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prudhomme (55893B)


      1 
      2 
      3 Mère des fils d’Énée, ô volupté des Dieux
      4 Et des hommes, Vénus, sous les astres des cieux
      5 Qui vont, tu peuples tout : l’onde où court le navire,
      6 Le sol fécond ; par toi tout être qui respire
      7 Germe, se dresse et voit le soleil radieux !
      8 Tu parais, les vents fuient, et les sombres nuages ;
      9 
     10 Le champ des mers te rit ; fertile en beaux ouvrages,
     11 La terre épand les fleurs suaves sous tes pieds,
     12 Le jour immense éclate aux cieux pacifiés !
     13 Dès qu’avril apparaît, et qu’enflé de jeunesse
     14 Le fécondant Zéphir a forcé sa prison,
     15 Ta vertu frappe au cœur les oiseaux, ô Déesse,
     16 Leur bande aérienne annonce ta saison ;
     17 Le sauvage troupeau bondit dans l’herbe épaisse
     18 Et fend l’onde à la nage, et tout être vivant
     19 À ta grâce enchaîné brûle en te poursuivant.
     20 C’est toi qui par les mers, les torrents, les montagnes,
     21 Les bois peuplés de nids et les vertes campagnes,
     22 Plantant au cœur de tous l’amour cher et puissant,
     23 Les pousses d’âge en âge à propager leur sang !
     24 Le monde ne connaît, Vénus, que ton empire ;
     25 Rien sans toi, rien n’éclôt aux régions du jour,
     26 Nul n’inspire sans toi, ni ne ressent d’amour !
     27 À ton divin concours dans mon œuvre j’aspire !
     28 Je veux à Memmius parler de l’Univers,
     29 À notre Memmius que, prodigue et constante,
     30 Orna de tous les dons ta faveur éclatante !
     31 Donne, ô Vénus, la grâce éternelle à mes vers !
     32 
     33    Mais, pendant que je chante, et sur mer et sur terre
     34 Endors et fais tomber la fureur de la guerre :
     35 Tu peux, seule, aux mortels donner la douce paix.
     36 Mars, le Dieu tout armé de la guerre farouche,
     37 Quand l’amour l’a vaincu, sur ton sein jette et couche
     38 Son cœur blessé du mal qui ne guérit jamais ;
     39 Tes genoux pour coussin, dans un regard de flamme,
     40 
     41 Béant vers toi, d’amour il se repaît les yeux,
     42 Et, renversé, suspend à tes lèvres son âme !
     43 Lorsqu’il repose ainsi sur ton corps glorieux,
     44 Presse-le comme une onde, et que ta voix le charme
     45 Et le prie, et, propice aux Romains, le désarme !
     46 Mon chant, quand la patrie est dans de mauvais jours,
     47 Se trouble, et Memmius ne peut, en pleine alarme,
     48 Frustrer l’espoir public d’un illustre secours !
     49 Les Dieux, de leur nature, entière par soi-même,
     50 Sont immortels, heureux dans une paix suprême,
     51 Loin des choses de l’homme et bien plus haut que nous ;
     52 Nos périls, nos douleurs ne leur sont pas communes ;
     53 Sans nul besoin de nous, maîtres de leurs fortunes,
     54 Ils sont indifférents, sans grâce ni courroux.
     55 
     56      Apprête ton génie, et d’une libre oreille
     57 À loisir, Memmius, entends la vérité ;
