergent 736 Lui doit porter pour moi tout ce qu’elle demande. 737 Eh quoi donc ! les battus, ma foi, paieront l’amende. 738 Voyons ce qu’elle chante. Hon… Sixième janvier, 739 Pour avoir faussement dit qu’il fallait lier, 740 Étant à ce porté par esprit de chicane, 741 Haute et puissante dame Yolande Cudasne, 742 Comtesse de Pimbesche, Orbesche, et cætera, 743 Il soit dit que sur l’heure il se transportera 744 Au logis de la dame ; et là, d’une voix claire, 745 Devant quatre témoins assistés d’un notaire, 746 Zeste ! ledit Hiérome avoûra hautement 747 Qu’il la tient pour sensée et de bon jugement… 748 Le Bon. C’est donc le nom de votre seigneurie ? 749 750 751 Pour vous servir. Il faut payer d’effronterie. 752 753 754 755 Le Bon ! Jamais exploit ne fut signé Le Bon. 756 Monsieur Le Bon… Monsieur ? Vous êtes un fripon… 757 758 759 Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête homme. 760 761 762 763 Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome. 764 765 766 767 Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer : 768 Vous aurez la bonté de me le bien payer. 769 770 771 772 Moi, payer ? En soufflets. Vous êtes trop honnête : 773 Vous me le paîrez bien. Oh ! tu me romps la tête. 774 Tiens, voilà ton payement. Un soufflet ! Écrivons : 775 Lequel Hiérome, après plusieurs rébellions, 776 Aurait atteint, frappé, moi sergent, à la joue, 777 778 Et fait tomber, du coup, mon chapeau dans la boue. 779 780 781 782 Ajoute cela. Bon : c’est de l’argent comptant ; 783 J’en avais bien besoin. Et de ce non content, 784 Aurait avec le pied réitéré. Courage ! 785 Outre plus, le susdit serait venu, de rage, 786 Pour lacérer ledit présent procès-verbal. 787 Allons, mon cher monsieur, cela ne va pas mal ! 788 Ne vous relâchez point. Coquin ! Ne vous déplaise, 789 Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise. 790 791 792 793 Oui-da : je verrai bien s’il est sergent. Tôt donc, 794 Frappez : j’ai quatre enfants à nourrir. Ah ! pardon, 795 Monsieur, pour un sergent je ne pouvais vous prendre ; 796 Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre. 797 Je saurai réparer ce soupçon outrageant. 798 Oui, vous êtes sergent, monsieur, et très-sergent. 799 Touchez là : vos pareils sont gens que je révère ; 800 Et j’ai toujours été nourri par feu mon père 801 Dans la crainte de Dieu, monsieur, et des sergents. 802 803 804 805 Non, à si bon marché l’on ne bat point les gens. 806 807 808 809 Monsieur, point de procès. Serviteur. Contumace, 810 Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ah ! De grâce, 811 Rendez-les-moi plutôt. Suffit qu’ils soient reçus, 812 Je ne les voudrais pas donner pour mille écus. 813 814 815 816 817 818 819 820 Voici fort à propos monsieur le commissaire. 821 Monsieur, votre présence est ici nécessaire. 822 Tel que vous me voyez, monsieur, ici présent, 823 M’a d’un fort grand soufflet fait un petit présent. 824 825 826 827 À vous, monsieur ? À moi, parlant à ma personne. 828 Item, un coup de pied ; plus, les noms qu’il me donne. 829 830 831 832 Avez-vous des témoins ? Monsieur, tâtez plutôt 833 Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud. 834 835 836 837 Pris en flagrant délit, affaire criminelle. 838 839 840 841 Foin de moi ! Plus, sa fille, au moins soi-disant telle, 842 A mis un mien papier en morceaux, protestant 843 Qu’on lui ferait plaisir, et que d’un œil content 844 Elle nous défiait. Faites venir la fille. 845 L’esprit de contumace est dans cette famille. 846 847 848 849 Il faut absolument qu’on m’ait ensorcelé : 850 Si j’en connais pas un, je veux être étranglé. 