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mithridate (81272B)


      1 On nous faisait, Arbate, un fidèle rapport:
      2 Rome en effet triomphe, et Mithridate est mort.
      3 Les Romains, vers l'Euphrate, ont attaqué mon père,
      4 Et trompé dans la nuit sa prudence ordinaire.
      5 Après un long combat, tout son camp dispersé
      6 Dans la foule des morts en fuyant l'a laissé,
      7 Et j'ai su qu'un soldat dans les mains de Pompée
      8 Avec son diadème a remis son épée.
      9 Ainsi ce roi qui seul a durant quarante ans
     10 Lassé tout ce que Rome eut de chefs importants,
     11 Et qui dans l'Orient balançant la fortune,
     12 Vengeait de tous les rois la querelle commune,
     13 Meurt, et laisse après lui, pour venger son trépas,
     14 Deux fils infortunés qui ne s'accordent pas.
     15 Vous, Seigneur! Quoi? l'ardeur de régner en sa place
     16 Rend déjà Xipharès ennemi de Pharnace?
     17 Non, je ne prétends point, cher Arbate, à ce prix
     18 D'un malheureux Empire acheter le débris.
     19 Je sais en lui des ans respecter l'avantage;
     20 Et content des États marqués pour mon partage,
     21 Je verrai sans regret tomber entre ses mains
     22 Tout ce que lui promet l'amitié des Romains.
     23 L'amitié des Romains? Le fils de Mithridate,
     24 Seigneur! Est-il bien vrai? N'en doute point, Arbate.
     25 Pharnace, dès longtemps tout Romain dans le coeur,
     26 Attend tout maintenant de Rome et du vainqueur.
     27 Et moi, plus que jamais à mon père fidèle,
     28 Je conserve aux Romains une haine immortelle.
     29 Cependant et ma haine et ses prétentions
     30 Sont les moindres sujets de nos divisions.
     31 Et quel autre intérêt contre lui vous anime?
     32 Je m'en vais t'étonner. Cette belle Monime,
     33 Qui du Roi notre père attira tous les voeux,
     34 Dont Pharnace, après lui, se déclare amoureux...
     35 Hé bien, Seigneur? Je l'aime, et ne veux plus m'en taire
     36 Puisque enfin pour rival je n'ai plus que mon frère.
     37 Tu ne t'attendais pas sans doute à ce discours;
     38 Mais ce n'est point, Arbate, un secret de deux jours.
     39 Cet amour s'est longtemps accru dans le silence.
     40 Que n'en puis-je à tes yeux marquer la violence,
     41 Et mes premiers soupirs, et mes derniers ennuis?
     42 Mais en l'état funeste où nous sommes réduits,
     43 Ce n'est guère le temps d'occuper ma mémoire
     44 À rappeler le cours d'une amoureuse histoire.
