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      5 Oui, c’est Agamemnon, c’est ton roi qui t’éveille.
      6 Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.
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     10 C’est vous-même, seigneur ! Quel important besoin
     11 Vous a fait devancer l’aurore de si loin ?
     12 À peine un faible jour vous éclaire et me guide,
     13 Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l’Aulide.
     14 Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ?
     15 Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit ?
     16 Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.
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     20 Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
     21 Libre du joug superbe où je suis attaché,
     22 Vit dans l’état obscur où les dieux l’ont caché !
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     26 Et depuis quand, seigneur, tenez-vous ce langage ?
     27 Comblé de tant d’honneurs, par quel secret outrage
     28 Les dieux, à vos désirs toujours si complaisants,
     29 Vous font-ils méconnaître et haïr leurs présents ?
     30 Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée,
     31 Vous possédez des Grecs la plus riche contrée :
     32 Du sang de Jupiter issu de tous côtés,
     33 L’hymen vous lie encore aux dieux dont vous sortez ;
     34 Le jeune Achille enfin, vanté par tant d’oracles,
     35 Achille, à qui le ciel promet tant de miracles,
     36 Recherche votre fille, et d’un hymen si beau
     37 Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau :
     38 Quelle gloire, seigneur, quels triomphes égalent
     39 Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent ;
     40 Tous ces mille vaisseaux, qui, chargés de vingt rois,
     41 N’attendent que les vents pour partir sous vos lois ?
     42 Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes ;
     43 Ces vents depuis trois mois enchaînés sur nos têtes
     44 D’Ilion trop longtemps vous ferment le chemin :
     45 Mais, parmi tant d’honneurs, vous êtes homme enfin ;
     46 Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change,
     47 Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.
     48 Bientôt… Mais quels malheurs dans ce billet tracés
     49 Vous arrachent, seigneur, les pleurs que vous versez ?
     50 Votre Oreste, au berceau, va-t-il finir sa vie ?
     51 Pleurez-vous Clytemnestre ou bien Iphigénie ?
     52 Qu’est-ce qu’on vous écrit ? daignez m’en avertir.
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     56 Non, tu ne mourras point ; je n’y puis consentir.
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     60 Seigneur… Tu vois mon trouble ; apprends ce qui le cause,
     61 Et juge s’il est temps, ami, que je repose.
     62 Tu te souviens du jour qu’en Aulide assemblés
     63 Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés :
     64 Nous partions ; et déjà, par mille cris de joie,
     65 Nous menacions de loin les rivages de Troie.
     66 Un prodige étonnant fit taire ce transport ;
     67 Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port.
     68 Il fallut s’arrêter, et la rame inutile
     69 Fatigua vainement une mer immobile.
     70 Ce miracle inouï me fit tourner les yeux
     71 Vers la divinité qu’on adore en ces lieux :
     72 Suivi de Ménélas, de Nestor et d’Ulysse,
     73 J’offris sur ses autels un secret sacrifice.
     74 Quelle fut sa réponse ! et quel devins-je, Arcas,
     75 Quand j’entendis ces mots prononcés par Calchas :
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     77 Tatatatatata tatatatata tie
     78 tatatatatata tatatata tatie
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     80 Votre fille ! Surpris, comme tu peux penser,
     81 Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer.
     82 Je demeurai sans voix, et n’en repris l’usage
     83 Que par mille sanglots qui se firent passage.
     84 Je condamnai les dieux, et sans plus rien ouïr,
     85 Fis vœu, sur leurs autels, de leur désobéir.
     86 Que n’en croyais-je alors ma tendresse alarmée !
     87 Je voulais sur-le-champ congédier l’armée.
     88 Ulysse, en apparence approuvant mes discours,
     89 De ce premier torrent laissa passer le cours.
     90 Mais bientôt, rappelant sa cruelle industrie,
     91 Il me représenta l’honneur et la patrie,
     92 Tout ce peuple, ces rois, à mes ordres soumis,
     93 Et l’empire d’Asie à la Grèce promis :
     94 De quel front, immolant tout l’État à ma fille,
     95 Roi sans gloire, j’irais vieillir dans ma famille.
     96 Moi-même, je l’avoue avec quelque pudeur,
     97 Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur,
     98 Ce nom de roi des rois, et de chef de la Grèce,
     99 Chatouillait de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse.
    100 Pour comble de malheur, les dieux, toutes les nuits,
    101 Dès qu’un léger sommeil suspendait mes ennuis,
    102 Vengeant de leurs autels le sanglant privilége,
    103 Me venaient reprocher ma pitié sacrilége ;
    104 Et présentant la foudre à mon esprit confus,
    105 Le bras déjà levé, menaçaient mes refus.
    106 Je me rendis, Arcas ; et vaincu par Ulysse,
    107 De ma fille, en pleurant, j’ordonnai le supplice.
    108 Mais des bras d’une mère il fallait l’arracher.
    109 Quel funeste artifice il me fallut chercher !
    110 D’Achille, qui l’aimait, j’empruntai le langage :
    111 J’écrivis en Argos, pour hâter ce voyage,
    112 Que ce guerrier, pressé de partir avec nous,
    113 Voulait revoir ma fille, et partir son époux.
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    117 Et ne craignez-vous point l’impatient Achille ?
    118 Avez-vous prétendu que, muet et tranquille,
    119 Ce héros, qu’armera l’amour et la raison,
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    121 Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom ?
    122 Verra-t-il à ses yeux son amante immolée ?
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    126 Achille était absent ; et son père Pélée,
    127 D’un ennemi voisin redoutant les efforts,
    128 L’avait, tu t’en souviens, rappelé de ces bords ;
    129 Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence,
    130 Aurait dû plus longtemps prolonger son absence.
    131 Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent ?
    132 Achille va combattre, et triomphe en courant ;
    133 Et ce vainqueur, suivant de près sa renommée,
    134 Hier avec la nuit arriva dans l’armée.
    135 Mais des nœuds plus puissants me retiennent le bras ;
    136 Ma fille, qui s’approche, et court à son trépas ;
    137 Qui, loin de soupçonner un arrêt si sévère,
    138 Peut-être s’applaudit des bontés de son père :
    139 Ma fille… Ce nom seul, dont les droits sont si saints,
    140 Sa jeunesse, mon sang, n’est pas ce que je plains :
    141 Je plains mille vertus, une amour mutuelle,
    142 Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,
    143 Un respect qu’en son cœur rien ne peut balancer,
    144 Et que j’avais promis de mieux récompenser.
    145 Non, je ne croirai point, ô ciel, que ta justice
    146 Approuve la fureur de ce noir sacrifice :
    147 Tes oracles sans doute ont voulu m’éprouver ;
    148 Et tu me punirais si j’osais l’achever.
    149 Arcas, je t’ai choisi pour cette confidence ;
    150 Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence.
    151 La reine, qui dans Sparte avait connu ta foi,
    152 T’a placé dans le rang que tu tiens près de moi.
    153 Prends cette lettre, cours au-devant de la reine,
    154 Et suis, sans t’arrêter, le chemin de Mycène.
    155 Dès que tu la verras, défends-lui d’avancer,
    156 Et rends-lui ce billet que je viens de tracer.
    157 Mais ne t’écarte point ; prends un fidèle guide.
    158 Si ma fille une fois met le pied dans l’Aulide,
    159 Elle est morte : Calchas, qui l’attend en ces lieux,
    160 Fera taire nos pleurs, fera parler les dieux ;
    161 Et la religion, contre nous irritée,
    162 Par les timides Grecs sera seule écoutée ;
    163 Ceux même dont ma gloire aigrit l’ambition
    164 Réveilleront leur brigue et leur prétention,
    165 M’arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse…
    166 Va, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse.
    167 Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret,
    168 Découvrir à ses yeux mon funeste secret.
    169 Que, s’il se peut, ma fille, à jamais abusée,
    170 Ignore à quel péril je l’avais exposée ;
    171 D’une mère en fureur épargne-moi les cris ;
    172 Et que ta voix s’accorde avec ce que j’écris.
    173 Pour renvoyer la fille, et la mère offensée,
    174 Je leur écris qu’Achille a changé de pensée ;
    175 Et qu’il veut désormais jusques à son retour
    176 Différer cet hymen que pressait son amour.
    177 Ajoute, tu le peux, que des froideurs d’Achille
    178 On accuse en secret cette jeune Ériphile
    179 Que lui-même captive amena de Lesbos,
    180 Et qu’auprès de ma fille on garde dans Argos.
    181 C’est leur en dire assez : le reste, il le faut taire.
    182 Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire ;
    183 Déjà même l’on entre, et j’entends quelque bruit.
    184 C’est Achille. Va, pars. Dieux ! Ulysse le suit !
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    192 Quoi ! seigneur, se peut-il que d’un cours si rapide
    193 La victoire vous ait ramené dans l’Aulide ?
    194 D’un courage naissant sont-ce là les essais ?
    195 Quels triomphes suivront de si nobles succès !
    196 La Thessalie entière, ou vaincue ou calmée,
    197 Lesbos même conquise en attendant l’armée,
    198 De toute autre valeur éternels monuments,
    199 Ne sont d’Achille oisif que les amusements.
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    203 Seigneur, honorez moins une faible conquête :
    204 Et que puisse bientôt le ciel qui nous arrête
    205 Ouvrir un champ plus noble à ce cœur excité
    206 Par le prix glorieux dont vous l’avez flatté !
    207 Mais cependant, seigneur, que faut-il que je croie
    208 D’un bruit qui me surprend et me comble de joie ?
    209 Daignez-vous avancer le succès de mes vœux ?
    210 Et bientôt des mortels suis-je le plus heureux ?
    211 On dit qu’Iphigénie, en ces lieux amenée,
    212 Doit bientôt à son sort unir ma destinée.
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    216 Ma fille ? Qui vous dit qu’on la doit amener ?
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    220 Seigneur, qu’a donc ce bruit qui vous doive étonner ?
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    223 Juste ciel ! Saurait-il mon funeste artifice ?
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    227 Seigneur, Agamemnon s’étonne avec justice.
    228 Songez-vous aux malheurs qui nous menacent tous ?
    229 Ô ciel ! pour un hymen quel temps choisissez-vous ?
    230 Tandis qu’à nos vaisseaux la mer toujours fermée
    231 Trouble toute la Grèce et consume l’armée,
    232 Tandis que, pour fléchir l’inclémence des dieux,
    233 Il faut du sang peut-être, et du plus précieux,
    234 Achille seul, Achille à son amour s’applique !
    235 Voudrait-il insulter à la crainte publique,
    236 Et que le chef des Grecs, irritant les destins,
    237 Préparât d’un hymen la pompe et les festins ?
    238 Ah ! seigneur, est-ce ainsi que votre âme attendrie
    239 Plaint le malheur des Grecs, et chérit la patrie ?
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    243 Dans les champs phrygiens les effets feront foi
    244 Qui la chérit le plus, ou d’Ulysse ou de moi :
    245 Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle ;
    246 Vous pouvez à loisir faire des vœux pour elle.
    247 Remplissez les autels d’offrandes et de sang,
    248 Des victimes vous-même interrogez le flanc,
    249 Du silence des vents demandez-leur la cause ;
    250 Mais moi, qui de ce soin sur Calchas me repose,
    251 Souffrez, seigneur, souffrez que je coure hâter
    252 Un hymen dont les dieux ne sauraient s’irriter.
    253 Transporté d’une ardeur qui ne peut être oisive,
    254 Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette rive :
    255 J’aurais trop de regrets si quelque autre guerrier
    256 Au rivage troyen descendait le premier.
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    260 Ô ciel ! pourquoi faut-il que ta secrète envie
    261 Ferme à de tels héros le chemin de l’Asie ?
    262 N’aurai-je vu briller cette noble chaleur
    263 Que pour m’en retourner avec plus de douleur ?
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    267 Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Seigneur, qu’osez-vous dire ? 
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    270 Qu’il faut, princes, qu’il faut que chacun se retire ;
    271 Que, d’un crédule espoir trop longtemps abusés,
    272 Nous attendons les vents qui nous sont refusés.
    273 Le ciel protége Troie ; et par trop de présages
    274 Son courroux nous défend d’en chercher les passages.
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    278 Quels présages affreux nous marquent son courroux ?
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    282 Vous-même consultez ce qu’il prédit de vous.
    283 Que sert de se flatter ? On sait qu’à votre tête
    284 Les dieux ont d’Ilion attaché la conquête ;
    285 Mais on sait que, pour prix d’un triomphe si beau,
    286 Ils ont aux champs troyens marqué votre tombeau ;
    287 Que votre vie, ailleurs et longue et fortunée,
    288 Devant Troie, en sa fleur doit être moissonnée.
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    292 Ainsi, pour vous venger, tant de rois assemblés
    293 D’un opprobre éternel retourneront comblés ;
    294 Et Pâris couronnant son insolente flamme,
    295 Retiendra sans péril la sœur de votre femme !
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    299 Eh quoi ! votre valeur, qui nous a devancés,
    300 N’a-t-elle pas pris soin de nous venger assez ?
    301 Les malheurs de Lesbos, par vos mains ravagée,
    302 Épouvantent encor toute la mer Égée ;
    303 Troie en a vu la flamme ; et jusque dans ses ports,
    304 Les flots en ont poussé les débris et les morts.
    305 Que dis-je ? les Troyens pleurent une autre Hélène
    306 Que vous avez captive envoyée à Mycène :
    307 Car, je n’en doute point, cette jeune beauté
    308 Garde en vain un secret que trahit sa fierté ;
    309 Et son silence même accusant sa noblesse,
    310 Nous dit qu’elle nous cache une illustre princesse.
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    314 Non, non, tous ces détours sont trop ingénieux :
    315 Vous lisez de trop loin dans le secret des dieux.
    316 Moi, je m’arrêterais à de vaines menaces,
    317 Et je fuirais l’honneur qui m’attend sur vos traces !
    318 Les Parques à ma mère, il est vrai, l’ont prédit,
    319 Lorsqu’un époux mortel fut reçu dans son lit :
    320 Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d’ans sans gloire,
    321 Ou peu de jours suivis d’une longue mémoire.
    322 Mais, puisqu’il faut enfin que j’arrive au tombeau,
    323 Voudrais-je, de la terre inutile fardeau,
    324 Trop avare d’un sang reçu d’une déesse,
    325 Attendre chez mon père une obscure vieillesse ;
    326 Et toujours de la gloire évitant le sentier,
    327 Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ?
