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racine_la_thebeiade (74401B)


      1 Ils sont sortis, Olympe ? Ah, mortelles douleurs !
      2 Qu’un moment de repos me va coûter de pleurs !
      3 Mes yeux depuis six mois étaient ouverts aux larmes,
      4 Et le sommeil les ferme en de telles alarmes !
      5 Puisse plutôt la mort les fermer pour jamais,
      6 Et m’empêcher de voir le plus noir des forfaits !
      7 Mais en sont-ils aux mains ? Du haut de la muraille
      8 Je les ai vus déjà tous rangés en bataille ;
      9 J’ai vu déjà le fer briller de toutes parts ;
     10 Et pour vous avertir j’ai quitté les remparts.
     11 J’ai vu, le fer en main, Étéocle lui-même ;
     12 Il marche des premiers ; et d’une ardeur extrême,
     13 Il montre aux plus hardis à braver le danger.
     14 N’en doutons plus, Olympe, ils se vont égorger.
     15 Que l’on coure avertir et hâter la princesse ;
     16 Je l’attends. Juste ciel, soutenez ma faiblesse !
     17 Il faut courir, Olympe, après ces inhumains ;
     18 Il les faut séparer, ou mourir par leurs mains.
     19 Nous voici donc, hélas ! à ce jour détestable
     20 Dont la seule frayeur me rendait misérable !
     21 Ni prières ni pleurs ne m’ont de rien servi :
     22 Et le courroux du sort voulait être assouvi.
     23 Ô toi, soleil, ô toi qui rends le jour au monde,
     24 Que ne l’as-tu laissé dans une nuit profonde !
     25 À de si noirs forfaits prêtes-tu tes rayons ?
     26 Et peux-tu, sans horreur, voir ce que nous voyons ?
     27 Mais ces monstres, hélas ! ne t’épouvantent guères :
     28 La race de Laïus les a rendus vulgaires ;
     29 Tu peux voir sans frayeur les crimes de mes fils,
     30 Après ceux que le père et la mère ont commis.
     31 Tu ne t’étonnes pas si mes fils sont perfides,
     32 S’ils sont tous deux méchants, et s’ils sont parricides :
     33 Tu sais qu’ils sont sortis d’un sang incestueux,
     34 Et tu t’étonnerais s’ils étaient vertueux.
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     42 Ma fille, avez-vous su l’excès de nos misères ?
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     46 Oui, madame : on m’a dit la fureur de mes frères.
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     50 Allons, chère Antigone, et courons de ce pas
     51 Arrêter, s’il se peut, leurs parricides bras.
     52 Allons leur faire voir ce qu’ils ont de plus tendre ;
     53 Voyons si contre nous ils pourront se défendre,
     54 Ou s’ils oseront bien, dans leur noire fureur,
     55 Répandre notre sang pour attaquer le leur.
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     59 Madame, c’en est fait, voici le roi lui-même.
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     69 Olympe, soutiens-moi ; ma douleur est extrême.
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     73 Madame, qu’avez-vous ? et quel trouble… Ah, mon fils !
     74 Quelles traces de sang vois-je sur vos habits ?
     75 Est-ce du sang d’un frère ? ou n’est-ce point du vôtre ?
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     79 Non, madame, ce n’est ni de l’un ni de l’autre.
     80 Dans son camp jusqu’ici Polynice arrêté,
     81 Pour combattre, à mes yeux ne s’est point présenté.
     82 D’Argiens seulement une troupe hardie
     83 M’a voulu de nos murs disputer la sortie :
     84 J’ai fait mordre la poudre à ces audacieux ;
     85 Et leur sang est celui qui paraît à vos yeux.
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     89 Mais que prétendiez-vous ? et quelle ardeur soudaine
     90 Vous a fait tout à coup descendre dans la plaine ?
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     94 Madame, il était temps que j’en usasse ainsi,
     95 Et je perdais ma gloire à demeurer ici.
     96 Le peuple, à qui la faim se faisait déjà craindre,
     97 De mon peu de vigueur commençait à se plaindre,
     98 Me reprochant déjà qu’il m’avait couronné,
     99 Et que j’occupais mal le rang qu’il m’a donné.
    100 Il le faut satisfaire ; et quoi qu’il en arrive,
    101 Thèbes dès aujourd’hui ne sera plus captive :
    102 Je veux, en n’y laissant aucun de mes soldats,
    103 Qu’elle soit seulement juge de nos combats.
    104 J’ai des forces assez pour tenir la campagne,
    105 Et si quelque bonheur nos armes accompagne,
    106 L’insolent Polynice et ses fiers alliés
    107 Laisseront Thèbes libre, ou mourront à mes pieds.
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    111 Vous pourriez d’un tel sang, ô ciel ! souiller vos armes ?
    112 La couronne pour vous a-t-elle tant de charmes ?
    113 Si par un parricide il la fallait gagner,
    114 Ah ! mon fils, à ce prix voudriez-vous régner ?
    115 Mais il ne tient qu’à vous, si l’honneur vous anime,
    116 De nous donner la paix sans le secours d’un crime,
    117 Et de votre courroux triomphant aujourd’hui,
    118 Contenter votre frère, et régner avec lui.
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    122 Appelez-vous régner partager ma couronne,
    123 Et céder lâchement ce que mon droit me donne ?
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    127 Vous le savez, mon fils, la justice et le sang
    128 Lui donnent, comme à vous, sa part à ce haut rang :
    129 Œdipe, en achevant sa triste destinée,
    130 Ordonna que chacun régnerait son année ;
    131 Et n’ayant qu’un État à mettre sous vos lois,
    132 Voulut que tour à tour vous fussiez tous deux rois.
    133 À ces conditions vous daignâtes souscrire.
    134 Le sort vous appela le premier à l’empire,
    135 Vous montâtes au trône ; il n’en fut point jaloux :
    136 Et vous ne voulez pas qu’il y monte après vous !
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    140 Non, madame, à l’empire il ne doit plus prétendre :
    141 Thèbes à cet arrêt n’a point voulu se rendre ;
    142 Et lorsque sur le trône il s’est voulu placer,
    143 C’est elle, et non pas moi, qui l’en a su chasser.
    144 Thèbes doit-elle moins redouter sa puissance,
    145 Après avoir six mois senti sa violence ?
    146 Voudrait-elle obéir à ce prince inhumain,
    147 Qui vient d’armer contre elle et le fer et la faim ?
    148 Prendrait-elle pour roi l’esclave de Mycène,
    149 Qui pour tous les Thébains n’a plus que de la haine,
    150 Qui s’est au roi d’Argos indignement soumis,
    151 Et que l’hymen attache à nos fiers ennemis ?
    152 Lorsque le roi d’Argos l’a choisi pour son gendre,
    153 Il espérait par lui de voir Thèbes en cendre.
    154 L’amour eut peu de part à cet hymen honteux,
    155 Et la seule fureur en alluma les feux.
    156 Thèbes m’a couronné pour éviter ses chaînes,
    157 Elle s’attend par moi de voir finir ses peines :
    158 Il la faut accuser si je manque de foi ;
    159 Et je suis son captif, je ne suis pas son roi.
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    163 Dites, dites plutôt, cœur ingrat et farouche,
    164 Qu’auprès du diadème il n’est rien qui vous touche.
    165 Mais je me trompe encor : ce rang ne vous plaît pas
    166 Et le crime tout seul a pour vous des appas.
    167 Eh bien ! puisqu’à ce point vous en êtes avide,
    168 Je vous offre à commettre un double parricide :
    169 Versez le sang d’un frère ; et si c’est peu du sien,
    170 Je vous invite encore à répandre le mien.
    171 Vous n’aurez plus alors d’ennemis à soumettre,
    172 D’obstacle à surmonter, ni de crime à commettre
    173 Et n’ayant plus au trône un fâcheux concurrent,
    174 De tous les criminels vous serez le plus grand.
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    178 Eh bien, madame, eh bien ! il faut vous satisfaire :
    179 Il faut sortir du trône et couronner mon frère ;
    180 Il faut, pour seconder votre injuste projet,
    181 De son roi que j’étais, devenir son sujet ;
    182 Et pour vous élever au comble de la joie,
    183 Il faut à sa fureur que je me livre en proie ;
    184 Il faut par mon trépas… Ah ciel ! quelle rigueur !
    185 Que vous pénétrez mal dans le fond de mon cœur !
    186 Je ne demande pas que vous quittiez l’empire :
    187 Régnez toujours, mon fils, c’est ce que je désire.
    188 Mais si tant de malheurs vous touchent de pitié,
    189 Si pour moi votre cœur garde quelque amitié,
    190 Et si vous prenez soin de votre gloire même,
    191 Associez un frère à cet honneur suprême :
    192 Ce n’est qu’un vain éclat qu’il recevra de vous ;
    193 Votre règne en sera plus puissant et plus doux.
    194 Les peuples admirant cette vertu sublime,
    195 Voudront toujours pour prince un roi si magnanime ;
    196 Et cet illustre effort, loin d’affaiblir vos droits,
    197 Vous rendra le plus juste et le plus grand des rois ;
    198 Ou, s’il faut que mes vœux vous trouvent inflexible,
    199 Si la paix à ce prix vous paraît impossible,
    200 Et si le diadème a pour vous tant d’attraits,
    201 Au moins consolez-moi de quelque heure de paix.
    202 Accordez cette grâce aux larmes d’une mère.
    203 Et cependant, mon fils, j’irai voir votre frère :
    204 La pitié dans son âme aura peut-être lieu,
    205 Ou du moins pour jamais j’irai lui dire adieu.
    206 Dès ce même moment permettez que je sorte :
    207 J’irai jusqu’à sa tente, et j’irai sans escorte ;
    208 Par mes justes soupirs j’espère l’émouvoir.
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    212 Madame, sans sortir vous le pouvez revoir ;
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    214 Et si cette entrevue a pour vous tant de charmes,
    215 Il ne tiendra qu’à lui de suspendre nos armes.
    216 Vous pouvez dès cette heure accomplir vos souhaits,
    217 Et le faire venir jusque dans ce palais.
    218 J’irai plus loin encore : et pour faire connaître
    219 Qu’il a tort en effet de me nommer un traître,
    220 Et que je ne suis pas un tyran odieux,
    221 Que l’on fasse parler et le peuple et les dieux.
    222 Si le peuple y consent, je lui cède ma place ;
    223 Mais qu’il se rende enfin, si le peuple le chasse.
    224 Je ne force personne ; et j’engage ma foi
    225 De laisser aux Thébains à se choisir un roi.
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    233 Seigneur, votre sortie a mis tout en alarmes :
    234 Thèbes, qui croit vous perdre, est déjà toute en larmes ;
    235 L’épouvante et l’horreur règnent de toutes parts ;
    236 Et le peuple effrayé tremble sur ses remparts.
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    240 Cette vaine frayeur sera bientôt calmée.
    241 Madame, je m’en vais retrouver mon armée ;
    242 Cependant vous pouvez accomplir vos souhaits,
    243 Faire entrer Polynice, et lui parler de paix.
    244 Créon, la reine ici commande en mon absence ;
    245 Disposez tout le monde à son obéissance ;
    246 Laissez, pour recevoir et pour donner ses lois,
    247 Votre fils Ménécée, et j’en ai fait le choix.
    248 Comme il a de l’honneur autant que de courage,
    249 Ce choix aux ennemis ôtera tout ombrage,
    250 Et sa vertu suffit pour les rendre assurés.
    251 Commandez-lui, Madame. Et vous, vous me suivrez.
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    255 Quoi ? seigneur… Oui, Créon, la chose est résolue.
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    259 Et vous quittez ainsi la puissance absolue ?
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    263 Que je la quitte ou non, ne vous tourmentez pas ;
    264 Faites ce que j’ordonne, et venez sur mes pas.
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    272 Qu’avez-vous fait, madame ? et par quelle conduite
    273 Forcez-vous un vainqueur à prendre ainsi la fuite ?
    274 Ce conseil va tout perdre. Il va tout conserver ;
    275 Et par ce seul conseil Thèbes se peut sauver.
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    279 Eh quoi, madame, eh quoi ! dans l’état où nous sommes,
    280 Lorsqu’avec un renfort de plus de six mille hommes,
    281 La fortune promet toute chose aux Thébains,
    282 Le roi se laisse ôter la victoire des mains !
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    286 La victoire, Créon, n’est pas toujours si belle ;
    287 La honte et les remords vont souvent après elle.
    288 Quand deux frères armés vont s’égorger entre eux,
    289 Ne les pas séparer, c’est les perdre tous deux.
    290 Peut-on faire au vainqueur une injure plus noire,
    291 Que lui laisser gagner une telle victoire ?
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    295 Leur courroux est trop grand… Il peut être adouci.