     45 Qu'il te suffise donc, pour me justifier,
     46 Que je vis, que j'aimai la Reine le premier;
     47 Que mon père ignorait jusqu'au nom de Monime,
     48 Quand je conçus pour elle un amour légitime.
     49 Il la vit. Mais au lieu d'offrir à ses beautés
     50 Un hymen, et des voeux dignes d'être écoutés,
     51 Il crut que sans prétendre une plus haute gloire,
     52 Elle lui céderait une indigne victoire.
     53 Tu sais par quels efforts il tenta sa vertu,
     54 Et que lassé d'avoir vainement combattu,
     55 Absent, mais toujours plein de son amour extrême,
     56 Il lui fit par tes mains porter son diadème.
     57 Juge de mes douleurs, quand des bruits trop certains
     58 M'annoncèrent du Roi l'amour et les desseins,
     59 Quand je sus qu'à son lit Monime réservée
     60 Avait pris avec toi le chemin de Nymphée.
     61 Hélas! ce fut encor dans ce temps odieux
     62 Qu'aux offres des Romains ma mère ouvrit les yeux;
     63 Ou pour venger sa foi par cet hymen trompée,
     64 Ou ménageant pour moi la faveur de Pompée,
     65 Elle trahit mon père, et rendit aux Romains
     66 La place et les trésors confiés en ses mains.
     67 Que devins-je au récit du crime de ma mère!
     68 Je ne regardai plus mon rival dans mon père;
     69 J'oubliai mon amour par le sien traversé:
     70 Je n'eus devant les yeux que mon père offensé.
     71 J'attaquai les Romains; et ma mère éperdue
     72 Me vit, en reprenant cette place rendue,
     73 À mille coups mortels contre eux me dévouer,
     74 Et chercher en mourant à la désavouer.
     75 L'Euxin, depuis ce temps, fut libre, et l'est encore;
     76 Et des rives de Pont aux rives du Bosphore,
     77 Tout reconnut mon père, et ses heureux vaisseaux
     78 N'eurent plus d'ennemis que les vents et les eaux.
     79 Je voulais faire plus. Je prétendais, Arbate,
     80 Moi-même à son secours m'avancer vers l'Euphrate.
     81 Je fus soudain frappé du bruit de son trépas.
     82 Au milieu de mes pleurs, je ne le cèle pas,
     83 Monime, qu'en tes mains mon père avait laissée,
     84 Avec tous ses attraits revint en ma pensée.
     85 Que dis-je? en ce malheur je tremblai pour ses jours;
     86 Je redoutai du Roi les cruelles amours.
     87 Tu sais combien de fois ses jalouses tendresses
     88 Ont pris soin d'assurer la mort de ses maîtresses.
     89 Je volai vers Nymphée; et mes tristes regards
     90 Rencontrèrent Pharnace au pied de ses remparts.
     91 J'en conçus, je l'avoue, un présage funeste.
     92 Tu nous reçus tous deux, et tu sais tout le reste.
     93 Pharnace, en ses desseins toujours impétueux,
     94 Ne dissimula point ses voeux présomptueux. -
     95 De mon père à la Reine il conta la disgrâce,
     96 L'assura de sa mort, et s'offrit en sa place.
     97 Comme il le dit, Arbate, il veut l'exécuter.
     98 Mais enfin, à mon tour, je prétends éclater.
     99 Autant que mon amour respecta la puissance
    100 D'un père à qui je fus dévoué dès l'enfance,
    101 Autant ce même amour, maintenant révolté,
    102 De ce nouveau rival brave l'autorité.
    103 Ou Monime, à ma flamme elle-même contraire,
    104 Condamnera l'aveu que je prétends lui faire;
    105 Ou bien, quelques malheurs qu'il en puisse avenir,
    106 Ce n'est que par ma mort qu'on la peut obtenir.
    107 Voilà tous les secrets que je voulais t'apprendre.
    108 C'est à toi de choisir quel parti tu dois prendre,
    109 Qui des deux te paraît plus digne de ta foi,
    110 L'esclave des Romains, ou le fils de ton roi.
    111 Fier de leur amitié, Pharnace croit peut-être
    112 Commander dans Nymphée, et me parler en maître.
    113 Mais ici mon pouvoir ne connaît point le sien:
    114 Le Pont est son partage, et Colchos est le mien;
    115 Et l'on sait toujours que la Colchide et ses princes
    116 Ont compté ce Bosphore au rang de leurs provinces.
    117 Commandez-moi, Seigneur. Si j'ai quelque pouvoir,
    118 Mon choix est déjà fait, je ferai mon devoir.
    119 Avec le même zèle, avec la même audace
    120 Que je servais le père et gardais cette place,
    121 Et contre votre frère, et même contre vous,
    122 Après la mort du Roi je vous sers contre tous.
    123 Sans vous, ne sais-je pas que ma mort assurée
    124 De Pharnace en ces lieux allait suivre l'entrée?
    125 Sais-je pas que mon sang, par ses mains répandu,
    126 Eût souillé ce rempart contre lui défendu?
    127 Assurez-vous du coeur et du choix de la Reine.
    128 Du reste, ou mon crédit n'est plus qu'une ombre vaine,
    129 Ou Pharnace, laissant le Bosphore en vos mains,
    130 Ira jouir ailleurs des bontés des Romains.
    131 Que ne devrai-je point à cette ardeur extrême!
    132 Mais on vient. Cours, ami: c'est Monime elle-même.
    133 Seigneur, je viens à vous. Car enfin aujourd'hui,
    134 Si vous m'abandonnez, quel sera mon appui?
    135 Sans parents, sans amis, désolée et craintive,
    136 Reine longtemps de nom, mais en effet captive,
    137 Et veuve maintenant sans avoir eu d'époux,
    138 Seigneur, de mes malheurs ce sont là les plus doux.
    139 Je tremble à vous nommer l'ennemi qui m'opprime.
    140 J'espère toutefois qu'un coeur si magnanime
    141 Ne sacrifîra point les pleurs des malheureux
    142 Aux intérêts du sang qui vous unit tous deux.
    143 Vous devez à ces mots reconnaître Pharnace.
    144 C'est lui, Seigneur, c'est lui dont la coupable audace
    145 Veut, la force à la main, m'attacher à son sort
    146 Par un hymen pour moi plus cruel que la mort.
    147 Sous quel astre ennemi faut-il que je sois née?
    148 Au joug d'un autre hymen sans amour destinée,
    149 À peine je suis libre et goûte quelque paix,
