racine_alexandre_le_grand (77822B)
1 Quoi ! vous allez combattre un roi dont la puissance 2 Semble forcer le ciel à prendre sa défense, 3 Sous qui toute l’Asie a vu tomber ses rois, 4 Et qui tient la fortune attachée à ses lois ! 5 6 Mon frère, ouvrez les yeux pour connaître Alexandre : 7 Voyez de toutes parts les trônes mis en cendre, 8 Les peuples asservis, et les rois enchaînés, 9 Et prévenez les maux qui les ont entraînés. 10 11 12 13 Voulez-vous que, frappé d’une crainte si basse, 14 Je présente la tête au joug qui nous menace, 15 Et que j’entende dire aux peuples indiens 16 Que j’ai forgé moi-même et leurs fers et les miens ? 17 Quitterai-je Porus ? Trahirai-je ces princes 18 Que rassemble le soin d’affranchir nos provinces, 19 Et qui, sans balancer sur un si noble choix, 20 Sauront également vivre ou mourir en rois ? 21 En voyez-vous un seul qui, sans rien entreprendre, 22 Se laisse terrasser au seul nom d’Alexandre ; 23 Et le croyant déjà maître de l’univers, 24 Aille, esclave empressé, lui demander des fers ? 25 Loin de s’épouvanter à l’aspect de sa gloire, 26 Ils l’attaqueront même au sein de la victoire ; 27 Et vous voulez, ma sœur, que Taxile aujourd’hui, 28 Tout prêt à le combattre, implore son appui ! 29 30 31 32 Aussi n’est-ce qu’à vous que ce prince s’adresse ; 33 Pour votre amitié seule Alexandre s’empresse : 34 Quand la foudre s’allume et s’apprête à partir, 35 Il s’efforce en secret de vous en garantir. 36 37 38 39 Pourquoi suis-je le seul que son courroux ménage ? 40 De tous ceux que l’Hydaspe oppose à son courage, 41 Ai-je mérité seul son indigne pitié ? 42 Ne peut-il à Porus offrir son amitié ? 43 Ah ! sans doute il lui croit l’âme trop généreuse 44 Pour écouter jamais une offre si honteuse : 45 Il cherche une vertu qui lui résiste moins ; 46 Et peut-être il me croit plus digne de ses soins. 47 48 49 50 Dites, sans l’accuser de chercher un esclave, 51 Que de ses ennemis il vous croit le plus brave ; 52 Et qu’en vous arrachant les armes de la main, 53 Il se promet du reste un triomphe certain. 54 Son choix à votre nom n’imprime point de taches ; 55 Son amitié n’est point le partage des lâches ; 56 Quoiqu’il brûle de voir tout l’univers soumis, 57 On ne voit point d’esclave au rang de ses amis. 58 Ah ! si son amitié peut souiller votre gloire, 59 Que ne m’épargniez-vous une tache si noire ? 60 Vous connaissez les soins qu’il me rend tous les jours, 61 Il ne tenait qu’à vous d’en arrêter le cours. 62 Vous me voyez ici maîtresse de son âme ; 63 Cent messages secrets m’assurent de sa flamme ; 64 Pour venir jusqu’à moi, ses soupirs embrasés 65 Se font jour au travers de deux camps opposés. 66 Au lieu de le haïr, au lieu de m’y contraindre, 67 De mon trop de rigueur je vous ai vu vous plaindre ; 68 Vous m’avez engagée à souffrir son amour 69 Et peut-être, mon frère, à l’aimer à mon tour. 70 71 72 73 Vous pouvez, sans rougir du pouvoir de vos charmes, 74 Forcer ce grand guerrier à vous rendre les armes ; 75 Et, sans que votre cœur doive s’en alarmer, 76 Le vainqueur de l’Euphrate a pu vous désarmer : 77 Mais l’État aujourd’hui suivra ma destinée ; 78 Je tiens avec mon sort sa fortune enchaînée ; 79 Et quoique vos conseils tâchent de me fléchir, 80 Je dois demeurer libre, afin de l’affranchir. 81 Je sais l’inquiétude où ce dessein vous livre ; 82 Mais comme vous, ma sœur, j’ai mon amour à suivre. 83 Les beaux yeux d’Axiane, ennemis de la paix, 84 Contre votre Alexandre arment tous leurs attraits ; 85 Reine de tous les cœurs, elle met tout en armes 86 Pour cette liberté que détruisent ses charmes ; 87 Elle rougit des fers qu’on apporte en ces lieux, 88 Et n’y saurait souffrir de tyrans que ses yeux. 89 Il faut servir, ma sœur, son illustre colère ; 90 Il faut aller… Eh bien ! perdez-vous pour lui plaire ; 91 De ces tyrans si chers suivez l’arrêt fatal ; 92 Servez-les, ou plutôt servez votre rival. 93 De vos propres lauriers souffrez qu’on le couronne ; 94 Combattez pour Porus, Axiane l’ordonne ; 95 Et par de beaux exploits appuyant sa rigueur, 96 Assurez à Porus l’empire de son cœur. 97 98 99 100 Ah ! ma sœur ! croyez-vous que Porus… Mais vous-même 101 Doutez-vous, en effet, qu’Axiane ne l’aime ? 102 Quoi ! ne voyez-vous pas avec quelle chaleur 103 L’ingrate, à vos yeux même, étale sa valeur ? 104 Quelque brave qu’on soit, si nous voulons la croire, 105 Ce n’est qu’autour de lui que vole la victoire : 106 Vous formeriez sans lui d’inutiles desseins ; 107 La liberté de l’Inde est toute entre ses mains ; 108 Sans lui déjà nos murs seraient réduits en cendre ; 109 Lui seul peut arrêter les progrès d’Alexandre : 110 Elle se fait un dieu de ce prince charmant, 111 Et vous doutez encor qu’elle en fasse un amant. 112 113 114 115 Je tâchais d’en douter, cruelle Cléofile : 116 Hélas ! dans son erreur, affermissez Taxile. 117 Pourquoi lui peignez-vous cet objet odieux ! 118 Aidez-le bien plutôt à démentir ses yeux : 119 Dites-lui qu’Axiane est une beauté fière, 120 Telle à tous les mortels qu’elle est à votre frère, 121 Flattez de quelque espoir… Espérez, j’y consens ; 122 123 Mais n’espérez plus rien de vos soins impuissants. 124 Pourquoi dans les combats chercher une conquête 125 Qu’à vous livrer lui-même Alexandre s’apprête ? 126 Ce n’est pas contre lui qu’il la faut disputer ; 127 Porus est l’ennemi qui prétend vous l’ôter. 128 Pour ne vanter que lui, l’injuste renommée 129 Semble oublier les noms du reste de l’armée ; 130 Quoi qu’on fasse, lui seul en ravit tout l’éclat, 131 Et comme ses sujets il vous mène au combat. 132 Ah ! si ce nom vous plaît, si vous cherchez à l’être, 133 Les Grecs et les Persans vous enseignent un maître ! 134 Vous trouverez cent rois compagnons de vos fers ; 135 Porus y viendra même avec tout l’univers. 136 Mais Alexandre enfin ne vous tend point de chaînes ; 137 Il laisse à votre front ces marques souveraines 138 Qu’un orgueilleux rival ose ici dédaigner. 139 Porus vous fait servir, il vous fera régner : 140 Au lieu que de Porus vous êtes la victime, 141 Vous serez… Mais voici ce rival magnanime. 142 143 144 145 Ah ! ma sœur, je me trouble ; et mon cœur alarmé, 146 En voyant mon rival, me dit qu’il est aimé. 147 148 149 150 Le temps vous presse. Adieu. C’est à vous de vous rendre 151 L’esclave de Porus, ou l’ami d’Alexandre. 152 153 154 155 156 157 158 159 Seigneur, ou je me trompe, ou nos fiers ennemis 160 Feront moins de progrès qu’ils ne s’étaient promis. 161 Nos chefs et nos soldats, brûlants d’impatience, 162 Font lire sur leur front une mâle assurance ; 163 Ils s’animent l’un l’autre ; et nos moindres guerriers 164 Se promettent déjà des moissons de lauriers. 165 J’ai vu de rang en rang cette ardeur répandue 166 Par des cris généreux éclater à ma vue. 167 Ils se plaignent qu’au lieu d’éprouver leur grand cœur, 168 L’oisiveté d’un camp consume leur vigueur. 169 Laisserons-nous languir tant d’illustres courages ? 170 Notre ennemi, seigneur, cherche ses avantages ; 171 Il se sent faible encore ; et, pour nous retenir, 172 Éphestion demande à nous entretenir, 173 Et par de vains discours… Seigneur, il faut l’entendre ; 174 Nous ignorons encor ce que veut Alexandre : 175 Peut-être est-ce la paix qu’il nous veut présenter. 176 177 178 179 La paix ! ah ! de sa main pourriez-vous l’accepter ? 180 Eh quoi ! nous l’aurons vu, par tant d’horribles guerres, 181 Troubler le calme heureux dont jouissaient nos terres, 182 Et, le fer à la main, entrer dans nos États 183 Pour attaquer des rois qui ne l’offensaient pas ; 184 Nous l’aurons vu piller des provinces entières ; 185 Du sang de nos sujets faire enfler nos rivières ; 186 Et quand le ciel s’apprête à nous l’abandonner, 187 J’attendrai qu’un tyran daigne nous pardonner ! 188 189 190 191 Ne dites point, seigneur, que le ciel l’abandonne ; 192 D’un soin toujours égal sa faveur l’environne. 193 Un roi qui fait trembler tant d’États sous ses lois 194 N’est pas un ennemi que méprisent les rois. 195 196 197 198 Loin de le mépriser, j’admire son courage ; 199 Je rends à sa valeur un légitime hommage ; 200 Mais je veux, à mon tour, mériter les tributs 201 Que je me sens forcé de rendre à ses vertus. 202 Oui, je consens qu’au ciel on élève Alexandre, 203 Mais si je puis, seigneur, je l’en ferai descendre, 204 Et j’irai l’attaquer jusque sur les autels 205 Que lui dresse en tremblant le reste des mortels. 206 C’est ainsi qu’Alexandre estima tous ces princes 207 Dont sa valeur pourtant a conquis les provinces : 208 Si son cœur dans l’Asie eût montré quelque effroi, 209 Darius en mourant l’aurait-il vu son roi ? 210 211 212 213 Seigneur, si Darius avait su se connaître, 214 Il régnerait encore où règne un autre maître. 215 Cependant cet orgueil, qui causa son trépas, 216 Avait un fondement que vos mépris n’ont pas : 217 La valeur d’Alexandre à peine était connue ; 218 Ce foudre était encore enfermé dans la nue. 219 Dans un calme profond Darius endormi 220 Ignorait jusqu’au nom d’un si faible ennemi. 221 Il le connut bientôt ; et son âme étonnée, 222 De tout ce grand pouvoir se vit abandonnée : 223 Il se vit terrassé d’un bras victorieux ; 224 Et la foudre en tombant lui fit ouvrir les yeux. 225 226 227 228 Mais encore, à quel prix croyez-vous qu’Alexandre 229 Mette l’indigne paix dont il veut vous surprendre ? 230 Demandez-le, seigneur, à cent peuples divers 231 Que cette paix trompeuse a jetés dans les fers. 232 Non, ne nous flattons point, sa douceur nous outrage 233 Toujours son amitié traîne un long esclavage : 234 En vain on prétendrait n’obéir qu’à demi, 235 Si l’on n’est son esclave, on est son ennemi. 236 237 238 239 Seigneur, sans se montrer lâche ni téméraire, 240 Par quelque vain hommage on peut le satisfaire. 241 Flattons par des respects ce prince ambitieux, 242 Que son bouillant orgueil appelle en d’autres lieux. 243 C’est un torrent qui passe, et dont la violence 244 Sur tout ce qui l’arrête exerce sa puissance ; 245 Qui, grossi du débris de cent peuples divers, 246 Veut du bruit de son cours remplir tout l’univers. 247 248 Que sert de l’irriter par un orgueil sauvage ? 249 D’un favorable accueil honorons son passage, 250 Et lui cédant des droits que nous reprendrons bien, 251 Rendons-lui des devoirs qui ne nous coûtent rien. 252 253 254 255 Qui ne nous coûtent rien, seigneur ! l’osez-vous croire ? 256 Compterai-je pour rien la perte de ma gloire ? 