851 852 853 854 Comment ! battre un huissier ! Mais voici la rebelle. 855 856 857 858 859 860 861 862 Vous le reconnaissez ? Eh bien, mademoiselle, 863 C’est donc vous qui tantôt braviez notre officier, 864 Et qui si hautement osiez nous défier ? 865 Votre nom ? Isabelle. Écrivez. Et votre âge ? 866 867 Dix-huit ans. Elle en a quelque peu davantage, 868 Mais n’importe. Êtes-vous en pouvoir de mari ? 869 870 871 872 Non, monsieur. Vous riez ! Écrivez qu’elle a ri. 873 874 875 876 Monsieur, ne parlons pas de maris à des filles ; 877 Voyez-vous, ce sont là des secrets de familles. 878 879 880 881 Mettez qu’il interrompt. Eh ! je n’y pensais pas. 882 Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras. 883 884 885 886 Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aise. 887 On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise. 888 N’avez-vous pas reçu de l’huissier que voilà 889 Certain papier tantôt ? Oui, monsieur. Bon cela. 890 891 892 Avez-vous déchiré ce papier sans le lire ? 893 Monsieur, je l’ai lu. Bon. Continuez d’écrire. 894 Et pourquoi l’avez-vous déchiré ? J’avais peur 895 Que mon père ne prît l’affaire trop à cœur, 896 Et qu’il ne s’échauffât le sang à sa lecture. 897 898 899 900 Et tu fuis les procès ? C’est méchanceté pure. 901 902 903 904 Vous ne l’avez donc pas déchiré par dépit, 905 Ou par mépris de ceux qui vous l’avaient écrit ? 906 907 908 909 Monsieur, je n’ai pour eux ni mépris ni colère. 910 911 912 913 Écrivez. Je vous dis qu’elle tient de son père. 914 Elle répond fort bien. Vous montrez cependant 915 Pour tous les gens de robe un mépris évident. 916 917 918 919 Une robe toujours m’avait choqué la vue ; 920 Mais cette aversion à présent diminue. 921 922 923 924 La pauvre enfant ! Va, va, je te marîrai bien, 925 Dès que je le pourrai, s’il ne m’en coûte rien. 926 927 928 929 À la justice donc vous voulez satisfaire ? 930 931 932 933 Monsieur, je ferai tout pour ne vous point déplaire. 934 935 936 937 Monsieur, faites signer. Dans les occasions 938 Soutiendrez-vous au moins vos dispositions ? 939 940 941 942 Monsieur, assurez-vous qu’Isabelle est constante. 943 944 945 946 Signez. Cela va bien, la justice est contente. 947 Çà, ne signez-vous pas, monsieur ? Oui-da, gaîment ; 948 À tout ce qu’elle a dit, je signe aveuglément. 949 950 951 952 Tout va bien. À mes veux le succès est conforme : 953 Il signe un bon contrat écrit en bonne forme 954 Et sera condamné tantôt sur son écrit. 955 956 957 958 Que lui dit-il ? Il est charmé de son esprit. 959 960 961 962 Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle : 963 Tout ira bien. Huissier, remenez-la chez elle ; 964 Et vous, monsieur, marchez. Où, monsieur ? Suivez-moi. 965 966 967 Où donc ? Vous le saurez. Marchez, de par le roi. 968 969 970 Comment ! Holà ! quelqu’un n’a-t-il point vu mon maître ? 971 Quel chemin a-t-il pris ? la porte ou la fenêtre ? 972 973 974 975 À l’autre ! Je ne sais qu’est devenu son fils ; 976 Et pour le père, il est où le diable l’a mis. 977 Il me redemandait sans cesse ses épices, 978 979 Et j’ai tout bonnement couru jusqu’aux offices 980 Chercher la boîte au poivre ; et lui, pendant cela, 981 Est disparu. Paix ! paix ! que l’on se taise là. 982 983 984 985 Eh ! grand Dieu ! Le voilà, ma foi, dans les gouttières. 986 987 Quelles gens êtes-vous ? Quelles sont vos affaires ? 988 Qui sont ces gens en robe ? Êtes-vous avocats ? 989 Çà, parlez. Vous verrez qu’il va juger les chats. 990 991 992 Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire ? 