plint

French poetry validator (local mirror of https://gitlab.com/a3nm/plint)
git clone https://a3nm.net/git/plint/
Log | Files | Refs | README

racine_britannicus (87992B)


      1 
      2 
      3 
      4 Quoi ! tandis que Néron s’abandonne au sommeil,
      5 Faut-il que vous veniez attendre son réveil ?
      6 Qu’errant dans le palais, sans suite et sans escorte,
      7 La mère de César veille seule à sa porte ?
      8 Madame, retournez dans votre appartement.
      9 
     10 
     11 
     12 Albine, il ne faut pas s’éloigner un moment.
     13 Je veux l’attendre ici : les chagrins qu’il me cause
     14 M’occuperont assez tout le temps qu’il repose.
     15 Tout ce que j’ai prédit n’est que trop assuré :
     16 Contre Britannicus Néron s’est déclaré.
     17 L’impatient Néron cesse de se contraindre ;
     18 Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
     19 Britannicus le gêne, Albine ; et chaque jour
     20 Je sens que je deviens importune à mon tour.
     21 
     22 
     23 
     24 Quoi ! vous à qui Néron doit le jour qu’il respire.
     25 
     26 Qui l’avez appelé de si loin à l’empire ?
     27 Vous qui, déshéritant le fils de Claudius,
     28 Avez nommé César l’heureux Domitius ?
     29 Tout lui parle, madame, en faveur d’Agrippine :
     30 Il vous doit son amour. Il me le doit, Albine :
     31 Tout, s’il est généreux, lui prescrit cette loi ;
     32 Mais tout, s’il est ingrat, lui parle contre moi.
     33 
     34 
     35 
     36 S’il est ingrat, madame ? Ah ! toute sa conduite
     37 Marque dans son devoir une âme trop instruite.
     38 Depuis trois ans entiers, qu’a-t-il dit, qu’a-t-il fait
     39 Qui ne promette à Rome un empereur parfait ?
     40 Rome, depuis trois ans par ses soins gouvernée,
     41 Au temps de ses consuls croit être retournée :
     42 Il la gouverne en père. Enfin Néron naissant
     43 A toutes les vertus d’Auguste vieillissant.
     44 
     45 
     46 
     47 Non, non ; mon intérêt ne me rend point injuste :
     48 Il commence, il est vrai, par où finit Auguste ;
     49 Mais crains que, l’avenir détruisant le passé,
     50 Il ne finisse ainsi qu’Auguste a commencé.
     51 Il se déguise en vain : je lis sur son visage
     52 Des fiers Domitius l’humeur triste et sauvage ;
     53 Il mêle avec l’orgueil qu’il a pris dans leur sang
     54 La fierté des Nérons qu’il puisa dans mon flanc.
     55 Toujours la tyrannie a d’heureuses prémices :
     56 De Rome, pour un temps, Caïus fut les délices ;
     57 Mais sa feinte bonté se tournant en fureur,
     58 Les délices de Rome en devinrent l’horreur.
     59 Que m’importe, après tout, que Néron, plus fidèle,
     60 D’une longue vertu laisse un jour le modèle ?
     61 Ai-je mis dans sa main le timon de l’État
     62 Pour le conduire au gré du peuple et du sénat ?
     63 Ah ! que de la patrie il soit, s’il veut, le père ;
     64 Mais qu’il songe un peu plus qu’Agrippine est sa mère.
     65 De quel nom cependant pouvons-nous appeler
     66 L’attentat que le jour vient de nous révéler ?
     67 Il sait, car leur amour ne peut être ignorée,
     68 Que de Britannicus Junie est adorée :
     69 Et ce même Néron, que la vertu conduit,
     70 Fait enlever Junie au milieu de la nuit !
     71 Que veut-il ? Est-ce haine, est-ce amour qui l’inspire ?
     72 Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire ;
     73 Ou plutôt n’est-ce point que sa malignité
     74 Punit sur eux l’appui que je leur ai prêté ?
     75 
     76 
     77 
     78 Vous leur appui, madame ? Arrête, chère Albine.
     79 Je sais que j’ai moi seule avancé leur ruine ;
     80 Que du trône, où le sang l’a dû faire monter,
     81 Britannicus par moi s’est vu précipiter.
     82 Par moi seule, éloigné de l’hymen d’Octavie,
     83 Le frère de Junie abandonna la vie,
     84 Silanus, sur qui Claude avait jeté les yeux,
     85 Et qui comptait Auguste au rang de ses aïeux.
     86 Néron jouit de tout : et moi, pour récompense,
     87 Il faut qu’entre eux et lui je tienne la balance,
     88 Afin que quelque jour, par une même loi,
     89 Britannicus la tienne entre mon fils et moi.
     90 
     91 
     92 
     93 Quel dessein ! Je m’assure un port dans la tempête.
     94 Néron m’échappera, si ce frein ne l’arrête.
     95 
     96 
     97 
     98 Mais prendre contre un fils tant de soins superflus !
     99 
    100 
    101 
    102 Je le craindrais bientôt, s’il ne me craignait plus.
    103 
    104 
    105 
    106 Une juste frayeur vous alarme peut-être.
    107 Mais si Néron pour vous n’est plus ce qu’il doit être,
    108 Du moins son changement ne vient pas jusqu’à nous,
    109 Et ce sont des secrets entre César et vous.
    110 Quelques titres nouveaux que Rome lui défère,
    111 Néron n’en reçoit point qu’il ne donne à sa mère.
    112 Sa prodigue amitié ne se réserve rien :
    113 Votre nom est dans Rome aussi saint que le sien ;
    114 À peine parle-t-on de la triste Octavie.
    115 Auguste votre aïeul honora moins Livie :
    116 Néron devant sa mère a permis le premier
    117 Qu’on portât les faisceaux couronnés de laurier.
    118 Quels effets voulez-vous de sa reconnaissance ?
    119 
    120 
    121 
    122 Un peu moins de respect, et plus de confiance.
    123 Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit :
    124 Je vois mes honneurs croître et tomber mon crédit.
    125 Non, non, le temps n’est plus que Néron, jeune encore,
    126 Me renvoyait les vœux d’une cour qui l’adore ;
    127 Lorsqu’il se reposait sur moi de tout l’État ;
    128 Que mon ordre au palais assemblait le sénat ;
    129 Et que derrière un voile, invisible et présente,
    130 J’étais de ce grand corps l’âme toute-puissante,
    131 Des volontés de Rome alors mal assuré,
    132 Néron de sa grandeur n’était point enivré.
    133 Ce jour, ce triste jour, frappe encor ma mémoire,
    134 Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire,
    135 Quand les ambassadeurs de tant de rois divers
    136 Vinrent le reconnaître au nom de l’univers.
    137 
    138 Sur son trône avec lui j’allais prendre ma place :
    139 J’ignore quel conseil prépara ma disgrâce ;
    140 Quoi qu’il en soit, Néron, d’aussi loin qu’il me vit,
    141 Laissa sur son visage éclater son dépit.
    142 Mon cœur même en conçut un malheureux augure.
    143 L’ingrat, d’un faux respect colorant son injure,
    144 Se leva par avance ; et courant m’embrasser,
    145 Il m’écarta du trône où je m’allais placer.
    146 Depuis ce coup fatal le pouvoir d’Agrippine
    147 Vers sa chute à grands pas chaque jour s’achemine.
    148 L’ombre seule m’en reste ; et l’on n’implore plus
    149 Que le nom de Sénèque, et l’appui de Burrhus.
    150 
    151 
    152 
    153 Ah ! si de ce soupçon votre âme est prévenue,
    154 Pourquoi nourrissez-vous le venin qui vous tue ?
    155 Allez avec César vous éclaircir du moins.
    156 
    157 
    158 
    159 César ne me voit plus, Albine, sans témoins :
    160 En public, à mon heure, on me donne audience.
    161 Sa réponse est dictée, et même son silence.
    162 Je vois deux surveillants, ses maîtres et les miens,
    163 Présider l’un ou l’autre à tous nos entretiens.
    164 Mais je le poursuivrai d’autant plus qu’il m’évite :
    165 De son désordre, Albine, il faut que je profite.
    166 J’entends du bruit ; on ouvre. Allons subitement
    167 Lui demander raison de cet enlèvement :
    168 Surprenons, s’il se peut, les secrets de son âme.
    169 Mais quoi ! déjà Burrhus sort de chez lui ! Madame,
    170 Au nom de l’empereur j’allais vous informer
    171 D’un ordre qui d’abord a pu vous alarmer,
    172 Mais qui n’est que l’effet d’une sage conduite,
    173 Dont César a voulu que vous soyez instruite.
    174 
    175 
    176 
    177 Puisqu’il le veut, entrons : il m’en instruira mieux.
    178 
    179 
    180 
    181 César pour quelque temps s’est soustrait à nos yeux.
    182 Déjà par une porte au public moins connue
    183 L’un et l’autre consul vous avaient prévenue,
    184 Madame. Mais souffrez que je retourne exprès…
    185 
    186 
    187 
    188 Non, je ne trouble point ses augustes secrets ;
    189 Cependant voulez-vous qu’avec moins de contrainte
    190 L’un et l’autre une fois nous nous parlions sans feinte ?
    191 
    192 
    193 
    194 Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d’horreur.
    195 
    196 
    197 
    198 Prétendez-vous longtemps me cacher l’empereur ?
    199 Ne le verrai-je plus qu’à titre d’importune ?
    200 Ai-je donc élevé si haut votre fortune
    201 Pour mettre une barrière entre mon fils et moi ?
    202 Ne l’osez-vous laisser un moment sur sa foi ?
    203 Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire
    204 À qui m’effacera plus tôt de sa mémoire ?
    205 Vous l’ai-je confié pour en faire un ingrat,
    206 Pour être, sous son nom, les maîtres de l’État ?
    207 Certes, plus je médite, et moins je me figure
    208 Que vous m’osiez compter pour votre créature,
    209 Vous dont j’ai pu laisser vieillir l’ambition
    210 Dans les honneurs obscurs de quelque légion ;
    211 Et moi qui sur le trône ai suivi mes ancêtres,
    212 Moi, fille, femme, sœur et mère de vos maîtres !
    213 Que prétendez-vous donc ? Pensez-vous que ma voix
    214 Ait fait un empereur pour m’en imposer trois ?
    215 Néron n’est plus enfant : n’est-il pas temps qu’il règne. ?
    216 Jusqu’à quand voulez-vous que l’empereur vous craigne ?
    217 Ne saurait-il rien voir qu’il n’emprunte vos yeux ?
    218 Pour se conduire, enfin, n’a-t-il pas ses aïeux ?
    219 Qu’il choisisse, s’il veut, d’Auguste ou de Tibère ;
    220 Qu’il imite, s’il peut, Germanicus mon père.
    221 Parmi tant de héros je n’ose me placer ;
    222 Mais il est des vertus que je lui puis tracer ;
    223 Je puis l’instruire au moins combien sa confidence
    224 Entre un sujet et lui doit laisser de distance.
    225 
    226 
    227 
    228 Je ne m’étais chargé dans cette occasion
    229 Que d’excuser César d’une seule action ;
    230 Mais puisque sans vouloir que je le justifie
    231 Vous me rendez garant du reste de sa vie,
    232 Je répondrai, madame, avec la liberté
    233 D’un soldat qui sait mal farder la vérité.
    234 Vous m’avez de César confié la jeunesse,
    235 Je l’avoue ; et je dois m’en souvenir sans cesse.
    236 Mais vous avais-je fait serment de le trahir,
    237 D’en faire un empereur qui ne sût qu’obéir ?
    238 Non. Ce n’est plus à vous qu’il faut que j’en réponde :
    239 Ce n’est plus votre fils, c’est le maître du monde.
    240 J’en dois compte, madame, à l’empire romain,
    241 Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
    242 Ah ! si dans l’ignorance il le fallait instruire,
    243 N’avait-on que Sénèque et moi pour le séduire ?
    244 Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs ?
    245 Fallait-il dans l’exil chercher des corrupteurs ?
    246 La cour de Claudius, en esclaves fertile,
    247 Pour deux que l’on cherchait en eût présenté mille,
    248 Qui tous auraient brigué l’honneur de l’avilir :
    249 Dans une longue enfance ils l’auraient fait vieillir.
    250 De quoi vous plaignez-vous, madame ? On vous révère :
    251 Ainsi que par César, on jure par sa mère.
    252 L’empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour
    253 Mettre à vos pieds l’empire, et grossir votre cour ;
    254 Mais le doit-il, madame ? et sa reconnaissance
    255 Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance ?
    256 
    257 Toujours humble, toujours le timide Néron
    258 N’ose-t-il être Auguste et César que de nom ?
    259 Vous le dirai-je enfin ? Rome le justifie.
    260 Rome, à trois affranchis si longtemps asservie,
    261 À peine respirant du joug qu’elle a porté,
    262 Du règne de Néron compte sa liberté.
    263 Que dis-je ? la vertu semble même renaître.
    264 Tout l’empire n’est plus la dépouille d’un maître.
    265 Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats ;
    266 César nomme les chefs sur la foi des soldats ;
    267 Thraséas au sénat, Corbulon dans l’armée,
    268 Sont encore innocents, malgré leur renommée ;
    269 Les déserts, autrefois peuplés de sénateurs,
    270 Ne sont plus habités que par leurs délateurs.
    271 Qu’importe que César continue à nous croire,
    272 Pourvu que nos conseils ne tendent qu’à sa gloire ;
    273 Pourvu que dans le cours d’un règne florissant
    274 Rome soit toujours libre, et César tout-puissant ?
    275 Mais, madame, Néron suffit pour se conduire.
    276 J’obéis, sans prétendre à l’honneur de l’instruire.
    277 Sur ses aïeux, sans doute, il n’a qu’à se régler ;
    278 Pour bien faire, Néron n’a qu’à se ressembler.
    279 Heureux si ses vertus, l’une à l’autre enchaînées,
    280 Ramènent tous les ans ses premières années !
    281 
    282 
    283 
    284 Ainsi, sur l’avenir n’osant vous assurer,
    285 Vous croyez que sans vous Néron va s’égarer.
    286 Mais vous qui, jusqu’ici content de votre ouvrage,
    287 Venez de ses vertus nous rendre témoignage,
    288 Expliquez-nous pourquoi, devenu ravisseur,
    289 Néron de Silanus fait enlever la sœur ?
    290 Ne tient-il qu’à marquer de cette ignominie
    291 Le sang de mes aïeux qui brille dans Junie ?
    292 De quoi l’accuse-t-il ? Et par quel attentat
    293 Devient-elle en un jour criminelle d’État :
    294 Elle qui, sans orgueil jusqu’alors élevée,
    295 N’aurait point vu Néron, s’il ne l’eût enlevée ;
    296 Et qui même aurait mis au rang de ses bienfaits
    297 L’heureuse liberté de ne le voir jamais ?
    298 
    299 
    300 
    301 Je sais que d’aucun crime elle n’est soupçonnée ;
    302 Mais jusqu’ici César ne l’a point condamnée,
    303 Madame. Aucun objet ne blesse ici ses yeux :
    304 Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.