257 Votre empire et le mien seraient trop achetés, 258 S’ils coûtaient à Porus les moindres lâchetés. 259 Mais croyez-vous qu’un prince enflé de tant d’audace 260 De son passage ici ne laissât point de trace ? 261 Combien de rois, brisés à ce funeste écueil, 262 Ne règnent plus qu’autant qu’il plaît à son orgueil ! 263 Nos couronnes, d’abord devenant ses conquêtes, 264 Tant que nous régnerions flotteraient sur nos têtes ; 265 Et nos sceptres, en proie à ses moindres dédains, 266 Dès qu’il aurait parlé, tomberaient de nos mains. 267 Ne dites point qu’il court de province en province : 268 Jamais de ses liens il ne dégage un prince ; 269 Et pour mieux asservir les peuples sous ses lois, 270 Souvent dans la poussière il leur cherche des rois. 271 Mais ces indignes soins touchent peu mon courage ; 272 Votre seul intérêt m’inspire ce langage. 273 Porus n’a point de part dans tout cet entretien ; 274 Et quand la gloire parle, il n’écoute plus rien. 275 276 277 278 J’écoute, comme vous, ce que l’honneur m’inspire, 279 Seigneur ; mais il m’engage à sauver mon empire. 280 281 282 283 Si vous voulez sauver l’un et l’autre aujourd’hui, 284 Prévenons Alexandre, et marchons contre lui. 285 286 287 288 L’audace et le mépris sont d’infidèles guides. 289 290 291 292 La honte suit de près les courages timides. 293 294 295 296 Le peuple aime les rois qui savent l’épargner. 297 298 299 300 Il estime encor plus ceux qui savent régner. 301 302 303 304 Ces conseils ne plairont qu’à des âmes hautaines. 305 306 307 308 Ils plairont à des rois, et peut-être à des reines. 309 310 311 312 La reine, à vous ouïr, n’a des yeux que pour vous. 313 314 315 316 Un esclave est pour elle un objet de courroux. 317 318 319 320 Mais croyez-vous, seigneur, que l’amour vous ordonne 321 D’exposer avec vous son peuple et sa personne ? 322 Non, non, sans vous flatter, avouez qu’en ce jour 323 Vous suivez votre haine et non pas votre amour. 324 325 326 327 Eh bien ! je l’avoûrai que ma juste colère 328 Aime la guerre autant que la paix vous est chère ; 329 J’avoûrai que, brûlant d’une noble chaleur, 330 Je vais contre Alexandre éprouver ma valeur. 331 Du bruit de ses exploits mon âme importunée 332 Attend depuis longtemps cette heureuse journée. 333 Avant qu’il me cherchât, un orgueil inquiet 334 M’avait déjà rendu son ennemi secret. 335 Dans le noble transport de cette jalousie, 336 Je le trouvais trop lent à traverser l’Asie ; 337 Je l’attirais ici par des vœux si puissants, 338 Que je portais envie au bonheur des Persans ; 339 Et maintenant encor, s’il trompait mon courage ; 340 Pour sortir de ces lieux, s’il cherchait un passage, 341 Vous me verriez moi-même, armé pour l’arrêter, 342 Lui refuser la paix qu’il nous veut présenter. 343 344 345 346 Oui, sans doute, une ardeur si haute et si constante 347 Vous promet dans l’histoire une place éclatante ; 348 Et sous ce grand dessein dussiez-vous succomber, 349 Au moins c’est avec bruit qu’on vous verra tomber. 350 La reine vient. Adieu. Vantez-lui votre zèle ; 351 Découvrez cet orgueil qui vous rend digne d’elle. 352 Pour moi, je troublerais un si noble entretien, 353 Et vos cœurs rougiraient des faiblesses du mien. 354 355 356 357 358 359 360 361 Quoi ! Taxile me fuit ! Quelle cause inconnue… 362 363 364 365 Il fait bien de cacher sa honte à votre vue ; 366 Et puisqu’il n’ose plus s’exposer aux hasards, 367 De quel front pourrait-il soutenir vos regards ? 368 Mais laissons-le, madame ; et puisqu’il veut se rendre, 369 Qu’il aille avec sa sœur adorer Alexandre. 370 Retirons-nous d’un camp où, l’encens à la main, 371 Le fidèle Taxile attend son souverain. 372 373 374 375 Mais, seigneur, que dit-il ? Il en fait trop paraître. 376 Cet esclave déjà m’ose vanter son maître ; 377 Il veut que je le serve… Ah ! sans vous emporter, 378 Souffrez que mes efforts tâchent de l’arrêter : 379 Ses soupirs, malgré moi, m’assurent qu’il m’adore. 380 Quoi qu’il en soit, souffrez que je lui parle encore ; 381 Et ne le forçons point, par ce cruel mépris, 382 D’achever un dessein qu’il peut n’avoir pas pris. 383 384 385 386 Eh quoi ! vous en doutez ; et votre âme s’assure 387 388 Sur la foi d’un amant infidèle et parjure, 389 Qui veut à son tyran vous livrer aujourd’hui, 390 Et croit, en vous donnant, vous obtenir de lui ! 391 Eh bien ! aidez-le donc à vous trahir vous-même. 392 Il vous peut arracher à mon amour extrême ; 393 Mais il ne peut m’ôter, par ses efforts jaloux, 394 La gloire de combattre et de mourir pour vous. 395 396 397 398 Et vous croyez qu’après une telle insolence, 399 Mon amitié, seigneur, serait sa récompense ? 400 Vous croyez que, mon cœur s’engageant sous sa loi, 401 Je souscrirais au don qu’on lui ferait de moi ? 402 Pouvez-vous, sans rougir, m’accuser d’un tel crime ? 403 Ai-je fait pour ce prince éclater tant d’estime ? 404 Entre Taxile et vous s’il fallait prononcer, 405 Seigneur, le croyez-vous, qu’on me vît balancer ? 406 Sais-je pas que Taxile est une âme incertaine, 407 Que l’amour le retient quand la crainte l’entraîne ? 408 Sais-je pas que, sans moi, sa timide valeur 409 Succomberait bientôt aux ruses de sa sœur ? 410 Vous savez qu’Alexandre en fit sa prisonnière, 411 Et qu’enfin cette sœur retourna vers son frère ; 412 Mais je connus bientôt qu’elle avait entrepris 413 De l’arrêter au piége où son cœur était pris. 414 415 416 417 Et vous pouvez encor demeurer auprès d’elle ! 418 Que n’abandonnez-vous cette sœur criminelle ! 419 Pourquoi, par tant de soins, voulez-vous épargner 420 Un prince ?… C’est pour vous que je le veux gagner. 421 Vous verrai-je, accablé du soin de nos provinces, 422 Attaquer seul un roi vainqueur de tant de princes ? 423 Je vous veux dans Taxile offrir un défenseur 424 Qui combatte Alexandre en dépit de sa sœur. 425 Que n’avez-vous pour moi cette ardeur empressée ! 426 Mais d’un soin si commun votre âme est peu blessée ; 427 Pourvu que ce grand cœur périsse noblement, 428 Ce qui suivra sa mort le touche faiblement. 429 Vous me voulez livrer, sans secours, sans asile, 430 Au courroux d’Alexandre, à l’amour de Taxile, 431 Qui, me traitant bientôt en superbe vainqueur, 432 Pour prix de votre mort demandera mon cœur. 433 Eh bien ! seigneur, allez, contentez votre envie ; 434 Combattez ; oubliez le soin de votre vie ; 435 Oubliez que le ciel, favorable à vos vœux, 436 Vous préparait peut-être un sort assez heureux. 437 Peut-être qu’à son tour Axiane charmée 438 Allait… Mais non, seigneur, courez vers votre armée : 439 Un si long entretien vous serait ennuyeux ; 440 Et c’est vous retenir trop longtemps en ces lieux. 441 442 443 444 Ah, madame ! arrêtez, et connaissez ma flamme, 445 Ordonnez de mes jours, disposez de mon âme : 446 La gloire y peut beaucoup, je ne m’en cache pas ; 447 Mais que n’y peuvent point tant de divins appas ! 448 Je ne vous dirai point que pour vaincre Alexandre 449 Vos soldats et les miens allaient tout entreprendre ; 450 Que c’était pour Porus un bonheur sans égal 451 De triompher tout seul aux yeux de son rival : 452 Je ne vous dis plus rien. Parlez en souveraine : 453 Mon cœur met à vos pieds et sa gloire et sa haine. 454 455 456 457 Ne craignez rien ; ce cœur qui veut bien m’obéir, 458 N’est pas entre des mains qui le puissent trahir : 459 Non, je ne prétends pas, jalouse de sa gloire, 460 Arrêter un héros qui court à la victoire. 461 Contre un fier ennemi précipitez vos pas ; 462 Mais de nos alliés ne vous séparez pas ; 463 Ménagez-les, seigneur ; et, d’une âme tranquille, 464 Laissez agir mes soins sur l’esprit de Taxile ; 465 Montrez en sa faveur des sentiments plus doux ; 466 Je le vais engager à combattre pour vous. 467 468 469 470 Eh bien ! madame, allez, j’y consens avec joie. 471 Voyons Éphestion, puisqu’il faut qu’on le voie. 472 Mais, sans perdre l’espoir de le suivre de près, 473 J’attends Éphestion, et le combat après. 474 475 476 477 478 479 480 481 482 483 484 485 486 487 488 Oui, tandis que vos rois délibèrent ensemble, 489 Et que tout se prépare au conseil qui s’assemble, 490 Madame, permettez que je vous parle aussi 491 Des secrètes raisons qui m’amènent ici. 492 Fidèle confident du beau feu de mon maître, 493 Souffrez que je l’explique aux yeux qui l’ont fait naître ; 494 Et que pour ce héros j’ose vous demander 495 Le repos qu’à vos rois il veut bien accorder. 496 Après tant de soupirs, que faut-il qu’il espère ? 497 Attendez-vous encore après l’aveu d’un frère ? 498 Voulez-vous que son cœur, incertain et confus, 499 Ne se donne jamais sans craindre vos refus ? 500 Faut-il mettre à vos pieds le reste de la terre ? 501 Faut-il donner la paix ? faut-il faire la guerre ? 502 Prononcez : Alexandre est tout prêt d’y courir, 503 Ou pour vous mériter, ou pour vous conquérir. 504 505 506 507 Puis-je croire qu’un prince au comble de la gloire 508 De mes faibles attraits garde encor la mémoire ; 509 510 Que, traînant après lui la victoire et l’effroi, 511 Il se puisse abaisser à soupirer pour moi ? 512 Des captifs comme lui brisent bientôt leur chaîne : 513 À de plus hauts desseins la gloire les entraîne ; 514 Et l’amour dans leurs cœurs, interrompu, troublé, 515 Sous le faix des lauriers est bientôt accablé. 516 Tandis que ce héros me tint sa prisonnière, 517 J’ai pu toucher son cœur d’une atteinte légère ; 518 Mais je pense, seigneur, qu’en rompant mes liens, 519 Alexandre à son tour brisa bientôt les siens. 520 521 522 523 Ah ! si vous l’aviez vu, brûlant d’impatience, 524 Compter les tristes jours d’une si longue absence, 525 Vous sauriez que, l’amour précipitant ses pas, 526 Il ne cherchait que vous en courant aux combats. 527 C’est pour vous qu’on l’a vu, vainqueur de tant de princes, 528 D’un cours impétueux traverser vos provinces, 529 Et briser en passant, sous l’effort de ses coups, 530 Tout ce qui l’empêchait de s’approcher de vous. 531 On voit en même champ vos drapeaux et les nôtres ; 532 De ses retranchements il découvre les vôtres : 533 Mais, après tant d’exploits, ce timide vainqueur 534 Craint qu’il ne soit encor bien loin de votre cœur. 535 Que lui sert de courir de contrée en contrée, 536 S’il faut que de ce cœur vous lui fermiez l’entrée ; 537 Si, pour ne point répondre à de sincères vœux, 538 Vous cherchez chaque jour à douter de ses feux ; 539 Si votre esprit, armé de mille défiances ?… 540 541 542 543 Hélas ! de tels soupçons sont de faibles défenses ! 