993 Allez lui demander si je sais votre affaire. 994 995 996 997 Il faut bien que je l’aille arracher de ces lieux. 998 Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux. 999 1000 1001 1002 Ho, ho, monsieur ! Tais-toi, sur les yeux de ta tête, 1003 Et suis-moi. Dépêchez, donnez votre requête. 1004 1005 1006 1007 Monsieur, sans votre aveu l’on me fait prisonnier. 1008 1009 1010 1011 Eh, mon Dieu ! j’aperçois monsieur dans son grenier. 1012 Que fait-il là ? Madame, il y donne audience. 1013 Le champ vous est ouvert. On me fait violence, 1014 Monsieur, on m’injurie ; et je venais ici 1015 Me plaindre à vous. Monsieur, je viens me plaindre aussi. 1016 1017 1018 1019 Vous voyez devant vous mon adverse partie. 1020 1021 1022 1023 Parbleu ! je veux me mettre aussi de la partie. 1024 1025 1026 1027 Monsieur, je viens ici pour un petit exploit. 1028 1029 1030 1031 Eh ! messieurs, tour à tour exposons notre droit. 1032 1033 1034 1035 Son droit ? Tout ce qu’il dit sont autant d’impostures. 1036 1037 1038 1039 Qu’est-ce qu’on vous a fait ? On m’a dit des injures. 1040 1041 1042 1043 Outre un soufflet, monsieur, que j’ai reçu plus qu’eux. 1044 1045 1046 1047 Monsieur, je suis cousin de l’un de vos neveux. 1048 1049 1050 1051 Monsieur, père Cordon vous dira mon affaire. 1052 1053 1054 1055 Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire. 1056 1057 1058 1059 Vos qualités ? Je suis comtesse. Huissier. Bourgeois. 1060 Messieurs… Parlez toujours, je vous entends tous trois. 1061 1062 1063 1064 Monsieur… Bon ! le voilà qui fausse compagnie. 1065 Hélas ! Eh quoi ! déjà l’audience est finie ? 1066 Je n’ai pas eu le temps de lui dire deux mots. 1067 1068 1069 1070 1071 1072 1073 1074 Messieurs, voulez-vous bien nous laisser en repos ? 1075 1076 1077 1078 Monsieur, peut-on entrer ? Non, monsieur, ou je meure. 1079 1080 1081 1082 Eh, pourquoi ? j’aurai fait en une petite heure ; 1083 En deux heures au plus. On n’entre point, monsieur. 1084 1085 1086 1087 C’est bien fait de fermer la porte à ce crieur. 1088 Mais moi… L’on n’entre point, madame, je vous jure. 1089 1090 1091 Ho, monsieur, j’entrerai. Peut-être. J’en suis sûre. 1092 1093 1094 Par la fenêtre donc ? Par la porte. Il faut voir. 1095 1096 1097 Quand je devrais ici demeurer jusqu’au soir… 1098 1099 1100 1101 1102 1103 1104 1105 On ne l’entendra pas, quelque chose qu’il fasse. 1106 Parbleu : je l’ai fourré dans notre salle basse, 1107 Tout auprès de la cave. En un mot comme en cent, 1108 On ne voit point mon père. Eh bien donc ! Si pourtant 1109 Sur toute cette affaire, il faut que je le voie... 1110 Mais que vois-je ? Ah ! c’est lui que le ciel nous renvoie ! 1111 1112 1113 1114 Quoi ! Par le soupirail ? Il a le diable au corps. 1115 1116 1117 1118 Monsieur… L’impertinent ! Sans lui j’étais dehors. 1119 1120 Monsieur… Retirez-vous, vous êtes une bête. 1121 1122 1123 1124 Monsieur, voulez-vous bien… Vous me rompez la tête. 1125 1126 1127 Monsieur, j’ai commandé… Taisez-vous, vous dit-on. 1128 1129 1130 1131 Que l’on portât chez vous… Qu’on le mène en prison. 1132 1133 1134 1135 Certain quartaut de vin. Eh ! je n’en ai que faire. 1136 1137 1138 1139 C’est de très-bon muscat. Redites votre affaire. 1140 1141 1142 1143 Il faut les entourer ici de tous côtés. 1144 1145 1146 1147 Monsieur, il va vous dire autant de faussetés. 1148 1149 1150 1151 Monsieur, je vous dis vrai. Mon Dieu, laissez-la dire. 1152 1153 1154 1155 Monsieur, écoutez-moi. Souffrez que je respire. 1156 Monsieur… Vous m’étranglez. Tournez les yeux vers moi. 1157 1158 1159 1160 Elle m’étrangle… aye ! aye ! Vous m’entraînez, ma foi ! 