    328 Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles ;
    329 L’honneur parle, il suffit : ce sont là nos oracles.
    330 Les dieux sont de nos jours les maîtres souverains ;
    331 Mais, seigneur, notre gloire est dans nos propres mains.
    332 Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ?
    333 Ne songeons qu’à nous rendre immortels comme eux-mêmes ;
    334 Et laissant faire au sort, courons où la valeur
    335 Nous promet un destin aussi grand que le leur.
    336 C’est à Troie, et j’y cours, et quoi qu’on me prédise,
    337 Je ne demande aux dieux qu’un vent qui m’y conduise ;
    338 Et quand moi seul enfin il faudrait l’assiéger,
    339 Patrocle et moi, seigneur, nous irons vous venger.
    340 Mais non, c’est en vos mains que le destin la livre ;
    341 Je n’aspire en effet qu’à l’honneur de vous suivre.
    342 Je ne vous presse plus d’approuver les transports
    343 D’un amour qui m’allait éloigner de ces bords ;
    344 Ce même amour, soigneux de votre renommée,
    345 Veut qu’ici mon exemple encourage l’armée,
    346 Et me défend surtout de vous abandonner
    347 Aux timides conseils qu’on ose vous donner.
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    355 Seigneur, vous entendez : quelque prix qu’il en coûte,
    356 Il veut voler à Troie et poursuivre sa route.
    357 Nous craignions son amour : et lui-même aujourd’hui
    358 Par une heureuse erreur nous arme contre lui.
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    362 Hélas ! De ce soupir que faut-il que j’augure ?
    363 Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure ?
    364 Croirai-je qu’une nuit a pu vous ébranler ?
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    366 Est-ce donc votre cœur qui vient de nous parler ?
    367 Songez-y : vous devez votre fille à la Grèce :
    368 Vous nous l’avez promise ; et, sur cette promesse,
    369 Calchas, par tous les Grecs consulté chaque jour,
    370 Leur a prédit des vents l’infaillible retour.
    371 À ses prédictions si l’effet est contraire,
    372 Pensez-vous que Calchas continue à se taire ;
    373 Que ses plaintes, qu’en vain vous voudrez apaiser,
    374 Laissent mentir les dieux sans vous en accuser ?
    375 Et qui sait ce qu’aux Grecs, frustrés de leur victime,
    376 Peut permettre un courroux qu’ils croiront légitime ?
    377 Gardez-vous de réduire un peuple furieux,
    378 Seigneur, à prononcer entre vous et les dieux.
    379 N’est-ce pas vous enfin de qui la voix pressante
    380 Nous a tous appelés aux campagnes du Xanthe ;
    381 Et qui de ville en ville attestiez les serments
    382 Que d’Hélène autrefois firent tous les amants,
    383 Quand presque tous les Grecs, rivaux de votre frère,
    384 La demandaient en foule à Tyndare son père ?
    385 De quelque heureux époux que l’on dût faire choix,
    386 Nous jurâmes dès lors de défendre ses droits ;
    387 Et si quelque insolent lui volait sa conquête,
    388 Nos mains du ravisseur lui promirent la tête.
    389 Mais sans vous, ce serment que l’amour a dicté,
    390 Libres de cet amour, l’aurions-nous respecté ?
    391 Vous seul nous arrachant à de nouvelles flammes,
    392 Nous avez fait laisser nos enfants et nos femmes.
    393 Et quand, de toutes parts assemblés en ces lieux,
    394 L’honneur de vous venger brille seul à nos yeux ;
    395 Quand la Grèce, déjà vous donnant son suffrage,
    396 Vous reconnaît l’auteur de ce fameux ouvrage ;
    397 Que ses rois, qui pouvaient vous disputer ce rang,
    398 Sont prêts pour vous servir de verser tout leur sang,
    399 Le seul Agamemnon, refusant la victoire,
    400 N’ose d’un peu de sang acheter tant de gloire ;
    401 Et dès le premier pas se laissant effrayer,
    402 Ne commande les Grecs que pour les renvoyer !
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    406 Ah ! seigneur ! qu’éloigné du malheur qui m’opprime,
    407 Votre cœur aisément se montre magnanime !
    408 Mais que si vous voyiez ceint du bandeau mortel
    409 Votre fils Télémaque approcher de l’autel,
    410 Nous vous verrions, troublé de cette affreuse image,
    411 Changer bientôt en pleurs ce superbe langage,
    412 Éprouver la douleur que j’éprouve aujourd’hui,
    413 Et courir vous jeter entre Calchas et lui !
    414 Seigneur, vous le savez, j’ai donné ma parole ;
    415 Et si ma fille vient, je consens qu’on l’immole.
    416 Mais, malgré tous mes soins, si son heureux destin
    417 La retient dans Argos, ou l’arrête en chemin,
    418 Souffrez que, sans presser ce barbare spectacle,
    419 En faveur de mon sang j’explique cet obstacle,
    420 Que j’ose pour ma fille accepter le secours
    421 De quelque dieu plus doux qui veille sur ses jours.
    422 Vos conseils sur mon cœur n’ont eu que trop d’empire ;
    423 Et je rougis… Seigneur… Ah ! que vient-on me dire ?
    424 
    425 
    426 
    427 La reine, dont ma course a devancé les pas,
    428 Va remettre bientôt sa fille entre vos bras ;
    429 Elle approche. Elle s’est quelque temps égarée
    430 Dans ces bois qui du camp semblent cacher l’entrée ;
    431 À peine nous avons, dans leur obscurité,
    432 Retrouvé le chemin que nous avions quitté.
    433 
    434 
    435 
    436 Ciel ! Elle amène aussi cette jeune Ériphile
    437 Que Lesbos a livrée entre les mains d’Achille,
    438 Et qui de son destin, qu’elle ne connaît pas,
    439 Vient, dit-elle, en Aulide interroger Calchas.
    440 Déjà de leur abord la nouvelle est semée ;
    441 Et déjà de soldats une foule charmée,
    442 Surtout d’Iphigénie admirant la beauté,
    443 Pousse au ciel mille vœux pour sa félicité.
    444 Les uns avec respect environnaient la reine ;
    445 D’autres me demandaient le sujet qui l’amène.
    446 Mais tous ils confessaient que si jamais les dieux
    447 Ne mirent sur le trône un roi plus glorieux,
    448 Également comblé de leurs faveurs secrètes,
    449 Jamais père ne fut plus heureux que vous l’êtes.
    450 
    451 
    452 
    453 Eurybate, il suffit ; vous pouvez nous laisser.
    454 Le reste me regarde, et je vais y penser.
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    460 
    461 
    462 Juste ciel, c’est ainsi qu’assurant ta vengeance,
    463 Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence !
    464 Encor si je pouvais, libre dans mon malheur,
    465 Par des larmes au moins soulager ma douleur !
    466 Triste destin des rois ! Esclaves que nous sommes,
    467 Et des rigueurs du sort et des discours des hommes,
    468 Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins ;
    469 Et les plus malheureux osent pleurer le moins !
    470 
    471 
    472 
    473 Je suis père, seigneur, et faible comme un autre :
    474 Mon cœur se met sans peine en la place du vôtre ;
    475 
    476 Et frémissant du coup qui vous fait soupirer,
    477 Loin de blâmer vos pleurs, je suis près de pleurer.
    478 Mais votre amour n’a plus d’excuse légitime ;
    479 Les dieux ont à Calchas amené leur victime :
    480 Il le sait, il l’attend ; et s’il la voit tarder,
    481 Lui-même à haute voix viendra la demander.
    482 Nous sommes seuls encor : hâtez-vous de répandre
    483 Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre ;
    484 Pleurez ce sang, pleurez. Ou plutôt, sans pâlir,
    485 Considérez l’honneur qui doit en rejaillir :
    486 Voyez tout l’Hellespont blanchissant sous nos rames,
    487 Et la perfide Troie abandonnée aux flammes,
    488 Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux,
    489 Hélène par vos mains rendue à son époux ;
    490 Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées
    491 Dans cette même Aulide avec vous retournées,
    492 Et ce triomphe heureux qui s’en va devenir
    493 L’éternel entretien des siècles à venir.
    494 
    495 
    496 
    497 Seigneur, de mes efforts je connais l’impuissance :
    498 Je cède, et laisse aux dieux opprimer l’innocence.
    499 La victime bientôt marchera sur vos pas,
    500 Allez. Mais cependant faites taire Calchas ;
    501 Et m’aidant à cacher ce funeste mystère,
    502 Laissez-moi de l’autel écarter une mère.
    503 
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    517 Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous ;
    518 Laissons-les dans les bras d’un père et d’un époux ;
    519 Et tandis qu’à l’envi leur amour se déploie,
    520 Mettons en liberté ma tristesse et leur joie.
    521 
    522 
    523 
    524 Quoi, madame ! toujours irritant vos douleurs,
    525 Croirez-vous ne plus voir que des sujets de pleurs ?
    526 Je sais que tout déplaît aux yeux d’une captive ;
    527 Qu’il n’est point dans les fers de plaisir qui la suive :
    528 Mais dans le temps fatal que, repassant les flots,
    529 Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos ;
    530 Lorsque dans son vaisseau, prisonnière timide,
    531 Vous voyiez devant vous ce vainqueur homicide,
    532 Le dirai-je ? vos yeux, de larmes moins trempés,
    533 À pleurer vos malheurs étaient moins occupés.
    534 Maintenant tout vous rit : l’aimable Iphigénie
    535 D’une amitié sincère avec vous est unie ;
    536 Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de sœur ;
    537 Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur.
    538 Vous vouliez voir l’Aulide où son père l’appelle,
    539 Et l’Aulide vous voit arriver avec elle :
    540 Cependant, par un sort que je ne conçois pas,
    541 Votre douleur redouble et croît à chaque pas.
    542 
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    544 
    545 Eh quoi ! te semble-t-il que la triste Ériphile
    546 Doive être de leur joie un témoin si tranquille ?
    547 Crois-tu que mes chagrins doivent s’évanouir
    548 À l’aspect d’un bonheur dont je ne puis jouir ?
    549 Je vois Iphigénie entre les bras d’un père ;
    550 Elle fait tout l’orgueil d’une superbe mère ;
    551 Et moi, toujours en butte à de nouveaux dangers,
    552 Remise dès l’enfance en des bras étrangers,
    553 Je reçus et je vois le jour que je respire,
    554 Sans que père ni mère ait daigné me sourire.
    555 J’ignore qui je suis ; et pour comble d’horreur,
    556 Un oracle effrayant m’attache à mon erreur,
    557 Et quand je veux chercher le sang qui m’a fait naître,
    558 Me dit que sans périr je ne me puis connaître.
    559 
    560 
    561 
    562 Non, non, jusques au bout vous devez le chercher.
    563 Un oracle toujours se plaît à se cacher ;
    564 Toujours avec un sens il en présente un autre :
    565 En perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre.
    566 C’est là tout le danger que vous pouvez courir,
    567 Et c’est peut-être ainsi que vous devez périr.
    568 Songez que votre nom fut changé dès l’enfance.
    569 
    570 
    571 
    572 Je n’ai de tout mon sort que cette connaissance ;
    573 Et ton père, du reste infortuné témoin,
    574 Ne me permit jamais de pénétrer plus loin.
    575 Hélas ! dans cette Troie où j’étais attendue,
    576 Ma gloire, disait-il, m’allait être rendue ;
    577 J’allais, en reprenant et mon nom et mon rang,
    578 Des plus grands rois en moi reconnaître le sang.
    579 Déjà je découvrais cette fameuse ville.
    580 Le ciel mène à Lesbos l’impitoyable Achille :
    581 Tout cède, tout ressent ses funestes efforts ;
    582 Ton père, enseveli dans la foule des morts,
    583 Me laisse dans les fers, à moi-même inconnue ;
    584 Et de tant de grandeurs dont j’étais prévenue,
    585 Vile esclave des Grecs, je n’ai pu conserver
    586 Que la fierté d’un sang que je ne puis prouver.
    587 
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    590 Ah ! que perdant, madame, un témoin si fidèle,
    591 La main qui vous l’ôta vous doit sembler cruelle !
    592 Mais Calchas est ici, Calchas si renommé,
    593 Qui des secrets des dieux fut toujours informé.
    594 Le ciel souvent lui parle : instruit par un tel maître,
    595 Il sait tout ce qui fut et tout ce qui doit être.
    596 Pourrait-il de vos jours ignorer les auteurs ?
    597 Ce camp même est pour vous tout plein de protecteurs.
    598 Bientôt Iphigénie, en épousant Achille,
    599 Vous va sous son appui présenter un asile ;
    600 
    601 Elle vous l’a promis et juré devant moi.
    602 Ce gage est le premier qu’elle attend de sa foi.
    603 
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    605 
    606 Que dirais-tu, Doris, si, passant tout le reste,
    607 Cet hymen de mes maux était le plus funeste ?
    608 
    609 
    610 
    611 Quoi, madame ! Tu vois avec étonnement
    612 Que ma douleur ne souffre aucun soulagement.
    613 Écoute, et tu te vas étonner que je vive :
    614 C’est peu d’être étrangère, inconnue, et captive ;
    615 Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,
    616 Cet Achille, l’auteur de tes maux et des miens,
    617 Dont la sanglante main m’enleva prisonnière,
    618 Qui m’arracha d’un coup ma naissance et ton père,
    619 De qui, jusques au nom, tout doit m’être odieux,
    620 Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux.
    621 
    622 
    623 
    624 Ah ! que me dites-vous ? Je me flattais sans cesse
    625 Qu’un silence éternel cacherait ma faiblesse ;
    626 Mais mon cœur trop pressé m’arrache ce discours,
    627 Et te parle une fois pour se taire toujours.
    628 Ne me demande point sur quel espoir fondée
    629 De ce fatal amour je me vis possédée.
    630 Je n’en accuse point quelques feintes douleurs
    631 Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs :
    632 Le ciel s’est fait, sans doute, une joie inhumaine
    633 À rassembler sur moi tous les traits de sa haine.
