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racine_bajazet (86136B)


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      4 Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendre.
      5 Je pourrai cependant te parler et t’entendre.
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      9 Et depuis quand, seigneur, entre-t-on dans ces lieux
     10 Dont l’accès était même interdit à nos yeux ?
     11 Jadis une mort prompte eût suivi cette audace.
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     15 Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,
     16 Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.
     17 Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.
     18 Que ton retour tardait à mon impatience !
     19 Et que d’un œil content je te vois dans Byzance !
     20 Instruis-moi des secrets que peut t’avoir appris
     21 Un voyage si long pour moi seul entrepris.
     22 De ce qu’ont vu tes yeux parle en témoin sincère ;
     23 Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire,
     24 Dépendent les destins de l’empire ottoman.
     25 Qu’as-tu vu dans l’armée, et que fait le sultan ?
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     29 Babylone, seigneur, à son prince fidèle,
     30 Voyait sans s’étonner notre armée autour d’elle ;
     31 Les Persans rassemblés marchaient à son secours,
     32 Et du camp d’Amurat s’approchaient tous les jours.
     33 Lui-même, fatigué d’un long siége inutile,
     34 Semblait vouloir laisser Babylone tranquille ;
     35 Et sans renouveler ses assauts impuissants,
     36 Résolu de combattre, attendait les Persans ;
     37 Mais, comme vous savez, malgré ma diligence,
     38 Un long chemin sépare et le camp et Byzance ;
     39 Mille obstacles divers m’ont même traversé :
     40 Et je puis ignorer tout ce qui s’est passé.
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     44 Que faisaient cependant nos braves janissaires ?
     45 Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?
     46 Dans le secret des cœurs, Osmin, n’as-tu rien lu ?
     47 Amurat jouit-il d’un pouvoir absolu ?
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     51 Amurat est content, si nous le voulons croire,
     52 Et semblait se promettre une heureuse victoire.
     53 Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir :
     54 Il affecte un repos dont il ne peut jouir.
     55 C’est en vain que, forçant ses soupçons ordinaires
     56 Il se rend accessible à tous les janissaires :
     57 Il se souvient toujours que son inimitié
     58 Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,
     59 Lorsque, pour affermir sa puissance nouvelle,
     60 Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle.
     61 Moi-même j’ai souvent entendu leurs discours ;
     62 Comme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours :
     63 Ses caresses n’ont point effacé cette injure.
     64 Votre absence est pour eux un sujet de murmure :
     65 Ils regrettent le temps à leur grand cœur si doux,
     66 Lorsque assurés de vaincre ils combattaient sous vous.
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     70 Quoi ! tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
     71 Flatte encor leur valeur, et vit dans leur pensée ?
     72 Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir,
     73 Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ?
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     77 Le succès du combat réglera leur conduite :
     78 Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.
     79 Quoiqu’à regret, seigneur, ils marchent sous ses lois ;
     80 Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits :
     81 Ils ne trahiront point l’honneur de tant d’années ;
     82 Mais enfin le succès dépend des destinées.
     83 Si l’heureux Amurat, secondant leur grand cœur,
     84 Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,
     85 Vous les verrez, soumis, rapporter dans Byzance
     86 L’exemple d’une aveugle et basse obéissance ;
     87 Mais si dans le combat le destin plus puissant
     88 Marque de quelque affront son empire naissant,
     89 S’il fuit, ne doutez point que, fiers de sa disgrâce,
     90 À la haine bientôt ils ne joignent l’audace,
     91 Et n’expliquent, seigneur, la perte du combat
     92 Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.
     93 Cependant, s’il en faut croire la renommée,
     94 Il a depuis trois mois fait partir de l’armée
     95 Un esclave chargé de quelque ordre secret.
     96 Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet :
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     98 On craignait qu’Amurat, par un ordre sévère,
     99 N’envoyât demander la tête de son frère.
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    103 Tel était son dessein : cet esclave est venu ;
    104 Il a montré son ordre, et n’a rien obtenu.
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    108 Quoi ! seigneur, le sultan reverra son visage
    109 Sans que de vos respects il lui porte ce gage ?
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    113 Cet esclave n’est plus : un ordre, cher Osmin,
    114 L’a fait précipiter dans le fond de l'Euxin.
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    118 Mais le sultan, surpris d’une trop longue absence,
    119 En cherchera bientôt la cause et la vengeance.
    120 Que lui répondrez-vous ? Peut-être avant ce temps
    121 Je saurai l’occuper de soins plus importants.
    122 Je sais bien qu’Amurat a juré ma ruine ;
    123 Je sais à son retour l’accueil qu’il me destine.
    124 Tu vois, pour m’arracher du cœur de ses soldats,
    125 Qu’il va chercher sans moi les siéges, les combats :
    126 Il commande l’armée ; et moi, dans une ville
    127 Il me laisse exercer un pouvoir inutile.
    128 Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un vizir !
    129 Mais j’ai plus dignement employé ce loisir :
    130 J’ai su lui préparer des craintes et des veilles ;
    131 Et le bruit en ira bientôt à ses oreilles.
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    135 Quoi donc ? qu’avez-vous fait ? J’espère qu’aujourd’hui
    136 Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.
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    140 Quoi ! Roxane, seigneur, qu’Amurat a choisie
    141 Entre tant de beautés dont l’Europe et l’Asie
    142 Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour ?
    143 Car on dit qu’elle seule a fixé son amour ;
    144 Et même il a voulu que l’heureuse Roxane,
    145 Avant qu’elle eût un fils, prît le nom de sultane.
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    149 Il a fait plus pour elle, Osmin : il a voulu
    150 Qu’elle eût dans son absence un pouvoir absolu.
    151 Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires :
    152 Le frère rarement laisse jouir ses frères
    153 De l’honneur dangereux d’être sortis d’un sang
    154 Qui les a de trop près approchés de son rang.
    155 L’imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,
    156 Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance :
    157 Indigne également de vivre et de mourir,
    158 On l’abandonne aux mains qui daignent le nourrir.
    159 L’autre, trop redoutable, et trop digne d’envie,
    160 Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.
    161 Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps
    162 La molle oisiveté des enfants des sultans.
    163 Il vint chercher la guerre au sortir de l’enfance,
    164 Et même en fit sous moi la noble expérience.
    165 Toi-même tu l’as vu courir dans les combats,
    166 Emportant après lui tous les cœurs des soldats,
    167 Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire
    168 Que donne aux jeunes cœurs la première victoire.
    169 Mais, malgré ses soupçons, le cruel Amurat,
    170 Avant qu’un fils naissant eût rassuré l’État,
    171 N’osait sacrifier ce frère à sa vengeance,
    172 Ni du sang ottoman proscrire l’espérance.
    173 Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé
    174 Laissa dans le sérail Bajazet enfermé.
    175 Il partit, et voulut que, fidèle à sa haine,
    176 Et des jours de son frère arbitre souveraine,
    177 Roxane, au moindre bruit, et sans autres raisons,
    178 Le fît sacrifier à ses moindres soupçons.
    179 Pour moi, demeuré seul, une juste colère
    180 Tourna bientôt mes vœux du côté de son frère.
    181 J’entretins la sultane, et cachant mon dessein,
    182 Lui montrai d’Amurat le retour incertain,
    183 Les murmures du camp, la fortune des armes ;
    184 Je plaignis Bajazet, je lui vantai ses charmes,
    185 Qui, par un soin jaloux dans l’ombre retenus,
    186 Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus.
    187 Que te dirai-je enfin ? la sultane éperdue
    188 N’eut plus d’autre désir que celui de sa vue.
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    192 Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards
    193 Qui semblent mettre entre eux d’invincibles remparts ?
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    197 Peut-être il te souvient qu’un récit peu fidèle
    198 De la mort d’Amurat fit courir la nouvelle.
    199 La sultane, à ce bruit feignant de s’effrayer,
    200 Par des cris douloureux eut soin de l’appuyer.
    201 Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent ;
    202 De l’heureux Bajazet les gardes se troublèrent ;
    203 Et les dons achevant d’ébranler leur devoir,
    204 Leurs captifs dans ce trouble osèrent s’entrevoir.
    205 Roxane vit le prince ; elle ne put lui taire
    206 L’ordre dont elle seule était dépositaire.
    207 Bajazet est aimable ; il vit que son salut
    208 Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut.
    209 Tout conspirait pour lui : ses soins, sa complaisance,
    210 Ce secret découvert, et cette intelligence,
    211 Soupirs d’autant plus doux qu’il les fallait celer,
    212 L’embarras irritant de ne s’oser parler,
    213 Même témérité, périls, craintes communes,
    214 Lièrent pour jamais leurs cœurs et leurs fortunes.
    215 Ceux mêmes dont les yeux les devaient éclairer,
    216 Sortis de leur devoir, n’osèrent y rentrer.
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    220 Quoi ! Roxane d’abord leur découvrant son âme
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    222 Osa-t-elle à leurs yeux faire éclater sa flamme ?
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    226 Ils l’ignorent encore ; et jusques à ce jour,
    227 Atalide a prêté son nom à cet amour.
    228 Du père d’Amurat Atalide est la nièce ;
    229 Et même avec ses fils partageant sa tendresse,
    230 Elle a vu son enfance élevée avec eux.
    231 Du prince, en apparence, elle reçoit les vœux ;
    232 Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,
    233 Et veut bien, sous son nom, qu’il aime la sultane.
    234 Cependant, cher Osmin, pour s’appuyer de moi,
    235 L’un et l’autre ont promis Atalide à ma foi.
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    239 Quoi ! vous l’aimez, seigneur ? Voudrais-tu qu’à mon âge
    240 Je fisse de l’amour le vil apprentissage ?
    241 Qu’un cœur qu’ont endurci la fatigue et les ans
    242 Suivît d’un vain plaisir les conseils imprudents ?
    243 C’est par d’autres attraits qu’elle plaît à ma vue :
    244 J’aime en elle le sang dont elle est descendue.
    245 Par elle Bajazet, en m’approchant de lui,
    246 Me va contre lui-même assurer un appui.
    247 Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage ;
    248 À peine ils l’ont choisi qu’ils craignent leur ouvrage ;
    249 Sa dépouille est un bien qu’ils veulent recueillir,
    250 Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.
    251 Bajazet aujourd’hui m’honore et me caresse ;
    252 Ses périls tous les jours réveillent ma tendresse :
    253 Ce même Bajazet, sur le trône affermi,
    254 Méconnaîtra peut-être un inutile ami.
    255 Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l’arrête,
    256 S’il ose quelque jour me demander ma tête…
    257 Je ne m’explique point, Osmin ; mais je prétends
    258 Que du moins il faudra la demander longtemps.
    259 Je sais rendre aux sultans de fidèles services ;
    260 Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,
    261 Et ne me pique point du scrupule insensé
    262 De bénir mon trépas quand ils l’ont prononcé.
    263 Voilà donc de ces lieux ce qui m’ouvre l’entrée,
    264 Et comme enfin Roxane à mes yeux s’est montrée.
    265 Invisible d’abord elle entendait ma voix,
    266 Et craignait du sérail les rigoureuses lois ;
    267 Mais enfin bannissant cette importune crainte
    268 Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte,
    269 Elle-même a choisi cet endroit écarté,
    270 Où nos cœurs à nos yeux parlent en liberté.
    271 Par un chemin obscur un esclave me guide,
    272 Et… Mais on vient : c’est elle et sa chère Atalide.
    273 Demeure ; et s’il le faut, sois prêt à confirmer
    274 Le récit important dont je vais l’informer.
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    282 La vérité s’accorde avec la renommée,
    283 Madame. Osmin a vu le sultan et l’armée.
    284 Le superbe Amurat est toujours inquiet ;
    285 Et toujours tous les cœurs penchent vers Bajazet :
    286 D’une commune voix ils l’appellent au trône.
    287 Cependant les Persans marchaient vers Babylone,
    288 Et bientôt les deux camps au pied de son rempart,
    289 Devaient de la bataille éprouver le hasard.
    290 Ce combat doit, dit-on, fixer nos destinées ;
    291 Et même si d’Osmin je compte les journées,
    292 Le ciel en a déjà réglé l’événement,
    293 Et le sultan triomphe ou fuit en ce moment.
    294 Déclarons-nous, madame, et rompons le silence :
    295 Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance ;
    296 Et sans nous informer s’il triomphe ou s’il fuit,
    297 Croyez-moi, hâtons-nous d’en prévenir le bruit.
    298 S’il fuit, que craignez-vous ? s’il triomphe au contraire,
    299 Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.
    300 Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir
    301 Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.
    302 Pour moi, j’ai déjà su par mes brigues secrètes
    303 Gagner de notre loi les sacrés interprètes :
    304 Je sais combien, crédule en sa dévotion,
    305 Le peuple suit le frein de la religion.
    306 Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière :
    307 Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière ;
    308 Déployez en son nom cet étendard fatal,
    309 Des extrêmes périls l’ordinaire signal.
    310 Les peuples, prévenus de ce nom favorable,
    311 Savent que sa vertu le rend seule coupable.
    312 D’ailleurs un bruit confus, par mes soins confirmé,
    313 Fait croire heureusement à ce peuple alarmé
    314 Qu’Amurat le dédaigne, et veut loin de Byzance
    315 Transporter désormais son trône et sa présence.
    316 Déclarons le péril dont son frère est pressé ;
    317 Montrons l’ordre cruel qui vous fut adressé,
    318 Surtout qu’il se déclare et se montre lui-même,
    319 Et fasse voir ce front digne du diadème.
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    323 Il suffit. Je tiendrai tout ce que j’ai promis.