    150 Qu'il faut que je me livre à tout ce que je hais.
    151 Peut-être je devrais, plus humble en ma misère,
    152 Me souvenir du moins que je parle à son frère.
    153 Mais, soit raison, destin, soit que ma haine en lui
    154 Confonde les Romains dont il cherche l'appui,
    155 Jamais hymen formé sous le plus noir auspice
    156 De l'hymen que je crains n'égala le supplice.
    157 Et si Monime en pleurs ne vous peut émouvoir,
    158 Si je n'ai plus pour moi que mon seul désespoir,
    159 Au pied du même autel où je suis attendue,
    160 Seigneur, vous me verrez, à moi-même rendue,
    161 Percer ce triste coeur qu'on veut tyranniser,
    162 Et dont jamais encor je n'ai pu disposer.
    163 Madame, assurez-vous de mon obéissance;
    164 Vous avez dans ces lieux une entière puissance.
    165 Pharnace ira, s'il veut, se faire craindre ailleurs.
    166 Mais vous ne savez pas encor tous vos malheurs.
    167 Hé! quel nouveau malheur peut affliger Monime,
    168 Seigneur? Si vous aimer c'est faire un si grand crime,
    169 Pharnace n'en est pas seul coupable aujourd'hui;
    170 Et je suis mille fois plus criminel que lui.
    171 Vous! Mettez ce malheur au rang des plus funestes;
    172 Attestez, s'il le faut, les puissances célestes
    173 Contre un sang malheureux, né pour vous tourmenter,
    174 Père, enfants, animés à vous persécuter.
    175 Mais avec quelque ennui que vous puissiez apprendre
    176 Cet amour criminel qui vient de vous surprendre,
    177 Jamais tous vos malheurs ne sauraient approcher
    178 Des maux que j'ai soufferts en le voulant cacher.
    179 Ne croyez point pourtant que semblable à Pharnace,
    180 Je vous serve aujourd'hui pour me mettre en sa place.
    181 Vous voulez être à vous, j'en ai donné ma foi,
    182 Et vous ne dépendrez ni de lui ni de moi.
    183 Mais quand je vous aurai pleinement satisfaite,
    184 En quels lieux avez-vous choisi votre retraite?
    185 Sera-ce loin, Madame, ou près de mes États?
    186 Me sera-t-il permis d'y conduire vos pas?
    187 Verrez-vous d'un même oeil le crime et l'innocence?
    188 En fuyant mon rival fuirez-vous ma présence?
    189 Pour prix d'avoir si bien secondé vos souhaits,
    190 Faudra-t-il me résoudre à ne vous voir jamais?
    191 Ah! que m'apprenez-vous? Hé quoi? belle Monime,
    192 Si le temps peut donner quelque droit légitime,
    193 Faut-il vous dire ici que le premier de tous
    194 Je vous vis, je formai le dessein d'être à vous,
    195 Quand vos charmes naissants, inconnus à mon père,
    196 N'avaient encor paru qu'aux yeux de votre mère?
    197 Ah! si par mon devoir forcé de vous quitter,
    198 Tout mon amour alors ne put pas éclater,
    199 Ne vous souvient-il plus, sans compter tout le reste,
    200 Combien je me plaignis de ce devoir funeste?
    201 Ne vous souvient-il plus, en quittant vos beaux yeux,
    202 Quelle vive douleur attendrit mes adieux?
    203 Je m'en souviens tout seul. Avouez-le, Madame,
    204 Je vous rappelle un songe effacé de votre âme.
    205 Tandis que loin de vous, sans espoir de retour,
    206 Je nourrissais encor un malheureux amour,
    207 Contente, et résolue à l'hymen de mon père,
    208 Tous les malheurs du fils ne vous affligeaient guère.
    209 Hélas! Avez-vous plaint un moment mes ennuis?
    210 Prince... n'abusez point de l'état où je suis.
    211 En abuser, ô ciel! Quand je cours vous défendre,
    212 Sans vous demander rien, sans oser rien prétendre;
    213 Que vous dirai-je enfin? lorsque je vous promets
    214 De vous mettre en état de ne me voir jamais.
    215 C'est me promettre plus que vous ne sauriez faire.
    216 Quoi? malgré mes serments, vous croyez le contraire?
    217 Vous croyez qu'abusant de mon autorité,
    218 Je prétends attenter à votre liberté!
    219 On vient, Madame, on vient... Expliquez-vous, de grâce.
    220 Un mot. Défendez-moi des fureurs de Pharnace.
    221 Pour me faire, Seigneur, consentir à vous voir,
    222 Vous n'aurez pas besoin d'un injuste pouvoir.
    223 Ah! Madame... Seigneur, vous voyez votre frère.
    224 Jusques à quand, Madame, attendrez-vous mon père?
    225 Des témoins de sa mort viennent à tous moments
    226 Condamner votre doute et vos retardements.
    227 Venez, fuyez l'aspect de ce climat sauvage,
    228 Qui ne parle à vos yeux que d'un triste esclavage.
    229 Un peuple obéissant vous attend à genoux
    230 Sous un ciel plus heureux et plus digne de vous.
    231 Le Pont vous reconnaît dès longtemps pour sa reine;
    232 Vous en portez encor la marque souveraine;
    233 Et ce bandeau royal fut mis sur votre front
    234 Comme un gage assuré de l'empire de Pont.
    235 Maître de cet État que mon père me laisse,
    236 Madame, c'est à moi d'accomplir sa promesse.
    237 Mais il faut, croyez-moi, sans attendre plus tard,
    238 Ainsi que notre hymen presser notre départ.
    239 Nos intérêts communs et mon coeur le demandent.
    240 Prêts à vous recevoir, mes vaisseaux vous attendent.
    241 Et du pied de l'autel vous y pouvez monter,
    242 Souveraine des mers qui vous doivent porter.
    243 Seigneur, tant de bontés ont lieu de me confondre.
    244 Mais puisque le temps presse, et qu'il faut vous répondre,
    245 Puis-je, laissant la feinte et les déguisements,
    246 Vous découvrir ici mes secrets sentiments?
    247 Vous pouvez tout. Je crois que je vous suis connue.
    248 Éphèse est mon pays; mais je suis descendue
    249 D'aïeux, ou rois, Seigneur, ou héros, qu'autrefois
    250 Leur vertu, chez les Grecs, mit au-dessus des rois.
    251 Mithridate me vit. Éphèse, et l'Ionie,
    252 À son heureux empire était alors unie.