    634 Rappellerai-je encor le souvenir affreux
    635 Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux ?
    636 Dans les cruelles mains par qui je fus ravie
    637 Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie :
    638 Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté ;
    639 Et me voyant presser d’un bras ensanglanté,
    640 Je frémissais, Doris, et d’un vainqueur sauvage
    641 Craignais de rencontrer l’effroyable visage.
    642 J’entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
    643 Et toujours détournant ma vue avec horreur.
    644 Je le vis : son aspect n’avait rien de farouche ;
    645 Je sentis le reproche expirer dans ma bouche ;
    646 Je sentis contre moi mon cœur se déclarer ;
    647 J’oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.
    648 Je me laissai conduire à cet aimable guide.
    649 Je l’aimais à Lesbos, et je l’aime en Aulide.
    650 Iphigénie en vain s’offre à me protéger,
    651 Et me tend une main prompte à me soulager :
    652 Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée,
    653 Je n’accepte la main qu’elle m’a présentée
    654 Que pour m’armer contre elle, et, sans me découvrir,
    655 Traverser son bonheur, que je ne puis souffrir.
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    659 Et que pourrait contre elle une impuissante haine ?
    660 Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycène,
    661 Éviter les tourments que vous venez chercher,
    662 Et combattre des feux contraints de se cacher ?
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    666 Je le voulais, Doris. Mais, quelque triste image
    667 Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage,
    668 Au sort qui me traînait il fallut consentir :
    669 Une secrète voix m’ordonna de partir,
    670 Me dit qu’offrant ici ma présence importune,
    671 Peut-être j’y pourrais porter mon infortune ;
    672 Que peut-être, approchant ces amants trop heureux,
    673 Quelqu’un de mes malheurs se répandrait sur eux.
    674 Voilà ce qui m’amène, et non l’impatience
    675 D’apprendre à qui je dois une triste naissance ;
    676 Ou plutôt leur hymen me servira de loi :
    677 S’il s’achève, il suffit ; tout est fini pour moi.
    678 Je périrai, Doris ; et par une mort prompte,
    679 Dans la nuit du tombeau j’enfermerai ma honte,
    680 Sans chercher des parents si longtemps ignorés,
    681 Et que mon fol amour a trop déshonorés.
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    685 Que je vous plains, madame ! et que la tyrannie…
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    689 Tu vois Agamemnon avec Iphigénie.
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    697 Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements
    698 Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?
    699 À qui dois-je imputer cette fuite soudaine ?
    700 Mon respect a fait place aux transports de la reine ;
    701 Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter ?
    702 Et ma joie à vos yeux n’ose-t-elle éclater ?
    703 Ne puis-je… Eh bien, ma fille, embrassez votre père ;
    704 Il vous aime toujours. Que cette amour m’est chère !
    705 Quel plaisir de vous voir et de vous contempler
    706 Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller !
    707 Quels honneurs ! quel pouvoir ! Déjà la renommée
    708 Par d’étonnants récits m’en avait informée ;
    709 Mais que, voyant de près ce spectacle charmant,
    710 Je sens croître ma joie et mon étonnement !
    711 Dieux ! avec quel amour la Grèce vous révère !
    712 Quel bonheur de me voir la fille d’un tel père !
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    716 Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.
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    720 Quelle félicité peut manquer à vos vœux ?
    721 À de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ?
    722 J’ai cru n’avoir au ciel que des grâces à rendre.
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    726 Grands dieux ! à son malheur dois-je la préparer ?
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    730 Vous vous cachez, seigneur, et semblez soupirer ;
    731 Tous vos regards sur moi ne tombent qu’avec peine :
    732 Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène ?
    733 
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    735 
    736 Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux ;
    737 Mais les temps sont changés, aussi bien que les lieux.
    738 D’un soin cruel ma joie est ici combattue.
    739 
    740 
    741 
    742 Eh ! mon père, oubliez votre rang à ma vue.
    743 Je prévois la rigueur d’un long éloignement :
    744 N’osez-vous sans rougir être père un moment ?
    745 Vous n’avez devant vous qu’une jeune princesse
    746 À qui j’avais pour moi vanté votre tendresse ;
    747 Cent fois lui promettant mes soins, votre bonté,
    748 J’ai fait gloire à ses yeux de ma félicité :
    749 Que va-t-elle penser de votre indifférence ?
    750 Ai-je flatté ses vœux d’une fausse espérance ?
    751 N’éclaircirez-vous point ce front chargé d’ennuis ?
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    755 Ah ! ma fille ! Seigneur, poursuivez. Je ne puis.
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    758 
    759 Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !
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    762 
    763 Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.
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    767 Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours !
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    771 Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.
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    775 Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice ?
    776 
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    778 
    779 Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !
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    782 
    783 L’offrira-t-on bientôt ? Plus tôt que je ne veux.
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    787 Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux ?
    788 Verra-t-on à l’autel votre heureuse famille ?
    789 
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    791 
    792 Hélas ! Vous vous taisez ! Vous y serez, ma fille.
    793 Adieu. De cet accueil que dois-je soupçonner ?
    794 D’une secrète horreur je me sens frissonner :
    795 Je crains, malgré moi-même, un malheur que j’ignore.
    796 Justes dieux ! vous savez pour qui je vous implore !
    797 
    798 
    799 
    800 Quoi ! parmi tous les soins qui doivent l’accabler,
    801 Quelque froideur suffit pour vous faire trembler !
    802 Hélas ! à quels soupirs suis-je donc condamnée,
    803 Moi qui, de mes parents toujours abandonnée,
    804 Étrangère partout, n’ai pas, même en naissant,
    805 Peut-être reçu d’eux un regard caressant !
    806 Du moins, si vos respects sont rejetés d’un père,
    807 Vous en pouvez gémir dans le sein d’une mère ;
    808 Et de quelque disgrâce enfin que vous pleuriez,
    809 Quels pleurs par un amant ne sont point essuyés !
    810 
    811 
    812 
    813 Je ne m’en défends point : mes pleurs, belle Ériphile
    814 Ne tiendront pas longtemps contre les soins d’Achille,
    815 Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir,
    816 Lui donnent sur mon âme un trop juste pouvoir.
    817 Mais de lui-même ici que faut-il que je pense ?
    818 Cet amant, pour me voir brûlant d’impatience,
    819 Que les Grecs de ces bords ne pouvaient arracher,
    820 Qu’un père de si loin m’ordonne de chercher,
    821 S’empresse-t-il assez pour jouir d’une vue
    822 Qu’avec tant de transports je croyais attendue ?
    823 Pour moi, depuis deux jours qu’approchant de ces lieux,
    824 Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux,
    825 Je l’attendais partout ; et, d’un regard timide,
    826 Sans cesse parcourant les chemins de l’Aulide,
    827 Mon cœur pour le chercher volait loin devant moi,
    828 Et je demande Achille à tout ce que je voi.
    829 Je viens, j’arrive enfin sans qu’il m’ait prévenue.
    830 Je n’ai percé qu’à peine une foule inconnue ;
    831 Lui seul ne paraît point : le triste Agamemnon
    832 Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom.
    833 Que fait-il ? Qui pourra m’expliquer ce mystère ?
    834 Trouverai-je l’amant glacé comme le père ?
    835 Et les soins de la guerre auraient-ils en un jour
    836 Éteint dans tous les cœurs la tendresse et l’amour ?
    837 Mais non : c’est l’offenser par d’injustes alarmes ;
    838 C’est à moi que l’on doit le secours de ses armes.
    839 Il n’était point à Sparte entre tous ces amants
    840 Dont le père d’Hélène a reçu les serments :
    841 Lui seul de tous les Grecs, maître de sa parole,
    842 S’il part contre Ilion, c’est pour moi qu’il y vole ;
    843 
    844 Et satisfait d’un prix qui lui semble si doux,
    845 Il veut même y porter le nom de mon époux.
    846 
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    850 
    851 
    852 
    853 Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne,
    854 Et sauver, en fuyant, votre gloire et la mienne.
    855 Je ne m’étonne plus qu’interdit et distrait,
    856 Votre père ait paru nous revoir à regret :
    857 Aux affronts d’un refus craignant de vous commettre,
    858 Il m’avait par Arcas envoyé cette lettre.
    859 Arcas s’est vu trompé par notre égarement,
    860 Et vient de me la rendre en ce même moment.
    861 Sauvons, encore un coup, notre gloire offensée :
    862 Pour votre hymen Achille a changé de pensée ;
    863 Et refusant l’honneur qu’on lui veut accorder,
    864 Jusques à son retour il veut le retarder.
    865 
    866 
    867 
    868 Qu’entends-je ? Je vous vois rougir de cet outrage.
    869 Il faut d’un noble orgueil armer votre courage.
    870 Moi-même, de l’ingrat approuvant le dessein,
    871 Je vous l’ai dans Argos présenté de ma main ;
    872 Et mon choix, que flattait le bruit de sa noblesse,
    873 Vous donnait avec joie au fils d’une déesse.
    874 Mais puisque désormais son lâche repentir
    875 Dément le sang des dieux dont on le fait sortir,
    876 Ma fille, c’est à nous de montrer qui nous sommes,
    877 Et de ne voir en lui que le dernier des hommes.
    878 Lui ferons-nous penser, par un plus long séjour,
    879 Que vos vœux de son cœur attendent le retour ?
    880 Rompons avec plaisir un hymen qu’il diffère.
    881 J’ai fait de mon dessein avertir votre père ;
    882 Je ne l’attends ici que pour m’en séparer ;
    883 Et pour ce prompt départ je vais tout préparer.
    884 Je ne vous presse point, madame, de nous suivre ;
    885 
    886 En de plus chères mains ma retraite vous livre.
    887 De vos desseins secrets on est trop éclairci ;
    888 Et ce n’est pas Calchas que vous cherchez ici.
    889 
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    893 
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    895 
    896 En quel funeste état ces mots m’ont-ils laissée !
    897 Pour mon hymen Achille a changé de pensée !
    898 Il me faut sans honneur retourner sur mes pas !
    899 Et vous cherchez ici quelque autre que Calchas !
    900 
    901 
    902 
    903 Madame, à ce discours je ne puis rien comprendre.
    904 
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    907 Vous m’entendez assez, si vous voulez m’entendre.
    908 Le sort injurieux me ravit un époux ;
    909 Madame, à mon malheur m’abandonnerez-vous ?
    910 Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycène ;
    911 Me verra-t-on sans vous partir avec la reine ?
    912 
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    915 Je voulais voir Calchas avant que de partir.
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    919 Que tardez-vous, madame, à le faire avertir ?
    920 
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    923 D’Argos, dans un moment, vous reprenez la route.
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    927 Un moment quelquefois éclaircit plus d’un doute.
    928 Mais, madame, je vois que c’est trop vous presser ;
    929 Je vois ce que jamais je n’ai voulu penser :
    930 Achille… Vous brûlez que je ne sois partie.
    931 
    932 
    933 
    934 Moi ! vous me soupçonnez de cette perfidie !
    935 Moi, j’aimerais, madame, un vainqueur furieux,
    936 Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux,
    937 Qui, la flamme à la main, et de meurtres avide,
    938 Mit en cendres Lesbos… Oui, vous l’aimez, perfide ;
    939 Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,
    940 Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,
    941 Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,
    942 Sont les traits dont l’amour l’a gravé dans votre âme ;
    943 Et, loin d’en détester le cruel souvenir,
    944 Vous vous plaisez encore à m’en entretenir.
    945 Déjà plus d’une fois, dans vos plaintes forcées,
    946 J’ai dû voir et j’ai vu le fond de vos pensées ;
    947 Mais toujours sur mes yeux ma facile bonté
    948 A remis le bandeau que j’avais écarté.
    949 Vous l’aimez. Que faisais-je ! et quelle erreur fatale
    950 M’a fait entre mes bras recevoir ma rivale !
    951 Crédule, je l’aimais : mon cœur même aujourd’hui
    952 De son parjure amant lui promettait l’appui.
    953 Voilà donc le triomphe où j’étais amenée !
    954 Moi-même à votre char je me suis enchaînée.
    955 Je vous pardonne, hélas ! des vœux intéressés,
    956 Et la perte d’un cœur que vous me ravissez :
    957 Mais que, sans m’avertir du piége qu’on me dresse,
    958 Vous me laissiez chercher jusqu’au fond de la Grèce
    959 L’ingrat qui ne m’attend que pour m’abandonner,
    960 Perfide, cet affront se peut-il pardonner ?
    961 
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    963 
    964 Vous me donnez des noms qui doivent me surprendre,
    965 Madame : on ne m’a pas instruite à les entendre ;
    966 Et les dieux, contre moi dès longtemps indignés,
    967 À mon oreille encor les avaient épargnés.
    968 
    969 Mais il faut des amants excuser l’injustice.
    970 Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse ?
    971 Avez-vous pu penser qu’au sang d’Agamemnon
    972 Achille préférât une fille sans nom,
    973 Qui de tout son destin ce qu’elle a pu comprendre,
    974 C’est qu’elle sort d’un sang qu’il brûle de répandre ?
    975 
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    978 Vous triomphez, cruelle, et bravez ma douleur.
    979 Je n’avais pas encor senti tout mon malheur :
    980 Et vous ne comparez votre exil et ma gloire
    981 Que pour mieux relever votre injuste victoire.
    982 Toutefois vos transports sont trop précipités :
    983 Ce même Agamemnon à qui vous insultez,
    984 Il commande à la Grèce, il est mon père, il m’aime,
    985 Il ressent mes douleurs beaucoup plus que moi-même.
    986 Mes larmes par avance avaient su le toucher ;
    987 J’ai surpris ses soupirs qu’il me voulait cacher.
    988 Hélas ! de son accueil condamnant la tristesse,
    989 J’osais me plaindre à lui de son peu de tendresse !
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    997 Il est donc vrai, madame, et c’est vous que je vois !