1161 Prenez garde, je tombe. Ils sont, sur ma parole, 1162 L’un et l’autre encavés. Vite, que l’on y vole. 1163 Courez à leur secours. Mais au moins je prétends 1164 Que monsieur Chicaneau, puisqu’il est là dedans, 1165 N’en sorte d’aujourd’hui. L’Intimé, prends-y garde. 1166 1167 1168 1169 Gardez le soupirail. Va vite, je le garde. 1170 1171 1172 1173 1174 1175 1176 Misérable ! il s’en va lui prévenir l’esprit. 1177 Monsieur, ne croyez rien de tout ce qu’il vous dit : 1178 1179 Il n’a point de témoins ; c’est un menteur. Madame, 1180 Que leur contez-vous là ? Peut-être ils rendent l’âme. 1181 1182 1183 1184 Il lui fera, monsieur, croire ce qu’il voudra. 1185 Souffrez que j’entre. Oh non ! personne n’entrera. 1186 1187 1188 Je le vois bien, monsieur, le vin muscat opère 1189 Aussi bien sur le fils que sur l’esprit du père. 1190 Patience, je vais protester comme il faut 1191 Contre monsieur le juge et contre le quartaut. 1192 1193 1194 1195 Allez donc, et cessez de nous rompre la tête. 1196 Que de fous ! je ne fus jamais à telle fête. 1197 1198 1199 1200 1201 1202 1203 1204 Monsieur, où courez-vous ? C’est vous mettre en danger. 1205 Et vous boitez tout bas. Je veux aller juger. 1206 1207 1208 Comment, mon père ! Allons, permettez qu’on vous panse : 1209 Vite, un chirurgien. Qu’il vienne à l’audience. 1210 1211 Eh ! mon père ! arrêtez… Oh ! je vois ce que c’est. 1212 Tu prétends faire ici de moi ce qu’il te plaît ; 1213 Tu ne gardes pour moi respect ni complaisance : 1214 Je ne puis prononcer une seule sentence. 1215 Achève, prends ce sac, prends vite. Hé ! doucement, 1216 Mon père. Il faut trouver quelque accommodement. 1217 Si pour vous, sans juger, la vie est un supplice, 1218 Si vous êtes pressé de rendre la justice, 1219 Il ne faut point sortir pour cela de chez vous : 1220 Exercez le talent, et jugez parmi nous. 1221 1222 1223 1224 Ne raillons point ici de la magistrature : 1225 Vois-tu ! je ne veux point être juge en peinture. 1226 1227 1228 1229 Vous serez, au contraire, un juge sans appel, 1230 Et juge du civil comme du criminel. 1231 Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences : 1232 Tout vous sera chez vous matière de sentences. 1233 Un valet manque-t-il de rendre un verre net, 1234 Condamnez-le à l’amende, ou, s’il le casse, au fouet. 1235 1236 1237 1238 C’est quelque chose. Encor passe quand on raisonne. 1239 Et mes vacations, qui les payera ? Personne ? 1240 1241 1242 1243 Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement. 1244 1245 1246 1247 Il parle, ce me semble, assez pertinemment. 1248 1249 1250 Contre un de vos voisins… Arrête ! arrête ! attrape ! 1251 1252 1253 Ah ! c’est mon prisonnier, sans doute, qui s’échappe ! 1254 1255 1256 Non, non, ne craignez rien. Tout est perdu… Citron… 1257 Votre chien… vient là-bas de manger un chapon. 1258 Rien n’est sûr devant lui : ce qu’il trouve il l’emporte. 1259 1260 1261 1262 Bon; voilà pour mon père une cause. Main-forte ! 1263 Qu’on se mette après lui. Courez tous. Point de bruit, 1264 Tout doux. Un amené sans scandale suffit. 1265 1266 1267 1268 Çà, mon père, il faut faire un exemple authentique. 1269 Jugez sévèrement ce voleur domestique. 1270 1271 1272 1273 Mais je veux faire au moins la chose avec éclat. 1274 Il faut de part et d’autre avoir un avocat. 1275 Nous n’en avons pas un. Eh bien ! il en faut faire. 1276 Voilà votre portier et votre secrétaire : 1277 1278 Vous en ferez, je crois, d’excellents avocats ; 1279 Ils sont fort ignorants. Non pas, monsieur, non pas. 1280 J’endormirai monsieur tout aussi bien qu’un autre. 