     58 Ce gage de mon zèle et ce fruit de ma veille,
     59 Ne les dédaigne pas sans m’avoir écouté.
     60      Je vais dire des Dieux les principes suprêmes
     61 Et sonder la Nature en ces éléments mêmes
     62 Dont les corps sont créés, vivifiés, nourris,
     63 Où, par la mort dissous, retournent leurs débris.
     64 Retiens qu’en mes leçons les mots matière ou germe,
     65 Ou corps générateur, désignent l’élément ;
     66 Le nom de corps premier tous les trois les renferme,
     67 Car il marque à la fois cause et commencement.
     68 
     69      L’homme traînait sa vie abjecte et malheureuse,
     70 Sous le genou pesant de la Religion
     71 
     72 Qui, des hauteurs du ciel penchant sa tête affreuse,
     73 Le tenait dans l’horreur de son obsession.
     74 Un Grec fut le premier qui, redressant la face,
     75 Affronta le fantôme avec des yeux mortels.
     76 Foudre, ni ciel tonnant, ni prestige d’autels
     77 Ne l’ébranle, et d’un cœur qu’enhardit la menace
     78 Il brûle de forcer pour la première fois
     79 Le temple où la Nature enserre et clôt ses lois.
     80 Son héroïque ardeur triomphe, et, vagabonde,
     81 L’entraîne par delà les murs flambants du monde ;
     82 Son âme et sa pensée explorent l’infini ;
     83 Il en revient vainqueur : il sait ce qui peut naître,
     84 Ce qui ne le peut pas, du pouvoir de chaque être
     85 Les bornes, et son terme à son fond même uni.
     86 Sur la Religion un pied vengeur se pose,
     87 L’écrase ; et sa victoire est notre apothéose !
     88      Tu crains, dans mes leçons, de te voir entraîné
     89 Par la raison sans culte au noir chemin des crimes.
     90 Ah ! la Religion fait plutôt des victimes ;
     91 Et d’un culte odieux le sacrilège est né !
     92      Des Grecs, au port d’Aulis, l’élite réunie,
     93 Les rois, pour conjurer la Vierge-aux-Carrefours,
     94 Souillent l’infâme autel du sang d’Iphigénie.
     95 Sur ses tempes déjà flottent les blancs atours
     96 Suspendus au bandeau qu’à son front on attache.
     97 Elle voit là son père immobile d’horreur,
     98 Le couteau que le prêtre à ce malheureux cache,
     99 Les larmes que sa vue à tout le peuple arrache,
    100 Et sent fuir ses genoux, muette de terreur.
    101 La misérable ! En vain c’est elle la première
    102 
    103 Qui fit entendre au roi le nom sacré de père :
    104 On la saisit tremblante, on la traîne à l’autel,
    105 Non pour voir accomplir le rite solennel
    106 Et par l’hymen brillant s’en retourner suivie,
    107 Mais, nubile, offrant pure au fer honteux sa vie,
    108 Tomber, victime en pleurs qu’un père sacrifie
    109 Pour le départ heureux et sûr de ses vaisseaux...
    110 Tant la Religion put conseiller de maux !
    111      Vaincu par tous les vieux et terribles mensonges
    112 Que t’ont faits les devins, tu te gares de moi ;
    113 Car combien n’ont-ils pas imaginé de songes
    114 Qui pussent, de la vie abolissant la loi,
    115 Bouleverser ton sort tout entier par l’effroi !
    116 
    117      Ah ! que si, reniant sa sainte extravagance,
    118 L’homme avait bien la foi que ses maux finiront,
    119 Des devins menaçants il vaincrait l’arrogance !
    120 Mais, ignorant, sans force, il baisse encor le front,
    121 Car il craint dans la mort une éternelle peine :
    122 Que sait-il, en effet, de l’âme et de son sort ?
    123 L’âme est-elle l’ainée ou la contemporaine
    124 De la vie, ou dissoute avec nous par la mort ?
    125 Au gouffre de Pluton dans la nuit descend-elle ?
    126 Un dieu la souffle-t-il en mainte chair nouvelle ?
    127 Comme autrefois l’a dit Ennius, qui ravit
    128 À l’Hélicon charmant la verdure immortelle,
    129 La première qu’autour d’un front latin l’on vit !
    130 Mais ses vers d’étemelle et haute renommée,
    131 Peignant l’Achéron noir, en ont peuplé les bords
    132 De spectres sans couleur, d’une essence innommée,
    133 
    134 Ombre qui n’est point l’âme et qui n’est plus le corps.
    135 Et c’est là qu’il a vu la figure d’Homère,
    136 Toujours jeune, surgir et de tristesse amère
    137 Fondre en pleurs, puis ouvrir la Nature à ses yeux.
    138      Mais avant de sonder et d’expliquer les cieux,
    139 Le soleil et la lune et la loi qui les mène,
    140 Les forces de la terre et ses créations,
    141 C’est nous qu’il faut d’abord que nous interrogions.
    142 Qu’est donc la vie en nous ? Qu’est-ce que l’âme humaine ?
    143 Quand des objets, le jour, ont frappé nos cerveaux,
    144 Pourquoi se dressent-ils dans la fièvre ou le somme ?
    145 Qui de nous n’a pas cru revoir, entendre un homme
    146 Dont la terre enserrait depuis longtemps les os ?
    147      Je sens bien que des Grecs les recherches obscures
    148 Ne peuvent par mes vers luire d’un jour plus beau ;
    149 J’ai dû même innover des mots et des figures,
    150 Car notre langue est pauvre et le sujet nouveau.
    151 Mais ta vertu, l’espoir d’une amitié suave
    152 M’allègent le fardeau que la fatigue aggrave ;
    153 L’amitié, m’éveillant dans le calme des nuits,
    154 Me dictera le mot, l’accent qui devant l’âme
    155 Allume et fait courir une brillante flamme
    156 Dont l’inconnu s’éclaire en ses profonds réduits.
    157 Pour dissiper l’horreur de notre nuit profonde,
    158 Le soleil ne peut rien, ni le jour éclatant ;
    159 Mais la Nature parle et la Raison l’entend !
    160 
    161      Et voici le principe où la raison se fonde :
    162 Rien n’est jamais sorti du néant par les Dieux.
    163 Que si l’humanité tremble dans l’épouvante,
    164 
    165 C’est qu’à l’œuvre infini de la terre et des cieux
    166 L’homme cherche une cause ; elle échappe à ses yeux,
    167 Et la force divine est celle qu’il invente.
    168 Mais quand nous aurons vu que rien n’éclôt de rien,
    169 Nous marcherons guidés au but qui nous appelle,
    170 Nous saurons de quel fond, par quel secret moyen,
    171 Tout prend l’être et se meut sans que nul Dieu s’en mêle.
    172      Que le néant engendre, et les êtres divers
    173 Naissent tous l’un de l’autre, et tout leur est semence.
    174 Dès lors la race humaine au sein des mers commence,
    175 Le poisson naît du sol, l’oiseau surgit des airs,
    176 Bêtes fauves, troupeaux, bétails de toute espèce,
    177 Aux déserts comme aux champs vivent sans loi produits,
    178 Et les arbres n’ont plus toujours les mêmes fruits :
    179 Tous bons à tout produire, ils en changent sans cesse.
    180 Car si chaque être n’a ses corps générateurs,
    181 Où chacun trouve-t-il une constante mère ?
    182 Mais tu leur vois à tous leurs germes créateurs :
    183 Aussi chacun n’éclôt, n’émerge à la lumière
    184 Qu’où reposent ses corps premiers et sa matière.
    185 Tout être ainsi ne peut par tous être enfanté,
    186 Car des pouvoirs distincts à chaque être appartiennent.
    187 Pourquoi la rose en mai, les moissons en été ?
    188 Et le cep par l’automne à s’épandre invité ?
    189 Si ce n’est qu’en leur temps les semences conviennent,
    190 Et qu’ainsi tout produit apparaît tour à tour,
    191 Quand la terre vivace élève au seuil du jour
    192 L’être en fleur, sur la foi des saisons qui reviennent.
    193 Si tout de rien naissait, tout surgirait soudain,
    194 Sans nulle saison propre, en un temps incertain,
    195 
    196 N’étant plus d’éléments dont un ciel impropice
    197 Pût jamais empêcher l’union créatrice.
    198 S’ils poussaient du néant, les êtres aussitôt
    199 Croîtraient, n’attendant point des germes l’assemblage :
    200 L’enfance à la jeunesse atteindrait sans passage,
    201 L’arbre soudain du sol s’élèverait d’un saut.
    202 Mais quoi ! d’un tel désordre a-t-on jamais vu trace ?
    203 Tout grandit lentement, ainsi que le prescrit
    204 Un germe sûr ; chaque être est conforme à sa race ;
    205 Chacun d’un propre fonds croît donc et se nourrit.
    206      Puis le sol, sans les eaux que chaque année assure,
    207 Ne pourrait, infécond, de beaux fruits s’égayer,
    208 Ni tous les animaux, privés de nourriture,
    209 Entretenir leur vie et se multiplier.
    210 Loin d’admettre qu’il soit sans corps premiers des êtres,
    211 Crois plutôt que, pareils aux mots formés de lettres,
    212 Ils trouvent par milliers de communs éléments.
    213 Qui donc à la Nature eût interdit de faire
    214 Des hommes qu’on eût vus déraciner, géants,
    215 Les grands monts, traverser à gué les océans,
    216 Et porter, invaincus, un âge séculaire,
    217 S’il n’était aux objets, pour naître, un fond marqué,
    218 Principe où de chacun l’essor fût impliqué ?
    219 Il faut donc l’avouer : rien de rien ne commence,
    220 Puisque tous les objets ont besoin de semence,
    221 Qui, les créant, les porte au champ subtil des airs.