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    299 Tous deux veulent régner. Ils règneront aussi.
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    303 On ne partage point la grandeur souveraine ;
    304 Et ce n’est pas un bien qu’on quitte et qu’on reprenne.
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    308 L’intérêt de l’État leur servira de loi.
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    312 L’intérêt de l’État est de n’avoir qu’un roi,
    313 Qui d’un ordre constant gouvernant ses provinces,
    314 Accoutume à ses lois et le peuple et les princes.
    315 Ce règne interrompu de deux rois différents,
    316 En lui donnant deux rois, lui donne deux tyrans.
    317 Par un ordre souvent l’un à l’autre contraire,
    318 Un frère détruirait ce qu’aurait fait un frère :
    319 Vous les verriez toujours former quelque attentat,
    320 Et changer tous les ans la face de l’État.
    321 Ce terme limité que l’on veut leur prescrire,
    322 Accroît leur violence en bornant leur empire.
    323 Tous deux feront gémir les peuples tour à tour :
    324 Pareils à ces torrents qui ne durent qu’un jour,
    325 Plus leur cours est borné, plus ils font de ravage,
    326 Et d’horribles dégâts signalent leur passage.
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    330 On les verrait plutôt, par de nobles projets,
    331 Se disputer tous deux l’amour de leurs sujets.
    332 Mais avouez, Créon, que toute votre peine
    333 C’est de voir que la paix rend votre attente vaine ;
    334 Qu’elle assure à mes fils le trône où vous tendez,
    335 Et va rompre le piége où vous les attendez.
    336 Comme, après leur trépas, le droit de la naissance
    337 Fait tomber en vos mains la suprême puissance,
    338 Le sang qui vous unit aux deux princes mes fils,
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    340 Vous fait trouver en eux vos plus grands ennemis ;
    341 Et votre ambition, qui tend à leur fortune,
    342 Vous donne pour tous deux une haine commune.
    343 Vous inspirez au roi vos conseils dangereux,
    344 Et vous en servez un pour les perdre tous deux.
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    348 Je ne me repais point de pareilles chimères :
    349 Mes respects pour le roi sont ardents et sincères ;
    350 Et mon ambition est de le maintenir
    351 Au trône où vous croyez que je veux parvenir.
    352 Le soin de sa grandeur est le seul qui m’anime ;
    353 Je hais ses ennemis, et c’est là tout mon crime :
    354 Je ne m’en cache point. Mais, à ce que je voi,
    355 Chacun n’est pas ici criminel comme moi.
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    359 Je suis mère, Créon ; et si j’aime son frère,
    360 La personne du roi ne m’en est pas moins chère.
    361 De lâches courtisans peuvent bien le haïr ;
    362 Mais une mère enfin ne peut pas se trahir.
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    366 Vos intérêts ici sont conformes aux nôtres :
    367 Les ennemis du roi ne sont pas tous les vôtres ;
    368 Créon, vous êtes père, et dans ces ennemis,
    369 Peut-être songez-vous que vous avez un fils.
    370 On sait de quelle ardeur Hémon sert Polynice.
    371 
    372 
    373 
    374 Oui, je le sais, madame, et je lui fais justice ;
    375 Je le dois, en effet, distinguer du commun,
    376 Mais c’est pour le haïr encor plus que pas un :
    377 Et je souhaiterais, dans ma juste colère,
    378 Que chacun le haït comme le hait son père.
    379 
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    382 Après tout ce qu’a fait la valeur de son bras,
    383 Tout le monde, en ce point, ne vous ressemble pas.
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    387 Je le vois bien, madame, et c’est ce qui m’afflige :
    388 Mais je sais bien à quoi sa révolte m’oblige ;
    389 Et tous ces beaux exploits qui le font admirer,
    390 C’est ce qui me le fait justement abhorrer.
    391 La honte suit toujours le parti des rebelles :
    392 Leurs grandes actions sont les plus criminelles ;
    393 Ils signalent leur crime en signalant leur bras,
    394 Et la gloire n’est point où les rois ne sont pas.
    395 
    396 
    397 
    398 Écoutez un peu mieux la voix de la nature.
    399 
    400 
    401 
    402 Plus l’offenseur m’est cher, plus je ressens l’injure.
    403 
    404 
    405 
    406 Mais un père à ce point doit-il être emporté.
    407 Vous avez trop de haine. Et vous, trop de bonté.
    408 C’est trop parler, madame, en faveur d’un rebelle.
    409 
    410 
    411 
    412 L’innocence vaut bien que l’on parle pour elle.
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    416 Je sais ce qui le rend innocent à vos yeux.
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    420 Et je sais quel sujet vous le rend odieux.
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    423 
    424 L’amour a d’autres yeux que le commun des hommes.
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    428 Vous abusez, Créon, de l’état où nous sommes ;
    429 Tout vous semble permis ; mais craignez mon courroux :
    430 Vos libertés enfin retomberaient sur vous.
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    434 L’intérêt du public agit peu sur son âme,
    435 Et l’amour du pays nous cache une autre flamme.
    436 Je la sais : mais, Créon, j’en abhorre le cours,
    437 Et vous ferez bien mieux de la cacher toujours.
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    441 Je le ferai, madame ; et je veux, par avance,
    442 Vous épargner encor jusques à ma présence.
    443 Aussi bien mes respects redoublent vos mépris ;
    444 Et je vais faire place à ce bienheureux fils.
    445 Le roi m’appelle ailleurs, il faut que j’obéisse.
    446 Adieu. Faites venir Hémon et Polynice.
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    450 N’en doute pas, méchant, ils vont venir tous deux ;
    451 Tous deux ils préviendront tes desseins malheureux.
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    459 Le perfide ! À quel point son insolence monte !
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    463 Ses superbes discours tourneront à sa honte.
    464 Bientôt, si nos désirs sont exaucés des cieux,
    465 La paix nous vengera de cet ambitieux.
    466 Mais il faut se hâter, chaque heure nous est chère :
    467 Appelons promptement Hémon et votre frère ;
    468 Je suis, pour ce dessein, prête à leur accorder
    469 Toutes les sûretés qu’ils pourront demander.
    470 Et toi, si mes malheurs ont lassé ta justice,
    471 Ciel, dispose à la paix le cœur de Polynice,
    472 Seconde mes soupirs, donne force à mes pleurs,
    473 Et comme il faut enfin fais parler mes douleurs.
    474 
    475 
    476 
    477 Et si tu prends pitié d’une flamme innocente,
    478 Ô ciel, en ramenant Hémon à son amante,
    479 Ramène-le fidèle, et permets, en ce jour,
    480 Qu’en retrouvant l’amant je retrouve l’amour !
    481 
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    489 
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    491 Quoi ! vous me refusez votre aimable présence,
    492 Après un an entier de supplice et d’absence !
    493 Ne m’avez-vous, madame, appelé près de vous
    494 Que pour m’ôter sitôt un bien qui m’est si doux ?
    495 
    496 
    497 
    498 Et voulez-vous sitôt que j’abandonne un frère ?
    499 Ne dois-je pas au temple accompagner ma mère ?
    500 Et dois-je préférer, au gré de vos souhaits,
    501 Le soin de votre amour à celui de la paix ?
    502 
    503 
    504 
    505 Madame, à mon bonheur c’est chercher trop d’obstacles :
    506 Ils iront bien, sans nous, consulter les oracles.
    507 Permettez que mon cœur, en voyant vos beaux yeux,
    508 De l’état de son sort interroge ses dieux.
    509 Puis-je leur demander, sans être téméraire,
    510 S’ils ont toujours pour moi leur douceur ordinaire ?
    511 Souffrent-ils sans courroux mon ardente amitié ?
    512 Et du mal qu’ils ont fait ont-ils quelque pitié ?
    513 Durant le triste cours d’une absence cruelle,
    514 Avez-vous souhaité que je fusse fidèle ?
    515 Songiez-vous que la mort menaçait, loin de vous,
    516 Un amant qui ne doit mourir qu’à vos genoux ?
    517 Ah, d’un si bel objet quand une âme est blessée,
    518 Quand un cœur jusqu’à vous élève sa pensée,
    519 Qu’il est doux d’adorer tant de divins appas !
    520 Mais aussi que l’on souffre en ne les voyant pas !
    521 Un moment, loin de vous, me durait une année ;
    522 J’aurais fini cent fois ma triste destinée,
    523 Si je n’eusse songé, jusques à mon retour,
    524 Que mon éloignement vous prouvait mon amour :
    525 Et que le souvenir de mon obéissance
    526 Pourrait en ma faveur parler en mon absence :
    527 Et que pensant à moi, vous penseriez aussi
    528 Qu’il faut aimer beaucoup pour obéir ainsi.
    529 
    530 
    531 
    532 Oui, je l’avais bien cru qu’une âme si fidèle
    533 Trouverait dans l’absence une peine cruelle ;
    534 Et si mes sentiments se doivent découvrir,
    535 Je souhaitais, Hémon, qu’elle vous fît souffrir,
    536 Et qu’étant loin de moi, quelque ombre d’amertume
    537 Vous fît trouver les jours plus longs que de coutume.
    538 Mais ne vous plaignez pas : mon cœur chargé d’ennui
    539 Ne vous souhaitait rien qu’il n’éprouvât en lui,
    540 Surtout depuis le temps que dure cette guerre,
    541 Et que de gens armés vous couvrez cette terre.
    542 Ô dieux ! à quels tourments mon cœur s’est vu soumis,
    543 Voyant des deux côtés ses plus tendres amis !
    544 Mille objets de douleur déchiraient mes entrailles ;
    545 J’en voyais et dehors et dedans nos murailles :
    546 Chaque assaut à mon cœur livrait mille combats ;
    547 Et mille fois le jour je souffrais le trépas.
    548 
    549 
    550 
    551 Mais enfin qu’ai-je fait, en ce malheur extrême,
    552 Que ne m’ait ordonné ma princesse elle-même ?
    553 J’ai suivi Polynice ; et vous l’avez voulu :
    554 Vous me l’avez prescrit par un ordre absolu.
    555 Je lui vouai dès lors une amitié sincère ;
    556 Je quittai mon pays, j’abandonnai mon père,
    557 Sur moi, par ce départ, j’attirai son courroux ;
    558 Et pour tout dire enfin, je m’éloignai de vous.
    559 
    560 
    561 
    562 Je m’en souviens, Hémon, et je vous fais justice :
    563 C’est moi que vous serviez en servant Polynice ;
    564 Il m’était cher alors comme il est aujourd’hui,
    565 Et je prenais pour moi ce qu’on faisait pour lui.
    566 Nous nous aimions tous deux dès la plus tendre enfance,
    567 Et j’avais sur son cœur une entière puissance ;
    568 Je trouvais à lui plaire une extrême douceur,
    569 Et les chagrins du frère étaient ceux de la sœur.
    570 Ah ! si j’avais encor sur lui le même empire,
    571 Il aimerait la paix, pour qui mon cœur soupire.
    572 Notre commun malheur en serait adouci :
    573 Je le verrais, Hémon ; vous me verriez aussi !
    574 
    575 
    576 
    577 De cette affreuse guerre il abhorre l’image ;
    578 Je l’ai vu soupirer de douleur et de rage,
    579 Lorsque, pour remonter au trône paternel,
    580 On le força de prendre un chemin si cruel.
    581 Espérons que le ciel, touché de nos misères,
    582 Achèvera bientôt de réunir les frères :
    583 Puisse-t-il rétablir l’amitié dans leur cœur,
    584 Et conserver l’amour dans celui de la sœur !
    585 
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    588 Hélas ! ne doutez point que ce dernier ouvrage
    589 Ne lui soit plus aisé que de calmer leur rage !
    590 Je les connais tous deux, et je répondrais bien
    591 Que leur cœur, cher Hémon, est plus dur que le mien.
    592 Mais les dieux quelquefois font de plus grands miracles.
    593 
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    598 
    599 
    600 Eh bien ! apprendrons-nous ce qu’ont dit les oracles ?
    601 Que faut-il faire ? Hélas ! Quoi ? qu’en a-t-on appris ?
    602 
    603 Est-ce la guerre, Olympe ? Ah ! c’est encore pis !
    604 
    605 
    606 
    607 Quel est donc ce grand mal que leur courroux annonce ?
    608 
    609 
    610 
    611 Prince, pour en juger, écoutez leur réponse :
    612 
    613 Ô dieux, que vous a fait ce sang infortuné ?