    305 Vous savez que les droits qu’elle porte avec elle
    306 Peuvent de son époux faire un prince rebelle :
    307 Que le sang de César ne se doit allier
    308 Qu’à ceux à qui César le veut bien confier ;
    309 Et vous-même avoûrez qu’il ne serait pas juste
    310 Qu’on disposât sans lui de la nièce d’Auguste.
    311 
    312 
    313 
    314 Je vous entends : Néron m’apprend par votre voix
    315 Qu’en vain Britannicus s’assure sur mon choix.
    316 Eu vain, pour détourner ses yeux de sa misère,
    317 J’ai flatté son amour d’un hymen qu’il espère :
    318 À ma confusion, Néron veut faire voir
    319 Qu’Agrippine promet par delà son pouvoir.
    320 Rome de ma faveur est trop préoccupée :
    321 Il veut par cet affront qu’elle soit détrompée,
    322 Et que tout l’univers apprenne avec terreur
    323 À ne confondre plus mon fils et l’empereur.
    324 Il le peut. Toutefois j’ose encore lui dire
    325 Qu’il doit avant ce coup affermir son empire ;
    326 Et qu’en me réduisant à la nécessité
    327 D’éprouver contre lui ma faible autorité,
    328 Il expose la sienne ; et que dans la balance
    329 Mon nom peut-être aura plus de poids qu’il ne pense.
    330 
    331 
    332 
    333 Quoi ! madame, toujours soupçonner son respect !
    334 Ne peut-il faire un pas qui ne vous soit suspect ?
    335 L’empereur vous croit-il du parti de Junie ?
    336 Avec Britannicus vous croit-il réunie ?
    337 Quoi ! de vos ennemis devenez-vous l’appui
    338 Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui ?
    339 Sur le moindre discours qu’on pourra vous redire
    340 Serez-vous toujours prête à partager l’empire ?
    341 Vous craindrez-vous sans cesse ; et vos embrassements
    342 Ne se passeront-ils qu’en éclaircissements ?
    343 Ah ! quittez d’un censeur la triste diligence ;
    344 D’une mère facile affectez l’indulgence ;
    345 Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater ;
    346 Et n’avertissez point la cour de vous quitter.
    347 
    348 
    349 
    350 Et qui s’honorerait de l’appui d’Agrippine,
    351 Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine,
    352 Lorsque de sa présence il semble me bannir,
    353 Quand Burrhus à sa porte ose me retenir ?
    354 
    355 
    356 
    357 Madame, je vois bien qu’il est temps de me taire,
    358 Et que ma liberté commence à vous déplaire.
    359 La douleur est injuste : et toutes les raisons
    360 Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.
    361 Voici Britannicus. Je lui cède ma place.
    362 Je vous laisse écouter et plaindre sa disgrâce.
    363 Et peut-être, madame, en accuser les soins
    364 De ceux que l’empereur a consultés le moins.
    365 
    366 
    367 
    368 
    369 
    370 
    371 
    372 Ah ! prince, où courez-vous ? Quelle ardeur inquiète
    373 Parmi vos ennemis en aveugle vous jette ?
    374 Que venez-vous chercher ? Ce que je cherche ? Ah ! dieux !
    375 
    376 Tout ce que j’ai perdu, madame, est en ces lieux.
    377 De mille affreux soldats Junie environnée
    378 S’est vue en ce palais indignement traînée.
    379 Hélas ! de quelle horreur ses timides esprits
    380 À ce nouveau spectacle auront été surpris ?
    381 Enfin on me l’enlève. Une loi trop sévère
    382 Va séparer deux cœurs qu’assemblait leur misère :
    383 Sans doute on ne veut pas que, mêlant nos douleurs,
    384 Nous nous aidions l’un l’autre à porter nos malheurs.
    385 
    386 
    387 
    388 Il suffit. Comme vous je ressens vos injures ;
    389 Mes plaintes ont déjà précédé vos murmures.
    390 Mais je ne prétends pas qu’un impuissant courroux
    391 Dégage ma parole et m’acquitte envers vous.
    392 Je ne m’explique point. Si vous voulez m’entendre,
    393 Suivez-moi chez Pallas, où je vais vous attendre.
    394 
    395 
    396 
    397 
    398 
    399 
    400 
    401 La croirai-je, Narcisse ? et dois-je sur sa foi
    402 La prendre pour arbitre entre son fils et moi ?
    403 Qu’en dis-tu ? N’est-ce pas cette même Agrippine
    404 Que mon père épousa jadis pour ma ruine,
    405 Et qui, si je t’en crois, a de ses derniers jours,
    406 Trop lents pour ses desseins, précipité le cours ?
    407 
    408 
    409 
    410 N’importe. Elle se sent comme vous outragée ;
    411 À vous donner Junie elle s’est engagée :
    412 Unissez vos chagrins, liez vos intérêts :
    413 Ce palais retentit en vain de vos regrets :
    414 Tandis qu’on vous verra d’une voix suppliante
    415 Semer ici la plainte et non pas l’épouvante,
    416 Que vos ressentiments se perdront en discours,
    417 Il n’en faut pas douter, vous vous plaindrez toujours.
    418 
    419 
    420 
    421 Ah, Narcisse ! tu sais si de la servitude
    422 Je prétends faire encore une longue habitude ;
    423 Tu sais si pour jamais, de ma chute étonné,
    424 Je renonce à l’empire où j’étais destiné.
    425 Mais je suis seul encor : les amis de mon père
    426 Sont autant d’inconnus que glace ma misère,
    427 Et ma jeunesse même écarte loin de moi
    428 Tous ceux qui dans le cœur me réservent leur foi.
    429 Pour moi, depuis un an qu’un peu d’expérience
    430 M’a donné de mon sort la triste connaissance,
    431 Que vois-je autour de moi, que des amis vendus
    432 Qui sont de tous mes pas les témoins assidus,
    433 Qui, choisis par Néron pour ce commerce infâme,
    434 Trafiquent avec lui des secrets de mon âme ?
    435 Quoi qu’il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours :
    436 Il prévoit mes desseins, il entend mes discours :
    437 Comme toi, dans mon cœur il sait ce qui se passe.
    438 Que t’en semble, Narcisse ? Ah ! quelle âme assez basse…
    439 C’est à vous de choisir des confidents discrets,
    440 Seigneur, et de ne pas prodiguer vos secrets.
    441 
    442 
    443 
    444 Narcisse, tu dis vrai ; mais cette défiance
    445 Est toujours d’un grand cœur la dernière science ;
    446 On le trompe longtemps. Mais enfin je te croi,
    447 Ou plutôt je fais vœu de ne croire que toi.
    448 Mon père, il m’en souvient, m’assura de ton zèle :
    449 Seul de ses affranchis tu m’es toujours fidèle ;
    450 Tes yeux, sur ma conduite incessamment ouverts,
    451 M’ont sauvé jusqu’ici de mille écueils couverts.
    452 Va donc voir si le bruit de ce nouvel orage
    453 Aura de nos amis excité le courage ;
    454 Examine leurs yeux, observe leurs discours ;
    455 Vois si j’en puis attendre un fidèle secours.
    456 Surtout dans ce palais remarque avec adresse
    457 Avec quel soin Néron fait garder la princesse :
    458 Sache si du péril ses beaux yeux sont remis,
    459 Et si son entretien m’est encore permis.
    460 Cependant de Néron je vais trouver la mère
    461 Chez Pallas, comme toi l’affranchi de mon père :
    462 Je vais la voir, l’aigrir, la suivre, et s’il se peut,
    463 M’engager sous son nom plus loin qu’elle ne veut.
    464 
    465 
    466 
    467 
    468 
    469 
    470 
    471 
    472 
    473 
    474 
    475 
    476 
    477 
    478 N’en doutez point, Burrhus : malgré ses injustices,
    479 C’est ma mère, et je veux ignorer ses caprices.
    480 Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir
    481 Le ministre insolent qui les ose nourrir.
    482 Pallas de ses conseils empoisonne ma mère ;
    483 Il séduit, chaque jour, Britannicus mon frère ;
    484 Ils l’écoutent lui seul : et qui suivrait leurs pas
    485 Les trouverait peut-être assemblés chez Pallas.
    486 C’en est trop. De tous deux il faut que je l’écarte.
    487 Pour la dernière fois, qu’il s’éloigne, qu’il parte :
    488 Je le veux, je l’ordonne ; et que la fin du jour
    489 Ne le retrouve plus dans Rome ou dans ma cour.
    490 Allez : cet ordre importe au salut de l’empire.
    491 Vous. Narcisse, approchez. Et vous, qu’on se retire.
    492 
    493 
    494 
    495 
    496 
    497 
    498 
    499 Grâces aux dieux, seigneur, Junie entre vos mains
    500 Vous assure aujourd’hui du reste des Romains.
    501 Vos ennemis, déchus de leur vaine espérance,
    502 Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.
    503 Mais que vois-je ? Vous-même, inquiet, étonné,
    504 Plus que Britannicus paraissez consterné.
    505 Que présage à mes yeux cette tristesse obscure,
    506 Et ces sombres regards errants à l’aventure ?
    507 Tout vous rit : la fortune obéit à vos vœux.
    508 
    509 
    510 
    511 Narcisse, c’en est fait, Néron est amoureux.
    512 
    513 
    514 
    515 Vous ! Depuis un moment, mais pour toute ma vie.
    516 J’aime, que dis-je, aimer ? j’idolâtre Junie.
    517 
    518 
    519 
    520 Vous l’aimez ! Excité d’un désir curieux,
    521 Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
    522 Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
    523 Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes ;
    524 Belle sans ornement, dans le simple appareil
    525 D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
    526 Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
    527 Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
    528 Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
    529 Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
    530 Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
    531 J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue :
    532 Immobile, saisi d’un long étonnement,
    533 Je l’ai laissé passer dans son appartement.
    534 J’ai passé dans le mien. C’est là que, solitaire,
    535 De son image en vain j’ai voulu me distraire.
    536 Trop présente à mes yeux je croyais lui parler ;
    537 J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.
    538 Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce :
    539 J’employais les soupirs, et même la menace.
    540 Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
    541 Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
    542 Mais je m’en fais peut-être une trop belle image :
    543 Elle m’est apparue avec trop d’avantage :
    544 Narcisse, qu’en dis-tu ? Quoi, seigneur ! croira-t-on
    545 Qu’elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?
    546 
    547 
    548 
    549 Tu le sais bien, Narcisse. Et soit que sa colère
    550 M’imputât le malheur qui lui ravit son frère ;
    551 Soit que son cœur, jaloux d’une austère fierté,
    552 Enviât à nos yeux sa naissante beauté ;
    553 Fidèle à sa douleur, et dans l’ombre enfermée,
    554 Elle se dérobait même à sa renommée :
    555 Et c’est cette vertu, si nouvelle à la cour,
    556 Dont la persévérance irrite mon amour.
    557 Quoi ! Narcisse, tandis qu’il n’est point de Romaine
    558 Que mon amour n’honore et ne rende plus vaine,
    559 Qui, dès qu’à ses regards elle ose se fier,
    560 Sur le cœur de César ne les vienne essayer ;
    561 Seule, dans son palais, la modeste Junie
    562 Regarde leurs honneurs comme une ignominie ;
    563 Fuit, et ne daigne pas peut-être s’informer
    564 Si César est aimable, ou bien s’il sait aimer !
    565 Dis-moi : Britannicus l’aime-t-il ? Quoi ! s’il l’aime,
    566 Seigneur ? Si jeune encor, se connaît-il lui même ?
    567 D’un regard enchanteur connaît-il le poison ?
    568 
    569 
    570 
    571 Seigneur, l’amour toujours n’attend pas la raison.
    572 N’en doutez point, il l’aime. Instruits partant de charmes,
    573 Ses yeux sont déjà faits à l’usage des larmes ;
    574 À ses moindres désirs il sait s’accommoder ;
    575 Et peut-être déjà sait-il persuader.
    576 
    577 
    578 
    579 Que dis-tu ? Sur son cœur il aurait quelque empire ?
    580 
    581 
    582 
    583 Je ne sais. Mais, seigneur, ce que je puis vous dire,
    584 Je l’ai vu quelquefois s’arracher de ces lieux,
    585 Le cœur plein d’un courroux qu’il cachait à vos yeux,
    586 D’une cour qui le fuit pleurant l’ingratitude,
    587 Las de votre grandeur et de sa servitude,
    588 Entre l’impatience et la crainte flottant,
    589 Il allait voir Junie, et revenait content.
    590 
    591 
    592 
    593 D’autant plus malheureux qu’il aura su lui plaire,
    594 Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère :
    595 Néron impunément ne sera pas jaloux.
    596 
    597 
    598 
    599 Vous ? Et de quoi, seigneur, vous inquiétez-vous ?
    600 Junie a pu le plaindre et partager ses peines :
    601 Elle n’a vu couler de larmes que les siennes ;
    602 Mais aujourd’hui, seigneur, que ses yeux dessillés,
    603 Regardant de plus près l’éclat dont vous brillez,
    604 Verront autour de vous les rois sans diadème,
    605 Inconnus dans la foule, et son amant lui-même,
    606 Attachés sur vos yeux, s’honorer d’un regard
    607 Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard ;
    608 Quand elle vous verra, de ce degré de gloire,
    609 Venir en soupirant avouer sa victoire ;
    610 
    611 Maître, n’en doutez point, d’un cœur déjà charmé,
    612 Commandez qu’on vous aime, et vous serez aimé.
    613 
    614 
    615 
    616 À combien de chagrins il faut que je m’apprête !