    222 Si la campagne, enfin, préférable aux déserts,
    223 Par nos mains cultivée en fruits meilleurs abonde,
    224 Il faut bien qu’en la terre il soit des éléments,
    225 Que le labour incite à leurs enfantements
    226 
    227 Quand notre soc retourne une glèbe féconde.
    228 Que s’il n’en était point, tout sans notre labeur
    229 D’un essor spontané naîtrait beaucoup meilleur.
    230      Ajoute que la mort désagrège la chose
    231 Sans réduire jamais ses germes à néant ;
    232 S’il pouvait rien périr de ce qui la compose,
    233 La chose périrait, disparue à l’instant,
    234 Sans attendre un agent qui, propre à la dissoudre,
    235 Dût miner ses liens pour la réduire en poudre.
    236 Mais un germe éternel fixe chaque produit ;
    237 Jusqu’à ce qu’un agent vienne assaillir cet être,
    238 Ou, le désagrégeant, dans ses pores pénètre,
    239 La Nature ne souffre en rien qu’il soit détruit.
    240 Si l’âge enfin, des corps que son travail dissipe
    241 Tuant le fond, consume en entier leur principe,
    242 D’où vient le divers sang des êtres que Vénus
    243 Rend au jour de la vie ? Où puise, eux revenus,
    244 Le sol riche un suc propre à nourrir chaque type ?
    245 Quelle eau la source vive et le fleuve à la mer
    246 Prodiguent-ils ? Quels feux donne aux astres l’éther ?
    247 Car le passé sans borne et la vie actuelle
    248 Ont dû tarir tout être à substance mortelle.
    249 Que s’il dure aujourd’hui, s’il a toujours duré
    250 Des corps par qui ce monde est fait et réparé,
    251 Il faut bien, les douant d’une immortelle essence,
    252 De rentrer au néant leur nier la puissance.
    253 Si la matière enfin, d’un nœud plus ou moins fort
    254 Se liant, ne restait l’éternel fond des choses,
    255 Tout, d’une même atteinte et par les mêmes causes,
    256 Périrait au toucher seulement de la mort,
    257 
    258 Faute de corps massifs, d’éternelle substance,
    259 Dont quelque force dût rompre la consistance.
    260 Mais non ! les éléments formant de divers nœuds
    261 Tandis que la matière est éternelle en eux,
    262 Les corps restent entiers tant que nul choc n’arrive
    263 Assez fort pour briser leur trame respective ;
    264 La mort réduit ainsi l’objet à l’élément
    265 Et, loin d’anéantir, désunit seulement.
    266      Il pleut et l’eau périt, quand l’éther, divin père,
    267 La précipite au sein maternel de la terre ;
    268 Mais, vois : le beau blé monte, et le rameau verdit,
    269 Et l’arbre cède au poids de ses fruits et grandit ;
    270 Vois donc : le genre humain, les bêtes s’en nourrissent,
    271 Et les riches cités d’un jeune sang fleurissent.
    272 Par tous les bois feuillus chantent les nouveaux nids ;
    273 Las du faix de leur graisse, en des prés bien fournis,
    274 Se couchent les troupeaux, et, gonflant la mamelle,
    275 Le blanc laitage coule, et la race nouvelle,
    276 Folle, sur les gazons, d’un pied encor peu sûr,
    277 Bondit, le cerveau jeune enivré de lait pur.
    278 Quand donc la chose meurt, tout ne meurt pas en elle :
    279 Des débris de chaque être un nouvel être sort ;
    280 Ainsi toute naissance est l’œuvre d’une mort.
    281 
    282      Comme j’ai dit que rien du néant ne peut naître
    283 Et que rien n’y retourne après avoir eu l’être,
    284 Tu te prends à douter de mes enseignements,
    285 Parce que l’œil ne peut saisir les éléments ;
    286 Je te vais donc prouver qu’il faut que l’on conçoive
    287 Dans tout objet des corps, sans que l’œil les perçoive.
    288 
    289 Ainsi le vent flagelle avec fougue les eaux,
    290 Répand la nue au loin, coule les gros vaisseaux,
    291 Casse, en tourbillonnant à travers les campagnes,
    292 Les grands arbres, et bat les sublimes montagnes
    293 D’un souffle aux pins fatal : tel le vent frémissant
    294 Se déchaîne en furie et hurle menaçant.
    295 Il est donc fait de corps qui, soustraits à la vue,
    296 Balayant et la mer et la terre et la nue,
    297 Entraînent tout obstacle à leur vol turbulent.
    298 Ces corps fluides vont propageant leurs ravages,
    299 Tout comme on voit soudain l’eau mobile en coulant
    300 Monter, quand vient l’accroître, après d’amples orages,
    301 Un déluge apportant de la cime des monts
    302 Avec des troncs entiers des fragments de branchages.
    303 L’impétueux torrent force les meilleurs ponts ;
    304 Il court sus aux piliers, tourbillon gros de pluie ;
    305 La masse, sous l’effort terrible qu’elle essuie,
    306 Croule avec un grand bruit ; les lourds quartiers de roc
    307 Sont roulés sous les flots ; rien ne résiste au choc !
    308 Or, le souffle du vent doit courir de la sorte :
    309 Quand, pareil au torrent, il fond sur un objet,
    310 Il l’assaille, des coups répétés qu’il lui porte
    311 Le renverse, l’enlève, et tournoyant jouet
    312 Dans les cercles fougueux de la trombe il le roule.
    313 Donc le vent cache en soi des corps premiers en foule,
    314 Puisqu’il imite ainsi les mœurs, le mouvement
    315 Des grands cours d’eau qui sont des corps évidemment.
    316      On ne peut voir non plus des choses odorantes
    317 Aux narines monter les senteurs différentes ;
    318 Le chaud ne se voit pas ; le froid de même aux yeux
    319 
    320 Se dérobe, et le son ne s’aperçoit pas mieux ;
    321 Et ces choses pourtant sont vraiment corporelles,
    322 Si j’en prends à témoin les sens frappés par elles,
    323 Car les corps seulement sont tangibles entre eux.
    324 Une tunique, au bord des flots brisés pendue,
    325 Boit leur rosée, et sèche au soleil étendue.
    326 Or, ce travail de l’eau pénétrant le tissu,
    327 Puis dissipée au feu, l’œil ne l’a point perçu :
    328 L’onde en minimes parts s’épand et se divise,
    329 Et nulle à nos regards ne laisse aucune prise.
    330 Quand elle a du soleil compté bien des retours,
    331 La bague s’use au doigt qu’elle orna tous les jours ;
    332 L’eau que distille un toit creuse, en tombant, la pierre ;
    333 Le fer de la charrue est rongé par la terre ;
    334 Les pieds ont aplani les pavés du chemin ;
    335 Vois l’idole d’airain sur le seuil de la porte :
    336 Il faut qu’en la baisant une foule entre et sorte,
    337 Et ces saluts nombreux en ont usé la main.
    338 La perte se voit bien, car la forme s’altère ;
    339 Mais ce qu’à tout instant l’objet perd de matière,
    340 La Nature en ravit la vue à l’œil humain.
    341 Ce qu’aux êtres le temps apporte et la Nature,
    342 Peu à peu les forçant à croître avec mesure,
    343 Ne peut être saisi des yeux les plus puissants,
    344 Non plus que le déclin de leurs corps vieillissants.
    345 Nul œil, à chaque instant, ne peut voir la morsure
    346 Que fait aux rocs pendants le sel rongeur des mers.
    347 C’est d’invisibles corps qu’est formé l’Univers.
    348      La matière pourtant n’emplit pas tout le monde ;
    349 Sache que toute chose a quelque vide en soi.
    350 
    351 C’est cette connaissance importante et féconde
    352 Qui va guider, fixer ta raison vagabonde,
    353 T’expliquer le grand Tout, et me gagner ta foi !
    354 
    355      Il est donc un milieu libre, vide, impalpable.
    356 Rien ne serait, sans lui, de se mouvoir capable,
    357 Car leur solidité formerait chez les corps
    358 Un mutuel obstacle à leurs communs efforts,
    359 Et nul n’avancerait, puisque nul dans la masse
    360 Aux autres ne pourrait le premier faire place.
    361 Or, dans les champs du ciel, de la terre et des mers,
    362 Tout se meut à nos yeux sur des rythmes divers :
    363 Aucun de tous ces corps agités sans relâche
    364 N’eût pu, faute d’un vide, y commencer sa tâche ;
    365 Et bien plus, aucun d’eux n’aurait même existé :
    366 La matière eût dormi dans sa solidité.
    367      Il n’est pas un objet, de ceux qu’on croit solides,
    368 Qui n’offre aux corps subtils un vide où pénétrer.
    369 Vois suinter la pierre, et les grottes humides
    370 Par des canaux secrets goutte à goutte pleurer.
    371 Dans nos membres partout filtre la nourriture ;
    372 Si l’arbre pousse, et donne au temps marqué ses fruits.
    373 C’est que les sucs, du bout des racines conduits,
    374 Circulent par le tronc dans toute la ramure ;
    375 La voix perce une enceinte, et par les huis bien clos
    376 Vole et passe ; un froid vif se glisse jusqu’aux os :
    377 Ce que tu ne verrais nullement se produire
    378 Sans des vides par où le corps pût s’introduire.
    379      Et que penseras-tu des choses que tu vois,
    380 Pareilles de grandeur, se surpasser de poids ?
    381 
    382 Si l’une est de matière autant que l’autre pleine,
    383 Le plomb ne saurait donc peser plus que la laine,
    384 Car la matière seule entraîne tout en bas,