    614 Et pourquoi tout entier l’avez-vous condamné ?
    615 N’êtes-vous pas contents de la mort de mon père ?
    616 Tout notre sang doit-il sentir votre colère ?
    617 
    618 
    619 
    620 Madame, cet arrêt ne vous regarde pas ;
    621 Votre vertu vous met à couvert du trépas :
    622 Les dieux savent trop bien connaître l’innocence.
    623 
    624 
    625 
    626 Eh ! ce n’est pas pour moi que je crains leur vengeance.
    627 Mon innocence, Hémon, serait un faible appui ;
    628 Fille d’Œdipe, il faut que je meure pour lui.
    629 Je l’attends, cette mort, et je l’attends sans plainte ;
    630 Et s’il faut avouer le sujet de ma crainte,
    631 C’est pour vous que je crains ; oui, cher Hémon, pour vous.
    632 De ce sang malheureux vous sortez comme nous ;
    633 Et je ne vois que trop que le courroux céleste
    634 Vous rendra, comme à nous, cet honneur bien funeste,
    635 Et fera regretter aux princes des Thébains
    636 De n’être pas sortis du dernier des humains.
    637 
    638 
    639 
    640 Peut-on se repentir d’un si grand avantage ?
    641 Un si noble trépas flatte trop mon courage ;
    642 Et du sang de ses rois il est beau d’être issu,
    643 Dût-on rendre ce sang sitôt qu’on l’a reçu.
    644 
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    646 
    647 Eh quoi ! si parmi nous on a fait quelque offense,
    648 Le ciel doit-il sur vous en prendre la vengeance ?
    649 Et n’est-ce pas assez du père et des enfants,
    650 Sans qu’il aille plus loin chercher des innocents ?
    651 C’est à nous à payer pour les crimes des nôtres
    652 Punissez-nous, grands dieux ; mais épargnez les autres.
    653 Mon père, cher Hémon, vous va perdre aujourd’hui ;
    654 Et je vous perds peut-être encore plus que lui.
    655 Le ciel punit sur vous et sur votre famille
    656 Et les crimes du père et l’amour de la fille ;
    657 Et ce funeste amour vous nuit encore plus
    658 Que les crimes d’Œdipe et le sang de Laïus.
    659 
    660 
    661 
    662 Quoi ! mon amour, madame ? Et qu’a-t-il de funeste ?
    663 Est-ce un crime qu’aimer une beauté céleste ?
    664 Et puisque sans colère il est reçu de vous,
    665 En quoi peut-il du ciel mériter le courroux ?
    666 Vous seule en mes soupirs êtes intéressée,
    667 C’est à vous à juger s’ils vous ont offensée :
    668 Tels que seront pour eux vos arrêts tout-puissants :
    669 Ils seront criminels, ou seront innocents.
    670 Que le ciel à son gré de ma perte dispose,
    671 J’en chérirai toujours et l’une et l’autre cause,
    672 Glorieux de mourir pour le sang de mes rois,
    673 Et plus heureux encor de mourir sous vos lois.
    674 Aussi bien que ferais-je en ce commun naufrage ?
    675 Pourrais-je me résoudre à vivre davantage ?
    676 En vain les dieux voudraient différer mon trépas,
    677 Mon désespoir ferait ce qu’ils ne feraient pas.
    678 Mais peut-être, après tout, notre frayeur est vaine ;
    679 Attendons… Mais voici Polynice et la reine.
    680 
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    687 Madame, au nom des dieux, cessez de m’arrêter :
    688 Je vois bien que la paix ne peut s’exécuter.
    689 J’espérais que du ciel la justice infinie
    690 Voudrait se déclarer contre la tyrannie,
    691 Et que lassé de voir répandre tant de sang,
    692 Il rendrait à chacun son légitime rang ;
    693 Mais puisque ouvertement il tient pour l’injustice,
    694 Et que des criminels il se rend le complice,
    695 Dois-je encore espérer qu’un peuple révolté,
    696 Quand le ciel est injuste, écoute l’équité ?
    697 Dois-je prendre pour juge une troupe insolente,
    698 D’un fier usurpateur ministre violente,
    699 Qui sert mon ennemi par un lâche intérêt,
    700 Et qu’il anime encor, tout éloigné qu’il est ?
    701 La raison n’agit point sur une populace.
    702 De ce peuple déjà j’ai ressenti l’audace ;
    703 Et loin de me reprendre après m’avoir chassé,
    704 Il croit voir un tyran dans un prince offensé.
    705 Comme sur lui l’honneur n’eut jamais de puissance,
    706 Il croit que tout le monde aspire à la vengeance :
    707 De ses inimitiés rien n’arrête le cours ;
    708 Quand il hait une fois, il veut haïr toujours.
    709 
    710 
    711 
    712 Mais s’il est vrai, mon fils, que ce peuple vous craigne,
    713 Et que tous les Thébains redoutent votre règne,
    714 Pourquoi par tant de sang cherchez-vous à régner
    715 Sur ce peuple endurci que rien ne peut gagner ?
    716 
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    718 
    719 Est-ce au peuple, madame, à se choisir un maître ?
    720 Sitôt qu’il hait un roi, doit-on cesser de l’être ?
    721 Sa haine ou son amour, sont-ce les premiers droits
    722 Qui font monter au trône ou descendre les rois ?
    723 Que le peuple à son gré nous craigne ou nous chérisse,
    724 
    725 Le sang nous met au trône, et non pas son caprice ;
    726 Ce que le sang lui donne, il le doit accepter ;
    727 Et s’il n’aime son prince, il le doit respecter.
    728 
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    730 
    731 Vous serez un tyran haï de vos provinces.
    732 
    733 
    734 
    735 Ce nom ne convient pas aux légitimes princes ;
    736 De ce titre odieux mes droits me sont garants :
    737 La haine des sujets ne fait pas les tyrans.
    738 Appelez de ce nom Étéocle lui-même.
    739 
    740 
    741 
    742 Il est aimé de tous. C’est un tyran qu’on aime,
    743 Qui par cent lâchetés tâche à se maintenir
    744 Au rang où par la force il a su parvenir :
    745 Et son orgueil le rend, par un effet contraire,
    746 Esclave de son peuple et tyran de son frère.
    747 Pour commander tout seul il veut bien obéir,
    748 Et se fait mépriser pour me faire haïr.
    749 Ce n’est pas sans sujet qu’on me préfère un traître :
    750 Le peuple aime un esclave, et craint d’avoir un maître.
    751 Mais je croirais trahir la majesté des rois,
    752 Si je faisais le peuple arbitre de mes droits.
    753 
    754 
    755 
    756 Ainsi donc la discorde a pour vous tant de charmes ?
    757 Vous lassez-vous déjà d’avoir posé les armes ?
    758 Ne cesserons-nous point, après tant de malheurs,
    759 Vous, de verser du sang ; moi, de verser des pleurs ?
    760 N’accorderez-vous rien aux larmes d’une mère ?
    761 Ma fille, s’il se peut, retenez votre frère :
    762 Le cruel pour vous seule avait de l’amitié.
    763 
    764 
    765 
    766 Ah ! si pour vous son âme est sourde à la pitié,
    767 Que pourrais-je espérer d’une amitié passée,
    768 Qu’un long éloignement n’a que trop effacée ?
    769 À peine en sa mémoire ai-je encor quelque rang ;
    770 Il n’aime, il ne se plaît qu’à répandre du sang.
    771 Ne cherchez plus en lui ce prince magnanime,
    772 Ce prince qui montrait tant d’horreur pour le crime,
    773 Dont l’âme généreuse avait tant de douceur,
    774 Qui respectait sa mère et chérissait sa sœur :
    775 La nature pour lui n’est plus qu’une chimère ;
    776 Il méconnaît sa sœur, il méprise sa mère ;
    777 Et l’ingrat, en l’état où son orgueil l’a mis,
    778 Nous croit des étrangers, ou bien des ennemis.
    779 
    780 
    781 
    782 N’imputez point ce crime à mon âme affligée :
    783 Dites plutôt, ma sœur, que vous êtes changée ;
    784 Dites que de mon rang l’injuste usurpateur
    785 M’a su ravir encor l’amitié de ma sœur.
    786 Je vous connais toujours, et suis toujours le même.
    787 
    788 
    789 
    790 Est-ce m’aimer, cruel, autant que je vous aime,
    791 Que d’être inexorable à mes tristes soupirs,
    792 Et m’exposer encore à tant de déplaisirs ?
    793 
    794 
    795 
    796 Mais vous-même, ma sœur, est-ce aimer votre frère
    797 Que de lui faire ici cette injuste prière,
    798 Et me vouloir ravir le sceptre de la main ?
    799 Dieux ! qu’est-ce qu’Étéocle a de plus inhumain ?
    800 C’est trop favoriser un tyran qui m’outrage.
    801 
    802 
    803 
    804 Non, non, vos intérêts me touchent davantage.
    805 Ne croyez pas mes pleurs perfides à ce point ;
    806 Avec vos ennemis ils ne conspirent point.
    807 Cette paix que je veux me serait un supplice,
    808 S’il en devait coûter le sceptre à Polynice ;
    809 Et l’unique faveur, mon frère, où je prétends,
    810 C’est qu’il me soit permis de vous voir plus longtemps.
    811 Seulement quelques jours souffrez que l’on vous voie ;
    812 Et donnez-nous le temps de chercher quelque voie
    813 Qui puisse vous remettre au rang de vos aïeux,
    814 Sans que vous répandiez un sang si précieux.
    815 Pouvez-vous refuser cette grâce légère
    816 Aux larmes d’une sœur, aux soupirs d’une mère ?
    817 
    818 
    819 
    820 Mais quelle crainte encor vous peut inquiéter ?
    821 Pourquoi si promptement voulez-vous nous quitter ?
    822 Quoi ! ce jour tout entier n’est-il pas de la trêve ?
    823 Dès qu’elle a commencé, faut-il qu’elle s’achève ?
    824 Vous voyez qu’Étéocle a mis les armes bas ;
    825 Il veut que je vous voie, et vous ne voulez pas.
    826 
    827 
    828 
    829 Oui, mon frère, il n’est pas comme vous inflexible ;
    830 Aux larmes de sa mère il a paru sensible ;
    831 Nos pleurs ont désarmé sa colère aujourd’hui.
    832 Vous l’appelez cruel, vous l’êtes plus que lui.
    833 
    834 
    835 
    836 Seigneur, rien ne vous presse, et vous pouvez sans peine
    837 Laisser agir encor la princesse et la reine :
    838 Accordez tout ce jour à leur pressant désir ;
    839 Voyons si leur dessein ne pourra réussir.
    840 Ne donnez pas la joie au prince votre frère
    841 De dire que, sans vous, la paix se pouvait faire.
    842 Vous aurez satisfait une mère, une sœur,
    843 Et vous aurez surtout satisfait votre honneur.
    844 Mais que veut ce soldat ? son âme est toute émue !
    845 
    846 
    847 
    848 
    849 
    850 
    851 
    852 Seigneur, on est aux mains, et la trêve est rompue :
    853 Créon et les Thébains, par ordre de leur roi,
    854 Attaquent votre armée, et violent leur foi.
    855 Le brave Hippomédon s’efforce, en votre absence,
    856 
    857 De soutenir leur choc de toute sa puissance.
    858 Par son ordre, seigneur, je vous viens avertir.
    859 
    860 
    861 
    862 Ah ! les traîtres ! Allons, Hémon, il faut sortir.
    863 Madame, vous voyez comme il tient sa parole :
    864 
    865 Mais il veut le combat, il m’attaque, et j’y vole.
    866 
    867 
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    869 Polynice ! Mon fils !… Mais il ne m’entend plus :
    870 Aussi bien que mes pleurs, mes cris sont superflus.
    871 Chère Antigone, allez, courez à ce barbare :
    872 Du moins, allez prier Hémon qu’il les sépare.
    873 La force m’abandonne, et je n’y puis courir ;
    874 Tout ce que je puis faire, hélas ! c’est de mourir.
    875 
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    888 Olympe, va-t’en voir ce funeste spectacle ;
    889 Va voir si leur fureur n’a point trouvé d’obstacle,
    890 Si rien n’a pu toucher l’un ou l’autre parti.
    891 On dit qu’à ce dessein Ménécée est sorti.
    892 
    893 
    894 
    895 Je ne sais quel dessein animait son courage,
    896 Une héroïque ardeur brillait sur son visage ;
    897 Mais vous devez, madame, espérer jusqu’au bout.
    898 
    899 
    900 
    901 Va tout voir, chère Olympe, et me viens dire tout ;
    902 Éclaircis promptement ma triste inquiétude.