    617 Que d’importunités ! Quoi donc ! qui vous arrête,
    618 Seigneur ? Tout : Octavie, Agrippine, Burrhus,
    619 Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus.
    620 Non que pour Octavie un reste de tendresse
    621 M’attache à son hymen et plaigne sa jeunesse ;
    622 Mes yeux, depuis longtemps fatigués de ses soins,
    623 Rarement de ses pleurs daignent être témoins.
    624 Trop heureux, si bientôt la faveur d’un divorce
    625 Me soulageait d’un joug qu’on m’imposa par force !
    626 Le ciel même en secret semble la condamner :
    627 Ses vœux, depuis quatre ans, ont beau l’importuner ;
    628 Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche :
    629 D’aucun gage, Narcisse, ils n’honorent sa couche ;
    630 L’empire vainement demande un héritier.
    631 
    632 
    633 
    634 Que tardez-vous, seigneur, à la répudier ?
    635 L’empire, votre cœur, tout condamne Octavie.
    636 Auguste, votre aïeul, soupirait pour Livie ;
    637 Par un double divorce ils s’unirent tous deux ;
    638 Et vous devez l’empire à ce divorce heureux.
    639 Tibère, que l’hymen plaça dans sa famille,
    640 Osa bien à ses yeux répudier sa fille.
    641 Vous seul, jusques ici, contraire à vos désirs,
    642 N’osez par un divorce assurer vos plaisirs.
    643 
    644 
    645 
    646 Et ne connais-tu pas l’implacable Agrippine ?
    647 Mon amour inquiet déjà se l’imagine
    648 Qui m’amène Octavie, et d’un œil enflammé
    649 Atteste les saints droits d’un nœud qu’elle a formé ;
    650 Et, portant à mon cœur des atteintes plus rudes,
    651 Me fait un long récit de mes ingratitudes.
    652 De quel front soutenir ce fâcheux entretien ?
    653 
    654 
    655 
    656 N’êtes-vous pas, seigneur, votre maître et le sien ?
    657 Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle ?
    658 Vivez, régnez pour vous : c’est trop régner pour elle.
    659 Craignez-vous ? Mais, seigneur, vous ne la craignez pas ;
    660 Vous venez de bannir le superbe Pallas,
    661 Pallas, dont vous savez qu’elle soutient l’audace.
    662 
    663 
    664 
    665 Éloigné de ses yeux, j’ordonne, je menace,
    666 J’écoute vos conseils, j’ose les approuver ;
    667 Je m’excite contre elle, et tâche à la braver ;
    668 Mais, je t’expose ici mon âme toute nue,
    669 Sitôt que mon malheur me ramène à sa vue,
    670 Soit que je n’ose encor démentir le pouvoir
    671 De ces yeux où j’ai lu si longtemps mon devoir ;
    672 Soit qu’à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
    673 Lui soumette en secret tout ce que je tiens d’elle ;
    674 Mais enfin mes efforts ne me servent de rien :
    675 Mon génie étonné tremble devant le sien.
    676 Et c’est pour m’affranchir de cette dépendance,
    677 Que je la fuis partout, que même je l’offense,
    678 Et que, de temps en temps, j’irrite ses ennuis,
    679 Afin qu’elle m’évite autant que je la fuis.
    680 Mais je t’arrête trop : retire-toi, Narcisse ;
    681 Britannicus pourrait t’accuser d’artifice.
    682 
    683 
    684 
    685 Non, non ; Britannicus s’abandonne à ma foi :
    686 Par son ordre, seigneur, il croit que je vous voi,
    687 Que je m’informe ici de tout ce qui le touche,
    688 Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche.
    689 Impatient, surtout, de revoir ses amours,
    690 Il attend de mes soins ce fidèle secours.
    691 
    692 
    693 
    694 J’y consens ; porte-lui cette douce nouvelle :
    695 Il la verra. Seigneur, bannissez-le loin d’elle.
    696 
    697 
    698 
    699 J’ai mes raisons, Narcisse ; et tu peux concevoir
    700 Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir.
    701 Cependant vante-lui ton heureux stratagème ;
    702 Dis-lui qu’en sa faveur on me trompe moi-même,
    703 Qu’il la voit sans mon ordre. On ouvre ; la voici.
    704 Va retrouver ton maître, et l’amener ici.
    705 
    706 
    707 
    708 
    709 
    710 
    711 
    712 Vous vous troublez, madame, et changez de visage !
    713 Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage ?
    714 
    715 
    716 
    717 Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur ;
    718 J’allais voir Octavie, et non pas l’empereur.
    719 
    720 
    721 
    722 Je le sais bien, madame, et n’ai pu sans envie
    723 Apprendre vos bontés pour l’heureuse Octavie.
    724 
    725 
    726 
    727 Vous, seigneur ? Pensez-vous, madame, qu’en ces lieux
    728 Seule pour vous connaître, Octavie ait des yeux ?
    729 
    730 
    731 
    732 Et quel autre, seigneur, voulez-vous que j’implore ?
    733 À qui demanderais-je un crime que j’ignore ?
    734 Vous qui le punissez, vous ne l’ignorez pas :
    735 De grâce, apprenez-moi, seigneur, mes attentats.
    736 
    737 
    738 
    739 Quoi ! madame, est-ce donc une légère offense
    740 De m’avoir si longtemps caché votre présence ?
    741 Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,
    742 Les avez-vous reçus pour les ensevelir ?
    743 L’heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes
    744 Croître, loin de nos yeux, son amour et vos charmes ?
    745 Pourquoi, de cette gloire exclu jusqu’à ce jour,
    746 M’avez-vous, sans pitié, relégué dans ma cour ?
    747 On dit plus : vous souffrez, sans en être offensée,
    748 Qu’il vous ose, madame, expliquer sa pensée,
    749 Car je ne croirai point que sans me consulter
    750 La sévère Junie ait voulu le flatter ;
    751 Ni qu’elle ait consenti d’aimer et d’être aimée,
    752 Sans que j’en sois instruit que par la renommée.
    753 
    754 
    755 
    756 Je ne vous nîrai point, seigneur, que ses soupirs
    757 M’ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.
    758 Il n’a point détourné ses regards d’une fille
    759 Seul reste du débris d’une illustre famille :
    760 Peut-être il se souvient qu’en un temps plus heureux
    761 Son père me nomma pour l’objet de ses vœux.
    762 Il m’aime ; il obéit à l’empereur son père,
    763 Et j’ose dire encore, à vous, à votre mère :
    764 Vos désirs sont toujours si conformes aux siens…
    765 
    766 
    767 
    768 Ma mère a ses desseins, madame ; et j’ai les miens.
    769 Ne parlons plus ici de Claude et d’Agrippine ;
    770 Ce n’est point par leur choix que je me détermine.
    771 C’est à moi seul, madame, à répondre de vous ;
    772 Et je veux de ma main vous choisir un époux.
    773 
    774 
    775 
    776 Ah, seigneur ! songez-vous que toute autre alliance
    777 Fera honte aux Césars, auteurs de ma naissance ?
    778 
    779 
    780 
    781 Non, madame, l’époux dont je vous entretiens
    782 Peut, sans honte, assembler vos aïeux et les siens ;
    783 Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa flamme.
    784 
    785 
    786 
    787 Et quel est donc, seigneur, cet époux ? Moi, madame.
    788 
    789 
    790 
    791 Vous ! Je vous nommerais, madame, un autre nom,
    792 Si j’en savais quelque autre au-dessus de Néron.
    793 Oui, pour vous faire un choix où vous puissiez souscrire,
    794 J’ai parcouru des yeux la cour, Rome, et l’empire.
    795 Plus j’ai cherché, madame, et plus je cherche encor
    796 En quelles mains je dois confier ce trésor ;
    797 Plus je vois que César, digne seul de vous plaire,
    798 En doit être lui seul l’heureux dépositaire,
    799 Et ne peut dignement vous confier qu’aux mains
    800 À qui Rome a commis l’empire des humains.
    801 Vous-même, consultez vos premières années ;
    802 Claudius à son fils les avait destinées ;
    803 Mais c’était en un temps où de l’empire entier
    804 Il croyait quelque jour le nommer l’héritier.
    805 Les dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,
    806 C’est à vous de passer du côté de l’empire.
    807 En vain de ce présent ils m’auraient honoré,
    808 Si votre cœur devait en être séparé ;
    809 Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes ;
    810 Si, tandis que je donne aux veilles, aux alarmes,
    811 Des jours toujours à plaindre et toujours enviés,
    812 Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds.
    813 Qu’Octavie à vos yeux ne fasse point d’ombrage :
    814 Rome, aussi bien que moi, vous donne son suffrage,
    815 Répudie Octavie, et me fait dénouer
    816 Un hymen que le ciel ne veut point avouer.
    817 Songez-y donc, madame, et pesez en vous-même
    818 Ce choix digne des soins d’un prince qui vous aime,
    819 Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,
    820 Digne de l’univers à qui vous vous devez.
    821 
    822 
    823 
    824 Seigneur, avec raison je demeure étonnée.
    825 Je me vois, dans le cours d’une même journée,
    826 Comme une criminelle amenée en ces lieux ;
    827 Et lorsque avec frayeur je parais à vos yeux,
    828 Que sur mon innocence à peine je me fie,
    829 Vous m’offrez tout d’un coup la place d’Octavie.
    830 J’ose dire pourtant que je n’ai mérité
    831 Ni cet excès d’honneur, ni cette indignité.
    832 Et pouvez-vous, seigneur, souhaiter qu’une fille
    833 Qui vit presque en naissant éteindre sa famille ;
    834 Qui, dans l’obscurité nourrissant sa douleur,
    835 S’est fait une vertu conforme à son malheur,
    836 Passe subitement de cette nuit profonde
    837 Dans un rang qui l’expose aux yeux de tout le monde,
    838 Dont je n’ai pu de loin soutenir la clarté,
    839 Et dont une autre enfin remplit la majesté ?
    840 
    841 
    842 
    843 Je vous ai déjà dit que je la répudie :
    844 Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie.
    845 N’accusez point ici mon choix d’aveuglement ;
    846 Je vous réponds de vous ; consentez seulement.
    847 Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire ;
    848 Et ne préférez point à la solide gloire
    849 Des honneurs dont César prétend vous revêtir,
    850 La gloire d’un refus sujet au repentir.
    851 
    852 
    853 
    854 Le ciel connaît, seigneur, le fond de ma pensée.
    855 Je ne me flatte point d’une gloire insensée :
    856 Je sais de vos présents mesurer la grandeur ;
    857 Mais plus ce rang sur moi répandrait de splendeur,
    858 Plus il me ferait honte, et mettrait en lumière
    859 
    860 Le crime d’en avoir dépouillé l'héritière.
    861 
    862 
    863 
    864 C’est de ses intérêts prendre beaucoup de soin,
    865 Madame ; et l’amitié ne peut aller plus loin.
    866 Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère :
    867 La sœur vous touche ici beaucoup moins que le frère ;
    868 Et pour Britannicus… Il a su me toucher,
    869 Seigneur ; et je n’ai point prétendu m’en cacher.
    870 Cette sincérité, sans doute, est peu discrète ;
    871 Mais toujours de mon cœur ma bouche est l’interprète.
    872 Absente de la cour, je n’ai pas dû penser,
    873 Seigneur, qu’en l’art de feindre il fallût m’exercer.
    874 J’aime Britannicus. Je lui fus destinée
    875 Quand l’empire devait suivre son hyménée :
    876 Mais ces mêmes malheurs qui l’en ont écarté,
    877 Ses honneurs abolis, son palais déserté,
    878 La fuite d’une cour que sa chute a bannie,
    879 Sont autant de liens qui retiennent Junie.
    880 Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs ;
    881 Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs ;
    882 L’empire en est pour vous l’inépuisable source ;
    883 Ou, si quelque chagrin en interrompt la course,
    884 Tout l’univers, soigneux de les entretenir,
    885 S’empresse à l’effacer de votre souvenir.
    886 Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse,
    887 Il ne voit, dans son sort, que moi qui s’intéresse,
    888 Et n’a, pour tous plaisirs, seigneur, que quelques pleurs
    889 Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.
    890 
    891 
    892 
    893 Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j’envie,
    894 Que tout autre que lui me paîrait de sa vie.
    895 Mais je garde à ce prince un traitement plus doux :
    896 Madame, il va bientôt paraître devant vous.
    897 
    898 
    899 
    900 Ah, seigneur ! vos vertus m’ont toujours rassurée.
    901 
    902 
    903 
    904 Je pouvais de ces lieux lui défendre l’entrée ;
    905 Mais, madame, je veux prévenir le danger
    906 Où son ressentiment le pourrait engager.
    907 Je ne veux point le perdre : il vaut mieux que lui-même
    908 Entende son arrêt de la bouche qu’il aime.
    909 Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous
    910 Sans qu’il ait aucun lieu de me croire jaloux.
    911 De son bannissement prenez sur vous l’offense ;
    912 Et, soit par vos discours, soit par votre silence,
    913 Du moins par vos froideurs, faites-lui concevoir
    914 Qu’il doit porter ailleurs ses vœux et son espoir.
    915 
    916 
    917 
    918 Moi ! que je lui prononce un arrêt si sévère !
    919 Ma bouche mille fois lui jura le contraire.
    920 Quand même jusque-là je pourrais me trahir,
    921 Mes yeux lui défendront, seigneur, de m’obéir.
    922 
    923 
    924 
    925 Caché près de ces lieux, je vous verrai, madame.
    926 Renfermez votre amour dans le fond de votre âme :
    927 Vous n’aurez point pour moi de langages secrets,
    928 J’entendrai des regards que vous croirez muets ;
    929 Et sa perte sera l’infaillible salaire
    930 D’un geste ou d’un soupir échappé pour lui plaire.
    931 
    932 
    933 
    934 Hélas ! si j’ose encor former quelques souhaits,
    935 Seigneur, permettez-moi de ne le voir jamais !
    936 
    937 
    938 
    939 
    940 
    941 
    942 
    943 Britannicus, seigneur, demande la princesse ;
    944 Il approche. Qu’il vienne. Ah ! seigneur ! Je vous laisse.
    945 Sa fortune dépend de vous plus que de moi :
    946 Madame, en le voyant, songez que je vous voi.
    947 
    948 
    949 
    950 
    951 
    952 
    953 
    954 Ah ! cher Narcisse, cours au-devant de ton maître ;
    955 Dis-lui… Je suis perdue ! et je le vois paraître.
    956 
    957 
    958 
    959 
    960 
    961 
    962 
    963 Madame, quel bonheur me rapproche de vous ?
    964 Quoi ! je puis donc jouir d’un entretien si doux !
    965 Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore !
    966 Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore ?
    967 Faut-il que je dérobe, avec mille détours,
    968 Un bonheur que vos yeux m’accordaient tous les jours ?
    969 Quelle nuit ! Quel réveil ! Vos pleurs, votre présence,
    970 N’ont point de ces cruels désarmé l’insolence !
    971 Que faisait votre amant ? Quel démon envieux
    972 M’a refusé l’honneur de mourir à vos yeux ?
    973 Hélas ! dans la frayeur dont vous étiez atteinte,
    974 M’avez-vous, en secret, adressé quelque plainte ?
    975 Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter ?
    976 Songiez-vous aux douleurs que vous m’alliez coûter ?
    977 Vous ne me dites rien ! Quel accueil ! Quelle glace !
    978 Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce ?
    979 
    980 Parlez : nous sommes seuls. Notre ennemi, trompé,
    981 Tandis que je vous parle, est ailleurs occupé.
    982 Ménageons les moments de cette heureuse absence.
    983 
    984 
    985 
    986 Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance :
    987 Ces murs mêmes, seigneur, peuvent avoir des yeux ;
    988 Et jamais l’empereur n’est absent de ces lieux.
    989 
    990 
    991 
    992 Et depuis quand, madame, êtes-vous si craintive ?
    993 Quoi ! déjà votre amour souffre qu’on le captive ?
    994 Qu’est devenu ce cœur qui me jurait toujours
    995 De faire à Néron même envier nos amours ?
    996 Mais bannissez, madame, une inutile crainte :
    997 La foi dans tous les cœurs n’est pas encore éteinte ;
    998 Chacun semble des yeux approuver mon courroux ;
    999 La mère de Néron se déclare pour nous.
   1000 Rome, de sa conduite elle-même offensée…
   1001 
   1002 
   1003 
   1004 Ah ! seigneur ! vous parlez contre votre pensée.
   1005 Vous-même vous m’avez avoué mille fois
   1006 Que Rome le louait d’une commune voix ;
   1007 Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage ;
   1008 Sans doute la douleur vous dicte ce langage.
   1009 
   1010 
   1011 
   1012 Ce discours me surprend, il le faut avouer :
   1013 Je ne vous cherchais pas pour l’entendre louer.
   1014 Quoi ! pour vous confier la douleur qui m’accable,
   1015 À peine je dérobe un moment favorable ;
   1016 Et ce moment si cher, madame, est consumé
   1017 À louer l’ennemi dont je suis opprimé !
   1018 Qui vous rend à vous-même, en un jour, si contraire ?
   1019 Quoi ! même vos regards ont appris à se taire ?
   1020 Que vois-je ? Vous craignez de rencontrer mes yeux !
   1021 Néron vous plairait-il ? Vous serais-je odieux ?
   1022 Oh ! si je le croyais… Au nom des dieux, madame,
   1023 Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme.
   1024 Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir ?
   1025 
   1026 
   1027 
   1028 Retirez-vous, seigneur ; l’empereur va venir.
   1029 
   1030 
   1031 
   1032 Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m’attendre ?
   1033 
   1034 
   1035 
   1036 
   1037 
   1038 
   1039 
   1040 Madame… Non, seigneur, je ne puis rien entendre.
   1041 Vous êtes obéi. Laissez couler du moins
   1042 Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins.
   1043 
   1044 
   1045 
   1046 
   1047 
   1048 
   1049 
   1050 Eh bien ! de leur amour tu vois la violence,
   1051 Narcisse : elle a paru jusque dans son silence !
   1052 Elle aime mon rival, je ne puis l’ignorer ;
   1053 Mais je mettrai ma joie à le désespérer.
   1054 Je me fais de sa peine une image charmante ;
   1055 Et je l’ai vu douter du cœur de son amante.
   1056 Je la suis. Mon rival t’attend pour éclater :
   1057 Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter ;
   1058 Et tandis qu’à mes yeux on le pleure, on l’adore,
   1059 Fais-lui payer bien cher un bonheur qu’il ignore.
   1060 
   1061 
   1062 
   1063 La fortune t’appelle une seconde fois,
   1064 Narcisse : voudrais-tu résister à sa voix ?
   1065 Suivons jusques au bout ses ordres favorables ;
   1066 Et, pour nous rendre heureux, perdons les misérables.
   1067 
   1068 
   1069 
   1070 
   1071 
   1072 
   1073 
   1074 
   1075 
   1076 
   1077 
   1078 
   1079 
   1080 
   1081 Pallas obéira, seigneur. Et de quel œil
   1082 Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil ?
   1083 
   1084 
   1085 
   1086 Ne doutez point, seigneur, que ce coup ne la frappe ;
   1087 Qu’en reproches bientôt sa douleur ne s’échappe.
   1088 Ses transports dès longtemps commencent d’éclater.
   1089 À d’inutiles cris puissent-ils s’arrêter !
   1090 
   1091 
   1092 
   1093 Quoi ! de quelque dessein la croyez-vous capable ?
   1094 
   1095 
   1096 
   1097 Agrippine, seigneur, est toujours redoutable :
   1098 Rome et tous vos soldats révèrent ses aïeux ;
   1099 Germanicus son père est présent à leurs yeux.
   1100 Elle sait son pouvoir ; vous savez son courage ;
   1101 Et ce qui me la fait redouter davantage,
   1102 C’est que vous appuyez vous-même son courroux,
   1103 Et que vous lui donnez des armes contre vous.
   1104 
   1105 
   1106 
   1107 Moi, Burrhus ? Cet amour, seigneur, qui vous possède…
   1108 
   1109 
   1110 
   1111 Je vous entends, Burrhus. Le mal est sans remède :
   1112 
   1113 Mon cœur s’en est plus dit que vous ne m’en direz ;
   1114 Il faut que j’aime enfin. Vous vous le figurez,
   1115 Seigneur ; et, satisfait de quelque résistance,
   1116 Nous redoutez un mal faible dans sa naissance.
   1117 Mais si dans son devoir votre cœur affermi
   1118 Voulait ne point s’entendre avec son ennemi ;
   1119 Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire ;
   1120 Si vous daigniez, seigneur, rappeler la mémoire
   1121 Des vertus d’Octavie indignes de ce prix,
   1122 Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris ;
   1123 Surtout si, de Junie évitant la présence,
   1124 Vous condamniez vos yeux à quelques jours d’absence ;
   1125 Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer,
   1126 On n’aime point, seigneur, si l’on ne veut aimer.
   1127 
   1128 
   1129 
   1130 Je vous croirai, Burrhus, lorsque dans les alarmes
   1131 Il faudra soutenir la gloire de nos armes,
   1132 Ou lorsque, plus tranquille, assis dans le sénat,
   1133 Il faudra décider du destin de l’État ;
   1134 Je m’en reposerai sur votre expérience.
   1135 Mais, croyez-moi, l’amour est une autre science,
   1136 Burrhus ; et je ferais quelque difficulté
   1137 D’abaisser jusque-là votre sévérité.
   1138 Adieu. Je souffre trop, éloigné de Junie.
   1139 
   1140 
   1141 
   1142 
   1143 
   1144 Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie :
   1145 Cette férocité que tu croyais fléchir
   1146 De tes faibles liens est prête à s’affranchir.
   1147 En quels excès peut-être elle va se répandre !
   1148 Ô dieux ! en ce malheur quel conseil dois-je prendre ?