    253 Il daigna m'envoyer ce gage de sa foi.
    254 Ce fut pour ma famille une suprême loi:
    255 Il fallut obéir. Esclave couronnée,
    256 Je partis pour l'hymen où j'étais destinée.
    257 Le Roi, qui m'attendait au sein de ses États,
    258 Vit emporter ailleurs ses desseins et ses pas,
    259 Et tandis que la guerre occupait son courage,
    260 M'envoya dans ces lieux éloignés de l'orage.
    261 J'y vins: j'y suis encor. Mais cependant, Seigneur,
    262 Mon père paya cher ce dangereux honneur,
    263 Et les Romains vainqueurs, pour première victime,
    264 Prirent Philopoemen, le père de Monime.
    265 Sous ce titre funeste il se vit immoler;
    266 Et c'est de quoi, Seigneur, j'ai voulu vous parler.
    267 Quelque juste fureur dont je sois animée,
    268 Je ne puis point à Rome opposer une armée;
    269 Inutile témoin de tous ses attentats,
    270 Je n'ai pour me venger ni sceptre ni soldats;
    271 Enfin, je n'ai qu'un coeur. Tout ce que je puis faire,
    272 C'est de garder la foi que je dois à mon père,
    273 De ne point dans son sang aller tremper mes mains
    274 En épousant en vous l'allié des Romains.
    275 Que parlez-vous de Rome et de son alliance?
    276 Pourquoi tout ce discours et cette défiance?
    277 Qui vous dit qu'avec eux je prétends m'allier?
    278 Mais vous-même, Seigneur, pouvez-vous le nier?
    279 Comment m'offririez-vous l'entrée et la couronne
    280 D'un pays que partout leur armée environne,
    281 Si le traité secret qui vous lie aux Romains
    282 Ne vous en assurait l'empire et les chemins?
    283 De mes intentions je pourrais vous instruire,
    284 Et je sais les raisons que j'aurais à vous dire,
    285 Si laissant en effet les vains déguisements,
    286 Vous m'aviez expliqué vos secrets sentiments.
    287 Mais enfin je commence, après tant de traverses,
    288 Madame, à rassembler vos excuses diverses;
    289 Je crois voir l'intérêt que vous voulez celer,
    290 Et qu'un autre qu'un père ici vous fait parler.
    291 Quel que soit l'intérêt qui fait parler la Reine,
    292 La réponse, Seigneur, doit-elle être incertaine?
    293 Et contre les Romains votre ressentiment
    294 Doit-il pour éclater balancer un moment?
    295 Quoi! nous aurons d'un père entendu la disgrâce,
    296 Et lents à le venger, prompts à remplir sa place,
    297 Nous mettrons notre honneur et son sang en oubli?
    298 Il est mort: savons-nous s'il est enseveli?
    299 Qui sait si dans le temps que votre âme empressée
    300 Forme d'un doux hymen l'agréable pensée,
    301 Ce roi, que l'Orient tout plein de ses exploits
    302 Peut nommer justement le dernier de ses rois,
    303 Dans ses propres États privé de sépulture,
    304 Ou couché sans honneur dans une foule obscure,
    305 N'accuse point le ciel qui le laisse outrager,
    306 Et des indignes fils qui n'osent le venger?
    307 Ah! ne languissons plus dans un coin du Bosphore.
    308 Si dans tout l'univers quelque roi libre encore,
    309 Parthe, Scythe ou Sarmate, aime sa liberté,
    310 Voilà nos alliés: marchons de ce côté,
    311 Vivons ou périssons dignes de Mithridate,
    312 Et songeons bien plutôt, quelque amour qui nous flatte,
    313 À défendre du joug et nous et nos États,
    314 Qu'à contraindre des coeurs qui ne se donnent pas.
    315 Il sait vos sentiments. Me trompais-je, Madame?
    316 Voilà cet intérêt si puissant sur votre âme,
    317 Ce père, ces Romains que vous me reprochez.
    318 J'ignore de son coeur les sentiments cachés;
    319 Mais je m'y soumettrais sans vouloir rien prétendre,
    320 Si, comme vous, Seigneur, je croyais les entendre.
    321 Vous feriez bien; et moi, je fais ce que je doi:
    322 Votre exemple n'est pas une règle pour moi.
    323 Toutefois en ces lieux je ne connais personne
    324 Qui ne doive imiter l'exemple que je donne.
    325 Vous pourriez à Colchos vous expliquer ainsi.
    326 Je le puis à Colchos, et je le puis ici.
    327 Ici? Vous y pourriez rencontrer votre perte...
    328 Princes, toute h mer est de vaisseaux couverte,
    329 Et bientôt, démentant le faux bruit de sa mort,
    330 Mithridate lui-même arrive dans le port.
    331 Mithridate! Mon père! Ah! que viens-je d'entendre?
    332 Quelques vaisseaux légers sont venus nous l'apprendre:
    333 C'est lui-même; et déjà, pressé de son devoir,
    334 Arbate loin du bord l'est allé recevoir.
    335 Qu'avons-nous fait! Adieu, Prince. Quelle nouvelle!
    336 Mithridate revient? Ah! fortune cruelle!
    337 Ma vie et mon amour tous deux courent hasard,
    338 Les Romains que j'attends arriveront trop tard.
    339 Comment faire? J'entends que votre coeur soupire,
    340 Et j'ai conçu l'adieu qu'elle vient de vous dire,
    341 Prince; mais ce discours demande un autre temps:
    342 Nous avons aujourd'hui des soins plus importants.
    343 Mithridate revient, peut-être inexorable.
    344 Plus il est malheureux, plus il est redoutable.
    345 Le péril est pressant plus que vous ne pensez.
    346 Nous sommes criminels, et vous le connaissez.
    347 Rarement l'amitié désarme sa colère;
    348 Ses propres fils n'ont point de juge plus sévère;
    349 Et nous l'avons vu même à ses cruels soupçons
    350 Sacrifier deux fils pour de moindres raisons.
    351 Craignons pour vous, pour moi, pour la Reine elle-même:
    352 Je la plains, d'autant plus que Mithridate l'aime.
    353 Amant avec transport, mais jaloux sans retour,
    354 Sa haine va toujours plus loin que son amour.
    355 Ne vous assurez point sur l'amour qu'il vous porte:
    356 Sa jalouse fureur n'en sera que plus forte.
    357 Songez-y. Vous avez la faveur des soldats,
    358 Et j'aurai des secours que je n'explique pas.
    359 M'en croirez-vous? Courons assurer notre grâce:
    360 Rendons-nous, vous et moi, maîtres de cette place,
    361 Et faisons qu'à ses fils il ne puisse dicter
    362 Que les conditions qu'ils voudront accepter.
    363 Je sais quel est mon crime, et je connais mon père;
    364 Et j'ai par-dessus vous le crime de ma mère;
    365 Mais quelque amour encor qui me pût éblouir,
    366 Quand mon père paraît, je ne sais qu'obéir.
    367 Soyons-nous donc au moins fidèles l'un à l'autre.
    368 Vous savez mon secret, j'ai pénétré le vôtre
    369 Le Roi, toujours fertile en dangereux détours,
    370 S'armera contre nous de nos moindres discours.
    371 Vous savez sa coutume, et sous quelles tendresses
    372 Sa haine sait cacher ses trompeuses adresses.
    373 Allons. Puisqu'il le faut, je marche sur vos pas.
    374 Mais en obéissant ne nous trahissons pas.
    375 Quoi? vous êtes ici quand Mithridate arrive,
    376 Quand, pour le recevoir, chacun court sur la rive?
    377 Que faites-vous, Madame? et quel ressouvenir
    378 Tout à coup vous arrête, et vous fait revenir?
    379 N'offenserez-vous point un roi qui vous adore,
    380 Qui presque votre époux... Il ne l'est pas encore,
    381 Phoedime; et jusque-là je crois que mon devoir
    382 Est de l'attendre ici, sans l'aller recevoir.
    383 Mais ce n'est point, Madame, un amant ordinaire.
    384 Songez qu'à ce grand roi promise par un père,
    385 Vous avez de ses feux un gage solennel,
    386 Qu'il peut, quand il voudra, confirmer à l'autel.
    387 Croyez-moi, montrez-vous, venez à sa rencontre.
    388 Regarde en quel état tu veux que je me montre.
    389 Vois ce visage en pleurs; et loin de le chercher,
    390 Dis-moi plutôt, dis-moi que je m'aille cacher.
    391 Que dites-vous? Ô Dieux! Ah! retour qui me tue!
    392 Malheureuse! Comment paraîtrai-je à sa vue,
    393 Son diadème au front, et dans le fond du coeur,
    394 Phoedime... Tu m'entends, et tu vois ma rougeur.
    395 Ainsi vous retombez dans les mêmes alarmes
    396 Qui vous ont dans la Grèce arraché tant de larmes?
    397 Et toujours Xipharès revient vous traverser?
    398 Mon malheur est plus grand que tu ne peux penser.
    399 Xipharès ne s'offrait alors à ma mémoire
    400 Que tout plein de vertus, que tout brillant de gloire;
    401 Et je ne savais pas que pour moi plein de feux,
    402 Xipharès des mortels est le plus amoureux.
    403 Il vous aime, Madame! Et ce héros aimable...
    404 Est aussi malheureux que je suis misérable.
    405 Il m'adore, Phoedime; et les mêmes douleurs
    406 Qui m'affligeaient ici le tourmentaient ailleurs.
    407 Sait-il en sa faveur jusqu'où va votre estime?
    408 Sait-il que vous l'aimez? Il l'ignore, Phoedime.
    409 Les Dieux m'ont secourue; et mon coeur affermi
    410 N'a rien dit, ou du moins n'a parlé qu'à demi.
    411 Hélas! si tu savais, pour garder le silence,
    412 Combien ce triste coeur s'est fait de violence!
    413 Quels assauts, quels combats j'ai tantôt soutenus!
    414 Phoedime, si je puis je ne le verrai plus.
    415 Malgré tous les efforts que je pourrais me faire,
    416 Je verrais ses douleurs, je ne pourrais me taire.
    417 Il viendra, malgré moi, m'arracher cet aveu.
    418 Mais n'importe, s'il m'aime il en jouira peu;
    419 Je lui vendrai si cher ce bonheur qu'il ignore,
    420 Qu'il vaudrait mieux pour lui qu'il l'ignorât encore.
    421 On vient. Que faites-vous, Madame? Je ne puis.
    422 Je ne paraîtrai point dans le trouble où je suis.
    423 Princes, quelques raisons que vous me puissiez dire,
    424 Votre devoir ici n'a point dû vous conduire,
    425 Ni vous faire quitter, en de si grands besoins,
    426 Vous le Pont, vous Colchos, confiés à vos soins.
    427 Mais vous avez pour juge un père qui vous aime.
    428 Vous avez cru des bruits que j'ai semés moi-même;
    429 Je vous crois innocents, puisque vous le voulez,
    430 Et je rends grâce au ciel qui nous a rassemblés.
    431 Tout vaincu que je suis, et voisin du naufrage,
    432 Je médite un dessein digne de mon courage.
    433 Vous en serez tantôt instruits plus amplement.
    434 Allez, et laissez-moi reposer un moment.
    435 Enfin, après un an, tu me revois, Arbate,
    436 Non plus comme autrefois cet heureux Mithridate
    437 Qui de Rome toujours balançant le destin,
    438 Tenait entre elle et moi l'univers incertain.
    439 Je suis vaincu. Pompée a saisi l'avantage
    440 D'une nuit qui laissait peu de place au courage.
    441 Mes soldats presque nus, dans l'ombre intimidés,
    442 Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés,
    443 Le désordre partout redoublant les alarmes,
    444 Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes,
    445 Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux,
    446 Enfin toute l'horreur d'un combat ténébreux:
    447 Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste?
    448 Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste;