    903 
    904 
    905 
    906 Mais vous dois-je laisser en cette solitude ?
    907 
    908 
    909 
    910 Va : je veux être seule en l’état où je suis,
    911 Si toutefois on peut l’être avec tant d’ennuis !
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    913 
    914 
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    917 Dureront-ils toujours ces ennuis si funestes ?
    918 N’épuiseront-ils point les vengeances célestes ?
    919 Me feront-ils souffrir tant de cruels trépas,
    920 Sans jamais au tombeau précipiter mes pas ?
    921 Ô ciel, que tes rigueurs seraient peu redoutables,
    922 Si la foudre d’abord accablait les coupables !
    923 Et que tes châtiments paraissent infinis,
    924 Quand tu laisses la vie à ceux que tu punis !
    925 Tu ne l’ignores pas, depuis le jour infâme
    926 Où de mon propre fils je me trouvai la femme,
    927 Le moindre des tourments que mon cœur a soufferts
    928 Égale tous les maux que l’on souffre aux enfers.
    929 Et toutefois, ô dieux, un crime involontaire
    930 Devait-il attirer toute votre colère ?
    931 Le connaissais-je, hélas ! ce fils infortuné ?
    932 Vous-mêmes dans mes bras vous l’avez amené.
    933 C’est vous dont la rigueur m’ouvrit ce précipice.
    934 Voilà de ces grands dieux la suprême justice !
    935 Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas ;
    936 Ils nous le font commettre, et ne l’excusent pas !
    937 Prennent-ils donc plaisir à faire des coupables,
    938 Afin d’en faire, après, d’illustres misérables ?
    939 Et ne peuvent-ils point, quand ils sont en courroux,
    940 Chercher des criminels à qui le crime est doux ?
    941 
    942 
    943 
    944 
    945 
    946 
    947 
    948 Eh bien ! en est-ce fait ? L’un ou l’autre perfide
    949 Vient-il d’exécuter son noble parricide ?
    950 Parlez, parlez, ma fille. Ah ! madame, en effet,
    951 L’oracle est accompli, le ciel est satisfait.
    952 
    953 
    954 
    955 Quoi ! mes deux fils sont morts ! Un autre sang, madame,
    956 Rend la paix à l’État et le calme à votre âme ;
    957 Un sang digne des rois dont il est découlé,
    958 Un héros pour l’État s’est lui-même immolé.
    959 Je courais pour fléchir Hémon et Polynice ;
    960 Ils étaient déjà loin avant que je sortisse :
    961 Ils ne m’entendaient plus ; et mes cris douloureux
    962 Vainement par leur nom les rappelaient tous deux.
    963 Ils ont tous deux volé vers le champ de bataille ;
    964 Et moi, je suis montée au haut de la muraille,
    965 D’où le peuple étonné regardait, comme moi,
    966 L’approche d’un combat qui le glaçait d’effroi.
    967 À cet instant fatal, le dernier de nos princes,
    968 L’honneur de notre sang, l’espoir de nos provinces,
    969 Ménécée, en un mot, digne frère d’Hémon,
    970 Et trop indigne aussi d’être fils de Créon,
    971 De l’amour du pays montrant son âme atteinte,
    972 Au milieu des deux camps s’est avancé sans crainte ;
    973 Et se faisant ouïr des Grecs et des Thébains :
    974 « Arrêtez, a-t-il dit, arrêtez, inhumains ! »
    975 Ces mots impérieux n’ont point trouvé d’obstacle :
    976 Les soldats, étonnés de ce nouveau spectacle,
    977 De leur noire fureur ont suspendu le cours ;
    978 Et ce prince aussitôt poursuivant son discours :
    979 « Apprenez, a-t-il dit, l’arrêt des destinées,
    980 
    981 « Par qui vous allez voir vos misères bornées.
    982 « Je suis le dernier sang de vos rois descendu,
    983 « Qui par l’ordre des dieux doit être répandu.
    984 « Recevez donc ce sang que ma main va répandre ;
    985 « Et recevez la paix où vous n’osiez prétendre. »