   1149 Sénèque, dont les soins me devraient soulager,
   1150 Occupé loin de Rome, ignore ce danger.
   1151 Mais quoi ! si d’Agrippine excitant la tendresse
   1152 Je pouvais… La voici : mon bonheur me l’adresse.
   1153 
   1154 
   1155 
   1156 
   1157 
   1158 
   1159 
   1160 Eh bien ! je me trompais, Burrhus, dans mes soupçons !
   1161 Et vous vous signalez par d’illustres leçons !
   1162 On exile Pallas, dont le crime peut-être
   1163 Est d’avoir à l’empire élevé votre maître.
   1164 Vous le savez trop bien ; jamais, sans ses avis,
   1165 Claude qu’il gouvernait n’eût adopté mon fils.
   1166 Que dis-je ? À son épouse on donne une rivale ;
   1167 On affranchit Néron de la foi conjugale :
   1168 Digne emploi d’un ministre ennemi des flatteurs,
   1169 Choisi pour mettre un frein à ses jeunes ardeurs,
   1170 De les flatter lui-même, et nourrir dans son âme
   1171 Le mépris de sa mère et l’oubli de sa femme !
   1172 
   1173 
   1174 
   1175 Madame, jusqu’ici c’est trop tôt m’accuser ;
   1176 L’empereur n’a rien fait qu’on ne puisse excuser.
   1177 N’imputez qu’à Pallas un exil nécessaire :
   1178 Son orgueil dès longtemps exigeait ce salaire ;
   1179 Et l’empereur ne fait qu’accomplir à regret
   1180 Ce que toute la cour demandait en secret.
   1181 Le reste est un malheur qui n’est point sans ressource :
   1182 Des larmes d’Octavie on peut tarir la source.
   1183 Mais calmez vos transports ; par un chemin plus doux,
   1184 Vous lui pourrez plus tôt ramener son époux :
   1185 Les menaces, les cris, le rendront plus farouche.
   1186 
   1187 
   1188 
   1189 Ah ! l’on s’efforce en vain de me fermer la bouche.
   1190 Je vois que mon silence irrite vos dédains ;
   1191 Et c’est trop respecter l’ouvrage de mes mains.
   1192 Pallas n’emporte pas tout l’appui d’Agrippine :
   1193 Le ciel m’en laisse assez pour venger ma ruine.
   1194 Le fils de Claudius commence à ressentir
   1195 Des crimes dont je n’ai que le seul repentir.
   1196 J’irai, n’en doutez point, le montrer à l’armée,
   1197 Plaindre aux yeux des soldats son enfance opprimée,
   1198 Leur faire, à mon exemple, expier leur erreur.
   1199 On verra d’un côté le fils d’un empereur
   1200 Redemandant la foi jurée à sa famille,
   1201 Et de Germanicus on entendra la fille ;
   1202 De l’autre, l’on verra le fils d’Ænobarbus,
   1203 Appuyé de Sénèque et du tribun Burrhus,
   1204 Qui, tous deux de l’exil rappelés par moi-même,
   1205 Partagent à mes yeux l’autorité suprême.
   1206 De nos crimes communs je veux qu’on soit instruit ;
   1207 On saura les chemins par où je l’ai conduit :
   1208 Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses,
   1209 J’avoûrai les rumeurs les plus injurieuses ;
   1210 Je confesserai tout, exils, assassinats,
   1211 Poison même… Madame, ils ne vous croiront pas :
   1212 Ils sauront récuser l’injuste stratagème
   1213 D’un témoin irrité qui s’accuse lui-même.
   1214 Pour moi, qui le premier secondai vos desseins,
   1215 Qui fis même jurer l’armée entre ses mains,
   1216 Je ne me repens point de ce zèle sincère.
   1217 Madame, c’est un fils qui succède à son père.
   1218 En adoptant Néron, Claudius, par son choix,
   1219 De son fils et du vôtre a confondu les droits.
   1220 Rome l’a pu choisir. Ainsi, sans être injuste,
   1221 Elle choisit Tibère adopté par Auguste ;
   1222 Et le jeune Agrippa, de son sang descendu,
   1223 Se vit exclu du rang vainement prétendu.
   1224 Sur tant de fondements sa puissance établie
   1225 Par vous-même aujourd’hui ne peut être affaiblie :
   1226 Et, s’il m’écoute encor, madame, sa bonté
   1227 
   1228 Vous en fera bientôt perdre la volonté.
   1229 J’ai commencé, je veux poursuivre mon ouvrage.
   1230 
   1231 
   1232 
   1233 
   1234 
   1235 
   1236 
   1237 Dans quel emportement la douleur vous engage,
   1238 Madame ! L’empereur puisse-t-il l’ignorer !
   1239 
   1240 
   1241 
   1242 Ah ! lui-même à mes yeux puisse-t-il se montrer !
   1243 
   1244 
   1245 
   1246 Madame, au nom des dieux, cachez votre colère.
   1247 Quoi ! pour les intérêts de la sœur ou du frère,
   1248 Faut-il sacrifier le repos de vos jours ?
   1249 Contraindrez-vous César jusque dans ses amours ?
   1250 
   1251 
   1252 
   1253 Quoi ! tu ne vois donc pas jusqu’où l’on me ravale,
   1254 Albine ? C’est à moi qu’on donne une rivale.
   1255 Bientôt, si je ne romps ce funeste lien,
   1256 Ma place est occupée, et je ne suis plus rien.
   1257 Jusqu’ici d’un vain titre Octavie honorée,
   1258 Inutile à la cour, en était ignorée :
   1259 Les grâces, les honneurs, par moi seule versés,
   1260 M’attiraient des mortels les vœux intéressés.
   1261 Une autre de César a surpris la tendresse :
   1262 Elle aura le pouvoir d’épouse et de maîtresse ;
   1263 Le fruit de tant de soins, la pompe des Césars,
   1264 Tout deviendra le prix d’un seul de ses regards.
   1265 Que dis-je ? l’on m’évite, et déjà délaissée…
   1266 Ah ! je ne puis, Albine, en souffrir la pensée.
   1267 Quand je devrais du ciel hâter l’arrêt fatal,
   1268 Néron, l’ingrat Néron… Mais voici son rival.
   1269 
   1270 
   1271 
   1272 
   1273 
   1274 
   1275 
   1276 Nos ennemis communs ne sont pas invincibles,
   1277 Madame ; nos malheurs trouvent des cœurs sensibles :
   1278 Vos amis et les miens, jusqu’alors si secrets,
   1279 Tandis que nous perdions le temps en vains regrets,
   1280 Animés du courroux qu’allume l’injustice,
   1281 Viennent de confier leur douleur à Narcisse.
   1282 Néron n’est pas encor tranquille possesseur
   1283 De l’ingrate qu’il aime au mépris de ma sœur.
   1284 Si vous êtes toujours sensible à son injure,
   1285 On peut dans son devoir ramener le parjure.
   1286 La moitié du sénat s’intéresse pour nous :
   1287 Sylla, Pison, Plautus… Prince, que dites-vous ?
   1288 Sylla, Pison, Plautus, les chefs de la noblesse !
   1289 
   1290 
   1291 
   1292 Madame, je vois bien que ce discours vous blesse,
   1293 Et que votre courroux, tremblant, irrésolu,
   1294 Craint déjà d’obtenir tout ce qu’il a voulu.
   1295 Non, vous avez trop bien établi ma disgrâce ;
   1296 D’aucun ami pour moi ne redoutez l’audace :
   1297 Il ne m’en reste plus ; et vos soins trop prudents
   1298 Les ont tous écartés ou séduits dès longtemps.
   1299 
   1300 
   1301 
   1302 Seigneur, à vos soupçons donnez moins de créance ;
   1303 Notre salut dépend de notre intelligence.
   1304 J’ai promis, il suffit. Malgré vos ennemis,
   1305 Je ne révoque rien de ce que j’ai promis.
   1306 Le coupable Néron fuit en vain ma colère :
   1307 Tôt ou tard il faudra qu’il entende sa mère.
   1308 J’essaîrai tour à tour la force et la douceur ;
   1309 Ou moi-même, avec moi conduisant votre sœur,
   1310 J’irai semer partout ma crainte et ses alarmes,
   1311 Et ranger tous les cœurs du parti de ses larmes.
   1312 Adieu. J’assiégerai Néron de toutes parts.
   1313 Vous, si vous m’en croyez, évitez ses regards.
   1314 
   1315 
   1316 
   1317 
   1318 
   1319 
   1320 
   1321 Ne m’as-tu point flatté d’une fausse espérance ?
   1322 Puis-je sur ton récit fonder quelque assurance,
   1323 Narcisse ? Oui. Mais, seigneur, ce n’est pas en ces lieux
   1324 Qu’il faut développer ce mystère à vos yeux.
   1325 Sortons. Qu’attendez-vous ? Ce que j’attends, Narcisse ?
   1326 Hélas ! Expliquez-vous. Si par ton artifice,
   1327 Je pouvais revoir… Qui ? J’en rougis. Mais enfin
   1328 D’un cœur moins agité j’attendrais mon destin.
   1329 
   1330 
   1331 
   1332 Après tous mes discours, vous la croyez fidèle ?
   1333 
   1334 
   1335 
   1336 Non, je la crois, Narcisse, ingrate, criminelle,
   1337 Digne de mon courroux ; mais je sens, malgré moi
   1338 Que je ne le crois pas autant que je le doi.
   1339 
   1340 Dans ses égarements, mon cœur opiniâtre
   1341 Lui prête des raisons, l’excuse, l’idolâtre.
   1342 Je voudrais vaincre enfin mon incrédulité ;
   1343 Je la voudrais haïr avec tranquillité.
   1344 Eh ! qui croira qu’un cœur si grand en apparence,
   1345 D’une infidèle cour ennemi dès l’enfance,
   1346 Renonce à tant de gloire, et, dès le premier jour,
   1347 Trame une perfidie inouïe à la cour ?
   1348 
   1349 
   1350 
   1351 Eh ! qui sait si l’ingrate, en sa longue retraite,
   1352 N’a point de l’empereur médité la défaite ?
   1353 Trop sûre que ses yeux ne pouvaient se cacher,
   1354 Peut-être elle fuyait pour se faire chercher,
   1355 Pour exciter Néron par la gloire pénible
   1356 De vaincre une fierté jusqu’alors invincible.
   1357 
   1358 
   1359 
   1360 Je ne la puis donc voir ? Seigneur, en ce moment
   1361 Elle reçoit les vœux de son nouvel amant.
   1362 
   1363 
   1364 
   1365 Eh bien ! Narcisse, allons. Mais que vois-je ? c’est elle.
   1366 
   1367 
   1368 
   1369 Ah ! dieux ! À l’empereur portons cette nouvelle.
   1370 
   1371 
   1372 
   1373 
   1374 
   1375 
   1376 
   1377 Retirez-vous, seigneur, et fuyez un courroux
   1378 Que ma persévérance allume contre vous.
   1379 Néron est irrité. Je me suis échappée
   1380 Tandis qu’à l’arrêter sa mère est occupée.
   1381 Adieu, réservez-vous, sans blesser mon amour,
   1382 Au plaisir de me voir justifier un jour.
   1383 Votre image sans cesse est présente à mon âme :
   1384 Rien ne l’en peut bannir. Je vous entends, madame :
   1385 Vous voulez que ma fuite assure vos désirs,
   1386 Que je laisse un champ libre à vos nouveaux soupirs.
   1387 Sans doute, en me voyant, une pudeur secrète
   1388 Ne vous laisse goûter qu’une joie inquiète.
   1389 Eh bien, il faut partir ! Seigneur, sans m’imputer… 
   1390 
   1391 Ah ! vous deviez du moins plus longtemps disputer.
   1392 Je ne murmure point qu’une amitié commune
   1393 Se range du parti que flatte la fortune ;
   1394 Que l’éclat d’un empire ait pu vous éblouir ;
   1395 Qu’aux dépens de ma sœur vous en vouliez jouir ;
   1396 Mais que, de ces grandeurs comme une autre occupée,
   1397 Vous m’en ayez paru si longtemps détrompée ;
   1398 Non, je l’avoue encor, mon cœur désespéré
   1399 Contre ce seul malheur n’était point préparé.
   1400 J’ai vu sur ma ruine élever l’injustice ;
   1401 De mes persécutions j’ai vu le ciel complice :
   1402 Tant d’horreurs n’avaient point épuisé son courroux,
   1403 Madame ; il me restait d’être oublié de vous.
   1404 
   1405 
   1406 
   1407 Dans un temps plus heureux, ma juste impatience
   1408 Vous ferait repentir de votre défiance ;
   1409 Mais Néron vous menace : en ce pressant danger,
   1410 Seigneur, j’ai d’autres soins que de vous affliger.
   1411 Allez, rassurez-vous, et cessez de vous plaindre :
   1412 Néron nous écoutait, et m’ordonnait de feindre.
   1413 
   1414 
   1415 
   1416 Quoi ! le cruel… Témoin de tout notre entretien,
   1417 D’un visage sévère examinait le mien,
   1418 Prêt à faire sur vous éclater la vengeance
   1419 D’un geste confident de notre intelligence.
   1420 
   1421 
   1422 
   1423 Néron nous écoutait, madame ! Mais, hélas !
   1424 Vos yeux auraient pu feindre, et ne m’abuser pas :
   1425 Ils pouvaient me nommer l’auteur de cet outrage !
   1426 L’amour est-il muet, ou n’a-t-il qu’un langage ?
   1427 De quel trouble un regard pouvait me préserver !
   1428 Il fallait… Il fallait me taire et vous sauver.
   1429 Combien de fois, hélas ! puisqu’il faut vous le dire,
   1430 Mon cœur de son désordre allait-il vous instruire !
   1431 De combien de soupirs interrompant le cours,
   1432 Ai-je évité vos yeux que je cherchais toujours !
   1433 Quel tourment de se taire en voyant ce qu’on aime,
   1434 De l’entendre gémir, de l’affliger soi-même,
   1435 Lorsque par un regard on peut le consoler !
   1436 Mais quels pleurs ce regard aurait-il fait couler !
   1437 Ah ! dans ce souvenir, inquiète, troublée,
   1438 Je ne me sentais pas assez dissimulée :
   1439 De mon front effrayé je craignais la pâleur ;
   1440 Je trouvais mes regards trop pleins de ma douleur ;
   1441 Sans cesse il me semblait que Néron en colère
   1442 Me venait reprocher trop de soin de vous plaire ;
   1443 Je craignais mon amour vainement renfermé ;
   1444 Enfin, j’aurais voulu n’avoir jamais aimé.
   1445 Hélas ! pour son bonheur, seigneur, et pour le nôtre,
   1446 Il n’est que trop instruit de mon cœur et du vôtre !
   1447 Allez, encore un coup, cachez-vous à ses yeux :
   1448 Mon cœur plus à loisir vous éclaircira mieux.
   1449 De mille autres secrets j’aurais compte à vous rendre.
   1450 
   1451 
   1452 
   1453 Ah ! n’en voilà que trop ; c’est trop me faire entendre,
   1454 Madame, mon bonheur, mon crime, vos bontés
   1455 
   1456 Et savez-vous pour moi tout ce que vous quittez ?
   1457 Quand pourrai-je à vos pieds expier ce reproche ?
   1458 
   1459 
   1460 
   1461 Que faites-vous ? Hélas ! votre rival s’approche.
   1462 
   1463 
   1464 
   1465 
   1466 
   1467 
   1468 
   1469 Prince, continuez des transports si charmants.
   1470 Je conçois vos bontés par ses remercîments,
   1471 Madame ; à vos genoux je viens de le surprendre.
   1472 Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendre ;
   1473 Ce lieu le favorise, et je vous y retiens
   1474 Pour lui faciliter de si doux entretiens.
   1475 
   1476 
   1477 
   1478 Je puis mettre à ses pieds ma douleur ou ma joie
   1479 Partout où sa bonté consent que je la voie,
   1480 Et l’aspect de ces lieux où vous la retenez
   1481 N’a rien dont mes regards doivent être étonnés.
   1482 
   1483 
   1484 
   1485 Et que vous montrent-ils qui ne vous avertisse
   1486 Qu’il faut qu’on me respecte et que l’on m’obéisse ?
   1487 
   1488 
   1489 
   1490 Ils ne nous ont pas vu l’un et l’autre élever,
   1491 Moi pour vous obéir, et vous pour me braver ;
   1492 Et ne s’attendaient pas, lorsqu’ils nous virent naître,
   1493 Qu’un jour Domitius me dût parler en maître.
   1494 
   1495 
   1496 
   1497 Ainsi par le destin nos vœux sont traversés ;
   1498 J’obéissais alors, et vous obéissez.
   1499 Si vous n’avez appris à vous laisser conduire,
   1500 Vous êtes jeune encore, et l’on peut vous instruire.
   1501 
   1502 
   1503 
   1504 Et qui m’en instruira ? Tout l’empire à la fois,
   1505 Rome. Rome met-elle au nombre de vos droits
   1506 Tout ce qu’a de cruel l’injustice et la force,
   1507 Les emprisonnements, le rapt et le divorce ?
   1508 
   1509 
   1510 
   1511 Rome ne porte point ses regards curieux
   1512 Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux.
   1513 Imitez son respect. On sait ce qu’elle en pense.
   1514 
   1515 
   1516 
   1517 Elle se tait du moins : imitez son silence.
   1518 
   1519 
   1520 
   1521 Ainsi Néron commence à ne se plus forcer.
   1522 
   1523 
   1524 
   1525 Néron de vos discours commence à se lasser.
   1526 
   1527 
   1528 
   1529 Chacun devait bénir le bonheur de son règne.
   1530 
   1531 
   1532 
   1533 Heureux ou malheureux, il suffit qu’on me craigne.
   1534 
   1535 
   1536 
   1537 Je connais mal Junie, ou de tels sentiments
   1538 Ne mériteront pas ses applaudissements.
   1539 
   1540 
   1541 
   1542 Du moins, si je ne sais le secret de lui plaire,
   1543 Je sais l’art de punir un rival téméraire.
   1544 
   1545 
   1546 
   1547 Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler,
   1548 Sa seule inimitié peut me faire trembler.
   1549 
   1550 
   1551 
   1552 Souhaitez-la ; c’est tout ce que je puis vous dire.
   1553 
   1554 
   1555 
   1556 Le bonheur de lui plaire est le seul où j’aspire.
   1557 
   1558 
   1559 
   1560 Elle vous l’a promis, vous lui plairez toujours.
   1561 
   1562 
   1563 
   1564 Je ne sais pas du moins épier ses discours.
   1565 Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche,
   1566 Et ne me cache point pour lui fermer la bouche.
   1567 
   1568 
   1569 
   1570 Je vous entends. Eh bien ! gardes ! Que faites-vous ?
   1571 C’est votre frère. Hélas ! c’est un amant jaloux.
   1572 Seigneur, mille malheurs persécutent sa vie :
   1573 Ah ! son bonheur peut-il exciter votre envie ?
   1574 Souffrez que, de vos cœurs rapprochant les liens,
   1575 Je me cache à vos yeux, et me dérobe aux siens.
   1576 Ma fuite arrêtera vos discordes fatales ;
   1577 Seigneur, j’irai remplir le nombre des vestales.
   1578 Ne lui disputez plus mes vœux infortunés,
   1579 Souffrez que les dieux seuls en soient importunés.
   1580 
   1581 
   1582 
   1583 L’entreprise, madame, est étrange et soudaine.
   1584 Dans son appartement, gardes, qu’on la remène !
   1585 Gardez Britannicus dans celui de sa sœur.
   1586 
   1587 
   1588 
   1589 C’est ainsi que Néron sait disputer un cœur !
   1590 
   1591 
   1592 
   1593 Prince, sans l’irriter, cédons à cet orage.
   1594 
   1595 
   1596 
   1597 Gardes, obéissez sans tarder davantage.
   1598 
   1599 
   1600 
   1601 
   1602 
   1603 
   1604 
   1605 Que vois-je ? Ô ciel ! Ainsi leurs feux sont redoublés ;
   1606 Je reconnais la main qui les a rassemblés.
   1607 Agrippine ne s’est présentée à ma vue,
   1608 Ne s’est dans ses discours si longtemps étendue,
   1609 Que pour faire jouer ce ressort odieux.
   1610 Qu’on sache si ma mère est encore en ces lieux.
   1611 
   1612 Burrhus, dans ce palais je veux qu’on la retienne,
   1613 Et qu’au lieu de sa garde on lui donne la mienne.
   1614 
   1615 
   1616 
   1617 Quoi ! seigneur, sans l’ouïr ! Une mère ! Arrêtez :
   1618 J’ignore quels projets, Burrhus, vous méditez ;
   1619 Mais, depuis quelques jours, tout ce que je désire
   1620 Trouve en vous un censeur prêt à me contredire.
   1621 Répondez-m’en, vous dis-je, ou, sur votre refus,
   1622 D’autres me répondront et d’elle et de Burrhus.
   1623 
   1624 
   1625 
   1626 
   1627 
   1628 
   1629 
   1630 
   1631 
   1632 
   1633 
   1634 
   1635 
   1636 
   1637 Oui, madame, à loisir vous pourrez vous défendre ;
   1638 César lui-même ici consent de vous entendre.
   1639 Si son ordre au palais vous a fait retenir,
   1640 C’est peut-être à dessein de vous entretenir.
   1641 Quoi qu’il en soit, si j’ose expliquer ma pensée,
   1642 Ne vous souvenez plus qu’il vous ait offensée ;
   1643 Préparez-vous plutôt à lui tendre les bras,
   1644 Défendez-vous, madame, et ne l’accusez pas.
   1645 Vous voyez, c’est lui seul que la cour envisage.
   1646 Quoiqu’il soit votre fils, et même votre ouvrage,
   1647 Il est votre empereur. Vous êtes, comme nous,
   1648 Sujette à ce pouvoir qu’il a reçu de vous.
   1649 Selon qu’il vous menace, ou bien qu’il vous caresse,
   1650 La cour autour de vous ou s’écarte ou s’empresse.
   1651 C’est son appui qu’on cherche en cherchant votre appui.
   1652 Mais voici l’empereur. Qu’on me laisse avec lui.
   1653 
   1654 
   1655 
   1656 
   1657 
   1658 
   1659 
   1660 Approchez-vous, Néron, et prenez votre place.
   1661 On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
   1662 J’ignore de quel crime on a pu me noircir ;
   1663 De tous ceux que j’ai faits je vais vous éclaircir.
   1664 Vous régnez ; vous savez combien votre naissance
   1665 Entre l’empire et vous avait mis de distance.
   1666 Les droits de mes aïeux, que Rome a consacrés,
   1667 Étaient même sans moi d’inutiles degrés.