    385 Et le propre du vide est de ne peser pas.
    386 Plus une chose est grande et te semble légère,
    387 Plus elle atteste ainsi qu’elle a de vide en soi ;
    388 Et plus pesante elle est, plus sa lourdeur fait foi
    389 Qu’elle a perdu de vide et gagné de matière.
    390 Nos recherches enfin nous l’ont donc révélé,
    391 Ce vide, à toute chose intimement mêlé !
    392      Il faut qu’en hâte ici, de peur qu’on ne t’égare,
    393 Contre un exemple adroit, mais vain, je te prépare.
    394 L’eau cède aux flancs luisants des poissons écailleux,
    395 Et leur ouvre un sentier liquide, et derrière eux
    396 Comble la brèche ouverte au retour de son onde.
    397 Ainsi peuvent, dit-on, les choses se mouvoir
    398 Et se substituer dans la masse du monde.
    399 Mais quoi ! rien de plus faux se peut-il concevoir ?
    400 Car où chaque poisson trouve-t-il une issue,
    401 S’il ne l’a de l’eau même auparavant reçue ?
    402 Mais où peut passer l’eau, sans qu’il ait avancé ?
    403 Voilà donc tous les corps dans un repos forcé,
    404 Ou conviens que partout le vide au plein s’ajoute,
    405 Et qu’à tout mouvement il ouvre et fait sa route.
    406      Enfin, prends un corps plat par un autre pressé.
    407 Soudain, sépare-les : il faut sans aucun doute
    408 Que l’air occupe entre eux tout l’espace laissé ;
    409 Mais bien que d’alentour l’air prompt s’y précipite,
    410 Il ne peut, dans l’instant, aflluer assez vite
    411 Pour l’emplir en entier, mais doit par chaque bout
    412 
    413 Gagner de proche en proche avant d’occuper tout.
    414 Le contact et l’écart, si l’air est contractile,
    415 S’expliquent, dira-t-on, sans vide ; erreur subtile !
    416 Un lieu, qui n’était point occupé, le devient ;
    417 Un autre, qui l’était, cède ce qu’il contient :
    418 Il n’est pas de raison pour que l’air se condense,
    419 Et le fit-il, sans vide il ne pourrait, je pense,
    420 Grouper ses éléments, se retirer en soi.
    421 Ne t’embarrasse plus d’objections frivoles :
    422 Il faut du vide enfin reconnaître la loi !
    423      Et je pourrais encore, ami, dans mes paroles,
    424 Par d’autres arguments corroborer ta foi ;
    425 Mais, pour les signaler à ton esprit sagace,
    426 Il suffit que mes vers t’en aient livré la trace.
    427 Quand le chien, par les monts pleins d’errants animaux,
    428 Flaire, il va droit au gîte abrité de rameaux,
    429 Dès qu’il s’est élancé sur des pistes certaines ;
    430 Ainsi, de preuve en preuve, aux notions lointaines
    431 Tu cours, et, jusqu’au vrai fidèlement conduit,
    432 Tu le forces dans l’ombre en son dernier réduit !
    433      Si mon verbe concis t’arrête ou te déroute,
    434 J’étendrai la doctrine et la déploîrai toute ;
    435 Mon sein riche épandra le miel de mes discours
    436 En fleuve intarissable et si large en son cours
    437 Qu’en nos membres le froid de l’âge peut descendre
    438 Et de la vie en nous la gaine se briser,
    439 Sans que mon luth t’ait fait sur chaque chose entendre
    440 Les arguments sans nombre où tu pourrais puiser !
    441 
    442      De l’œuvre commencé renouons la texture :
    443 
    444 Deux choses donc : les Corps, et par eux habité
    445 Le Vide, ouvrant carrière à leur mobilité,
    446 Voilà le propre fond de toute la Nature !
    447 Les corps, nous les sentons, le sens est vrai par soi ;
    448 Sans ce premier appui d’une commune foi,
    449 Sur les secrets du monde il n’est pas d’avenue
    450 Et pas de vérité certainement connue.
    451 Quant à ce lieu, l’espace, en mes vers appelé
    452 Le Vide, il est : sans lui les corps n’ont plus de siège,
    453 Ils ont de circuler perdu le privilège ;
    454 C’est ce que mes leçons déjà t’ont révélé.
    455      Et n’imagine point d’être qui d’aventure
    456 Serait distinct des corps et du vide à la fois,
    457 Qui fît une nouvelle et troisième nature.
    458 Quel que fût cet objet, dès qu’il est, tu conçois
    459 Qu’un surcroît, fort ou faible, à l’Univers s’ajoute.
    460 Est-il tangible, encor que léger et subril,
    461 Dans la somme des corps il doit compter sans doute ;
    462 Et s’il est intangible, alors que pourrait-il
    463 Au passage d’un autre opposer de solide ?
    464 Il est donc pénétrable ; en un mot, c’est le Vide.
    465      Et toute chose est telle, au surplus, qu’elle peut
    466 Soit agir, soit subir l’acte d’une autre chose,
    467 Ou telle enfin qu’une autre y réside et s’y meut ;
    468 Mais, causée ou subie, une action suppose
    469 Quelque masse, et le lieu quelque espace vacant.
    470 Hors le vide et les corps, l’être donc ne comporte
    471 Nulle nature en soi d’une troisième sorte,
    472 Plus rien qui de nos sens vienne ébranler la porte,
    473 Ni qu’atteigne l’esprit d’un regard convaincant !
    474 
    475      Ces deux principes font dans tout objet l’essence ;
    476 Et d’elle tout le reste, accident, prend naissance.
    477 L’essence ne se peut de l’objet détacher
    478 Sans le détruire : ainsi, le poids dans le rocher,
    479 La chaleur dans le feu, dans l’eau l’état fluide,
    480 Ce qu’on palpe en tout corps, ce qui cède en tout vide.
    481 Pour ce qui vient et fuit, laissant inaltéré
    482 Le fond de l’être, ainsi la liberté, la guerre,
    483 L’esclavage, la paix, le luxe, la misère,
    484 Accident est le nom justement consacré.
    485      Le temps n’est point par soi ; ce n’est que par les choses
    486 Que ton esprit conçoit l’être vain que tu poses
    487 Sous les noms de présent, de passé, d’avenir ;
    488 Car le temps n’est sensible, il faut en convenir.
    489 Que dans le mouvement ou le repos qui dure,
    490 Quand d’Hélène on te dit réelle la capture,
    491 Et réels les Troyens domptés par les combats,
    492 Certes cette aventure en soi n’existe pas :
    493 Des âges accomplis l’irrévocable fuite
    494 Emporta les héros et leur œuvre à leur suite,
    495 Car rien ne s’est jadis exécuté par eux
    496 Qui ne fut l’accident des choses et des lieux.
    497      Enfin, si tu niais l’Espace et la Matière,
    498 Bases de la nature et de l’histoire entière,
    499 Pour la beauté d’Hélène une ardente fureur
    500 N’eût point, soufflant au cœur du Phrygien sa flamme,
    501 Allumé ces combats pleins d’une illustre horreur,
    502 Ni le cheval de bois n’eût, pour brûler Pergame,
    503 Dans une nuit perfide enfanté l’Achéen.
    504      L’action n’a donc pas, à fond considérée.
    505 
    506 Par soi, comme les corps, existence et durée,
    507 Ni comme l’être vide un fondement certain ;
    508 Mais elle est l’accident, elle est ce qui varie,
    509 Dans la masse et le lieu, théâtre de la vie !
    510      Tout corps, par son essence, ou n’est qu’un élément,
    511 Ou d’éléments ensemble agrégés se compose ;
    512 S’il est élémentaire, à l’effort violent
    513 Pour le broyer sa masse invincible s’oppose.
    514      Mais tu pourrais douter qu’au monde il existât
    515 Nul corps dont la matière aux efforts résistât :
    516 Le fer incandescent s’amollit sous la braise ;
    517 La voix, les cris, la foudre ont accès par les murs ;
    518 L’or se dissout au feu qui tord ses lingots durs ;
    519 Le roc, fumant de rage, éclate en la fournaise ;
    520 La flamme dompte et fond la glace de l’airain ;
    521 L’argent, sous le flot lent des liqueurs qu’on y verse,
    522 Fait sentir la chaleur ou le froid qui le perce,
    523 Sitôt que le convive a pris la coupe en main.
    524 L’existence du plein te paraît donc peu sûre.
    525 Mais puisque la Raison l’exige et la Nature,
    526 Écoute-moi : bientôt tu m’auras avoué
    527 Que d’une consistance éternelle est doué
    528 L’élément primitif, germe de toute chose,
    529 Où l’œuvre universel se résume et repose.
    530      Je l’ai dit : la Nature est double ; et tu comprends,
    531 Depuis qu’il t’est prouvé combien sont différents
    532 Et le corps et le lieu, champ de toute naissance,
    533 Que chacun d’eux sépare et garde son essence :
    534 Partout où git l’espace en mes vers appelé
    535 Le Vide, point de masse ; et partout où réside
    536 
    537 La masse, il ne saurait exister aucun vide ;
    538 Ainsi l’atome est plein, sans vide au plein mêlé.
    539      Puisqu’aux objets formés nous découvrons du vide,
    540 Il doit donc à l’entour exister du solide ;
    541 Et certes l’on feindrait sans aucun fondement
    542 Qu’un vide est dans leur masse enclos intimement ;
    543 Car encor faut-il bien qu’une paroi l’enserre,
    544 Et qu’est-elle ? sinon quelque amas de matière
    545 Qui compose à ce vide un emprisonnement.
    546 La matière peut donc, en vertu de sa masse,
    547 Être éternelle, alors que périt l’agrégat.