    986 Il se tait, et se frappe en achevant ces mots ;
    987 Et les Thébains voyant expirer ce héros,
    988 Comme si leur salut devenait leur supplice,
    989 Regardent en tremblant ce noble sacrifice.
    990 J’ai vu le triste Hémon abandonner son rang
    991 Pour venir embrasser ce frère tout en sang.
    992 Créon, à son exemple, a jeté bas les armes,
    993 Et vers ce fils mourant est venu tout en larmes ;
    994 Et l’un et l’autre camp les voyant retirés,
    995 Ont quitté le combat, et se sont séparés.
    996 Et moi, le cœur tremblant, et l’âme toute émue,
    997 D’un si funeste objet j’ai détourné la vue,
    998 De ce prince admirant l’héroïque fureur.
    999 
   1000 
   1001 
   1002 Comme vous je l’admire, et j’en frémis d’horreur.
   1003 Est-il possible, ô dieux ! qu’après ce grand miracle
   1004 Le repos des Thébains trouve encor quelque obstacle ?
   1005 Cet illustre trépas ne peut-il vous calmer,
   1006 Puisque même mes fils s’en laissent désarmer ?
   1007 La refuserez-vous, cette noble victime ?
   1008 Si la vertu vous touche autant que fait le crime,
   1009 Si vous donnez les prix comme vous punissez,
   1010 Quels crimes par ce sang ne seront effacés ?
   1011 
   1012 
   1013 
   1014 Oui, oui, cette vertu sera récompensée ;
   1015 Les dieux sont trop payés du sang de Ménécée :
   1016 Et le sang d’un héros, auprès des immortels,
   1017 Vaut seul plus que celui de mille criminels.
   1018 
   1019 
   1020 
   1021 Connaissez mieux du ciel la vengeance fatale :
   1022 Toujours à ma douleur il met quelque intervalle ;
   1023 Mais, hélas ! quand sa main semble me secourir,
   1024 C’est alors qu’il s’apprête à me faire périr.
   1025 Il a mis, cette nuit, quelque fin à mes larmes,
   1026 Afin qu’à mon réveil je visse tout en armes.
   1027 S’il me flatte aussitôt de quelque espoir de paix,
   1028 Un oracle cruel me l’ôte pour jamais.
   1029 Il m’amène mon fils, il veut que je le voie,
   1030 Mais, hélas ! combien cher me vend-il cette joie !
   1031 Ce fils est insensible et ne m’écoute pas ;
   1032 Et soudain il me l’ôte et l’engage aux combats.
   1033 Ainsi, toujours cruel, et toujours en colère,
   1034 Il feint de s’apaiser, et devient plus sévère ;
   1035 Il n’interrompt ses coups que pour les redoubler,
   1036 Et retire son bras pour me mieux accabler.
   1037 
   1038 
   1039 
   1040 Madame, espérons tout de ce dernier miracle.
   1041 
   1042 
   1043 
   1044 La haine de mes fils est un trop grand obstacle.
   1045 Polynice endurci n’écoute que ses droits ;
   1046 Du peuple et de Créon l’autre écoute la voix,
   1047 Oui, du lâche Créon ! Cette âme intéressée
   1048 Nous ravit tout le fruit du sang de Ménécée ;
   1049 En vain pour nous sauver ce grand prince se perd ;
   1050 Le père nous nuit plus que le fils ne nous sert.
   1051 De deux jeunes héros cet infidèle père…
   1052 
   1053 
   1054 
   1055 Ah ! le voici, madame, avec le roi mon frère.
   1056 
   1057 
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   1059 
   1060 
   1061 
   1062 
   1063 Mon fils, c’est donc ainsi que l’on garde sa foi !
   1064 
   1065 
   1066 
   1067 Madame, ce combat n’est point venu de moi,
   1068 Mais de quelques soldats, tant d’Argos que des nôtres,
   1069 Qui s’étant querellés les uns avec les autres,
   1070 Ont insensiblement tout le corps ébranlé,
   1071 Et fait un grand combat d’un simple démêlé.
   1072 La bataille sans doute allait être cruelle,
   1073 Et son événement vidait notre querelle,
   1074 Quand du fils de Créon l’héroïque trépas
   1075 De tous les combattants a retenu le bras.
   1076 Ce prince, le dernier de la race royale,
   1077 S’est appliqué des dieux la réponse fatale ;
   1078 Et lui-même à la mort il s’est précipité,
   1079 De l’amour du pays noblement transporté.
   1080 
   1081 
   1082 
   1083 Ah ! si le seul amour qu’il eut pour sa patrie
   1084 Le rendit insensible aux douceurs de la vie,
   1085 Mon fils, ce même amour ne peut-il seulement
   1086 De votre ambition vaincre l’emportement ?
   1087 Un exemple si beau vous invite à le suivre.
   1088 Il ne faudra cesser de régner ni de vivre :
   1089 Vous pouvez, en cédant un peu de votre rang,
   1090 Faire plus qu’il n’a fait en versant tout son sang ;
   1091 Il ne faut que cesser de haïr votre frère ;
   1092 Vous ferez beaucoup plus que sa mort n’a su faire.
   1093 Ô dieux ! aimer un frère, est-ce un plus grand effort
   1094 Que de haïr la vie et courir à la mort ?
   1095 Et doit-il être enfin plus facile en un autre
   1096 De répandre son sang, qu’en vous d’aimer le vôtre ?
   1097 
   1098 
   1099 
   1100 Son illustre vertu me charme comme vous ;
   1101 Et d’un si beau trépas je suis même jaloux.
   1102 Et toutefois, madame, il faut que je vous die,
   1103 Qu’un trône est plus pénible à quitter que la vie :
   1104 La gloire bien souvent nous porte à la haïr ;
   1105 Mais peu de souverains font gloire d’obéir.
   1106 Les dieux voulaient son sang ; et ce prince sans crime
   1107 Ne pouvait à l’État refuser sa victime ;
   1108 Mais ce même pays qui demandait son sang,
   1109 
   1110 Demande que je règne, et m’attache à mon rang.
   1111 Jusqu’à ce qu’il m’en ôte, il faut que j’y demeure :
   1112 Il n’a qu’à prononcer, j’obéirai sur l’heure ;
   1113 Et Thèbes me verra, pour apaiser son sort,
   1114 Et descendre du trône, et courir à la mort.
   1115 
   1116 
   1117 
   1118 Ah ! Ménécée est mort, le ciel n’en veut point d’autre :
   1119 Laissez coulez son sang, sans y mêler le vôtre :
   1120 Et puisqu’il l’a versé pour nous donner la paix,
   1121 Accordez-la, seigneur, à nos justes souhaits.
   1122 
   1123 
   1124 
   1125 Eh quoi ! même Créon pour la paix se déclare ?
   1126 
   1127 
   1128 
   1129 Pour avoir trop aimé cette guerre barbare,
   1130 Vous voyez les malheurs où le ciel m’a plongé :
   1131 Mon fils est mort, seigneur. Il faut qu’il soit vengé.
   1132 
   1133 
   1134 
   1135 Sur qui me vengerais-je en ce malheur extrême ?
   1136 
   1137 
   1138 
   1139 Vos ennemis, Créon, sont ceux de Thèbes même ;
   1140 Vengez-la, vengez-vous. Ah ! dans ses ennemis
   1141 Je trouve votre frère, et je trouve mon fils !
   1142 Dois-je verser mon sang, ou répandre le vôtre ?
   1143 Et dois-je perdre un fils, pour en venger un autre ?
   1144 Seigneur, mon sang m’est cher, le vôtre m’est sacré ;
   1145 Serai-je sacrilége, ou bien dénaturé ?
   1146 Souillerai-je ma main d’un sang que je révère ?
   1147 Serai-je parricide, afin d’être bon père ?
   1148 Un si cruel secours ne me peut soulager,
   1149 Et ce serait me perdre au lieu de me venger.
   1150 Tout le soulagement où ma douleur aspire,
   1151 C’est qu’au moins mes malheurs servent à votre empire.
   1152 Je me consolerai, si ce fils que je plains
   1153 Assure par sa mort le repos des Thébains.
   1154 Le ciel promet la paix au sang de Ménécée ;
   1155 Achevez-la, seigneur, mon fils l’a commencée ;
   1156 Accordez-lui ce prix qu’il en a prétendu ;
   1157 Et que son sang en vain ne soit pas répandu.
   1158 
   1159 
   1160 
   1161 Non, puisqu’à nos malheurs vous devenez sensible,
   1162 Au sang de Ménécée il n’est rien d’impossible.
   1163 Que Thèbes se rassure après ce grand effort :
   1164 Puisqu’il change votre âme, il changera son sort.
   1165 La paix dès ce moment n’est plus désespérée :
   1166 Puisque Créon la veut, je la tiens assurée.
   1167 Bientôt ces cœurs de fer se verront adoucis :
   1168 Le vainqueur de Créon peut bien vaincre mes fils.
   1169 Qu’un si grand changement vous désarme et vous touche ;
   1170 
   1171 Quittez, mon fils, quittez cette haine farouche ;
   1172 Soulagez une mère, et consolez Créon ;
   1173 Rendez-moi Polynice, et lui rendez Hémon.
   1174 
   1175 
   1176 
   1177 Mais enfin c’est vouloir que je m’impose un maître.
   1178 Vous ne l’ignorez pas, Polynice veut l’être ;
   1179 Il demande surtout le pouvoir souverain,
   1180 Et ne veut revenir que le sceptre à la main.
   1181 
   1182 
   1183 
   1184 
   1185 
   1186 
   1187 
   1188 Polynice, seigneur, demande une entrevue ;
   1189 C’est ce que d’un héraut nous apprend la venue.
   1190 Il vous offre, seigneur, ou de venir ici,
   1191 Ou d’attendre en son camp. Peut-être qu’adouci
   1192 Il songe à terminer une guerre si lente,
   1193 Et son ambition n’est plus si violente.
   1194 Par ce dernier combat il apprend aujourd’hui
   1195 Que vous êtes au moins aussi puissant que lui.
   1196 Les Grecs même sont las de servir sa colère ;
   1197 Et j’ai su, depuis peu, que le roi son beau-père
   1198 Préférant à la guerre un solide repos,
   1199 Se réserve Mycène, et le fait roi d’Argos.
   1200 Tout courageux qu’il est, sans doute il ne souhaite
   1201 Que de faire en effet une honnête retraite.
   1202 Puisqu’il s’offre à vous voir, croyez qu’il veut la paix.
   1203 Ce jour la doit conclure, ou la rompre à jamais.
   1204 Tâchez dans ce dessein de l’affermir vous-même ;
   1205 Et lui promettez tout, hormis le diadème.
   1206 
   1207 
   1208 
   1209 Hormis le diadème il ne demande rien.
   1210 
   1211 
   1212 
   1213 Mais voyez-le du moins. Oui, puisqu’il le veut bien.
   1214 Vous ferez plus tout seul que nous ne saurions faire,
   1215 Et le sang reprendra son empire ordinaire.
   1216 
   1217 
   1218 
   1219 Allons donc le chercher. Mon fils, au nom des dieux,
   1220 Attendez-le plutôt, voyez-le dans ces lieux.
   1221 
   1222 
   1223 
   1224 Eh bien ! madame, eh bien ! qu’il vienne, et qu’on lui donne
   1225 Toutes les sûretés qu’il faut pour sa personne !
   1226 Allons. Ah ! si ce jour rend la paix aux Thébains,
   1227 Elle sera, Créon, l’ouvrage de vos mains.
   1228 
   1229 
   1230 
   1231 
   1232 
   1233 
   1234 
   1235 L’intérêt des Thébains n’est pas ce qui vous touche,
   1236 Dédaigneuse princesse ; et cette âme farouche,
   1237 Qui semble me flatter après tant de mépris,
   1238 Songe moins à la paix qu’au retour de mon fils.
   1239 Mais nous verrons bientôt si la fière Antigone
   1240 Aussi bien que mon cœur dédaignera le trône ;
   1241 Nous verrons, quand les dieux m’auront fait votre roi,
   1242 Si ce fils bienheureux l’emportera sur moi.
   1243 
   1244 
   1245 
   1246 Et qui n’admirerait un changement si rare ?
   1247 Créon même, Créon pour la paix se déclare !
   1248 
   1249 
   1250 
   1251 Tu crois donc que la paix est l’objet de mes soins ?
   1252 
   1253 
   1254 
   1255 Oui, je le crois, seigneur, quand j’y pensais le moins ;
   1256 Et voyant qu’en effet ce beau soin vous anime,
   1257 J’admire à tous moments cet effort magnanime
   1258 Qui vous fait mettre enfin votre haine au tombeau.
   1259 Ménécée, en mourant, n’a rien fait de plus beau.
   1260 Et qui peut immoler sa haine à sa patrie
   1261 Lui pourrait bien aussi sacrifier sa vie.
   1262 
   1263 
   1264 
   1265 Ah ! sans doute, qui peut d’un généreux effort
   1266 Aimer son ennemi, peut bien aimer la mort.
   1267 Quoi ! je négligerais le soin de ma vengeance,
   1268 Et de mon ennemi je prendrais la défense !
   1269 De la mort de mon fils Polynice est l’auteur,
   1270 Et moi je deviendrais son lâche protecteur !
   1271 Quand je renoncerais à cette haine extrême,
   1272 Pourrais-je bien cesser d’aimer le diadème ?
   1273 Non, non ! tu me verras d’une constante ardeur,
   1274 Haïr mes ennemis, et chérir ma grandeur.
   1275 Le trône fit toujours mes ardeurs les plus chères :
   1276 Je rougis d’obéir où régnèrent mes pères ;
   1277 Je brûle de me voir au rang de mes aïeux,
   1278 Et je l’envisageai dès que j’ouvris les yeux.
   1279 Surtout depuis deux ans ce noble soin m’inspire ;
   1280 Je ne fais point de pas qui ne tende à l’empire :
   1281 Des princes mes neveux j’entretiens la fureur,
   1282 Et mon ambition autorise la leur.
   1283 D’Étéocle d’abord j’appuyai l’injustice ;
   1284 Je lui fis refuser le trône à Polynice.
   1285 Tu sais que je pensais dès lors à m’y placer,
   1286 Et je l’y mis, Attale, afin de l’en chasser.
   1287 
   1288 
   1289 
   1290 Mais, seigneur, si la guerre eut pour vous tant de charmes,
   1291 D’où vient que de leurs mains vous arrachez les armes ?
   1292 Et puisque leur discorde est l’objet de vos vœux,
   1293 Pourquoi, par vos conseils, vont-ils se voir tous deux ?
   1294 
   1295 
   1296 
   1297 Plus qu’à mes ennemis la guerre m’est mortelle,
   1298 Et le courroux du ciel me la rend trop cruelle :
   1299 Il s’arme contre moi de mon propre dessein ;
   1300 Il se sert de mon bras pour me percer le sein.
   1301 La guerre s’allumait, lorsque, pour mon supplice,
   1302 Hémon m’abandonna pour servir Polynice ;
   1303 Les deux frères par moi devinrent ennemis ;
   1304 Et je devins, Attale, ennemi de mon fils.
   1305 Enfin, ce même jour, je fais rompre la trêve,
   1306 J’excite le soldat, tout le camp se soulève ;
   1307 On se bat ; et voilà qu’un fils désespéré
   1308 Meurt, et rompt un combat que j’ai tant préparé.
   1309 Mais il me reste un fils ; et je sens que je l’aime,
   1310 Tout rebelle qu’il est, et tout mon rival même.
   1311 Sans le perdre, je veux perdre mes ennemis.
   1312 Il m’en coûterait trop, s’il m’en coûtait deux fils.
   1313 Des deux princes, d’ailleurs, la haine est trop puissante ;
   1314 Ne crois pas qu’à la paix jamais elle consente.
   1315 Moi-même je saurai si bien l’envenimer,
   1316 Qu’ils périront tous deux plutôt que de s’aimer.
   1317 Les autres ennemis n’ont que de courtes haines,
   1318 Mais quand de la nature on a brisé les chaînes,
   1319 Cher Attale, il n’est rien qui puisse réunir
   1320 Ceux que des nœuds si forts n’ont pas su retenir :
   1321 L’on hait avec excès lorsque l’on hait un frère.
   1322 Mais leur éloignement ralentit leur colère :
   1323 Quelque haine qu’on ait contre un fier ennemi,
   1324 Quand il est loin de nous, on la perd à demi.
   1325 Ne t’étonne donc plus si je veux qu’ils se voient :
   1326 Je veux qu’en se voyant leurs fureurs se déploient,
   1327 Que rappelant leur haine, au lieu de la chasser,
   1328 Ils s’étouffent, Attale, en voulant s’embrasser.
   1329 
   1330 
   1331 
   1332 Vous n’avez plus, seigneur, à craindre que vous-même :
   1333 On porte ses remords avec le diadème.
   1334 
   1335 
   1336 
   1337 Quand on est sur le trône, on a bien d’autres soins :
   1338 Et les remords sont ceux qui nous pèsent le moins.
   1339 Du plaisir de régner une âme possédée
   1340 De tout le temps passé détourne son idée ;
   1341 Et de tout autre objet un esprit éloigné
   1342 Croit n’avoir point vécu tant qu’il n’a point régné.
   1343 Mais allons. Le remords n’est point ce qui me touche,
   1344 Et je n’ai plus un cœur que le crime effarouche :
   1345 Tous les premiers forfaits coûtent quelques efforts ;
   1346 Mais, Attale, on commet les seconds sans remords.
   1347 
   1348 
   1349 
   1350 
   1351 
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   1358 
   1359 
   1360 Oui, Créon, c’est ici qu’il doit bientôt se rendre ;
   1361 Et tous deux en ce lieu nous le pouvons attendre.
   1362 Nous verrons ce qu’il veut ; mais je répondrais bien
   1363 Que par cette entrevue on n’avancera rien.
   1364 Je connais Polynice et son humeur altière ;
   1365 Je sais bien que sa haine est encor tout entière ;
   1366 Je ne crois pas qu’on puisse en arrêter le cours ;
   1367 Et, pour moi, je sens bien que je le hais toujours.
   1368 
   1369 
   1370 
   1371 Mais s’il vous cède enfin la grandeur souveraine,
   1372 Vous devez, ce me semble, apaiser votre haine.
   1373 
   1374 
   1375 
   1376 Je ne sais si mon cœur s’apaisera jamais :
   1377 Ce n’est pas son orgueil, c’est lui seul que je hais.
   1378 Nous avons l’un et l’autre une haine obstinée ;
   1379 Elle n’est pas, Créon, l’ouvrage d’une année ;
   1380 Elle est née avec nous ; et sa noire fureur,
   1381 Aussitôt que la vie, entra dans notre cœur.
   1382 Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance ;
   1383 Que dis-je ? nous l’étions avant notre naissance.
   1384 Triste et fatal effet d’un sang incestueux !
   1385 Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux,
   1386 Dans les flancs de ma mère une guerre intestine
   1387 De nos divisions lui marqua l’origine.
   1388 Elles ont, tu le sais, paru dans le berceau,
   1389 Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau.
   1390 On dirait que le ciel, par un arrêt funeste,
   1391 Voulut de nos parents punir ainsi l’inceste ;
   1392 Et que dans notre sang il voulut mettre au jour
   1393 Tout ce qu’ont de plus noir et la haine et l’amour.
   1394 Et maintenant, Créon, que j’attends sa venue,
   1395 Ne crois pas que pour lui ma haine diminue :
   1396 Plus il approche, et plus il me semble odieux ;
   1397 Et sans doute il faudra qu’elle éclate à ses yeux.
   1398 J’aurais même regret qu’il me quittât l’empire :
   1399 Il faut, il faut qu’il fuie, et non qu’il se retire.
   1400 Je ne veux point, Créon, le haïr à moitié ;
   1401 Et je crains son courroux moins que son amitié.
   1402 Je veux, pour donner cours à mon ardente haine,
   1403 Que sa fureur au moins autorise la mienne ;
   1404 Et puisque enfin mon cœur ne saurait se trahir,
   1405 Je veux qu’il me déteste, afin de le haïr.
   1406 Tu verras que sa rage est encore la même,
   1407 Et que toujours son cœur aspire au diadème ;
   1408 Qu’il m’abhorre toujours, et veut toujours régner ;
   1409 Et qu’on peut bien le vaincre, et non pas le gagner.
   1410 
   1411 
   1412 
   1413 Domptez-le donc, seigneur, s’il demeure inflexible.
   1414 Quelque fier qu’il puisse être, il n’est pas invincible.
   1415 Et puisque la raison ne peut rien sur son cœur,
   1416 Éprouvez ce que peut un bras toujours vainqueur.
