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racine_berenice (75253B)


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      4 Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,
      5 Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.
      6 Souvent ce cabinet, superbe et solitaire,
      7 Des secrets de Titus est le dépositaire.
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      9 C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour,
     10 Lorsqu’il vient à la reine expliquer son amour.
     11 De son appartement cette porte est prochaine,
     12 Et cette autre conduit dans celui de la reine.
     13 Va chez elle : dis-lui qu’importun à regret
     14 J’ose lui demander un entretien secret.
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     18 Vous, seigneur, importun ? vous, cet ami fidèle
     19 Qu’un soin si généreux intéresse pour elle ?
     20 Vous, cet Antiochus, son amant autrefois ?
     21 Vous, que l’Orient compte entre ses plus grands rois ?
     22 Quoi ! déjà de Titus épouse en espérance,
     23 Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance ?
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     27 Va, dis-je ; et sans vouloir te charger d’autres soins,
     28 Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.
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     34 Eh bien ! Antiochus, es-tu toujours le même ?
     35 Pourrai-je, sans trembler, lui dire : Je vous aime ?
     36 Mais quoi ! déjà je tremble ; et mon cœur agité
     37 Craint autant ce moment que je l’ai souhaité.
     38 Bérénice autrefois m’ôta toute espérance ;
     39 Elle m’imposa même un éternel silence.
     40 Je me suis tu cinq ans ; et jusques à ce jour,
     41 D’un voile d’amitié j’ai couvert mon amour.
     42 Dois-je croire qu’au rang où Titus la destine
     43 Elle m’écoute mieux que dans la Palestine ?
     44 Il l’épouse. Ai-je donc attendu ce moment
     45 Pour me venir encor déclarer son amant ?
     46 Quel fruit me reviendra d’un aveu téméraire ?
     47 Ah ! puisqu’il faut partir, partons sans lui déplaire.
     48 Retirons-nous, sortons ; et, sans nous découvrir,
     49 Allons loin de ses yeux l’oublier, ou mourir.
     50 Eh quoi ! souffrir toujours un tourment qu’elle ignore !
     51 Toujours verser des pleurs qu’il faut que je dévore !
     52 Quoi ! même en la perdant redouter son courroux !
     53 Belle reine, et pourquoi vous offenseriez-vous ?
     54 Viens-je vous demander que vous quittiez l’empire ;
     55 Que vous m’aimiez ? Hélas ! je ne viens que vous dire
     56 Qu’après m’être longtemps flatté que mon rival
     57 Trouverait à ses vœux quelque obstacle fatal ;
     58 Aujourd’hui qu’il peut tout, que votre hymen s’avance ;
     59 Exemple infortuné d’une longue constance,
     60 Après cinq ans d’amour et d’espoir superflus,
     61 Je pars, fidèle encor quand je n’espère plus.
     62 Au lieu de s’offenser, elle pourra me plaindre.
     63 Quoi qu’il en soit, parlons ; c’est assez nous contraindre :
     64 Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir
     65 Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ?
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     73 Arsace, entrerons-nous ? Seigneur, j’ai vu la reine :
     74 Mais, pour me faire voir, je n’ai percé qu’à peine
     75 Les flots toujours nouveaux d’un peuple adorateur
     76 Qu’attire sur ses pas sa prochaine grandeur.
     77 Titus, après huit jours d’une retraite austère,
     78 Cesse enfin de pleurer Vespasien son père :
     79 Cet amant se redonne aux soins de son amour ;
     80 Et si j’en crois, seigneur, l’entretien de la cour,
     81 Peut-être avant la nuit l’heureuse Bérénice
     82 Change le nom de reine au nom d’impératrice.
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     86 Hélas ! Quoi ! ce discours pourrait-il vous troubler ?
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     90 Ainsi donc, sans témoins je ne lui puis parler ?
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     94 Vous la verrez, seigneur ; Bérénice est instruite
     95 Que vous voulez ici la voir seule et sans suite.
     96 La reine d’un regard a daigné m’avertir
     97 Qu’à votre empressement elle allait consentir ;
     98 Et sans doute elle attend le moment favorable
     99 Pour disparaître aux yeux d’une cour qui l’accable.
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    103 Il suffit. Cependant n’as-tu rien négligé
    104 Des ordres importants dont je t’avais chargé ?
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    108 Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance.
    109 Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence,
    110 Prêts à quitter le port de moments en moments,
    111 N’attendent pour partir que vos commandements.
    112 Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ?
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    116 Arsace, il faut partir quand j’aurai vu la reine.
    117 Qui doit partir ? Moi. Vous ? En sortant du palais,
    118 Je sors de Rome, Arsace, et j’en sors pour jamais.
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    122 Je suis surpris, sans doute, et c’est avec justice.
    123 Quoi ! depuis si longtemps la reine Bérénice
    124 Vous arrache, seigneur, du sein de vos États ;
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    126 Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas ;
    127 Et lorsque cette reine, assurant sa conquête,
    128 Vous attend pour témoin de cette illustre fête,
    129 Quand l’amoureux Titus, devenant son époux,
    130 Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous…
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    134 Arsace, laisse-la jouir de sa fortune,
    135 Et quitte un entretien dont le cours m’importune.
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    139 Je vous entends, seigneur : ces mêmes dignités
    140 Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés.
    141 L’inimitié succède à l’amitié trahie.
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    145 Non, Arsace, jamais je ne l’ai moins haïe.
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    149 Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ?
    150 Quoi donc ! de sa grandeur déjà trop prévenu,
    151 Quelque pressentiment de son indifférence
    152 Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ?
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    156 Titus n’a point paru pour moi se démentir :
    157 J’aurais tort de me plaindre. Et pourquoi donc partir ?
    158 Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ?
    159 Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime,
    160 Un prince qui, jadis témoin de vos combats,
    161 Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,
    162 Et de qui la valeur, par vos soins secondée,
    163 Mit enfin sous le joug la rebelle Judée ;
    164 Il se souvient du jour illustre et douloureux
    165 Qui décida du sort d’un long siége douteux.
    166 Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles
    167 Contemplaient sans péril nos assauts inutiles ;
    168 Le bélier impuissant les menaçait en vain :
    169 Vous seul, seigneur, vous seul, une échelle à la main,
    170 Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.
    171 Ce jour presque éclaira vos propres funérailles :
    172 Titus vous embrassa mourant entre mes bras,
    173 Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.
    174 Voici le temps, seigneur, où vous devez attendre
    175 Le fruit de tant de sang qu’ils vous ont vu répandre.
    176 Si, pressé du désir de revoir vos États,
    177 Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,
    178 Faut-il que sans honneurs l’Euphrate vous revoie ?
    179 Attendez pour partir que César vous renvoie
    180 Triomphant et chargé des titres souverains
    181 Qu’ajoute encore aux rois l’amitié des Romains.
    182 Rien ne peut-il, seigneur, changer votre entreprise ?
    183 Vous ne répondez point ! Que veux-tu que je dise ?
    184 J’attends de Bérénice un moment d’entretien.
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    187 Eh bien, seigneur ? Son sort décidera du mien. 
    188 Comment ? Sur son hymen j’attends qu’elle s’explique.
    189 Si sa bouche s’accorde avec la voix publique,
    190 S’il est vrai qu’on l’élève au trône des Césars,
    191 Si Titus a parlé, s’il l’épouse, je pars.
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    195 Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ?
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    199 Quand nous serons partis, je te dirai le reste.
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    203 Dans quel trouble, seigneur, jetez-vous mon esprit.
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    207 La reine vient. Adieu. Fais tout ce que j’ai dit.
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    215 Enfin je me dérobe à la joie importune
    216 De tant d’amis nouveaux que me fait la fortune :
    217 Je fuis de leurs respects l’inutile longueur,
    218 Pour chercher un ami qui me parle du cœur :
    219 Il ne faut point mentir, ma juste impatience
    220 Vous accusait déjà de quelque négligence.
    221 Quoi ! cet Antiochus, disais-je, dont les soins
    222 Ont eu tout l’Orient et Rome pour témoins ;
    223 Lui que j’ai vu toujours constant dans mes traverses,
    224 Suivre d’un pas égal mes fortunes diverses ;
    225 Aujourd’hui que le ciel semble me présager
    226 Un honneur qu’avec vous je prétends partager,
    227 Ce même Antiochus se cachant à ma vue,
    228 Me laisse à la merci d’une foule inconnue !
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    232 Il est donc vrai, madame ? et selon ce discours,
    233 L’hymen va succéder à vos longues amours ?
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    237 Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes :
    238 Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes ;
    239 Ce long deuil que Titus opposait à sa cour
    240 Avait même en secret suspendu son amour ;
    241 Il n’avait plus pour moi cette ardeur assidue
    242 Lorsqu’il passait les jours attachés sur ma vue ;
    243 Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,
    244 Il ne me laissait plus que de tristes adieux.
    245 Jugez de ma douleur, moi dont l’amour extrême,
    246 Je vous l’ai dit cent fois, n’aime en lui que lui-même,
    247 Moi qui, loin des grandeurs dont il est revêtu,
    248 Aurais choisi son cœur, et cherché sa vertu.
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    252 Il a repris pour vous sa tendresse première ?
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    256 Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,
    257 Lorsque, pour seconder ses soins religieux,
    258 Le sénat a placé son père entre les dieux.
    259 De ce juste devoir sa piété contente
    260 A fait place, seigneur, aux soins de son amante ;
    261 Et même en ce moment, sans qu’il m’en ait parlé,
    262 Il est dans le sénat par son ordre assemblé.
    263 Là, de la Palestine il étend la frontière ;
    264 Il y joint l’Arabie et la Syrie entière ;
    265 Et si de ses amis j’en dois croire la voix,
    266 Si j’en crois ses serments redoublés mille fois,
    267 Il va sur tant d’États couronner Bérénice,
    268 Pour joindre à plus de noms le nom d’impératrice.
    269 Il m’en viendra lui-même assurer en ce lieu.
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    273 Et je viens donc vous dire un éternel adieu.
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    277 Que dites-vous ? Ah ciel ! quel adieu ! quel langage !
    278 Prince, vous vous troublez et changez de visage !
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    282 Madame, il faut partir. Quoi ! ne puis-je savoir
    283 Quel sujet… Il fallait partir sans la revoir.
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    287 Que craignez-vous ? Parlez : c’est trop longtemps se taire.
    288 Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère ?
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    292 Au moins souvenez-vous que je cède à vos lois,
    293 Et que vous m’écoutez pour la dernière fois.
    294 Si, dans ce haut degré de gloire et de puissance,
    295 Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,
    296 Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux
    297 Reçut le premier trait qui partit de vos yeux :
    298 J’aimai. J’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère :
    299 Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère
    300 Alliez-vous de mon cœur recevoir le tribut ;
    301 Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.
    302 Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme
    303 Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.
    304 La Judée en pâlit : le triste Antiochus
    305 Se compta le premier au nombre des vaincus.
    306 Bientôt, de mon malheur interprète sévère,
    307 Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.
    308 Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux ;
    309 Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.