    548      Se pût-il que le vide au monde entier manquât,
    549 Tout serait donc massif, et s’il ne fût pas trace
    550 De corps venant former tous en leurs lieux des pleins,
    551 Tout serait pénétrable en ces abîmes vains.
    552 Or, le vide et le plein se partagent le monde ;
    553 Aucun n’en bannit l’autre et n’est tout l’univers.
    554 Afin donc que le vide au plein ne se confonde,
    555 Il faut l’atome, un corps qui les fasse divers.
    556 Aux assauts du dehors il reste invulnérable ;
    557 Rien ne peut desserrer sa trame impénétrable.
    558 Enfin, et mes leçons l’ont déjà démontré,
    559 D’une épreuve quelconque il sort inaltéré.
    560 Ni rupture, ni choc en effet n’est possible
    561 Sans vide, rien n’est plus aux tranchants divisible,
    562 Plus rien n’absorbe l’eau, le froid qui gagne et mord,
    563 Ni le feu pénétrant, ces ministres de mort ;
    564 Et plus la chose atteinte offre de vide en elle,
    565 Plus leur intime attaque a de mortel effet.
    566 Si donc vraiment l’atome est de solide fait
    567 
    568 Sans vide, la matière est vraiment éternelle.
    569 Et s’il fût que jamais la matière périt,
    570 Dans leur ancien néant qui les eût fait éclore
    571 Les choses rentreraient pour en renaître encore.
    572 Mais rien ne naît de rien, ma Muse te l’apprit,
    573 Et rien n’est jamais né que le néant reprît.
    574 De l’atome immortelle est donc la masse entière :
    575 L’objet, s’y résolvant à son heure dernière,
    576 Rapporte au renouveau des choses la matière !
    577 Ainsi, fort de sa simple et solide unité,
    578 L’atome se conserve et rouvre la carrière
    579 Aux transformations depuis l’éternité !
    580      S’il n’était point enfin posé par la Nature
    581 De terme aux fractions, une longue rupture
    582 Eût déjà divisé la matière à tel point
    583 Qu’une heure dût bientôt arriver dans la suite
    584 Où ses œuvres conçus ne s’achèveraient point ;
    585 Car toute chose au monde est plus vite détruite
    586 Qu’elle n’est restaurée ; aussi ce que le temps
    587 Dans le cours infini des âges précédents
    588 Eût brisé, manquerait, dissous et pêle-mêle,
    589 D’assez de jours pour naître à sa forme nouvelle.
    590 Or, tout prouve aujourd’hui, dans ce que nous voyons,
    591 Qu’il est à ce broîment une limite sûre,
    592 Car le temps refait tout, et par genres assure
    593 Leur croissance et leur fleur à ses créations.
    594 
    595      Ajoute que malgré la solide substance
    596 Des atomes, l’esprit peut concevoir comment
    597 L’eau, la vapeur, la terre, et l’air, sans consistance,
    598 
    599 Se forment, et d’où vient leur souple mouvement ;
    600 Car il suffit d’un vide épars dans la Nature.
    601 Mais si de tous les corps les éléments sont mous,
    602 La naissance du fer et de la pierre dure
    603 Demeure sans principe et sans raison pour nous,
    604 Faute de quelque assise où la Nature fonde.
    605 Il doit donc exister de durs et simples corps
    606 Dont le compacte amas puisse produire au monde
    607 Le tissu plus serré de tous les êtres forts.
    608 Qu’on suppose les corps divisés sans limite :
    609 Il faut bien que pourtant, depuis l’éternité
    610 Jusqu’à présent, des corps aient toujours subsisté
    611 Dont la masse n’a point encore été détruite.
    612 Or, dit-on, leur essence est la fragilité ;
    613 Comment donc, subissant des assauts innombrables,
    614 À travers tous les temps sont-ils demeurés stables ?
    615      Puisqu’aux espèces donc la Nature a prescrit
    616 Leur degré de croissance et leur fixe durée ;
    617 Que la part de pouvoir qui leur est mesurée
    618 En de constantes lois trouve son terme écrit ;
    619 Puisque, loin de changer, l’ordre des choses reste,
    620 Si bien que les oiseaux, tout variés qu’ils sont,
    621 Gardent du genre en eux le signe manifeste,
    622 L’atome, dans tout être, est l’immuable fond !
    623 Car si les éléments qui forment toute essence
    624 Étaient par quelque atteinte au changement sujets,
    625 On ne saurait quels corps pourraient prendre naissance
    626 Ou ne le pourraient pas, la dose de puissance
    627 Et le terme inhérents à l’être des objets,
    628 Ni comment chaque race eût transmis sa nature,
    629 
    630 Ses lois, ses mœurs, son vivre à sa progéniture.
    631      Le point, le dernier terme où le plein se résout,
    632 Limite qui n’est plus des organes sentie,
    633 Existe assurément sans aucune partie ;
    634 D’essence irréductible, il n’a pu hors d’un tout
    635 Ni ne pourra jamais subsister par lui-même,
    636 Partiel par nature, élément simple, extrême ;
    637 Et le plein est formé par le compacte amas
    638 De pareils éléments qu’un seul contact assemble
    639 Et qui, n’existant point, par soi, hors de l’ensemble,
    640 Y tiennent forcément et ne s’arrachent pas.
    641 L’atome est donc un plein solide, indivisible,
    642 Bloc massif d’éléments le plus petits possible,
    643 Non fait de corps distincts conduits à concourir,
    644 Mais de tout temps pourvus d’une unité profonde,
    645 À qui l’on n’ôte rien, qu’on ne peut amoindrir.