    998 Je soupçonnais d’erreur tout le camp à la fois.
    999 Vous en Aulide ! vous ! Eh ! qu’y venez-vous faire ?
   1000 D’où vient qu’Agamemnon m’assurait le contraire ?
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   1003 
   1004 Seigneur, rassurez-vous : vos vœux seront contents.
   1005 Iphigénie encor n’y sera pas longtemps.
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   1013 Elle me fuit ! Veillé-je ! ou n’est-ce point un songe ?
   1014 Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge !
   1015 Madame, je ne sais si sans vous irriter
   1016 Achille devant vous pourra se présenter ;
   1017 Mais si d’un ennemi vous souffrez la prière,
   1018 Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière,
   1019 Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas ?
   1020 Vous savez… Quoi ! seigneur, ne le savez-vous pas,
   1021 Vous qui, depuis un mois brûlant sur ce rivage,
   1022 Avez conclu vous-même et hâté leur voyage ?
   1023 
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   1026 De ce même rivage absent depuis un mois,
   1027 Je le revis hier pour la première fois.
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   1031 Quoi ! lorsque Agamemnon écrivait à Mycène,
   1032 Votre amour, votre main n’a pas conduit la sienne ?
   1033 Quoi ! vous, qui de sa fille adoriez les attraits…
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   1037 Vous m’en voyez encore épris plus que jamais,
   1038 Madame ; et si l’effet eût suivi ma pensée,
   1039 Moi-même dans Argos je l’aurais devancée.
   1040 Cependant on me fuit. Quel crime ai-je commis ?
   1041 Mais je ne vois partout que des yeux ennemis.
   1042 Que dis-je ? en ce moment Calchas, Nestor, Ulysse,
   1043 De leur vaine éloquence employant l’artifice,
   1044 Combattaient mon amour, et semblaient m’annoncer
   1045 Que, si j’en crois ma gloire, il faut y renoncer.
   1046 Quelle entreprise ici pourrait être formée ?
   1047 Suis-je, sans le savoir, la fable de l’armée ?
   1048 Entrons : c’est un secret qu’il leur faut arracher.
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   1056 Dieux qui voyez ma honte, où me dois-je cacher ?
   1057 Orgueilleuse rivale, on t’aime ; et tu murmures !
   1058 Souffrirai-je à la fois ta gloire et tes injures ?
   1059 Ah ! plutôt… Mais, Doris, ou j’aime à me flatter,
   1060 Ou sur eux quelque orage est tout près d’éclater.
   1061 J’ai des yeux. Leur bonheur n’est pas encor tranquille :
   1062 On trompe Iphigénie ; on se cache d’Achille ;
   1063 Agamemnon gémit. Ne désespérons point ;
   1064 Et si le sort contre elle à ma haine se joint,
   1065 Je saurai profiter de cette intelligence
   1066 Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance.
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   1081 Oui, seigneur, nous partions ; et mon juste courroux
   1082 Laissait bientôt Achille et le camp loin de nous :
   1083 Ma fille dans Argos courait pleurer sa honte.
   1084 Mais lui-même, étonné d’une fuite si prompte,
   1085 Par combien de serments, dont je n’ai pu douter,
   1086 Vient-il de me convaincre, et de nous arrêter !
   1087 Il presse cet hymen qu’on prétend qu’il diffère,
   1088 Et vous cherche, brûlant d’amour et de colère :
   1089 Près d’imposer silence à ce bruit imposteur,
   1090 Achille en veut connaître et confondre l’auteur.
   1091 Bannissez ces soupçons qui troublaient notre joie.
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   1095 Madame, c’est assez : je consens qu’on le croie.
   1096 Je reconnais l’erreur qui nous avait séduits,
   1097 Et ressens votre joie autant que je le puis.
   1098 Vous voulez que Calchas l’unisse à ma famille ;
   1099 Vous pouvez à l’autel envoyer votre fille :
   1100 Je l’attends. Mais, avant que de passer plus loin,
   1101 J’ai voulu vous parler un moment sans témoin.
   1102 Vous voyez en quels lieux vous l’avez amenée :
   1103 Tout y ressent la guerre, et non point l’hyménée.
   1104 Le tumulte d’un camp, soldats et matelots,
   1105 Un autel hérissé de dards, de javelots,
   1106 Tout ce spectacle enfin, pompe digne d’Achille,
   1107 Pour attirer vos yeux n’est point assez tranquille ;
   1108 Et les Grecs y verraient l’épouse de leur roi
   1109 Dans un état indigne et de vous et de moi.
   1110 M’en croirez-vous ? Laissez, de vos femmes suivie,
   1111 À cet hymen, sans vous, marcher Iphigénie.
   1112 
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   1115 Qui ? moi ! que, remettant ma fille en d’autres bras,
   1116 Ce que j’ai commencé, je ne l’achève pas !
   1117 Qu’après l’avoir d’Argos amenée en Aulide,
   1118 Je refuse à l’autel de lui servir de guide !
   1119 Dois-je donc de Calchas être moins près que vous ?
   1120 Et qui présentera ma fille à son époux ?
   1121 Quelle autre ordonnera cette pompe sacrée ?
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   1125 Vous n’êtes point ici dans le palais d’Atrée :
   1126 Vous êtes dans un camp… Où tout vous est soumis ;
   1127 Où le sort de l’Asie en vos mains est remis ;
   1128 Où je vois sous vos lois marcher la Grèce entière ;
   1129 Où le fils de Thétis va m’appeler sa mère.
   1130 Dans quel palais superbe et plein de ma grandeur
   1131 Puis-je jamais paraître avec plus de splendeur ?
   1132 
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   1134 
   1135 Madame, au nom des dieux auteurs de notre race,
   1136 Daignez à mon amour accorder cette grâce.
   1137 J’ai mes raisons. Seigneur, au nom des mêmes dieux,
   1138 D’un spectacle si doux ne privez point mes yeux.
   1139 Daignez ne point ici rougir de ma présence.
   1140 
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   1143 J’avais plus espéré de votre complaisance.
   1144 Mais puisque la raison ne vous peut émouvoir,
   1145 Puisque enfin ma prière a si peu de pouvoir,
   1146 Vous avez entendu ce que je vous demande,
   1147 Madame : je le veux, et je vous le commande.
   1148 Obéissez. D’où vient que d’un soin si cruel
   1149 L’injuste Agamemnon m’écarte de l’autel ?
   1150 Fier de son nouveau rang, m’ose-t-il méconnaître ?
   1151 Me croit-il à sa suite indigne de paraître ?
   1152 Ou, de l’empire encor timide possesseur,
   1153 N’oserait-il d’Hélène ici montrer la sœur ?
   1154 Et pourquoi me cacher ? et par quelle injustice
   1155 Faut-il que sur mon front sa honte rejaillisse ?
   1156 Mais n’importe ; il le veut, et mon cœur s’y résout.
   1157 Ma fille, ton bonheur me console de tout !
   1158 Le ciel te donne Achille ; et ma joie est extrême
   1159 De t’entendre nommer… Mais le voici lui-même.
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   1167 Tout succède, madame, à mon empressement :
   1168 Le roi n’a point voulu d’autre éclaircissement ;
   1169 Il en croit mes transports ; et sans presque m’entendre,
   1170 Il vient, en m’embrassant, de m’accepter pour gendre.
   1171 Il ne m’a dit qu’un mot. Mais vous a-t-il conté
   1172 Quel bonheur dans le camp vous avez apporté ?
   1173 Les dieux vont s’apaiser : du moins Calchas publie
   1174 Qu’avec eux, dans une heure, il nous réconcilie ;
   1175 Que Neptune et les vents, prêts à nous exaucer,
   1176 N’attendent que le sang que sa main va verser.
   1177 Déjà dans les vaisseaux la voile se déploie,
   1178 Déjà sur sa parole ils se tournent vers Troie.
   1179 Pour moi, quoique le ciel, au gré de mon amour,
   1180 Dût encore des vents retarder le retour,
   1181 Que je quitte à regret la rive fortunée
   1182 Où je vais allumer les flambeaux d’hyménée,
   1183 Puis-je ne point chérir l’heureuse occasion
   1184 D’aller du sang troyen sceller notre union,
   1185 Et de laisser bientôt, sous Troie ensevelie,
   1186 Le déshonneur d’un nom à qui le mien s’allie ?
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   1193 
   1194 Princesse, mon bonheur ne dépend que de vous ;
   1195 Votre père à l’autel vous destine un époux :
   1196 Venez y recevoir un cœur qui vous adore.
   1197 
   1198 
   1199 
   1200 Seigneur, il n’est pas temps que nous partions encore.
   1201 La reine permettra que j’ose demander
   1202 
   1203 Un gage à votre amour, qu’il me doit accorder.
   1204 Je viens vous présenter une jeune princesse :
   1205 Le ciel a sur son front imprimé sa noblesse.
   1206 De larmes tous les jours ses yeux sont arrosés ;
   1207 Vous savez ses malheurs, vous les avez causés.
   1208 Moi-même (où m’emportait une aveugle colère !)
   1209 J’ai tantôt, sans respect, affligé sa misère.
   1210 Que ne puis-je aussi bien, par d’utiles secours,
   1211 Réparer promptement mes injustes discours !
   1212 Je lui prête ma voix, je ne puis davantage.
   1213 Vous seul pouvez, seigneur, détruire votre ouvrage :
   1214 Elle est votre captive ; et ses fers, que je plains,
   1215 Quand vous l’ordonnerez tomberont de ses mains.
   1216 Commencez donc par là cette heureuse journée.
   1217 Qu’elle puisse à nous voir n’être plus condamnée.
   1218 Montrez que je vais suivre au pied de nos autels
   1219 Un roi qui, non content d’effrayer les mortels,
   1220 À des embrasements ne borne point sa gloire,
   1221 Laisse aux pleurs d’une épouse attendrir sa victoire,
   1222 Et par les malheureux quelquefois désarmé,
   1223 Sait imiter en tout les dieux qui l’ont formé.
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   1225 
   1226 
   1227 Oui, seigneur, des douleurs soulagez la plus vive.
   1228 La guerre dans Lesbos me fit votre captive ;
   1229 Mais c’est pousser trop loin ses droits injurieux,
   1230 Qu’y joindre le tourment que je souffre en ces lieux.
   1231 
   1232 
   1233 
   1234 Vous, madame ! Oui, seigneur ; et sans compter le reste,
   1235 Pouvez-vous m’imposer une loi plus funeste
   1236 Que de rendre mes yeux les tristes spectateurs
   1237 De la félicité de mes persécuteurs ?
   1238 J’entends de toutes parts menacer ma patrie ;
   1239 Je vois marcher contre elle une armée en furie ;
   1240 Je vois déjà l’hymen, pour mieux me déchirer,
   1241 Mettre en vos mains le feu qui la doit dévorer :
   1242 Souffrez que, loin du camp et loin de votre vue,
   1243 Toujours infortunée et toujours inconnue,
   1244 J’aille cacher un sort si digne de pitié,
   1245 Et dont mes pleurs encor vous taisent la moitié.
   1246 
   1247 
   1248 
   1249 C’est trop, belle princesse : il ne faut que nous suivre.
   1250 Venez ; qu’aux yeux des Grecs Achille vous délivre ;
   1251 Et que le doux moment de ma félicité
   1252 Soit le moment heureux de votre liberté.
   1253 
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   1257 
   1258 
   1259 
   1260 Madame, tout est prêt pour la cérémonie.
   1261 Le roi près de l’autel attend Iphigénie ;
   1262 Je viens la demander : ou plutôt contre lui,
   1263 Seigneur, je viens pour elle implorer votre appui.
   1264 
   1265 
   1266 
   1267 Arcas, que dites-vous ? Dieux ! que vient-il m’apprendre ?
   1268 
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   1270 
   1271 Je ne vois plus que vous qui la puisse défendre.
   1272 
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   1274 
   1275 Contre qui ? Je le nomme et l’accuse à regret :
   1276 Autant que je l’ai pu j’ai gardé son secret.
   1277 Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête ;
   1278 Dût tout cet appareil retomber sur ma tête,
   1279 Il faut parler. Je tremble. Expliquez-vous, Arcas.
   1280 
   1281 
   1282 
   1283 Qui que ce soit, parlez, et ne le craignez pas.
   1284 
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   1286 
   1287 Vous êtes son amant, et vous êtes sa mère :
   1288 Gardez-vous d’envoyer la princesse à son père.
   1289 
   1290 
   1291 
   1292 Pourquoi le craindrons-nous ? Pourquoi m’en défier ?
   1293 
   1294 
   1295 
   1296 Il l’attend à l’autel pour la sacrifier.
   1297 
   1298 
   1299 
   1300 Lui ! Sa fille ! Mon père ! Ô ciel ! quelle nouvelle !
   1301 
   1302 
   1303 
   1304 Quelle aveugle fureur pourrait l’armer contre elle ?
   1305 Ce discours sans horreur se peut-il écouter ?
   1306 
   1307 
   1308 
   1309 Ah ! seigneur, plût au ciel que je pusse en douter !
   1310 Par la voix de Calchas l’oracle la demande ;
   1311 De toute autre victime il refuse l’offrande ;
   1312 Et les dieux, jusque-là protecteurs de Pâris,
   1313 Ne nous promettent Troie et les vents qu’à ce prix.
   1314 
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   1317 Les dieux ordonneraient un meurtre abominable !
   1318 
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   1320 
   1321 Ciel ! pour tant de rigueur, de quoi suis-je coupable ?
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   1324 
   1325 Je ne m’étonne plus de cet ordre cruel
   1326 Qui m’avait interdit l’approche de l’autel.
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   1328 
   1329 
   1330 Et voilà donc l’hymen où j’étais destinée !
   1331 
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   1334 Le roi, pour vous tromper, feignait cet hyménée :
   1335 Tout le camp même encore est trompé comme vous.
   1336 
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   1338 
   1339 Seigneur, c’est donc à moi d’embrasser vos genoux.
   1340 
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   1342 
   1343 Ah ! madame ! Oubliez une gloire importune ;
   1344 Ce triste abaissement convient à ma fortune :
   1345 Heureuse si mes pleurs vous peuvent attendrir !
   1346 Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir.