1281 1282 1283 1284 Pour moi, je ne sais rien ; n’attendez rien du nôtre. 1285 1286 1287 1288 C’est ta première cause, et l’on te la fera. 1289 1290 1291 1292 Mais je ne sais pas lire. Eh ! l’on te soufflera. 1293 1294 1295 Allons nous préparer. Çà, messieurs, point d’intrigue. 1296 Fermons l’œil aux présents, et l’oreille à la brigue. 1297 Vous, maître Petit-Jean, serez le demandeur ; 1298 Vous, maître l’Intimé, soyez le défendeur. 1299 1300 1301 1302 1303 1304 1305 1306 1307 1308 1309 1310 1311 1312 1313 Oui, monsieur, c’est ainsi qu’ils ont conduit l’affaire. 1314 L’huissier m’est inconnu, comme le commissaire. 1315 Je ne mens pas d’un mot. Oui, je crois tout cela ; 1316 Mais si vous m’en croyez, vous les laisserez là. 1317 En vain vous prétendez les pousser l’un et l’autre, 1318 Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre. 1319 Les trois quarts de vos biens sont déjà dépensés 1320 À faire enfler des sacs l’un sur l’autre entassés ; 1321 Et dans une poursuite à vous-même contraire… 1322 1323 1324 1325 Vraiment vous me donnez un conseil salutaire, 1326 Et devant qu’il soit peu je veux en profiter : 1327 Mais je vous prie au moins de bien solliciter : 1328 Puisque monsieur Dandin va donner audience, 1329 Je vais faire venir ma fille en diligence. 1330 On peut l’interroger, elle est de bonne foi ; 1331 Et même elle saura mieux répondre que moi. 1332 1333 1334 1335 Allez et revenez, l’on vous fera justice. 1336 1337 1338 1339 Quel homme ! Je me sers d’un étrange artifice ; 1340 Mais mon père est un homme à se désespérer, 1341 Et d’une cause en l’air il le faut bien leurrer. 1342 D’ailleurs j’ai mon dessein, et je veux qu’il condamne 1343 Ce fou qui réduit tout au pied de la chicane. 1344 Mais voici tous nos gens qui marchent sur nos pas. 1345 1346 1347 1348 1349 1350 1351 1352 Çà, qu’êtes-vous ici ? Ce sont les avocats. 1353 Vous ? Je viens secourir leur mémoire troublée. 1354 1355 1356 Je vous entends. Et vous ? Moi, je suis l’assemblée. 1357 1358 Commencez donc. Messieurs. Oh ! prenez-le plus bas 1359 Si vous soufflez si haut, l’on ne m’entendra pas. 1360 Messieurs… Couvrez-vous. Oh ! mes… Couvrez-vous, vous dis-je. 1361 1362 1363 1364 Oh ! monsieur, je sais bien à quoi l’honneur m’oblige. 1365 1366 1367 1368 Ne te couvre donc pas. Messieurs… Vous, doucement ; 1369 1370 Ce que je sais le mieux, c’est mon commencement. 1371 Messieurs, quand je regarde avec exactitude 1372 L’inconstance du monde et sa vicissitude ; 1373 Lorsque je vois, parmi tant d’hommes différents, 1374 1375 Pas une étoile fixe, et tant d’astres errants ; 1376 Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune ; 1377 Quand je vois le soleil, et quand je vois la lune ; 1378 Quand je vois les états des Babiboniens 1379 Transférés des Serpents aux Nacédoniens ; 1380 Quand je vois les Lorrains, de l’état dépotique, 1381 Passer au démocrite, et puis au monarchique ; 1382 1383 Quand je vois le Japon… Quand aura-t-il tout vu ? 1384 1385 1386 1387 Oh ! pourquoi celui-là m’a-t-il interrompu ? 1388 Je ne dirai plus rien. Avocat incommode, 1389 Que ne lui laissiez-vous finir sa période ? 1390 Je suais sang et eau, pour voir si du Japon 1391 Il viendrait à bon port au fait de son chapon ; 1392 Et vous l’interrompez par un discours frivole ! 1393 Parlez donc, avocat. J’ai perdu la parole. 1394 1395 1396 1397 Achève, Petit-Jean : c’est fort bien débuté. 1398 Mais que font là tes bras pendants à ton côté ? 1399 Te voilà sur tes pieds droit comme une statue. 