    449 Et je ne dois la vie, en ce commun effroi,
    450 Qu'au bruit de mon trépas que je laisse après moi.
    451 Quelque temps inconnu, j'ai traversé le Phase;
    452 Et de là, pénétrant jusqu'au pied du Caucase,
    453 Bientôt dans des vaisseaux sur l'Euxin préparés,
    454 J'ai rejoint de mon camp les restes séparés.
    455 Voilà par quels malheurs poussé dans le Bosphore,
    456 J'y trouve des malheurs qui m'attendaient encore.
    457 Toujours du même amour tu me vois enflammé:
    458 Ce coeur nourri de sang, et de guerre affamé,
    459 Malgré le faix des ans et du sort qui m'opprime,
    460 Traîne partout l'amour qui l'attache à Monime,
    461 Et n'a point d'ennemis qui lui soient odieux
    462 Plus que deux fils ingrats que je trouve en ces lieux.
    463 Deux fils, Seigneur? Écoute. À travers ma colère,
    464 Je veux bien distinguer Xipharès de son frère.
    465 Je sais que de tout temps à mes ordres soumis,
    466 Il hait autant que moi nos communs ennemis;
    467 Et j'ai vu sa valeur, à me plaire attachée,
    468 Justifier pour lui ma tendresse cachée.
    469 Je sais même, je sais avec quel désespoir
    470 À tout autre intérêt préférant son devoir,
    471 Il courut démentir une mère infidèle,
    472 Et tira de son crime une gloire nouvelle;
    473 Et je ne puis encor ni n'oserais penser
    474 Que ce fils si fidèle ait voulu m'offenser.
    475 Mais tous deux en ces lieux que pouvaient-ils attendre?
    476 L'un et l'autre à la Reine ont-ils osé prétendre?
    477 Avec qui semble-t-elle en secret s'accorder?
    478 Moi-même de quel oeil dois-je ici l'aborder?
    479 Parle. Quelque désir qui m'entraîne auprès d'elle,
    480 Il me faut de leurs coeurs rendre un compte fidèle.
    481 Qu'est-ce qui s'est passé? Qu'as-tu vu? Que sais-tu?
    482 Depuis quel temps, pourquoi, comment t'es-tu rendu?
    483 Seigneur, depuis huit jours l'impatient Pharnace
    484 Aborda le premier au pied de cette place,
    485 Et de votre trépas autorisant le bruit
    486 Dans ces murs aussitôt voulut être introduit.
    487 Je ne m'arrêtai point à ce bruit téméraire;
    488 Et je n'écoutais rien, si le prince son frère,
    489 Bien moins par ses discours, Seigneur, que par ses pleurs,
    490 Ne m'eût en arrivant confirmé vos malheurs.
    491 Enfin que firent-ils? Pharnace entrait à peine
    492 Qu'il courut de ses feux entretenir la Reine,
    493 Et s'offrir d'assurer par un hymen prochain
    494 Le bandeau qu'elle avait reçu de votre main.
    495 Traître! sans lui donner le loisir de répandre
    496 Les pleurs que son amour aurait dus à ma cendre!
    497 Et son frère? Son frère, au moins jusqu'à ce jour,
    498 Seigneur, dans ses desseins n'a point marque d'amour,
    499 Et toujours avec vous son coeur d'intelligence
    500 N'a semblé respirer que guerre et que vengeance.
    501 Mais encor quel dessein le conduisait ici?
    502 Seigneur, vous en serez tôt ou tard éclairci.
    503 Parle, je te l'ordonne, et je veux tout apprendre.
    504 Seigneur, jusqu'à ce jour, ce que j'ai pu comprendre,
    505 Ce prince a cru pouvoir, après votre trépas,
    506 Compter cette province au rang de ses États:
    507 Et sans connaître ici de lois que son courage,
    508 Il venait par la force appuyer son partage.
    509 Ah! c'est le moindre prix qu'il se doit proposer,
    510 Si le ciel de mon sort me laisse disposer.
    511 Oui, je respire, Arbate, et ma joie est extrême.
    512 Je tremblais, je l'avoue, et pour un fils que j'aime,
    513 Et pour moi, qui craignais de perdre un tel appui,
    514 Et d'avoir à combattre un rival tel que lui.
    515 Que Pharnace m'offense, il offre à ma colère
    516 Un rival dès longtemps soigneux de me déplaire,
    517 Qui toujours des Romains admirateur secret,
    518 Ne s'est jamais contre eux déclaré qu'à regret.
    519 Et s'il faut que pour lui Monime prévenue
    520 Ait pu porter ailleurs une amour qui m'est due,
    521 Malheur au criminel qui vient me la ravir,
    522 Et qui m'ose offenser et n'ose me servir!
    523 L'aime-t-elle? Seigneur, je vois venir la Reine.
    524 Dieux, qui voyez ici mon amour et ma haine,
    525 Épargnez mes malheurs, et daignez empêcher
    526 Que je ne trouve encor ceux que je vais chercher.
    527 Arbate, c'est assez: qu'on me laisse avec elle.
    528 Madame, enfin le ciel près de vous me rappelle,
    529 Et secondant du moins mes plus tendres souhaits,
    530 Vous rend à mon amour plus belle que jamais.
    531 Je ne m'attendais pas que de notre hyménée
    532 Je dusse voir si tard arriver la journée,
    533 Ni qu'en vous retrouvant, mon funeste retour
    534 Fît voir mon infortune, et non pas mon amour.
    535 C'est pourtant cet amour, qui de tant de retraites
    536 Ne me laisse choisir que les lieux où vous êtes;
    537 Et les plus grands malheurs pourront me sembler doux,
    538 Si ma présence ici n'en est point un pour vous.
    539 C'est vous en dire assez, si vous voulez m'entendre.
    540 Vous devez à ce jour dès longtemps vous attendre,
    541 Et vous portez, Madame, un gage de ma foi
    542 Qui vous dit tous les jours que vous êtes à moi.
    543 Allons donc assurer cette foi mutuelle.
    544 Ma gloire loin d'ici vous et moi nous appelle,
    545 Et sans perdre un moment pour ce noble dessein,
    546 Aujourd'hui votre époux, il faut partir demain.
    547 Seigneur, vous pouvez tout. Ceux par qui je respire
    548 Vous ont cédé sur moi leur souverain empire;
    549 Et quand vous userez de ce droit tout-puissant,
    550 Je ne vous répondrai qu'en vous obéissant.
    551 Ainsi, prête à subir un joug qui vous opprime,
    552 Vous n'allez à l'autel que comme une victime;
    553 Et moi, tyran d'un coeur qui se refuse au mien,
    554 Même en vous possédant je ne vous devrai rien.
    555 Ah! Madame, est-ce là de quoi me satisfaire?
    556 Faut-il que désormais, renonçant à vous plaire,
    557 Je ne prétende plus qu'à vous tyranniser?
    558 Mes malheurs, en un mot, me font-ils mépriser?
    559 Ah! pour tenter encor de nouvelles conquêtes,
    560 Quand je ne verrais pas des routes toutes prêtes,
    561 Quand le sort ennemi m'aurait jeté plus bas,
    562 Vaincu, persécuté, sans secours, sans États,
    563 Errant de mers en mers, et moins roi que pirate,
    564 Conservant pour tous biens le nom de Mithridate,
    565 Apprenez que suivi d'un nom si glorieux,
    566 Partout de l'univers j'attacherais les yeux,
    567 Et qu'il n'est point de rois, s'ils sont dignes de l'être,
    568 Qui, sur le trône assis, n'enviassent peut-être
    569 Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé,
    570 Que Rome et quarante ans ont à peine achevé.
    571 Vous-même, d'un autre oeil me verriez-vous, Madame,
    572 Si ces Grecs vos aïeux revivaient dans votre âme?
    573 Et puisqu'il faut enfin que je sois votre époux,
    574 N'était-il pas plus noble, et plus digne de vous,
    575 De joindre à ce devoir votre propre suffrage,
    576 D'opposer votre estime au destin qui m'outrage,
    577 Et de me rassurer, en flattant ma douleur,
    578 Contre la défiance attachée au malheur?
    579 Hé quoi? n'avez-vous rien, Madame, à me répondre?
    580 Tout mon empressement ne sert qu'à vous confondre.
    581 Vous demeurez muette; et loin de me parler,
    582 Je vois, malgré vos soins, vos pleurs prêts à couler.
    583 Moi, Seigneur? Je n'ai point de larmes à répandre.
    584 J'obéis. N'est-ce pas assez me faire entendre?
    585 Et ne suffit-il pas... Non, ce n'est pas assez.
    586 Je vous entends ici mieux que vous ne pensez.
    587 Je vois qu'on m'a dit vrai. Ma juste jalousie
    588 Par vos propres discours est trop bien éclaircie.
    589 Je vois qu'un fils perfide, épris de vos beautés,
    590 Vous a parlé d'amour, et que vous l'écoutez.
    591 Je vous jette pour lui dans des craintes nouvelles.
    592 Mais il jouira peu de vos pleurs infidèles,
    593 Madame, et désormais tout est sourd à mes lois,
    594 Ou bien vous l'avez vu pour la dernière fois.
    595 Appelez Xipharès. Ah! que voulez-vous faire?
    596 Xipharès... Xipharès n'a point trahi son père.
    597 Vous vous pressez en vain de le désavouer,
    598 Et ma tendre amitié ne peut que s'en louer.
    599 Ma honte en serait moindre, ainsi que votre crime,
    600 Si ce fils en effet digne de votre estime
    601 À quelque amour encore avait pu vous forcer.