   1347 C’est votre épouse, hélas ! qui vous est enlevée ;
   1348 Dans cet heureux espoir je l’avais élevée.
   1349 C’est vous que nous cherchions sur ce funeste bord ;
   1350 Et votre nom, seigneur, l’a conduite à la mort.
   1351 Ira-t-elle, des dieux implorant la justice,
   1352 Embrasser leurs autels parés pour son supplice ?
   1353 Elle n’a que vous seul : vous êtes en ces lieux
   1354 Son père, son époux, son asile, ses dieux.
   1355 Je lis dans vos regards la douleur qui vous presse.
   1356 Auprès de votre époux, ma fille, je vous laisse.
   1357 Seigneur, daignez m’attendre, et ne la point quitter.
   1358 À mon perfide époux je cours me présenter :
   1359 Il ne soutiendra point la fureur qui m’anime.
   1360 Il faudra que Calchas cherche une autre victime :
   1361 Ou si je ne vous puis dérober à leurs coups,
   1362 Ma fille, ils pourront bien m’immoler avant vous.
   1363 
   1364 
   1365 
   1366 
   1367 
   1368 
   1369 
   1370 Madame, je me tais, et demeure immobile.
   1371 Est-ce à moi que l’on parle, et connaît-on Achille ?
   1372 Une mère pour vous croit devoir me prier !
   1373 Une reine à mes pieds se vient humilier !
   1374 Et me déshonorant par d’injustes alarmes,
   1375 Pour attendrir mon cœur on a recours aux larmes !
   1376 Qui doit prendre à vos jours plus d’intérêt que moi ?
   1377 Ah ! sans doute on s’en peut reposer sur ma foi.
   1378 L’outrage me regarde ; et quoi qu’on entreprenne,
   1379 Je réponds d’une vie où j’attache la mienne.
   1380 Mais ma juste douleur va plus loin m’engager :
   1381 C’est peu de vous défendre, et je cours vous venger,
   1382 Et punir à la fois le cruel stratagème
   1383 Qui s’ose de mon nom armer contre vous-même.
   1384 
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   1386 
   1387 Ah ! demeurez, seigneur, et daignez m’écouter.
   1388 
   1389 
   1390 
   1391 Quoi, madame ! Un barbare osera m’insulter !
   1392 Il voit que de sa sœur je cours venger l’outrage ;
   1393 Il sait que le premier lui donnant mon suffrage,
   1394 Je le fis nommer chef de vingt rois ses rivaux ;
   1395 Et pour fruit de mes soins, pour fruit de mes travaux,
   1396 Pour tout le prix enfin d’une illustre victoire
   1397 Qui le doit enrichir, venger, combler de gloire,
   1398 Content et glorieux du nom de votre époux,
   1399 Je ne lui demandais que l’honneur d’être à vous :
   1400 Cependant aujourd’hui, sanguinaire, parjure,
   1401 C’est peu de violer l’amitié, la nature ;
   1402 C’est peu que de vouloir, sous un couteau mortel,
   1403 Me montrer votre cœur fumant sur un autel ;
   1404 D’un appareil d’hymen couvrant ce sacrifice,
   1405 Il veut que ce soit moi qui vous mène au supplice ;
   1406 Que ma crédule main conduise le couteau ;
   1407 Qu’au lieu de votre époux je sois votre bourreau !
   1408 Et quel était pour vous ce sanglant hyménée,
   1409 Si je fusse arrivé plus tard d’une journée ?
   1410 Quoi donc ! à leur fureur livrée en ce moment,
   1411 Vous iriez à l’autel me chercher vainement ;
   1412 Et d’un fer imprévu vous tomberiez frappée,
   1413 En accusant mon nom qui vous aurait trompée !
   1414 Il faut de ce péril, de cette trahison,
   1415 Aux yeux de tous les Grecs lui demander raison.
   1416 À l’honneur d’un époux vous-même intéressée,
   1417 Madame, vous devez approuver ma pensée.
   1418 Il faut que le cruel qui m’a pu mépriser
   1419 Apprenne de quel nom il osait abuser.
   1420 
   1421 
   1422 
   1423 Hélas ! si vous m’aimez ; si pour grâce dernière,
   1424 Vous daignez d’une amante écouter la prière,
   1425 C’est maintenant, seigneur, qu’il faut me le prouver :
   1426 Car enfin, ce cruel que vous allez braver,
   1427 Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire,
   1428 Songez, quoi qu’il ait fait, songez qu’il est mon père.
   1429 
   1430 
   1431 
   1432 Lui, votre père ! Après son horrible dessein,
   1433 Je ne le connais plus que pour votre assassin.
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   1437 C’est mon père, seigneur, je vous le dis encore ;
   1438 Mais un père que j’aime, un père que j’adore,
   1439 Qui me chérit lui-même, et dont jusqu’à ce jour
   1440 Je n’ai jamais reçu que des marques d’amour.
   1441 Mon cœur dans ce respect élevé dès l’enfance
   1442 Ne peut que s’affliger de tout ce qui l’offense,
   1443 Et loin d’oser ici, par un prompt changement,
   1444 Approuver la fureur de votre emportement ;
   1445 Loin que par mes discours je l’attise moi-même,
   1446 Croyez qu’il faut aimer autant que je vous aime
   1447 Pour avoir pu souffrir tous les noms odieux
   1448 Dont votre amour le vient d’outrager à mes yeux.
   1449 Et pourquoi voulez-vous qu’inhumain et barbare
   1450 Il ne gémisse pas du coup qu’on me prépare ?
   1451 Quel père de son sang se plaît à se priver ?
   1452 
   1453 Pourquoi me perdrait-il, s’il pouvait me sauver ?
   1454 J’ai vu, n’en doutez point, ses larmes se répandre.
   1455 Faut-il le condamner avant que de l’entendre ?
   1456 Hélas ! de tant d’horreurs son cœur déjà troublé
   1457 Doit-il de votre haine être encore accablé ?
   1458 
   1459 
   1460 
   1461 Quoi, madame ! parmi tant de sujets de crainte,
   1462 Ce sont là les frayeurs dont vous êtes atteinte !
   1463 Un cruel (comment puis-je autrement l’appeler ?)
   1464 Par la main de Calchas s’en va vous immoler ;
   1465 Et lorsqu’à sa fureur j’oppose ma tendresse,
   1466 Le soin de son repos est le seul qui vous presse !
   1467 On me ferme la bouche ! on l’excuse ! on le plaint !
   1468 C’est pour lui que l’on tremble, et c’est moi que l’on craint !
   1469 Triste effet de mes soins ! Est-ce donc là, madame,
   1470 Tout le progrès qu’Achille avait fait dans votre âme ?
   1471 
   1472 
   1473 
   1474 Ah ! cruel ! cet amour, dont vous voulez douter,
   1475 Ai-je attendu si tard pour le faire éclater ?
   1476 Vous voyez de quel œil, et comme indifférente,
   1477 J’ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante :
   1478 Je n’en ai point pâli. Que n’avez-vous pu voir
   1479 À quel excès tantôt allait mon désespoir,
   1480 Quand, presque en arrivant, un récit peu fidèle
   1481 M’a de votre inconstance annoncé la nouvelle !
   1482 Quel trouble, quel torrent de mots injurieux
   1483 Accusait à la fois les hommes et les dieux !
   1484 Ah ! que vous auriez vu, sans que je vous le die,
   1485 De combien votre amour m’est plus cher que ma vie !
   1486 Qui sait même, qui sait si le ciel irrité
   1487 A pu souffrir l’excès de ma félicité ?
   1488 Hélas ! il me semblait qu’une flamme si belle
   1489 M’élevait au-dessus du sort d’une mortelle !
   1490 
   1491 
   1492 
   1493 Ah ! si je vous suis cher, ma princesse, vivez.
   1494 
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   1499 
   1500 
   1501 Tout est perdu, seigneur, si vous ne nous sauvez.
   1502 Agamemnon m’évite, et craignant mon visage,
   1503 Il me fait de l’autel refuser le passage :
   1504 Des gardes, que lui-même a pris soin de placer,
   1505 Nous ont de toutes parts défendu de passer.
   1506 Il me fuit. Ma douleur étonne son audace.
   1507 
   1508 
   1509 
   1510 Eh bien ! c’est donc à moi de prendre votre place.
   1511 Il me verra, madame : et je vais lui parler.
   1512 
   1513 
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   1515 Ah ! madame !… Ah ! seigneur ! où voulez-vous aller ?
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   1518 
   1519 Et que prétend de moi votre injuste prière ?
   1520 Vous faudra-t-il toujours combattre la première ?
   1521 
   1522 
   1523 
   1524 Quel est votre dessein, ma fille ? Au nom des dieux,
   1525 Madame, retenez un amant furieux :
   1526 De ce triste entretien détournons les approches.
   1527 Seigneur, trop d’amertume aigrirait vos reproches.
   1528 Je sais jusqu’où s’emporte un amant irrité ;
   1529 Et mon père est jaloux de son autorité.
   1530 On ne connaît que trop la fierté des Atrides.
   1531 Laissez parler, seigneur, des bouches plus timides.
   1532 Surpris, n’en doutez point, de mon retardement,
   1533 Lui-même il me viendra chercher dans un moment :
   1534 Il entendra gémir une mère oppressée ;
   1535 Et que ne pourra point m’inspirer la pensée
   1536 De prévenir les pleurs que vous verseriez tous,
   1537 D’arrêter vos transports, et de vivre pour vous ?
   1538 
   1539 
   1540 
   1541 Enfin vous le voulez : il faut donc vous complaire.
   1542 Donnez-lui l’une et l’autre un conseil salutaire :
   1543 Rappelez sa raison ; persuadez-le bien,
   1544 Pour vous, pour mon repos, et surtout pour le sien.
   1545 Je perds trop de moments en des discours frivoles ;
   1546 Il faut des actions, et non pas des paroles.
   1547 Madame, à vous servir je vais tout disposer :
   1548 
   1549 Dans votre appartement allez vous reposer.
   1550 Votre fille vivra, je puis vous le prédire.
   1551 Croyez du moins, croyez que, tant que je respire,
   1552 Les dieux auront en vain ordonné son trépas :
   1553 Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.
   1554 
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   1568 Ah ! que me dites-vous ? Quelle étrange manie
   1569 Vous peut faire envier le sort d’Iphigénie ?
   1570 Dans une heure elle expire. Et jamais, dites-vous,
   1571 Vos yeux de son bonheur ne furent plus jaloux.
   1572 Qui le croira, madame ? Et quel cœur si farouche…
   1573 
   1574 
   1575 
   1576 Jamais rien de plus vrai n’est sorti de ma bouche :
   1577 Jamais de tant de soins mon esprit agité
   1578 Ne porta plus d’envie à sa félicité.
   1579 
   1580 Favorables périls ! Espérance inutile !
   1581 N’as-tu pas vu sa gloire, et le trouble d’Achille ?
   1582 J’en ai vu, j’en ai fui les signes trop certains.
   1583 Ce héros, si terrible au reste des humains,
   1584 Qui ne connaît de pleurs que ceux qu’il fait répandre,
   1585 Qui s’endurcit contre eux dès l’âge le plus tendre,
   1586 Et qui, si l’on nous fait un fidèle discours,
   1587 Suça même le sang des lions et des ours,
   1588 Pour elle de la crainte a fait l’apprentissage :
   1589 Elle l’a vu pleurer et changer de visage.
   1590 Et tu la plains, Doris ! Par combien de malheurs
   1591 Ne lui voudrais-je point disputer de tels pleurs !
   1592 Quand je devrais comme elle expirer dans une heure…
   1593 Mais que dis-je, expirer ! Ne crois pas qu’elle meure.
   1594 Dans un lâche sommeil crois-tu qu’enseveli
   1595 Achille aura pour elle impunément pâli ?
   1596 Achille à son malheur saura bien mettre obstacle.
   1597 Tu verras que les dieux n’ont dicté cet oracle
   1598 Que pour croître à la fois sa gloire et mon tourment,
   1599 Et la rendre plus belle aux yeux de son amant.
   1600 Eh quoi ! ne vois-tu pas tout ce qu’on fait pour elle ?
   1601 On supprime des dieux la sentence mortelle ;
   1602 Et quoique le bûcher soit déjà préparé,
   1603 Le nom de la victime est encore ignoré :
   1604 Tout le camp n’en sait rien. Doris, à ce silence,
   1605 Ne reconnais-tu pas un père qui balance ?
   1606 Et que fera-t-il donc ? Quel courage endurci
   1607 Soutiendrait les assauts qu’on lui prépare ici :
   1608 Une mère en fureur, les larmes d’une fille,
   1609 Les cris, le désespoir de toute une famille,
   1610 Le sang, à ces objets facile à s’ébranler !
   1611 Achille menaçant, tout prêt à l’accabler ?
   1612 Non, te dis-je ; les dieux l’ont en vain condamnée :
   1613 Je suis et je serai la seule infortunée.
   1614 Ah ! si je m’en croyais… Quoi ! Que méditez-vous ?
   1615 
   1616 
   1617 
   1618 Je ne sais qui m’arrête et retient mon courroux,
   1619 Que, par un prompt avis de tout ce qui se passe,
   1620 Je ne coure des dieux divulguer la menace,
   1621 Et publier partout les complots criminels
   1622 Qu’on fait ici contre eux et contre leurs autels.
   1623 
   1624 
   1625 
   1626 Ah ! quel dessein, madame ! Ah ! Doris ! quelle joie !
   1627 Que d’encens brûlerait dans les temples de Troie,
   1628 Si, troublant tous les Grecs, et vengeant ma prison,
   1629 Je pouvais contre Achille armer Agamemnon ;
   1630 Si leur haine, de Troie oubliant la querelle,
   1631 Tournait contre eux le fer qu’ils aiguisent contre elle,
   1632 Et si de tout le camp mes avis dangereux
   1633 Faisaient à ma patrie un sacrifice heureux !
   1634 
   1635 
   1636 
   1637 J’entends du bruit. On vient : Clytemnestre s’avance.
   1638 Remettez-vous, madame, ou fuyez sa présence.
   1639 
   1640 
   1641 
   1642 Rentrons. Et pour troubler un hymen odieux,
   1643 Consultons des fureurs qu’autorisent les dieux.
   1644 
   1645 
   1646 
   1647 
   1648 
   1649 
   1650 
   1651 Ægine, tu le vois, il faut que je la fuie :
   1652 Loin que ma fille pleure et tremble pour sa vie,
   1653 Elle excuse son père, et veut que ma douleur
   1654 Respecte encor la main qui lui perce le cœur.
   1655 Ô constance ! ô respect ! Pour prix de sa tendresse,
   1656 Le barbare à l’autel se plaint de sa paresse !
   1657 Je l’attends. Il viendra m’en demander raison,
   1658 Et croit pouvoir encor cacher sa trahison.
   1659 Il vient. Sans éclater contre son injustice,
   1660 Voyons s’il soutiendra son indigne artifice.
   1661 
   1662 
   1663 
   1664 
   1665 
   1666 
   1667 
   1668 Que faites-vous, madame ? et d’où vient que ces lieux
   1669 N’offrent point avec vous votre fille à mes yeux ?
   1670 Mes ordres par Arcas vous l’avaient demandée :
   1671 Qu’attend-elle ? Est-ce vous qui l’avez retardée ?
   1672 À mes justes désirs ne vous rendez-vous pas ?