    324 Allez, brave Acomat, assembler vos amis :
    325 De tous leurs sentiments venez me rendre compte ;
    326 Je vous rendrai moi-même une réponse prompte.
    327 Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien,
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    329 Sans savoir si son cœur s’accorde avec le mien.
    330 Allez, et revenez. Enfin, belle Atalide,
    331 Il faut de nos destins que Bajazet décide.
    332 Pour la dernière fois je le vais consulter ;
    333 Je vais savoir s’il m’aime. Est-il temps d’en douter,
    334 Madame ? Hâtez-vous d’achever votre ouvrage.
    335 Vous avez du vizir entendu le langage :
    336 Bajazet vous est cher : savez-vous si demain
    337 Sa liberté, ses jours, seront en votre main ?
    338 Peut-être en ce moment Amurat en furie
    339 S’approche pour trancher une si belle vie.
    340 Et pourquoi de son cœur doutez-vous aujourd’hui ?
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    344 Mais m’en répondez-vous, vous qui parlez pour lui ?
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    348 Quoi, madame ! les soins qu’il a pris pour vous plaire,
    349 Ce que vous avez fait, ce que vous pouvez faire,
    350 Ses périls, ses respects, et surtout vos appas,
    351 Tout cela de son cœur ne vous répond-il pas ?
    352 Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire.
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    356 Hélas ! pour mon repos que ne puis-je le croire !
    357 Pourquoi faut-il au moins que, pour me consoler,
    358 L’ingrat ne parle pas comme on le fait parler ?
    359 Vingt fois, sur vos discours pleine de confiance,
    360 Du trouble de son cœur jouissant par avance,
    361 Moi-même j’ai voulu m’assurer de sa foi,
    362 Et l’ai fait en secret amener devant moi.
    363 Peut-être trop d’amour me rend trop difficile ;
    364 Mais sans vous fatiguer d’un récit inutile,
    365 Je ne retrouvais point ce trouble, cette ardeur
    366 Que m’avait tant promis un discours trop flatteur.
    367 Enfin, si je lui donne et la vie et l’empire,
    368 Ces gages incertains ne me peuvent suffire.
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    372 Quoi donc ! à son amour qu’allez-vous proposer ?
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    376 S’il m’aime, dès ce jour il me doit épouser.
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    380 Vous épouser ! Ô ciel ! que prétendez-vous faire ?
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    384 Je sais que des sultans l’usage m’est contraire ;
    385 Je sais qu’ils se sont fait une superbe loi
    386 De ne point à l’hymen assujettir leur foi.
    387 Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse,
    388 Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse ;
    389 Mais, toujours inquiète avec tous ses appas,
    390 Esclave, elle reçoit son maître dans ses bras,
    391 Et sans sortir du joug où leur loi la condamne,
    392 Il faut qu’un fils naissant la déclare sultane.
    393 Amurat plus ardent, et seul jusqu’à ce jour,
    394 A voulu que l’on dût ce titre à son amour.
    395 J’en reçus la puissance aussi bien que le titre ;
    396 Et des jours de son frère il me laissa l’arbitre.
    397 Mais ce même Amurat ne me promit jamais
    398 Que l’hymen dût un jour couronner ses bienfaits :
    399 Et moi, qui n’aspirais qu’à cette seule gloire,
    400 De ses autres bienfaits j’ai perdu la mémoire.
    401 Toutefois, que sert-il de me justifier ?
    402 Bajazet, il est vrai, m’a tout fait oublier.
    403 Malgré tous ses malheurs, plus heureux que son frère,
    404 Il m’a plu, sans peut-être aspirer à me plaire :
    405 Femmes, gardes, vizir, pour lui j’ai tout séduit ;
    406 En un mot, vous voyez jusqu’où je l’ai conduit.
    407 Grâces à mon amour, je me suis bien servie
    408 Du pouvoir qu’Amurat me donna sur sa vie.
    409 Bajazet touche presque au trône des sultans :
    410 Il ne faut plus qu’un pas ; mais c’est où je l’attends.
    411 Malgré tout mon amour, si dans cette journée
    412 Il ne m’attache à lui par un juste hyménée ;
    413 S’il ose m’alléguer une odieuse loi ;
    414 Quand je fais tout pour lui, s’il ne fait tout pour moi ;
    415 Dès le même moment, sans songer si je l’aime,
    416 Sans consulter enfin si je me perds moi-même,
    417 J’abandonne l’ingrat, et le laisse rentrer
    418 Dans l’état malheureux d’où je l’ai su tirer.
    419 Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce :
    420 Sa perte ou son salut dépend de sa réponse.
    421 Je ne vous presse point de vouloir aujourd’hui
    422 Me prêter votre voix pour m’expliquer à lui :
    423 Je veux que, devant moi, sa bouche et son visage
    424 Me découvrent son cœur sans me laisser d’ombrage,
    425 Que lui-même, en secret amené dans ces lieux,
    426 Sans être préparé se présente à mes yeux.
    427 Adieu. Vous saurez tout après cette entrevue.
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    433 
    434 
    435 Zaïre, c’en est fait, Atalide est perdue !
    436 
    437 
    438 
    439 Vous ? Je prévois déjà tout ce qu’il faut prévoir.
    440 Mon unique espérance est dans mon désespoir.
    441 
    442 
    443 
    444 Mais, madame, pourquoi ? Si tu venais d’entendre
    445 Quel funeste dessein Roxane vient de prendre,
    446 Quelles conditions elle veut imposer !
    447 Bajazet doit périr, dit-elle, ou l’épouser.
    448 S’il se rend, que deviens-je en ce malheur extrême ?
    449 Et s’il ne se rend pas, que devient-il lui-même ?
    450 
    451 
    452 
    453 Je conçois ce malheur. Mais, à ne point mentir,
    454 Votre amour, dès longtemps, a dû le pressentir.
    455 
    456 
    457 
    458 Ah, Zaïre ! l’amour a-t-il tant de prudence ?
    459 Tout semblait avec nous être d’intelligence :
    460 Roxane, se livrant tout entière à ma foi,
    461 Du cœur de Bajazet se reposait sur moi,
    462 M’abandonnait le soin de tout ce qui le touche,
    463 Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche ;
    464 Et je croyais toucher au bienheureux moment
    465 Où j’allais par ses mains couronner mon amant.
    466 Le ciel s’est déclaré contre mon artifice.
    467 Et que fallait-il donc, Zaïre, que je fisse ?
    468 À l’erreur de Roxane ai-je dû m’opposer,
    469 Et perdre mon amant pour la désabuser ?
    470 Avant que dans son cœur cette amour fût formée,
    471 J’aimais, et je pouvais m’assurer d’être aimée.
    472 Dès nos plus jeunes ans, tu t’en souviens assez,
    473 L’amour serra les nœuds par le sang commencés.
    474 Élevée avec lui dans le sein de sa mère,
    475 J’appris à distinguer Bajazet de son frère ;
    476 Elle-même avec joie unit nos volontés :
    477 Et quoique après sa mort l’un de l’autre écartés,
    478 Conservant, sans nous voir, le désir de nous plaire,
    479 Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.
    480 Roxane, qui depuis, loin de s’en défier,
    481 À ses desseins secrets voulut m’associer,
    482 Ne put voir sans amour ce héros trop aimable :
    483 Elle courut lui tendre une main favorable.
    484 Bajazet étonné rendit grâce à ses soins,
    485 Lui rendit des respects : pouvait-il faire moins ?
    486 Mais qu’aisément l’amour croit tout ce qu’il souhaite !
    487 De ses moindres respects Roxane satisfaite
    488 Nous engagea tous deux, par sa facilité,
    489 À la laisser jouir de sa crédulité.
    490 Zaïre, il faut pourtant avouer ma faiblesse :
    491 D’un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.
    492 Ma rivale, accablant mon amant de bienfaits,
    493 Opposait un empire à mes faibles attraits ;
    494 Mille soins la rendaient présente à sa mémoire ;
    495 Elle l’entretenait de sa prochaine gloire :
    496 Et moi, je ne puis rien. Mon cœur, pour tout discours,
    497 N’avait que des soupirs qu’il répétait toujours.
    498 Le ciel seul sait combien j’en ai versé de larmes.
    499 Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes :
    500 Je condamnai mes pleurs, et jusques aujourd’hui
    501 Je l’ai pressé de feindre, et j’ai parlé pour lui.
    502 Hélas ! tout est fini : Roxane méprisée
    503 Bientôt de son erreur sera désabusée.
    504 Car enfin Bajazet ne sait point se cacher ;
    505 Je connais sa vertu prompte à s’effaroucher.
    506 Il faut qu’à tous moments, tremblante et secourable,
    507 Je donne à ses discours un sens plus favorable.
    508 Bajazet va se perdre. Ah ! si comme autrefois
    509 Ma rivale eût voulu lui parler par ma voix !
    510 Au moins, si j’avais pu préparer son visage !
    511 Mais, Zaïre, je puis l’attendre à son passage ;
    512 D’un mot ou d’un regard je puis le secourir.
    513 Qu’il l’épouse, en un mot, plutôt que de périr.
    514 Si Roxane le veut, sans doute il faut qu’il meure.
    515 Il se perdra, te dis-je. Atalide, demeure ;
    516 Laisse, sans t’alarmer, ton amant sur sa foi.
    517 Penses-tu mériter qu’on se perde pour toi ?
    518 Peut-être Bajazet, secondant ton envie,
    519 Plus que tu ne voudras aura soin de sa vie.
    520 
    521 
    522 
    523 Ah ! dans quels soins, madame, allez-vous vous plonger ?
    524 Toujours avant le temps faut-il vous affliger ?
    525 Vous n’en pouvez douter, Bajazet vous adore.
    526 Suspendez ou cachez l’ennui qui vous dévore :
    527 N’allez point par vos pleurs déclarer vos amours.
    528 La main qui l’a sauvé le sauvera toujours,
    529 Pourvu qu’entretenue en son erreur fatale,
    530 Roxane jusqu’au bout ignore sa rivale.
    531 Venez en d’autres lieux enfermer vos regrets,
    532 Et de leur entrevue attendre le succès.
    533 
    534 
    535 
    536 Eh bien, Zaïre, allons. Et toi, si ta justice
    537 De deux jeunes amants veut punir l’artifice,
    538 Ô ciel, si notre amour est condamné de toi,
    539 Je suis la plus coupable, épuise tout sur moi !
    540 
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    553 
    554 Prince, l’heure fatale est enfin arrivée
    555 Qu’à votre liberté le ciel a réservée.
    556 Rien ne me retient plus ; et je puis, dès ce jour,
    557 Accomplir le dessein qu’a formé mon amour.
    558 Non que, vous assurant d’un triomphe facile,
    559 Je mette entre vos mains un empire tranquille ;
    560 Je fais ce que je puis, je vous l’avais promis :
    561 
    562 J’arme votre valeur contre vos ennemis,
    563 J’écarte de vos jours un péril manifeste ;
    564 Votre vertu, seigneur, achèvera le reste.
    565 Osmin a vu l’armée : elle penche pour vous ;
    566 Les chefs de notre loi conspirent avec nous ;
    567 Le vizir Acomat vous répond de Byzance ;
    568 Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance
    569 Cette foule de chefs, d’esclaves, de muets,
    570 Peuple que dans ces murs renferme ce palais,
    571 Et dont à ma faveur les âmes asservies
    572 M’ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.
    573 Commencez maintenant : c’est à vous de courir
    574 Dans le champ glorieux que j’ai su vous ouvrir.
    575 Vous n’entreprenez point une injuste carrière,
    576 Vous repoussez, seigneur, une main meurtrière :
    577 L’exemple en est commun ; et parmi les sultans,
    578 Ce chemin à l’empire a conduit de tous temps.
    579 Mais, pour mieux commencer, hâtons-nous l’un et l’autre
    580 D’assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.
    581 Montrez à l’univers, en m’attachant à vous,
    582 Que quand je vous servais, je servais mon époux ;
    583 Et par le nœud sacré d’un heureux hyménée,
    584 Justifiez la foi que je vous ai donnée.
    585 
    586 
    587 
    588 Ah ! que proposez-vous, madame ? Eh quoi, seigneur !
    589 Quel obstacle secret trouble notre bonheur ?
    590 
    591 
    592 
    593 Madame, ignorez-vous que l’orgueil de l’empire…
    594 Que ne m’épargnez-vous la douleur de le dire !
    595 
    596 
    597 
    598 Oui, je sais que depuis qu’un de vos empereurs,
    599 Bajazet, d’un barbare éprouvant les fureurs,
    600 Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,
    601 Et par toute l’Asie à sa suite traînée,
    602 De l’honneur ottoman ses successeurs jaloux
    603 Ont daigné rarement prendre le nom d’époux.
    604 Mais l’amour ne suit point ces lois imaginaires ;
    605 Et sans vous rappeler des exemples vulgaires,
    606 Soliman (vous savez qu’entre tous vos aïeux
    607 Dont l’univers a craint le bras victorieux,
    608 Nul n’éleva si haut la grandeur ottomane),
    609 Ce Soliman jeta les yeux sur Roxelane.
    610 Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier,
    611 À son trône, à son lit daigna l’associer,
    612 Sans qu’elle eût d’autres droits au rang d’impératrice,
    613 Qu’un peu d’attraits peut-être, et beaucoup d’artifice.
    614 
    615 
    616 
    617 Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis,
    618 Ce qu’était Soliman, et le peu que je suis.
    619 Soliman jouissait d’une pleine puissance :
    620 L’Égypte ramenée à son obéissance ;
    621 Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil,
    622 De tous ses défenseurs devenu le cercueil ;
    623 Du Danube asservi les rives désolées ;
    624 De l’empire persan les bornes reculées ;
    625 Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,
    626 Faisaient taire les lois devant ses volontés.
    627 Que suis-je ? J’attends tout du peuple et de l’armée :
    628 Mes malheurs font encor toute ma renommée.
    629 Infortuné, proscrit, incertain de régner,
    630 Dois-je irriter les cœurs au lieu de les gagner ?
    631 Témoins de nos plaisirs, plaindront-ils nos misères ?
    632 Croiront-ils mes périls et vos larmes sincères ?
    633 Songez, sans me flatter du sort de Soliman,
    634 Au meurtre tout récent du malheureux Osman.
    635 Dans leur rébellion les chefs des janissaires,
    636 Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires,
    637 Se crurent à sa perte assez autorisés
    638 Par le fatal hymen que vous me proposez.
    639 Que vous dirai-je enfin ? maître de leur suffrage,
    640 Peut-être avec le temps j’oserai davantage.
    641 Ne précipitons rien ; et daignez commencer
    642 À me mettre en état de vous récompenser.