1400 Dégourdis-toi. Courage : allons, qu’on s’évertue. 1401 1402 1403 1404 Quand… je vois… Quand… je vois… Dis donc ce que tu vois. 1405 1406 1407 1408 Oh dame ! on ne court pas deux lièvres à la fois. 1409 1410 1411 1412 On lit… On lit… Dans la… Dans la… Métamorphose… 1413 1414 1415 1416 Comment ? Que la métem… Que la métem… Psycose… 1417 Psycose… Hé ! le cheval ! Et le cheval… Encor ! 1418 1419 1420 1421 Encor… Le chien ! Le chien. Le butor ! Le butor… 1422 1423 1424 1425 Peste de l’avocat ! Ah ! peste de toi-même ! 1426 Voyez cet autre avec sa face de carême ! 1427 Va-t’en au diable. Et vous, venez au fait. Un mot 1428 Du fait. Eh ! faut-il tant tourner autour du pot ? 1429 Ils me font dire ici des mots longs d’une toise, 1430 De grands mots qui tiendraient d’ici jusqu’à Pontoise. 1431 Pour moi, je ne sais point tant faire de façon 1432 Pour dire qu’un mâtin vient de prendre un chapon. 1433 Tant y a qu’il n’est rien que votre chien ne prenne ; 1434 Qu’il a mangé là-bas un bon chapon du Maine ; 1435 Que la première fois que je l’y trouverai, 1436 Son procès est tout fait, et je l’assommerai. 1437 1438 1439 1440 Belle conclusion, et digne de l’exorde ! 1441 1442 1443 1444 On l’entend bien toujours. Qui voudra mordre, y morde. 1445 1446 1447 1448 Appelez les témoins. C’est bien dit, s’il le peut : 1449 Les témoins sont fort chers, et n’en a pas qui veut. 1450 1451 1452 1453 Nous en avons pourtant, et qui sont sans reproche. 1454 1455 1456 1457 Faites-les donc venir. Je les ai dans ma poche. 1458 Tenez : voilà la tête et les pieds du chapon ; 1459 Voyez-les, et jugez. Je les récuse. Bon ! 1460 Pourquoi les récuser ? Monsieur, ils sont du Maine. 1461 1462 1463 1464 Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine… 1465 1466 1467 1468 Messieurs… Serez-vous long, avocat ? dites-moi. 1469 1470 Je ne réponds de rien. Il est de bonne foi. 1471 1472 Messieurs, tout ce qui peut étonner un coupable ; 1473 Tout ce que les mortels ont de plus redoutable, 1474 Semble s’être assemblé contre nous par hasard, 1475 Je veux dire la brigue et l’éloquence. Car 1476 D’un côté le crédit du défunt m’épouvante, 1477 Et de l’autre côté, l’éloquence éclatante 1478 De maître Petit-Jean m’éblouit. Avocat, 1479 De votre ton vous-même adoucissez l’éclat. 1480 1481 1482 Oui-da, j’en ai plusieurs… Mais quelque défiance 1483 1484 Que nous doive donner la susdite éloquence 1485 Et le susdit crédit, ce néanmoins, messieurs, 1486 L’ancre de vos bontés nous rassure. D’ailleurs 1487 Devant le grand Dandin l’innocence est hardie ; 1488 Oui, devant ce Caton de basse Normandie, 1489 Ce soleil d’équité qui n’est jamais terni : 1490 Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni. 1491 1492 1493 1494 Vraiment, il plaide bien. Sans craindre aucune chose 1495 Je prends donc la parole, et je viens à ma cause. 1496 Aristote, primo, peri Politicon, 1497 Dit fort bien… Avocat, il s’agit d’un chapon, 1498 Et non point d’Aristote et de sa Politique. 1499 1500 1501 1502 Oui ; mais l’autorité du Péripatétique 1503 Prouverait que le bien et le mal… Je prétends 1504 Qu’Aristote n’a point d’autorité céans. 1505 Au fait. Pausanias, en ses Corinthiaques… 1506 1507 1508 1509 Au fait. Rebuffe… Au fait, vous dis-je. Le grand Jacques… 1510 1511 1512 1513 Au fait, au fait, au fait. Harmenopul, in Prompt… 1514 1515 1516 1517 Oh ! je te vais juger. Oh ! vous êtes si prompt ! 