   1673 Ne peut-elle à l’autel marcher que sur vos pas ?
   1674 Parlez… S’il faut partir, ma fille est toute prête.
   1675 Mais vous, n’avez-vous rien, seigneur, qui vous arrête ?
   1676 
   1677 
   1678 
   1679 Moi, madame ? Vos soins ont-ils tout préparé ?
   1680 
   1681 
   1682 
   1683 Calchas est prêt, madame, et l’autel est paré.
   1684 J’ai fait ce que m’ordonne un devoir légitime.
   1685 
   1686 
   1687 
   1688 Vous ne me parlez point, seigneur, de la victime.
   1689 
   1690 
   1691 
   1692 Que me voulez-vous dire ? et de quel soin jaloux…
   1693 
   1694 
   1695 
   1696 
   1697 
   1698 
   1699 
   1700 Venez, venez, ma fille, on n’attend plus que vous,
   1701 
   1702 Venez remercier un père qui vous aime ;
   1703 Et qui veut à l’autel vous conduire lui-même.
   1704 
   1705 
   1706 
   1707 Que vois-je ? Quel discours ! Ma fille, vous pleurez,
   1708 Et baissez devant moi vos yeux mal assurés :
   1709 Quel trouble ! Mais tout pleure, et la fille et la mère.
   1710 Ah ! malheureux Arcas, tu m’as trahi ! Mon père,
   1711 Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahi :
   1712 Quand vous commanderez, vous serez obéi.
   1713 Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre :
   1714 Vos ordres sans détour pouvaient se faire entendre.
   1715 D’un œil aussi content, d’un cœur aussi soumis
   1716 Que j’acceptais l’époux que vous m’aviez promis,
   1717 Je saurai, s’il le faut, victime obéissante,
   1718 Tendre au fer de Calchas une tête innocente ;
   1719 Et respectant le coup par vous-même ordonné,
   1720 Vous rendre tout le sang que vous m’avez donné.
   1721 Si pourtant ce respect, si cette obéissance
   1722 Paraît digne à vos yeux d’une autre récompense ;
   1723 Si d’une mère en pleurs vous plaignez les ennuis,
   1724 J’ose vous dire ici qu’en l’état où je suis
   1725 Peut-être assez d’honneurs environnaient ma vie
   1726 Pour ne pas souhaiter qu’elle me fût ravie,
   1727 Ni qu’en me l’arrachant, un sévère destin,
   1728 Si près de ma naissance, en eût marqué la fin.
   1729 Fille d’Agamemnon, c’est moi qui, la première,
   1730 Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père ;
   1731 C’est moi qui, si longtemps le plaisir de vos yeux,
   1732 Vous ai fait de ce nom remercier les dieux,
   1733 Et pour qui, tant de fois prodiguant vos caresses,
   1734 Vous n’avez point du sang dédaigné les faiblesses.
   1735 Hélas ! avec plaisir je me faisais conter
   1736 Tous les noms des pays que vous allez dompter ;
   1737 Et déjà, d’Ilion présageant la conquête,
   1738 D’un triomphe si beau je préparais la fête.
   1739 Je ne m’attendais pas que, pour le commencer,
   1740 Mon sang fût le premier que vous dussiez verser.
   1741 Non que la peur du coup dont je suis menacée
   1742 Me fasse rappeler votre bonté passée :
   1743 Ne craignez rien : mon cœur, de votre honneur jaloux,
   1744 Ne fera point rougir un père tel que vous ;
   1745 Et si je n’avais eu que ma vie à défendre,
   1746 J’aurais su renfermer un souvenir si tendre ;
   1747 Mais à mon triste sort, vous le savez, seigneur,
   1748 Une mère, un amant, attachaient leur bonheur.
   1749 Un roi digne de vous a cru voir la journée
   1750 Qui devait éclairer notre illustre hyménée ;
   1751 Déjà, sûr de mon cœur à sa flamme promis,
   1752 Il s’estimait heureux : vous me l’aviez permis.
   1753 Il sait votre dessein ; jugez de ses alarmes.
   1754 Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes.
   1755 Pardonnez aux efforts que je viens de tenter
   1756 Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter.
   1757 
   1758 
   1759 
   1760 Ma fille, il est trop vrai : j’ignore pour quel crime
   1761 La colère des dieux demande une victime :
   1762 Mais ils vous ont nommée : un oracle cruel
   1763 Veut qu’ici votre sang coule sur un autel.
   1764 Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières,
   1765 Mon amour n’avait pas attendu vos prières.
   1766 Je ne vous dirai point combien j’ai résisté :
   1767 Croyez-en cet amour par vous-même attesté.
   1768 Cette nuit même encore, on a pu vous le dire,
   1769 J’avais révoqué l’ordre où l’on me fit souscrire :
   1770 Sur l’intérêt des Grecs vous l’aviez emporté.
   1771 Je vous sacrifiais mon rang, ma sûreté.
   1772 Arcas allait du camp vous défendre l’entrée :
   1773 Les dieux n’ont pas voulu qu’il vous ait rencontrée ;
   1774 Ils ont trompé les soins d’un père infortuné
   1775 Qui protégeait en vain ce qu’ils ont condamné.
   1776 Ne vous assurez point sur ma faible puissance :
   1777 Quel frein pourrait d’un peuple arrêter la licence,
   1778 Quand les dieux, nous livrant à son zèle indiscret,
   1779 L’affranchissent d’un joug qu’il portait à regret ?
   1780 Ma fille, il faut céder : votre heure est arrivée.
   1781 Songez bien dans quel rang vous êtes élevée :
   1782 Je vous donne un conseil qu’à peine je reçoi ;
   1783 Du coup qui vous attend vous mourrez moins que moi :
   1784 Montrez, en expirant, de qui vous êtes née ;
   1785 Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée.
   1786 Allez ; et que les Grecs, qui vont vous immoler,
   1787 Reconnaissent mon sang en le voyant couler.
   1788 
   1789 
   1790 
   1791 Vous ne démentez point une race funeste ;
   1792 Oui, vous êtes le sang d’Atrée et de Thyeste :
   1793 Bourreau de votre fille, il ne vous reste enfin
   1794 Que d’en faire à sa mère un horrible festin.
   1795 Barbare ! c’est donc là cet heureux sacrifice
   1796 Que vos soins préparaient avec tant d’artifice !
   1797 Quoi ! l’horreur de souscrire à cet ordre inhumain
   1798 N’a pas, en le traçant, arrêté votre main !
   1799 Pourquoi feindre à nos yeux une fausse tristesse ?
   1800 Pensez-vous par des pleurs prouver votre tendresse ?
   1801 Où sont-ils, ces combats que vous avez rendus ?
   1802 Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus ?
   1803 Quel débris parle ici de votre résistance ?
   1804 Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?
   1805 Voilà par quels témoins il fallait me prouver,
   1806 Cruel, que votre amour a voulu la sauver.
   1807 Un oracle fatal ordonne qu’elle expire !
   1808 Un oracle dit-il tout ce qu’il semble dire ?
   1809 Le ciel, le juste ciel, par le meurtre honoré,
   1810 Du sang de l’innocence est-il donc altéré ?
   1811 Si du crime d’Hélène on punit sa famille,
   1812 Faites chercher à Sparte Hermione sa fille :
   1813 Laissez à Ménélas racheter d’un tel prix
   1814 
   1815 Sa coupable moitié, dont il est trop épris.
   1816 Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime ?
   1817 Pourquoi vous imposer la peine de son crime ?
   1818 Pourquoi, moi-même enfin me déchirant le flanc,
   1819 Payer sa folle amour du plus pur de mon sang ?
   1820 Que dis-je ? cet objet de tant de jalousie,
   1821 Cette Hélène, qui trouble et l’Europe et l’Asie,
   1822 Vous semble-t-elle un prix digne de vos exploits ?
   1823 Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois !
   1824 Avant qu’un nœud fatal l’unît à votre frère,
   1825 Thésée avait osé l’enlever à son père :
   1826 Vous savez, et Calchas mille fois vous l’a dit,
   1827 Qu’un hymen clandestin mit ce prince en son lit :
   1828 Et qu’il en eut pour gage une jeune princesse
   1829 Que sa mère a cachée au reste de la Grèce.
   1830 Mais non ; l’amour d’un frère et son honneur blessé
   1831 Sont les moindres des soins dont vous êtes pressé :
   1832 Cette soif de régner que rien ne peut éteindre,
   1833 L’orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre,
   1834 Tous les droits de l’empire en vos mains confiés ;
   1835 Cruel ! c’est à ces dieux que vous sacrifiez ;
   1836 Et loin de repousser le coup qu’on vous prépare,
   1837 Vous voulez vous en faire un mérite barbare :
   1838 Trop jaloux d’un pouvoir qu’on peut vous envier,
   1839 De votre propre sang vous courez le payer,
   1840 Et voulez par ce prix épouvanter l’audace
   1841 De quiconque vous peut disputer votre place.
   1842 Est-ce donc être père ? Ah ! toute ma raison
   1843 Cède à la cruauté de cette trahison.
   1844 Un prêtre, environné d’une foule cruelle,
   1845 Portera sur ma fille une main criminelle,
   1846 Déchirera son sein, et d’un œil curieux,
   1847 Dans son cœur palpitant consultera les dieux !
   1848 Et moi, qui l’amenai triomphante, adorée,
   1849 Je m’en retournerai seule et désespérée !
   1850 Je verrai les chemins encor tout parfumés
   1851 Des fleurs dont sous ses pas on les avait semés !
   1852 Non ; je ne l’aurai point amenée au supplice,
   1853 Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice.
   1854 Ni crainte ni respect ne m’en peut détacher :
   1855 De mes bras tout sanglants il faudra l’arracher.
   1856 Aussi barbare époux qu’impitoyable père,
   1857 Venez, si vous l’osez, la ravir à sa mère.
   1858 Et vous, rentrez, ma fille ; et du moins à mes lois
   1859 Obéissez encor pour la dernière fois.
   1860 
   1861 
   1862 
   1863 
   1864 
   1865 À de moindres fureurs je n’ai pas dû m’attendre.
   1866 Voilà, voilà les cris que je craignais d’entendre.
   1867 Heureux si, dans le trouble où flottent mes esprits,
   1868 Je n’avais toutefois à craindre que ses cris !
   1869 Hélas ! en m’imposant une loi si sévère,
   1870 Grands dieux, me deviez-vous laisser un cœur de père !
   1871 
   1872 
   1873 
   1874 
   1875 
   1876 
   1877 
   1878 Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi,
   1879 Seigneur ; je l’ai jugé trop peu digne de foi.
   1880 On dit, et sans horreur je ne puis le redire,
   1881 Qu’aujourd’hui par votre ordre Iphigénie expire ;
   1882 Que vous-même étouffant tout sentiment humain,
   1883 Vous l’allez à Calchas livrer de votre main.
   1884 On dit que, sous mon nom à l’autel appelée,
   1885 Je ne l’y conduisais que pour être immolée ;
   1886 Et que d’un faux hymen nous abusant tous deux,
   1887 Vous vouliez me charger d’un emploi si honteux.
   1888 Qu’en dites-vous, seigneur, que faut-il que j’en pense ?
   1889 Ne ferez-vous pas taire un bruit qui vous offense ?
   1890 
   1891 
   1892 
   1893 Seigneur, je ne rends point compte de mes desseins.
   1894 Ma fille ignore encor mes ordres souverains :
   1895 Et quand il sera temps qu’elle en soit informée,
   1896 Vous apprendrez son sort, j’en instruirai l’armée.
   1897 
   1898 
   1899 
   1900 Ah ! je sais trop le sort que vous lui réservez.
   1901 
   1902 
   1903 
   1904 Pourquoi le demander, puisque vous le savez ?
   1905 
   1906 
   1907 
   1908 Pourquoi je le demande ? Ô ciel ! le puis-je croire,
   1909 Qu’on ose des fureurs avouer la plus noire !
   1910 Vous pensez qu’approuvant vos desseins odieux
   1911 Je vous laisse immoler votre fille à mes yeux ?
   1912 Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente ?
   1913 
   1914 
   1915 
   1916 Mais vous, qui me parlez d’une voix menaçante,
   1917 Oubliez-vous ici qui vous interrogez ?
   1918 
   1919 
   1920 
   1921 Oubliez-vous qui j’aime et qui vous outragez ?
   1922 
   1923 
   1924 
   1925 Et qui vous a chargé du soin de ma famille ?
   1926 Ne pourrai-je, sans vous, disposer de ma fille ?
   1927 Ne suis-je plus son père ? Êtes-vous son époux ?
   1928 Et ne peut-elle… Non, elle n’est plus à vous :
   1929 On ne m’abuse point par des promesses vaines.
   1930 Tant qu’un reste de sang coulera dans mes veines,
   1931 Vous deviez à mon sort unir tous ses moments ;
   1932 Je défendrai mes droits fondés sur vos serments.
   1933 Et n’est-ce pas pour moi que vous l’avez mandée ?
   1934 
   1935 
   1936 
   1937 Plaignez-vous donc aux dieux qui me l’ont demandée
   1938 Accusez et Calchas et le camp tout entier,
   1939 
   1940 Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier.