544 Et nos cœurs, se formant mille soins superflus, 545 Doutent toujours du bien qu’ils souhaitent le plus. 546 Oui, puisque ce héros veut que j’ouvre mon âme, 547 J’écoute avec plaisir le récit de sa flamme. 548 Je craignais que le temps n’en eût borné le cours ; 549 Je souhaite qu’il m’aime, et qu’il m’aime toujours. 550 Je dis plus : quand son bras força notre frontière, 551 Et dans les murs d’Omphis m’arrêta prisonnière, 552 Mon cœur, qui le voyait maître de l’univers, 553 Se consolait déjà de languir dans ses fers ; 554 Et, loin de murmurer contre un destin si rude, 555 Il s’en fit, je l’avoue, une douce habitude, 556 Et de sa liberté perdant le souvenir, 557 Même en la demandant, craignait de l’obtenir : 558 Jugez si son retour me doit combler de joie. 559 Mais tout couvert de sang veut-il que je le voie ? 560 Est-ce comme ennemi qu’il se vient présenter ? 561 Et ne me cherche-t-il que pour me tourmenter ? 562 563 564 565 Non, madame : vaincu du pouvoir de vos charmes, 566 Il suspend aujourd’hui la terreur de ses armes ; 567 Il présente la paix à des rois aveuglés, 568 Et retire la main qui les eût accablés. 569 Il craint que la victoire, à ses vœux trop facile, 570 Ne conduise ses coups dans le sein de Taxile. 571 Son courage, sensible à vos justes douleurs, 572 Ne veut point de lauriers arrosés de vos pleurs. 573 Favorisez les soins où son amour l’engage ; 574 Exemptez sa valeur d’un si triste avantage ; 575 Et disposez des rois qu’épargne son courroux 576 À recevoir un bien qu’ils ne doivent qu’à vous. 577 578 579 580 N’en doutez point, seigneur : mon âme inquiétée, 581 D’une crainte si juste est sans cesse agitée ; 582 Je tremble pour mon frère, et crains que son trépas 583 D’un ennemi si cher n’ensanglante le bras. 584 Mais en vain je m’oppose à l’ardeur qui l’enflamme, 585 Axiane et Porus tyrannisent son âme ; 586 Les charmes d’une reine et l’exemple d’un roi, 587 Dès que je veux parler, s’élèvent contre moi. 588 Que n’ai-je point à craindre en ce désordre extrême ! 589 Je crains pour lui, je crains pour Alexandre même. 590 Je sais qu’en l’attaquant cent rois se sont perdus ; 591 Je sais tous ses exploits ; mais je connais Porus. 592 Nos peuples qu’on a vus, triomphants à sa suite, 593 Repousser les efforts du Persan et du Scythe, 594 Et tout fiers des lauriers dont il les a chargés, 595 Vaincront à son exemple, ou périront vengés ; 596 Et je crains… Ah ! quittez une crainte si vaine ; 597 Laissez courir Porus où son malheur l’entraîne : 598 Que l’Inde en sa faveur arme tous ses États, 599 Et que le seul Taxile en détourne ses pas ! 600 Mais les voici. Seigneur, achevez votre ouvrage : 601 Par vos sages conseils dissipez cet orage ; 602 Ou, s’il faut qu’il éclate, au moins souvenez-vous 603 De le faire tomber sur d’autres que sur nous. 604 605 606 607 608 609 610 611 Avant que le combat qui menace vos têtes 612 Mette tous vos États au rang de nos conquêtes, 613 Alexandre veut bien différer ses exploits, 614 Et vous offrir la paix pour la dernière fois. 615 Vos peuples prévenus de l’espoir qui vous flatte, 616 Prétendaient arrêter le vainqueur de l’Euphrate ; 617 Mais l’Hydaspe, malgré tant d’escadrons épars, 618 Voit enfin sur ses bords flotter nos étendards : 619 Vous les verriez plantés jusque sur vos tranchées, 620 Et de sang et de morts vos campagnes jonchées, 621 Si ce héros, couvert de tant d’autres lauriers, 622 N’eût lui-même arrêté l’ardeur de nos guerriers. 623 624 Il ne vient point ici souillé du sang des princes, 625 D’un triomphe barbare effrayer vos provinces, 626 Et cherchant à briller d’une triste splendeur, 627 Sur le tombeau des rois élever sa grandeur. 628 Mais vous-mêmes, trompés d’un vain espoir de gloire, 629 N’allez point dans ses bras irriter la victoire ; 630 Et lorsque son courroux demeure suspendu, 631 Princes, contentez-vous de l’avoir attendu. 632 Ne différez point tant à lui rendre l’hommage 633 Que vos cœurs, malgré vous, rendent à son courage ; 634 Et, recevant l’appui que vous offre son bras, 635 D’un si grand défenseur honorez vos États. 636 Voilà ce qu’un grand roi veut bien vous faire entendre, 637 Prêt à quitter le fer, et prêt à le reprendre. 638 Vous savez son dessein : choisissez aujourd’hui, 639 Si vous voulez tout perdre ou tout tenir de lui. 640 641 642 643 Seigneur, ne croyez point qu’une fierté barbare 644 Nous fasse méconnaître une vertu si rare ; 645 Et que dans leur orgueil nos peuples affermis 646 Prétendent, malgré vous, être vos ennemis. 647 Nous rendons ce qu’on doit aux illustres exemples : 648 Vous adorez des dieux qui nous doivent leurs temples ; 649 Des héros qui chez vous passaient pour des mortels, 650 En venant parmi nous ont trouvé des autels. 651 Mais en vain l’on prétend, chez des peuples si braves, 652 Au lieu d’adorateurs se faire des esclaves : 653 Croyez-moi, quelque éclat qui les puisse toucher, 654 Ils refusent l’encens qu’on leur veut arracher. 655 Assez d’autres États, devenus vos conquêtes, 656 De leurs rois, sous le joug, ont vu ployer les têtes. 657 Après tous ces États qu’Alexandre a soumis, 658 N’est-il pas temps, seigneur, qu’il cherche des amis ? 659 Tout ce peuple captif, qui tremble au nom d’un maître, 660 Soutient mal un pouvoir qui ne fait que de naître. 661 Ils ont, pour s’affranchir, les yeux toujours ouverts ; 662 Votre empire n’est plein que d’ennemis couverts ; 663 Ils pleurent en secret leurs rois sans diadèmes ; 664 Vos fers trop étendus se relâchent d’eux-mêmes ; 665 Et déjà dans leur cœur les Scythes mutinés 666 Vont sortir de la chaîne où vous nous destinez. 667 Essayez, en prenant notre amitié pour gage, 668 Ce que peut une foi qu’aucun serment n’engage : 669 Laissez un peuple au moins qui puisse quelquefois 670 Applaudir sans contrainte au bruit de vos exploits. 671 Je reçois à ce prix l’amitié d’Alexandre ; 672 Et je l’attends déjà comme un roi doit attendre 673 Un héros dont la gloire accompagne les pas, 674 Qui peut tout sur mon cœur, et rien sur mes États. 675 676 677 678 Je croyais, quand l’Hydaspe, assemblant ses provinces, 679 Au secours de ses bords fit voler tous ces princes, 680 Qu’il n’avait avec moi, dans des desseins si grands, 681 Engagé que des rois ennemis des tyrans ; 682 Mais puisqu’un roi, flattant la main qui nous menace, 683 Parmi ses alliés brigue une indigne place, 684 C’est à moi de répondre aux vœux de mon pays, 685 Et de parler pour ceux que Taxile a trahis. 686 Que vient chercher ici le roi qui vous envoie ? 687 Quel est ce grand secours que son bras nous octroie ? 688 De quel front ose-t-il prendre sous son appui 689 Des peuples qui n’ont point d’autre ennemi que lui ? 690 Avant que sa fureur ravageât tout le monde, 691 L’Inde se reposait dans une paix profonde ; 692 Et si quelques voisins en troublaient les douceurs, 693 Il portait dans son sein d’assez bons défenseurs. 694 Pourquoi nous attaquer ? par quelle barbarie 695 A-t-on de votre maître excité la furie ? 696 Vit-on jamais chez lui nos peuples en courroux 697 Désoler un pays inconnu parmi nous ? 698 Faut-il que tant d’États, de déserts, de rivières, 699 Soient entre nous et lui d’impuissantes barrières ? 700 Et ne saurait-on vivre au bout de l’univers 701 Sans connaître son nom et le poids de ses fers ? 702 Quelle étrange valeur, qui, ne cherchant qu’à nuire, 703 Embrase tout sitôt qu’elle commence à luire ; 704 Qui n’a que son orgueil pour règle et pour raison ; 705 Qui veut que l’univers ne soit qu’une prison, 706 Et que, maître absolu de tous tant que nous sommes, 707 Ses esclaves en nombre égalent tous les hommes ! 708 Plus d’États, plus de rois : ses sacriléges mains 709 Dessous un même joug rangent tous les humains. 710 Dans son avide orgueil je sais qu’il nous dévore : 711 De tant de souverains nous seuls régnons encore. 712 Mais que dis-je, nous seuls ? Il ne reste que moi 713 Où l’on découvre encor les vestiges d’un roi. 714 Mais c’est pour mon courage une illustre matière : 715 Je vois d’un œil content trembler la terre entière, 716 Afin que par moi seul les mortels secourus, 717 S’ils sont libres, le soient de la main de Porus, 718 Et qu’on dise partout, dans une paix profonde : 719 « Alexandre vainqueur eût dompté tout le monde ; 720 « Mais un roi l’attendait au bout de l’univers, 721 « Par qui le monde entier a vu briser ses fers. » 722 723 724 725 Votre projet du moins nous marque un grand courage ; 726 Mais, seigneur, c’est bien tard s’opposer à l’orage : 727 Si le monde penchant n’a plus que cet appui, 728 Je le plains, et vous plains vous-même autant que lui. 729 Je ne vous retiens point ; marchez contre mon maître ; 730 Je voudrais seulement qu’on vous l’eût fait connaître ; 731 Et que la renommée eût voulu, par pitié, 732 De ses exploits au moins vous conter la moitié ; 733 Vous verriez… Que verrais-je ? et que pourrais-je apprendre 734 Qui m’abaisse si fort au-dessous d’Alexandre ? 735 Serait-ce sans effort les Persans subjugués, 736 737 Et vos bras tant de fois de meurtres fatigués ? 738 Quelle gloire, en effet, d’accabler la faiblesse 739 D’un roi déjà vaincu par sa propre mollesse ; 740 D’un peuple sans vigueur et presque inanimé, 741 Qui gémissait sous l’or dont il était armé, 742 Et qui, tombant en foule au lieu de se défendre, 743 N’opposait que des morts au grand cœur d’Alexandre ! 744 Les autres, éblouis de ses moindres exploits, 745 Sont venus à genoux lui demander des lois ; 746 Et leur crainte écoutant je ne sais quels oracles, 747 Ils n’ont pas cru qu’un dieu pût trouver des obstacles. 748 Mais nous qui d’un autre œil jugeons des conquérants, 749 Nous savons que les dieux ne sont pas des tyrans ; 750 Et de quelque façon qu’un esclave le nomme, 751 Le fils de Jupiter passe ici pour un homme. 752 Nous n’allons point de fleurs parfumer son chemin. 753 Il nous trouve partout les armes à la main ; 754 Il voit à chaque pas arrêter ses conquêtes ; 755 Un seul rocher ici lui coûte plus de têtes, 756 Plus de soins, plus d’assauts, et presque plus de temps, 757 Que n’en coûte à son bras l’empire des Persans. 758 Ennemis du repos qui perdit ces infâmes, 759 L’or qui naît sous nos pas ne corrompt point nos âmes. 760 La gloire est le seul bien qui nous puisse tenter, 761 Et le seul que mon cœur cherche à lui disputer ; 762 C’est elle… Et c’est aussi ce que cherche Alexandre. 763 À de moindres objets son cœur ne peut descendre. 