    310 Enfin votre rigueur emporta la balance :
    311 Vous sûtes m’imposer l’exil ou le silence.
    312 Il fallut le promettre, et même le jurer.
    313 Mais, puisque en ce moment j’ose me déclarer,
    314 Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse,
    315 Mon cœur faisait serment de vous aimer sans cesse.
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    319 Ah ! que me dites-vous ? Je me suis tu cinq ans,
    320 Madame, et vais encor me taire plus longtemps.
    321 De mon heureux rival j’accompagnai les armes ;
    322 J’espérai de verser mon sang après mes larmes,
    323 Ou qu’au moins, jusqu’à vous porté par mille exploits,
    324 Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix.
    325 Le ciel sembla promettre une fin à ma peine :
    326 Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.
    327 Inutiles périls ! Quelle était mon erreur !
    328 La valeur de Titus surpassait ma fureur.
    329 Il faut qu’à sa vertu mon estime réponde.
    330 Quoique attendu, madame, à l’empire du monde,
    331 Chéri de l’univers, enfin aimé de vous,
    332 Il semblait à lui seul appeler tous les coups,
    333 Tandis que, sans espoir, haï, lassé de vivre,
    334 Son malheureux rival ne semblait que le suivre.
    335 Je vois que votre cœur m’applaudit en secret ;
    336 Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret,
    337 Et que, trop attentive à ce récit funeste,
    338 En faveur de Titus vous pardonnez le reste.
    339 Enfin, après un siége aussi cruel que lent,
    340 Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant
    341 Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,
    342 Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.
    343 Rome vous vit, madame, arriver avec lui.
    344 Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !
    345 Je demeurai longtemps errant dans Césarée,
    346 Lieux charmants où mon cœur vous avait adorée.
    347 Je vous redemandais à vos tristes États ;
    348 Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.
    349 Mais enfin succombant à ma mélancolie,
    350 Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie.
    351 Le sort m’y réservait le dernier de ses coups.
    352 Titus en m’embrassant m’amena devant vous :
    353 Un voile d’amitié vous trompa l’un et l’autre,
    354 Et mon amour devint le confident du vôtre.
    355 Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs ;
    356 Rome, Vespasien, traversaient vos soupirs ;
    357 Après tant de combats Titus cédait peut-être.
    358 Vespasien est mort, et Titus est le maître.
    359 Que ne fuyais-je alors ! J’ai voulu quelques jours
    360 De son nouvel empire examiner le cours.
    361 Mon sort est accompli ; votre gloire s’apprête.
    362 Assez d’autres, sans moi, témoins de cette fête,
    363 À vos heureux transports viendront joindre les leurs;
    364 Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,
    365 D’un inutile amour trop constante victime,
    366 Heureux dans mes malheurs d’en avoir pu sans crime
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    368 Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,
    369 Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.
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    373 Seigneur, je n’ai pas cru que, dans une journée
    374 Qui doit avec César unir ma destinée,
    375 Il fût quelque mortel qui pût impunément
    376 Se venir à mes yeux déclarer mon amant.
    377 Mais de mon amitié mon silence est un gage ;
    378 J’oublie en sa faveur un discours qui m’outrage.
    379 Je n’en ai point troublé le cours injurieux ;
    380 Je fais plus, à regret je reçois vos adieux.
    381 Le ciel sait qu’au milieu des honneurs qu’il m’envoie,
    382 Je n’attendais que vous pour témoin de ma joie ;
    383 Avec tout l’univers j’honorais vos vertus ;
    384 Titus vous chérissait, vous admiriez Titus.
    385 Cent fois je me suis fait une douceur extrême
    386 D’entretenir Titus dans un autre lui-même…
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    390 Et c’est ce que je fuis. J’évite, mais trop tard,
    391 Ces cruels entretiens où je n’ai point de part.
    392 Je fuis Titus, je fuis ce nom qui m’inquiète,
    393 Ce nom qu’à tous moments votre bouche répète :
    394 Que vous dirai-je enfin ? je fuis des yeux distraits,
    395 Qui, me voyant toujours, ne me voyaient jamais.
    396 Adieu. Je vais, le cœur trop plein de votre image,
    397 Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage.
    398 Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleur
    399 Remplisse l’univers du bruit de mon malheur :
    400 Madame, le seul bruit d’une mort que j’implore
    401 Vous fera souvenir que je vivais encore.
    402 Adieu. Que je le plains ! Tant de fidélité,
    403 Madame, méritait plus de prospérité.
    404 Ne le plaignez-vous pas ? Cette prompte retraite
    405 Me laisse, je l’avoue, une douleur secrète.
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    409 Je l’aurais retenu. Qui ? moi, le retenir ?
    410 J’en dois perdre plutôt jusques au souvenir.
    411 Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée ?
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    415 Titus n’a point encore expliqué sa pensée.
    416 Rome vous voit, madame, avec des yeux jaloux ;
    417 La rigueur de ses lois m’épouvante pour vous :
    418 L’hymen chez les Romains n’admet qu’une Romaine ;
    419 Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.
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    423 Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler.
    424 Titus m’aime ; il peut tout ; il n’a plus qu’à parler,
    425 Il verra le sénat m’apporter ses hommages,
    426 Et le peuple de fleurs couronner ses images.
    427 De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?
    428 Tes yeux ne sont-ils pas tout pleins de sa grandeur ?
    429 Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
    430 Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
    431 Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat,
    432 Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;
    433 Cette pourpre, cet or, que rehaussait sa gloire,
    434 Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ;
    435 Tous ces yeux qu’on voyait venir de toutes parts
    436 Confondre sur lui seul leurs avides regards ;
    437 Ce port majestueux, cette douce présence…
    438 Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance
    439 Tous les cœurs en secret l’assuraient de leur foi !
    440 Parle : peut-on le voir sans penser, comme moi,
    441 Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,
    442 Le monde en le voyant eût reconnu son maître ?
    443 Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ?
    444 Cependant Rome entière, en ce même moment,
    445 Fait des vœux pour Titus, et par des sacrifices,
    446 De son règne naissant consacre les prémices.
    447 Que tardons-nous ? Allons, pour son empire heureux,
    448 Au ciel, qui le protége, offrir aussi nos vœux.
    449 Aussitôt, sans l’attendre, et sans être attendue,
    450 Je reviens le chercher, et dans cette entrevue
    451 Dire tout ce qu’aux cœurs l’un de l’autre contents
    452 Inspirent des transports retenus si longtemps.
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    467 A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?
    468 Sait-il que je l’attends ? J’ai couru chez la reine :
    469 Dans son appartement ce prince avait paru ;
    470 Il en était sorti lorsque j’y suis couru.
    471 De vos ordres, seigneur, j’ai dit qu’on l’avertisse.
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    475 Il suffit. Et que fait la reine Bérénice ?
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    479 La reine, en ce moment, sensible à vos bontés,
    480 Charge le ciel de vœux pour vos prospérités.
    481 Elle sortait, Seigneur. Trop aimable princesse !
    482 Hélas ! En sa faveur d’où naît cette tristesse ?
    483 L’Orient presque entier va fléchir sous sa loi :
    484 Vous la plaignez ! Paulin, qu’on vous laisse avec moi.
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    492 Eh bien, de mes desseins Rome encore incertaine
    493 Attend que deviendra le destin de la reine,
    494 Paulin ; et les secrets de son cœur et du mien
    495 Sont de tout l’univers devenus l’entretien.
    496 Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique.
    497 De la reine et de moi que dit la voix publique ?
    498 Parlez : qu’entendez-vous ? J’entends de tous côtés
    499 Publier vos vertus, seigneur, et ses beautés.
    500 
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    503 Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle ?
    504 Quel succès attend-on d’un amour si fidèle ?
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    508 Vous pouvez tout : aimez, cessez d’être amoureux,
    509 La cour sera toujours du parti de vos vœux.
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    513 Et je l’ai vue aussi cette cour peu sincère,
    514 À ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire,
    515 Des crimes de Néron approuver les horreurs ;
    516 Je l’ai vue à genoux consacrer ses fureurs.
    517 Je ne prends point pour juge une cour idolâtre,
    518 Paulin : je me propose un plus noble théâtre ;
    519 Et, sans prêter l’oreille à la voix des flatteurs,
    520 Je veux par votre bouche entendre tous les cœurs :
    521 Vous me l’avez promis. Le respect et la crainte
    522 Ferment autour de moi le passage à la plainte :
    523 Pour mieux voir, cher Paulin, et pour entendre mieux.
    524 Je vous ai demandé des oreilles, des yeux ;
    525 J’ai mis même à ce prix mon amitié secrète :
    526 J’ai voulu que des cœurs vous fussiez l’interprète ;
    527 Qu’au travers des flatteurs votre sincérité
    528 Fît toujours jusqu’à moi passer la vérité.
    529 Parlez donc ! que faut-il que Bérénice espère ?
    530 Rome lui sera-t-elle indulgente ou sévère,
    531 Dois-je croire qu’assise au trône des Césars,
    532 Une si belle reine offensât ses regards ?
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    536 N’en doutez point, seigneur : soit raison, soit caprice,
    537 Rome ne l’attend point pour son impératrice.
    538 On sait qu’elle est charmante ; et de si belles mains
    539 Semblent vous demander l’empire des humains ;
    540 Elle a même, dit-on, le cœur d’une Romaine ;
    541 Elle a mille vertus ; mais, seigneur, elle est reine :
    542 Rome, par une loi qui ne se peut changer,
    543 N’admet avec son sang aucun sang étranger,
    544 Et ne reconnaît point les fruits illégitimes
    545 Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes.
    546 D’ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,
    547 Rome à ce nom, si noble et si saint autrefois,
    548 Attacha pour jamais une haine puissante ;
    549 Et quoique à ses Césars fidèle, obéissante,
    550 Cette haine, seigneur, reste de sa fierté,
    551 Survit dans tous les cœurs après la liberté.
    552 Jules, qui le premier la soumit à ses armes,
    553 Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes,
    554 Brûla pour Cléopâtre ; et, sans se déclarer,
    555 Seule dans l’Orient la laissa soupirer.
    556 Antoine, qui l’aima jusqu’à l’idolâtrie,
    557 Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie,
    558 Sans oser toutefois se nommer son époux :
    559 Rome l’alla chercher jusques à ses genoux,
    560 Et ne désarma point sa fureur vengeresse,
    561 Qu’elle n’eût accablé l’amant et la maîtresse.
    562 Depuis ce temps, seigneur, Caligula, Néron,
    563 Monstres dont à regret je cite ici le nom,
    564 Et qui, ne conservant que la figure d’homme,
    565 Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome,
    566 Ont craint cette loi seule, et n’ont point à nos yeux
    567 Allumé le flambeau d’un hymen odieux.
    568 Vous m’avez commandé surtout d’être sincère.
    569 De l’affranchi Pallas nous avons vu le frère,
    570 Des fers de Claudius Félix encor flétri,
    571 De deux reines, seigneur, devenir le mari ;
    572 Et, s’il faut jusqu’au bout que je vous obéisse,
    573 Ces deux reines étaient du sang de Bérénice.
    574 Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards,
    575 Faire entrer une reine au lit de nos Césars,
    576 Tandis que l’Orient dans le lit de ses reines
    577 Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes !
    578 C’est ce que les Romains pensent de votre amour :
    579 Et je ne réponds pas, avant la fin du jour,
    580 Que le sénat, chargé des vœux de tout l’empire,
    581 Ne vous redise ici ce que je viens de dire ;
    582 Et que Rome avec lui, tombant à vos genoux,
    583 Ne vous demande un choix digne d’elle et de vous.
    584 Vous pouvez préparer, seigneur, votre réponse.
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    588 Hélas ! à quel amour on veut que je renonce !
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    592 Cet amour est ardent, il le faut confesser.
    593 
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    596 Plus ardent mille fois que tu ne peux penser,
    597 Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire
    598 
    599 De la voir chaque jour, de l’aimer, de lui plaire.
    600 J’ai fait plus, je n’ai rien de secret à tes yeux,
    601 J’ai pour elle cent fois rendu grâces aux dieux
    602 D’avoir choisi mon père au fond de l’Idumée,
    603 D’avoir rangé sous lui l’Orient et l’armée,
    604 Et soulevant encor le reste des humains,
    605 Remis Rome sanglante en ses paisibles mains.
    606 J’ai même souhaité la place de mon père ;
    607 Moi, Paulin, qui, cent fois, si le sort moins sévère
    608 Eût voulu de sa vie étendre les liens,
    609 Aurais donné mes jours pour prolonger les siens :
    610 Tout cela (qu’un amant sait mal ce qu’il désire !)
    611 Dans l’espoir d’élever Bérénice à l’empire,
    612 De reconnaître un jour son amour et sa foi,
    613 Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi.
    614 Malgré tout mon amour, Paulin, et tous ses charmes,
    615 Après mille serments appuyés de mes larmes,
    616 Maintenant que je puis couronner tant d’attraits,
    617 Maintenant que je l’aime encor plus que jamais,
    618 Lorsqu’un heureux hymen, joignant nos destinées,
    619 Peut payer en un jour les vœux de cinq années,
    620 Je vais, Paulin… Ô ciel ! puis-je le déclarer ?
    621 
    622 
    623 
    624 Quoi, seigneur ? Pour jamais je vais m’en séparer.
    625 Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre :
    626 Si je t’ai fait parler, si j’ai voulu t’entendre,
    627 Je voulais que ton zèle achevât en secret
    628 De confondre un amour qui se tait à regret.
    629 Bérénice a longtemps balancé la victoire ;
    630 Et, si je penche enfin du côté de ma gloire,
    631 Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour,
    632 Des combats dont mon cœur saignera plus d’un jour.
    633 J’aimais, je soupirais dans une paix profonde :
    634 Un autre était chargé de l’empire du monde.
    635 Maître de mon destin, libre dans mes soupirs,
    636 Je ne rendais qu’à moi compte de mes désirs.
    637 Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,
    638 Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,
    639 De mon aimable erreur je fus désabusé :
    640 Je sentis le fardeau qui m’était imposé ;
    641 Je connus que bientôt, loin d’être à ce que j’aime,
    642 Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même ;
    643 Et que le choix des dieux, contraire à mes amours,
    644 Livrait à l’univers le reste de mes jours.
    645 Rome observe aujourd’hui ma conduite nouvelle :
    646 Quelle honte pour moi, quel présage pour elle,
    647 Si, dès le premier pas, renversant tous ses droits,
    648 Je fondais mon bonheur sur le débris des lois !
    649 Résolu d’accomplir ce cruel sacrifice,
    650 J’y voulus préparer la triste Bérénice ;
    651 Mais par où commencer ? Vingt fois depuis huit jours
    652 J’ai voulu devant elle en ouvrir le discours,
    653 Et, dès le premier mot, ma langue embarrassée
    654 Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.
    655 J’espérais que du moins mon trouble et ma douleur
    656 Lui feraient pressentir notre commun malheur ;
    657 Mais, sans me soupçonner, sensible à mes alarmes,
    658 Elle m’offre sa main pour essuyer mes larmes,
    659 Et ne prévoit rien moins, dans cette obscurité,
    660 Que la fin d’un amour qu’elle a trop mérité.
    661 Enfin, j’ai ce matin rappelé ma constance :
    662 Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence.
    663 J’attends Antiochus pour lui recommander
    664 Ce dépôt précieux que je ne puis garder :
    665 Jusque dans l’Orient je veux qu’il la remène.
    666 Demain Rome avec lui verra partir la reine.
    667 Elle en sera bientôt instruite par ma voix ;
    668 Et je vais lui parler pour la dernière fois.
    669 
    670 
    671 
    672 Je n’attendais pas moins de cet amour de gloire
    673 Qui partout après vous attacha la victoire.
    674 La Judée asservie, et ses remparts fumants,
    675 De cette noble ardeur éternels monuments,
    676 Me répondaient assez que votre grand courage
    677 Ne voudrait pas, seigneur, détruire son ouvrage,
    678 Et qu’un héros vainqueur de tant de nations
    679 Saurait bien tôt ou tard vaincre ses passions.
    680 
    681 
    682 
    683 Ah ! que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !
    684 Combien mes tristes yeux la trouveraient plus belle,
    685 S’il ne fallait encor qu’affronter le trépas !
    686 Que dis-je ? cette ardeur que j’ai pour ses appas,
    687 Bérénice en mon sein l’a jadis allumée.
    688 Tu ne l’ignores pas : toujours la renommée
    689 Avec le même éclat n’a pas semé mon nom ;
    690 Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron,
    691 S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée,
    692 Et suivait du plaisir la pente trop aisée.
    693 Bérénice me plut. Que ne fait point un cœur
    694 Pour plaire à ce qu’il aime, et gagner son vainqueur !
    695 Je prodiguai mon sang ; tout fit place à mes armes :
    696 Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes
    697 Ne me suffisaient pas pour mériter ses vœux :
    698 J’entrepris le bonheur de mille malheureux :
    699 On vit de toutes parts mes bontés se répandre :
    700 Heureux, et plus heureux que tu ne peux comprendre,
    701 Quand je pouvais paraître à ses yeux satisfaits
    702 Chargé de mille cœurs conquis par mes bienfaits !
    703 Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle !
    704 Tout ce que je lui dois va retomber sur elle.
    705 Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus,
    706 Je lui dirai : Partez, et ne me voyez plus.
    707 
    708 
    709 
    710 Eh quoi, seigneur ! eh quoi ! cette magnificence
    711 Qui va jusqu’à l’Euphrate étendre sa puissance,
    712 Tant d’honneurs dont l’excès a surpris le sénat,
    713 
    714 Vous laissent-ils encor craindre le nom d’ingrat ?
    715 Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.
    716 
    717 
    718 
    719 Faibles amusements d’une douleur si grande !
    720 Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien
    721 Que son cœur n’a jamais demandé que le mien.
    722 Je l’aimai ; je lui plus. Depuis cette journée,
    723 (Dois-je dire funeste, hélas ! ou fortunée ?)
    724 Sans avoir, en aimant, d’objet que son amour,
    725 Étrangère dans Rome, inconnue à la cour,
    726 Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre
    727 Que quelque heure à me voir, et le reste à m’attendre.
    728 Encor, si quelquefois un peu moins assidu
    729 Je passe le moment où je suis attendu,
    730 Je la revois bientôt de pleurs toute trempée :
    731 Ma main à les sécher est longtemps occupée.
    732 Enfin tout ce qu’amour a de nœuds plus puissants,
    733 Doux reproches, transports sans cesse renaissants,
    734 Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,
    735 Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.
    736 Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,
    737 Et crois toujours la voir pour la première fois.
    738 N’y songeons plus. Allons, cher Paulin : plus j’y pense,
    739 Plus je sens chanceler ma cruelle constance.
    740 Quelle nouvelle, ô ciel ! je lui vais annoncer !
    741 Encore un coup, allons ; il n’y faut plus penser.
    742 Je connais mon devoir, c’est à moi de le suivre :
    743 Je n’examine point si j’y pourrai survivre.
    744 
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    751 Bérénice, seigneur, demande à vous parler.
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    755 Ah, Paulin ! Quoi ! déjà vous semblez reculer !
    756 De vos nobles projets, seigneur, qu’il vous souvienne :
    757 Voici le temps. Eh bien, voyons-la. Qu’elle vienne.
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    765 Ne vous offensez pas si mon zèle indiscret
    766 De votre solitude interrompt le secret
    767 Tandis qu’autour de moi votre cour assemblée
    768 Retentit des bienfaits dont vous m’avez comblée,
    769 Est-il juste, seigneur, que seule en ce moment
    770 Je demeure sans voix et sans ressentiment ?
    771 Mais, seigneur (car je sais que cet ami sincère
    772 Du secret de nos cœurs connaît tout le mystère),
    773 Votre deuil est fini, rien n’arrête vos pas,
    774 Vous êtes seul, enfin, et ne me cherchez pas !
    775 J’entends que vous m’offrez un nouveau diadème,
    776 Et ne puis cependant vous entendre vous-même.
    777 Hélas ! plus de repos, seigneur, et moins d’éclat :
    778 Votre amour ne peut-il paraître qu’au sénat ?
    779 Ah, Titus ! (car enfin l’amour fuit la contrainte
    780 De tous ces noms que suit le respect et la crainte)
    781 De quel soin votre amour va-t-il s’importuner ?
    782 N’a-t-il que des États qu’il me puisse donner ?
    783 Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche ?
    784 Un soupir, un regard, un mot de votre bouche,
    785 Voilà l’ambition d’un cœur comme le mien :
    786 Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien.
    787 Tous vos moments sont-ils dévoués à l’empire ?
    788 Ce cœur, après huit jours, n’a-t-il rien à me dire ?
    789 Qu’un mot va rassurer mes timides esprits !
    790 Mais parliez-vous de moi quand je vous ai surpris ?
    791 Dans vos secrets discours étais-je intéressée,
    792 Seigneur ? étais-je au moins présente à la pensée ?
    793 
    794 
    795 
    796 N’en doutez point, madame ; et j’atteste les dieux
    797 Que toujours Bérénice est présente à mes yeux.
    798 L’absence ni le temps, je vous le jure encore,
    799 Ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore.
    800 
    801 
    802 
    803 Eh quoi ! vous me jurez une éternelle ardeur,
    804 Et vous me la jurez avec cette froideur !
    805 Pourquoi même du ciel attester la puissance ?
    806 Faut-il par des serments vaincre ma défiance ?
    807 Mon cœur ne prétend point, seigneur, vous démentir,
    808 Et je vous en croirai sur un simple soupir.
    809 
    810 
    811 
    812 Madame… Eh bien, seigneur ? Mais quoi ! sans me répondre,
    813 Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre !
    814 Ne m’offrirez-vous plus qu’un visage interdit ?
    815 Toujours la mort d’un père occupe votre esprit :
    816 Rien ne peut-il charmer l’ennui qui vous dévore ?
    817 
    818 
    819 
    820 Plût aux cieux que mon père, hélas ! vécût encore !
    821 Que je vivais heureux ! Seigneur, tous ces regrets
    822 De votre piété sont de justes effets.
    823 Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire :
    824 Vous devez d’autres soins à Rome, à votre gloire :
    825 De mon propre intérêt je n’ose vous parler.
    826 Bérénice autrefois pouvait vous consoler ;
    827 Avec plus de plaisir vous m’avez écoutée.
    828 De combien de malheurs pour vous persécutée,
    829 
    830 Vous ai-je, pour un mot, sacrifié mes pleurs !
    831 Vous regrettez un père : hélas ! faibles douleurs !
    832 Et moi (ce souvenir me fait frémir encore)
    833 On voulait m’arracher de tout ce que j’adore ;
    834 Moi dont vous connaissez le trouble et le tourment
    835 Quand vous ne me quittez que pour quelque moment,
    836 Moi qui mourrais le jour qu’on voudrait m’interdire
    837 De vous… Madame, hélas ! que me venez-vous dire ?
    838 Quel temps choisissez-vous ? Ah ! de grâce, arrêtez :
    839 C’est trop pour un ingrat prodiguer vos bontés.
    840 
    841 
    842 
    843 Pour un ingrat, seigneur ! et le pouvez-vous être ?
    844 Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être ?
    845 
    846 
    847 
    848 Non, madame : jamais, puisqu’il faut vous parler,
    849 Mon cœur de plus de feux ne se sentit brûler…
    850 Mais… Achevez. Hélas ! Parlez. Rome… l’empire… 
    851 
    852 Eh bien ? Sortons, Paulin : je ne lui puis rien dire.
    853 
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    858 
    859 
    860 Quoi ! me quitter sitôt ! et ne me dire rien !
    861 Chère Phénice, hélas ! quel funeste entretien !
    862 Qu’ai-je fait ? Que veut-il ? Et que dit ce silence ?
    863 
    864 
    865 
    866 Comme vous, je me perds d’autant plus que j’y pense.
    867 Mais ne s’offre-t-il rien à votre souvenir
    868 Qui contre vous, madame, ait pu le prévenir ?
    869 Voyez, examinez. Hélas ! tu peux m’en croire :
    870 Plus je veux du passé rappeler la mémoire,
    871 Du jour que je le vis jusqu’à ce triste jour,
    872 Plus je vois qu’on me peut reprocher trop d’amour.
    873 Mais tu nous entendais. Il ne faut rien me taire :
    874 Parle. N’ai-je rien dit qui lui puisse déplaire ?
    875 Que sais-je ? J’ai peut-être avec trop de chaleur
    876 Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur…
    877 N’est-ce point que de Rome il redoute la haine ?
    878 Il craint peut-être, il craint d’épouser une reine.
    879 Hélas ! s’il était vrai… Mais non, il a cent fois
    880 Rassuré mon amour contre leurs dures lois ;
    881 Cent fois… Ah ! qu’il m’explique un silence si rude :
    882 Je ne respire pas dans cette incertitude.
    883 Moi, je vivrais, Phénice, et je pourrais penser
    884 Qu’il me néglige, ou bien que j’ai pu l’offenser !
    885 Retournons sur ses pas. Mais, quand je m’examine,
    886 Je crois de ce désordre entrevoir l’origine,
    887 Phénice : il aura su tout ce qui s’est passé ;
    888 L’amour d’Antiochus l’a peut-être offensé.
    889 Il attend, m’a-t-on dit, le roi de Comagène.
    890 Ne cherchons point ailleurs le sujet de ma peine.
    891 Sans doute ce chagrin qui vient de m’alarmer
    892 N’est qu’un léger soupçon facile à désarmer.
    893 Je ne te vante point cette faible victoire,
    894 Titus : ah ! plût au ciel que, sans blesser ta gloire,
    895 Un rival plus puissant voulût tenter ma foi,
    896 Et pût mettre à mes pieds plus d’empires que toi ;
    897 Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme,
    898 Que ton amour n’eût rien à donner que ton âme !
    899 C’est alors, cher Titus, qu’aimé, victorieux,
    900 Tu verrais de quel prix ton cœur est à mes yeux.
    901 Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire.
    902 Rassurons-nous, mon cœur, je puis encor lui plaire ;
    903 Je me comptais trop tôt au rang des malheureux :
    904 Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.
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    919 Quoi ! prince, vous partiez ! Quelle raison subite
    920 Presse votre départ, ou plutôt votre fuite ?
    921 Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux ?
    922 Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux ?
    923 Que diront, avec moi, la cour, Rome, l’empire ?
    924 Mais comme votre ami, que ne puis-je point dire ?
    925 De quoi m’accusez-vous ? Vous avais-je sans choix
    926 Confondu jusqu’ici dans la foule des rois ?
    927 Mon cœur vous fut ouvert tant qu’a vécu mon père :
    928 C’était le seul présent que je pouvais vous faire ;
    929 Et lorsque avec mon cœur ma main peut s’épancher,
    930 Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher !
    931 Pensez-vous qu’oubliant ma fortune passée
    932 Sur ma seule grandeur j’arrête ma pensée,
    933 Et que tous mes amis s’y présentent de loin
    934 Comme autant d’inconnus dont je n’ai plus besoin ?
    935 
    936 Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire.
    937 Prince, plus que jamais vous m’êtes nécessaire.
    938 
    939 
    940 Moi, seigneur ? Vous. Hélas ! d’un prince malheureux
    941 Que pouvez-vous, seigneur, attendre que des vœux ?
    942 
    943 
    944 
    945 Je n’ai pas oublié, prince, que ma victoire
    946 Devait à vos exploits la moitié de sa gloire ;
    947 Que Rome vit passer au nombre des vaincus
    948 Plus d’un captif chargé des fers d’Antiochus ;
    949 Que dans le Capitole elle voit attachées
    950 Les dépouilles des Juifs, par vos mains arrachées.
    951 Je n’attends pas de vous de ces sanglants exploits,
    952 Et je veux seulement emprunter votre voix.
    953 Je sais que Bérénice, à vos soins redevable,
    954 Croit posséder en vous un ami véritable :
    955 Elle ne voit dans Rome et n’écoute que vous ;
    956 Vous ne faites qu’un cœur et qu’une âme avec nous.
    957 Au nom d’une amitié si constante et si belle,
    958 Employez le pouvoir que vous avez sur elle ;
    959 Voyez-la de ma part. Moi, paraître à ses yeux !
    960 La reine, pour jamais, a reçu mes adieux.
    961 
    962 
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    964 Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore.
    965 
    966 
    967 
    968 Ah ! parlez-lui, seigneur. La reine vous adore :
    969 Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment
    970 Le plaisir de lui faire un aveu si charmant ?
    971 Elle l’attend, seigneur, avec impatience.
    972 Je réponds, en partant, de son obéissance ;
    973 Et même elle m’a dit que, prêt à l’épouser,
    974 Vous ne la verrez plus que pour l’y disposer.
    975 
    976 
    977 
    978 Ah ! qu’un aveu si doux aurait lieu de me plaire !
    979 Que je serais heureux, si j’avais à le faire !
    980 Mes transports aujourd’hui s’attendaient d’éclater ;
    981 Cependant aujourd’hui, prince, il faut la quitter.
    982 
    983 
    984 
    985 La quitter ! vous, seigneur ? Telle est ma destinée :
    986 Pour elle et pour Titus il n’est plus d’hyménée.
    987 D’un espoir si charmant je me flattais en vain :
    988 Prince, il faut avec vous qu’elle parte demain.
    989 
    990 
    991 
    992 Qu’entends-je ? ô ciel ! Plaignez ma grandeur importune :
    993 Maître de l’univers, je règle sa fortune ;
    994 Je puis faire les rois, je puis les déposer ;
    995 Cependant de mon cœur je ne puis disposer.
    996 Rome, contre les rois de tous temps soulevée,
    997 Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée ;
    998 L’éclat du diadème, et cent rois pour aïeux,
    999 Déshonorent ma flamme, et blessent tous les yeux.
   1000 Mon cœur, libre d’ailleurs, sans craindre les murmures,
   1001 Peut brûler à son choix dans des flammes obscures ;
   1002 Et Rome avec plaisir recevrait de ma main
   1003 La moins digne beauté qu’elle cache en son sein.
   1004 Jules céda lui-même au torrent qui m’entraîne.
   1005 Si le peuple demain ne voit partir la reine,
   1006 Demain elle entendra ce peuple furieux
   1007 Me venir demander son départ à ses yeux.
   1008 Sauvons de cet affront mon nom et sa mémoire ;
   1009 Et puisqu’il faut céder, cédons à notre gloire.
   1010 Ma bouche et mes regards, muets depuis huit jours
   1011 L’auront pu préparer à ce triste discours ;
   1012 Et même en ce moment, inquiète, empressée,
   1013 Elle veut qu’à ses yeux j’explique ma pensée.
   1014 D’un amant interdit soulagez le tourment ;
   1015 Épargnez à mon cœur cet éclaircissement.
   1016 Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence ;
   1017 Surtout, qu’elle me laisse éviter sa présence :
   1018 Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens ;
   1019 Portez-lui mes adieux, et recevez les siens.
   1020 Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste
   1021 Qui de notre constance accablerait le reste.
   1022 Si l’espoir de régner et de vivre en mon cœur
   1023 Peut de son infortune adoucir la rigueur,
   1024 Ah, prince ! jurez-lui que, toujours trop fidèle,
   1025 Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu’elle,
   1026 Portant jusqu’au tombeau le nom de son amant,
   1027 Mon règne ne sera qu’un long bannissement,
   1028 Si le ciel, non content de me l’avoir ravie,
   1029 Veut encor m’affliger par une longue vie.
   1030 Vous, que l’amitié seule attache sur ses pas,
   1031 Prince, dans son malheur ne l’abandonnez pas :
   1032 Que l’Orient vous voie arriver à sa suite ;
   1033 Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite ;
   1034 Qu’une amitié si belle ait d’éternels liens ;
   1035 Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens.