    643 
    644 
    645 
    646 Je vous entends, seigneur. Je vois mon imprudence ;
    647 Je vois que rien n’échappe à votre prévoyance :
    648 Vous avez pressenti jusqu’au moindre danger
    649 Où mon amour trop prompt allait vous engager.
    650 Pour vous, pour votre honneur, vous en craignez les suites ;
    651 Et je le crois, seigneur, puisque vous me le dites.
    652 Mais avez-vous prévu, si vous ne m’épousez,
    653 Les périls plus certains où vous vous exposez ?
    654 Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire ?
    655 Que c’est à moi surtout qu’il importe de plaire ?
    656 Songez-vous que je tiens les portes du palais ;
    657 Que je puis vous l’ouvrir ou fermer pour jamais ;
    658 Que j’ai sur votre vie un empire suprême ;
    659 Que vous ne respirez qu’autant que je vous aime ?
    660 Et sans ce même amour qu’offensent vos refus,
    661 Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus ?
    662 
    663 
    664 
    665 Oui, je tiens tout de vous ; et j’avais lieu de croire
    666 Que c’était pour vous-même une assez grande gloire,
    667 En voyant devant moi tout l’empire à genoux,
    668 De m’entendre avouer que je tiens tout de vous.
    669 Je ne m’en défends point ; ma bouche le confesse,
    670 Et mon respect saura le confirmer sans cesse :
    671 Je vous dois tout mon sang ; ma vie est votre bien.
    672 Mais enfin voulez-vous… Non, je ne veux plus rien.
    673 
    674  
    675 Ne m’importune plus de tes raisons forcées :
    676 Je vois combien tes vœux sont loin de mes pensées.
    677 Je ne te presse plus, ingrat, d’y consentir :
    678 Rentre dans le néant dont je t’ai fait sortir.
    679 Car enfin qui m’arrête ? et quelle autre assurance
    680 Demanderais-je encor de ton indifférence ?
    681 L’ingrat est-il touché de mes empressements ?
    682 L’amour même entre-t-il dans ses raisonnements ?
    683 Ah ! je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse,
    684 Que mes propres périls t’assurent de ta grâce ;
    685 Qu’engagée avec toi par de si forts liens,
    686 Je ne puis séparer tes intérêts des miens.
    687 Mais je m’assure encore aux bontés de ton frère ;
    688 Il m’aime, tu le sais ; et malgré sa colère,
    689 Dans ton perfide sang je puis tout expier,
    690 Et ta mort suffira pour me justifier.
    691 N’en doute point, j’y cours, et dès ce moment même…
    692 Bajazet, écoutez ; je sens que je vous aime :
    693 Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir :
    694 Le chemin est encore ouvert au repentir.
    695 Ne désespérez point une amante en furie.
    696 S’il m’échappait un mot, c’est fait de votre vie.
    697 
    698 
    699 
    700 Vous pouvez me l’ôter, elle est entre vos mains :
    701 Peut-être que ma mort, utile à vos desseins,
    702 De l’heureux Amurat obtenant votre grâce,
    703 Vous rendra dans son cœur votre première place.
    704 
    705 
    706 
    707 Dans son cœur ? Ah ! crois-tu, quand il le voudrait bien,
    708 Que si je perds l’espoir de régner dans le tien,
    709 D’une si douce erreur si longtemps possédée,
    710 Je puisse désormais souffrir une autre idée,
    711 Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ?
    712 Je te donne, cruel, des armes contre moi,
    713 Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse :
    714 Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,
    715 J’affectais à tes yeux une fausse fierté :
    716 De toi dépend ma joie et ma félicité :
    717 De ma sanglante mort ta mort sera suivie.
    718 Quel fruit de tant de soins que j’ai pris pour ta vie !
    719 Tu soupires enfin, et sembles te troubler :
    720 Achève, parle. Ô ciel ! que ne puis-je parler !
    721 
    722 
    723 
    724 Quoi donc ! que dites-vous ? et que viens-je d’entendre ?
    725 Vous avez des secrets que je ne puis apprendre ?
    726 Quoi ! de vos sentiments je ne puis m’éclaircir ?
    727 
    728 
    729 
    730 Madame, encore un coup, c’est à vous de choisir :
    731 Daignez m’ouvrir au trône un chemin légitime ;
    732 Ou bien, me voilà prêt, prenez votre victime.
    733 
    734 
    735 
    736 Ah, c’en est trop enfin, tu seras satisfait.
    737 Holà, gardes, qu’on vienne. Acomat, c’en est fait.
    738 Vous pouvez retourner, je n’ai rien à vous dire.
    739 Du sultan Amurat je reconnais l’empire :
    740 Sortez. Que le sérail soit désormais fermé,
    741 Et que tout rentre ici dans l’ordre accoutumé.
    742 
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    749 Seigneur, qu’ai-je entendu ? quelle surprise extrême !
    750 Qu’allez-vous devenir ? que deviens-je moi-même ?
    751 D’où naît ce changement ? qui dois-je en accuser ?
    752 Ô ciel ! Il ne faut point ici vous abuser.
    753 Roxane est offensée, et court à la vengeance :
    754 Un obstacle éternel rompt notre intelligence.
    755 Vizir, songez à vous, je vous en averti ;
    756 Et sans compter sur moi, prenez votre parti.
    757 Quoi ! Vous et vos amis, cherchez quelque retraite.
    758 Je sais dans quels périls mon amitié vous jette ;
    759 Et j’espérais un jour vous mieux récompenser.
    760 Mais, c’en est fait, vous dis-je ; il n’y faut plus penser.
    761 
    762 
    763 
    764 Et quel est donc, seigneur, cet obstacle invincible ?
    765 Tantôt dans le sérail j’ai laissé tout paisible.
    766 Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ?
    767 
    768 
    769 
    770 Elle veut, Acomat, que je l’épouse ! Eh bien !
    771 L’usage des sultans à ses vœux est contraire ;
    772 Mais cet usage, enfin, est-ce une loi sévère
    773 Qu’aux dépens de vos jours vous deviez observer ?
    774 La plus sainte des lois, ah ! c’est de vous sauver,
    775 Et d’arracher, seigneur, d’une mort manifeste
    776 Le sang des Ottomans, dont vous faites le reste !
    777 
    778 
    779 
    780 Ce reste malheureux serait trop acheté,
    781 S’il faut le conserver par une lâcheté.
    782 
    783 
    784 
    785 Et pourquoi vous en faire une image si noire ?
    786 
    787 L’hymen de Soliman ternit-il sa mémoire ?
    788 Cependant Soliman n’était point menacé
    789 Des périls évidents dont vous êtes pressé.
    790 
    791 
    792 
    793 Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie
    794 Qui d’un servile hymen feraient l’ignominie.
    795 Soliman n’avait point ce prétexte odieux :
    796 Son esclave trouva grâce devant ses yeux ;
    797 Et sans subir le joug d’un hymen nécessaire,
    798 Il lui fit de son cœur un présent volontaire.
    799 
    800 
    801 
    802 Mais vous aimez Roxane. Acomat, c’est assez.
    803 Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.
    804 La mort n’est point pour moi le comble des disgrâces ;
    805 J’osai, tout jeune encor, la chercher sur vos traces ;
    806 Et l’indigne prison où je suis renfermé
    807 À la voir de plus près m’a même accoutumé ;
    808 Amurat à mes yeux l'a vingt fois présentée :
    809 Elle finit le cours d’une vie agitée.
    810 Hélas ! si je la quitte avec quelque regret…
    811 Pardonnez, Acomat ; je plains avec sujet
    812 Des cœurs dont les bontés trop mal récompensées
    813 M’avaient pris pour objet de toutes leurs pensées.
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    817 Ah ! si nous périssons, n’en accusez que vous,
    818 Seigneur : dites un mot, et vous nous sauvez tous.
    819 Tout ce qui reste ici de braves janissaires,
    820 De la religion les saints dépositaires,
    821 Du peuple byzantin ceux qui plus respectés
    822 Par leur exemple seul règlent ses volontés,
    823 Sont prêts de vous conduire à la porte sacrée
    824 D’où les nouveaux sultans font leur première entrée.
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    828 Eh bien, brave Acomat, si je leur suis si cher,
    829 Que des mains de Roxane ils viennent m’arracher ;
    830 Du sérail, s’il le faut, venez forcer la porte ;
    831 Entrez accompagné de leur vaillante escorte.
    832 J’aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups,
    833 Que chargé malgré moi du nom de son époux.
    834 Peut-être je saurai, dans ce désordre extrême,
    835 Par un beau désespoir me secourir moi-même ;
    836 Attendre, en combattant, l’effet de votre foi,
    837 Et vous donner le temps de venir jusqu’à moi.
    838 
    839 
    840 
    841 Eh ! pourrai-je empêcher, malgré ma diligence,
    842 Que Roxane d’un coup n’assure sa vengeance ?
    843 Alors qu’aura servi ce zèle impétueux,
    844 Qu’à charger vos amis d’un crime infructueux ?
    845 Promettez : affranchi du péril qui vous presse,
    846 Vous verrez de quel poids sera votre promesse.
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    850 Moi ! Ne rougissez point : le sang des Ottomans
    851 Ne doit point en esclave obéir aux serments.
    852 Consultez ces héros que le droit de la guerre
    853 Mena victorieux jusqu’au bout de la terre :
    854 Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,
    855 L’intérêt de l’État fut leur unique loi ;
    856 Et d’un trône si saint la moitié n’est fondée
    857 Que sur la foi promise et rarement gardée.
    858 Je m’emporte, seigneur. Oui, je sais, Acomat,
    859 Jusqu’où les a portés l’intérêt de l’État.
    860 Mais ces mêmes héros, prodigues de leur vie,
    861 Ne la rachetaient point par une perfidie.
    862 
    863 
    864 
    865 Ô courage inflexible ! ô trop constante foi,
    866 Que même en périssant j’admire malgré moi !
    867 Faut-il qu’en un moment un scrupule timide
    868 Perde… Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?
    869 
    870 
    871 
    872 
    873 
    874 
    875 
    876 Ah, madame ! venez avec moi vous unir.
    877 Il se perd. C’est de quoi je viens l’entretenir.
    878 Mais laissez-nous : Roxane, à sa perte animée,
    879 Veut que de ce palais la porte soit fermée.
    880 Toutefois, Acomat, ne vous éloignez pas :
    881 Peut-être on vous fera revenir sur vos pas.
    882 
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    886 
    887 
    888 
    889 Eh bien ! c’est maintenant qu’il faut que je vous laisse.
    890 Le ciel punit ma feinte, et confond votre adresse ;
    891 Rien ne m’a pu parer contre ses derniers coups :
    892 Il fallait ou mourir, ou n’être plus à vous.
    893 De quoi nous a servi cette indigne contrainte ?
    894 Je meurs plus tard : voilà tout le fruit de ma feinte.
    895 Je vous l’avais prédit : mais vous l’avez voulu ;
    896 J’ai reculé vos pleurs autant que je l’ai pu.
    897 Belle Atalide, au nom de cette complaisance,
    898 Daignez de la sultane éviter la présence :
    899 Vos pleurs vous trahiraient ; cachez-les à ses yeux,
    900 Et ne prolongez point de dangereux adieux.
    901 
    902 
    903 
    904 Non, seigneur. Vos bontés pour une infortunée
    905 Ont assez disputé contre la destinée.
    906 Il vous en coûte trop pour vouloir m’épargner :
    907 Il faut vous rendre ; il faut me quitter et régner.
    908 
    909 
    910 
    911 Vous quitter ! Je le veux. Je me suis consultée.
    912 De mille soins jaloux jusqu’alors agitée,
    913 Il est vrai, je n’ai pu concevoir sans effroi
    914 Que Bajazet pût vivre et n’être plus à moi ;
    915 Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse
    916 Je me représentais l’image douloureuse,
    917 Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)
    918 Ne me paraissait pas le plus grand des tourments.
    919 Mais à mes tristes yeux votre mort préparée
    920 Dans toute son horreur ne s’était pas montrée :
    921 Je ne vous voyais pas, ainsi que je vous vois,
    922 Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.
    923 Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance
    924 Vous allez de la mort affronter la présence ;
    925 Je sais que votre cœur se fait quelques plaisirs
    926 De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs :
    927 Mais, hélas ! épargnez une âme plus timide ;
    928 Mesurez vos malheurs aux forces d’Atalide ;
    929 Et ne m’exposez point aux plus vives douleurs
    930 Qui jamais d’une amante épuisèrent les pleurs !
    931 
    932 
    933 
    934 Et que deviendrez-vous, si dès cette journée,
    935 Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?