    602 Mais qu'un traître, qui n'est hardi qu'à m'offenser,
    603 De qui nulle vertu n'accompagne l'audace,
    604 Que Pharnace, en un mot, ait pu prendre ma place?
    605 Qu'il soit aimé, Madame, et que je sois haï?
    606 Venez, mon fils, venez, votre père est trahi.
    607 Un fils audacieux insulte à ma ruine,
    608 Traverse mes desseins, m'outrage, m'assassine,
    609 Aime la Reine enfin, lui plaît, et me ravit
    610 Un coeur que son devoir à moi seul asservit.
    611 Heureux pourtant, heureux que dans cette disgrâce
    612 Je ne puisse accuser que la main de Pharnace;
    613 Qu'une mère infidèle, un frère audacieux
    614 Vous présentent en vain leur exemple odieux!
    615 Oui, mon fils, c'est vous seul sur qui je me repose,
    616 Vous seul qu'aux grands desseins que mon coeur se propose
    617 J'ai choisi dès longtemps pour digne compagnon,
    618 L'héritier de mon sceptre, et surtout de mon nom.
    619 Pharnace, en ce moment, et ma flamme offensée
    620 Ne peuvent pas tout seuls occuper ma pensée.
    621 D'un voyage important les soins et les apprêts,
    622 Mes vaisseaux qu'à partir il faut tenir tout prêts,
    623 Mes soldats dont je veux tenter la complaisance,
    624 Dans ce même moment demandent ma présence.
    625 Vous cependant ici veillez pour mon repos.
    626 D'un rival insolent arrêtez les complots.
    627 Ne quittez point la Reine, et s'il se peut, vous-même
    628 Rendez-la moins contraire aux voeux d'un roi qui l'aime.
    629 Détournez-la mon fils, d'un choix injurieux.
    630 Juge sans intérêt, vous la convaincrez mieux.
    631 En un mot, c'est assez éprouver ma faiblesse:
    632 Qu'elle ne pousse point cette même tendresse,
    633 Que sais-je? à des fureurs dont mon coeur outragé
    634 Ne se repentirait qu'après s'être vengé.
    635 Que dirai-je, Madame? Et comment dois-je entendre
    636 Cet ordre, ce discours que je ne puis comprendre?
    637 Serait-il vrai, grands Dieux! que trop aimé de vous,
    638 Pharnace eût en effet mérité ce courroux?
    639 Pharnace aurait-il part à ce désordre extrême?
    640 Pharnace? ô ciel! Pharnace? Ah! qu'entends-je moi-même?
    641 Ce n'est donc pas assez que ce funeste jour
    642 À tout ce que j'aimais m'arrache sans retour,
    643 Et que, de mon devoir esclave infortunée,
    644 À d'éternels ennuis je me voie enchaînée?
    645 Il faut qu'on joigne encor l'outrage à mes douleurs.
    646 À l'amour de Pharnace on impute mes pleurs.
    647 Malgré toute ma haine, on veut qu'il m'ait su plaire.
    648 Je le pardonne au Roi, qu'aveugle sa colère,
    649 Et qui de mes secrets ne peut être éclairci.
    650 Mais vous, Seigneur, mais vous, me traitez-vous ainsi?
    651 Ah! Madame, excusez un amant qui s'égare,
    652 Qui lui-même, lié par un devoir barbare,
    653 Se voit prêt de tout perdre, et n'ose se venger.
    654 Mais des fureurs du Roi que puis-je enfin juger?
    655 Il se plaint qu'à ses voeux un autre amour s'oppose.
    656 Quel heureux criminel en peut être la cause?
    657 Qui? Parlez. Vous cherchez, Prince, à vous tourmenter.
    658 Plaignez votre malheur sans vouloir l'augmenter.
    659 Je sais trop quel tourment je m'apprête moi-même.
    660 C'est peu de voir un père épouser ce que j'aime:
    661 Voir encore un rival honoré de vos pleurs,
    662 Sans doute c'est pour moi le comble des malheurs;
    663 Mais dans mon désespoir je cherche à les accroître.
    664 Madame, par pitié, faites-le-moi connoître.
    665 Quel est-il, cet amant? Qui dois-je soupçonner?
    666 Avez-vous tant de peine à vous l'imaginer?
    667 Tantôt, quand je fuyais une injuste contrainte,
    668 À qui contre Pharnace ai-je adressé ma plainte?