   1417 Oui, quoique dans la paix je trouvasse des charmes
   1418 Je serai le premier à reprendre les armes ;
   1419 Et si je demandais qu’on en rompît le cours,
   1420 Je demande encor plus que vous régniez toujours.
   1421 Que la guerre s’enflamme et jamais ne finisse,
   1422 S’il faut, avec la paix, recevoir Polynice.
   1423 Qu’on ne nous vienne plus vanter un bien si doux ;
   1424 La guerre et ses horreurs nous plaisent avec vous.
   1425 Tout le peuple thébain vous parle par ma bouche ;
   1426 Ne le soumettez pas à ce prince farouche :
   1427 Si la paix se peut faire, il la veut comme moi ;
   1428 Surtout, si vous l’aimez, conservez-lui son roi.
   1429 Cependant écoutez le prince votre frère,
   1430 Et, s’il se peut, seigneur, cachez votre colère ;
   1431 Feignez… Mais quelqu’un vient. Sont-ils bien près d’ici ?
   1432 Vont-ils venir, Attale ? Oui, seigneur, les voici.
   1433 Ils ont trouvé d’abord la princesse et la reine,
   1434 Et bientôt ils seront dans la chambre prochaine.
   1435 
   1436 
   1437 
   1438 Qu’ils entrent. Cette approche excite mon courroux.
   1439 Qu’on hait un ennemi quand il est près de nous !
   1440 
   1441 
   1442 Ah, le voici ! Fortune, achève mon ouvrage,
   1443 
   1444 Et livre-les tous deux aux transports de leur rage !
   1445 
   1446 
   1447 
   1448 
   1449 
   1450 
   1451 
   1452 Me voici donc tantôt au comble de mes vœux,
   1453 Puisque déjà le ciel vous rassemble tous deux.
   1454 Vous revoyez un frère, après deux ans d’absence,
   1455 Dans ce même palais où vous prîtes naissance ;
   1456 Et moi, par un bonheur où je n’osais penser,
   1457 L’un et l’autre à la fois je vous puis embrasser.
   1458 Commencez donc, mes fils, cette union si chère ;
   1459 
   1460 Et que chacun de vous reconnaisse son frère :
   1461 Tous deux dans votre frère envisagez vos traits ;
   1462 Mais, pour en mieux juger, voyez-les de plus près ;
   1463 Surtout que le sang parle et fasse son office.
   1464 Approchez, Étéocle ; avancez, Polynice…
   1465 Eh quoi ! loin d’approcher, vous reculez tous deux !
   1466 D’où vient ce sombre accueil et ces regards fâcheux ?
   1467 N’est-ce point que chacun, d’une âme irrésolue,
   1468 Pour saluer son frère attend qu’il le salue ;
   1469 Et qu’affectant l’honneur de céder le dernier,
   1470 L’un ni l’autre ne veut s’embrasser le premier ?
   1471 Étrange ambition qui n’aspire qu’au crime,
   1472 Où le plus furieux passe pour magnanime !
   1473 Le vainqueur doit rougir en ce combat honteux ;
   1474 Et les premiers vaincus sont les plus généreux.
   1475 Voyons donc qui des deux aura plus de courage,
   1476 Qui voudra le premier triompher de sa rage…
   1477 Quoi ? vous n’en faites rien ! C’est à vous d’avancer ;
   1478 Et, venant de si loin, vous devez commencer :
   1479 Commencez, Polynice, embrassez votre frère ;
   1480 Et montrez… Hé, madame ! à quoi bon ce mystère ?
   1481 Tous ces embrassements ne sont guère à propos :
   1482 Qu’il parle, qu’il s’explique, et nous laisse en repos.
   1483 
   1484 
   1485 
   1486 Quoi ! faut-il davantage expliquer mes pensées ?
   1487 On les peut découvrir par les choses passées.
   1488 La guerre, les combats, tant de sang répandu,
   1489 Tout cela dit assez que le trône m’est dû.
   1490 
   1491 
   1492 
   1493 Et ces mêmes combats, et cette même guerre,
   1494 Ce sang qui tant de fois a fait rougir la terre,
   1495 Tout cela dit assez que le trône est à moi ;
   1496 Et, tant que je respire, il ne peut être à toi.
   1497 
   1498 
   1499 
   1500 Tu sais qu’injustement tu remplis cette place.
   1501 
   1502 
   1503 
   1504 L’injustice me plaît, pourvu que je t’en chasse.
   1505 
   1506 
   1507 
   1508 Si tu n’en veux sortir, tu pourras en tomber.
   1509 
   1510 
   1511 
   1512 Si je tombe, avec moi tu pourras succomber.
   1513 
   1514 
   1515 
   1516 Ô dieux ! que je me vois cruellement déçue !
   1517 N’avais-je tant pressé cette fatale vue
   1518 Que pour les désunir encor plus que jamais ?
   1519 Ah ! mes fils ! est-ce là comme on parle de paix ?
   1520 Quittez, au nom des dieux, ces tragiques pensées :
   1521 Ne renouvelez point vos discordes passées ;
   1522 Vous n’êtes pas ici dans un champ inhumain.
   1523 Est-ce moi qui vous mets les armes à la main ?
   1524 Considérez ces lieux où vous prîtes naissance ;
   1525 Leur aspect sur vos cœurs n’a-t-il point de puissance ?
   1526 C’est ici que tous deux vous reçûtes le jour ;
   1527 Tout ne vous parle ici que de paix et d’amour :
   1528 Ces princes, votre sœur, tout condamne vos haines ;
   1529 Enfin moi qui pour vous pris toujours tant de peines,
   1530 Qui, pour vous réunir, immolerais… Hélas !
   1531 Ils détournent la tête, et ne m’écoutent pas !
   1532 Tous deux, pour s’attendrir, ils ont l’âme trop dure ;
   1533 Ils ne connaissent plus la voix de la nature !
   1534 Et vous, que je croyais plus doux et plus soumis…
   1535 
   1536 
   1537 
   1538 Je ne veux rien de lui que ce qu’il m’a promis :
   1539 Il ne saurait régner sans se rendre parjure.
   1540 
   1541 
   1542 
   1543 Une extrême justice est souvent une injure.
   1544 Le trône vous est dû, je n’en saurais douter ;
   1545 Mais vous le renversez en voulant y monter.
   1546 Ne vous lassez-vous point de cette affreuse guerre ?
   1547 Voulez-vous sans pitié désoler cette terre,
   1548 Détruire cet empire afin de le gagner ?
   1549 Est-ce donc sur des morts que vous voulez régner ?
   1550 Thèbes avec raison craint le règne d’un prince
   1551 Qui de fleuves de sang inonde sa province :
   1552 Voudrait-elle obéir à votre injuste loi ?
   1553 Vous êtes son tyran avant qu’être son roi.
   1554 Dieux ! si devenant grand souvent on devient pire,
   1555 Si la vertu se perd quand on gagne l’empire,
   1556 Lorsque vous régnerez, que serez-vous, hélas !
   1557 Si vous êtes cruel quand vous ne régnez pas ?
   1558 
   1559 
   1560 
   1561 Ah ! si je suis cruel, on me force de l’être ;
   1562 Et de mes actions je ne suis pas le maître.
   1563 J’ai honte des horreurs où je me vois contraint ;
   1564 Et c’est injustement que le peuple me craint.
   1565 Mais il faut en effet soulager ma patrie ;
   1566 De ses gémissements mon âme est attendrie.
   1567 Trop de sang innocent se verse tous les jours ;
   1568 Il faut de ses malheurs que j’arrête le cours ;
   1569 Et, sans faire gémir ni Thèbes ni la Grèce,
   1570 À l’auteur de mes maux il faut que je m’adresse :
   1571 Il suffit aujourd’hui de son sang ou du mien.
   1572 
   1573 
   1574 
   1575 Du sang de votre frère ? Oui, madame, du sien.
   1576 Il faut finir ainsi cette guerre inhumaine.
   1577 Oui, cruel, et c’est là le dessein qui m’amène.
   1578 
   1579 Moi-même à ce combat j’ai voulu t’appeler ;
   1580 À tout autre qu’à toi je craignais d’en parler ;
   1581 Tout autre aurait voulu condamner ma pensée,
   1582 Et personne en ces lieux ne te l’eût annoncée.
   1583 Je te l’annonce donc. C’est à toi de prouver
   1584 
   1585 Si ce que tu ravis tu le sais conserver.
   1586 Montre-toi digne enfin d’une si belle proie.
   1587 
   1588 
   1589 
   1590 J’accepte ton dessein, et l’accepte avec joie ;
   1591 Créon sait là-dessus quel était mon désir :
   1592 J’eusse accepté le trône avec moins de plaisir.
   1593 Je te crois maintenant digne du diadème ;
   1594 Et te le vais porter au bout de ce fer même.
   1595 
   1596 
   1597 
   1598 Hâtez-vous donc, cruels, de me percer le sein,
   1599 Et commencez par moi votre horrible dessein.
   1600 Ne considérez point que je suis votre mère,
   1601 Considérez en moi celle de votre frère.
   1602 Si de votre ennemi vous recherchez le sang,
   1603 Recherchez-en la source en ce malheureux flanc ;
   1604 Je suis de tous les deux la commune ennemie,
   1605 Puisque votre ennemi reçut de moi la vie ;
   1606 Cet ennemi, sans moi, ne verrait pas le jour.
   1607 S’il meurt, ne faut-il pas que je meure à mon tour ?
   1608 N’en doutez point, sa mort me doit être commune ;
   1609 Il faut en donner deux, ou n’en donner pas une ;
   1610 Et, sans être ni doux ni cruels à demi,
   1611 Il faut me perdre, ou bien sauver votre ennemi.
   1612 Si la vertu vous plaît, si l’honneur vous anime,
   1613 Barbares, rougissez de commettre un tel crime ;
   1614 Ou si le crime, enfin, vous plaît tant à chacun,
   1615 Barbares, rougissez de n’en commettre qu’un.
   1616 Aussi bien, ce n’est point que l’amour vous retienne,
   1617 Si vous sauvez ma vie en poursuivant la sienne :
   1618 Vous vous garderiez bien, cruels, de m’épargner,
   1619 Si je vous empêchais un moment de régner.
   1620 Polynice, est-ce ainsi que l’on traite une mère ?
   1621 
   1622 
   1623 
   1624 J’épargne mon pays. Et vous tuez un frère !
   1625 
   1626 
   1627 
   1628 Je punis un méchant. Et sa mort aujourd’hui,
   1629 Vous rendra plus coupable et plus méchant que lui.
   1630 
   1631 
   1632 
   1633 Faut-il que de ma main je couronne ce traître,
   1634 Et que de cour en cour j’aille chercher un maître ;
   1635 Qu’errant et vagabond je quitte mes états,
   1636 Pour observer des lois qu’il ne respecte pas ?
   1637 De ses propres forfaits serai-je la victime ?
   1638 Le diadème est-il le partage du crime ?
   1639 Quel droit ou quel devoir n’a-t-il point violé ?
   1640 Et cependant il règne, et je suis exilé !
   1641 
   1642 
   1643 
   1644 Mais si le roi d’Argos vous cède une couronne…
   1645 
   1646 
   1647 
   1648 Dois-je chercher ailleurs ce que le sang me donne ?
   1649 En m’alliant chez lui n’aurai-je rien porté ?
   1650 Et tiendrai-je mon rang de sa seule bonté ?
   1651 D’un trône qui m’est dû faut-il que l’on me chasse,
   1652 Et d’un prince étranger que je brigue la place ?
   1653 Non, non : sans m’abaisser à lui faire la cour,
   1654 Je veux devoir le sceptre à qui je dois le jour.
   1655 
   1656 
   1657 
   1658 Qu’on le tienne, mon fils, d’un beau-père ou d’un père,
   1659 La main de tous les deux vous sera toujours chère.
   1660 
   1661 
   1662 
   1663 Non, non, la différence est trop grande pour moi ;
   1664 L’un me ferait esclave, et l’autre me fait roi.
   1665 Quoi ! ma grandeur serait l’ouvrage d’une femme !
   1666 D’un éclat si honteux je rougirais dans l’âme.
   1667 Le trône, sans l’amour, me serait donc fermé ?
   1668 Je ne régnerais pas, si l’on ne m’eût aimé ?
   1669 Je veux m’ouvrir le trône, ou jamais n’y paraître.
   1670 Et quand j’y monterai, j’y veux monter en maître ;
   1671 Que le peuple à moi seul soit forcé d’obéir,
   1672 Et qu’il me soit permis de m’en faire haïr.
   1673 Enfin, de ma grandeur je veux être l’arbitre,
   1674 N’être point roi, madame, ou l’être à juste titre ;
   1675 Que le sang me couronne, ou, s’il ne suffit pas,
   1676 Je veux à son secours n’appeler que mon bras.
   1677 
   1678 
   1679 
   1680 Faites plus, tenez tout de votre grand courage ;
   1681 Que votre bras tout seul fasse votre partage ;
   1682 Et, dédaignant les pas des autres souverains,
   1683 Soyez, mon fils, soyez l’ouvrage de vos mains.
   1684 Par d’illustres exploits couronnez-vous vous-même ;
   1685 Qu’un superbe laurier soit votre diadème ;
   1686 Régnez et triomphez, et joignez à la fois
   1687 La gloire des héros à la pourpre des rois.
   1688 Quoi ! votre ambition serait-elle bornée
   1689 À régner tour à tour l’espace d’une année ?