   1036 Pour rendre vos États plus voisins l’un de l’autre,
   1037 L’Euphrate bornera son empire et le vôtre.
   1038 Je sais que le sénat, tout plein de votre nom,
   1039 D’une commune voix confirmera ce don.
   1040 Je joins la Cilicie à votre Comagène.
   1041 Adieu. Ne quittez point ma princesse, ma reine,
   1042 Tout ce qui de mon cœur fut l’unique désir,
   1043 Tout ce que j’aimerai jusqu’au dernier soupir.
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   1050 
   1051 Ainsi le ciel s’apprête à vous rendre justice.
   1052 Vous partirez, seigneur, mais avec Bérénice.
   1053 Loin de vous la ravir, on va vous la livrer.
   1054 
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   1056 
   1057 Arsace, laisse-moi le temps de respirer.
   1058 Ce changement est grand, ma surprise est extrême :
   1059 Titus entre mes mains remet tout ce qu’il aime !
   1060 Dois-je croire, grands dieux ! ce que je viens d’ouïr ?
   1061 Et quand je le croirais, dois-je m’en réjouir ?
   1062 
   1063 
   1064 
   1065 Mais moi-même, seigneur, que faut-il que je croie ?
   1066 Quel obstacle nouveau s’oppose à votre joie ?
   1067 Me trompiez-vous tantôt au sortir de ces lieux,
   1068 Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux,
   1069 Tremblant d’avoir osé s’expliquer devant elle,
   1070 Votre cœur me contait son audace nouvelle ?
   1071 Vous fuyiez un hymen qui vous faisait trembler.
   1072 Cet hymen est rompu : quel soin peut vous troubler ?
   1073 Suivez les doux transports où l’amour vous invite.
   1074 
   1075 
   1076 
   1077 Arsace, je me vois chargé de sa conduite ;
   1078 Je jouirai longtemps de ses chers entretiens ;
   1079 Ses yeux mêmes pourront s’accoutumer aux miens ;
   1080 Et peut-être son cœur fera la différence
   1081 Des froideurs de Titus à ma persévérance.
   1082 Titus m’accable ici du poids de sa grandeur :
   1083 Tout disparaît dans Rome auprès de sa splendeur ;
   1084 Mais quoique l’Orient soit plein de sa mémoire,
   1085 Bérénice y verra des traces de ma gloire.
   1086 
   1087 
   1088 
   1089 N’en doutez point, seigneur, tout succède à vos vœux.
   1090 
   1091 
   1092 
   1093 Ah ! que nous nous plaisons à nous tromper tous deux !
   1094 
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   1096 
   1097 Et pourquoi nous tromper ? Quoi ! je lui pourrais plaire ?
   1098 Bérénice à mes vœux ne serait plus contraire ?
   1099 Bérénice d’un mot flatterait mes douleurs ?
   1100 Penses-tu seulement que, parmi ses malheurs,
   1101 Quand l’univers entier négligerait ses charmes,
   1102 L’ingrate me permît de lui donner des larmes,
   1103 Ou qu’elle s’abaissât jusques à recevoir
   1104 Des soins qu’à mon amour elle croirait devoir ?
   1105 
   1106 
   1107 
   1108 Et qui peut mieux que vous consoler sa disgrâce ?
   1109 Sa fortune, seigneur, va prendre une autre face :
   1110 Titus la quitte. Hélas ! de ce grand changement
   1111 Il ne me reviendra que le nouveau tourment
   1112 D’apprendre par ses pleurs à quel point elle l’aime :
   1113 Je la verrai gémir ; je la plaindrai moi-même.
   1114 Pour fruit de tant d’amour, j’aurai le triste emploi
   1115 De recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi.
   1116 
   1117 
   1118 
   1119 Quoi ! ne vous plairez-vous qu’à vous gêner sans cesse ?
   1120 Jamais dans un grand cœur vit-on plus de faiblesse ?
   1121 Ouvrez les yeux, seigneur, et songeons entre nous
   1122 Par combien de raisons Bérénice est à vous.
   1123 Puisque aujourd’hui Titus ne prétend plus lui plaire,
   1124 Songez que votre hymen lui devient nécessaire.
   1125 
   1126 
   1127 
   1128 Nécessaire ? À ses pleurs accordez quelques jours ;
   1129 De ses premiers sanglots laissez passer le cours :
   1130 Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,
   1131 L’absence de Titus, le temps, votre présence,
   1132 Trois sceptres que son bras ne peut seul soutenir,
   1133 Vos deux états voisins qui cherchent à s’unir ;
   1134 L’intérêt, la raison, l’amitié, tout vous lie.
   1135 
   1136 
   1137 
   1138 Ah ! je respire, Arsace, et tu me rends la vie ;
   1139 J’accepte avec plaisir un présage si doux.
   1140 Que tardons-nous ? Faisons ce qu’on attend de nous :
   1141 Entrons chez Bérénice ; et puisqu’on nous l’ordonne,
   1142 Allons lui déclarer que Titus l’abandonne…
   1143 Mais plutôt demeurons. Que faisais-je ? est-ce à moi,
   1144 Arsace, à me charger de ce cruel emploi ?
   1145 Soit vertu, soit amour, mon cœur s’en effarouche.
   1146 L’aimable Bérénice entendrait de ma bouche
   1147 Qu’on l’abandonne ! Ah ! reine ! et qui l’aurait pensé
   1148 Que ce mot dût jamais vous être prononcé !
   1149 
   1150 
   1151 
   1152 La haine sur Titus tombera tout entière.
   1153 Seigneur, si vous parlez, ce n’est qu’à sa prière.
   1154 
   1155 
   1156 
   1157 Non, ne la voyons point ; respectons sa douleur ;
   1158 Assez d’autres viendront lui conter son malheur.
   1159 Et ne la crois-tu pas assez infortunée
   1160 D’apprendre à quel mépris Titus l’a condamnée,
   1161 Sans lui donner encor le déplaisir fatal
   1162 D’apprendre ce mépris par son propre rival ?
   1163 Encore un coup, fuyons ; et par cette nouvelle
   1164 N’allons point nous charger d’une haine immortelle.
   1165 
   1166 
   1167 
   1168 Ah ! la voici, seigneur ; prenez votre parti.
   1169 
   1170 
   1171 
   1172 Ô ciel ! Eh quoi ! seigneur, vous n’êtes point parti ? 
   1173 
   1174 
   1175 Madame, je vois bien que vous êtes déçue,
   1176 Et que c’était César que cherchait votre vue.
   1177 Mais n’accusez que lui, si, malgré mes adieux,
   1178 De ma présence encor j’importune vos yeux.
   1179 Peut-être en ce moment je serais dans Ostie,
   1180 S’il ne m’eût de sa cour défendu la sortie.
   1181 
   1182 
   1183 
   1184 Il vous cherche vous seul ; il nous évite tous.
   1185 
   1186 
   1187 
   1188 Il ne m’a retenu que pour parler de vous.
   1189 
   1190 
   1191 
   1192 De moi, prince ? Oui, madame. Et qu’a-t-il pu vous dire ?
   1193 
   1194 
   1195 
   1196 Mille autres mieux que moi pourront vous en instruire.
   1197 
   1198 
   1199 
   1200 Quoi ! seigneur… Suspendez votre ressentiment.
   1201 D’autres, loin de se taire en ce même moment,
   1202 Triompheraient peut-être, et pleins de confiance,
   1203 Céderaient avec joie à votre impatience ;
   1204 Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien,
   1205 À qui votre repos est plus cher que le mien,
   1206 Pour ne le point troubler, j’aime mieux vous déplaire,
   1207 Et crains votre douleur plus que votre colère.
   1208 Avant la fin du jour vous me justifirez.
   1209 Adieu, madame. Ô ciel ! quel discours ! Demeurez.
   1210 Prince, c’est trop cacher mon trouble à votre vue ;
   1211 Vous voyez devant vous une reine éperdue,
   1212 Qui, la mort dans le sein, vous demande deux mots.
   1213 Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos ;
   1214 Et vos refus cruels, loin d’épargner ma peine,
   1215 Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.
   1216 Seigneur, si mon repos vous est si précieux,
   1217 Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,
   1218 Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme :
   1219 Que vous a dit Titus ? Au nom des dieux, madame…
   1220 
   1221 
   1222 
   1223 Quoi ! vous craignez si peu de me désobéir !
   1224 
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   1226 
   1227 Je n’ai qu’à vous parler pour me faire haïr.
   1228 
   1229 
   1230 
   1231 Je veux que vous parliez. Dieux ! quelle violence !
   1232 Madame, encore un coup, vous loûrez mon silence.
   1233 
   1234 
   1235 
   1236 Prince, dès ce moment contentez mes souhaits,
   1237 Ou soyez de ma haine assuré pour jamais.
   1238 
   1239 
   1240 
   1241 Madame, après cela, je ne puis plus me taire.
   1242 Eh bien ! vous le voulez, il faut vous satisfaire.
   1243 Mais ne vous flattez point ; je vais vous annoncer
   1244 Peut-être des malheurs où vous n’osez penser.
   1245 Je connais votre cœur ; vous devez vous attendre
   1246 Que je le vais frapper par l’endroit le plus tendre.
   1247 Titus m’a commandé… Quoi ? De vous déclarer
   1248 Qu’à jamais l’un de l’autre il faut vous séparer.
   1249 
   1250 
   1251 
   1252 Nous séparer ! qui ? moi ? Titus de Bérénice ?
   1253 
   1254 
   1255 
   1256 Il faut que devant vous je lui rende justice ;
   1257 Tout ce que, dans un cœur sensible et généreux,
   1258 L’amour au désespoir peut rassembler d’affreux,
   1259 Je l’ai vu dans le sien ; il pleure, il vous adore.
   1260 Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ?
   1261 Une reine est suspecte à l’empire romain.
   1262 Il faut vous séparer, et vous partez demain.
   1263 
   1264 
   1265 
   1266 Nous séparer ! hélas ! Phénice ! Eh bien ! madame,
   1267 Il faut ici montrer la grandeur de votre âme.
   1268 Ce coup sans doute est rude, il doit vous étonner.
   1269 
   1270 
   1271 
   1272 Après tant de serments, Titus m’abandonner !
   1273 Titus qui me jurait… Non, je ne le puis croire ;
   1274 Il ne me quitte point, il y va de sa gloire.
   1275 Contre son innocence on veut me prévenir.
   1276 Ce piége n’est tendu que pour nous désunir.
   1277 Titus m’aime, Titus ne veut point que je meure.
   1278 Allons le voir ; je veux lui parler tout à l’heure.
   1279 Allons. Quoi ! vous pourriez ici me regarder…
   1280 
   1281 
   1282 
   1283 Vous le souhaitez trop pour me persuader.
   1284 Non, je ne vous crois point ; mais quoi qu’il en puisse être
   1285 Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.
   1286 Ne m’abandonne point dans l’état où je suis.
   1287 
   1288 Hélas ! pour me tromper je fais ce que je puis.
   1289 
   1290 
   1291 
   1292 
   1293 
   1294 
   1295 
   1296 Ne me trompé-je point ? l’ai-je bien entendue ?
   1297 Que je me garde, moi, de paraître à sa vue !
   1298 Je m’en garderai bien. Et ne partais-je pas,
   1299 Si Titus, malgré moi, n’eût arrêté mes pas ?
   1300 Sans doute il faut partir. Continuons, Arsace ;
   1301 Elle croit m’affliger : sa haine me fait grâce.
   1302 Tu me voyais tantôt inquiet, égaré ;
   1303 Je partais amoureux, jaloux, désespéré ;
   1304 Et maintenant, Arsace, après cette défense,
   1305 Je partirai peut-être avec indifférence.
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   1308 
   1309 Moins que jamais, seigneur, il faut vous éloigner.
   1310 
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   1312 
   1313 Moi ! je demeurerai pour me voir dédaigner ?
   1314 Des froideurs de Titus je serai responsable ?
   1315 Je me verrai punir parce qu’il est coupable ?
   1316 Avec quelle injustice et quelle indignité
   1317 Elle doute à mes yeux de ma sincérité !
   1318 Titus l’aime, dit-elle, et moi je l’ai trahie.
   1319 L’ingrate ! m’accuser de cette perfidie !
   1320 Et dans quel temps encor ? dans le moment fatal
   1321 Que j’étale à ses yeux les pleurs de mon rival,
   1322 Que, pour la consoler, je le faisais paraître
   1323 Amoureux et constant, plus qu’il ne l’est peut-être.
   1324 
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   1326 
   1327 Et de quel soin, seigneur, vous allez vous troubler ?
   1328 Laissez à ce torrent le temps de s’écouler :
   1329 Dans huit jours, dans un mois, n’importe, il faut qu’il passe.
   1330 Demeurez seulement. Non, je la quitte, Arsace.
   1331 Je sens qu’à sa douleur je pourrais compatir :
   1332 Ma gloire, mon repos, tout m’excite à partir.
   1333 Allons ; et de si loin évitons la cruelle,
   1334 Que de longtemps, Arsace, on ne nous parle d’elle.
   1335 Toutefois il nous reste encore assez de jour :
   1336 Je vais dans mon palais attendre ton retour.
   1337 Va voir si sa douleur ne l’a point trop saisie.
   1338 Cours ; et partons du moins assurés de sa vie.
   1339 
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   1350 
   1351 Phénice ne vient point ! moments trop rigoureux,
   1352 Que vous paraissez lents à mes rapides vœux !
   1353 Je m’agite, je cours, languissante, abattue ;
   1354 La force m’abandonne, et le repos me tue.
   1355 Phénice ne vient point ! ah ! que cette longueur
   1356 D’un présage funeste épouvante mon cœur !
   1357 Phénice n’aura point de réponse à me rendre :
   1358 Titus, l’ingrat Titus n’a point voulu l’entendre ;
   1359 Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur.