    646 Réservoir étemel des semences du monde !
    647      Si la division n’a son terme borné,
    648 Le moindre corps se prête à des parts innombrables,
    649 Les moitiés des moitiés sont en deux séparables
    650 Toujours, et tout objet reste indéterminé ;
    651 Car, dès lors, de la moindre à la plus grande chose
    652 Quelle est la différence ? Aucune. Vainement
    653 La plus grande au-dessus s’élève infiniment ;
    654 De parts sans nombre aussi la moindre se compose.
    655 Mais la raison qui sent ces contradictions
    656 S’en révolte ; et tu dois, convaincu, reconnaître
    657 Qu’il existe des corps simples, sans portions,
    658 D’essence indivisible, et qui, possédant l’être,
    659 Sont solides aussi, doivent toujours durer.
    660 
    661 Supprime cette loi : que les choses produites
    662 En d’insécables parts sont forcément réduites,
    663 Et la Nature alors ne peut se réparer ;
    664 Car un corps devenant à l’infini poussière.
    665 Répugne à ces états qu’affecte une matière
    666 Apte à créer, tels que : poids, chocs, liens divers,
    667 Rencontre et mouvement, d’où sort tout l’univers.
    668 
    669 Ceux qui veulent que tout existe et s’accomplisse
    670 Par le feu, que le feu soit l’unique élément,
    671 De ceux-là tu prévois l’insigne égarement.
    672 Héraclite, leur chef, est le premier en lice
    673 Qui, chez les sages grecs, moins à l’autorité
    674 Qu’à l’art d’un verbe obscur dut la célébrité.
    675 La foule volontiers s’éprend et s’émerveille
    676 Du mystère entrevu sous d’habiles détours ;
    677 La foule tient pour vrai ce qui flatte l’oreille,
    678 Ce que farde un sonore et caressant discours !
    679      S’il n’est que le feu pur, d’où vient donc, je te prie,
    680 Que le monde, son œuvre, à l’infini varie
    681 Dans ses productions ? Car il importe peu
    682 Que se dilate ou bien se condense le feu,
    683 S’il reste feu toujours et dans chaque partie ;
    684 Son ardeur, là plus vive, est ailleurs amortie,
    685 Selon qu’il se resserre ou s’écarte diffus,
    686 Mais tu n’en peux tirer pour cela rien de plus.
    687 Tant s’en faut que l’état si varié des choses
    688 N’ait que ses éléments, clairs ou serrés, pour causes.
    689      Encor s’ils admettaient du vide aux corps uni,
    690 Le corps igné pourrait devenir dense ou rare ;
    691 
    692 Mais devant les écueils que le vrai leur prépare,
    693 Ils esquivent le vide, ils l’ont partout banni ;
    694 La peur d’un sol ardu les jette aux fausses routes.
    695 Aussi ne voient-ils pas qu’ôtant le vide aux corps,
    696 Ils rendent tout massif : les choses ne font toutes
    697 Qu’un seul plein qui ne peut rien émettre au dehors,
    698 Comme un foyer qui lance et chaleur et lumière,
    699 Et prouve qu’il n’est point de compacte matière.
    700      S’ils pensent que le feu, par quelque autre moyen
    701 Transforme ainsi sa masse, en groupes la resserre,
    702 Sans que nulle partie en lui soit nécessaire,
    703 Il faudra que ce feu tout entier tombe à rien,
    704 Et que tout l’Univers prenne de rien naissance ;
    705 Car tout être changé, qui de ses bornes sort,
    706 Anéantit par là ce qu’il était d’abord.
    707 Si donc rien n’est sauvé de la première essence,
    708 Le monde, tu le vois, rentre dans le néant,
    709 Et du néant renaît tout entier florissant !
    710      Puisque pour conserver la Nature la même
    711 À tout jamais, il est des corps déterminés
    712 Qui dans leur va-et-vient variant leur système,
    713 Transforment les objets autrement combinés,
    714 Ces corps ne sont donc pas des éléments ignés.
    715 Que feraient en effet leur rupture, leur fuite,
    716 Leur ordre varié, leur changement de lieu,
    717 Si de tous les objets l’essence était de feu ?
    718 Resterait feu toujours toute chose produite !
    719      Voici le vrai, je crois : il est des éléments
    720 Dont le concours, le jeu, la place, la figure,
    721 Et l’ordre font du feu lui-même la nature,
    722 
    723 Et la changent au gré de leurs agencements ;
    724 Ils n’offrent rien d’igné, ni rien qui puisse émettre
    725 Des corps dont notre tact sente et palpe le jet.
    726      Prétendre que le feu c’est tout, ne pas admettre
    727 Hors le feu, dans le monde, un seul réel objet,
    728 Comme enseigne Héraclite, est d’un fou le langage :
    729 Car il oppose aux sens leur propre témoignage ;
    730 Il ébranle les sens dont toute foi dépend,
    731 D’où ce qu’il nomme feu s’est fait à lui connaître ;
    732 Il admet que le sens connaît au vrai cet être,
    733 Mais non d’autres, qu’il voit tout aussi clairement.
    734 Doctrine assurément non moins folle que vaine !
    735 Car où te référer ? Quelle marque certaine
    736 Ont le faux et le vrai hors de tes sens pour toi ?
    737 À quel titre, niant au reste l’existence,
    738 Ne laisser que le feu pour unique substance
    739 Plutôt qu’ôtant le feu laisser n’importe quoi ?
    740 Cènes des deux côtés la démence est la même.
    741      Avoir donc pris le feu pour le seul élément,
    742 Et composé de feu l’universel système,
    743 Ou voulu tirer tout de l’air uniquement,
    744 Ou cru que l’eau peut seule et par soi faire un monde,
    745 Ou pensé que la terre, en tout créant, revêt
    746 Les attributs divers propres à chaque objet,
    747 Quel écart de bon sens et quelle erreur profonde !
    748 Erreur aussi d’unir les éléments par deux,
    749 En joignant au feu l’air, et la terre au fluide ;
    750 Ou par quatre : air, feu, terre, onde, croyant qu’en eux
    751 De toute éclosion le principe réside.
    752 
    753      L’Agrigentin fameux, Empédocle y croyait,
    754 Celui qu’enfanta l’île à bords triangulaires
    755 Dont la mer d’Ionie aux eaux vertes et claires
    756 Bat les golfes profonds de son flot inquiet,
    757 Et, prompte, se ruant par un étroit passage,
    758 Des bords italiens sépare le rivage.
    759 Charybde immense est là ; c’est là qu’en grommelant
    760 Bout l’Etna qui menace, encor gros de colère,
    761 De vomir de sa gorge un autre jet brûlant,
    762 Flambante éruption dont tout le ciel s’éclaire !
    763 Des merveilles ont mis cette terre en honneur,
    764 Et tout le genre humain l’admire et la renomme :
    765 Sol opulent, armé d’une race au grand cœur ;
    766 Mais il n’en est sorti rien d’égal à cet homme,
    767 D’aussi prodigieux, d’aussi cher et sacré !
    768 Ah ! dans de si beaux chants sa divine poitrine
    769 Exhale et fait parler son illustre doctrine
    770 Qu’à peine paraît-il de sang d’homme engendré !
    771      Hé bien ! lui-même et ceux qu’en ces vers j’interpelle,
    772 Mais que si loin son œuvre a laissés derrière elle,
    773 Eux qui, dans leur sublime et riche invention,
    774 Arrachent un oracle au temple de leur âme,
    775 Plus sûr et plus divin que tout ce que proclame
    776 La Pythie au trépied verdoyant d’Apollon,
    777 Sur les sources du monde, écueil de leurs disputes,
    778 Faillissent lourdement ! Aux grands les grandes chutes !
    779      Et d’abord, sans nul vide ils font tout se mouvoir,
    780 Et gardant les corps mous et subtils, la lumière,
    781 Le feu, l’air, les vivants, les plantes et la terre,
    782 Sans y mêler de vide ils les croient concevoir.
    783 
    784 Puis ils croient que les corps à l’infini se rompent,
    785 Sans admettre jamais d’arrêt aux fractions
    786 Ni, dans les corps, d’atome insécable. Ils se trompent :
    787 Il faut bien que pour point dernier nous admettions
    788 Ce que l’aveu des sens prononce irréductible :
    789 Or, l’atome insécable est justement pour nous
    790 Cet extrême d’un corps qui n’est plus perceptible.
    791 En outre, comme ils font de corps souples et mous,
    792 Corps sujets à périr comme on les a vus naître,
    793 Les éléments premiers, créateurs de tout être,
    794 Il suit que l’Univers doit retourner à rien
    795 Et doit tirer de rien ses œuvres rajeunies.
    796 Erreur deux fois absurde et que tu connais bien !
    797 Ces substances, d’ailleurs, si souvent ennemies
    798 Et poisons l’une à l’autre, ou périraient unies,
    799 Ou se disperseraient comme par les gros temps
    800 Se dispersent la foudre et la pluie et les vents.
    801      Admets enfin que tout sorte de quatre choses,
    802 Et qu’aussi tout retourne à ces quatre éléments ;
    803 Mais ces principes-là, d’où vient que tu supposes
    804 Qu’ils font les corps plutôt que les corps ne les font ?
    805 Car ils alternent tous pour engendrer le monde
    806 D’un échange éternel d’apparence et de fond.
    807      Que si tu veux que l’air se puisse unir à l’onde,
    808 Et la matière ignée à l’élément terreux,
    809 Sans changer de nature en s’accouplant entre eux,
    810 Jamais tu ne feras que leur concours enfante
    811 Un corps vivant, non plus que sans vie : une plante ;
    812 Car chacun dans ce groupe, amas d’êtres divers,
    813 Accuse sa nature, et l’air s’y manifeste
    814 
    815 Joint à la terre, et joint à l’eau le feu s’atteste.
    816 Or, les vrais éléments n’engendrent l’Univers
    817 Que par un fond occulte et des moyens couverts,
    818 Pour que nul, n’élevant une hostile puissance,