   1690 Cherchez à ce grand cœur, que rien ne peut dompter,
   1691 Quelque trône où vous seul ayez droit de monter.
   1692 Mille sceptres nouveaux s’offrent à votre épée,
   1693 Sans que d’un sang si cher nous la voyions trempée.
   1694 Vos triomphes pour moi n’auront rien que de doux,
   1695 Et votre frère même ira vaincre avec vous.
   1696 
   1697 
   1698 
   1699 Vous voulez que mon cœur, flatté de ces chimères,
   1700 Laisse un usurpateur au trône de mes pères ?
   1701 
   1702 
   1703 
   1704 Si vous lui souhaitez en effet tant de mal,
   1705 Élevez-le vous-même à ce trône fatal.
   1706 Ce trône fut toujours un dangereux abîme ;
   1707 La foudre l’environne aussi bien que le crime :
   1708 Votre père et les rois qui vous ont devancés,
   1709 Sitôt qu’ils y montaient, s’en sont vus renversés.
   1710 
   1711 
   1712 
   1713 Quand je devrais au ciel rencontrer le tonnerre,
   1714 J’y monterais plutôt que de ramper à terre.
   1715 
   1716 Mon cœur, jaloux du sort de ces grands malheureux,
   1717 Veut s’élever, madame, et tomber avec eux.
   1718 
   1719 
   1720 
   1721 Je saurai t’épargner une chute si vaine.
   1722 
   1723 
   1724 
   1725 Ah ! ta chute, crois-moi, précédera la mienne !
   1726 
   1727 
   1728 
   1729 Mon fils, son règne plaît. Mais il m’est odieux.
   1730 
   1731 
   1732 
   1733 Il a pour lui le peuple. Et j’ai pour moi les dieux !
   1734 
   1735 
   1736 
   1737 Les dieux de ce haut rang te voulaient interdire,
   1738 Puisqu’ils m’ont élevé le premier à l’empire :
   1739 Ils ne savaient que trop, lorsqu’ils firent ce choix,
   1740 Qu’on veut régner toujours quand on règne une fois.
   1741 Jamais dessus le trône on ne vit plus d’un maître ;
   1742 Il n’en peut tenir deux, quelque grand qu’il puisse être :
   1743 L’un des deux, tôt ou tard, se verrait renversé ;
   1744 Et d’un autre soi-même on y serait pressé.
   1745 Jugez donc, par l’horreur que ce méchant me donne,
   1746 Si je puis avec lui partager la couronne.
   1747 
   1748 
   1749 
   1750 Et moi je ne veux plus, tant tu m’es odieux,
   1751 Partager avec toi la lumière des cieux.
   1752 
   1753 
   1754 
   1755 Allez donc, j’y consens, allez perdre la vie ;
   1756 À ce cruel combat tous deux je vous convie ;
   1757 Puisque tous mes efforts ne sauraient vous changer,
   1758 Que tardez-vous ? allez vous perdre et me venger.
   1759 Surpassez, s’il se peut, les crimes de vos pères :
   1760 Montrez, en vous tuant, comme vous êtes frères :
   1761 Le plus grand des forfaits vous a donné le jour,
   1762 Il faut qu’un crime égal vous l’arrache à son tour.
   1763 Je ne condamne plus la fureur qui vous presse ;
   1764 Je n’ai plus pour mon sang ni pitié ni tendresse :
   1765 Votre exemple m’apprend à ne le plus chérir ;
   1766 Et moi je vais, cruels, vous apprendre à mourir.
   1767 
   1768 
   1769 
   1770 
   1771 
   1772 
   1773 
   1774 Madame… Ô ciel ! que vois-je ? Hélas ! rien ne les touche !
   1775 
   1776 
   1777 
   1778 Rien ne peut ébranler leur constance farouche.
   1779 
   1780 
   1781 
   1782 Princes… Pour ce combat, choisissons quelque lieu.
   1783 
   1784 
   1785 
   1786 Courons. Adieu, ma sœur. Adieu, princesse, adieu.
   1787 
   1788 
   1789 
   1790 Mes frères, arrêtez ! Gardes, qu’on les retienne ;
   1791 Joignez, unissez tous vos douleurs à la mienne.
   1792 C’est leur être cruels que de les respecter.
   1793 
   1794 
   1795 
   1796 Madame, il n’est plus rien qui les puisse arrêter.
   1797 
   1798 
   1799 
   1800 Ah ! généreux Hémon, c’est vous seul que j’implore :
   1801 Si la vertu vous plaît, si vous m’aimez encore,
   1802 Et qu’on puisse arrêter leurs parricides mains,
   1803 Hélas ! pour me sauver, sauvez ces inhumains.
   1804 
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   1813 
   1814 
   1815 Si jamais tu doutas de ma flamme fidèle…
   1816 Mais voici du combat la funeste nouvelle.
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   1820 
   1821 
   1822 
   1823 
   1824 Eh bien, ma chère Olympe, as-tu vu ce forfait ?
   1825 
   1826 
   1827 
   1828 J’y suis courue en vain, c’en était déjà fait.
   1829 Du haut de nos remparts j’ai vu descendre en larmes
   1830 Le peuple qui courait et qui criait aux armes ;
   1831 Et pour vous dire enfin d’où venait sa terreur,
   1832 Le roi n’est plus, madame, et son frère est vainqueur.
   1833 On parle aussi d’Hémon : l’on dit que son courage
   1834 S’est efforcé longtemps de suspendre leur rage,
   1835 Mais que tous ses efforts ont été superflus.
   1836 C’est ce que j’ai compris de mille bruits confus.
   1837 
   1838 
   1839 
   1840 Ah ! je n’en doute pas, Hémon est magnanime ;
   1841 Son grand cœur eut toujours trop d’horreur pour le crime :
   1842 Je l’avais conjuré d’empêcher ce forfait ;
   1843 Et s’il l’avait pu faire, Olympe, il l’aurait fait.
   1844 Mais, hélas ! leur fureur ne pouvait se contraindre ;
   1845 Dans des ruisseaux de sang elle voulait s’éteindre.
   1846 Princes dénaturés, vous voilà satisfaits :
   1847 La mort seule entre vous pouvait mettre la paix.
   1848 Le trône pour vous deux avait trop peu de place ;
   1849 Il fallait entre vous mettre un plus grand espace,
   1850 Et que le ciel vous mît, pour finir vos discords,
   1851 L’un parmi les vivants, l’autre parmi les morts.
   1852 Infortunés tous deux, dignes qu’on vous déplore !
   1853 Moins malheureux pourtant que je ne suis encore,
   1854 Puisque de tous les maux qui sont tombés sur vous,
   1855 Vous n’en sentez aucun, et que je les sens tous !
   1856 
   1857 
   1858 
   1859 Mais pour vous ce malheur est un moindre supplice
   1860 Que si la mort vous eût enlevé Polynice.
   1861 Ce prince était l’objet qui faisait tous vos soins :
   1862 Les intérêts du roi vous touchaient beaucoup moins.
   1863 
   1864 
   1865 
   1866 Il est vrai, je l’aimais d’une amitié sincère ;
   1867 Je l’aimais beaucoup plus que je n’aimais son frère ;
   1868 Et ce qui lui donnait tant de part dans mes vœux,
   1869 Il était vertueux, Olympe, et malheureux.
   1870 Mais, hélas ! ce n’est plus ce cœur si magnanime,
   1871 Et c’est un criminel qu’a couronné son crime :
   1872 Son frère plus que lui commence à me toucher ;
   1873 Devenant malheureux, il m’est devenu cher.
   1874 
   1875 
   1876 
   1877 Créon vient. Il est triste ; et j’en connais la cause !
   1878 Au courroux du vainqueur la mort du roi l’expose.
   1879 C’est de tous nos malheurs l’auteur pernicieux.
   1880 
   1881 
   1882 
   1883 
   1884 
   1885 
   1886 
   1887 Madame, qu’ai-je appris en entrant dans ces lieux ?
   1888 Est-il vrai que la reine… Oui, Créon, elle est morte.
   1889 
   1890 
   1891 
   1892 Ô dieux ! puis-je savoir de quelle étrange sorte
   1893 Ses jours infortunés ont éteint leur flambeau ?
   1894 
   1895 
   1896 
   1897 Elle-même, seigneur, s’est ouvert le tombeau ;
   1898 Et s’étant d’un poignard en un moment saisie,
   1899 Elle en a terminé ses malheurs et sa vie.
   1900 
   1901 
   1902 
   1903 Elle a su prévenir la perte de son fils.
   1904 
   1905 
   1906 
   1907 Ah, madame ! il est vrai que les dieux ennemis…
   1908 
   1909 
   1910 
   1911 N’imputez qu’à vous seul la mort du roi mon frère ;
   1912 Et n’en accusez point la céleste colère.
   1913 À ce combat fatal vous seul l’avez conduit :
   1914 Il a cru vos conseils ; sa mort en est le fruit.
   1915 Ainsi de leurs flatteurs les rois sont les victimes ;
   1916 Vous avancez leur perte, en approuvant leurs crimes,
   1917 De la chute des rois vous êtes les auteurs ;
   1918 Mais les rois, en tombant, entraînent leurs flatteurs.
   1919 Vous le voyez, Créon : sa disgrâce mortelle
   1920 Vous est funeste autant qu’elle nous est cruelle ;
   1921 Le ciel, en le perdant, s’en est vengé sur vous,
   1922 Et vous avez peut-être à pleurer comme nous.
   1923 
   1924 
   1925 
   1926 Madame, je l’avoue, et les destins contraires
   1927 Me font pleurer deux fils, si vous pleurez deux frères.
   1928 
   1929 
   1930 
   1931 Mes frères et vos fils ! dieux ! que veut ce discours ?
   1932 Quelque autre qu’Étéocle a-t-il fini ses jours ?
   1933 
   1934 
   1935 
   1936 Mais ne savez-vous pas cette sanglante histoire ?
   1937 
   1938 
   1939 
   1940 J’ai su que Polynice a gagné la victoire,
   1941 Et qu’Hémon a voulu les séparer en vain.
   1942 
   1943 
   1944 
   1945 Madame, ce combat est bien plus inhumain.
   1946 Vous ignorez encor mes pertes et les vôtres ;
   1947 Mais, hélas ! apprenez les unes et les autres.
   1948 
   1949 
   1950 
   1951 Rigoureuse Fortune, achève ton courroux !
   1952 Ah ! sans doute, voici le dernier de tes coups !
   1953 
   1954 
   1955 
   1956 Vous avez vu, madame, avec quelle furie
   1957 Les deux princes sortaient pour s’arracher la vie ;
   1958 Que d’une ardeur égale ils fuyaient de ces lieux,
   1959 Et que jamais leurs cœurs ne s’accordèrent mieux.
   1960 La soif de se baigner dans le sang de leur frère
   1961 Faisait ce que jamais le sang n’avait su faire :
   1962 Par l’excès de leur haine ils semblaient réunis ;
   1963 Et, prêts à s’égorger, ils paraissaient amis.
   1964 Ils ont choisi d’abord pour leur champ de bataille
   1965 Un lieu près des deux camps, au pied de la muraille.
   1966 C’est là que, reprenant leur première fureur,
   1967 Ils commencent enfin ce combat plein d’horreur.
   1968 D’un geste menaçant, d’un œil brûlant de rage,
   1969 Dans le sein l’un de l’autre ils cherchent un passage ;
   1970 Et, la seule fureur précipitant leurs bras,
   1971 Tous deux semblent courir au-devant du trépas.
   1972 Mon fils, qui de douleur en soupirait dans l’âme,
   1973 Et qui se souvenait de vos ordres, madame,
   1974 Se jette au milieu d’eux, et méprise pour vous
   1975 Leurs ordres absolus qui nous arrêtaient tous :
   1976 Il leur retient le bras, les repousse, les prie,
   1977 Et pour les séparer s’expose à leur furie.
   1978 Mais il s’efforce en vain d’en arrêter le cours ;
   1979 Et ces deux furieux se rapprochent toujours.
   1980 Il tient ferme pourtant, et ne perd point courage ;
   1981 De mille coups mortels il détourne l’orage,
   1982 Jusqu’à ce que du roi le fer trop rigoureux,
   1983 Soit qu’il cherchât son frère ou ce fils malheureux,
   1984 Le renverse à ses pieds, prêt à rendre la vie.
   1985 
   1986 
   1987 
   1988 Et la douleur encor ne me l’a pas ravie !
   1989 
   1990 
   1991 
   1992 J’y cours, je le relève et le prends dans mes bras ;
   1993 Et me reconnaissant : « Je meurs, dit-il tout bas,
   1994 « Trop heureux d’expirer pour ma belle princesse.