   1360 
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   1367 Chère Phénice, eh bien ! as-tu vu l’empereur ?
   1368 Qu’a-t-il dit ? viendra-t-il ? Oui, je l’ai vu, madame,
   1369 El j’ai peint à ses yeux le trouble de votre âme.
   1370 J’ai vu couler des pleurs qu’il voulait retenir.
   1371 
   1372 
   1373 
   1374 Vient-il ? N’en doutez point, madame, il va venir.
   1375 Mais voulez-vous paraître en ce désordre extrême ?
   1376 Remettez-vous, madame, et rentrez en vous-même.
   1377 Laissez-moi relever ces voiles détachés,
   1378 Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés.
   1379 Souffrez que de vos pleurs je répare l’outrage.
   1380 
   1381 
   1382 
   1383 Laisse, laisse, Phénice ; il verra son ouvrage.
   1384 Eh, que m’importe, hélas ! de ces vains ornements,
   1385 Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements…
   1386 Mais que dis-je ? mes pleurs ! si ma perte certaine,
   1387 Si ma mort toute prête enfin ne le ramène,
   1388 Dis-moi, que produiront tes secours superflus,
   1389 Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus ?
   1390 
   1391 
   1392 
   1393 Pourquoi lui faites-vous cet injuste reproche ?
   1394 J’entends du bruit, madame, et l’empereur s’approche.
   1395 Venez, fuyez la foule, et rentrons promptement :
   1396 Vous l’entretiendrez seul dans votre appartement.
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   1400 
   1401 
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   1404 De la reine, Paulin, flattez l’inquiétude :
   1405 Je vais la voir ; je veux un peu de solitude ;
   1406 Que l’on me laisse. Ô ciel ! que je crains ce combat !
   1407 Grands dieux ! sauvez sa gloire et l’honneur de l’État !
   1408 Voyons la reine. Eh bien ! Titus, que viens-tu faire ?
   1409 Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?
   1410 Tes adieux sont-ils prêts ? t’es-tu bien consulté ?
   1411 Ton cœur te promet-il assez de cruauté ?
   1412 Car enfin au combat qui pour toi se prépare,
   1413 C’est peu d’être constant, il faut être barbare.
   1414 Soutiendrai-je ces yeux, dont la douce langueur
   1415 Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur ?
   1416 Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
   1417 Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,
   1418 Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?
   1419 Pourrai-je dire enfin : Je ne veux plus vous voir.
   1420 Je viens percer un cœur que j’adore, qui m’aime.
   1421 Et pourquoi le percer ? qui l’ordonne ? moi-même !
   1422 Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?
   1423 L’entendons-nous crier autour de ce palais ?
   1424 Vois-je l’État penchant au bord du précipice ?
   1425 Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?
   1426 Tout se tait ; et moi seul, trop prompt à me troubler,
   1427 J’avance des malheurs que je puis reculer.
   1428 Et qui sait si, sensible aux vertus de la reine,
   1429 Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?
   1430 Rome peut par son choix justifier le mien.
   1431 Non, non, encore un coup, ne précipitons rien.
   1432 Que Rome, avec ses lois, mette dans la balance
   1433 Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance ;
   1434 Rome sera pour nous… Titus, ouvre les yeux !
   1435 Quel air respires-tu ? n’es-tu pas dans ces lieux
   1436 Où la haine des rois, avec le lait sucée,
   1437 Par crainte ou par amour ne peut être effacée ?
   1438 Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
   1439 N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?
   1440 Et n’as-tu pas encore ouï la renommée
   1441 T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?
   1442 Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
   1443 Ce que Rome en jugeait ne l’entendis-tu pas ?
   1444 Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?
   1445 Ah ! lâche, fais l’amour, et renonce à l’empire.
   1446 Au bout de l’univers, va, cours te confiner,
   1447 Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
   1448 Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire
   1449 Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ?
   1450 Depuis huit jours je règne ; et, jusques à ce jour,
   1451 Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.
   1452 D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?
   1453 Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?
   1454 Quels pleurs ai-je séchés ? dans quels yeux satisfaits
   1455 Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?
   1456 L’univers a-t-il vu changer ses destinées,
   1457 Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?
   1458 Et de ce peu de jours si longtemps attendus,
   1459 Ah ! malheureux ! combien j’en ai déjà perdus !
   1460 Ne tardons plus : faisons ce que l’honneur exige ;
   1461 Rompons le seul lien… Non, laissez-moi, vous dis-je ;
   1462 En vain tous vos conseils me retiennent ici.
   1463 Il faut que je le voie. Ah ! seigneur, vous voici !
   1464 Eh bien ! il est donc vrai que Titus m’abandonne !
   1465 Il faut nous séparer ! et c’est lui qui l’ordonne !
   1466 
   1467 
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   1469 N’accablez point, madame, un prince malheureux.
   1470 Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
   1471 Un trouble assez cruel m’agite et me dévore,
   1472 Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
   1473 Rappelez bien plutôt ce cœur qui, tant de fois,
   1474 M’a fait de mon devoir reconnaître la voix ;
   1475 Il en est temps. Forcez votre amour à se taire ;
   1476 Et d’un œil que la gloire et la raison éclaire
   1477 Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
   1478 Vous-même, contre vous, fortifiez mon cœur ;
   1479 Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre ma faiblesse,
   1480 À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse ;
   1481 Ou, si nous ne pouvons commander à nos pleurs,
   1482 Que la gloire du moins soutienne nos douleurs ;
   1483 Et que tout l’univers reconnaisse sans peine
   1484 Les pleurs d’un empereur et les pleurs d’une reine.
   1485 Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer.
   1486 
   1487 
   1488 
   1489 Ah ! cruel ! est-il temps de me le déclarer ?
   1490 Qu’avez-vous fait ? hélas ! je me suis crue aimée ;
   1491 Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
   1492 Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois
   1493 Quand je vous l’avouai pour la première fois ?
   1494 À quel excès d’amour m’avez-vous amenée !
   1495 Que ne me disiez-vous : Princesse infortunée
   1496 
   1497 Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?
   1498 Ne donne point un cœur qu’on ne peut recevoir.
   1499 Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre
   1500 Quand de vos seules mains ce cœur voudrait dépendre ?
   1501 Tout l’empire a vingt fois conspiré contre nous.
   1502 Il était temps encor : que ne me quittiez-vous ?
   1503 Mille raisons alors consolaient ma misère :
   1504 Je pouvais de ma mort accuser votre père,
   1505 Le peuple, le sénat, tout l’empire romain,
   1506 Tout l’univers, plutôt qu’une si chère main.
   1507 Leur haine, dès longtemps contre moi déclarée,
   1508 M’avait à mon malheur dès longtemps préparée.
   1509 Je n’aurais pas, seigneur, reçu ce coup cruel
   1510 Dans le temps que j’espère un bonheur immortel,
   1511 Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire,
   1512 Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,
   1513 Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux,
   1514 Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous.
   1515 
   1516 
   1517 
   1518 Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire.
   1519 Je pouvais vivre alors et me laisser séduire :
   1520 Mon cœur se gardait bien d’aller dans l’avenir
   1521 Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.
   1522 Je voulais qu’à mes vœux rien ne fût invincible ;
   1523 Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible.
   1524 Que sais-je ? j’espérais de mourir à vos yeux,
   1525 Avant que d’en venir à ces cruels adieux.
   1526 Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.
   1527 Tout l’empire parlait : mais la gloire, madame,
   1528 Ne s’était point encor fait entendre à mon cœur
   1529 Du ton dont elle parle au cœur d’un empereur.
   1530 Je sais tous les tourments où ce dessein me livre :
   1531 Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,
   1532 Que mon cœur de moi-même est prêt à s’éloigner ;
   1533 Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.
   1534 
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   1536 
   1537 Eh bien ! régnez, cruel ; contentez votre gloire :
   1538 Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,
   1539 Que cette même bouche, après mille serments
   1540 D’un amour qui devait unir tous nos moments,
   1541 Cette bouche, à mes yeux s’avouant infidèle,
   1542 M’ordonnât elle-même une absence éternelle.
   1543 Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.
   1544 Je n’écoute plus rien : et, pour jamais, adieu…
   1545 Pour jamais ! Ah, seigneur ! songez-vous en vous-même
   1546 Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
   1547 Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
   1548 Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ;
   1549 Que le jour recommence, et que le jour finisse,
   1550 Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
   1551 Sans que, de tout le jour, je puisse voir Titus ?
   1552 Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
   1553 L’ingrat, de mon départ consolé par avance,
   1554 Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
   1555 Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.
   1556 
   1557 
   1558 
   1559 Je n’aurai pas, madame, à compter tant de jours :
   1560 J’espère que bientôt la triste renommée
   1561 Vous fera confesser que vous étiez aimée.
   1562 Vous verrez que Titus n’a pu, sans expirer…
   1563 
   1564 
   1565 
   1566 Ah, seigneur ! s’il est vrai, pourquoi nous séparer ?
   1567 Je ne vous parle point d’un heureux hyménée.
   1568 Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ?
   1569 Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ?
   1570 
   1571 
   1572 
   1573 Hélas ! vous pouvez tout, madame : demeurez ;
   1574 Je n’y résiste point. Mais je sens ma faiblesse :
   1575 Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,
   1576 Et sans cesse veiller à retenir mes pas,
   1577 Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.
   1578 Que dis-je ? en ce moment mon cœur, hors de lui-même,
   1579 S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime.
   1580 
   1581 
   1582 
   1583 Eh bien, seigneur, eh bien, qu’en peut-il arriver ?
   1584 Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?
   1585 
   1586 
   1587 
   1588 Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure ?
   1589 S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure,
   1590 Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?
   1591 S’ils se taisent, madame, et me vendent leurs lois,
   1592 À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance
   1593 Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ?
   1594 Que n’oseront-ils point alors me demander ?
   1595 Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ?
   1596 
   1597 
   1598 
   1599 Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice !
   1600 
   1601 
   1602 
   1603 Je les compte pour rien ! Ah ciel ! quelle injustice !
   1604 
   1605 
   1606 
   1607 Quoi ! pour d’injustes lois que vous pouvez changer,
   1608 En d’éternels chagrins vous-même vous plonger !
   1609 Rome a ses droits, seigneur : n’avez-vous pas les vôtres ?
   1610 Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?