764 C’est ce qui, l’arrachant du sein de ses États, 765 Au trône de Cyrus lui fit porter ses pas, 766 Et, du plus ferme empire ébranlant les colonnes, 767 Attaquer, conquérir, et donner les couronnes. 768 Et puisque votre orgueil ose lui disputer 769 La gloire du pardon qu’il vous fait présenter, 770 Vos yeux, dès aujourd’hui témoins de sa victoire, 771 Verront de quelle ardeur il combat pour la gloire : 772 Bientôt le fer en main vous le verrez marcher. 773 774 775 776 Allez donc : je l’attends, ou je le vais chercher. 777 778 779 780 781 782 783 784 Quoi ? vous voulez, au gré de votre impatience… 785 786 787 788 Non, je ne prétends point troubler votre alliance : 789 Éphestion, aigri seulement contre moi, 790 De vos soumissions rendra compte à son roi. 791 Les troupes d’Axiane, à me suivre engagées, 792 Attendent le combat sous mes drapeaux rangées ; 793 De son trône et du mien je soutiendrai l’éclat, 794 Et vous serez, seigneur, le juge du combat ; 795 À moins que votre cœur, animé d’un beau zèle, 796 De vos nouveaux amis n’embrasse la querelle. 797 798 799 800 801 802 803 804 Ah ! que dit-on de vous, seigneur ? Nos ennemis 805 Se vantent que Taxile est à moitié soumis ; 806 Qu’il ne marchera point contre un roi qu’il respecte. 807 808 809 810 La foi d’un ennemi doit être un peu suspecte, 811 Madame ; avec le temps ils me connaîtront mieux. 812 813 814 815 Démentez donc, seigneur, ce bruit injurieux ; 816 De ceux qui l’ont semé confondez l’insolence ; 817 Allez, comme Porus, les forcer au silence, 818 Et leur faire sentir, par un juste courroux, 819 Qu’ils n’ont point d’ennemi plus funeste que vous. 820 821 822 823 Madame, je m’en vais disposer mon armée ; 824 Écoutez moins ce bruit qui vous tient alarmée : 825 Porus fait son devoir, et je ferai le mien. 826 827 828 829 830 831 832 833 Cette sombre froideur ne m’en dit pourtant rien, 834 Lâche ; et ce n’est point là, pour me le faire croire, 835 La démarche d’un roi qui court à la victoire. 836 Il n’en faut plus douter, et nous sommes trahis : 837 Il immole à sa sœur sa gloire et son pays ; 838 Et sa haine, seigneur, qui cherche à vous abattre, 839 Attend pour éclater que vous alliez combattre. 840 841 842 843 Madame, en le perdant je perds un faible appui ; 844 Je le connaissais trop pour m’assurer sur lui. 845 Mes yeux sans se troubler ont vu son inconstance ; 846 Je craignais beaucoup plus sa molle résistance. 847 Un traître, en nous quittant pour complaire à sa sœur, 848 Nous affaiblit bien moins qu’un lâche défenseur. 849 850 851 852 Et cependant, seigneur, qu’allez-vous entreprendre ? 853 Vous marchez sans compter les forces d’Alexandre ; 854 Et courant presque seul au-devant de leurs coups, 855 Contre tant d’ennemis vous n’opposez que vous. 856 857 858 859 Eh quoi ? voudriez-vous qu’à l’exemple d’un traître 860 861 Ma frayeur conspirât à vous donner un maître ? 862 Que Porus, dans un camp se laissant arrêter, 863 Refusât le combat qu’il vient de présenter ? 864 Non, non, je n’en crois rien. Je connais mieux, madame, 865 Le beau feu que la gloire allume dans votre âme : 866 C’est vous, je m’en souviens, dont les puissants appas 867 Excitaient tous nos rois, les traînaient aux combats, 868 Et de qui la fierté, refusant de se rendre, 869 Ne voulait pour amant qu’un vainqueur d’Alexandre. 870 Il faut vaincre, et j’y cours, bien moins pour éviter 871 Le titre de captif, que pour le mériter. 872 Oui, madame, je vais, dans l’ardeur qui m’entraîne, 873 Victorieux ou mort, mériter votre chaîne ; 874 Et puisque mes soupirs s’expliquaient vainement 875 À ce cœur que la gloire occupe seulement, 876 Je m’en vais, par l’éclat qu’une victoire donne, 877 Attacher de si près la gloire à ma personne, 878 Que je pourrai peut-être amener votre cœur 879 De l’amour de la gloire à l’amour du vainqueur. 880 881 882 883 Eh bien ! seigneur, allez. Taxile aura peut-être 884 Des sujets dans son camp plus braves que leur maître : 885 Je vais les exciter par un dernier effort. 886 Après, dans votre camp j’attendrai votre sort. 887 Ne vous informez point de l’état de mon âme : 888 Triomphez et vivez. Qu’attendez-vous, madame ? 889 Pourquoi, dès ce moment, ne puis-je pas savoir 890 Si mes tristes soupirs ont pu vous émouvoir ? 891 Voulez-vous (car le sort, adorable Axiane, 892 À ne vous plus revoir peut-être me condamne), 893 Voulez-vous qu’en mourant un prince infortuné 894 Ignore à quelle gloire il était destiné ? 895 Parlez. Que vous dirai-je ? Ah ! divine princesse, 896 Si vous sentiez pour moi quelque heureuse faiblesse, 897 Ce cœur, qui me promet tant d’estime en ce jour, 898 Me pourrait bien encor promettre un peu d’amour. 899 Contre tant de soupirs peut-il bien se défendre ? 900 Peut-il… Allez, seigneur, marchez contre Alexandre. 901 La victoire est à vous, si ce fameux vainqueur 902 Ne se défend pas mieux contre vous que mon cœur. 903 904 905 906 907 908 909 910 911 912 913 914 915 916 917 Quoi ! madame, en ces lieux on me tient enfermée ! 918 Je ne puis au combat voir marcher mon armée ! 919 Et, commençant par moi sa noire trahison, 920 Taxile de son camp me fait une prison ! 921 C’est donc là cette ardeur qu’il me faisait paraître ! 922 Cet humble adorateur se déclare mon maître ! 923 Et déjà son amour, lassé de ma rigueur, 924 Captive ma personne au défaut de mon cœur ! 925 926 927 928 Expliquez mieux les soins et les justes alarmes 929 D’un roi qui pour vainqueurs ne connaît que vos charmes ! 930 Et regardez, madame, avec plus de bonté 931 L’ardeur qui l’intéresse à votre sûreté. 932 Tandis qu’autour de nous deux puissantes armées, 933 D’une égale chaleur au combat animées, 934 De leur fureur partout font voler les éclats, 935 De quel autre côté conduiriez-vous vos pas ? 936 Où pourriez-vous ailleurs éviter la tempête ? 937 Un plein calme en ces lieux assure votre tête : 938 Tout est tranquille… Et c’est cette tranquillité 939 Dont je ne puis souffrir l’indigne sûreté. 940 Quoi ! lorsque mes sujets, mourant dans une plaine, 941 Sur les pas de Porus combattent pour leur reine ; 942 Qu’au prix de tout leur sang ils signalent leur foi, 943 Que le cri des mourants vient presque jusqu’à moi, 944 On me parle de paix ; et le camp de Taxile 945 Garde dans ce désordre une assiette tranquille ! 946 On flatte ma douleur d’un calme injurieux ! 947 Sur des objets de joie on arrête mes yeux ! 948 949 950 951 Madame, voulez-vous que l’amour de mon frère 952 Abandonne au péril une tête si chère ? 953 Il sait trop les hasards… Et pour m’en détourner 954 Ce généreux amant me fait emprisonner ! 955 Et, tandis que pour moi son rival se hasarde, 956 Sa paisible valeur me sert ici de garde ! 957 958 959 960 Que Porus est heureux ! le moindre éloignement 961 À votre impatience est un cruel tourment ; 962 Et, si l’on vous croyait, le soin qui vous travaille 963 Vous le ferait chercher jusqu’au champ de bataille. 964 965 966 967 Je ferais plus, madame : un mouvement si beau 968 Me le ferait chercher jusque dans le tombeau, 969 Perdre tous mes États, et voir d’un œil tranquille 970 Alexandre en payer le cœur de Cléofile. 971 972 973 974 Si vous cherchez Porus, pourquoi m’abandonner ? 975 Alexandre en ces lieux pourra le ramener. 976 Permettez que, veillant au soin de votre tête, 977 À cet heureux amant l’on garde sa conquête. 978 979 980 981 Vous triomphez, madame ; et déjà votre cœur 982 Vole vers Alexandre, et le nomme vainqueur ; 983 Mais, sur la seule foi d’un amour qui vous flatte, 984 Peut-être avant le temps ce grand orgueil éclate : 985 Vous poussez un peu loin vos vœux précipités, 986 Et vous croyez trop tôt ce que vous souhaitez. 987 Oui, oui… Mon frère vient ; et nous allons apprendre 988 Qui de nous deux, madame, aura pu se méprendre. 989 990 991 992 Ah ! je n’en doute plus ! et ce front satisfait 993 Dit assez à mes yeux que Porus est défait. 994 995 996 997 998 999 1000 1001 Madame, si Porus, avec moins de colère, 1002 Eût suivi les conseils d’une amitié sincère, 1003 Il m’aurait en effet épargné la douleur 1004 De vous venir moi-même annoncer son malheur. 1005 1006 1007 1008 Quoi ? Porus… C’en est fait ; et sa valeur trompée, 1009 Des maux que j’ai prévus se voit enveloppée. 1010 Ce n’est pas (car mon cœur, respectant sa vertu, 1011 N’accable point encore un rival abattu), 1012 Ce n’est pas que son bras, disputant la victoire, 1013 N’en ait aux ennemis ensanglanté la gloire ; 1014 Qu’elle-même, attachée à ses faits éclatants, 1015 Entre Alexandre et lui n’ait douté quelque temps : 1016 Mais enfin contre moi sa vaillance irritée 1017 Avec trop de chaleur s’était précipitée. 1018 J’ai vu ses bataillons rompus et renversés, 1019 Vos soldats en désordre, et les siens dispersés ; 1020 Et lui-même, à la fin, entraîné dans leur fuite, 1021 Malgré lui du vainqueur éviter la poursuite ; 1022 Et, de son vain courroux trop tard désabusé, 1023 Souhaiter le secours qu’il avait refusé. 1024 1025 1026 1027 Qu’il avait refusé ! Quoi donc ! pour ta patrie, 1028 Ton indigne courage attend que l’on te prie ! 1029 Il faut donc, malgré toi, te traîner aux combats, 1030 Et te forcer toi-même à sauver tes États ! 1031 L’exemple de Porus, puisqu’il faut qu’on t’y porte, 1032 Dis-moi, n’était-ce pas une voix assez forte ? 1033 Ce héros en péril, ta maîtresse en danger, 1034 Tout l’État périssant n’a pu t’encourager ! 1035 Va, tu sers bien le maître à qui ta sœur te donne. 1036 Achève, et fais de moi ce que sa haine ordonne. 1037 Garde à tous les vaincus un traitement égal, 1038 Enchaîne ta maîtresse en livrant ton rival. 1039 Aussi bien c’en est fait : sa disgrâce et ton crime 1040 Ont placé dans mon cœur ce héros magnanime : 1041 Je l’adore ! et je veux, avant la fin du jour, 1042 Déclarer à la fois ma haine et mon amour ; 1043 Lui vouer, à tes yeux, une amitié fidèle, 1044 Et te jurer, aux siens, une haine immortelle. 1045 Adieu. Tu me connais : aime-moi si tu veux. 1046 1047 1048 1049 Ah ! n’espérez de moi que de sincères vœux, 1050 Madame ; n’attendez ni menaces ni chaînes : 1051 Alexandre sait mieux ce qu’on doit à des reines. 1052 Souffrez que sa douceur vous oblige à garder 1053 Un trône que Porus devait moins hasarder ; 1054 Et moi-même en aveugle on me verrait combattre 1055 La sacrilége main qui le voudrait abattre. 1056 1057 1058 1059 Quoi ! par l’un de vous deux mon sceptre raffermi 1060 Deviendrait dans mes mains le don d’un ennemi ! 