   1668 Quand de Britannicus la mère condamnée
   1669 Laissa de Claudius disputer l’hyménée,
   1670 Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix,
   1671 Qui de ses affranchis mendièrent les voix,
   1672 Je souhaitai son lit, dans la seule pensée
   1673 De vous laisser au trône où je serais placée,
   1674 Je fléchis mon orgueil ; j’allai prier Pallas.
   1675 Son maître, chaque jour caressé dans mes bras,
   1676 Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce
   1677 L’amour où je voulais amener sa tendresse.
   1678 Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux
   1679 Écartait Claudius d’un lit incestueux ;
   1680 Il n’osait épouser la fille de son frère.
   1681 Le sénat fut séduit : une loi moins sévère
   1682 Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux.
   1683 C’était beaucoup pour moi, ce n’était rien pour vous.
   1684 Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille ;
   1685 Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille :
   1686 Silanus, qui l’aimait, s’en vit abandonné,
   1687 Et marqua de son sang ce jour infortuné.
   1688 Ce n’était rien encore. Eussiez-vous pu prétendre
   1689 Qu’un jour Claude à son fils pût préférer son gendre ?
   1690 De ce même Pallas j’implorai le secours ;
   1691 Claude vous adopta, vaincu par ses discours,
   1692 Vous appela Néron ; et du pouvoir suprême
   1693 Voulut, avant le temps, vous faire part lui-même.
   1694 C’est alors que chacun, rappelant le passé,
   1695 Découvrit mon dessein déjà trop avancé ;
   1696 Que de Britannicus la disgrâce future
   1697 Des amis de son père excita le murmure.
   1698 Mes promesses aux uns éblouirent les yeux ;
   1699 L’exil me délivra des plus séditieux ;
   1700 Claude même, lassé de ma plainte éternelle,
   1701 Éloigna de son fils tous ceux de qui le zèle,
   1702 Engagé dès longtemps à suivre son destin,
   1703 Pouvait du trône encor lui rouvrir le chemin.
   1704 Je fis plus ; je choisis moi-même dans ma suite
   1705 Ceux à qui je voulais qu’on livrât sa conduite ;
   1706 J’eus soin de vous nommer par un contraire choix,
   1707 Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix ;
   1708 Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée ;
   1709 J’appelai de l’exil, je tirai de l’armée,
   1710 Et ce même Sénèque, et ce même Burrhus,
   1711 Qui depuis… Rome alors estimait leurs vertus.
   1712 De Claude en même temps épuisant les richesses,
   1713 Ma main, sous votre nom, répandait ses largesses.
   1714 Les spectacles, les dons, invincibles appas,
   1715 Vous attiraient les cœurs du peuple et des soldats,
   1716 
   1717 Qui d’ailleurs, réveillant leur tendresse première,
   1718 Favorisaient en vous Germanicus mon père.
   1719 Cependant Claudius penchait vers son déclin.
   1720 Ses yeux, longtemps fermés, s’ouvrirent à la fin ;
   1721 Il connut son erreur. Occupé de sa crainte,
   1722 Il laissa pour son fils échapper quelque plainte,
   1723 Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis.
   1724 Ses gardes, son palais, son lit, m’étaient soumis.
   1725 Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse,
   1726 De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse :
   1727 Mes soins, en apparence, épargnant ses douleurs,
   1728 De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs.
   1729 Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte.
   1730 J’arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte ;
   1731 Et tandis que Burrhus allait secrètement
   1732 De l’armée en vos mains exiger le serment,
   1733 Que vous marchiez au camp, conduit sous mes auspices,
   1734 Dans Rome les autels fumaient de sacrifices ;
   1735 Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité
   1736 Du prince déjà mort demandait la santé.
   1737 Enfin, des légions l’entière obéissance
   1738 Ayant de votre empire affermi la puissance,
   1739 On vit Claude ; et le peuple, étonné de son sort,
   1740 Apprit en même temps votre règne et sa mort.
   1741 C’est le sincère aveu que je voulais vous faire :
   1742 Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire :
   1743 Du fruit de tant de soins à peine jouissant
   1744 En avez-vous six mois paru reconnaissant,
   1745 Que, lassé d’un respect qui vous gênait peut-être,
   1746 Vous avez affecté de ne me plus connaître.
   1747 J’ai vu Burrhus, Sénèque, aigrissant vos soupçons,
   1748 De l’infidélité vous tracer des leçons,
   1749 Ravis d’être vaincus dans leur propre science.
   1750 J’ai vu favorisés de votre confiance
   1751 Othon, Sénécion, jeunes voluptueux,
   1752 Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux ;
   1753 Et lorsque, vos mépris excitant mes murmures,
   1754 Je vous ai demandé raison de tant d’injures,
   1755 (Seul recours d’un ingrat qui se voit confondu)
   1756 Par de nouveaux affronts vous m’avez répondu.
   1757 Aujourd’hui je promets Junie à votre frère ;
   1758 Ils se flattent tous deux du choix de votre mère :
   1759 Que faites-vous ? Junie, enlevée à la cour,
   1760 Devient en une nuit l’objet de votre amour ;
   1761 Je vois de votre cœur Octavie effacée,
   1762 Prête à sortir du lit où je l’avais placée ;
   1763 Je vois Pallas banni, votre frère arrêté ;
   1764 Vous attentez enfin jusqu’à ma liberté ;
   1765 Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies.
   1766 Et lorsque, convaincu de tant de perfidies,
   1767 Vous deviez ne me voir que pour les expier,
   1768 C’est vous qui m’ordonnez de me justifier !
   1769 
   1770 
   1771 
   1772 Je me souviens toujours que je vous dois l’empire,
   1773 Et, sans vous fatiguer du soin de le redire,
   1774 Votre bonté, madame, avec tranquillité
   1775 Pouvait se reposer sur ma fidélité.
   1776 Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues
   1777 Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues
   1778 Que jadis, j’ose ici vous le dire entre nous,
   1779 Vous n’aviez, sous mon nom, travaillé que pour vous.
   1780 « Tant d’honneurs, disaient-ils, et tant de déférences,
   1781 « Sont-ce de ses bienfaits de faibles récompenses ?
   1782 « Quel crime a donc commis ce fils tant condamné ?
   1783 « Est-ce pour obéir qu’elle l’a couronné ?
   1784 « N’est-il de son pouvoir que le dépositaire ? »
   1785 Non que, si jusque-là j’avais pu vous complaire,
   1786 Je n’eusse pris plaisir, madame, à vous céder
   1787 Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander ;
   1788 Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse.
   1789 Vous entendiez les bruits qu’excitait ma faiblesse ;
   1790 Le sénat chaque jour et le peuple, irrités
   1791 De s’ouïr par ma voix dicter vos volontés,
   1792 Publiaient qu’en mourant Claude avec sa puissance
   1793 M’avait encor laissé sa simple obéissance.
   1794 Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux
   1795 Porter en murmurant leurs aigles devant vous ;
   1796 Honteux de rabaisser par cet indigne usage
   1797 Les héros dont encore elles portent l’image.
   1798 Toute autre se serait rendue à leurs discours ;
   1799 Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours.
   1800 Avec Britannicus contre moi réunie,
   1801 Vous le fortifiez du parti de Junie ;
   1802 Et la main de Pallas trame tous ces complots.
   1803 Et lorsque malgré moi j’assure mon repos,
   1804 On vous voit de colère et de haine animée ;
   1805 Vous voulez présenter mon rival à l’armée,
   1806 Déjà jusques au camp le bruit en a couru.
   1807 
   1808 
   1809 
   1810 Moi, le faire empereur ? Ingrat ! l’avez-vous cru ?
   1811 Quel serait mon dessein ? qu’aurais-je pu prétendre ?
   1812 Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ?
   1813 Ah ! si sous votre empire on ne m’épargne pas,
   1814 Si mes accusateurs observent tous mes pas,
   1815 Si de leur empereur ils poursuivent la mère,
   1816 Que ferais-je au milieu d’une cour étrangère ?
   1817 Ils me reprocheraient, non des cris impuissants,
   1818 Des desseins étouffés aussitôt que naissants,
   1819 Mais des crimes pour vous commis à votre vue,
   1820 Et dont je ne serais que trop tôt convaincue.
   1821 Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours ;
   1822 Vous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours.
   1823 Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses
   1824 N’ont arraché de vous que de feintes caresses.
   1825 Rien ne vous a pu vaincre ; et votre dureté
   1826 Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté.
   1827 Que je suis malheureuse ! et par quelle infortune
   1828 Faut-il que tous mes soins me rendent importune !
   1829 
   1830 Je n’ai qu’un fils. Ô ciel ! qui m’entends aujourd’hui,
   1831 T’ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui ?
   1832 Remords, crainte, périls, rien ne m’a retenue ;
   1833 J’ai vaincu ses mépris ; j’ai détourné ma vue
   1834 Des malheurs qui dès lors me furent annoncés ;
   1835 J’ai fait ce que j’ai pu ; vous régnez, c’est assez.
   1836 Avec ma liberté, que vous m’avez ravie,
   1837 Si vous le souhaitez, prenez encor ma vie,
   1838 Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité
   1839 Ne vous ravisse pas ce qui m’a tant coûté.
   1840 
   1841 
   1842 
   1843 Eh bien donc, prononcez. Que voulez-vous qu’on fasse ?
   1844 
   1845 
   1846 
   1847 De mes accusateurs qu’on punisse l’audace ;
   1848 Que de Britannicus on calme le courroux ;
   1849 Que Junie à son choix puisse prendre un époux ;
   1850 Qu’ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure ;
   1851 Que vous me permettiez de vous voir à toute heure ;
   1852 Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,
   1853 
   1854 À votre porte enfin n’ose plus m’arrêter.
   1855 
   1856 
   1857 
   1858 Oui, madame, je veux que ma reconnaissance
   1859 Désormais dans les cœurs grave votre puissance ;
   1860 Et je bénis déjà cette heureuse froideur,
   1861 Qui de notre amitié va rallumer l’ardeur.
   1862 Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l’oublie ;
   1863 Avec Britannicus je me réconcilie ;
   1864 Et quant à cet amour qui nous a séparés,
   1865 Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez.
   1866 Allez donc, et portez cette joie à mon frère.
   1867 Gardes, qu’on obéisse aux ordres de ma mère.
   1868 
   1869 
   1870 
   1871 
   1872 
   1873 
   1874 
   1875 Que cette paix, seigneur, et ces embrassements
   1876 Vont offrir à mes yeux de spectacles charmants !
   1877 Vous savez si jamais ma voix lui fut contraire,
   1878 Si de son amitié j’ai voulu vous distraire,
   1879 Et si j’ai mérité cet injuste courroux.
   1880 
   1881 
   1882 
   1883 Je ne vous flatte point, je me plaignais de vous,
   1884 Burrhus ; je vous ai crus tous deux d’intelligence ;
   1885 Mais son inimitié vous rend ma confiance.
   1886 Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher ;
   1887 J’embrasse mon rival, mais c’est pour l’étouffer.
   1888 
   1889 
   1890 
   1891 Quoi, seigneur ! C’en est trop ; il faut que sa ruine
   1892 Me délivre à jamais des fureurs d’Agrippine.
   1893 Tant qu’il respirera, je ne vis qu’à demi.
   1894 Elle m’a fatigué de ce nom ennemi ;
   1895 Et je ne prétends pas que sa coupable audace
   1896 Une seconde fois lui promette ma place.
   1897 
   1898 
   1899 
   1900 Elle va donc bientôt pleurer Britannicus ?
   1901 
   1902 
   1903 
   1904 Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.
   1905 
   1906 
   1907 
   1908 Et qui de ce dessein vous inspire l’envie ?
   1909 
   1910 
   1911 
   1912 Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie.
   1913 
   1914 
   1915 
   1916 Non, quoi que vous disiez, cet horrible dessein
   1917 Ne fut jamais, seigneur, conçu dans votre sein.
   1918 
   1919 
   1920 
   1921 Burrhus ! De votre bouche, ô ciel ! puis-je l’apprendre ?
   1922 Vous-même, sans frémir, avez-vous pu l’entendre ?
   1923 Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner ?