    819 Ne rompe dans les corps leur unité d’essence.
    820      Ces sages font venir du céleste foyer
    821 Le feu, qui doit en air se changer le premier ;
    822 Puis l’onde sort de l’air, et la terre de l’onde ;
    823 À l’inverse renaît de la terre le monde,
    824 L’eau, puis l’air, puis le feu, par un flux éternel
    825 Des astres à la terre et de la terre au ciel,
    826 Sans que leur changement réciproque s’arrête.
    827 Mais il ne se peut pas que l’élément s’y prête :
    828 Pour sauver, en effet, le monde du néant,
    829 Il faut bien qu’un principe invariable y dure,
    830 Car la mutation qui franchit la nature,
    831 C’est la mort de l’objet qui fut auparavant.
    832 Or, puisque les objets énoncés tout à l’heure
    833 Se viennent tous entre eux convertir, il faut bien
    834 Que le fond, qui n’y peut se transformer, demeure.
    835 Sans quoi tout l’Univers se résoudrait à rien.
    836 Que n’admettons-nous donc des corps de cette espèce,
    837 Qui, les mêmes toujours, ayant créé le feu,
    838 Dès que leur nombre augmente ou diminue un peu,
    839 Font l’air, en variant leur ordre et leur vitesse,
    840 Et d’objets en objets transforment tout sans cesse ?
    841      Mais tout, me diras-tu (le fait aux yeux est clair),
    842 Puise au sol, croît et monte aux régions de l’air.
    843 Si la pluie aux saisons favorables n’abonde
    844 Pour distiller la nue aux feuillages mouvants,
    845 
    846 Si le soleil n’y joint sa chaleur qui féconde,
    847 Il ne croît de moissons, d’arbres, ni de vivants,
    848 Faute d’aliments secs et d’eau qui les arrose,
    849 Le corps se perd, la vie alors se décompose
    850 Et rompt avec les nerfs et les os son lien.
    851 Nous prenons en effet nourriture et soutien
    852 De corps fixes, fixés aussi pour toute chose.
    853      C’est que les éléments, cent fois modifiés,
    854 Entrent, communs à tout, en des choses diverses,
    855 Variant l’aliment aux êtres variés.
    856 Ce qui surtout importe en leurs mille commerces,
    857 C’est leur accord, comment ils se sont ordonnés.
    858 Les mouvements entre eux soit reçus, soit donnés ;
    859 Car les mêmes font tout : soleil, azur et fange,
    860 Mers et fleuves, ainsi qu’arbres, bêtes, moissons,
    861 Mais combinés et mus de diverses façons.
    862 Et ne voyons-nous pas, dans ces vers que j’arrange,
    863 Les mêmes lettres faire ainsi des mots nombreux,
    864 Bien qu’il faille avouer que mots et vers entre eux
    865 De son comme de sens à tout moment diffèrent,
    866 Dès que les rapports seuls de leurs lettres s’altèrent ?
    867 Certes, les éléments, en composés divers,
    868 Sont plus féconds encore au monde qu’en mes vers.
    869 
    870      Enfin d’Anaxagore explorons le système
    871 Rapporté par les Grecs, mais qu’ici je ne peux
    872 Traduire en ce parler pauvre de nos aïeux ;
    873 Je t’en pourrai du moins exposer l’esprit même.
    874 Son homœomérie est toute en ce qui suit :
    875 L’os est fait d’os menus de petitesse extrême,
    876 
    877 De viscères menus le viscère est produit,
    878 Le sang naît du concours de mille gouttelettes
    879 Toutes de sang, l’or vient de l’or même en paillettes,
    880 La terre est un amas de corps terreux en miettes,
    881 Le feu de corps ignés, et l’eau de corps aqueux,
    882 Ainsi tous les objets de corps les mêmes qu’eux.
    883 Il le croit, et pourtant ne veut du tout admettre
    884 Ni vide en les objets, ni terme aux fractions ;
    885 Sur l’un et l’autre point il me paraît commettre
    886 La même erreur que ceux que plus haut nous citions.
    887 En outre, il fait ainsi trop fragile le germe,
    888 Si l’on peut appeler germe un principe tel,
    889 Identique aux objets, pâtissant et mortel
    890 Comme eux, et n’offrant rien, pour subsister, de ferme.
    891 Lequel pourra tenir contre un puissant effort,
    892 Et se pourra sauver, sous les dents de la mort ?
    893 Est-ce le sang ? les os ? la flamme, l’air, ou l’onde ?
    894 Aucun, certes, dès lors qu’au même titre tous
    895 Seront aussi mortels que toute chose au monde
    896 Que nous voyons lutter et périr devant nous.
    897 Or, les choses jamais, j’en ai fourni les preuves,
    898 Ne rentrent au néant et n’en remontent neuves.
    899      Puis, grâce aux mets, le corps s’accroît et s’entretient ;
    900 Il s’ensuit que les os, les nerfs, le sang, les veines,
    901 Faits de mets variés, sont tous hétérogènes ;
    902 Ou bien chaque élément est complexe et contient
    903 
    904 De petits corps nerveux et des veines complètes,
    905 De petits os, du sang réduit en gouttelettes ;
    906 Dans ce cas, l’aliment, qu’il soit humide ou sec,
    907 Est donc hétérogène : il y faut reconnaître
    908 Des nerfs, des os, du sang, mainte autre humeur avec.
    909      De plus, si tous les corps que du sol on voit naître
    910 S’y trouvent en petit, le sol implique alors
    911 Des germes d’un genre autre, autant qu’il fait de corps.
    912 Et de tous les objets tu peux ainsi l’entendre :
    913 Le bois cachant en lui flamme, fumée et cendre,
    914 Des germes d’un genre autre y sont donc inhérents ;
    915 Tous les corps que la terre alimente y vont prendre
    916 Des corps différents d’eux, nés de corps différents.
    917      Il restait au système une ombre de refuge ;
    918 Anaxagore ici s’en empare : il préjuge
    919 De tous les corps dans tous le mélange secret ;
    920 Seul le corps dont la dose y domine apparaît,
    921 Le premier sous la main et le premier qu’on voie.
    922 C’est là du vrai pourtant se beaucoup éloigner :
    923 Dans les blés, quand le grès d’un âpre effort les broie,
    924 La présence du sang se devrait témoigner,
    925 Et des autres produits que notre corps sécrète ;
    926 On devrait voir la meule en mouvement saigner.
    927 Des herbes et de l’eau serait de même extraite
    928 Une rosée exquise et semblable de goût
    929 Au lait dont les brebis ont la mamelle pleine.
    930 Rien qu’en pulvérisant les glèbes de la plaine,
    931 On verrait, dispersés en embryons partout,
    932 Herbes, moissons, forêts, dans le sein de la terre.
    933 Enfin le bois rompu révélerait le feu,
    934 
    935 La cendre et la vapeur, qu’en germes il enserre.
    936 Or, il est évident que rien de tel n’a lieu :
    937 Il est donc faux qu’ainsi les choses s’entremêlent,
    938 Mais les germes, communs aux corps qui les recèlent,
    939 Y font mainte alliance en variant leur nœud.
    940      Pourtant, me diras-tu, les puissantes tempêtes,
    941 Soufflant sur les grands monts, contraignent quelquefois
    942 Les hauts arbres voisins à tant froisser leurs faîtes
    943 Que la flamme jaillit en vifs éclairs du bois.
    944 Mais la flamme en ce bois n’est pas toute produite,
    945 Ses germes seuls y sont qui, par le frottement
    946 Rassemblés, des forêts causent l’embrasement ;
    947 Si la flamme y gisait à l’avance introduite.
    948 Le feu ne se pourrait jamais dissimuler,
    949 Il devrait, attaquant les arbres, tout brûler.
    950      Je te l’ai donc bien dit : ce qui surtout importe,
    951 Ce sont des éléments tous de la même sorte,
    952 Leur concours, le rapport qui les tient ordonnés,
    953 Les mouvements entre eux soit reçus, soit donnés.
    954 C’est ainsi que, changeant à peine leurs systèmes,
    955 Ils font le bois, le feu ; comme dans ces mots mêmes
    956 Il suflit de changer les lettres quelque peu
    957 Pour désigner de noms distincts le bois, le feu.
    958      Enfin, si rien pour toi du spectacle des choses
    959 N’est explicable à moins qu’en tout tu ne supposes
    960 Des genres de nature analogue aux produits,
    961 Dans leurs propres effets les germes sont détruits ;
    962 S’ils vibrent dans l’éclat du ris qui les secoue,
    963 Comment de pleurs salés vont-ils baigner la joue ?
    964 
    965      Courage ! entends le reste, alors tu verras mieux :
    966 L’ombre est épaisse, oui, mais d’un thyrse de flamme
    967 Un grand espoir d’honneur m’est venu frapper l’âme ;
    968 Il m’attise au côté l’amour délicieux
    969 Des Muses ! et tout plein de leur vertu, j’explore
    970 Des déserts que nul autre au mont Piérus encore
    971 N’a foulés ! Il me plait d’aller faire jaillir
    972 Des eaux vierges encore ; il me plaît de cueillir
    973 Des fleurs neuves, d’atteindre une illustre couronne
    974 Dont les Muses n’ont ceint les tempes de personne !
    975 Et mon objet est grand ! Je viens rompre les fers
    976 Dont les religions garrottent l’âme humaine.
    977 Je chante, illuminant un ténébreux domaine
    978 Où je colore tout de la beauté des vers !
    979 Et ce charme est utile à l’œuvre que je tente :
    980 Le médecin qui fait d’ingénieux efforts
    981 Pour donner aux enfants l’absinthe rebutante
    982 A d’un miel doux et blond du vase enduit les bords,
    983 Et l’approchant ainsi de leur lèvre amusée
    984 Leur verse à leur insu cette amère liqueur,
    985 Non pour mettre en péril leur candeur abusée,
    986 Mais leur rendre plutôt la vie et la vigueur ;
    987 Et moi, dont le sujet est si peu fait pour plaire,
    988 Sujet souvent ingrat aux disciples nouveaux