1061 Et sur mon propre trône on me verrait placée 1062 Par le même tyran qui m’en aurait chassée ! 1063 1064 1065 1066 Des reines et des rois vaincus par sa valeur 1067 Ont laissé par ses soins adoucir leur malheur. 1068 Voyez de Darius et la femme et la mère ; 1069 L’une le traite en fils, l’autre le traite en frère. 1070 1071 1072 1073 Non, non, je ne sais point vendre mon amitié, 1074 Caresser un tyran, et régner par pitié. 1075 Penses-tu que j’imite une faible Persane ; 1076 Qu’à la cour d’Alexandre on retienne Axiane ; 1077 Et qu’avec mon vainqueur courant tout l’univers, 1078 J’aille vanter partout la douceur de ses fers ? 1079 S’il donne les États, qu’il te donne les nôtres ; 1080 Qu’il te pare, s’il veut, des dépouilles des autres. 1081 Règne : Porus ni moi n’en serons point jaloux ; 1082 Et tu seras encor plus esclave que nous. 1083 J’espère qu’Alexandre, amoureux de sa gloire, 1084 Et fâché que ton crime ait souillé sa victoire, 1085 S’en lavera bientôt par ton propre trépas. 1086 Des traîtres comme toi font souvent des ingrats : 1087 Et de quelques faveurs que sa main t’éblouisse, 1088 1089 Du perfide Bessus regarde le supplice. 1090 Adieu. Cédez, mon frère, à ce bouillant transport : 1091 Alexandre et le temps vous rendront le plus fort ; 1092 Et cet âpre courroux, quoi qu’elle en puisse dire, 1093 Ne s’obstinera point au refus d’un empire. 1094 Maître de ses destins, vous l’êtes de son cœur. 1095 Mais, dites-moi, vos yeux ont-ils vu le vainqueur ? 1096 Quel traitement, mon frère, en devons-nous attendre ? 1097 Qu’a-t-il dit ? Oui, ma sœur, j’ai vu votre Alexandre. 1098 D’abord ce jeune éclat qu’on remarque en ses traits 1099 M’a semblé démentir le nombre de ses faits ; 1100 Mon cœur, plein de son nom, n’osait, je le confesse, 1101 Accorder tant de gloire avec tant de jeunesse ; 1102 Mais de ce même front l’héroïque fierté, 1103 Le feu de ses regards, sa haute majesté, 1104 Font connaître Alexandre ; et certes son visage 1105 Porte de sa grandeur l’infaillible présage ; 1106 Et sa présence auguste appuyant ses projets, 1107 Ses yeux, comme son bras, font partout des sujets. 1108 Il sortait du combat. Ébloui de sa gloire, 1109 Je croyais dans ses yeux voir briller la victoire. 1110 Toutefois, à ma vue, oubliant sa fierté, 1111 Il a fait à son tour éclater sa bonté. 1112 Ses transports ne m’ont point déguisé sa tendresse : 1113 « Retournez, m’a-t-il dit, auprès de la princesse ; 1114 « Disposez ses beaux yeux à revoir un vainqueur 1115 « Qui va mettre à ses pieds sa victoire et son cœur. » 1116 Il marche sur mes pas. Je n’ai rien à vous dire, 1117 Ma sœur : de votre sort je vous laisse l’empire ; 1118 Je vous confie encor la conduite du mien. 1119 1120 1121 1122 Vous aurez tout pouvoir, ou je ne pourrai rien. 1123 Tout va vous obéir, si le vainqueur m’écoute. 1124 1125 1126 1127 Je vais donc… Mais on vient. C’est lui-même sans doute. 1128 1129 1130 1131 1132 1133 1134 1135 Allez, Éphestion. Que l’on cherche Porus ; 1136 Qu’on épargne sa vie et le sang des vaincus. 1137 1138 1139 1140 1141 1142 1143 1144 Seigneur, est-il donc vrai qu’une reine aveuglée 1145 Vous préfère d’un roi la valeur déréglée ? 1146 Mais ne le craignez point : son empire est à vous ; 1147 D’une ingrate, à ce prix, fléchissez le courroux. 1148 Maître de deux États, arbitre des siens mêmes, 1149 Allez avec vos vœux offrir trois diadèmes. 1150 1151 1152 1153 Ah ! c’en est trop, seigneur ! Prodiguez un peu moins… 1154 1155 1156 1157 Vous pourrez à loisir reconnaître mes soins. 1158 Ne tardez point, allez où l’amour vous appelle, 1159 Et couronnez vos feux d’une palme si belle. 1160 1161 1162 1163 1164 1165 1166 1167 Madame, à son amour je promets mon appui : 1168 Ne puis-je rien pour moi quand je puis tout pour lui ? 1169 Si prodigue envers lui des fruits de la victoire, 1170 N’en aurai-je pour moi qu’une stérile gloire ? 1171 Les sceptres devant vous ou rendus ou donnés, 1172 De mes propres lauriers mes amis couronnés, 1173 Les biens que j’ai conquis répandus sur leurs têtes, 1174 Font voir que je soupire après d’autres conquêtes. 1175 Je vous avais promis que l’effort de mon bras 1176 M’approcherait bientôt de vos divins appas, 1177 Mais, dans ce même temps, souvenez-vous, madame, 1178 Que vous me promettiez quelque place en votre âme. 1179 Je suis venu : l’amour a combattu pour moi ; 1180 La victoire elle-même a dégagé ma foi ; 1181 Tout cède autour de vous : c’est à vous de vous rendre ; 1182 Votre cœur l’a promis, voudra-t-il s’en défendre ? 1183 Et lui seul pourrait-il échapper aujourd’hui 1184 À l’ardeur d’un vainqueur qui ne cherche que lui ? 1185 1186 1187 1188 Non, je ne prétends pas que ce cœur inflexible 1189 Garde seul contre vous le titre d’invincible ; 1190 Je rends ce que je dois à l’éclat des vertus 1191 Qui tiennent sous vos pieds cent peuples abattus. 1192 Les Indiens domptés sont vos moindres ouvrages ; 1193 Vous inspirez la crainte aux plus fermes courages ; 1194 Et quand vous le voudrez, vos bontés, à leur tour, 1195 Dans les cœurs les plus durs inspireront l’amour. 1196 Mais, seigneur, cet éclat, ces victoires, ces charmes, 1197 Me troublent bien souvent par de justes alarmes : 1198 Je crains que, satisfait d’avoir conquis un cœur, 1199 Vous ne l’abandonniez à sa triste langueur ; 1200 Qu’insensible à l’ardeur que vous aurez causée, 1201 Votre âme ne dédaigne une conquête aisée. 1202 1203 On attend peu d’amour d’un héros tel que vous : 1204 La gloire fit toujours vos transports les plus doux ; 1205 Et peut-être, au moment que ce grand cœur soupire, 1206 La gloire de me vaincre est tout ce qu’il désire. 1207 1208 1209 1210 Que vous connaissez mal les violents désirs 1211 D’un amour qui vers vous porte tous mes soupirs ! 1212 J’avoûrai qu’autrefois, au milieu d’une armée, 1213 Mon cœur ne soupirait que pour la renommée ; 1214 Les peuples et les rois, devenus mes sujets, 1215 Étaient seuls, à mes vœux, d’assez dignes objets. 1216 Les beautés de la Perse à mes yeux présentées, 1217 Aussi bien que ses rois, ont paru surmontées : 1218 Mon cœur, d’un fier mépris armé contre leurs traits, 1219 N’a pas du moindre hommage honoré leurs attraits ; 1220 Amoureux de la gloire, et partout invincible, 1221 Il mettait son bonheur à paraître insensible. 1222 Mais, hélas ! que vos yeux, ces aimables tyrans, 1223 Ont produit sur mon cœur des effets différents ! 1224 Ce grand nom de vainqueur n’est plus ce qu’il souhaite ; 1225 Il vient avec plaisir avouer sa défaite : 1226 Heureux, si votre cœur se laissant émouvoir 1227 Vos beaux yeux, à leur tour, avouaient leur pouvoir ! 1228 Voulez-vous donc toujours douter de leur victoire, 1229 Toujours de mes exploits me reprocher la gloire ? 1230 Comme si les beaux nœuds où vous me tenez pris 1231 Ne devaient arrêter que de faibles esprits ! 1232 Par des faits tout nouveaux je m’en vais vous apprendre 1233 Tout ce que peut l’amour sur le cœur d’Alexandre : 1234 Maintenant que mon bras, engagé sous vos lois, 1235 Doit soutenir mon nom et le vôtre à la fois, 1236 J’irai rendre fameux, par l’éclat de la guerre, 1237 Des peuples inconnus au reste de la terre, 1238 Et vous faire dresser des autels en des lieux 1239 Où leurs sauvages mains en refusent aux dieux. 1240 1241 1242 1243 Oui, vous y traînerez la victoire captive ; 1244 Mais je doute, seigneur, que l’amour vous y suive. 1245 Tant d’États, tant de mers qui vont nous désunir, 1246 M’effaceront bientôt de votre souvenir. 1247 Quand l’Océan troublé vous verra sur son onde 1248 Achever quelque jour la conquête du monde, 1249 Quand vous verrez les rois tomber à vos genoux, 1250 Et la terre en tremblant se taire devant vous, 1251 Songerez-vous, seigneur, qu’une jeune princesse 1252 Au fond de ses États vous regrette sans cesse, 1253 Et rappelle en son cœur les moments bienheureux 1254 Où ce grand conquérant l’assurait de ses feux ? 1255 1256 1257 1258 Eh quoi ! vous croyez donc qu’à moi-même barbare 1259 J’abandonne en ces lieux une beauté si rare ? 1260 Mais vous-même plutôt voulez-vous renoncer 1261 Au trône de l’Asie où je vous veux placer ? 1262 1263 1264 1265 Seigneur, vous le savez, je dépends de mon frère. 1266 1267 1268 1269 Ah ! s’il disposait seul du bonheur que j’espère, 1270 Tout l’empire de l’Inde asservi sous ses lois 1271 Bientôt en ma faveur ferait briguer son choix. 1272 1273 1274 1275 Mon amitié pour lui n’est point intéressée. 1276 Apaisez seulement une reine offensée ; 1277 Et ne permettez pas qu’un rival aujourd’hui, 1278 Pour vous avoir bravé, soit plus heureux que lui. 1279 1280 1281 1282 Porus était sans doute un rival magnanime : 1283 Jamais tant de valeur n’attira mon estime. 1284 Dans l’ardeur du combat je l’ai vu, je l’ai joint ; 1285 Et je puis dire encor qu’il ne m’évitait point : 1286 Nous nous cherchions l’un l’autre. Une fierté si belle 1287 Allait entre nous deux finir notre querelle, 1288 Lorsqu’un gros de soldats, se jetant entre nous, 1289 Nous a fait dans la foule ensevelir nos coups. 1290 1291 1292 1293 1294 1295 1296 1297 Eh bien ! ramène-t-on ce prince téméraire ? 1298 1299 1300 1301 On le cherche partout ; mais, quoi qu’on puisse faire, 1302 Seigneur, jusques ici sa fuite ou son trépas 1303 Dérobe ce captif aux soins de vos soldats. 1304 Mais un reste des siens entourés dans leur fuite, 1305 Et du soldat vainqueur arrêtant la poursuite, 1306 À nous vendre leur mort semblent se préparer. 1307 1308 1309 1310 Désarmez les vaincus sans les désespérer. 1311 Madame, allons fléchir une fière princesse, 1312 Afin qu’à mon amour Taxile s’intéresse ; 1313 Et, puisque mon repos doit dépendre du sien, 1314 Achevons son bonheur pour établir le mien. 1315 1316 1317 1318 1319 1320 1321 1322 1323 1324 1325 1326 1327 N’entendrons-nous jamais que des cris de victoire, 1328 Qui de mes ennemis me reprochent la gloire ? 1329 Et ne pourrai-je au moins, en de si grands malheurs, 1330 M’entretenir moi seule avecque mes douleurs ? 1331 D’un odieux amant sans cesse poursuivie, 1332 1333 On prétend malgré moi m’attacher à la vie : 1334 On m’observe, on me suit. Mais, Porus, ne crois pas 1335 Qu’on me puisse empêcher de courir sur tes pas. 1336 Sans doute à nos malheurs ton cœur n’a pu survivre. 1337 En vain tant de soldats s’arment pour te poursuivre : 1338 On te découvrirait au bruit de tes efforts ; 1339 Et s’il te faut chercher, ce n’est qu’entre les morts. 