   1941 
   1942 
   1943 
   1944 Moi ! Vous, qui, de l’Asie embrassant la conquête,
   1945 Querellez tous les jours le ciel qui vous arrête ;
   1946 Vous qui, vous offensant de mes justes terreurs,
   1947 Avez dans tout le camp répandu vos fureurs.
   1948 Mon cœur pour la sauver vous ouvrait une voie ;
   1949 Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie.
   1950 Je vous fermais le champ où vous voulez courir :
   1951 Vous le voulez, partez ; sa mort va vous l’ouvrir.
   1952 
   1953 
   1954 
   1955 Juste ciel ! puis-je entendre et souffrir ce langage !
   1956 Est-ce ainsi qu’au parjure on ajoute l’outrage ?
   1957 Moi, je voulais partir aux dépens de ses jours !
   1958 Et que m’a fait à moi cette Troie où je cours ?
   1959 Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ?
   1960 Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle,
   1961 Et d’un père éperdu négligeant les avis,
   1962 Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur fils ?
   1963 Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
   1964 Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre ?
   1965 Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
   1966 Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?
   1967 Qu’ai-je à me plaindre ? où sont les pertes que j’ai faites ?
   1968 Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes ;
   1969 Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien ;
   1970 Vous, que j’ai fait nommer et leur chef et le mien ;
   1971 Vous, que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée,
   1972 Avant que vous eussiez assemblé votre armée.
   1973 Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ?
   1974 Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ?
   1975 Depuis quand pense-t-on qu’inutile à moi-même
   1976 Je me laisse ravir une épouse que j’aime ?
   1977 Seul, d’un honteux affront votre frère blessé
   1978 A-t-il droit de venger son amour offensé ?
   1979 Votre fille me plut, je prétendis lui plaire ;
   1980 Elle est de mes serments seule dépositaire :
   1981 Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats,
   1982 Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas.
   1983 Qu’il poursuive, s’il veut, son épouse enlevée ;
   1984 Qu’il cherche une victoire à mon sang réservée :
   1985 Je ne connais Priam, Hélène, ni Pâris ;
   1986 Je voulais votre fille, et ne pars qu’à ce prix.
   1987 
   1988 
   1989 
   1990 Fuyez donc : retournez dans votre Thessalie.
   1991 Moi-même je vous rends le serment qui vous lie.
   1992 Assez d’autres viendront, à mes ordres soumis,
   1993 Se couvrir des lauriers qui vous furent promis ;
   1994 Et par d’heureux exploits forçant la destinée,
   1995 Trouveront d’Ilion la fatale journée.
   1996 J’entrevois vos mépris, et juge, à vos discours,
   1997 Combien j’achèterais vos superbes secours.
   1998 De la Grèce déjà vous vous rendez l’arbitre :
   1999 Ses rois, à vous ouïr, m’ont paré d’un vain titre.
   2000 Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois,
   2001 Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois.
   2002 Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offense :
   2003 Je veux moins de valeur, et plus d’obéissance.
   2004 Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux
   2005 Et je romps tous les nœuds qui m’attachent à vous.
   2006 
   2007 
   2008 
   2009 Rendez grâce au seul nœud qui retient ma colère :
   2010 D’Iphigénie encor je respecte le père.
   2011 Peut-être, sans ce nom, le chef de tant de rois
   2012 M’aurait osé braver pour la dernière fois.
   2013 Je ne dis plus qu’un mot ; c’est à vous de m’entendre
   2014 J’ai votre fille ensemble et ma gloire à défendre :
   2015 Pour aller jusqu’au cœur que vous voulez percer,
   2016 Voilà par quels chemins vos coups doivent passer.
   2017 
   2018 
   2019 
   2020 
   2021 
   2022 Et voilà ce qui rend sa perte inévitable.
   2023 Ma fille toute seule était plus redoutable.
   2024 Ton insolent amour, qui croit m’épouvanter,
   2025 Vient de hâter le coup que tu veux arrêter.
   2026 Ne délibérons plus. Bravons sa violence :
   2027 Ma gloire intéressée emporte la balance.
   2028 Achille menaçant détermine mon cœur :
   2029 Ma pitié semblerait un effet de ma peur.
   2030 Holà ! gardes, à moi ! Seigneur. Que vais-je faire ?
   2031 Puis-je leur prononcer cet ordre sanguinaire ?
   2032 Cruel ! à quel combat faut-il te préparer !
   2033 Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer ?
   2034 Une mère m’attend ; une mère intrépide,
   2035 Qui défendra son sang contre un père homicide :
   2036 Je verrai mes soldats, moins barbares que moi,
   2037 Respecter dans ses bras la fille de leur roi.
   2038 Achille nous menace, Achille nous méprise !
   2039 Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise.
   2040 Ma fille, de l’autel cherchant à s’échapper,
   2041 Gémit-elle du coup dont je la veux frapper ?
   2042 Que dis-je ? Que prétend mon sacrilége zèle ?
   2043 Quels vœux en l’immolant formerai-je sur elle ?
   2044 Quelques prix glorieux qui me soient proposés,
   2045 Quels lauriers me plairont, de son sang arrosés ?
   2046 
   2047 Je veux fléchir des dieux la puissance suprême :
   2048 Ah ! quels dieux me seraient plus cruels que moi-même ?
   2049 Non, je ne puis. Cédons au sang, à l’amitié,
   2050 Et ne rougissons plus d’une juste pitié :
   2051 Qu’elle vive. Mais quoi ! peu jaloux de ma gloire,
   2052 Dois-je au superbe Achille accorder la victoire ?
   2053 Son téméraire orgueil, que je vais redoubler,
   2054 Croira que je lui cède et qu’il me fait trembler…
   2055 De quel frivole soin mon esprit s’embarrasse !
   2056 Ne puis-je pas d’Achille humilier l’audace ?
   2057 Que ma fille à ses yeux soit un sujet d’ennui :
   2058 Il l’aime, elle vivra pour un autre que lui.
   2059 Eurybate, appelez la princesse, la reine :
   2060 Qu’elles ne craignent point. Grands dieux, si votre haine
   2061 Persévère à vouloir l’arracher de mes mains,
   2062 Que peuvent devant vous tous les faibles humains !
   2063 Loin de la secourir, mon amitié l’opprime,
   2064 Je le sais ; mais, grands dieux, une telle victime
   2065 Vaut bien que, confirmant vos rigoureuses lois,
   2066 Vous me la demandiez une seconde fois.
   2067 
   2068 
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   2070 
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   2072 
   2073 
   2074 Allez, madame, allez ; prenez soin de sa vie :
   2075 Je vous rends votre fille, et je vous la confie.
   2076 Loin de ces lieux cruels précipitez ses pas ;
   2077 Mes gardes vous suivront, commandés par Arcas :
   2078 Je veux bien excuser son heureuse imprudence.
   2079 Tout dépend du secret et de la diligence :
   2080 Ulysse ni Calchas n’ont point encor parlé ;
   2081 Gardez que ce départ ne leur soit révélé.
   2082 Cachez bien votre fille ; et que tout le camp croie
   2083 Que je la retiens seule, et que je vous renvoie.
   2084 Fuyez. Puissent les dieux, de mes larmes contents,
   2085 À mes tristes regards ne l’offrir de longtemps !
   2086 Gardes, suivez la reine. Ah ! seigneur ! Ah ! mon père !
   2087 
   2088 
   2089 
   2090 Prévenez de Calchas l’empressement sévère.
   2091 Fuyez, vous dis-je. Et moi, pour vous favoriser,
   2092 Par de feintes raisons je m’en vais l’abuser.
   2093 Je vais faire suspendre une pompe funeste,
   2094 Et de ce jour, au moins, lui demander le reste.
   2095 
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   2099 
   2100 
   2101 
   2102 Suis-moi : ce n’est pas là, Doris, notre chemin.
   2103 
   2104 
   2105 
   2106 Vous ne les suivez pas ? Ah ! je succombe enfin.
   2107 Je reconnais l’effet des tendresses d’Achille.
   2108 Je n’emporterai point une rage inutile ;
   2109 Plus de raisons ; il faut ou la perdre ou périr.
   2110 Viens, te dis-je. À Calchas je vais tout découvrir.
   2111 
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   2124 
   2125 Cesse de m’arrêter. Va, retourne à ma mère,
   2126 Ægine : il faut des dieux apaiser la colère.
   2127 Pour ce sang malheureux qu’on veut leur dérober,
   2128 Regarde quel orage est tout prêt à tomber :
   2129 Considère l’état où la reine est réduite ;
   2130 Vois comme tout le camp s’oppose à notre fuite ;
   2131 Avec quelle insolence ils ont, de toutes parts,
   2132 Fait briller à nos yeux la pointe de leurs dards ;
   2133 Nos gardes repoussés, la reine évanouie…
   2134 Ah ! c’est trop l’exposer : souffre que je la fuie ;
   2135 Et, sans attendre ici ses secours impuissants,
   2136 Laisse-moi profiter du trouble de ses sens.
   2137 Mon père même, hélas ! puisqu’il faut te le dire,
   2138 Mon père, en me sauvant, ordonne que j’expire.
   2139 
   2140 
   2141 
   2142 Lui, madame ! Quoi donc ? qu’est-ce qui s’est passé ?
   2143 
   2144 
   2145 
   2146 Achille trop ardent l’a peut-être offensé :
   2147 Mais le roi, qui le hait, veut que je le haïsse ;
   2148 Il ordonne à mon cœur cet affreux sacrifice :
   2149 Il m’a fait par Arcas expliquer ses souhaits ;
   2150 Ægine, il me défend de lui parler jamais.
   2151 
   2152 
   2153 
   2154 Ah ! madame ! Ah, sentence ! ah, rigueur inouïe !
   2155 
   2156 Dieux plus doux, vous n’avez demandé que ma vie !
   2157 Mourons, obéissons. Mais qu’est-ce que je voi ?
   2158 Dieux ! Achille ! Venez, madame, suivez-moi :
   2159 Ne craignez ni les cris ni la foule impuissante
   2160 D’un peuple qui se presse autour de cette tente.
   2161 Paraissez ; et bientôt, sans attendre mes coups,
   2162 Ces flots tumultueux s’ouvriront devant vous.
   2163 Patrocle, et quelques chefs qui marchent à ma suite,
   2164 De mes Thessaliens vous amènent l’élite :
   2165 Tout le reste, assemblé près de mon étendard,
   2166 Vous offre de ses rangs l’invincible rempart.
   2167 À vos persécuteurs opposons cet asile :
   2168 Qu’ils viennent vous chercher sous les tentes d’Achille.
   2169 Quoi, madame ! Est-ce ainsi que vous me secondez ?
   2170 Ce n’est que par des pleurs que vous me répondez !
   2171 Vous fiez-vous encore à de si faibles armes ?
   2172 Hâtons-nous : votre père a déjà vu vos larmes.
   2173 
   2174 
   2175 
   2176 Je le sais bien, seigneur : aussi tout mon espoir
   2177 N’est plus qu’au coup mortel que je vais recevoir.
   2178 
   2179 
   2180 
   2181 Vous, mourir ! Ah ! cessez de tenir ce langage.
   2182 Songez-vous quel serment vous et moi nous engage ?
   2183 Songez-vous, pour trancher d’inutiles discours,
   2184 Que le bonheur d’Achille est fondé sur vos jours ?
   2185 
   2186 
   2187 
   2188 Le ciel n’a point aux jours de cette infortunée
   2189 Attaché le bonheur de votre destinée.
   2190 Notre amour nous trompait ; et les arrêts du sort
   2191 Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort.
   2192 Songez, seigneur, songez à ces moissons de gloire
   2193 Qu’à vos vaillantes mains présente la victoire :
   2194 Ce champ si glorieux où vous aspirez tous,
   2195 Si mon sang ne l’arrose, est stérile pour vous.
   2196 Telle est la loi des dieux à mon père dictée.
   2197 En vain, sourd à Calchas, il l’avait rejetée :
   2198 Par la bouche des Grecs contre moi conjurés
   2199 Leurs ordres éternels se sont trop déclarés.
   2200 Partez ; à vos honneurs j’apporte trop d’obstacles :
   2201 Vous-même, dégagez la foi de vos oracles ;
   2202 Signalez ce héros à la Grèce promis ;
   2203 Tournez votre douleur contre ses ennemis.
   2204 Déjà Priam pâlit ; déjà Troie en alarmes
   2205 Redoute mon bûcher, et frémit de vos larmes.
   2206 Allez ; et dans ses murs vides de citoyens,
   2207 Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens.
   2208 Je meurs, dans cet espoir, satisfaite et tranquille.
   2209 Si je n’ai pas vécu la compagne d’Achille,
   2210 J’espère que du moins un heureux avenir
   2211 À vos faits immortels joindra mon souvenir ;
   2212 Et qu’un jour mon trépas, source de votre gloire
   2213 Ouvrira le récit d’une si belle histoire.
   2214 Adieu, prince ; vivez, digne race des dieux.
   2215 
   2216 
   2217 
   2218 Non, je ne reçois point vos funestes adieux.
   2219 En vain, par ce discours, votre cruelle adresse
   2220 Veut servir votre père, et tromper ma tendresse.
   2221 En vain vous prétendez, obstinée à mourir,
   2222 Intéresser ma gloire à vous laisser périr :
   2223 Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces conquêtes,
   2224 Ma main, en vous servant, les trouve toutes prêtes.
   2225 Et qui de ma faveur se voudrait honorer,
   2226 Si mon hymen prochain ne peut vous assurer ?
   2227 Ma gloire, mon amour, vous ordonnent de vivre :
   2228 Venez, madame ; il faut les en croire, et me suivre.
   2229 
   2230 
   2231 
   2232 Qui ? moi ? que, contre un père osant me révolter,
   2233 Je mérite la mort que j’irais éviter ?
   2234 Où serait le respect et ce devoir suprême…
   2235 
   2236 
   2237 
   2238 Vous suivrez un époux avoué par lui-même.
   2239 C’est un titre qu’en vain il prétend me voler :
   2240 Ne fait-il des serments que pour les violer ?
   2241 Vous-même, que retient un devoir si sévère,
   2242 Quand il vous donne à moi, n’est-il point votre père ?
   2243 Suivez-vous seulement ses ordres absolus
   2244 Quand il cesse de l’être, et ne vous connaît plus ?
   2245 Enfin c’est trop tarder, ma princesse ; et ma crainte…
   2246 
   2247 
   2248 
   2249 Quoi, seigneur ! vous iriez jusques à la contrainte ?
   2250 D’un coupable transport écoutant la chaleur,
   2251 Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur ?