    989 Et toujours abhorré du rebelle vulgaire,
    990 Dans ce parler suave exposant mes travaux,
    991 J’ai voulu les dorer du doux miel de la Muse.
    992 Puisses-tu, jusqu’au bout, séduit par cette ruse,
    993 Avec moi pénétrer, sous le charme des vers,
    994 L’essence, la figure et l’art de l’Univers !
    995 
    996      Solides, tu le sais, les germes de matière
    997 Vont et viennent sans fin, masse à jamais entière ;
    998 Mais leur somme, ce point doit être examiné,
    999 Est-elle ou non finie ? Et j’ai déterminé
   1000 Le lieu, l’espace libre où s’agite le monde.
   1001 Ce vide, recherchons s’il offre un champ borné
   1002 Ou d’un abîme ouvert l’immensité profonde.
   1003      Certes, dans aucun sens le Tout n’est limité :
   1004 Car il faudrait qu’au Tout fût une extrémité ;
   1005 Or, nulle extrémité n’existe en une chose
   1006 Sans quelque être au-delà qui la borne et qui pose
   1007 Un terme où le trajet du regard aboutit ;
   1008 Donc le Tout (hors duquel n’est rien sans contredit)
   1009 Manquant d’extrémité n’a ni fin ni mesure.
   1010 Et n’importe en quel lieu l’on s’y trouve placé,
   1011 Toujours de quelque poste éloigné qu’on s’assure,
   1012 On voit tout l’infini de toutes parts laissé.
   1013      En outre, supposons fini l’espace vide ;
   1014 Que si quelqu’un se porte à son extrême bord,
   1015 Et là, juste au confin, décoche un trait rapide,
   1016 Admets-tu que, brandi par un puissant effort,
   1017 Le trait d’un libre vol fuie où la main l’adresse,
   1018 Ou bien que devant lui quelque obstacle se dresse ?
   1019 C’est l’un ou l’autre : il faut évidemment opter ;
   1020 Des deux parts point d’issue ! et tu dois reconnaître
   1021 Qu’à l’infini s’étend tout l’ensemble de l’être,
   1022 Car, ou bien, quelque objet venant l’intercepter,
   1023 Ce trait n’atteindra pas à la limite même,
   1024 Ou, s’il passe, il n’est point parti du bord extrême.
   1025 Je te peux suivre ainsi, tu recules en vain
   1026 
   1027 N’importe où ; qu’advient-il de cette flèche enfin ?
   1028 Elle ne peut trouver nulle part de limite,
   1029 Il s’ouvre une carrière éternelle à sa fuite.
   1030      En outre, que l’espace entier soit limité,
   1031 Qu’en un cercle fixé le Tout se circonscrive,
   1032 Aussitôt par son poids la matière massive
   1033 Se ramasse en un bloc au fond précipité ;
   1034 Sous la voûte du ciel rien, plus rien ne circule,
   1035 Même il n’est plus ni ciel ni rayons de soleil.
   1036 La matière, en effet, qui toute s’accumule,
   1037 Dès l’infini du temps croupit dans le sommeil.
   1038 Il n’en est point ainsi : les corps élémentaires
   1039 N’ont jamais de repos, car il n’est pas de fond
   1040 Où tous ils puissent tendre et rester sédentaires ;
   1041 Dans une activité sans fin les choses vont
   1042 En tous sens, et le flot des principes du monde,
   1043 Étemels et lancés du sein du gouffre, abonde.
   1044      L’objet borne l’objet, partout nous l’observons :
   1045 Les monts limitent l’air, et l’air enceint les monts,
   1046 La mer confine au sol, le sol aux mers confine ;
   1047 Mais le Tout hors de soi n’a rien qui le termine.
   1048 Une lueur de foudre en son rapide cours
   1049 Peut, tant la profondeur de l’espace est immense,
   1050 Suivre le vol du temps en y fuyant toujours,
   1051 Et toujours sa carrière en entier recommence.
   1052 Ainsi, de tous côtés, des abîmes ouverts ;
   1053 Nulle part, de limite à l’énorme univers !
   1054 La Nature interdit à cette somme entière
   1055 Des choses toute borne, en forçant la matière
   1056 À borner l’être vide et la bornant par lui ;
   1057 
   1058 Tous deux font l’un par l’autre un ensemble infini.
   1059 Si l’un, absorbant l’autre, eût franchi sa barrière,
   1060 Usurpant à lui seul toute l’immensité,
   1061 Ni terre alors, ni mer, ni coupole sereine
   1062 Du ciel, ni corps sacrés des Dieux, ni race humaine,
   1063 Rien n’eût, un seul moment de l’heure, subsisté ;
   1064 La matière disjointe, en poudre, éparse toute,
   1065 Par le grand vide irait vagabonde et dissoute ;
   1066 Ou plutôt, de tout temps diffuse et sans lien,
   1067 Ne se pouvant grouper, elle ne créerait rien.
   1068      Et ce n’est certes point par conseil et génie
   1069 Que les germes entre eux se sont coordonnés ;
   1070 Ils n’ont point stipulé leur future harmonie ;
   1071 Mais de mille façons, mus, heurtés, combinés,
   1072 Ils explorent partout l’étendue infinie ;
   1073 Essayant toute sorte et de jeux et d’accords,
   1074 Ils parviennent enfin jusqu’à ces assemblages
   1075 Où se fixe créé le monde entier des corps,
   1076 Qui reste organisé pour un grand nombre d’âges
   1077 Dès que les mouvements ont trouvé leurs concerts.
   1078 L’eau des fleuves ainsi roule aux avides mers
   1079 Et les comble à grands flots, et les races pullulent
   1080 Florissantes, la terre au doux soleil mûrit
   1081 Des fruits nouveaux, les feux éthérés qui circulent
   1082 Vivent ! Mais il fallait que l’infini s’ouvrît
   1083 D’où jaillit la matière, abondamment offerte
   1084 À tous, en temps voulu, pour réparer leur perte.
   1085      Comme les animaux privés de se nourrir
   1086 Défaillent amaigris, le monde doit mourir
   1087 Si par quelque motif, en détournant sa course,
   1088 
   1089 La matière une fois le laisse sans ressource.
   1090      Puis les chocs du dehors ne peuvent de partout
   1091 Tenir l’ensemble uni, comme qu’il se compose ;
   1092 Leur pression fréquente en maintient quelque chose,
   1093 Tandis que d’autres corps viennent remplir le tout ;
   1094 Mais cette pression, qu’un ressaut entrecoupe,
   1095 Laisse aux germes ainsi la place et le moment
   1096 De fuir, et de jaillir en liberté du groupe.
   1097 Il faut donc qu’il en vienne encore abondamment,
   1098 Et qu’à flots infinis la matière se presse,
   1099 Afin qu’aussi les chocs se succèdent sans cesse.
   1100      Sur ce point, Memmius, prends garde et ne crois pas
   1101 Que tout, comme ils l’ont dit, tende au centre du monde,
   1102 Qu’ainsi de l’Univers l’équilibre se fonde
   1103 Sans chocs extérieurs, et qu’en haut comme en bas,
   1104 Tout tendant au milieu, rien ne se désagrège ;
   1105 Quelque chose aurait donc en soi son propre siège,
   1106 Et les corps lourds qui sont sous terre, montant tous,
   1107 Prendraient pied sur le sol à l’opposé de nous.
   1108 Comme on voit des objets les images dans l’onde,
   1109 Un peuple d’animaux, selon eux, vagabonde
   1110 Renversé, sans qu’il puisse au-dessous plutôt choir
   1111 De terre en ciel qu’ici nos corps n’ont le pouvoir
   1112 D’eux-mêmes de voler vers le céleste temple ;
   1113 Ceux-là voient le soleil, lorsque notre œil contemple
   1114 Les astres de la nuit ; avec nous tour à tour
   1115 Partageant l’heure, ils font leur nuit de notre jour.
   1116      Chimères, dont l’erreur de ces fous était grosse,
   1117 Parce qu’ils ont d’abord pris une route fausse :
   1118 Il ne peut être au vide, au lieu sans horizon,
   1119 
   1120 Nul centre ; y fût-il même un centre, aucune chose
   1121 Ne doit se fixer là par cette seule cause
   1122 Plutôt qu’ailleurs siéger pour toute autre raison.
   1123 En effet, tout le lieu, l’espace appelé vide,
   1124 Doit s’ouvrir dans le centre aussi bien qu’en dehors
   1125 Aux corps pesants partout où leur chute les guide.
   1126 Il n’est pas d’endroit tel qu’arrivé là le corps,
   1127 Cessant de graviter, dans l’abîme réside.
   1128 Tout vide sous le poids qui s’y veut appuyer
   1129 Cède indéfiniment par son essence même.
   1130 Rien de tel ne peut donc maintenir le système
   1131 Des corps, et par l’attrait d’un centre les lier.
   1132      Ce ne sont pas d’ailleurs tous les corps qu’ils prétendent
   1133 Vers le centre poussés, mais bien certains d’entre eux :
   1134 Les terres, les liqueurs, les corps quasi terreux,
   1135 Océans, grandes eaux qui des sommets descendent ;
   1136 Tandis qu’inversement les atomes de feu,
   1137 Les particules d’air s’écartent du milieu :
   1138 Tout l’éther étoilé vibre en formant la sphère,
   1139 Et le soleil repaît ses flammes au champ bleu
   1140 Du ciel, où tout le feu rayonné s’agglomère.
   1141 Des arbres, disent-ils, jamais ne verdirait
   1142 Le faîte, si du sol chacun d’eux ne tirait
   1143 Les murs rompus du monde, entraînant tout le reste,
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   1145 Ou que ne croule bas l’ample voûte céleste,
   1146 Que, sous les pieds la terre en un clin d’œil fuyant,
   1147 Dans leurs débris mêlés cieux et choses broyant
   1148 Les corps, tout n’aille au vide, immensité profonde,
   1149 Et qu’en un point de temps rien ne subsiste au monde
   1150 Hors la matière aveugle et l’espace désert.
   1151 Car, si les éléments font faute en quelque place,
   1152 Au désastre commun c’est un passage ouvert :
   1153 La matière par là va jaillir toute en masse.
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   1155      Retiens ces vers, le reste aisément s’en déduit :
   1156 Un point éclaircit l’autre, en vain la nuit obscure
   1157 Couvre tes pas, va lire au cœur de la Nature :
   1158 Va ! c’est ainsi qu’au vrai le vrai s’allume et luit !
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