    936 
    937 
    938 
    939 Ne vous informez point ce que je deviendrai.
    940 Peut-être à mon destin, seigneur, j’obéirai.
    941 Que sais-je ? à ma douleur je chercherai des charmes.
    942 Je songerai peut-être, au milieu de mes larmes,
    943 Qu’à vous perdre pour moi vous étiez résolu ;
    944 Que vous vivez ; qu’enfin c’est moi qui l’ai voulu.
    945 
    946 
    947 
    948 Non, vous ne verrez point cette fête cruelle.
    949 plus vous me commandez de vous être infidèle,
    950 Madame, plus je vois combien vous méritez
    951 De ne point obtenir ce que vous souhaitez.
    952 Quoi ! cet amour si tendre, et né dans notre enfance,
    953 Dont les feux avec nous ont crû dans le silence ;
    954 Vos larmes que ma main pouvait seule arrêter ;
    955 Mes serments redoublés de ne vous point quitter :
    956 Tout cela finirait par une perfidie !
    957 J’épouserais, et qui ? (s’il faut que je le die)
    958 Une esclave attachée à ses seuls intérêts,
    959 Qui présente à mes yeux des supplices tout prêts ;
    960 Qui m’offre, ou son hymen, ou la mort infaillible,
    961 Tandis qu’à mes périls Atalide sensible,
    962 Et trop digne du sang qui lui donna le jour,
    963 Veut me sacrifier jusques à son amour ?
    964 Ah, qu’au jaloux sultan ma tête soit portée,
    965 Puisqu’il faut à ce prix qu’elle soit rachetée !
    966 
    967 
    968 
    969 Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.
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    971 
    972 
    973 Parlez : si je le puis, je suis prêt d’obéir.
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    975 
    976 
    977 La sultane vous aime ; et malgré sa colère,
    978 Si vous preniez, seigneur, plus de soin de lui plaire ;
    979 Si vos soupirs daignaient lui faire pressentir
    980 Qu’un jour… Je vous entends : je n’y puis consentir.
    981 Ne vous figurez point que dans cette journée
    982 D’un lâche désespoir ma vertu consternée
    983 Craigne les soins d’un trône où je pourrais monter,
    984 Et par un prompt trépas cherche à les éviter.
    985 J’écoute trop peut-être une imprudente audace ;
    986 Mais, sans cesse occupé des grands noms de ma race,
    987 J’espérais que, fuyant un indigne repos,
    988 Je prendrais quelque place entre tant de héros.
    989 Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle,
    990 Je ne puis plus tromper une amante crédule.
    991 En vain pour me sauver je vous l’aurais promis :
    992 Et ma bouche et mes yeux, du mensonge ennemis,
    993 Peut-être dans le temps que je voudrais lui plaire,
    994 Feraient par leur désordre un effet tout contraire ;
    995 Et de mes froids soupirs ses regards offensés
    996 Verraient trop que mon cœur ne les a point poussés.
    997 Ô ciel ! combien de fois je l’aurais éclaircie,
    998 Si je n’eusse à sa haine exposé que ma vie ;
    999 Si je n’avais pas craint que ses soupçons jaloux
   1000 N’eussent trop aisément remonté jusqu’à vous !
   1001 Et j’irais l’abuser d’une fausse promesse !
   1002 Je me parjurerais ! et par cette bassesse…
   1003 Ah ! loin de m’ordonner cet indigne détour,
   1004 Si votre cœur était moins plein de son amour,
   1005 Je vous verrais sans doute en rougir la première.
   1006 Mais pour vous épargner une injuste prière,
   1007 Adieu ; je vais trouver Roxane de ce pas,
   1008 Et je vous quitte. Et moi, je ne vous quitte pas.
   1009 Venez, cruel, venez ; je vais vous y conduire ;
   1010 Et de tous nos secrets c’est moi qui veux l’instruire.
   1011 Puisque, malgré mes pleurs, mon amant furieux
   1012 Se fait tant de plaisir d’expirer à mes yeux,
   1013 Roxane, malgré vous, nous joindra l’un et l’autre :
   1014 Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre ;
   1015 Et je pourrai donner à vos yeux effrayés
   1016 Le spectacle sanglant que vous me prépariez.
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   1020 Ô ciel ! que faites-vous ? Cruel ! pouvez-vous croire
   1021 Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ?
   1022 Pensez-vous que cent fois, en vous faisant parler.
   1023 Ma rougeur ne fut pas prête à me déceler ?
   1024 Mais on me présentait votre perte prochaine.
   1025 Pourquoi faut-il, ingrat ! quand la mienne est certaine,
   1026 Que vous n’osiez pour moi ce que j’osais pour vous ?
   1027 Peut-être il suffira d’un mot un peu plus doux :
   1028 Roxane dans son cœur peut-être vous pardonne.
   1029 Vous-même, vous voyez le temps qu’elle vous donne.
   1030 A-t-elle en vous quittant fait sortir le vizir ?
   1031 Des gardes à mes yeux viennent-ils vous saisir ?
   1032 Enfin, dans sa fureur implorant mon adresse,
   1033 Ses pleurs ne m’ont-ils pas découvert sa tendresse ?
   1034 Peut-être elle n’attend qu’un espoir incertain
   1035 Qui lui fasse tomber les armes de la main.
   1036 Allez, seigneur, sauvez votre vie et la mienne.
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   1040 Eh bien… Mais quels discours faut-il que je lui tienne ?
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   1044 Ah ! daignez sur ce choix ne me point consulter.
   1045 L’occasion, le ciel pourra vous les dicter.
   1046 Allez : entre elle et vous je ne dois point paraître ;
   1047 Votre trouble ou le mien nous ferait reconnaître.
   1048 Allez : encore un coup, je n’ose m’y trouver.
   1049 Dites… tout ce qu’il faut, seigneur, pour vous sauver.
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   1064 Zaïre, il est donc vrai, sa grâce est prononcée ?
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   1068 Je vous l’ai dit, madame : une esclave empressée,
   1069 Qui courait de Roxane accomplir le désir,
   1070 Aux portes du sérail a reçu le vizir.
   1071 Ils ne m’ont point parlé ; mais mieux qu’aucun langage,
   1072 Le transport du vizir marquait sur son visage
   1073 Qu’un heureux changement le rappelle au palais,
   1074 Et qu’il y vient signer une éternelle paix.
   1075 Roxane a pris sans doute une plus douce voie.
   1076 
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   1078 
   1079 Ainsi, de toutes parts, les plaisirs et la joie
   1080 M’abandonnent, Zaïre, et marchent sur leurs pas.
   1081 J’ai fait ce que j’ai dû ; je ne m’en repens pas.
   1082 
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   1084 
   1085 Quoi, madame ! Quelle est cette nouvelle alarme ?
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   1088 
   1089 Et ne t’a-t-on point dit, Zaïre, par quel charme,
   1090 Ou pour mieux dire enfin, par quel engagement
   1091 Bajazet a pu faire un si prompt changement ?
   1092 Roxane en sa fureur paraissait inflexible ;
   1093 A-t-elle dans son cœur quelque gage infaillible ?
   1094 Parle. L’épouse-t-il ? Je n’en ai rien appris.
   1095 Mais enfin s’il n’a pu se sauver qu’à ce prix ;
   1096 S’il fait ce que vous-même avez su lui prescrire ;
   1097 S’il l’épouse, en un mot… S’il l’épouse, Zaïre !
   1098 
   1099 
   1100 
   1101 Quoi ! vous repentez-vous des généreux discours
   1102 Que vous dictait le soin de conserver ses jours ?
   1103 
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   1105 
   1106 Non, non : il ne fera que ce qu’il a dû faire.
   1107 Sentiments trop jaloux, c’est à vous de vous taire :
   1108 Si Bajazet l’épouse, il suit mes volontés ;
   1109 Respectez ma vertu qui vous a surmontés ;
   1110 À ces nobles conseils ne mêlez point le vôtre ;
   1111 Et loin de me le peindre entre les bras d’une autre,
   1112 Laissez-moi sans regrets me le représenter
   1113 Au trône où mon amour l’a forcé de monter.
   1114 Oui, je me reconnais, je suis toujours la même.
   1115 Je voulais qu’il m’aimât, chère Zaïre ; il m’aime :
   1116 Et du moins cet espoir me console aujourd’hui
   1117 Que je vais mourir digne et contente de lui.
   1118 
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   1121 Mourir ! Quoi ! vous auriez un dessein si funeste ?
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   1124 
   1125 J’ai cédé mon amant ; tu t’étonnes du reste !
   1126 Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs
   1127 Une mort qui prévient et finit tant de pleurs ?
   1128 Qu’il vive, c’est assez. Je l’ai voulu sans doute ;
   1129 Et je le veux toujours, quelque prix qu’il m’en coûte.
   1130 Je n’examine point ma joie ou mon ennui :
   1131 J’aime assez mon amant pour renoncer à lui.
   1132 Mais, hélas ! il peut bien penser avec justice
   1133 Que si j’ai pu lui faire un si grand sacrifice,
   1134 Ce cœur, qui de ses jours prend un funeste soin,
   1135 L’aime trop pour vouloir en être le témoin.
   1136 Allons, je veux savoir… Modérez-vous, de grâce :
   1137 On vient vous informer de tout ce qui se passe.
   1138 C’est le vizir. Enfin, nos amants sont d’accord,
   1139 Madame ; un calme heureux nous remet dans le port.
   1140 La sultane a laissé désarmer sa colère ;
   1141 Elle m’a déclaré sa volonté dernière ;
   1142 Et tandis qu’elle montre au peuple épouvanté
   1143 Du prophète divin l’étendard redouté,
   1144 Qu’à marcher sur mes pas Bajazet se dispose,
   1145 Je vais de ce signal faire entendre la cause,
   1146 Remplir tous les esprits d’une juste terreur,
   1147 Et proclamer enfin le nouvel empereur.
   1148 Cependant permettez que je vous renouvelle
   1149 Le souvenir du prix qu’on promit à mon zèle.
   1150 N’attendez point de moi ces doux emportements,
   1151 Tels que j’en vois paraître au cœur de ces amants ;
   1152 Mais si, par d’autres soins, plus dignes de mon âge,
   1153 Par de profonds respects, par un long esclavage,
   1154 Tel que nous le devons au sang de nos sultans,
   1155 Je puis… Vous m’en pourrez instruire avec le temps.
   1156 Avec le temps aussi vous pourrez me connaître.
   1157 Mais quels sont ces transports qu’ils vous ont fait paraître ?
   1158 
   1159 
   1160 
   1161 Madame, doutez-vous des soupirs enflammés
   1162 De deux jeunes amants l’un de l’autre charmés ?
   1163 
   1164 
   1165 
   1166 Non ; mais, à dire vrai, ce miracle m’étonne.
   1167 Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne ?
   1168 L’épouse-t-il enfin ? Madame, je le croi.
   1169 Voici tout ce qui vient d’arriver devant moi :
   1170 Surpris, je l’avoûrai, de leur fureur commune,
   1171 Querellant les amants, l’amour et la fortune,
   1172 J’étais de ce palais sorti désespéré.
   1173 Déjà, sur un vaisseau dans le port préparé,
   1174 Chargeant de mon débris les reliques plus chères,
   1175 Je méditais ma fuite aux terres étrangères.
   1176 Dans ce triste dessein au palais rappelé,
   1177 Plein de joie et d’espoir, j’ai couru, j’ai volé.
   1178 La porte du sérail à ma voix s’est ouverte,
   1179 Et d’abord une esclave à mes yeux s’est offerte ;
   1180 Qui m’a conduit sans bruit dans un appartement
   1181 Où Roxane attentive écoutait son amant.
   1182 Tout gardait devant eux un auguste silence :
   1183 Moi-même, résistant à mon impatience,
   1184 Et respectant de loin leur secret entretien,
   1185 j’ai longtemps, immobile, observé leur maintien.
   1186 Enfin, avec des yeux qui découvraient son âme,
   1187 L’une a tendu la main pour gage de sa flamme ;
   1188 L’autre, avec des regards éloquents, pleins d’amour,
   1189 L’a de ses feux, madame, assurée à son tour.
   1190 
   1191 
   1192 Hélas ! Ils m’ont alors aperçu l’un et l’autre.
   1193 « Voilà, m’a-t-elle dit, votre prince et le nôtre.
   1194 « Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.
   1195 « Allez lui préparer les honneurs souverains ;
   1196 « Qu’un peuple obéissant l’attende dans le temple :
   1197 « Le sérail va bientôt vous en donner l’exemple. »
   1198 Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé :
   1199 Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé :
   1200 Trop heureux d’avoir pu, par un récit fidèle,
   1201 De leur paix, en passant, vous conter la nouvelle,
   1202 Et m’acquitter vers vous de mes respects profonds !
   1203 Je vais le couronner, madame, et j’en réponds.
   1204 
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   1211 Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie.
   1212 Ah ! madame, croyez… Que veux-tu que je croie ?
   1213 Quoi donc ! à ce spectacle irai-je m’exposer ?
   1214 Tu vois que c’en est fait, ils se vont épouser ;
   1215 La sultane est contente ; il assure qu’il l’aime.
   1216 Mais je ne m’en plains pas, je l’ai voulu moi-même.
   1217 Cependant croyais-tu, quand, jaloux de sa foi,
   1218 Il s’allait plein d’amour sacrifier pour moi ;
   1219 Lorsque son cœur, tantôt, m’exprimant sa tendresse,
   1220 Refusait à Roxane une simple promesse ;
   1221 Quand mes larmes en vain tâchaient de l’émouvoir ;
   1222 Quand je m’applaudissais de leur peu de pouvoir,
   1223 Croyais-tu que son cœur, contre toute apparence,
   1224 Pour la persuader trouvât tant d’éloquence ?
   1225 Ah ! peut-être, après tout, que, sans trop se forcer,
   1226 Tout ce qu’il a pu dire, il a pu le penser.
   1227 Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle,
   1228 Il a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle ;
   1229 Elle aura devant lui fait parler ses douleurs ;
   1230 Elle l’aime ; un empire autorise ses pleurs :
   1231 Tant d’amour touche enfin une âme généreuse.
   1232 Hélas ! que de raisons contre une malheureuse !
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   1234 
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   1236 Mais ce succès, madame, est encore incertain.