1518 Voici le fait. Un chien vient dans une cuisine ; 1519 1520 Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine. 1521 Or celui pour lequel je parle est affamé, 1522 Celui contre lequel je parle autem plumé ; 1523 Et celui pour lequel je suis prend en cachette 1524 Celui contre lequel je parle. L’on décrète : 1525 On le prend. Avocat pour et contre appelé ; 1526 Jour pris. Je dois parler, je parle, j’ai parlé. 1527 1528 1529 1530 Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire ! 1531 Il dit fort posément ce dont on n’a que faire, 1532 Et court le grand galop quand il est à son fait. 1533 1534 1535 1536 Mais le premier, monsieur, c’est le beau. C’est le laid. 1537 A-t-on jamais plaidé d’une telle méthode ? 1538 Mais qu’en dit l’assemblée ? Il est fort à la mode. 1539 Qu’arrive-t-il, messieurs ? On vient. Comment vient-on ? 1540 On poursuit ma partie. On force une maison. 1541 Quelle maison ? maison de notre propre juge ! 1542 On brise le cellier qui nous sert de refuge. 1543 De vol, de brigandage on nous déclare auteurs. 1544 On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs, 1545 À maître Petit-Jean, messieurs. Je vous atteste : 1546 Qui ne sait que la loi Si quis canis, Digeste, 1547 De Vi, paragrapho, messieurs… Caponibus, 1548 1549 Est manifestement contraire à cet abus ? 1550 Et quand il serait vrai que Citron, ma partie, 1551 Aurait mangé, messieurs, le tout ou bien partie 1552 Dudit chapon, qu’on mette en compensation 1553 Ce que nous avons fait avant cette action. 1554 Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ? 1555 Par qui votre maison a-t-elle été gardée ? 1556 Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ? 1557 Témoin trois procureurs, dont icelui Citron 1558 A déchiré la robe. On en verra les pièces. 1559 Pour nous justifier, voulez-vous d’autres pièces ? 1560 1561 1562 1563 Maître Adam… Laissez-nous. L’Intimé… Laissez-nous. 1564 1565 1566 1567 S’enroue. Hé ! laissez-nous. Euh, euh ! Reposez-vous, 1568 Et concluez. Puis donc qu’on nous permet de prendre 1569 Haleine, et que l’on nous défend de nous étendre, 1570 Je vais, sans rien omettre et sans prévariquer, 1571 Compendieusement énoncer, expliquer, 1572 Exposer à vos yeux l’idée universelle 1573 De ma cause, et des faits renfermés en icelle. 1574 1575 1576 1577 Il aurait plus tôt fait de dire tout vingt fois 1578 Que de l’abréger une. Homme, ou qui que tu sois, 1579 Diable, conclus ; ou bien que le ciel te confonde ! 1580 1581 1582 1583 Je finis. Ah ! Avant la naissance du monde… 1584 1585 Avocat, ah ! passons au déluge. Avant donc 1586 La naissance du monde et sa création, 1587 Le monde, l’univers, tout, la nature entière 1588 Était ensevelie au fond de la matière. 1589 Les éléments, le feu, l’air, et la terre, et l’eau, 1590 Enfoncés, entassés, ne faisaient qu’un monceau, 1591 Une confusion, une masse sans forme, 1592 Un désordre, un chaos, une cohue énorme : 1593 Quelle chute ! Mon père ! Ay, monsieur ! Comme il dort ! 1594 1595 1596 1597 Mon père, éveillez-vous. Monsieur, êtes-vous mort ? 1598 1599 Mon père ! Eh bien ? eh bien ? Quoi ? qu’est-ce ? Ah ! ah ! quel homme ! 1600 Certes, je n’ai jamais dormi d’un si bon somme. 1601 1602 1603 1604 Mon père, il faut juger. Aux galères. Un chien 1605 Aux galères ! Ma foi ! je n’y conçois plus rien ; 1606 De monde, de chaos, j’ai la tête troublée. 1607 Eh ! concluez. Venez, famille désolée ; 1608 Venez, pauvres enfants qu’on veut rendre orphelins 1609 Venez faire parler vos esprits enfantins. 1610 Oui, messieurs, vous voyez ici notre misère : 1611 Nous sommes orphelins, rendez-nous notre père, 1612 Notre père, par qui nous fûmes engendrés ; 1613 Notre père, qui nous… Tirez, tirez, tirez. 