1340 Hélas ! en me quittant, ton ardeur redoublée 1341 Semblait prévoir les maux dont je suis accablée, 1342 Lorsque tes yeux aux miens découvrant ta langueur, 1343 Me demandaient quel rang tu tenais dans mon cœur ; 1344 Que, sans t’inquiéter du succès de tes armes, 1345 Le soin de ton amour te causait tant d’alarmes. 1346 Et pourquoi te cachais-je avec tant de détours 1347 Un secret si fatal au repos de tes jours ? 1348 Combien de fois, tes yeux forçant ma résistance, 1349 Mon cœur s’est-il vu près de rompre le silence ! 1350 Combien de fois, sensible à tes ardents désirs, 1351 M’est-il, en ta présence, échappé des soupirs ! 1352 Mais je voulais encor douter de ta victoire ; 1353 J’expliquais mes soupirs en faveur de la gloire ; 1354 Je croyais n’aimer qu’elle. Ah ! pardonne, grand roi, 1355 Je sens bien aujourd’hui que je n’aimais que toi. 1356 J’avoûrai que la gloire eut sur moi quelque empire ; 1357 Je te l’ai dit cent fois. Mais je devais te dire 1358 Que toi seul, en effet, m’engageas sous ses lois. 1359 J’appris à la connaître en voyant tes exploits ; 1360 Et de quelque beau feu qu’elle m’eût enflammée, 1361 En un autre que toi je l’aurais moins aimée. 1362 Mais que sert de pousser des soupirs superflus 1363 Qui se perdent en l’air et que tu n’entends plus ? 1364 Il est temps que mon âme, au tombeau descendue, 1365 Te jure une amitié si longtemps attendue ; 1366 Il est temps que mon cœur, pour gage de sa foi, 1367 Montre qu’il n’a pu vivre un moment après toi. 1368 Aussi bien, penses-tu que je voulusse vivre 1369 Sous les lois d’un vainqueur à qui ta mort nous livre ? 1370 Je sais qu’il se dispose à me venir parler ; 1371 Qu’en me rendant mon sceptre il veut me consoler. 1372 Il croit peut-être, il croit que ma haine étouffée 1373 À sa fausse douceur servira de trophée ! 1374 Qu’il vienne. Il me verra toujours digne de toi, 1375 Mourir en reine, ainsi que tu mourus en roi. 1376 1377 1378 1379 1380 1381 1382 1383 Eh bien, seigneur, eh bien, trouvez-vous quelques charmes 1384 À voir couler des pleurs que font verser vos armes ? 1385 Ou si vous m’enviez, en l’état où je suis, 1386 La triste liberté de pleurer mes ennuis ? 1387 1388 1389 1390 Votre douleur est libre autant que légitime : 1391 Vous regrettez, madame, un prince magnanime. 1392 Je fus son ennemi ; mais je ne l’étais pas 1393 Jusqu’à blâmer les pleurs qu’on donne à son trépas. 1394 Avant que sur ses bords l’Inde me vît paraître, 1395 L’éclat de sa vertu me l’avait fait connaître ; 1396 Entre les plus grands rois il se fit remarquer. 1397 Je savais… Pourquoi donc le venir attaquer ? 1398 Par quelle loi faut-il qu’aux deux bouts de la terre 1399 Vous cherchiez la vertu pour lui faire la guerre ? 1400 Le mérite à vos yeux ne peut-il éclater 1401 Sans pousser votre orgueil à le persécuter ? 1402 1403 1404 1405 Oui, j’ai cherché Porus ; mais, quoi qu’on puisse dire 1406 Je ne le cherchais pas afin de le détruire. 1407 J’avoûrai que, brûlant de signaler mon bras, 1408 Je me laissai conduire au bruit de ses combats, 1409 Et qu’au seul nom d’un roi jusqu’alors invincible, 1410 À de nouveaux exploits mon cœur devint sensible. 1411 Tandis que je croyais, par mes combats divers, 1412 Attacher sur moi seul les yeux de l’univers, 1413 J’ai vu de ce guerrier la valeur répandue 1414 Tenir la renommée entre nous suspendue ; 1415 Et, voyant de son bras voler partout l’effroi, 1416 L’Inde sembla m’ouvrir un champ digne de moi. 1417 Lassé de voir des rois vaincus sans résistance, 1418 J’appris avec plaisir le bruit de sa vaillance. 1419 Un ennemi si noble a su m’encourager ; 1420 Je suis venu chercher la gloire et le danger. 1421 Son courage, madame, a passé mon attente : 1422 La victoire, à me suivre autrefois si constante, 1423 M’a presque abandonné pour suivre vos guerriers. 1424 Porus m’a disputé jusqu’aux moindres lauriers ; 1425 Et j’ose dire encor qu’en perdant la victoire 1426 Mon ennemi lui-même a vu croître sa gloire ; 1427 Qu’une chute si belle élève sa vertu ; 1428 Et qu’il ne voudrait pas n’avoir point combattu. 1429 1430 1431 1432 Hélas ! il fallait bien qu’une si noble envie 1433 Lui fît abandonner tout le soin de sa vie, 1434 Puisque, de toutes parts trahi, persécuté, 1435 Contre tant d’ennemis il s’est précipité. 1436 Mais vous, s’il était vrai que son ardeur guerrière 1437 Eût ouvert à la vôtre une illustre carrière, 1438 Que n’avez-vous, seigneur, dignement combattu ? 1439 Fallait-il par la ruse attaquer sa vertu, 1440 Et, loin de remporter une gloire parfaite, 1441 D’un autre que de vous attendre sa défaite ? 1442 Triomphez ; mais sachez que Taxile en son cœur 1443 Vous dispute déjà ce beau nom de vainqueur ; 1444 Que le traître se flatte, avec quelque justice, 1445 Que vous n’avez vaincu que par son artifice ; 1446 Et c’est à ma douleur un spectacle assez doux 1447 1448 De le voir partager cette gloire avec vous. 1449 1450 1451 1452 En vain votre douleur s’arme contre ma gloire : 1453 Jamais on ne m’a vu dérober la victoire, 1454 Et par ces lâches soins, qu’on ne peut m’imputer, 1455 Tromper mes ennemis, au lieu de les dompter. 1456 Quoique partout, ce semble, accablé sous le nombre, 1457 Je n’ai pu me résoudre à me cacher dans l’ombre : 1458 Ils n’ont de leur défaite accusé que mon bras ; 1459 Et le jour a partout éclairé mes combats. 1460 Il est vrai que je plains le sort de vos provinces ; 1461 J’ai voulu prévenir la perte de vos princes : 1462 Mais, s’ils avaient suivi mes conseils et mes vœux, 1463 Je les aurais sauvés ou combattus tous deux. 1464 Oui, croyez… Je crois tout. Je vous crois invincible : 1465 Mais, seigneur, suffit-il que tout vous soit possible ? 1466 Ne tient-il qu’à jeter tant de rois dans les fers ? 1467 Qu’à faire impunément gémir tout l’univers ? 1468 Et que vous avaient fait tant de villes captives, 1469 Tant de morts dont l’Hydaspe a vu couvrir ses rives ? 1470 Qu’ai-je fait pour venir accabler en ces lieux 1471 Un héros sur qui seul j’ai pu tourner les yeux ? 1472 A-t-il de votre Grèce inondé les frontières ? 1473 Avons-nous soulevé des nations entières, 1474 Et contre votre gloire excité leur courroux ? 1475 Hélas ! nous l’admirions sans en être jaloux. 1476 Contents de nos États, et charmés l’un de l’autre, 1477 Nous attendions un sort plus heureux que le vôtre : 1478 Porus bornait ses vœux à conquérir un cœur 1479 Qui peut-être aujourd’hui l’eût nommé son vainqueur. 1480 Ah ! n’eussiez-vous versé qu’un sang si magnanime, 1481 Quand on ne vous pourrait reprocher que ce crime, 1482 Ne vous sentez-vous pas, seigneur, bien malheureux 1483 D’être venu si loin rompre de si beaux nœuds ? 1484 Non, de quelque douceur que se flatte votre âme, 1485 Vous n’êtes qu’un tyran. Je le vois bien, madame, 1486 Vous voulez que, saisi d’un indigne courroux, 1487 En reproches honteux j’éclate contre vous. 1488 Peut-être espérez-vous que ma douceur lassée 1489 Donnera quelque atteinte à sa gloire passée. 1490 Mais, quand votre vertu ne m’aurait point charmé, 1491 Vous attaquez, madame, un vainqueur désarmé. 1492 Mon âme, malgré vous à vous plaindre engagée, 1493 Respecte le malheur où vous êtes plongée. 1494 C’est ce trouble fatal qui vous ferme les yeux, 1495 Qui ne regarde en moi qu’un tyran odieux. 1496 Sans lui vous avoûriez que le sang et les larmes 1497 N’ont pas toujours souillé la gloire de mes armes : 1498 Vous verriez… Ah ! seigneur, puis-je ne les point voir 1499 Ces vertus dont l’éclat aigrit mon désespoir ? 1500 N’ai-je pas vu partout la victoire modeste 1501 Perdre avec vous l’orgueil qui la rend si funeste ? 1502 Ne vois-je pas le Scythe et le Perse abattus 1503 Se plaire sous le joug et vanter vos vertus, 1504 Et disputer enfin, par une aveugle envie, 1505 À vos propres sujets le soin de votre vie ? 1506 Mais que sert à ce cœur que vous persécutez 1507 De voir partout ailleurs adorer vos bontés ? 1508 Pensez-vous que ma haine en soit moins violente, 1509 Pour voir baiser partout la main qui me tourmente ? 1510 Tant de rois par vos soins vengés ou secourus, 1511 Tant de peuples contents, me rendent-ils Porus ? 1512 Non, seigneur : je vous hais d’autant plus qu’on vous aime, 1513 D’autant plus qu’il me faut vous admirer moi-même, 1514 Que l’univers entier m’en impose la loi, 1515 Et que personne enfin ne vous hait avec moi. 1516 1517 1518 1519 J’excuse les transports d’une amitié si tendre, 1520 Mais, madame, après tout, ils doivent me surprendre : 1521 Si la commune voix ne m’a point abusé, 1522 Porus d’aucun regard ne fut favorisé : 1523 Entre Taxile et lui votre cœur en balance, 1524 Tant qu’ont duré ses jours a gardé le silence ; 1525 Et lorsqu’il ne peut plus vous entendre aujourd’hui, 1526 Vous commencez, madame, à prononcer pour lui. 1527 Pensez-vous que, sensible à cette ardeur nouvelle, 1528 Sa cendre exige encor que vous brûliez pour elle ? 1529 Ne vous accablez point d’inutiles douleurs ; 1530 Des soins plus importants vous appellent ailleurs. 1531 Vos larmes ont assez honoré sa mémoire. 1532 Régnez, et de ce rang soutenez mieux la gloire ; 1533 Et, redonnant le calme à vos sens désolés, 1534 Rassurez vos États par sa chute ébranlés. 1535 Parmi tant de grands rois choisissez-leur un maître. 1536 Plus ardent que jamais, Taxile… Quoi ! le traître ! 1537 Hé ! de grâce, prenez des sentiments plus doux ; 1538 Aucune trahison ne le souille envers vous. 1539 Maître de ses États, il a pu se résoudre 1540 À se mettre avec eux à couvert de la foudre. 1541 Ni serment ni devoir ne l’avaient engagé 1542 À courir dans l’abîme où Porus s’est plongé. 1543 Enfin, souvenez-vous qu’Alexandre lui-même 1544 S’intéresse au bonheur d’un prince qui vous aime. 1545 Songez que, réunis par un si juste choix, 1546 L’Inde et l’Hydaspe entiers couleront sous vos lois ; 1547 Que pour vos intérêts tout me sera facile 1548 Quand je les verrai joints avec ceux de Taxile : 1549 Il vient. Je ne veux point contraindre ses soupirs ; 1550 1551 Je le laisse lui-même expliquer ses désirs ; 1552 Ma présence à vos yeux n’est déjà que trop rude : 1553 L’entretien des amants cherche la solitude ; 1554 Je ne vous trouble point. Approche, puissant roi, 1555 Grand monarque de l’Inde ; on parle ici de toi : 1556 On veut en ta faveur combattre ma colère ; 1557 On dit que tes désirs n’aspirent qu’à me plaire, 1558 Que mes rigueurs ne font qu’affermir ton amour : 1559 On fait plus, et l’on veut que je t’aime à mon tour. 1560 Mais sais-tu l’entreprise où s’engage ta flamme ? 