   1237 Attendez. Non, vois-tu, je le nîrais en vain.
   1238 Je ne prends point plaisir à croître ma misère ;
   1239 
   1240 Je sais pour se sauver tout ce qu’il a dû faire.
   1241 Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas,
   1242 Je n’ai point prétendu qu’il ne m’obéît pas :
   1243 Mais après les adieux que je venais d’entendre,
   1244 Après tous les transports d’une douleur si tendre,
   1245 Je sais qu’il n’a point dû lui faire remarquer
   1246 La joie et les transports qu’on vient de m’expliquer.
   1247 Toi-même, juge-nous, et vois si je m’abuse :
   1248 Pourquoi de ce conseil moi seule suis-je excluse ?
   1249 Au sort de Bajazet ai-je si peu de part ?
   1250 À me chercher lui-même attendrait-il si tard,
   1251 N’était que de son cœur le trop juste reproche
   1252 Lui fait peut-être, hélas ! éviter cette approche ?
   1253 Mais non, je lui veux bien épargner ce souci :
   1254 Il ne me verra plus. Madame, le voici.
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   1262 C’en est fait, j’ai parlé, vous êtes obéie.
   1263 Vous n’avez plus, madame, à craindre pour ma vie ;
   1264 Et je serais heureux, si la foi, si l’honneur,
   1265 Ne me reprochaient point mon injuste bonheur ;
   1266 Si mon cœur, dont le trouble en secret me condamne,
   1267 Pouvait me pardonner aussi bien que Roxane.
   1268 Mais enfin je me vois les armes à la main ;
   1269 Je suis libre, et je puis contre un frère inhumain,
   1270 Non plus par un silence aidé de votre adresse,
   1271 Disputer en ces lieux le cœur de sa maîtresse,
   1272 Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,
   1273 Moi-même le cherchant aux climats étrangers,
   1274 Lui disputer les cœurs du peuple et de l’armée,
   1275 Et pour juge entre nous prendre la renommée.
   1276 Que vois-je ? qu’avez-vous ? Vous pleurez ! Non, seigneur,
   1277 Je ne murmure point contre votre bonheur :
   1278 Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle.
   1279 Vous savez si jamais j’y formai quelque obstacle :
   1280 Tant que j’ai respiré, vos yeux me sont témoins
   1281 Que votre seul péril occupait tous mes soins ;
   1282 Et puisqu’il ne pouvait finir qu’avec ma vie,
   1283 C’est sans regret aussi que je la sacrifie.
   1284 Il est vrai, si le ciel eût écouté mes vœux,
   1285 Qu’il pouvait m’accorder un trépas plus heureux :
   1286 Vous n’en auriez pas moins épousé ma rivale ;
   1287 Vous pouviez l’assurer de la foi conjugale ;
   1288 Mais vous n’auriez pas joint à ce titre d’époux
   1289 Tous ces gages d’amour qu’elle a reçus de vous.
   1290 Roxane s’estimait assez récompensée :
   1291 Et j’aurais en mourant cette douce pensée,
   1292 Que vous ayant moi-même imposé cette loi,
   1293 Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi ;
   1294 Qu’emportant chez les morts toute votre tendresse,
   1295 Ce n’est point un amant en vous que je lui laisse.
   1296 
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   1299 Que parlez-vous, madame, et d’époux et d’amant ?
   1300 Ô ciel ! de ce discours quel est le fondement ?
   1301 Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?
   1302 Moi j’aimerais Roxane, ou je vivrais pour elle,
   1303 Madame ! Ah ! croyez-vous que, loin de le penser,
   1304 Ma bouche seulement eût pu le prononcer ?
   1305 Mais l’un ni l’autre enfin n’était point nécessaire :
   1306 La sultane a suivi son penchant ordinaire,
   1307 Et soit qu’elle ait d’abord expliqué mon retour
   1308 Comme un gage certain qui marquait mon amour,
   1309 Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre,
   1310 À peine ai-je parlé, que, sans presque m’entendre,
   1311 Ses pleurs précipités ont coupé mes discours :
   1312 Elle met dans ma main sa fortune, ses jours,
   1313 Et se fiant enfin à ma reconnaissance,
   1314 D’un hymen infaillible a formé l’espérance.
   1315 Moi-même rougissant de sa crédulité,
   1316 Et d’un amour si tendre et si peu mérité,
   1317 Dans ma confusion, que Roxane, madame,
   1318 Attribuait encore à l’excès de ma flamme,
   1319 Je me trouvais barbare, injuste, criminel.
   1320 Croyez qu’il m’a fallu, dans ce moment cruel,
   1321 Pour garder jusqu’au bout un silence perfide,
   1322 Rappeler tout l’amour que j’ai pour Atalide.
   1323 Cependant, quand je viens, après de tels efforts.
   1324 Chercher quelque secours contre tous mes remords,
   1325 Vous-même contre moi je vous vois, irritée,
   1326 Reprocher votre mort à mon âme agitée ;
   1327 Je vois enfin, je vois qu’en ce même moment
   1328 Tout ce que je vous dis vous touche faiblement…
   1329 Madame, finissons et mon trouble et le vôtre.
   1330 Ne nous affligeons point vainement l’un et l’autre.
   1331 Roxane n’est pas loin : laissez agir ma foi :
   1332 J’irai, bien plus content et de vous et de moi,
   1333 Détromper son amour d’une feinte forcée,
   1334 Que je n’allais tantôt déguiser ma pensée.
   1335 La voici. Juste ciel ! où va-t-il s’exposer ?
   1336 Si vous m’aimez, gardez de la désabuser.
   1337 
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   1339 
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   1342 
   1343 
   1344 Venez, seigneur, venez : il est temps de paraître,
   1345 Et que tout le sérail reconnaisse son maître :
   1346 
   1347 Tout ce peuple nombreux dont il est habité,
   1348 Assemblé par mon ordre, attend ma volonté.
   1349 Mes esclaves gagnés, que le reste va suivre,
   1350 Sont les premiers sujets que mon amour vous livre.
   1351 L’auriez-vous cru, madame, et qu’un si prompt retour
   1352 Fît à tant de fureur succéder tant d’amour ?
   1353 Tantôt, à me venger fixe et déterminée,
   1354 Je jurais qu’il voyait sa dernière journée :
   1355 À peine cependant Bajazet m’a parlé ;
   1356 L’amour fit le serment, l’amour l’a violé.
   1357 J’ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse :
   1358 J’ai prononcé sa grâce, et je crois sa promesse.
   1359 
   1360 
   1361 
   1362 Oui, je vous ai promis et j’ai donné ma foi
   1363 De n’oublier jamais tout ce que je vous doi ;
   1364 J’ai juré que mes soins, ma juste complaisance,
   1365 Vous répondront toujours de ma reconnaissance.
   1366 Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits,
   1367 Je vais de vos bontés attendre les effets.
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   1375 De quel étonnement, ô ciel ! suis-je frappée ?
   1376 Est-ce un songe ? et mes yeux ne m’ont-ils point trompée ?
   1377 Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé
   1378 Qui semble révoquer tout ce qui s’est passé ?
   1379 Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue,
   1380 Et qu’il ait regagné mon amitié perdue ?
   1381 J’ai cru qu’il me jurait que jusques à la mort
   1382 Son amour me laissait maîtresse de son sort.
   1383 Se repent-il déjà de m’avoir apaisée ?
   1384 Mais moi-même tantôt me serais-je abusée ?
   1385 Ah !… Mais il vous parlait : quels étaient ses discours,
   1386 Madame ? Moi, madame ! il vous aime toujours.
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   1388 
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   1390 Il y va de sa vie, au moins, que je le croie.
   1391 Mais, de grâce, parmi tant de sujets de joie,
   1392 Répondez-moi, comment pouvez-vous expliquer
   1393 Ce chagrin qu’en sortant il m’a fait remarquer ?
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   1396 
   1397 Madame, ce chagrin n’a point frappé ma vue.
   1398 Il m’a de vos bontés longtemps entretenue,
   1399 Il en était tout plein quand je l’ai rencontré ;
   1400 J’ai cru le voir sortir tel qu’il était entré.
   1401 Mais, madame, après tout, faut-il être surprise
   1402 Que, tout près d’achever cette grande entreprise,
   1403 Bajazet s’inquiète, et qu’il laisse échapper
   1404 Quelques marques des soins qui doivent l’occuper ?
   1405 
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   1408 Je vois qu’à l’excuser votre adresse est extrême :
   1409 Vous parlez mieux pour lui qu’il ne parle lui-même.
   1410 
   1411 
   1412 
   1413 Et quel autre intérêt… Madame, c’est assez.
   1414 Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez.
   1415 Laissez-moi : j’ai besoin d’un peu de solitude,
   1416 Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude :
   1417 J’ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins,
   1418 Et je veux un moment y penser sans témoins.
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   1424 De tout ce que je vois que faut-il que je pense ?
   1425 Tous deux à me tromper sont-ils d’intelligence ?
   1426 Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ?
   1427 N’ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ?
   1428 Bajazet interdit ! Atalide étonnée !
   1429 Ô ciel ! à cet affront m’auriez-vous condamnée ?
   1430 De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ?
   1431 Tant de jours douloureux, tant d’inquiètes nuits ;
   1432 Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale,
   1433 N’aurai-je tout tenté que pour une rivale ?
   1434 Mais peut-être qu’aussi, trop prompte à m’affliger,
   1435 J’observe de trop près un chagrin passager :
   1436 J’impute à son amour l’effet de son caprice.
   1437 N’eût-il pas jusqu’au bout conduit son artifice ?
   1438 Prêt à voir le succès de son déguisement,
   1439 Quoi ! ne pouvait-il pas feindre encore un moment ?
   1440 Non, non, rassurons-nous : trop d’amour m’intimide.
   1441 Et pourquoi dans son cœur redouter Atalide ?
   1442 Quel serait son dessein ? Qu’a-t-elle fait pour lui ?
   1443 Qui de nous deux enfin le couronne aujourd’hui ?
   1444 Mais, hélas ! de l’amour ignorons-nous l’empire ?
   1445 Si par quelque autre charme Atalide l’attire,
   1446 Qu’importe qu’il nous doive et le sceptre et le jour ?
   1447 Les bienfaits dans un cœur balancent-ils l’amour ?
   1448 Et sans chercher plus loin, quand l’ingrat me sut plaire,
   1449 Ai-je mieux reconnu les bontés de son frère ?
   1450 Ah ! si d’une autre chaîne il n’était point lié,
   1451 L’offre de mon hymen l’eût-il tant effrayé ?
   1452 N’eût-il pas sans regret secondé mon envie ?
   1453 L’eût-il refusé, même aux dépens de sa vie ?
   1454 Que de justes raisons… Mais qui vient me parler ?
   1455 Que veut-on ? Pardonnez si j’ose vous troubler :
   1456 
   1457 Mais, madame, un esclave arrive de l’armée ;
   1458 Et quoique sur la mer la porte fût fermée,
   1459 Les gardes, sans tarder, l’ont ouverte à genoux,
   1460 Aux ordres du sultan qui s’adressent à vous.
   1461 Mais ce qui me surprend, c’est Orcan qu’il envoie.
   1462 
   1463 
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   1465 Orcan ! Oui, de tous ceux que le sultan emploie,
   1466 Orcan, le plus fidèle à servir ses desseins,
   1467 Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains.
   1468 Madame, il vous demande avec impatience.
   1469 Mais j’ai cru vous devoir avertir par avance ;
   1470 Et souhaitant surtout qu’il ne vous surprît pas,
   1471 Dans votre appartement j’ai retenu ses pas.
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   1475 Quel malheur imprévu vient encor me confondre ?