   1995 « En vain à mon secours votre amitié s’empresse ;
   1996 « C’est à ces furieux que vous devez courir :
   1997 « Séparez-les, mon père, et me laissez mourir. »
   1998 Il expire à ces mots. Ce barbare spectacle
   1999 À leur noire fureur n’apporte point d’obstacle ;
   2000 Seulement Polynice en paraît affligé :
   2001 « Attends, Hémon, dit-il, tu vas être vengé. »
   2002 En effet, sa douleur renouvelle sa rage,
   2003 Et bientôt le combat tourne à son avantage.
   2004 Le roi, frappé d’un coup qui lui perce le flanc,
   2005 Lui cède la victoire, et tombe dans son sang.
   2006 Les deux camps aussitôt s’abandonnent en proie,
   2007 Le nôtre à la douleur, et les Grecs à la joie ;
   2008 Et le peuple, alarmé du trépas de son roi,
   2009 Sur le haut de ses tours témoigne son effroi.
   2010 Polynice, tout fier du succès de son crime,
   2011 Regarde avec plaisir expirer sa victime ;
   2012 Dans le sang de son frère il semble se baigner :
   2013 « Et tu meurs, lui dit-il, et moi je vais régner.
   2014 « Regarde dans mes mains l’empire et la victoire ;
   2015 « Va rougir aux enfers de l’excès de ma gloire,
   2016 « Et pour mourir encore avec plus de regret,
   2017 « Traître, songe en mourant que tu meurs mon sujet. »
   2018 En achevant ces mots, d’une démarche fière
   2019 Il s’approche du roi couché sur la poussière,
   2020 Et pour le désarmer il avance le bras.
   2021 Le roi, qui semble mort, observe tous ses pas ;
   2022 Il le voit, il l’attend, et son âme irritée
   2023 Pour quelque grand dessein semble s’être arrêtée.
   2024 L’ardeur de se venger flatte encor ses désirs,
   2025 Et retarde le cours de ses derniers soupirs.
   2026 Prêt à rendre la vie, il en cache le reste,
   2027 Et sa mort au vainqueur est un piége funeste :
   2028 Et dans l’instant fatal que ce frère inhumain
   2029 Lui veut ôter le fer qu’il tenait à la main,
   2030 Il lui perce le cœur ; et son âme ravie,
   2031 En achevant ce coup, abandonne la vie.
   2032 Polynice frappé pousse un cri dans les airs,
   2033 Et son âme en courroux s’enfuit dans les enfers.
   2034 Tout mort qu’il est, madame, il garde sa colère ;
   2035 Et l’on dirait qu’encore il menace son frère :
   2036 Son visage, où la mort a répandu ses traits,
   2037 Demeure plus terrible et plus fier que jamais.
   2038 
   2039 
   2040 
   2041 Fatale ambition, aveuglement funeste !
   2042 D’un oracle cruel suite trop manifeste !
   2043 De tout le sang royal il ne reste que nous ;
   2044 Et plût aux dieux, Créon, qu’il ne restât que vous,
   2045 Et que mon désespoir, prévenant leur colère,
   2046 Eût suivi de plus près le trépas de ma mère !
   2047 
   2048 
   2049 
   2050 Il est vrai que des dieux le courroux embrasé
   2051 Pour nous faire périr semble s’être épuisé ;
   2052 Car enfin sa rigueur, vous le voyez, madame,
   2053 Ne m’accable pas moins qu’elle afflige votre âme.
   2054 En m’arrachant mes fils… Ah ! vous régnez, Créon,
   2055 Et le trône aisément vous console d’Hémon.
   2056 Mais laissez-moi, de grâce, un peu de solitude,
   2057 Et ne contraignez point ma triste inquiétude ;
   2058 Aussi bien, mes chagrins passeraient jusqu’à vous.
   2059 Vous trouverez ailleurs des entretiens plus doux ;
   2060 Le trône vous attend, le peuple vous appelle ;
   2061 Goûtez tout le plaisir d’une grandeur nouvelle.
   2062 Adieu. Nous ne faisons tous deux que nous gêner :
   2063 Je veux pleurer, Créon ; et vous voulez régner.
   2064 
   2065 
   2066 
   2067 Ah, madame ! régnez et montez sur le trône ;
   2068 
   2069 Ce haut rang n’appartient qu’à l’illustre Antigone.
   2070 
   2071 
   2072 
   2073 Il me tarde déjà que vous ne l’occupiez.
   2074 La couronne est à vous. Je la mets à vos pieds.
   2075 
   2076 
   2077 
   2078 Je la refuserais de la main des dieux même ;
   2079 Et vous osez, Créon, m’offrir le diadème !
   2080 
   2081 
   2082 
   2083 Je sais que ce haut rang n’a rien de glorieux
   2084 Qui ne cède à l’honneur de l’offrir à vos yeux.
   2085 D’un si noble destin je me connais indigne :
   2086 Mais si l’on peut prétendre à cette gloire insigne,
   2087 Si par d’illustres faits on la peut mériter,
   2088 Que faut-il faire enfin, madame ? M’imiter.
   2089 
   2090 
   2091 
   2092 Que ne ferais-je point pour une telle grâce !
   2093 Ordonnez seulement ce qu’il faut que je fasse :
   2094 Je suis prêt… Nous verrons. J’attends vos lois ici.
   2095 
   2096 
   2097 
   2098 Attendez. Son courroux serait-il adouci ?
   2099 Croyez-vous la fléchir ? Oui, oui, mon cher Attale ;
   2100 Il n’est point de fortune à mon bonheur égale,
   2101 Et tu vas voir en moi, dans ce jour fortuné,
   2102 L’ambitieux au trône, et l’amant couronné.
   2103 Je demandais au ciel la princesse et le trône ;
   2104 Il me donne le sceptre et m’accorde Antigone.
   2105 Pour couronner ma tête et ma flamme en ce jour,
   2106 Il arme en ma faveur et la haine et l’amour :
   2107 Il allume pour moi deux passions contraires ;
   2108 Il attendrit la sœur, il endurcit les frères ;
   2109 Il aigrit leur courroux, il fléchit sa rigueur,
   2110 Et m’ouvre en même temps et leur trône et son cœur.
   2111 
   2112 
   2113 
   2114 Il est vrai, vous avez toute chose prospère,
   2115 Et vous seriez heureux si vous n’étiez point père.
   2116 L’ambition, l’amour, n’ont rien à désirer ;
   2117 Mais, seigneur, la nature a beaucoup à pleurer.
   2118 En perdant vos deux fils… Oui, leur perte m’afflige :
   2119 Je sais ce que de moi le rang de père exige ;
   2120 Je l’étais ; mais surtout j’étais né pour régner ;
   2121 Et je perds beaucoup moins que je ne crois gagner.
   2122 Le nom de père, Attale, est un titre vulgaire :
   2123 C’est un don que le ciel ne nous refuse guère :
   2124 Un bonheur si commun n’a pour moi rien de doux ;
   2125 Ce n’est pas un bonheur, s’il ne fait des jaloux.
   2126 Mais le trône est un bien dont le ciel est avare ;
   2127 Du reste des mortels ce haut rang nous sépare,
   2128 Bien peu sont honorés d’un don si précieux :
   2129 La terre a moins de rois que le ciel n’a de dieux.
   2130 D’ailleurs tu sais qu’Hémon adorait la princesse,
   2131 Et qu’elle eut pour ce prince une extrême tendresse.
   2132 S’il vivait, son amour au mien serait fatal.
   2133 En me privant d’un fils, le ciel m’ôte un rival.
   2134 Ne me parle donc plus que de sujets de joie,
   2135 Souffre qu’à mes transports je m’abandonne en proie ;
   2136 Et, sans me rappeler des ombres des enfers,
   2137 Dis-moi ce que je gagne, et non ce que je perds :
   2138 Parle-moi de régner, parle-moi d’Antigone ;
   2139 J’aurai bientôt son cœur, et j’ai déjà le trône.
   2140 Tout ce qui s’est passé n’est qu’un songe pour moi :
   2141 J’étais père et sujet, je suis amant et roi.
   2142 La princesse et le trône ont pour moi tant de charmes,
   2143 Que… Mais Olympe vient. Dieux ! elle est tout en larmes.
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   2151 Qu’attendez-vous, seigneur ? La princesse n’est plus.
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   2155 Elle n’est plus, Olympe ! Ah ! regrets superflus !
   2156 Elle n’a fait qu’entrer dans la chambre prochaine,
   2157 Et du même poignard dont est morte la reine,
   2158 Sans que je pusse voir son funeste dessein,
   2159 Cette fière princesse a percé son beau sein :
   2160 Elle s’en est, seigneur, mortellement frappée ;
   2161 Et dans son sang, hélas ! elle est soudain tombée.
   2162 Jugez à cet objet ce que j’ai dû sentir.
   2163 Mais sa belle âme enfin, toute prête à sortir :
   2164 « Cher Hémon, c’est à toi que je me sacrifie, »
   2165 Dit-elle ; et ce moment a terminé sa vie.
   2166 J’ai senti son beau corps tout froid entre mes bras ;
   2167 Et j’ai cru que mon âme allait suivre ses pas.
   2168 Heureuse mille fois, si ma douleur mortelle
   2169 Dans la nuit du tombeau m’eût plongée avec elle !
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   2177 Ainsi donc vous fuyez un amant odieux,
   2178 Et vous-même, cruelle, éteignez vos beaux yeux !
   2179 Vous fermez pour jamais ces beaux yeux que j’adore ;
   2180 Et, pour ne me point voir, vous les fermez encore !
   2181 Quoique Hémon vous fût cher, vous courez au trépas
   2182 Bien plus pour m’éviter que pour suivre ses pas !
   2183 Mais dussiez-vous encor m’être aussi rigoureuse,
   2184 Ma présence aux enfers vous fût-elle odieuse,
   2185 Dût après le trépas vivre votre courroux,
   2186 Inhumaine, je vais y descendre après vous.
   2187 Vous y verrez toujours l’objet de votre haine,
   2188 Et toujours mes soupirs vous rediront ma peine,
   2189 Ou pour vous adoucir, ou pour vous tourmenter ;
   2190 Et vous ne pourrez plus mourir pour m’éviter.
   2191 Mourons donc… Ah ! seigneur, quelle cruelle envie !
   2192 
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   2194 
   2195 Ah ! c’est m’assassiner que me sauver la vie !
   2196 Amour, rage, transports, venez à mon secours,
   2197 Venez, et terminez mes détestables jours !
   2198 De ces cruels amis trompez tous les obstacles !
   2199 Toi, justifie, ô ciel, la foi de tes oracles !
   2200 Je suis le dernier sang du malheureux Laïus ;
   2201 Perdez-moi, dieux cruels, ou vous serez déçus.
   2202 Reprenez, reprenez cet empire funeste ;
   2203 Vous m’ôtez Antigone, ôtez-moi tout le reste ;
   2204 Le trône et vos présents excitent mon courroux,
   2205 Un coup de foudre est tout ce que je veux de vous.
   2206 Ne le refusez pas à mes vœux, à mes crimes ;
   2207 Ajoutez mon supplice à tant d’autres victimes.
   2208 Mais en vain je vous presse, et mes propres forfaits
   2209 Me font déjà sentir tous les maux que j’ai faits.
   2210 Polynice, Étéocle, Iocaste, Antigone,
   2211 Mes fils, que j’ai perdus pour m’élever au trône,
   2212 Tant d’autres malheureux dont j’ai causé les maux,
   2213 Font déjà dans mon cœur l’office des bourreaux.
   2214 Arrêtez… Mon trépas va venger votre perte ;
   2215 La foudre va tomber, la terre est entr’ouverte ;
   2216 Je ressens à la fois mille tourments divers,
   2217 Et je m’en vais chercher du repos aux enfers.