1561 Sais-tu par quels secrets on peut toucher mon âme ? 1562 Es-tu prêt… Ah ! madame, éprouvez seulement 1563 Ce que peut sur mon cœur un espoir si charmant. 1564 Que faut-il faire ? Il faut, s’il est vrai que l’on m’aime, 1565 Aimer la gloire autant que je l’aime moi-même, 1566 Ne m’expliquer ses vœux que par mille beaux faits, 1567 Et haïr Alexandre autant que je le hais ; 1568 Il faut marcher sans crainte au milieu des alarmes ; 1569 Il faut combattre, vaincre, ou périr sous les armes. 1570 Jette, jette les yeux sur Porus et sur toi, 1571 Et juge qui des deux était digne de moi. 1572 Oui, Taxile, mon cœur, douteux en apparence, 1573 D’un esclave et d’un roi faisait la différence. 1574 Je l’aimai ; je l’adore : et puisqu’un sort jaloux 1575 Lui défend de jouir d’un spectacle si doux, 1576 C’est toi que je choisis pour témoin de sa gloire : 1577 Mes pleurs feront toujours revivre sa mémoire ; 1578 Toujours tu me verras, au fort de mon ennui, 1579 Mettre tout mon plaisir à te parler de lui. 1580 1581 1582 1583 Ainsi je brûle en vain pour une âme glacée : 1584 L’image de Porus n’en peut être effacée. 1585 Quand j’irais, pour vous plaire, affronter le trépas, 1586 Je me perdrais, madame, et ne vous plairais pas. 1587 Je ne puis donc… Tu peux recouvrer mon estime : 1588 Dans le sang ennemi tu peux laver ton crime. 1589 L’occasion te rit : Porus dans le tombeau 1590 Rassemble ses soldats autour de son drapeau ; 1591 Son ombre seule encor semble arrêter leur fuite. 1592 Les tiens mêmes, les tiens, honteux de ta conduite, 1593 Font lire sur leurs fronts justement courroucés 1594 Le repentir du crime où tu les as forcés. 1595 Va seconder l’ardeur du feu qui les dévore ; 1596 Venge nos libertés qui respirent encore ; 1597 De mon trône et du tien deviens le défenseur ; 1598 Cours, et donne à Porus un digne successeur… 1599 Tu ne me réponds rien ! Je vois sur ton visage 1600 Qu’un si noble dessein étonne ton courage. 1601 Je te propose en vain l’exemple d’un héros ; 1602 Tu veux servir. Va, sers ; et me laisse en repos. 1603 1604 1605 1606 Madame, c’en est trop. Vous oubliez peut-être 1607 Que, si vous m’y forcez, je puis parler en maître ; 1608 Que je puis me lasser de souffrir vos dédains ; 1609 Que vous et vos États, tout est entre mes mains ; 1610 Qu’après tant de respects, qui vous rendent plus fière 1611 Je pourrai… Je t’entends. Je suis ta prisonnière : 1612 Tu veux peut-être encor captiver mes désirs ; 1613 Que mon cœur, en tremblant, réponde à tes soupirs : 1614 Eh bien ! dépouille enfin cette douceur contrainte ; 1615 Appelle à ton secours la terreur et la crainte ; 1616 Parle en tyran tout prêt à me persécuter ; 1617 Ma haine ne peut croître, et tu peux tout tenter. 1618 Surtout ne me fais point d’inutiles menaces. 1619 Ta sœur vient t’inspirer ce qu’il faut que tu fasses : 1620 Adieu. Si ses conseils et mes vœux en sont crus, 1621 Tu m’aideras bientôt à rejoindre Porus. 1622 Ah ! plutôt… Ah ! quittez cette ingrate princesse, 1623 Dont la haine a juré de nous troubler sans cesse ; 1624 Qui met tout son plaisir à vous désespérer. 1625 Oubliez… Non, ma sœur, je la veux adorer. 1626 Je l’aime ; et quand les vœux que je pousse pour elle 1627 N’en obtiendraient jamais qu’une haine immortelle. 1628 Malgré tous ses mépris, malgré tous vos discours, 1629 Malgré moi-même, il faut que je l’aime toujours. 1630 Sa colère, après tout, n’a rien qui me surprenne : 1631 C’est à vous, c’est à moi qu’il faut que je m’en prenne. 1632 Sans vous, sans vos conseils, ma sœur, qui m’ont trahi, 1633 Si je n’étais aimé, je serais moins haï ; 1634 Je la verrais, sans vous, par mes soins défendue, 1635 Entre Porus et moi demeurer suspendue ; 1636 Et ne serait-ce pas un bonheur trop charmant 1637 Que de l’avoir réduite à douter un moment ? 1638 1639 Non, je ne puis plus vivre accablé de sa haine ; 1640 Il faut que je me jette aux pieds de l’inhumaine. 1641 J’y cours : je vais m’offrir à servir son courroux, 1642 Même contre Alexandre, et même contre vous. 1643 Je sais de quelle ardeur vous brûlez l’un pour l’autre ; 1644 Mais c’est trop oublier mon repos pour le vôtre ; 1645 Et sans m’inquiéter du succès de vos feux, 1646 Il faut que tout périsse, ou que je sois heureux. 1647 1648 1649 1650 Allez donc, retournez sur le champ de bataille ; 1651 Ne laissez point languir l’ardeur qui vous travaille. 1652 À quoi s’arrête ici ce courage inconstant ? 1653 Courez : on est aux mains ; et Porus vous attend. 1654 1655 1656 1657 Quoi ! Porus n’est point mort ! Porus vient de paraître ! 1658 1659 1660 1661 C’est lui. De si grands coups le font trop reconnaître. 1662 Il l’avait bien prévu : le bruit de son trépas 1663 D’un vainqueur trop crédule a retenu le bras. 1664 Il vient surprendre ici leur valeur endormie, 1665 Troubler une victoire encor mal affermie ; 1666 Il vient, n’en doutez point, en amant furieux, 1667 Enlever sa maîtresse, ou périr à ses yeux. 1668 Que dis-je ? Votre camp, séduit par cette ingrate, 1669 Prêt à suivre Porus, en murmures éclate. 1670 Allez vous-même, allez, en généreux amant, 1671 Au secours d’un rival aimé si tendrement. 1672 Adieu. Quoi ! la fortune, obstinée à me nuire, 1673 Ressuscite un rival armé pour me détruire ! 1674 Cet amant reverra les yeux qui l’ont pleuré, 1675 Qui, tout mort qu’il était, me l’avaient préféré ! 1676 Ah ! c’en est trop. Voyons ce que le sort m’apprête, 1677 À qui doit demeurer cette noble conquête. 1678 Allons : n’attendons pas, dans un lâche courroux, 1679 Qu’un si grand différend se termine sans nous. 1680 1681 1682 1683 1684 1685 1686 1687 1688 1689 1690 1691 1692 1693 1694 Quoi ! vous craigniez Porus même après sa défaite ! 1695 Ma victoire à vos yeux semblait-elle imparfaite ? 1696 Non, non : c’est un captif qui n’a pu m’échapper, 1697 Que mes ordres partout ont fait envelopper. 1698 Loin de le craindre encor, ne songez qu’à le plaindre. 1699 1700 1701 1702 Et c’est en cet état que Porus est à craindre. 1703 Quelque brave qu’il fût, le bruit de sa valeur 1704 M’inquiétait bien moins que ne fait son malheur. 1705 Tant qu’on l’a vu suivi d’une puissante armée, 1706 Ses forces, ses exploits, ne m’ont point alarmée ; 1707 Mais, seigneur, c’est un roi malheureux et soumis ; 1708 Et dès lors je le compte au rang de vos amis. 1709 1710 1711 1712 C’est un rang où Porus n’a plus droit de prétendre : 1713 Il a trop recherché la haine d’Alexandre. 1714 Il sait bien qu’à regret je m’y suis résolu ; 1715 Mais enfin je le hais autant qu’il l’a voulu. 1716 Je dois même un exemple au reste de la terre : 1717 Je dois venger sur lui tous les maux de la guerre, 1718 Le punir des malheurs qu’il a pu prévenir, 1719 Et de m’avoir forcé moi-même à le punir. 1720 Vaincu deux fois, haï de ma belle princesse… 1721 1722 1723 1724 Je ne hais point Porus, seigneur, je le confesse ; 1725 Et s’il m’était permis d’écouter aujourd’hui 1726 La voix de ses malheurs qui me parle pour lui, 1727 Je vous dirais qu’il fut le plus grand de nos princes ; 1728 Que son bras fut longtemps l’appui de nos provinces ; 1729 Qu’il a voulu peut-être, en marchant contre vous, 1730 Qu’on le crût digne au moins de tomber sous vos coups, 1731 Et qu’un même combat, signalant l’un et l’autre, 1732 Son nom volât partout à la suite du vôtre. 1733 Mais si je le défends, des soins si généreux 1734 Retombent sur mon frère et détruisent ses vœux. 1735 Tant que Porus vivra, que faut-il qu’il devienne ? 1736 Sa perte est infaillible, et peut-être la mienne. 1737 Oui, oui, si son amour ne peut rien obtenir, 1738 Il m’en rendra coupable, et m’en voudra punir. 1739 Et maintenant encor que votre cœur s’apprête 1740 À voler de nouveau de conquête en conquête, 1741 Quand je verrai le Gange entre mon frère et vous, 1742 Qui retiendra, seigneur, son injuste courroux ? 1743 Mon âme, loin de vous, languira solitaire. 1744 Hélas ! s’il condamnait mes soupirs à se taire, 1745 Que deviendrait alors ce cœur infortuné ? 1746 Où sera le vainqueur à qui je l’ai donné ? 1747 1748 1749 1750 Ah ! c’en est trop, madame ; et si ce cœur se donne, 1751 Je saurai le garder, quoi que Taxile ordonne, 1752 Bien mieux que tant d’États qu’on m’a vu conquérir, 1753 Et que je n’ai gardés que pour vous les offrir. 1754 Encore une victoire, et je reviens, madame, 1755 Borner toute ma gloire à régner sur votre âme, 1756 Vous obéir moi-même, et mettre entre vos mains 1757 Le destin d’Alexandre et celui des humains. 1758 Le Mallien m’attend, prêt à me rendre hommage. 1759 1760 Si près de l’Océan, que faut-il davantage 1761 Que d’aller me montrer à ce fier élément, 1762 Comme vainqueur du monde, et comme votre amant ? 1763 Alors… Mais quoi, seigneur, toujours guerre sur guerre ! 1764 Cherchez-vous des sujets au-delà de la terre ? 1765 Voulez-vous pour témoins de vos faits éclatants 1766 Des pays inconnus même à leurs habitants ? 1767 Qu’espérez-vous combattre en des climats si rudes ? 1768 Ils vous opposeront de vastes solitudes, 1769 Des déserts que le ciel refuse d’éclairer, 1770 Où la nature semble elle-même expirer. 1771 Et peut-être le sort, dont la secrète envie 1772 N’a pu cacher le cours d’une si belle vie, 1773 Vous attend dans ces lieux, et veut que dans l’oubli 1774 Votre tombeau du moins demeure enseveli. 1775 Pensez-vous y traîner les restes d’une armée 1776 Vingt fois renouvelée et vingt fois consumée ? 1777 Vos soldats, dont la vue excite la pitié, 1778 D’eux-mêmes en cent lieux ont laissé la moitié ; 1779 Et leurs gémissements vous font assez connaître… 1780 1781 1782 1783 Ils marcheront, madame, et je n’ai qu’à paraître : 1784 Ces cœurs qui dans un camp, d’un vain loisir déçus, 1785 Comptent en murmurant les coups qu’ils ont reçus, 1786 Revivront pour me suivre, et, blâmant leurs murmures, 1787 Brigueront à mes yeux de nouvelles blessures. 1788 Cependant de Taxile appuyons les soupirs : 1789 Son rival ne peut plus traverser ses désirs. 1790 Je vous l’ai dit, madame, et j’ose encor vous dire… 1791 1792 1793 1794 Seigneur, voici la reine. Eh bien, Porus respire. 1795 Le ciel semble, madame, écouter vos souhaits ; 1796 Il vous le rend… Hélas ! il me l’ôte à jamais ! 1797 Aucun reste d’espoir ne peut flatter ma peine ; 1798 Sa mort était douteuse, elle devient certaine : 1799 Il y court ; et peut-être il ne s’y vient offrir 1800 Que pour me voir encore, et pour me secourir. 