1614 1615 1616 1617 Notre père, messieurs… Tirez donc. Quels vacarmes ! 1618 Ils ont pissé partout. Monsieur, voyez nos larmes. 1619 1620 1621 1622 Ouf ! Je me sens déjà pris de compassion 1623 1624 Ce que c’est qu’à propos toucher la passion ! 1625 Je suis bien empêché. La vérité me presse ; 1626 Le crime est avéré ; lui-même il le confesse. 1627 Mais s’il est condamné, l’embarras est égal : 1628 Voilà bien des enfants réduits à l’hôpital. 1629 Mais je suis occupé ; je ne veux voir personne. 1630 1631 1632 1633 1634 1635 1636 1637 Monsieur… Oui, pour vous seuls l’audience se donne. 1638 Adieu. Mais, s’il vous plaît, quel est cet enfant-là ? 1639 1640 1641 1642 C’est ma fille, monsieur. Hé ! tôt, rappelez-la. 1643 1644 Vous êtes occupé. Moi ! Je n’ai point d’affaire. 1645 Que ne me disiez-vous que vous étiez son père ? 1646 1647 1648 1649 Monsieur… Elle sait mieux votre affaire que vous. 1650 Dites… Qu’elle est jolie, et qu’elle a les yeux doux ! 1651 Je suis tout réjoui de voir cette jeunesse. 1652 Ce n’est pas tout, ma fille, il faut de la sagesse. 1653 Savez-vous que j’étais un compère autrefois ? 1654 On a parlé de nous. Ah ! monsieur, je vous crois. 1655 1656 1657 1658 Dis-nous : à qui veux-tu faire perdre la cause ? 1659 1660 1661 1662 À personne. Pour toi je ferai toute chose. 1663 Parle donc. Je vous ai trop d’obligation. 1664 1665 1666 N’avez-vous jamais vu donner la question ? 1667 1668 1669 1670 Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie. 1671 1672 1673 1674 Venez, je vous en veux faire passer l’envie. 1675 1676 1677 1678 Eh ! monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux ? 1679 1680 1681 1682 Bon ! Cela fait toujours passer une heure ou deux. 1683 1684 1685 1686 Monsieur, je viens ici pour vous dire… Mon père, 1687 Je vous vais en deux mots dire toute l’affaire : 1688 C’est pour un mariage. Et vous saurez d’abord 1689 Qu’il ne tient plus qu’à vous, et que tout est d’accord. 1690 La fille le veut bien ; son amant le respire ; 1691 Ce que la fille veut, le père le désire. 1692 C’est à vous de juger. Mariez au plus tôt : 1693 Dès demain, si l’on veut ; aujourd’hui, s’il le faut. 1694 1695 1696 1697 Mademoiselle, allons, voilà votre beau-père : 1698 Saluez-le. Comment ? Quel est donc ce mystère ? 1699 1700 1701 Ce que vous avez dit se fait de point en point. 1702 1703 1704 1705 Puisque je l’ai jugé, je n’en reviendrai point. 1706 1707 1708 1709 Mais on ne donne pas une fille sans elle. 1710 1711 1712 1713 Sans doute ; et j’en croirai la charmante Isabelle. 1714 1715 1716 1717 Es-tu muette ? Allons, c’est à toi de parler. 1718 Parle. Je n’ose pas, mon père, en appeler. 1719 1720 1721 1722 Mais j’en appelle, moi. Voyez cette écriture. 1723 Vous n’appellerez pas de votre signature ? 1724 1725 1726 Plaît-il ? C’est un contrat en fort bonne façon. 1727 1728 1729 1730 Je vois qu’on m’a surpris ; mais j’en aurai raison : 1731 De plus de vingt procès ceci sera la source. 1732 On a la fille ; soit : on n’aura pas la bourse. 1733 1734 1735 1736 Eh, monsieur ! qui vous dit qu’on vous demande rien ? 1737 Laissez-nous votre fille, et gardez votre bien. 1738 1739 1740 1741 Ah ! Mon père, êtes-vous content de l’audience ? 1742 1743 1744 1745 Oui-da. Que les procès viennent en abondance, 1746 Et je passe avec vous le reste de mes jours. 1747 Mais que les avocats soient désormais plus courts. 1748 Et notre criminel ? Ne parlons que de joie : 1749 Grâce ! grâce ! mon père. Eh bien ! qu’on le renvoie ; 1750 C’est en votre faveur, ma bru, ce que j’en fais. 1751 Allons nous délasser à voir d’autres procès.