   1924 Néron dans tous les cœurs est-il las de régner ?
   1925 Que dira-t-on de vous ? quelle est votre pensée ?
   1926 
   1927 
   1928 
   1929 Quoi ! toujours enchaîné de ma gloire passée,
   1930 J’aurai devant les yeux je ne sais quel amour
   1931 Que le hasard nous donne et nous ôte en un jour ?
   1932 Soumis à tous leurs vœux, à mes désirs contraire,
   1933 Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ?
   1934 
   1935 
   1936 
   1937 Eh ! ne suffit-il pas, seigneur, à vos souhaits
   1938 Que le bonheur public soit un de vos bienfaits ?
   1939 C’est à vous à choisir, vous êtes encor maître.
   1940 Vertueux jusqu’ici, vous pouvez toujours l’être ;
   1941 Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus,
   1942 Vous n’avez qu’à marcher de vertus en vertus.
   1943 Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,
   1944 Il vous faudra, seigneur, courir de crime en crime,
   1945 Soutenir vos rigueurs par d’autres cruautés,
   1946 Et laver dans le sang vos bras ensanglantés.
   1947 Britannicus mourant excitera le zèle
   1948 De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle.
   1949 Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,
   1950 Qui, même après leur mort, auront des successeurs ;
   1951 Vous allumez un feu qui ne pourra s’éteindre.
   1952 Craint de tout l’univers, il vous faudra tout craindre,
   1953 Toujours punir, toujours trembler dans vos projets,
   1954 Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
   1955 Ah ! de vos premiers ans l’heureuse expérience
   1956 Vous fait-elle, seigneur, haïr votre innocence ?
   1957 Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?
   1958 Dans quel repos, ô ciel ! les avez-vous coulés !
   1959 Quel plaisir de penser et de dire en vous-même :
   1960 « Partout en ce moment on me bénit, on m’aime ;
   1961 
   1962 « On ne voit point le peuple à mon nom s’alarmer ;
   1963 « Le ciel dans tous leurs pleurs ne m’entend point nommer ;
   1964 « Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ;
   1965 « Je vois voler partout les cœurs à mon passage ! »
   1966 Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, ô dieux !
   1967 Le sang le plus abject vous était précieux :
   1968 Un jour, il m’en souvient, le sénat équitable
   1969 Vous pressait de souscrire à la mort d’un coupable ;
   1970 Vous résistiez, seigneur, à leur sévérité ;
   1971 Votre cœur s’accusait de trop de cruauté ;
   1972 Et plaignant les malheurs attachés à l’empire,
   1973 « Je voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire. »
   1974 Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur
   1975 Ma mort m’épargnera la vue et la douleur ;
   1976 On ne me verra point survivre à votre gloire.
   1977 Si vous allez commettre une action si noire,
   1978 Me voilà prêt, seigneur ; avant que de partir,
   1979 
   1980 Faites percer ce cœur qui n’y peut consentir ;
   1981 Appelez les cruels qui vous l’ont inspirée ;
   1982 Qu’ils viennent essayer leur main mal assurée…
   1983 Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur ;
   1984 Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.
   1985 Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides
   1986 Qui vous osent donner ces conseils parricides ;
   1987 Appelez votre frère, oubliez dans ses bras…
   1988 
   1989 
   1990 
   1991 Ah ! que demandez-vous ! Non, il ne vous hait pas,
   1992 Seigneur ; on le trahit ; je sais son innocence ;
   1993 Je vous réponds pour lui de son obéissance.
   1994 J’y cours. Je vais presser un entretien si doux.
   1995 
   1996 
   1997 
   1998 Dans mon appartement qu’il m’attende avec vous.
   1999 
   2000 
   2001 
   2002 
   2003 
   2004 
   2005 
   2006 Seigneur, j’ai tout prévu pour une mort si juste :
   2007 Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste
   2008 A redoublé pour moi ses soins officieux :
   2009 Elle a fait expirer un esclave à mes yeux ;
   2010 Et le fer est moins prompt, pour trancher une vie,
   2011 Que le nouveau poison que sa main me confie.
   2012 
   2013 
   2014 
   2015 Narcisse, c’est assez ; je reconnais ce soin,
   2016 Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.
   2017 
   2018 
   2019 
   2020 Quoi ! pour Britannicus votre haine affaiblie
   2021 Me défend… Oui, Narcisse : on nous réconcilie.
   2022 
   2023 
   2024 
   2025 Je me garderai bien de vous en détourner,
   2026 Seigneur. Mais il s’est vu tantôt emprisonner :
   2027 Cette offense en son cœur sera longtemps nouvelle.
   2028 Il n’est point de secrets que le temps ne révèle :
   2029 Il saura que ma main lui devait présenter
   2030 Un poison que votre ordre avait fait apprêter.
   2031 Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire !
   2032 Mais peut-être il fera ce que vous n’osez faire.
   2033 
   2034 
   2035 
   2036 On répond de son cœur ; et je vaincrai le mien.
   2037 
   2038 
   2039 
   2040 Et l’hymen de Junie en est-il le lien ?
   2041 Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ?
   2042 
   2043 
   2044 
   2045 C’est prendre trop de soin. Quoi qu’il en soit, Narcisse,
   2046 Je ne le compte plus parmi mes ennemis.
   2047 
   2048 
   2049 
   2050 Agrippine, seigneur, se l’était bien promis :
   2051 Elle a repris sur vous son souverain empire.
   2052 
   2053 
   2054 
   2055 Quoi donc ? qu’a-t-elle dit ? et que voulez-vous dire ?
   2056 
   2057 
   2058 
   2059 Elle s’en est vantée assez publiquement.
   2060 
   2061 
   2062 
   2063 De quoi ? Qu’elle n’avait qu’à vous voir un moment ;
   2064 Qu’à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste,
   2065 On verrait succéder un silence modeste ;
   2066 Que vous-même à la paix souscririez le premier :
   2067 Heureux que sa bonté daignât tout oublier !
   2068 
   2069 
   2070 
   2071 Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ?
   2072 Je n’ai que trop de pente à punir son audace ;
   2073 Et, si je m’en croyais, ce triomphe indiscret
   2074 Serait bientôt suivi d’un éternel regret.
   2075 Mais de tout l’univers quel sera le langage ?
   2076 Sur les pas des tyrans veux-tu que je m’engage,
   2077 Et que Rome, effaçant tant de titres d’honneur,
   2078 Me laisse pour tout nom celui d’empoisonneur ?
   2079 Ils mettront ma vengeance au rang des parricides.
   2080 
   2081 
   2082 
   2083 Et prenez-vous, seigneur, leurs caprices pour guides ?
   2084 Avez-vous prétendu qu’ils se tairaient toujours ?
   2085 Est-ce à vous de prêter l’oreille à leurs discours ?
   2086 De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire,
   2087 Et serez-vous le seul que vous n’oserez croire ?
   2088 Mais, seigneur, les Romains ne vous sont pas connus :
   2089 Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus.
   2090 Tant de précaution affaiblit votre règne :
   2091 Ils croiront, en effet, mériter qu’on les craigne.
   2092 
   2093 Au joug, depuis longtemps, ils se sont façonnés ;
   2094 Ils adorent la main qui les tient enchaînés.
   2095 Vous les verrez toujours ardents à vous complaire :
   2096 Leur prompte servitude a fatigué Tibère.
   2097 Moi-même, revêtu d’un pouvoir emprunté,
   2098 Que je reçus de Claude avec la liberté,
   2099 J’ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée,
   2100 Tenté leur patience, et ne l’ai point lassée.
   2101 D’un empoisonnement vous craignez la noirceur !
   2102 Faites périr le frère, abandonnez la sœur ;
   2103 Rome, sur les autels prodiguant les victimes,
   2104 Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes :
   2105 Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
   2106 Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés.
   2107 
   2108 
   2109 
   2110 Narcisse, encore un coup, je ne puis l’entreprendre.
   2111 J’ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.
   2112 Je ne veux point encore, en lui manquant de foi,
   2113 Donner à sa vertu des armes contre moi.
   2114 J’oppose à ses raisons un courage inutile :
   2115 Je ne l’écoute point avec un cœur tranquille.
   2116 
   2117 
   2118 
   2119 Burrhus ne pense pas, seigneur, tout ce qu’il dit :
   2120 Son adroite vertu ménage son crédit ;
   2121 Ou plutôt ils n’ont tous qu’une même pensée.
   2122 Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée ;
   2123 Vous seriez libre alors, seigneur, et devant vous
   2124 Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous.
   2125 Quoi donc ! ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire !
   2126 « Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire ;
   2127 « Il ne dit, il ne fait que ce qu’on lui prescrit :
   2128 « Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit.
   2129 « Pour toute ambition, pour vertu singulière,
   2130 « Il excelle à conduire un char dans la carrière,
   2131 « À disputer des prix indignes de ses mains,
   2132 « À se donner lui-même en spectacle aux Romains,
   2133 « À venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
   2134 « À réciter des chants qu’il veut qu’on idolâtre ;
   2135 « Tandis que des soldats, de moments en moments,
   2136 « Vont arracher pour lui les applaudissements. »
   2137 Ah ! ne voulez-vous pas les forcer à se taire ?
   2138 
   2139 
   2140 
   2141 Viens, Narcisse : allons voir ce que nous devons faire.
   2142 
   2143 
   2144 
   2145 
   2146 
   2147 
   2148 
   2149 
   2150 
   2151 
   2152 
   2153 
   2154 
   2155 
   2156 Oui, madame, Néron, qui l’aurait pu penser ?
   2157 Dans son appartement m’attend pour m’embrasser.
   2158 Il y fait de sa cour inviter la jeunesse ;
   2159 Il veut que d’un festin la pompe et l’allégresse
   2160 Confirment à leurs yeux la foi de nos serments,
   2161 Et réchauffent l’ardeur de nos embrassements.
   2162 Il éteint cet amour source de tant de haine ;
   2163 Il vous fait de mon sort arbitre souveraine.
   2164 Pour moi, quoique banni du rang de mes aïeux,
   2165 Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux,
   2166 Depuis qu’à mon amour cessant d’être contraire
   2167 Il semble me céder la gloire de vous plaire,
   2168 Mon cœur, je l’avoûrai, lui pardonne en secret,
   2169 Et lui laisse le reste avec moins de regret.
   2170 Quoi ! je ne serai plus séparé de vos charmes !
   2171 Quoi ! même en ce moment, je puis voir sans alarmes
   2172 Ces yeux que n’ont émus ni soupirs ni terreur,
   2173 Qui m’ont sacrifié l’empire et l’empereur !
   2174 Ah, madame !… Mais quoi ! Quelle nouvelle crainte
   2175 Tient parmi mes transports votre joie en contrainte ?
   2176 D’où vient qu’en m’écoutant, vos yeux, vos tristes yeux
   2177 Avec de longs regards se tournent vers les cieux ?
   2178 Qu’est-ce que vous craignez ? Je l’ignore moi-même ;
   2179 Mais je crains. Vous m’aimez ? Hélas ! si je vous aime ! 
   2180 
   2181 Néron ne trouble plus notre félicité.
   2182 
   2183 
   2184 
   2185 Mais me répondez-vous de sa sincérité ?
   2186 
   2187 
   2188 
   2189 Quoi ! vous le soupçonnez d’une haine couverte ?
   2190 
   2191 
   2192 
   2193 Néron m’aimait tantôt, il jurait votre perte ;
   2194 Il me fuit, il vous cherche ; un si grand changement
   2195 Peut-il être, seigneur, l’ouvrage d’un moment ?
   2196 
   2197 
   2198 
   2199 Cet ouvrage, madame, est un coup d’Agrippine :
   2200 Elle a cru que ma perte entraînait sa ruine.
   2201 Grâce aux préventions de son esprit jaloux,
   2202 Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous.
   2203 Je m’en fie aux transports qu’elle m’a fait paraître ;
   2204 Je m’en fie à Burrhus ; j’en crois même son maître :
   2205 Je crois qu’à mon exemple, impuissant à trahir,
   2206 Il hait à cœur ouvert, ou cesse de haïr.
   2207 
   2208 
   2209 
   2210 Seigneur, ne jugez pas de son cœur par le vôtre :
   2211 Sur des pas différents vous marchez l’un et l’autre.
   2212 Je ne connais Néron et la cour que d’un jour ;
   2213 Mais, si j’ose le dire, hélas ! dans cette cour
   2214 
   2215 Combien tout ce qu’on dit est loin de ce qu’on pense !
   2216 Que la bouche et le cœur sont peu d’intelligence !
   2217 Avec combien de joie on y trahit sa foi !
   2218 Quel séjour étranger et pour vous et pour moi !
   2219 
   2220 
   2221 
   2222 Mais que son amitié soit véritable ou feinte,
   2223 Si vous craignez Néron, lui-même est-il sans crainte ?
   2224 Non, non, il n’ira point, par un lâche attentat,
   2225 Soulever contre lui le peuple et le sénat.
   2226 Que dis-je ? il reconnaît sa dernière injustice ;
   2227 Ses remords ont paru, même aux yeux de Narcisse.
   2228 Ah ! s’il vous avait dit, ma princesse, à quel point…
   2229 
   2230 
   2231 
   2232 Mais Narcisse, seigneur, ne vous trahit-il point ?
   2233 
   2234 
   2235 
   2236 Et pourquoi voulez-vous que mon cœur s’en défie ?
   2237 
   2238 
   2239 
   2240 Et que sais-je ? Il y va, seigneur, de votre vie :
   2241 Tout m’est suspect : je crains que tout ne soit séduit ;
   2242 Je crains Néron ; je crains le malheur qui me suit.
   2243 D’un noir pressentiment malgré moi prévenue,
   2244 Je vous laisse à regret éloigner de ma vue.
   2245 Hélas ! si cette paix dont vous vous repaissez
   2246 Couvrait contre vos jours quelques pièges dressés ;
   2247 Si Néron, irrité de notre intelligence,
   2248 Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance ;
   2249 S’il préparait ses coups tandis que je vous vois ;
   2250 Et si je vous parlais pour la dernière fois !
   2251 Ah, prince ! Vous pleurez ! Ah, ma chère princesse !
   2252 Et pour moi jusque-là votre cœur s’intéresse !
   2253 Quoi, madame ! en un jour où, plein de sa grandeur,
   2254 Néron croit éblouir vos yeux de sa splendeur,
   2255 Dans des lieux où chacun me fuit et le révère,
   2256 Aux pompes de sa cour préférer ma misère !
   2257 Quoi ! dans ce même jour et dans ces mêmes lieux,
   2258 Refuser un empire, et pleurer à mes yeux !
   2259 Mais, madame, arrêtez ces précieuses larmes :
   2260 Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes.