1801 Mais que ferait-il seul contre toute une armée ? 1802 En vain ses grands efforts l’ont d’abord alarmée ; 1803 En vain quelques guerriers qu’anime son grand cœur, 1804 Ont ramené l’effroi dans le camp du vainqueur : 1805 Il faut bien qu’il succombe, et qu’enfin son courage 1806 Tombe sur tant de morts qui ferment son passage. 1807 Encor, si je pouvais, en sortant de ces lieux, 1808 Lui montrer Axiane, et mourir à ses yeux ! 1809 Mais Taxile m’enferme ; et cependant le traître 1810 Du sang de ce héros est allé se repaître ; 1811 Dans les bras de la mort il le va regarder, 1812 Si toutefois encore il ose l’aborder. 1813 1814 1815 1816 Non, madame, mes soins ont assuré sa vie : 1817 Son retour va bientôt contenter votre envie. 1818 Vous le verrez. Vos soins s’étendraient jusqu’à lui ! 1819 Le bras qui l’accablait deviendrait son appui ! 1820 J’attendrais son salut de la main d’Alexandre ! 1821 Mais quel miracle enfin n’en dois-je pas attendre ? 1822 Je m’en souviens, seigneur, vous me l’avez promis, 1823 Qu’Alexandre vainqueur n’avait plus d’ennemis. 1824 Ou plutôt ce guerrier ne fut jamais le vôtre : 1825 La gloire également vous arma l’un et l’autre. 1826 Contre un si grand courage il voulut s’éprouver : 1827 Et vous ne l’attaquiez qu’afin de le sauver. 1828 1829 1830 1831 Ses mépris redoublés qui bravent ma colère 1832 Mériteraient sans doute un vainqueur plus sévère ; 1833 Son orgueil en tombant semble s’être affermi ; 1834 Mais je veux bien cesser d’être son ennemi ; 1835 J’en dépouille, madame, et la haine et le titre. 1836 De mes ressentiments je fais Taxile arbitre : 1837 Seul il peut, à son choix, le perdre ou l’épargner ; 1838 Et c’est lui seul enfin que vous devez gagner. 1839 1840 1841 1842 Moi, j’irais à ses pieds mendier un asile ! 1843 Et vous me renvoyez aux bontés de Taxile ! 1844 Vous voulez que Porus cherche un appui si bas ! 1845 Ah, seigneur ! votre haine a juré son trépas. 1846 Non, vous ne le cherchiez qu’afin de le détruire. 1847 Qu’une âme généreuse est facile à séduire ! 1848 Déjà mon cœur crédule oubliant son courroux, 1849 Admirait des vertus qui ne sont point en vous. 1850 Armez-vous donc, seigneur, d’une valeur cruelle ; 1851 Ensanglantez la fin d’une course si belle : 1852 Après tant d’ennemis qu’on vous vit relever, 1853 Perdez le seul enfin que vous deviez sauver. 1854 1855 1856 1857 Eh bien ! aimez Porus sans détourner sa perte ; 1858 Refusez la faveur qui vous était offerte ; 1859 Soupçonnez ma pitié d’un sentiment jaloux ; 1860 Mais enfin, s’il périt, n’en accusez que vous. 1861 Le voici. Je veux bien le consulter lui-même : 1862 Que Porus de son sort soit l’arbitre suprême. 1863 1864 1865 1866 1867 1868 1869 1870 Eh bien, de votre orgueil, Porus, voilà le fruit ! 1871 Où sont ces beaux succès qui vous avaient séduit ? 1872 Cette fierté si haute est enfin abaissée. 1873 Je dois une victime à ma gloire offensée : 1874 Rien ne peut vous sauver. Je veux bien toutefois 1875 Vous offrir un pardon refusé tant de fois. 1876 Cette reine, elle seule à mes bontés rebelle, 1877 Aux dépens de vos jours veut vous être fidèle, 1878 Et que, sans balancer, vous mouriez seulement 1879 Pour porter au tombeau le nom de son amant. 1880 N’achetez point si cher une gloire inutile : 1881 Vivez ; mais consentez au bonheur de Taxile. 1882 1883 1884 Taxile ! Oui. Tu fais bien, et j’approuve tes soins ; 1885 Ce qu’il a fait pour toi ne mérite pas moins : 1886 C’est lui qui m’a des mains arraché la victoire ; 1887 Il t’a donné sa sœur ; il t’a vendu sa gloire ; 1888 Il t’a livré Porus. Que feras-tu jamais 1889 Qui te puisse acquitter d’un seul de ses bienfaits ? 1890 Mais j’ai su prévenir le soin qui te travaille : 1891 Va le voir expirer sur le champ de bataille. 1892 1893 1894 1895 Quoi ! Taxile ! Qu’entends-je ? Oui, seigneur, il est mort. 1896 Il s’est livré lui-même aux rigueurs de son sort. 1897 Porus était vaincu ; mais au lieu de se rendre, 1898 Il semblait attaquer, et non pas se défendre. 1899 Ses soldats, à ses pieds étendus et mourants, 1900 Le mettaient à l’abri de leurs corps expirants. 1901 Là, comme dans un fort, son audace enfermée 1902 Se soutenait encor contre toute une armée ; 1903 Et d’un bras qui portait la terreur et la mort, 1904 Aux plus hardis guerriers en défendait l’abord. 1905 Je l’épargnais toujours. Sa vigueur affaiblie 1906 Bientôt en mon pouvoir aurait laissé sa vie, 1907 Quand sur ce champ fatal Taxile est descendu : 1908 « Arrêtez, c’est à moi que ce captif est dû. 1909 « C’en est fait, a-t-il dit, et ta perte est certaine, 1910 « Porus ; il faut périr, ou me céder la reine. » 1911 Porus, à cette voix ranimant son courroux, 1912 A relevé ce bras lassé de tant de coups ; 1913 Et cherchant son rival d’un œil fier et tranquille : 1914 « N’entends-je pas, dit-il, l’infidèle Taxile, 1915 « Ce traître à sa patrie, à sa maîtresse, à moi ? 1916 « Viens, lâche, ! poursuit-il, Axiane est à toi. 1917 « Je veux bien te céder cette illustre conquête ; 1918 « Mais il faut que ton bras l’emporte avec ma tête. 1919 « Approche ! » À ce discours, ces rivaux irrités 1920 L’un sur l’autre à la fois se sont précipités. 1921 Nous nous sommes en foule opposés à leur rage ; 1922 Mais Porus parmi nous court et s’ouvre un passage, 1923 Joint Taxile, le frappe ; et lui perçant le cœur, 1924 Content de sa victoire, il se rend au vainqueur. 1925 1926 1927 1928 Seigneur, c’est donc à moi de répandre des larmes ; 1929 C’est sur moi qu’est tombé tout le faix de vos armes. 1930 Mon frère a vainement recherché votre appui, 1931 Et votre gloire, hélas ! n’est funeste qu’à lui. 1932 Que lui sert au tombeau l’amitié d’Alexandre ? 1933 Sans le venger, seigneur, l’y verrez-vous descendre ? 1934 Souffrirez-vous qu’après l’avoir percé de coups, 1935 On en triomphe aux yeux de sa sœur et de vous ? 1936 1937 1938 1939 Oui, seigneur, écoutez les pleurs de Cléofile. 1940 Je la plains. Elle a droit de regretter Taxile : 1941 Tous ses efforts en vain l’ont voulu conserver ; 1942 Elle en a fait un lâche et ne l’a pu sauver. 1943 Ce n’est point que Porus ait attaqué son frère ; 1944 Il s’est offert lui-même à sa juste colère. 1945 Au milieu du combat que venait-il chercher ? 1946 Au courroux du vainqueur venait-il l’arracher ? 1947 Il venait accabler dans son malheur extrême 1948 Un roi que respectait la victoire elle-même. 1949 Mais pourquoi vous ôter un prétexte si beau ? 1950 Que voulez-vous de plus ? Taxile est au tombeau. 1951 Immolez-lui, seigneur, cette grande victime ; 1952 Vengez-vous. Mais songez que j’ai part à son crime. 1953 Oui, oui, Porus, mon cœur n’aime point à demi ; 1954 Alexandre le sait, Taxile en a gémi : 1955 Vous seul vous l’ignoriez ; mais ma joie est extrême 1956 De pouvoir en mourant vous le dire à vous-même. 1957 1958 1959 1960 Alexandre, il est temps que tu sois satisfait. 1961 Tout vaincu que j’étais, tu vois ce que j’ai fait. 1962 Crains Porus ; crains encor cette main désarmée 1963 Qui venge sa défaite au milieu d’une armée. 1964 Mon nom peut soulever de nouveaux ennemis, 1965 Et réveiller cent rois dans leurs fers endormis. 1966 Étouffe dans mon sang ces semences de guerre ; 1967 Va vaincre en sûreté le reste de la terre. 1968 Aussi bien n’attends pas qu’un cœur comme le mien 1969 Reconnaisse un vainqueur, et te demande rien. 1970 Parle, et sans espérer que je blesse ma gloire, 1971 Voyons comme tu sais user de la victoire. 1972 1973 1974 1975 Votre fierté, Porus, ne se peut abaisser : 1976 1977 Jusqu’au dernier soupir vous m’osez menacer. 1978 En effet, ma victoire en doit être alarmée, 1979 Votre nom peut encor plus que toute une armée : 1980 Je m’en dois garantir. Parlez donc, dites-moi, 1981 Comment prétendez-vous que je vous traite ? En roi. 1982 1983 1984 1985 Eh bien ! c’est donc en roi qu’il faut que je vous traite. 1986 Je ne laisserai point ma victoire imparfaite ; 1987 Vous l’avez souhaité, vous ne vous plaindrez pas. 1988 Régnez toujours, Porus : je vous rends vos États. 1989 Avec mon amitié recevez Axiane : 1990 À des liens si doux tous deux je vous condamne. 1991 Vivez, régnez tous deux ; et seuls de tant de rois 1992 Jusques aux bords du Gange allez donner vos lois. 1993 Ce traitement, madame, a droit de vous surprendre ; 1994 1995 Mais enfin c’est ainsi que se venge Alexandre. 1996 Je vous aime ; et mon cœur, touché de vos soupirs, 1997 Voudrait par mille morts venger vos déplaisirs. 1998 Mais vous-même pourriez prendre pour une offense 1999 La mort d’un ennemi qui n’est plus en défense : 2000 Il en triompherait ; et bravant ma rigueur, 2001 Porus dans le tombeau descendrait en vainqueur. 2002 Souffrez que, jusqu’au bout achevant ma carrière, 2003 J’apporte à vos beaux yeux ma vertu tout entière. 2004 Laissez régner Porus couronné par mes mains ; 2005 Et commandez vous-même au reste des humains. 2006 Prenez les sentiments que ce rang vous inspire ; 2007 Faites, dans sa naissance, admirer votre empire ; 2008 Et regardant l’éclat qui se répand sur vous, 2009 De la sœur de Taxile oubliez le courroux. 2010 2011 2012 2013 Oui, madame, régnez ; et souffrez que moi-même 2014 J’admire le grand cœur d’un héros qui vous aime. 2015 Aimez, et possédez l’avantage charmant 2016 De voir toute la terre adorer votre amant. 2017 2018 2019 2020 Seigneur, jusqu’à ce jour l’univers en alarmes 2021 Me forçait d’admirer le bonheur de vos armes ; 2022 Mais rien ne me forçait, en ce commun effroi, 2023 De reconnaître en vous plus de vertu qu’en moi. 2024 Je me rends ; je vous cède une pleine victoire : 2025 Vos vertus, je l’avoue, égalent votre gloire. 2026 Allez, seigneur, rangez l’univers sous vos lois ; 2027 Il me verra moi-même appuyer vos exploits : 2028 Je vous suis ; et je crois devoir tout entreprendre 2029 Pour lui donner un maître aussi grand qu’Alexandre. 2030 2031 2032 2033 Seigneur, que vous peut dire un cœur triste, abattu ? 2034 Je ne murmure point contre votre vertu : 2035 Vous rendez à Porus la vie et la couronne ; 2036 Je veux croire qu’ainsi votre gloire l’ordonne ; 2037 Mais ne me pressez point en l’état où je suis, 2038 Je ne puis que me taire, et pleurer mes ennuis. 2039 2040 2041 2042 Oui, madame, pleurons un ami si fidèle ; 2043 Faisons en soupirant éclater notre zèle ; 2044 Et qu’un tombeau superbe instruise l’avenir 2045 Et de votre douleur et de mon souvenir.