   2252 Ma gloire vous serait moins chère que ma vie ?
   2253 Ah, seigneur ! épargnez la triste Iphigénie.
   2254 Asservie à des lois que j’ai dû respecter,
   2255 C’est déjà trop pour moi que de vous écouter :
   2256 Ne portez pas plus loin votre injuste victoire,
   2257 Ou, par mes propres mains immolée à ma gloire,
   2258 Je saurai m’affranchir, dans ces extrémités,
   2259 Du secours dangereux que vous me présentez.
   2260 
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   2262 
   2263 Eh bien, n’en parlons plus. Obéissez, cruelle,
   2264 Et cherchez une mort qui vous semble si belle :
   2265 Portez à votre père un cœur où j’entrevoi
   2266 Moins de respect pour lui que de haine pour moi.
   2267 Une juste fureur s’empare de mon âme :
   2268 Vous allez à l’autel ; et moi, j’y cours, madame.
   2269 Si de sang et de morts le ciel est affamé,
   2270 Jamais de plus de sang ses autels n’ont fumé.
   2271 À mon aveugle amour tout sera légitime :
   2272 Le prêtre deviendra la première victime ;
   2273 
   2274 Le bûcher, par mes mains détruit et renversé,
   2275 Dans le sang des bourreaux nagera dispersé ;
   2276 Et si, dans les horreurs de ce désordre extrême,
   2277 Votre père frappé tombe et périt lui-même,
   2278 Alors, de vos respects voyant les tristes fruits,
   2279 Reconnaissez les coups que vous aurez conduits.
   2280 
   2281 
   2282 
   2283 Ah, seigneur ! Ah, cruel !… Mais il fuit, il m’échappe.
   2284 Ô toi qui veux ma mort, me voilà seule, frappe ;
   2285 Termine, juste ciel, ma vie et mon effroi,
   2286 Et lance ici des traits qui n’accablent que moi !
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   2289 
   2290 
   2291 
   2292 
   2293 
   2294 Oui, je la défendrai contre toute l’armée.
   2295 Lâches, vous trahissez votre reine opprimée !
   2296 
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   2298 
   2299 Non, madame, il suffit que vous me commandiez :
   2300 Vous nous verrez combattre et mourir à vos pieds.
   2301 Mais de nos faibles mains que pouvez-vous attendre ?
   2302 Contre tant d’ennemis qui vous pourra défendre ?
   2303 Ce n’est plus un vain peuple en désordre assemblé ;
   2304 C’est d’un zèle fatal tout le camp aveuglé.
   2305 Plus de pitié. Calchas seul règne, seul commande :
   2306 La piété sévère exige son offrande.
   2307 Le roi de son pouvoir se voit déposséder,
   2308 Et lui-même au torrent nous contraint de céder.
   2309 Achille, à qui tout cède, Achille à cet orage
   2310 Voudrait lui-même en vain opposer son courage :
   2311 Que fera-t-il, madame ? et qui peut dissiper
   2312 Tous les flots d’ennemis prêts à l’envelopper ?
   2313 
   2314 
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   2316 Qu’ils viennent donc sur moi prouver leur zèle impie,
   2317 En m’arrachant ce peu qui me reste de vie !
   2318 La mort seule, la mort pourra rompre les nœuds
   2319 Dont mes bras nous vont joindre et lier toutes deux :
   2320 Mon corps sera plutôt séparé de mon âme,
   2321 Que je souffre jamais… Ah, ma fille ! Ah, madame !
   2322 Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour
   2323 Le malheureux objet d’une si tendre amour !
   2324 Mais que pouvez-vous faire en l’état où nous sommes ?
   2325 Vous avez à combattre et les dieux et les hommes.
   2326 Contre un peuple en fureur vous exposerez-vous ?
   2327 N’allez point, dans un camp rebelle à votre époux,
   2328 Seule à me retenir vainement obstinée,
   2329 Par des soldats peut-être indignement traînée,
   2330 Présenter, pour tout fruit d’un déplorable effort,
   2331 Un spectacle à mes yeux plus cruel que la mort.
   2332 Allez : laissez aux Grecs achever leur ouvrage,
   2333 Et quittez pour jamais un malheureux rivage ;
   2334 Du bûcher qui m’attend, trop voisin de ces lieux,
   2335 La flamme de trop près viendrait frapper vos yeux.
   2336 Surtout, si vous m’aimez, par cet amour de mère,
   2337 Ne reprochez jamais mon trépas à mon père.
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   2341 Lui, par qui votre cœur à Calchas présenté…
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   2345 Pour me rendre à vos pleurs que n’a-t-il point tenté ?
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   2349 Par quelle trahison le cruel m’a déçue !
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   2353 Il me cédait aux dieux dont il m’avait reçue.
   2354 Ma mort n’emporte pas tout le fruit de vos feux :
   2355 De l’amour qui vous joint vous avez d’autres nœuds ;
   2356 Vos yeux me reverront dans Oreste mon frère.
   2357 Puisse-t-il être, hélas ! moins funeste à sa mère !
   2358 D’un peuple impatient vous entendez la voix.
   2359 Daignez m’ouvrir vos bras pour la dernière fois,
   2360 Madame ; et rappelant votre vertu sublime…
   2361 Eurybate, à l’autel conduisez la victime.
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   2369 Ah ! vous n’irez pas seule, et je ne prétends pas…
   2370 Mais on se jette en foule au-devant de mes pas.
   2371 Perfides ! contentez votre soif sanguinaire.
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   2374 
   2375 Où courez-vous, madame ? et que voulez-vous faire ?
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   2378 
   2379 Hélas ! je me consume en impuissants efforts,
   2380 Et rentre au trouble affreux dont à peine je sors.
   2381 Mourrai-je tant de fois sans sortir de la vie !
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   2385 Ah ! savez-vous le crime, et qui vous a trahie,
   2386 Madame ? Savez-vous quel serpent inhumain
   2387 Iphigénie avait retiré dans son sein ?
   2388 Ériphile, en ces lieux par vous-même conduite,
   2389 A seule à tous les Grecs révélé votre fuite.
   2390 
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   2392 
   2393 Ô monstre, que Mégère en ses flancs a porté !
   2394 Monstre, que dans nos bras les enfers ont jeté !
   2395 Quoi ! tu ne mourras point ! Quoi pour punir son crime…
   2396 Mais où va ma douleur chercher une victime ?
   2397 Quoi ! pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux,
   2398 Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux !
   2399 Quoi ! lorsque, les chassant du port qui les recèle,
   2400 L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
   2401 Les vents, les mêmes vents si longtemps accusés,
   2402 Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés !
   2403 
   2404 Et toi, soleil, et toi, qui, dans cette contrée,
   2405 Reconnais l’héritier et le vrai fils d’Atrée,
   2406 Toi, qui n’osas du père éclairer le festin,
   2407 Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin.
   2408 Mais, cependant, ô ciel ! ô mère infortunée !
   2409 De festons odieux ma fille couronnée
   2410 Tend la gorge aux couteaux par son père apprêtés !
   2411 Calchas va dans son sang… Barbares ! arrêtez :
   2412 C’est le pur sang du dieu qui lance le tonnerre…
   2413 J’entends gronder la foudre, et sens trembler la terre :
   2414 Un dieu vengeur, un dieu fait retentir ces coups…
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   2421 
   2422 N’en doutez point, madame, un dieu combat pour vous.
   2423 Achille, en ce moment, exauce vos prières ;
   2424 Il a brisé des Grecs les trop faibles barrières :
   2425 Achille est à l’autel, Calchas est éperdu :
   2426 Le fatal sacrifice est encor suspendu.
   2427 On se menace, on court, l’air gémit, le fer brille.
   2428 Achille fait ranger autour de votre fille
   2429 Tous ses amis, pour lui prêts à se dévouer.
   2430 Le triste Agamemnon, qui n’ose l’avouer,
   2431 Pour détourner ses yeux des meurtres qu’il présage,
   2432 Ou pour cacher ses pleurs, s’est voilé le visage.
   2433 Venez, puisqu’il se tait, venez par vos discours
   2434 De votre défenseur appuyer le secours.
   2435 Lui-même de sa main, de sang toute fumante,
   2436 Il veut entre vos bras remettre son amante ;
   2437 Lui-même il m’a chargé de conduire vos pas :
   2438 Ne craignez rien… Moi, craindre ! Ah ! courons, cher Arcas ;
   2439 Le plus affreux péril n’a rien dont je pâlisse.
   2440 J’irai partout… Mais dieux ! ne vois-je pas Ulysse ?
   2441 C’est lui : ma fille est morte ! Arcas, il n’est plus temps !
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   2449 Non, votre fille vit, et les dieux sont contents.
   2450 Rassurez-vous : le ciel a voulu vous la rendre.
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   2454 Elle vit ! Et c’est vous qui venez me l’apprendre !
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   2458 Oui, c’est moi qui longtemps, contre elle et contre vous,
   2459 Ai cru devoir, madame, affermir votre époux ;
   2460 Moi qui, jaloux tantôt de l’honneur de nos armes,
   2461 Par d’austères conseils ai fait couler vos larmes,
   2462 Et qui viens, puisque enfin le ciel est apaisé,
   2463 Réparer tout l’ennui que je vous ai causé.
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   2466 
   2467 Ma fille ! ah, prince ! Ô ciel ! Je demeure éperdue.
   2468 Quel miracle, seigneur, quel dieu me l’a rendue ?
   2469 
   2470 
   2471 
   2472 Vous m’en voyez moi-même, en cet heureux moment,
   2473 Saisi d’horreur, de joie, et de ravissement.
   2474 Jamais jour n’a paru si mortel à la Grèce.
   2475 Déjà de tout le camp la discorde maîtresse
   2476 Avait sur tous les yeux mis son bandeau fatal,
   2477 Et donné du combat le funeste signal.
   2478 De ce spectacle affreux votre fille alarmée
   2479 Voyait pour elle Achille, et contre elle l’armée :
   2480 Mais, quoique seul pour elle, Achille furieux
   2481 Épouvantait l’armée, et partageait les dieux.
   2482 Déjà de traits en l’air s’élevait un nuage ;
   2483 Déjà coulait le sang, prémices du carnage :
   2484 Entre les deux partis Calchas s’est avancé,
   2485 L’œil farouche, l’air sombre, et le poil hérissé,
   2486 Terrible, et plein du dieu qui l’agitait sans doute :
   2487 « Vous, Achille, a-t-il dit, et vous, Grecs, qu’on m’écoute,
   2488 « Le dieu qui maintenant vous parle par ma voix
   2489 « M’explique son oracle, et m’instruit de son choix.
   2490 « Un autre sang d’Hélène, une autre Iphigénie
   2491 « Sur ce bord immolée y doit laisser sa vie.
   2492 « Thésée avec Hélène uni secrètement
   2493 « Fit succéder l’hymen à son enlèvement :
   2494 « Une fille en sortit, que sa mère a celée ;
   2495 « Du nom d’Iphigénie elle fut appelée.
   2496 « Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours :
   2497 « D’un sinistre avenir je menaçai ses jours.
   2498 « Sous un nom emprunté sa noire destinée
   2499 « Et ses propres fureurs ici l’ont amenée.
   2500 « Elle me voit, m’entend, elle est devant vos yeux ;
   2501 « Et c’est elle, en un mot, que demandent les dieux. »
   2502 Ainsi parle Calchas. Tout le camp immobile
   2503 L’écoute avec frayeur, et regarde Ériphile.
   2504 Elle était à l’autel ; et peut-être en son cœur
   2505 Du fatal sacrifice accusait la lenteur.
   2506 Elle-même tantôt, d’une course subite,
   2507 Était venue aux Grecs annoncer votre fuite.
   2508 On admire en secret sa naissance et son sort.
   2509 Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort,
   2510 L’armée à haute voix se déclare contre elle,
   2511 Et prononce à Calchas sa sentence mortelle.
   2512 Déjà pour la saisir Calchas lève le bras :
   2513 « Arrête, a-t-elle dit, et ne m’approche pas.
   2514 « Le sang de ces héros dont tu me fais descendre
   2515 « Sans tes profanes mains saura bien se répandre. »
   2516 Furieuse, elle vole, et, sur l’autel prochain,
   2517 Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein.
   2518 À peine son sang coule et fait rougir la terre,
   2519 
   2520 Les dieux font sur l’autel entendre le tonnerre ;
   2521 Les vents agitent l’air d’heureux frémissements,
   2522 Et la mer leur répond par ses mugissements ;
   2523 La rive au loin gémit, blanchissante d’écume ;
   2524 La flamme du bûcher d’elle-même s’allume ;
   2525 Le ciel brille d’éclairs, s’entr’ouvre, et parmi nous
   2526 Jette une sainte horreur qui nous rassure tous.
   2527 Le soldat étonné dit que dans une nue
   2528 Jusque sur le bûcher Diane est descendue ;
   2529 Et croit que, s’élevant au travers de ses feux,
   2530 Elle portait au ciel notre encens et nos vœux.
   2531 Tout s’empresse, tout part. La seule Iphigénie
   2532 Dans ce commun bonheur pleure son ennemie.
   2533 Des mains d’Agamemnon venez la recevoir ;
   2534 Venez : Achille et lui, brûlant de vous revoir,
   2535 Madame, et désormais tous deux d’intelligence,
   2536 Sont prêts à confirmer leur auguste alliance.
   2537 
   2538 
   2539 
   2540 Par quel prix, quel encens, ô ciel, puis-je jamais
   2541 Récompenser Achille, et payer tes bienfaits !