   1476 Quel peut être cet ordre ? et que puis-je répondre ?
   1477 Il n’en faut point douter, le sultan inquiet
   1478 Une seconde fois condamne Bajazet.
   1479 On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre :
   1480 Tout m’obéit ici. Mais dois-je le défendre ?
   1481 Quel est mon empereur ? Bajazet ? Amurat ?
   1482 Jai trahi l’un ; mais l’autre est peut-être un ingrat.
   1483 Le temps presse. Que faire en ce doute funeste ?
   1484 Allons, employons bien le moment qui nous reste.
   1485 Ils ont beau se cacher, l’amour le plus discret
   1486 Laisse par quelque marque échapper son secret.
   1487 Observons Bajazet ; étonnons Atalide ;
   1488 Et couronnons l’amant, ou perdons le perfide.
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   1503 Ah ! sais-tu mes frayeurs ? sais-tu que dans ces lieux
   1504 J’ai vu du fier Orcan le visage odieux ?
   1505 En ce moment fatal, que je crains sa venue !
   1506 Que je crains… Mais, dis-moi, Bajazet t’a-t-il vue ?
   1507 Qu’a-t-il dit ? se rend-il, Zaïre, à mes raisons ?
   1508 Ira-t-il voir Roxane, et calmer ses soupçons ?
   1509 
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   1512 Il ne peut plus la voir sans qu’elle le commande :
   1513 Roxane ainsi l’ordonne, elle veut qu’il l’attende.
   1514 Sans doute à cet esclave elle veut le cacher.
   1515 J’ai feint en le voyant de ne le point chercher.
   1516 J’ai rendu votre lettre, et j’ai pris sa réponse.
   1517 Madame, vous verrez ce qu’elle vous annonce.
   1518 
   1519 Tatatatatata tatatatata tar
   1520 Tatatatatata tatatata tatar
   1521 
   1522 Hélas ! que me dit-il ? croit-il que je l’ignore ?
   1523 Ne sais-je pas assez qu’il m’aime, qu’il m’adore ?
   1524 Est-ce ainsi qu’à mes vœux il sait s’accommoder ?
   1525 C’est Roxane, et non moi, qu’il faut persuader.
   1526 De quelle crainte encor me laisse-t-il saisie !
   1527 Funeste aveuglement ! perfide jalousie !
   1528 Récit menteur, soupçons que je n’ai pu celer,
   1529 Fallait-il vous entendre, ou fallait-il parler !
   1530 C’était fait, mon bonheur surpassait mon attente:
   1531 J’étais aimée, heureuse; et Roxane contente.
   1532 Zaïre, s’il se peut, retourne sur tes pas :
   1533 Qu’il l’apaise. Ces mots ne me suffisent pas :
   1534 Que sa bouche, ses yeux, tout l’assure qu’il l’aime :
   1535 Qu’elle le croie enfin. Que ne puis-je moi-même,
   1536 Échauffant par mes pleurs ses soins trop languissants,
   1537 Mettre dans ses discours tout l’amour que je sens !
   1538 Mais à d’autres périls je crains de le commettre.
   1539 
   1540 
   1541 
   1542 Roxane vient à vous. Ah ! cachons cette lettre ! 
   1543 
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   1548 Viens. J’ai reçu cet ordre. Il faut l’intimider.
   1549 
   1550 
   1551 
   1552 Va, cours ; et tâche enfin de le persuader.
   1553 
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   1557 
   1558 
   1559 
   1560 Madame, j’ai reçu des lettres de l’armée.
   1561 De tout ce qui s’y passe êtes-vous informée ?
   1562 
   1563 
   1564 
   1565 On m’a dit que du camp un esclave est venu :
   1566 Le reste est un secret qui ne m’est pas connu.
   1567 
   1568 
   1569 
   1570 Amurat est heureux : la fortune est changée,
   1571 Madame, et sous ses lois Babylone est rangée.
   1572 
   1573 
   1574 
   1575 Eh quoi, madame ! Osmin… Était mal averti ;
   1576 Et depuis son départ cet esclave est parti.
   1577 C’en est fait. Quel revers ! Pour comble de disgrâces,
   1578 Le sultan, qui l’envoie, est parti sur ses traces.
   1579 
   1580 
   1581 
   1582 Quoi ! les Persans armés ne l’arrêtent donc pas ?
   1583 
   1584 
   1585 
   1586 Non, madame, vers nous il revient à grands pas.
   1587 
   1588 
   1589 
   1590 Que je vous plains, madame ! et qu’il est nécessaire
   1591 D’achever promptement ce que vous vouliez faire !
   1592 
   1593 
   1594 
   1595 Il est tard de vouloir s’opposer au vainqueur.
   1596 
   1597 
   1598 
   1599 Ô ciel ! Le temps n’a point adouci sa rigueur.
   1600 Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.
   1601 
   1602 
   1603 Et que vous mande-t-il ? Voyez : lisez vous-même.
   1604 Vous connaissez, madame, et la lettre et le seing.
   1605 
   1606 
   1607 
   1608 Du cruel Amurat je reconnais la main.
   1609 « Avant que Babylone éprouvât ma puissance,
   1610 
   1611 « Je ne veux point douter de votre obéissance,
   1612 « Je vous ai fait porter mes ordres absolus :
   1613 « Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.
   1614 « Je laisse sous mes lois Babylone asservie,
   1615 « Vous, si vous avez soin de votre propre vie,
   1616 « Et confirme en partant mon ordre souverain.
   1617 « Ne vous montrez à moi que sa tête à la main. »
   1618 Eh bien ? Cache tes pleurs, malheureuse Atalide !
   1619 Que vous semble ? Il poursuit son dessein parricide.
   1620 Mais il pense proscrire un prince sans appui :
   1621 Il ne sait pas l’amour qui vous parle pour lui ;
   1622 Que vous et Bajazet vous ne faites qu’une âme ;
   1623 Que plutôt, s’il le faut, vous mourrez… Moi, madame !
   1624 Je voudrais le sauver, je ne le puis hair ;
   1625 Mais… Quoi donc ? qu’avez-vous résolu ? D’obéir.
   1626 
   1627 D’obéir ! Et que faire en ce péril extrême ?
   1628 Il le faut. Quoi ! ce prince aimable… qui vous aime…
   1629 Verra finir ses jours qu’il vous a destinés !
   1630 
   1631 
   1632 
   1633 Il le faut ; et déjà mes ordres sont donnés.
   1634 Je me meurs. Elle tombe, et ne vit plus qu’à peine.
   1635 
   1636 
   1637 
   1638 Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine ;
   1639 Mais au moins observez ses regards, ses discours,
   1640 Tout ce qui convaincra leurs perfides amours.
   1641 
   1642 
   1643 
   1644 
   1645 
   1646 Ma rivale à mes yeux s’est enfin déclarée.
   1647 Voilà sur quelle foi je m’étais assurée !
   1648 Depuis six mois entiers j’ai cru que, nuit et jour,
   1649 Ardente, elle veillait au soin de mon amour :
   1650 Et c’est moi qui, du sien ministre trop fidèle,
   1651 Semble depuis six mois ne veiller que pour elle ;
   1652 Qui me suis appliquée à chercher les moyens
   1653 De lui faciliter tant d’heureux entretiens ;
   1654 Et qui même souvent, prévenant son envie,
   1655 Ai hâté les moments les plus doux de sa vie.
   1656 Ce n’est pas tout : il faut maintenant m’éclaircir
   1657 Si dans sa perfidie elle a su réussir ;
   1658 Il faut… Mais que pourrais-je apprendre davantage ?
   1659 Mon malheur n’est-il pas écrit sur son visage ?
   1660 Vois-je pas, au travers de son saisissement,
   1661 Un cœur dans ses douleurs content de son amant ?
   1662 Exempte des soupçons dont je suis tourmentée,
   1663 Ce n’est que pour ses jours qu’elle est épouvantée.
   1664 N’importe : poursuivons. Elle peut, comme moi,
   1665 Sur des gages trompeurs s’assurer de sa foi.
   1666 Pour le faire expliquer, tendons-lui quelque piége.
   1667 Mais quel indigne emploi moi-même m’imposé-je !
   1668 Quoi donc ! à me gêner appliquant mes esprits,
   1669 J’irai faire à mes yeux éclater ses mépris ?
   1670 Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse.
   1671 D’ailleurs, l’ordre, l’esclave, et le vizir me presse.
   1672 
   1673 Il faut prendre parti : l’on m’attend. Faisons mieux :
   1674 Sur tout ce que j’ai vu fermons plutôt les yeux ;
   1675 Laissons de leur amour la recherche importune ;
   1676 Poussons à bout l’ingrat, et tentons la fortune :
   1677 Voyons si, par mes soins sur le trône élevé,
   1678 Il osera trahir l’amour qui l’a sauvé,
   1679 Et si, de mes bienfaits lâchement libérale,
   1680 Sa main en osera couronner ma rivale.
   1681 Je saurai bien toujours retrouver le moment
   1682 De punir, s’il le faut, la rivale et l’amant :
   1683 Dans ma juste fureur observant le perfide,
   1684 Je saurai le surprendre avec son Atalide ;
   1685 Et d’un même poignard les unissant tous deux,
   1686 Les percer l’un et l’autre, et moi-même après eux.
   1687 Voilà, n’en doutons point, le parti qu’il faut prendre.
   1688 Je veux tout ignorer. Ah ! que viens-tu m’apprendre,
   1689 Zatime ? Bajazet en est-il amoureux ?
   1690 Vois-tu, dans ses discours, qu’ils s’entendent tous deux ?
   1691 
   1692 
   1693 
   1694 Elle n’a point parlé : toujours évanouie,
   1695 Madame, elle ne marque aucun reste de vie
   1696 Que par de longs soupirs et des gémissements
   1697 Qu’il semble que son cœur va suivre à tous moments.
   1698 Vos femmes, dont le soin à l’envi la soulage,
   1699 Ont découvert son sein pour leur donner passage.
   1700 Moi-même, avec ardeur secondant ce dessein,
   1701 J’ai trouvé ce billet enfermé dans son sein :
   1702 Du prince votre amant j’ai reconnu la lettre,
   1703 Et j’ai cru qu’en vos mains je devais le remettre.
   1704 
   1705 
   1706 
   1707 Donne… Pourquoi frémir ? et quel trouble soudain
   1708 Me glace à cet objet, et fait trembler ma main ?
   1709 Il peut l’avoir écrit sans m’avoir offensée ;
   1710 Il peut même… Lisons, et voyons sa pensée :
   1711 
   1712 Tatatatatata tatatatata tar
   1713 Tatatatatata tatatata tatar
   1714 
   1715 Ah ! de la trahison me voilà donc instruite !
   1716 Je reconnais l’appât dont ils m’avaient séduite !
   1717 Ainsi donc mon amour était récompensé,
   1718 Lâche, indigne du jour que je t’avais laissé !
   1719 Ah ! je respire enfin ; et ma joie est extrême
   1720 Que le traître, une fois, se soit trahi lui-même.
   1721 Libre des soins cruels où j’allais m’engager,
   1722 Ma tranquille fureur n’a plus qu’à se venger.
   1723 Qu’il meure : vengeons-nous. Courez : qu’on le saisisse,
   1724 Que la main des muets s’arme pour son supplice ;
   1725 Qu’ils viennent préparer ces nœuds infortunés
   1726 Par qui de ses pareils les jours sont terminés.
   1727 Cours, Zatime, sois prompte à servir ma colère.
   1728 
   1729 
   1730 
   1731 Ah, madame ! Quoi donc ? Si, sans trop vous déplaire,
   1732 Dans les justes transports, madame, où je vous vois,
   1733 J’osais vous faire entendre une timide voix :
   1734 Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre,
   1735 Aux mains de ces cruels mérite qu’on le livre ;
   1736 Mais, tout ingrat qu’il est, croyez-vous aujourd’hui
   1737 Qu’Amurat ne soit pas plus à craindre que lui ?
   1738 Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle
   1739 Ne l’a point averti de votre amour nouvelle ?
   1740 Des cœurs comme le sien, vous le savez assez,
   1741 Ne se regagnent plus quand ils sont offensés,
   1742 Et la plus prompte mort, dans ce moment sévère,
   1743 Devient de leur amour la marque la plus chère.
   1744 
   1745 
   1746 
   1747 Avec quelle insolence et quelle cruauté
   1748 Ils se jouaient tous deux de ma crédulité !
   1749 Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire !
   1750 Tu ne remportais pas une grande victoire,
   1751 Perfide, en abusant ce cœur préoccupé,
   1752 Qui lui-même craignait de se voir détrompé !
   1753 Moi qui, de ce haut rang qui me rendait si fière,
   1754 Dans le sein du malheur t’ai cherché la première
   1755 Pour attacher des jours tranquilles, fortunés,
   1756 Aux périls dont tes jours étaient environnés.
   1757 Après tant de bontés, de soins, d’ardeurs extrêmes,
   1758 Tu ne saurais jamais prononcer que tu m’aimes !
   1759 Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer ?
   1760 Tu pleures, malheureuse ! Ah ! tu devais pleurer
   1761 Lorsque, d’un vain désir à ta perte poussée,
   1762 Tu conçus de le voir la première pensée.
   1763 Tu pleures ! et l’ingrat, tout prêt à te trahir,
   1764 Prépare les discours dont il veut t’éblouir ;
   1765 Pour plaire à ta rivale il prend soin de sa vie…
   1766 Ah ! traître, tu mourras !… Quoi ! tu n’es point partie ?
   1767 Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas :
   1768 Qu’il me voie, attentive au soin de son trépas,
   1769 Lui montrer à la fois, et l’ordre de son frère,
   1770 Et de sa trahison ce gage trop sincère.
   1771 Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux.
   1772 Qu’il n’ait, en expirant, que ses cris pour adieux.
   1773 Qu’elle soit cependant fidèlement servie ;
   1774 Prends soin d’elle : ma haine a besoin de sa vie.
   1775 Ah ! si pour son amant facile à s’attendrir,
   1776 La peur de son trépas la fit presque mourir,
   1777 Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle
   1778 De le montrer bientôt pâle et mort devant elle,
   1779 
   1780 De voir sur cet objet ses regards arrêtés
   1781 Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés !
   1782 Va, retiens-la. Surtout, garde bien le silence.
   1783 Moi… Mais qui vient ici différer ma vengeance ?
   1784 
   1785 
   1786 
   1787 
   1788 
   1789 
   1790 
   1791 Que faites-vous, madame ? en quels retardements
   1792 D’un jour si précieux perdez-vous les moments ?
   1793 Byzance, par mes soins presque entière assemblée,
   1794 Interroge ses chefs, de leur crainte troublée ;
   1795 Et tous pour s’expliquer, ainsi que mes amis,
   1796 Attendent le signal que vous m’aviez promis.
   1797 D’où vient que, sans répondre à leur impatience,
   1798 Le sérail cependant garde un triste silence ?
   1799 Déclarez-vous, madame ; et sans plus différer…
   1800 
   1801 
   1802 
   1803 Oui, vous serez content, je vais me déclarer.
   1804 
   1805 
   1806 
   1807 Madame, quel regard, et quelle voix sévère,
   1808 Malgré votre discours, m’assurent du contraire ?
   1809 Quoi ! déjà votre amour, des obstacles vaincu…
   1810 
   1811 
   1812 
   1813 Bajazet est un traître, et n’a que trop vécu.
   1814 
   1815 
   1816 
   1817 Lui ! Pour moi, pour vous-même, également perfide,
   1818 Il nous trompait tous deux. Comment ! Cette Atalide,
   1819 Qui même n’était pas un assez digne prix
   1820 De tout ce que pour lui vous avez entrepris…
   1821 Eh bien ! Lisez : jugez, après cette insolence,
   1822 Si nous devons d’un traître embrasser la défense.
   1823 Obéissons plutôt à la juste rigueur
   1824 D’Amurat qui s’approche et retourne vainqueur ;
   1825 Et livrant sans regret un indigne complice,
   1826 Apaisons le sultan par un prompt sacrifice.
   1827 
   1828 
   1829 
   1830 Oui, puisque jusque-là l’ingrat m’ose outrager,
   1831 Moi-même, s’il le faut, je m’offre à vous venger,
   1832 Madame. Laissez-moi nous laver l’un et l’autre
   1833 Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre.
   1834 Montrez-moi le chemin, j’y cours. Non, Acomat :
   1835 Laissez-moi le plaisir de confondre l’ingrat.
   1836 Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte.
   1837 Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.
   1838 Je vais tout préparer. Vous, cependant, allez
   1839 Disperser promptement vos amis assemblés.
   1840 
   1841 
   1842 
   1843 
   1844 
   1845 
   1846 
   1847 Demeure : il n’est pas temps, cher Osmin, que je sorte.
   1848 
   1849 
   1850 
   1851 Quoi ! jusque-là, seigneur, votre amour vous transporte !
   1852 N’avez-vous pas poussé la vengeance assez loin ?
   1853 Voulez-vous de sa mort être encor le témoin ?
   1854 
   1855 
   1856 
   1857 Que veux-tu dire ? Es-tu toi-même si crédule
   1858 Que de me soupçonner d’un courroux ridicule ?
   1859 Moi, jaloux ! plût au ciel qu’en me manquant de foi
   1860 L’imprudent Bajazet n’eût offensé que moi !
   1861 
   1862 
   1863 
   1864 Et pourquoi donc, seigneur, au lieu de le défendre…
   1865 
   1866 
   1867 
   1868 Eh ! la sultane est-elle en état de m’entendre ?
   1869 Ne voyais-tu pas bien, quand je l’allais trouver,
   1870 Que j’allais avec lui me perdre ou me sauver ?
   1871 Ah ! de tant de conseils événement sinistre !
   1872 Prince aveugle ! ou plutôt trop aveugle ministre,
   1873 Il te sied bien d’avoir en de si jeunes mains,
   1874 Chargé d’ans et d’honneurs, confié tes desseins,
   1875 Et laissé d’un vizir la fortune flottante
   1876 Suivre de ces amants la conduite imprudente !
   1877 
   1878 
   1879 
   1880 Eh ! laissez-les entre eux exercer leur courroux ;
   1881 Bajazet veut périr ; seigneur, songez à vous.
   1882 Qui peut de vos desseins révéler le mystère,
   1883 Sinon quelques amis engagés à se taire ?
   1884 Vous verrez par sa mort le sultan adouci.
   1885 
   1886 
   1887 
   1888 Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi :
   1889 Mais moi qui vois plus loin ; qui, par un long usage,
   1890 Des maximes du trône ai fait l’apprentissage ;
   1891 Qui, d’emplois en emplois, vieilli sous trois sultans,
   1892 Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants,
   1893 Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace
   1894 Un homme tel que moi doit attendre sa grâce,
   1895 Et qu’une mort sanglante est l’unique traité
   1896 Qui reste entre l’esclave et le maître irrité.
   1897 
   1898 
   1899 
   1900 Fuyez donc. J’approuvais tantôt cette pensée.
   1901 Mon entreprise alors était moins avancée ;
   1902 Mais il m’est désormais trop dur de reculer.
   1903 
   1904 Par une belle chute il faut me signaler,
   1905 Et laisser un débris du moins après ma fuite,
   1906 Qui de mes ennemis retarde la poursuite.
   1907 Bajazet vit encor : pourquoi nous étonner ?
   1908 Acomat de plus loin a su le ramener.
   1909 Sauvons-le malgré lui de ce péril extrême,
   1910 Pour nous, pour nos amis, pour Roxane elle-même.
   1911 Tu vois combien son cœur, prêt à le protéger,
   1912 A retenu mon bras trop prompt à la venger.
   1913 Je connais peu l’amour, mais j’ose te répondre
   1914 Qu’il n’est pas condamné, puisqu’on veut le confondre ;
   1915 Que nous avons du temps. Malgré son désespoir,
   1916 Roxane l’aime encore, Osmin, et le va voir.
   1917 
   1918 
   1919 
   1920 Enfin, que vous inspire une si noble audace ?
   1921 Si Roxane l’ordonne, il faut quitter la place :
   1922 Ce palais est tout plein… Oui, d’esclaves obscurs,
   1923 Nourris, loin de la guerre, à l’ombre de ses murs.
   1924 Mais toi, dont la valeur, d’Amurat oubliée,
   1925 Par de communs chagrins à mon sort s’est liée,
   1926 Voudras-tu jusqu’au bout seconder mes fureurs ?
   1927 
   1928 
   1929 
   1930 Seigneur, vous m’offensez : si vous mourez, je meurs.
   1931 
   1932 
   1933 
   1934 D’amis et de soldats une troupe hardie
   1935 Aux portes du palais attend notre sortie ;
   1936 La sultane d’ailleurs se fie à mes discours :
   1937 Nourri dans le sérail, j’en connais les détours ;
   1938 Je sais de Bajazet l’ordinaire demeure ;
   1939 Ne tardons plus, marchons ; et s’il faut que je meure,
   1940 Mourons ; moi, cher Osmin, comme un vizir ; et toi,
   1941 Comme le favori d’un homme tel que moi.
   1942 
   1943 
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   1954 Hélas ! je cherche en vain ; rien ne s’offre à ma vue.
   1955 Malheureuse ! comment puis-je l’avoir perdue ?
   1956 Ciel, aurais-tu permis que mon funeste amour
   1957 Exposât mon amant tant de fois en un jour ?
   1958 Que, pour dernier malheur, cette lettre fatale
   1959 Fût encor parvenue aux yeux de ma rivale ?
   1960 J’étais en ce lieu même, et ma timide main,
   1961 Quand Roxane a paru, l’a cachée en mon sein.
   1962 Sa présence a surpris mon âme désolée ;
   1963 Ses menaces, sa voix, un ordre m’a troublée :
   1964 J’ai senti défaillir ma force et mes esprits ;
   1965 Ses femmes m’entouraient quand je les ai repris ;
   1966 À mes yeux étonnés leur troupe est disparue.
   1967 Ah ! trop cruelles mains, qui m’avez secourue,
   1968 Vous m’avez vendu cher vos secours inhumains ;
   1969 Et par vous cette lettre a passé dans ses mains !
   1970 Quels desseins maintenant occupent sa pensée ?
   1971 Sur qui sera d’abord sa vengeance exercée ?
   1972 Quel sang pourra suffire à son ressentiment ?
   1973 Ah ! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.
   1974 Cependant on m’arrête, on me tient enfermée…
   1975 On ouvre ; de son sort je vais être informée.
   1976 
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   1983 Retirez-vous. Madame… excusez l’embarras…
   1984 
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   1987 Retirez-vous, vous dis-je ; et ne répliquez pas.
   1988 Gardes, qu’on la retienne. Oui, tout est prêt, Zatime :
   1989 Orcan et les muets attendent leur victime.
   1990 Je suis pourtant toujours maîtresse de son sort ;
   1991 Je puis le retenir ; mais s’il sort, il est mort.
   1992 Vient-il ? Oui, sur mes pas un esclave l’amène ;
   1993 Et, loin de soupçonner sa disgrâce prochaine,
   1994 Il m’a paru, madame, avec empressement
   1995 Sortir, pour vous chercher, de son appartement.
   1996 
   1997 
   1998 
   1999 Âme lâche, et trop digne enfin d’être déçue,
   2000 Peux-tu souffrir encor qu’il paraisse à ta vue ?
   2001 Crois-tu par tes discours le vaincre ou l’étonner ?
   2002 Quand même il se rendrait, peux-tu lui pardonner ?
   2003 Quoi ! ne devrais-tu pas être déjà vengée ?
   2004 Ne crois-tu pas encore être assez outragée ?
   2005 Sans perdre tant d’efforts sur ce cœur endurci,
   2006 Que ne le laissons-nous périr ?… Mais le voici.
   2007 
   2008 
   2009 
   2010 
   2011 
   2012 
   2013 
   2014 Je ne vous ferai point des reproches frivoles :
   2015 Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles.
   2016 
   2017 Mes soins vous sont connus ; en un mot, vous vivez ;
   2018 Et je ne vous dirais que ce que vous savez.
   2019 Malgré tout mon amour, si je n’ai pu vous plaire,
   2020 Je n’en murmure point ; quoiqu’à ne vous rien taire,
   2021 Ce même amour, peut-être, et ces mêmes bienfaits,
   2022 Auraient dû suppléer à mes faibles attraits.
   2023 Mais je m’étonne enfin que, pour reconnaissance,
   2024 Pour prix de tant d’amour, de tant de confiance,
   2025 Vous ayez si longtemps, par des détours si bas,
   2026 Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas.
   2027 
   2028 Qui ? moi, madame ? Oui, toi. Voudrais-tu point encore
   2029 Me nier un mépris que tu crois que j’ignore ?
   2030 Ne prétendrais-tu point, par tes fausses couleurs,
   2031 Déguiser un amour qui te retient ailleurs ;
   2032 Et me jurer enfin, d’une bouche perfide,
   2033 Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide ?
   2034 
   2035 
   2036 
   2037 Atalide, madame ! Ô ciel ! qui vous a dit…
   2038 
   2039 
   2040 
   2041 Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit.
   2042 
   2043 
   2044 
   2045 Je ne vous dis plus rien : cette lettre sincère
   2046 D’un malheureux amour contient tout le mystère ;
   2047 Vous savez un secret que, tout prêt à s’ouvrir,
   2048 Mon cœur a mille fois voulu vous découvrir.
   2049 J’aime, je le confesse ; et devant que votre âme.
   2050 Prévenant mon espoir, m’eût déclaré sa flamme,
   2051 Déjà plein d’un amour dès l’enfance formé,
   2052 À tout autre désir mon cœur était fermé.
   2053 Vous me vîntes offrir et la vie et l’empire ;
   2054 Et même votre amour, si j’ose vous le dire,
   2055 Consultant vos bienfaits, les crut, et, sur leur foi,
   2056 De tous mes sentiments vous répondit pour moi.
   2057 Je connus votre erreur. Mais que pouvais-je faire ?
   2058 Je vis en même temps qu’elle vous était chère.
   2059 Combien le trône tente un cœur ambitieux !
   2060 Un si noble présent me fit ouvrir les yeux.
   2061 Je chéris, j’acceptai, sans tarder davantage,
   2062 L’heureuse occasion de sortir d’esclavage,
   2063 D’autant plus qu’il fallait l’accepter ou périr ;
   2064 D’autant plus que vous-même, ardente à me l’offrir,
   2065 Vous ne craigniez rien tant que d’être refusée ;
   2066 Que même mes refus vous auraient exposée ;
   2067 Qu’après avoir osé me voir et me parler,
   2068 Il était dangereux pour vous de reculer.
   2069 Cependant je n’en veux pour témoins que vos plaintes,
   2070 Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes ?
   2071 Songez combien de fois vous m’avez reproché
   2072 Un silence témoin de mon trouble caché :
   2073 Plus l’effet de vos soins et ma gloire étaient proches,
   2074 Plus mon cœur interdit se faisait de reproches.
   2075 Le ciel qui m’entendait, sait bien qu’en même temps
   2076 Je ne m’arrêtais pas à des vœux impuissants ;
   2077 Et si l’effet enfin, suivant mon espérance,
   2078 Eût ouvert un champ libre à ma reconnaissance,
   2079 J’aurais par tant d’honneurs, par tant de dignités,
   2080 Contenté votre orgueil, et payé vos bontés,
   2081 Que vous-même peut-être… Et que pourrais-tu faire ?
   2082 Sans l’offre de ton cœur, par où peux-tu me plaire ?
   2083 Quels seraient de tes vœux les inutiles fruits ?
   2084 Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis ?
   2085 Maîtresse du sérail, arbitre de ta vie,
   2086 Et même de l’État, qu’Amurat me confie,
   2087 Sultane, et, ce qu’en vain j’ai cru trouver en toi,
   2088 Souveraine d’un cœur qui n’eût aimé que moi :
   2089 Dans ce comble de gloire où je suis arrivée,
   2090 À quel indigne honneur m’avais-tu réservée ?