   1611 Dites, parlez. Hélas ! que vous me déchirez ! 
   1612 
   1613 Vous êtes empereur, seigneur, et vous pleurez !
   1614 
   1615 
   1616 
   1617 Oui, madame, il est vrai, je pleure, je soupire,
   1618 Je frémis. Mais enfin, quand j’acceptai l’empire,
   1619 Rome me fit jurer de maintenir ses droits :
   1620 Je dois les maintenir. Déjà, plus d’une fois,
   1621 Rome a de mes pareils exercé la constance.
   1622 Ah ! si vous remontiez jusques à sa naissance,
   1623 Vous les verriez toujours à ses ordres soumis :
   1624 L’un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis
   1625 
   1626 Chercher, avec la mort, la peine toute prête ;
   1627 D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête ;
   1628 L’autre, avec des yeux secs, et presque indifférents,
   1629 Voit mourir ses deux fils par son ordre expirants.
   1630 Malheureux ! mais toujours la patrie et la gloire
   1631 Ont parmi les Romains remporté la victoire.
   1632 Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus
   1633 Passe l’austérité de toutes leurs vertus ;
   1634 Qu’elle n’approche point de cet effort insigne :
   1635 Mais, madame, après tout, me croyez-vous indigne
   1636 De laisser un exemple à la postérité,
   1637 Qui, sans de grands efforts, ne puisse être imité ?
   1638 
   1639 
   1640 
   1641 Non, je crois tout facile à votre barbarie :
   1642 Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie.
   1643 De tous vos sentiments mon cœur est éclairci.
   1644 Je ne vous parle plus de me laisser ici :
   1645 Qui ? moi, j’aurais voulu, honteuse et méprisée,
   1646 D’un peuple qui me hait soutenir la risée ?
   1647 J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus.
   1648 C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.
   1649 N’attendez pas ici que j’éclate en injures,
   1650 Que j’atteste le ciel, ennemi des parjures ;
   1651 Non : si le ciel encore est touché de mes pleurs,
   1652 Je le prie, en mourant, d’oublier mes douleurs.
   1653 Si je forme des vœux contre votre injustice,
   1654 Si, devant que mourir, la triste Bérénice
   1655 Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
   1656 Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre cœur.
   1657 Je sais que tant d’amour n’en peut être effacée ;
   1658 Que ma douleur présente, et ma bonté passée,
   1659 Mon sang qu’en ce palais je veux même verser,
   1660 Sont autant d’ennemis que je vais vous laisser :
   1661 Et sans me repentir de ma persévérance,
   1662 Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
   1663 Adieu. Dans quel dessein vient-elle de sortir,
   1664 Seigneur ? Est-elle enfin disposée à partir ?
   1665 
   1666 
   1667 
   1668 Paulin, je suis perdu, je n’y pourrai survivre :
   1669 La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre.
   1670 Courons à son secours. Eh quoi ! n’avez-vous pas
   1671 Ordonné dès tantôt qu’on observe ses pas ?
   1672 Ses femmes, à toute heure autour d’elle empressées,
   1673 Sauront la détourner de ces tristes pensées ;
   1674 Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,
   1675 Seigneur ; continuez, la victoire est à vous.
   1676 Je sais que sans pitié vous n’avez pu l’entendre,
   1677 Moi-même, en la voyant, je n’ai pu m’en défendre.
   1678 Mais regardez plus loin : songez, en ce malheur,
   1679 Quelle gloire va suivre un moment de douleur,
   1680 Quels applaudissements l’univers vous prépare,
   1681 Quel rang dans l’avenir… Non, je suis un barbare ;
   1682 Moi-même je me hais. Néron, tant détesté,
   1683 N’a point à cet excès poussé sa cruauté.
   1684 Je ne souffrirai point que Bérénice expire.
   1685 Allons, Rome en dira ce qu’elle en voudra dire.
   1686 
   1687 Quoi ! seigneur… Je ne sais, Paulin, ce que je dis :
   1688 L’excès de la douleur accable mes esprits.
   1689 
   1690 
   1691 
   1692 Ne troublez point le cours de votre renommée :
   1693 Déjà de vos adieux la nouvelle est semée ;
   1694 Rome, qui gémissait, triomphe avec raison ;
   1695 Tous les temples ouverts fument en votre nom ;
   1696 Et le peuple, élevant vos vertus jusqu’aux nues,
   1697 Va partout de lauriers couronner vos statues.
   1698 
   1699 
   1700 
   1701 Ah, Rome ! Ah, Bérénice ! Ah, prince malheureux !
   1702 Pourquoi suis-je empereur ? pourquoi suis-je amoureux ?
   1703 
   1704 
   1705 
   1706 
   1707 
   1708 
   1709 
   1710 Qu’avez-vous fait, seigneur ? l’aimable Bérénice
   1711 Va peut-être expirer dans les bras de Phénice.
   1712 Elle n’entend ni pleurs, ni conseil, ni raison ;
   1713 Elle implore à grands cris le fer et le poison.
   1714 Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie :
   1715 On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie.
   1716 Ses yeux, toujours tournés vers votre appartement,
   1717 Semblent vous demander de moment en moment.
   1718 Je n’y puis résister, ce spectacle me tue.
   1719 Que tardez-vous ? allez vous montrer à sa vue.
   1720 Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté,
   1721 Ou renoncez, seigneur, à toute humanité.
   1722 Dites un mot. Hélas ! quel mot puis-je lui dire ?
   1723 Moi-même, en ce moment, sais-je si je respire ?
   1724 
   1725 
   1726 
   1727 
   1728 
   1729 
   1730 
   1731 Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le sénat,
   1732 Viennent vous demander au nom de tout l’État.
   1733 
   1734 Un grand peuple les suit, qui, plein d’impatience,
   1735 Dans votre appartement attend votre présence.
   1736 
   1737 
   1738 
   1739 Je vous entends, grands dieux ! vous voulez rassurer
   1740 Ce cœur que vous voyez tout prêt à s’égarer !
   1741 
   1742 
   1743 
   1744 Venez, seigneur, passons dans la chambre prochaine :
   1745 Allons voir le sénat. Ah ! courez chez la reine. 
   1746 
   1747 
   1748 Quoi ! vous pourriez, seigneur, par cette indignité,
   1749 De l’empire à vos pieds fouler la majesté ?
   1750 Rome… Il suffît, Paulin ; nous allons les entendre.
   1751 Prince, de ce devoir je ne puis me défendre.
   1752 
   1753 Voyez la reine. Allez. J’espère, à mon retour,
   1754 Qu’elle ne pourra plus douter de mon amour.
   1755 
   1756 
   1757 
   1758 
   1759 
   1760 
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   1762 
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   1764 
   1765 
   1766 
   1767 Où pourrai-je trouver ce prince trop fidèle ?
   1768 Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle :
   1769 Faites qu’en ce moment je lui puisse annoncer
   1770 Un bonheur où peut-être il n’ose plus penser !
   1771 
   1772 
   1773 
   1774 
   1775 
   1776 
   1777 
   1778 Ah ! quel heureux destin en ces lieux vous renvoie,
   1779 Seigneur ? Si mon retour t’apporte quelque joie,
   1780 Arsace, rends-en grâce à mon seul désespoir.
   1781 La reine part, seigneur. Elle part ? Dès ce soir :
   1782 Ses ordres sont donnés. Elle s’est offensée
   1783 Que Titus à ses pleurs l’ait si longtemps laissée.
   1784 Un généreux dépit succède à sa fureur :
   1785 Bérénice renonce à Rome, à l’empereur ;
   1786 Et même veut partir avant que Rome instruite
   1787 Puisse voir son désordre et jouir de sa fuite.
   1788 Elle écrit à César. Ô ciel ! qui l’aurait cru ?
   1789 Et Titus ? À ses yeux Titus n’a point paru.
   1790 Le peuple avec transport l’arrête et l’environne,
   1791 Applaudissant aux noms que le sénat lui donne ;
   1792 Et ces noms, ces respects, ces applaudissements,
   1793 Deviennent pour Titus autant d’engagements
   1794 Qui, le liant, seigneur, d’une honorable chaîne,
   1795 Malgré tous ses soupirs et les pleurs de la reine,
   1796 Fixent dans son devoir ses vœux irrésolus.
   1797 C’en est fait : et peut-être il ne la verra plus.
   1798 
   1799 
   1800 
   1801 Que de sujets d’espoir, Arsace ! je l’avoue :
   1802 Mais d’un soin si cruel la fortune me joue.
   1803 J’ai vu tous mes projets tant de fois démentis,
   1804 Que j’écoute en tremblant tout ce que tu me dis ;
   1805 Et mon cœur, prévenu d’une crainte importune,
   1806 Croit, même en espérant, irriter la fortune.
   1807 Mais que vois-je ? Titus porte vers nous ses pas !
   1808 Que veut-il ? Demeurez : qu’on ne me suive pas.
   1809 Enfin, prince, je viens dégager ma promesse.
   1810 
   1811 Bérénice m’occupe et m’afflige sans cesse.
   1812 Je viens, le cœur percé de vos pleurs et des siens,
   1813 Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens.
   1814 Venez, prince, venez : je veux bien que vous-même
   1815 Pour la dernière fois vous voyiez si je l’aime.
   1816 
   1817 
   1818 
   1819 
   1820 
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   1822 
   1823 Eh bien, voilà l’espoir que tu m’avais rendu !
   1824 Et tu vois le triomphe où j’étais attendu !
   1825 Bérénice partait justement irritée !
   1826 Pour ne la plus revoir, Titus l’avait quittée !
   1827 Qu’ai-je donc fait, grands dieux ! Quel cours infortuné
   1828 À ma funeste vie aviez-vous destiné ?
   1829 Tous mes moments ne sont qu’un éternel passage
   1830 De la crainte à l’espoir, de l’espoir à la rage.
   1831 Et je respire encor ! Bérénice ! Titus !
   1832 Dieux cruels ! de mes pleurs vous ne vous rirez plus.
   1833 
   1834 
   1835 
   1836 
   1837 
   1838 
   1839 
   1840 Non, je n’écoute rien. Me voilà résolue :
   1841 Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ?
   1842 Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ?
   1843 N’êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir.
   1844 
   1845 
   1846 
   1847 Mais, de grâce, écoutez. Il n’est plus temps. Madame,
   1848 Un mot. Non. Dans quel trouble elle jette mon âme !
   1849 Ma princesse, d’où vient ce changement soudain ?
   1850 
   1851 
   1852 
   1853 C’en est fait. Vous voulez que je parte demain ;
   1854 Et moi, j’ai résolu de partir tout à l’heure :
   1855 Et je pars. Demeurez. Ingrat ! que je demeure !
   1856 Et pourquoi ? pour entendre un peuple injurieux
   1857 Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux ?
   1858 Ne l’entendez-vous pas, cette cruelle joie,
   1859 Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie ?
   1860 Quel crime, quelle offense a pu les animer ?
   1861 Hélas ! et qu’ai-je fait que de vous trop aimer ?
   1862 
   1863 
   1864 
   1865 Écoutez-vous, madame, une foule insensée ?