   2261 Je me rendrais suspect par un plus long séjour :
   2262 Adieu. Je vais, le cœur tout plein de mon amour,
   2263 Au milieu des transports d’une aveugle jeunesse,
   2264 Ne voir, n’entretenir que ma belle princesse.
   2265 Adieu. Prince… On m’attend, madame, il faut partir.
   2266 
   2267 
   2268 
   2269 Mais du moins attendez qu’on vous vienne avertir.
   2270 
   2271 
   2272 
   2273 
   2274 
   2275 
   2276 
   2277 Prince, que tardez-vous ? partez en diligence.
   2278 Néron impatient se plaint de votre absence.
   2279 La joie et le plaisir de tous les conviés
   2280 Attend, pour éclater, que vous vous embrassiez.
   2281 Ne faites point languir une si juste envie ;
   2282 Allez. Et nous, madame, allons chez Octavie.
   2283 
   2284 
   2285 
   2286 Allez, belle Junie ; et, d’un esprit content,
   2287 Hâtez-vous d’embrasser ma sœur qui vous attend.
   2288 Dès que je le pourrai, je reviens sur vos traces,
   2289 Madame ; et de vos soins j’irai vous rendre grâces.
   2290 
   2291 
   2292 
   2293 
   2294 
   2295 
   2296 
   2297 Madame, ou je me trompe, ou durant vos adieux,
   2298 Quelques pleurs répandus ont obscurci vos yeux.
   2299 Puis-je savoir quel trouble a formé ce nuage ?
   2300 Doutez-vous d’une paix dont je fais mon ouvrage ?
   2301 
   2302 
   2303 
   2304 Après tous les ennuis que ce jour m’a coûtés,
   2305 Ai-je pu rassurer mes esprits agités ?
   2306 Hélas ! à peine encor je conçois ce miracle.
   2307 Quand même à vos bontés je craindrais quelque obstacle,
   2308 Le changement, madame, est commun à la cour ;
   2309 Et toujours quelque crainte accompagne l’amour.
   2310 
   2311 
   2312 
   2313 Il suffit ; j’ai parlé, tout a changé de face :
   2314 Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place.
   2315 Je réponds d’une paix jurée entre mes mains ;
   2316 Néron m’en a donné des gages trop certains.
   2317 Ah ! si vous aviez vu par combien de caresses
   2318 Il m’a renouvelé la foi de ses promesses ;
   2319 Par quels embrassements il vient de m’arrêter !
   2320 Ses bras, dans nos adieux, ne pouvaient me quitter.
   2321 Sa facile bonté, sur son front répandue,
   2322 Jusqu’aux moindres secrets est d’abord descendue :
   2323 Il s’épanchait en fils qui vient en liberté
   2324 Dans le sein de sa mère oublier sa fierté.
   2325 Mais bientôt reprenant un visage sévère,
   2326 Tel que d’un empereur qui consulte sa mère,
   2327 Sa confidence auguste a mis entre mes mains
   2328 Des secrets d’où dépend le destin des humains.
   2329 Non, il le faut ici confesser à sa gloire,
   2330 Son cœur n’enferme point une malice noire ;
   2331 Et nos seuls ennemis, altérant sa bonté,
   2332 Abusaient contre nous de sa facilité :
   2333 Mais enfin, à son tour, leur puissance décline ;
   2334 
   2335 Rome encore une fois va connaître Agrippine ;
   2336 Déjà de ma faveur on adore le bruit.
   2337 Cependant en ces lieux n’attendons pas la nuit :
   2338 Passons chez Octavie, et donnons-lui le reste
   2339 D’un jour autant heureux que je l’ai cru funeste.
   2340 Mais qu’est-ce que j’entends ? Quel tumulte confus !
   2341 Que peut-on faire ? Ô ciel, sauvez Britannicus !
   2342 
   2343 
   2344 
   2345 
   2346 
   2347 
   2348 
   2349 Burrhus, où courez-vous ? Arrêtez. Que veut dire…
   2350 
   2351 
   2352 
   2353 Madame, c’en est fait, Britannicus expire.
   2354 
   2355 
   2356 
   2357 Ah ! mon prince ! Il expire ? Ou plutôt il est mort,
   2358 Madame. Pardonnez, madame, à ce transport,
   2359 Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre.
   2360 
   2361 
   2362 
   2363 
   2364 
   2365 
   2366 
   2367 Quel attentat, Burrhus ! Je n’y pourrai survivre,
   2368 Madame ; il faut quitter la cour et l’empereur.
   2369 
   2370 
   2371 
   2372 Quoi ! du sang de son frère il n’a point eu d’horreur !
   2373 
   2374 
   2375 
   2376 Ce dessein s’est conduit avec plus de mystère.
   2377 À peine l’empereur a vu venir son frère,
   2378 Il se lève, il l’embrasse, on se tait ; et soudain
   2379 César prend le premier une coupe à la main :
   2380 « Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices,
   2381 « Ma main de cette coupe épanche les prémices,
   2382 « Dit-il. Dieux, que j’appelle à cette effusion,
   2383 « Venez favoriser notre réunion. »
   2384 Par les mêmes serments Britannicus se lie.
   2385 La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie ;
   2386 Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,
   2387 Le fer ne produit point de si puissants efforts,
   2388 Madame : la lumière à ses yeux est ravie ;
   2389 Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie.
   2390 Jugez combien ce coup frappe tous les esprits.
   2391 La moitié s’épouvante et sort avec des cris ;
   2392 Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage,
   2393 Sur les yeux de César composent leur visage.
   2394 Cependant sur son lit il demeure penché ;
   2395 D’aucun étonnement il ne paraît touché ;
   2396 « Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence,
   2397 « A souvent sans péril attaqué son enfance. »
   2398 Narcisse veut en vain affecter quelque ennui,
   2399 Et sa perfide joie éclate malgré lui.
   2400 Pour moi, dût l’empereur punir ma hardiesse,
   2401 D’une odieuse cour j’ai traversé la presse ;
   2402 Et j’allais, accablé de cet assassinat,
   2403 Pleurer Britannicus, César et tout l’État.
   2404 
   2405 
   2406 
   2407 Le voici. Vous verrez si c’est moi qui l’inspire.
   2408 
   2409 
   2410 
   2411 
   2412 
   2413 
   2414 
   2415 Dieux ! Arrêtez, Néron : j’ai deux mots à vous dire.
   2416 Britannicus est mort : je reconnais les coups ;
   2417 Je connais l’assassin. Et qui, madame ? Vous. 
   2418 
   2419 
   2420 Moi ! Voilà les soupçons dont vous êtes capable.
   2421 Il n’est point de malheur dont je ne sois coupable.
   2422 Et, si l’on veut, madame, écouter vos discours,
   2423 Ma main de Claude même aura tranché les jours.
   2424 Son fils vous était cher, sa mort peut vous confondre ;
   2425 Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.
   2426 
   2427 
   2428 
   2429 Non, non, Britannicus est mort empoisonné ;
   2430 Narcisse a fait le coup, vous l’avez ordonné.
   2431 
   2432 
   2433 
   2434 Madame !… Mais qui peut vous tenir ce langage ?
   2435 
   2436 
   2437 
   2438 Eh, seigneur ! ce soupçon vous fait-il tant d’outrage ?
   2439 Britannicus, madame, eut des desseins secrets
   2440 Qui vous auraient coûté de plus justes regrets :
   2441 Il aspirait plus loin qu’à l’hymen de Junie ;
   2442 De vos propres bontés il vous aurait punie.
   2443 Il vous trompait vous-même ; et son cœur offensé
   2444 Prétendait tôt ou tard rappeler le passé.
   2445 Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie,
   2446 Soit qu’instruit des complots qui menaçaient sa vie,
   2447 
   2448 Sur ma fidélité César s’en soit remis,
   2449 Laissez les pleurs, madame, à vos seuls ennemis :
   2450 Qu’ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres :
   2451 Mais vous… Poursuis, Néron : avec de tels ministres,
   2452 Par des faits glorieux tu te vas signaler ;
   2453 Poursuis. Tu n’as pas fait ce pas pour reculer :
   2454 Ta main a commencé par le sang de ton frère ;
   2455 Je prévois que tes coups viendront jusqu’à ta mère.
   2456 Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais ;
   2457 Tu voudras t’affranchir du joug de mes bienfaits.
   2458 Mais je veux que ma mort te soit même inutile :
   2459 Ne crois pas qu’en mourant je te laisse tranquille ;
   2460 Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi,
   2461 Partout, à tout moment, m’offriront devant toi.
   2462 Tes remords te suivront comme autant de furies ;
   2463 Tu croiras les calmer par d’autres barbaries ;
   2464 Ta fureur s’irritant soi-même dans son cours,
   2465 D’un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
   2466 Mais j’espère qu’enfin le ciel, las de tes crimes,
   2467 Ajoutera ta perte à tant d’autres victimes ;
   2468 Qu’après t’être couvert de leur sang et du mien
   2469 Tu te verras forcé de répandre le tien ;
   2470 Et ton nom paraîtra, dans la race future,
   2471 Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
   2472 Voilà ce que mon cœur se présage de toi.
   2473 Adieu : tu peux sortir. Narcisse, suivez-moi. 
   2474 
   2475 
   2476 
   2477 
   2478 
   2479 Ah ciel ! de mes soupçons quelle était l’injustice !
   2480 Je condamnais Burrhus pour écouter Narcisse !
   2481 Burrhus, avez-vous vu quels regards furieux
   2482 Néron en me quittant m’a laissés pour adieux ?
   2483 C’en est fait, le cruel n’a plus rien qui l’arrête ;
   2484 Le coup qu’on m’a prédit va tomber sur ma tête.
   2485 Il vous accablera vous-même à votre tour.
   2486 
   2487 
   2488 
   2489 Ah, madame ! pour moi, j’ai vécu trop d’un jour.
   2490 Plût au ciel que sa main, heureusement cruelle,
   2491 Eût fait sur moi l’essai de sa fureur nouvelle !
   2492 Qu’il ne m’eût pas donné, par ce triste attentat,
   2493 Un gage trop certain des malheurs de l’État !
   2494 Son crime seul n’est pas ce qui me désespère ;
   2495 Sa jalousie a pu l’armer contre son frère :
   2496 Mais s’il vous faut, madame, expliquer ma douleur ;
   2497 Néron l’a vu mourir sans changer de couleur,
   2498 Ses yeux indifférents ont déjà la constance
   2499 D’un tyran dans le crime endurci dès l’enfance.
   2500 Qu’il achève, madame, et qu’il fasse périr
   2501 Un ministre importun qui ne le peut souffrir.
   2502 Hélas ! loin de vouloir éviter sa colère,
   2503 La plus soudaine mort me sera la plus chère.
   2504 
   2505 
   2506 
   2507 
   2508 
   2509 
   2510 
   2511 Ah, madame ! ah, seigneur ! courez vers l’empereur ;
   2512 Venez sauver César de sa propre fureur ;
   2513 Il se voit pour jamais séparé de Junie.
   2514 
   2515 
   2516 
   2517 Quoi ! Junie elle-même a terminé sa vie ?
   2518 
   2519 
   2520 
   2521 Pour accabler César d’un éternel ennui,
   2522 Madame, sans mourir elle est morte pour lui,
   2523 Vous savez de ces lieux comme elle s’est ravie :
   2524 Elle a feint de passer chez la triste Octavie,
   2525 Mais bientôt elle a pris des chemins écartés,
   2526 Où mes yeux ont suivi ses pas précipités.
   2527 Des portes du palais elle sort éperdue.
   2528 D’abord elle a d’Auguste aperçu la statue ;
   2529 Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds,
   2530 Que de ses bras pressants elle tenait liés :
   2531 « Prince, par ces genoux, dit-elle, que j’embrasse,
   2532 « Protége en ce moment le reste de ta race ;
   2533 « Rome, dans ton palais, vient de voir immoler
   2534 « Le seul de tes neveux qui te pût ressembler.
   2535 « On veut après sa mort que je lui sois parjure ;
   2536 « Mais pour lui conserver une foi toujours pure,
   2537 « Prince, je me dévoue à ces dieux immortels
   2538 « Dont ta vertu t’a fait partager les autels. »
   2539 Le peuple, cependant, que ce spectacle étonne,
   2540 Vole de toutes parts, se presse, l’environne,
   2541 S’attendrit à ses pleurs, et plaignant son ennui,
   2542 D’une commune voix la prend sous son appui ;
   2543 Ils la mènent au temple où depuis tant d’années
   2544 Au culte des autels nos vierges destinées
   2545 Gardent fidèlement le dépôt précieux
   2546 Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux
   2547 César les voit partir sans oser les distraire.
   2548 Narcisse, plus hardi, s’empresse pour lui plaire
   2549 Il vole vers Junie, et, sans s’épouvanter,
   2550 D’une profane main commence à l’arrêter.
   2551 De mille coups mortels son audace est punie ;
   2552 Son infidèle sang rejaillit sur Junie.
   2553 César, de tant d’objets en même temps frappé,
   2554 Le laisse entre les mains qui l’ont enveloppé.
   2555 Il rentre. Chacun fuit son silence farouche ;
   2556 Le nom seul de Junie échappe de sa bouche.
   2557 Il marche sans dessein ; ses yeux mal assurés
   2558 
   2559 N’osent lever au ciel leurs regards égarés ;
   2560 Et l’on craint, si la nuit jointe à la solitude
   2561 Vient de son désespoir aigrir l’inquiétude,
   2562 Si vous l’abandonnez plus longtemps sans secours,
   2563 Que sa douleur bientôt n’attente sur ses jours.
   2564 Le temps presse : courez. Il ne faut qu’un caprice ;
   2565 Il se perdrait, madame. Il se ferait justice.
   2566 Mais, Burrhus, allons voir jusqu’où vont ses transports :
   2567 Voyons quel changement produiront ses remords ;
   2568 S’il voudra désormais suivre d’autres maximes.
   2569 
   2570 
   2571 
   2572 Plût aux dieux que ce fût le dernier de ses crimes !