   2091 Traînerais-je en ces lieux un sort infortuné,
   2092 Vil rebut d’un ingrat que j’aurais couronné,
   2093 De mon rang descendue à mille autres égale,
   2094 Ou la première esclave enfin de ma rivale ?
   2095 Laissons ces vains discours ; et, sans m’importuner,
   2096 Pour la dernière fois, veux-tu vivre et régner ?
   2097 J’ai l’ordre d’Amurat, et je puis t’y soustraire.
   2098 Mais tu n’as qu’un moment : parle. Que faut-il faire ? 
   2099 Ma rivale est ici, suis-moi sans différer ;
   2100 Dans la main des muets viens la voir expirer ;
   2101 Et, libre d’un amour à ta gloire funeste,
   2102 Viens m’engager ta foi ; le temps fera le reste.
   2103 Ta grâce est à ce prix, si tu veux l’obtenir.
   2104 
   2105 
   2106 
   2107 Je ne l’accepterais que pour vous en punir ;
   2108 Que pour faire éclater aux yeux de tout l’empire
   2109 L’horreur et le mépris que cette offre m’inspire.
   2110 Mais à quelle fureur me laissant emporter,
   2111 Contre ses tristes jours vais-je vous irriter !
   2112 De mes emportements elle n’est point complice,
   2113 Ni de mon amour même et de mon injustice ;
   2114 Loin de me retenir par des conseils jaloux,
   2115 Elle me conjurait de me donner à vous.
   2116 En un mot, séparez ses vertus de mon crime.
   2117 Poursuivez, s’il le faut, un courroux légitime ;
   2118 Aux ordres d’Amurat hâtez-vous d’obéir :
   2119 Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr.
   2120 Amurat avec moi ne l’a point condamnée :
   2121 Épargnez une vie assez infortunée.
   2122 Ajoutez cette grâce à tant d’autres bontés,
   2123 Madame ; et si jamais je vous fus cher… Sortez. 
   2124 Pour la dernière fois, perfide, tu m’as vue,
   2125 Et tu vas rencontrer la peine qui t’est due.
   2126 
   2127 
   2128 
   2129 Atalide à vos pieds demande à se jeter,
   2130 Et vous prie un moment de vouloir l’écouter,
   2131 Madame ; elle vous veut faire l’aveu fidèle
   2132 D’un secret important qui vous touche plus qu’elle.
   2133 
   2134 
   2135 
   2136 Oui, qu’elle vienne. Et toi, suis Bajazet qui sort ;
   2137 Et quand il sera temps, viens m’apprendre son sort.
   2138 
   2139 
   2140 
   2141 
   2142 
   2143 
   2144 
   2145 Je ne viens plus, madame, à feindre disposée,
   2146 Tromper votre bonté si longtemps abusée ;
   2147 Confuse, et digne objet de vos inimitiés,
   2148 Je viens mettre mon cœur et mon crime à vos pieds.
   2149 Oui, madame, il est vrai que je vous ai trompée :
   2150 Du soin de mon amour seulement occupée,
   2151 Quand j’ai vu Bajazet, loin de vous obéir,
   2152 Je n’ai dans mes discours songé qu’à vous trahir.
   2153 Je l’aimai dès l’enfance ; et dès ce temps, madame,
   2154 J’avais par mille soins su prévenir son âme.
   2155 La sultane sa mère, ignorant l’avenir,
   2156 Hélas ! pour son malheur, se plut à nous unir.
   2157 Vous l’aimâtes depuis : plus heureux l’un et l’autre,
   2158 Si, connaissant mon cœur, ou me cachant le vôtre,
   2159 Votre amour de la mienne eût su se défier !
   2160 Je ne me noircis point pour le justifier.
   2161 Je jure par le ciel qui me voit confondue,
   2162 Par ces grands Ottomans dont je suis descendue,
   2163 Et qui tous avec moi vous parlent à genoux,
   2164 Pour le plus pur du sang qu’ils ont transmis en nous,
   2165 Bajazet à vos soins tôt ou tard plus sensible,
   2166 Madame, à tant d’attraits n’était pas invincible.
   2167 Jalouse, et toujours prête à lui représenter
   2168 Tout ce que je croyais digne de l’arrêter.
   2169 Je n’ai rien négligé, plaintes, larmes, colère,
   2170 Quelquefois attestant les mânes de sa mère ;
   2171 Ce jour même, des jours le plus infortuné,
   2172 Lui reprochant l’espoir qu’il vous avait donné,
   2173 Et de ma mort enfin le prenant à partie,
   2174 Mon importune ardeur ne s’est point ralentie,
   2175 Qu’arrachant malgré lui des gages de sa foi,
   2176 Je ne sois parvenue à le perdre avec moi.
   2177 Mais pourquoi vos bontés seraient-elles lassées ?
   2178 Ne vous arrêtez point à ses froideurs passées :
   2179 C’est moi qui l’y forçai. Les nœuds que j’ai rompus
   2180 Se rejoindront bientôt quand je ne serai plus.
   2181 Quelque peine pourtant qui soit due à mon crime,
   2182 N’ordonnez pas vous-même une mort légitime,
   2183 Et ne vous montrez point à son cœur éperdu,
   2184 Couverte de mon sang par vos mains répandu :
   2185 D’un cœur trop tendre encore épargnez la faiblesse
   2186 Vous pouvez de mon sort me laisser la maîtresse,
   2187 Madame ; mon trépas n’en sera pas moins prompt.
   2188 Jouissez d’un bonheur dont ma mort vous répond ;
   2189 Couronnez un héros dont vous serez chérie :
   2190 J’aurai soin de ma mort ; prenez soin de sa vie.
   2191 Allez, madame, allez : avant votre retour,
   2192 J’aurai d’une rivale affranchi votre amour.
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   2196 Je ne mérite pas un si grand sacrifice :
   2197 Je me connais, madame, et je me fais justice.
   2198 Loin de vous séparer, je prétends aujourd’hui
   2199 Par des nœuds éternels vous unir avec lui :
   2200 Vous jouirez bientôt de son aimable vue.
   2201 Levez-vous. Mais que veut Zatime toute émue ?
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   2209 Ah ! venez vous montrer, madame, ou désormais
   2210 Le rebelle Acomat est maître du palais :
   2211 Profanant des sultans la demeure sacrée,
   2212 Ses criminels amis en ont forcé l’entrée.
   2213 Vos esclaves tremblants, dont la moitié s’enfuit,
   2214 Doutent si le vizir vous sert ou vous trahit.
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   2218 Ah ! les traîtres ! Allons et courons le confondre.
   2219 Toi, garde ma captive, et songe à m’en répondre.
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   2227 Hélas ! pour qui mon cœur doit-il faire des vœux ?
   2228 J’ignore quel dessein les anime tous deux.
   2229 Si de tant de malheurs quelque pitié te touche,
   2230 Je ne demande point, Zatime, que ta bouche
   2231 Trahisse en ma faveur Roxane et son secret ;
   2232 Mais, de grâce, dis-moi ce que fait Bajazet.
   2233 L’as-tu vu ? Pour ses jours n’ai-je encor rien à craindre ?
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   2237 Madame, en vos malheurs je ne puis que vous plaindre.
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   2241 Quoi ! Roxane déjà l’a-t-elle condamné ?
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   2245 Madame, le secret m’est surtout ordonné.
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   2249 Malheureuse, dis-moi seulement s’il respire.
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   2253 Il y va de ma vie, et je ne puis rien dire.
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   2257 Ah ! c’en est trop, cruelle. Achève, et que ta main
   2258 Lui donne de ton zèle un gage plus certain ;
   2259 Perce toi-même un cœur que ton silence accable,
   2260 D’une esclave barbare esclave impitoyable ;
   2261 Précipite des jours qu’elle me veut ravir :
   2262 Montre-toi, s’il se peut, digne de la servir.
   2263 Tu me retiens en vain, et dès cette même heure,
   2264 Il faut que je le voie, ou du moins que je meure.
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   2272 Ah ! que fait Bajazet ? Où le puis-je trouver,
   2273 Madame ? Aurai-je encor le temps de le sauver ?
   2274 Je cours tout le sérail ; et même dès l’entrée
   2275 De mes braves amis la moitié séparée
   2276 A marché sur les pas du courageux Osmin :
   2277 Le reste m’a suivi par un autre chemin.
   2278 Je cours, et je ne vois que des troupes craintives
   2279 D’esclaves effrayés, de femmes fugitives.
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   2283 Ah ! je suis de son sort moins instruite que vous.
   2284 Cette esclave le sait. Crains mon juste courroux,
   2285 Malheureuse ! réponds. Madame… Eh bien, Zaïre ?
   2286 Qu’est-ce ? Ne craignez plus : votre ennemie expire.
   2287 
   2288 Roxane ? Et ce qui va bien plus vous étonner,
   2289 Orcan lui-même, Orcan vient de l’assassiner.
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   2291 Quoi ! lui ? Désespéré d’avoir manqué son crime,
   2292 Sans doute il a voulu prendre cette victime.
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   2296 Juste ciel, l’innocence a trouvé ton appui !
   2297 Bajazet vit encor : vizir, courez à lui.
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   2300 
   2301 Par la bouche d’Osmin vous serez mieux instruite.
   2302 Il a tout vu. Ses yeux ne l’ont-ils point séduite ?
   2303 Roxane est-elle morte ? Oui, j’ai vu l’assassin
   2304 Retirer son poignard tout fumant de son sein.
   2305 Orcan, qui méditait ce cruel stratagème,
   2306 La servait à dessein de la perdre elle-même ;
   2307 Et le sultan l’avait chargé secrètement
   2308 De lui sacrifier l’amante après l’amant.
   2309 Lui-même, d’aussi loin qu’il nous a vus paraître :
   2310 « Adorez, a-t-il dit, l’ordre de votre maître ;
   2311 « De son auguste seing reconnaissez les traits,
   2312 « Perfides, et sortez de ce sacré palais. »
   2313 À ce discours, laissant la sultane expirante,
   2314 Il a marché vers nous ; et d’une main sanglante
   2315 Il nous a déployé l’ordre dont Amurat
   2316 Autorise ce monstre à ce double attentat.
   2317 Mais, seigneur, sans vouloir l’écouter davantage,
   2318 Transportés à la fois de douleur et de rage,
   2319 Nos bras impatients ont puni ce forfait,
   2320 Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.
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   2322 Bajazet ! Que dis-tu ? Bajazet est sans vie.
   2323 L’ignoriez-vous ? Ô ciel ! Son amante en furie,
   2324 Près de ces lieux, seigneur, craignant votre secours,
   2325 Avait au nœud fatal abandonné ses jours.
   2326 Moi-même des objets j’ai vu le plus funeste,
   2327 Et de sa vie en vain j’ai cherché quelque reste :
   2328 Bajazet était mort. Nous l’avons rencontré
   2329 De morts et de mourants noblement entouré,
   2330 Que, vengeant sa défaite, et cédant sous le nombre,
   2331 Ce héros a forcés d’accompagner son ombre.
   2332 Mais puisque c’en est fait, seigneur, songeons à nous.
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   2336 Ah ! destins ennemis, où me réduisez-vous ?
   2337 Je sais en Bajazet la perte que vous faites,
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   2339 Madame ; je sais trop qu’en l’état où vous êtes
   2340 Il ne m’appartient point de vous offrir l’appui
   2341 De quelques malheureux qui n’espéraient qu’en lui :
   2342 Saisi, désespéré d’une mort qui m’accable,
   2343 Je vais, non point sauver cette tête coupable,
   2344 Mais, redevable aux soins de mes tristes amis,
   2345 Défendre jusqu’au bout leurs jours qu’ils m’ont commis.
   2346 Pour vous, si vous voulez qu’en quelque autre contrée
   2347 Nous allions confier votre tête sacrée,
   2348 Madame, consultez : maîtres de ce palais,
   2349 Mes fidèles amis attendront vos souhaits ;
   2350 Et moi, pour ne point perdre un temps si salutaire,
   2351 Je cours où ma présence est encor nécessaire ;
   2352 Et jusqu’au pied des murs que la mer vient laver,
   2353 Sur mes vaisseaux tout prêts je viens vous retrouver.
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   2361 Enfin c’en est donc fait ; et par mes artifices,
   2362 Mes injustes soupçons, mes funestes caprices,
   2363 Je suis donc arrivée au douloureux moment
   2364 Où je vois par mon crime expirer mon amant !
   2365 N’était-ce pas assez, cruelle destinée,
   2366 Qu’à lui survivre, hélas ! je fusse condamnée ?
   2367 Et fallait-il encor que pour comble d’horreurs
   2368 Je ne pusse imputer sa mort qu’à mes fureurs ?
   2369 Oui, c’est moi, cher amant, qui t’arrache la vie ;
   2370 Roxane, ou le sultan, ne te l’ont point ravie :
   2371 Moi seule, j’ai tissu le lien malheureux
   2372 Dont tu viens d’éprouver les détestables nœuds.
   2373 Et je puis sans mourir en souffrir la pensée,
   2374 Moi qui n’ai pu tantôt, de ta mort menacée,
   2375 Retenir mes esprits, prompts à m’abandonner !
   2376 Ah ! n’ai-je eu de l’amour que pour t’assassiner ?
   2377 Mais c’en est trop : il faut, par un prompt sacrifice,
   2378 Que ma fidèle main te venge et me punisse.
   2379 Vous, de qui j’ai troublé la gloire et le repos,
   2380 Héros, qui deviez tous revivre en ce héros ;
   2381 Toi, mère malheureuse, et qui dès notre enfance
   2382 Me confias son cœur dans une autre espérance ;
   2383 Infortuné vizir, amis désespérés,
   2384 Roxane, venez tous, contre moi conjurés,
   2385 Tourmenter à la fois une amante éperdue ;
   2386 Et prenez la vengeance enfin qui vous est due.
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   2390 Ah ! madame !…… Elle expire. Ô ciel ! en ce malheur
   2391 Que ne puis-je avec elle expirer de douleur !