   1866 
   1867 
   1868 
   1869 Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée.
   1870 Tout cet appartement préparé par vos soins,
   1871 Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins,
   1872 Qui semblaient pour jamais me répondre du vôtre,
   1873 Ces festons, où nos noms enlacés l’un dans l’autre,
   1874 À mes tristes regards viennent partout s’offrir,
   1875 Sont autant d’imposteurs que je ne puis souffrir.
   1876 Allons, Phénice. Ô ciel ! que vous êtes injuste !
   1877 
   1878 
   1879 
   1880 Retournez, retournez vers ce sénat auguste
   1881 Qui vient vous applaudir de votre cruauté.
   1882 Eh bien ! avec plaisir l’avez-vous écouté ?
   1883 Êtes-vous pleinement content de votre gloire ?
   1884 Avez-vous bien promis d’oublier ma mémoire ?
   1885 Mais ce n’est pas assez expier vos amours ;
   1886 Avez-vous bien promis de me haïr toujours ?
   1887 
   1888 
   1889 
   1890 Non, je n’ai rien promis. Moi, que je vous haïsse !
   1891 Que je puisse jamais oublier Bérénice !
   1892 Ah dieux ! dans quel moment son injuste rigueur
   1893 De ce cruel soupçon vient affliger mon cœur !
   1894 Connaissez-moi, madame ; et depuis cinq années
   1895 Comptez tous les moments et toutes les journées
   1896 Où, par plus de transports et par plus de soupirs,
   1897 Je vous ai de mon cœur exprimé les désirs :
   1898 Ce jour surpasse tout. Jamais, je le confesse,
   1899 Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse ;
   1900 Et jamais… Vous m’aimez, vous me le soutenez ;
   1901 Et cependant je pars, et vous me l’ordonnez !
   1902 Quoi ! dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes ?
   1903 Craignez-vous que mes yeux versent trop peu de larmes ?
   1904 Que me sert de ce cœur l’inutile retour ?
   1905 Ah ! cruel, par pitié, montrez-moi moins d’amour :
   1906 Ne me rappelez point une trop chère idée,
   1907 Et laissez-moi du moins partir persuadée
   1908 Que, déjà de votre âme exilée en secret,
   1909 J’abandonne un ingrat qui me perd sans regret.
   1910 Vous m’avez arraché ce que je viens d’écrire.
   1911 
   1912 Voilà de votre amour tout ce que je désire :
   1913 Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir.
   1914 
   1915 
   1916 
   1917 Vous ne sortirez point, je n’y puis consentir.
   1918 Quoi ! ce départ n’est donc qu’un cruel stratagème !
   1919 Vous cherchez à mourir ! et de tout ce que j’aime
   1920 Il ne restera plus qu’un triste souvenir !
   1921 Qu’on cherche Antiochus ; qu’on le fasse venir.
   1922 
   1923 
   1924 
   1925 
   1926 
   1927 
   1928 
   1929 Madame, il faut vous faire un aveu véritable :
   1930 Lorsque j’envisageai le moment redoutable
   1931 Où, pressé par les lois d’un austère devoir,
   1932 Il fallait pour jamais renoncer à vous voir ;
   1933 Quand de ce triste adieu je prévis les approches,
   1934 Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches,
   1935 Je préparai mon âme à toutes les douleurs
   1936 Que peut faire sentir le plus grand des malheurs ;
   1937 Mais, quoi que je craignisse, il faut que je le die,
   1938 Je n’en avais prévu que la moindre partie ;
   1939 Je croyais ma vertu moins prête à succomber,
   1940 Et j’ai honte du trouble où je la vois tomber.
   1941 
   1942 J’ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée :
   1943 Le sénat m’a parlé ; mais mon âme accablée
   1944 Écoutait sans entendre, et ne leur a laissé,
   1945 Pour prix de leurs transports, qu’un silence glacé.
   1946 Rome de votre sort est encore incertaine :
   1947 Moi-même à tous moments je me souviens à peine
   1948 Si je suis empereur, ou si je suis Romain.
   1949 Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein :
   1950 Mon amour m’entraînait ; et je venais peut-être
   1951 Pour me chercher moi-même et pour me reconnaître.
   1952 Qu’ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux ;
   1953 Je vois pour la chercher que vous quittez ces lieux :
   1954 C’en est trop. Ma douleur, à cette triste vue,
   1955 À son dernier excès est enfin parvenue :
   1956 Je ressens tous les maux que je puis ressentir ;
   1957 Mais je vois le chemin par où j’en puis sortir.
   1958 Ne vous attendez point que, las de tant d’alarmes,
   1959 Par un heureux hymen je tarisse vos larmes :
   1960 En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,
   1961 Ma gloire inexorable à toute heure me suit ;
   1962 Sans cesse elle présente à mon âme étonnée
   1963 L’empire incompatible avec votre hyménée,
   1964 Me dit qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits
   1965 Je dois vous épouser encor moins que jamais.
   1966 Oui, madame ; et je dois moins encore vous dire
   1967 Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire,
   1968 De vous suivre, et d’aller, trop content de mes fers,
   1969 Soupirer avec vous au bout de l’univers.
   1970 Vous-même rougiriez de ma lâche conduite :
   1971 Vous verriez à regret marcher à votre suite
   1972 Un indigne empereur sans empire, sans cour,
   1973 Vil spectacle aux humains des faiblesses d’amour.
   1974 Pour sortir des tourments dont mon âme est la proie,
   1975 Il est, vous le savez, une plus noble voie ;
   1976 Je me suis vu, madame, enseigner ce chemin,
   1977 Et par plus d’un héros, et par plus d’un Romain :
   1978 Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance,
   1979 Ils ont tous expliqué cette persévérance
   1980 Dont le sort s’attachait à les persécuter,
   1981 Comme un ordre secret de n’y plus résister.
   1982 Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue,
   1983 Si toujours à mourir je vous vois résolue,
   1984 S’il faut qu’à tout moment je tremble pour vos jours,
   1985 Si vous ne me jurez d’en respecter le cours,
   1986 Madame, à d’autres pleurs vous devez vous attendre ;
   1987 En l’état où je suis je puis tout entreprendre :
   1988 Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux
   1989 N’ensanglante à la fin nos funestes adieux.
   1990 
   1991 
   1992 
   1993 Hélas ! Non, il n’est rien dont je ne sois capable.
   1994 Vous voilà de mes jours maintenant responsable.
   1995 Songez-y bien, madame : et si je vous suis cher…
   1996 
   1997 
   1998 
   1999 
   2000 
   2001 
   2002 
   2003 Venez, prince, venez ; je vous ai fait chercher.
   2004 Soyez ici témoin de toute ma faiblesse ;
   2005 Voyez si c’est aimer avec peu de tendresse.
   2006 Jugez-nous. Je crois tout : je vous connais tous deux.
   2007 Mais connaissez vous-même un prince malheureux.
   2008 Vous m’avez honoré, seigneur, de votre estime ;
   2009 Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime,
   2010 À vos plus chers amis j’ai disputé ce rang ;
   2011 Je l’ai disputé même aux dépens de mon sang.
   2012 Vous m’avez malgré moi confié, l’un et l’autre,
   2013 La reine, son amour, et vous, seigneur, le vôtre.
   2014 La reine, qui m’entend, peut me désavouer ;
   2015 Elle m’a vu toujours, ardent à vous louer,
   2016 Répondre par mes soins à votre confidence.
   2017 Vous croyez m’en devoir quelque reconnaissance ;
   2018 Mais le pourriez-vous croire, en ce moment fatal,
   2019 Qu’un ami si fidèle était votre rival ?
   2020 
   2021 
   2022 Mon rival ! Il est temps que je vous éclaircisse.
   2023 Oui, seigneur, j’ai toujours adoré Bérénice.
   2024 Pour ne la plus aimer j’ai cent fois combattu :
   2025 Je n’ai pu l’oublier, au moins je me suis tu.
   2026 De votre changement la flatteuse apparence
   2027 M’avait rendu tantôt quelque faible espérance :
   2028 Les larmes de la reine ont éteint cet espoir.
   2029 Ses yeux, baignés de pleurs, demandaient à vous voir :
   2030 Je suis venu, seigneur, vous appeler moi-même ;
   2031 Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ;
   2032 Vous vous êtes rendu : je n’en ai point douté.
   2033 Pour la dernière fois je me suis consulté,
   2034 J’ai fait de mon courage une épreuve dernière ;
   2035 Je viens de rappeler ma raison tout entière.
   2036 Jamais je ne me suis senti plus amoureux.
   2037 Il faut d’autres efforts pour rompre tant de nœuds :
   2038 Ce n’est qu’en expirant que je puis les détruire ;
   2039 J’y cours. Voilà de quoi j’ai voulu vous instruire.
   2040 Oui, madame, vers vous j’ai rappelé ses pas :
   2041 Mes soins ont réussi, je ne m’en repens pas.
   2042 Puisse le ciel verser sur toutes vos années
   2043 Mille prospérités l’une à l’autre enchaînées !
   2044 Ou, s’il vous garde encore un reste de courroux,
   2045 Je conjure les dieux d’épuiser tous les coups
   2046 Qui pourraient menacer une si belle vie,
   2047 Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.
   2048 
   2049 
   2050 
   2051 Arrêtez, arrêtez ! Princes trop généreux,
   2052 
   2053 En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !
   2054 Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage,
   2055 Partout du désespoir je rencontre l’image,
   2056 Je ne vois que des pleurs, et je n’entends parler
   2057 Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler.
   2058 Mon cœur vous est connu, seigneur, et je puis dire
   2059 
   2060 Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire :
   2061 La grandeur des Romains, la pourpre des Césars,
   2062 N’ont point, vous le savez, attiré mes regards.
   2063 J’aimais, seigneur, j’aimais, je voulais être aimée.
   2064 Ce jour, je l’avoûrai, je me suis alarmée :
   2065 J’ai cru que votre amour allait finir son cours.
   2066 Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours.
   2067 Votre cœur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes :
   2068 Bérénice, seigneur, ne vaut point tant d’alarmes,
   2069 Ni que par votre amour l’univers malheureux,
   2070 Dans le temps que Titus attire tous ses vœux,
   2071 Et que de vos vertus il goûte les prémices,
   2072 Se voie en un moment enlever ses délices.
   2073 Je crois, depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour,
   2074 Vous avoir assuré d’un véritable amour.
   2075 Ce n’est pas tout : je veux en ce moment funeste,
   2076 Par un dernier effort couronner tout le reste :
   2077 Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
   2078 Adieu, seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.
   2079 Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même
   2080 
   2081 Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime
   2082 Pour aller loin de Rome écouter d’autres vœux.
   2083 Vivez, et faites-vous un effort généreux.
   2084 Sur Titus et sur moi réglez votre conduite :
   2085 Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte ;
   2086 Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers.
   2087 Adieu. Servons tous trois d’exemple à l’univers
   2088 De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse
   2089 Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.
   2090 Tout est prêt : on m’attend. Ne suivez point mes pas.
   2091 Pour la dernière fois, adieu, seigneur. Hélas !