    669 Sous quel appui tantôt mon coeur s'est-il jeté?
    670 Quel amour ai-je enfin sans colère écouté?
    671 Ô ciel! Quoi? je serais ce bienheureux coupable
    672 Que vous avez pu voir d'un regard favorable?
    673 Vos pleurs pour Xipharès auraient daigné couler?
    674 Oui, Prince, il n'est plus temps de le dissimuler.
    675 Ma douleur pour se taire a trop de violence.
    676 Un rigoureux devoir me condamne au silence;
    677 Mais il faut bien enfin, malgré ses dures lois,
    678 Parler pour la première et la dernière fois.
    679 Vous m'aimez dès longtemps. Une égale tendresse
    680 Pour vous depuis longtemps m'afflige et m'intéresse,
    681 Songez depuis quel jour ces funestes appas
    682 Firent naître un amour qu'ils ne méritaient pas;
    683 Rappelez un espoir qui ne vous dura guère,
    684 Le trouble où vous jeta l'amour de votre père,
    685 Le tourment de me perdre et de le voir heureux,
    686 Les rigueurs d'un devoir contraire à tous vos voeux:
    687 Vous n'en sauriez, Seigneur, retracer la mémoire,
    688 Ni conter vos malheurs, sans conter mon histoire,
    689 Et lorsque ce matin j'en écoutais le cours,
    690 Mon coeur vous répondait tous vos mêmes discours.
    691 Inutile, ou plutôt funeste sympathie!
    692 Trop parfaite union par le sort démentie!
    693 Ah! par quel soin cruel le ciel avait-il joint
    694 Deux coeurs que l'un pour l'autre il ne destinait point?
    695 Car quel que soit vers vous le penchant qui m'attire,
    696 Je vous le dis, Seigneur, pour ne plus vous le dire,
    697 Ma gloire me rappelle et m'entraîne à l'autel
    698 Où je vais vous jurer un silence éternel.
    699 J'entends, vous gémissez. Mais telle est ma misère.
    700 Je ne suis point à vous, je suis à votre père.
    701 Dans ce dessein, vous-même, il faut me soutenir,
    702 Et de mon faible coeur m'aider à vous bannir.
    703 J'attends du moins, j'attends de votre complaisance
    704 Que désormais partout vous fuirez ma présence.
    705 J'en viens de dire assez pour vous persuader
    706 Que j'ai trop de raisons de vous le commander.
    707 Mais après ce moment, si ce coeur magnanime
    708 D'un véritable amour a brûlé pour Monime,
    709 Je ne reconnais plus la foi de vos discours
    710 Qu'au soin que vous prendrez de m'éviter toujours.
    711 Quelle marque, grands Dieux, d'un amour déplorable!
    712 Combien en un moment heureux et misérable!
    713 De quel comble de gloire et de félicités,
    714 Dans quel abîme affreux vous me précipitez!
    715 Quoi! j'aurai pu toucher un coeur comme le vôtre?
    716 Vous aurez pu m'aimer? et cependant un autre
    717 Possédera ce coeur dont j'attirais les voeux?
    718 Père injuste, cruel, mais d'ailleurs malheureux!
    719 Vous voulez que je fuie et que je vous évite?
    720 Et cependant le Roi m'attache à votre suite.
    721 Que dira-t-il? N'importe, il me faut obéir.
    722 Inventez des raisons qui puissent l'éblouir.
    723 D'un héros tel que vous c'est là l'effort suprême:
    724 Cherchez, Prince, cherchez, pour vous trahir vous-même,
    725 Tout ce que, pour jouir de leurs contentements,
    726 L'amour fait inventer aux vulgaires amants.
    727 Enfin je me connais, il y va de ma vie.
    728 De mes faibles efforts ma vertu se défie.
    729 Je sais qu'en vous voyant, un tendre souvenir
    730 Peut m'arracher du coeur quelque indigne soupir;
    731 Que je verrai mon âme, en secret déchirée,
    732 Revoler vers le bien dont elle est séparée.
    733 Mais je sais bien aussi que s'il dépend de vous
    734 De me faire chérir un souvenir si doux,
    735 Vous n'empêcherez pas que ma gloire offensée
    736 N'en punisse aussitôt la coupable pensée;
    737 Que ma main dans mon coeur ne vous aille chercher,
    738 Pour y laver ma honte, et vous en arracher.
    739 Que dis-je? En ce moment, le dernier qui nous reste,
    740 Je me sens arrêter par un plaisir funeste.
    741 Plus je vous parle, et plus, trop faible que je suis,
    742 Je cherche à prolonger le péril que je fuis.
    743 Il faut pourtant, il faut se faire violence,
    744 Et sans perdre en adieux un reste de constance,
    745 Je fuis. Souvenez-vous, Prince, de m'éviter,
    746 Et méritez les pleurs que vous m'allez coûter.
    747 Ah! Madame... Elle fuit, et ne veut plus m'entendre.
    748 Malheureux Xipharès, quel parti dois-tu prendre?
    749 On t'aime, on te bannit; toi-même tu vois bien
    750 Que ton propre devoir s'accorde avec le sien.
    751 Cours par un prompt trépas abréger ton supplice.
    752 Toutefois attendons que son sort s'éclaircisse,
    753 Et s'il faut qu'un rival la ravisse à ma foi,
    754 Du moins, en expirant, ne la cédons qu'au Roi.
    755 Approchez, mes enfants. Enfin l'heure est venue
    756 Qu'il faut que mon secret éclate à votre vue.
    757 À mes nobles projets je vois tout conspirer;
    758 Il ne me reste plus qu'à vous les déclarer.
    759 Je fuis, ainsi le veut la fortune ennemie.
    760 Mais vous savez trop bien l'histoire de ma vie
    761 Pour croire que longtemps soigneux de me cacher,
    762 J'attende en ces déserts qu'on me vienne chercher.
    763 La guerre a ses faveurs, ainsi que ses disgrâces.
    764 Déjà plus d'une fois, retournant sur mes traces,
    765 Tandis que l'ennemi, par ma fuite trompé,
    766 Tenait après son char un vain peuple occupé,
    767 Et gravant en airain ses frêles avantages,
    768 De mes États conquis enchaînait les images,
    769 Le Bosphore m'a vu, par de nouveaux apprêts,
    770 Ramener la terreur du fond de ses marais,
    771 Et chassant les Romains de l'Asie étonnée,
    772 Renverser en un jour l'ouvrage d'une année.
    773 D'autres temps, d'autres soins. L'Orient accablé
    774 Ne peut plus soutenir leur effort redoublé.
    775 Il voit plus que jamais ses campagnes couvertes
    776 De Romains que la guerre enrichit de nos pertes.
    777 Des biens des nations ravisseurs altérés,
    778 Le bruit de nos trésors les a tous attirés:
    779 Ils y courent en foule, et jaloux l'un de l'autre
    780 Désertent leur pays pour inonder le nôtre.
    781 Moi seul je leur résiste. Ou lassés, ou soumis,
    782 Ma funeste amitié pèse à tous mes amis:
    783 Chacun à ce fardeau veut dérober sa tête.
    784 Le grand nom de Pompée assure sa conquête.
    785 C'est l'effroi de l'Asie. Et loin de l'y chercher,
    786 C'est à Rome, mes fils, que je prétends marcher.
    787 Ce dessein vous surprend; et vous croyez peut-être
    788 Que le seul désespoir aujourd'hui le fait naître.
    789 J'excuse votre erreur; et pour être approuvés,
    790 De semblables projets veulent être achevés.
    791 Ne vous figurez point que de cette contrée
    792 Par d'éternels remparts Rome soit séparée
    793 Je sais tous les chemins par où je dois passer;
    794 Et si la mort bientôt ne me vient traverser,
    795 Sans reculer plus loin l'effet de ma parole,
    796 Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole.
    797 Doutez-vous que l'Euxin ne me porte en deux jours
    798 Aux lieux où le Danube y vient finir son cours?
    799 Que du Scythe avec moi l'alliance jurée
    800 De l'Europe en ces lieux ne me livre l'entrée?
    801 Recueilli dans leurs ports, accru de leurs soldats,
    802 Nous verrons notre camp grossir à chaque pas.
    803 Daces, Pannoniens, la fière Germanie,
    804 Tous n'attendent qu'un chef contre la tyrannie.
    805 Vous avez vu l'Espagne, et surtout les Gaulois,
    806 Contre ces mêmes murs qu'ils ont pris autrefois
    807 Exciter ma vengeance, et jusque dans la Grèce
    808 Par des ambassadeurs accuser ma paresse.
    809 Ils savent que sur eux prêt à se déborder,
    810 Ce torrent, s'il m'entraîne, ira tout inonder;
    811 Et vous les verrez tous, prévenant son ravage,
    812 Guider dans l'Italie et suivre mon passage.
    813 C'est là qu'en arrivant, plus qu'en tout le chemin,
    814 Vous trouverez partout l'horreur du nom romain,
    815 Et la triste Italie encor toute fumante
    816 Des feux qu'a rallumés sa liberté mourante.
    817 Non, Princes, ce n'est point au bout de l'univers
    818 Que Rome fait sentir tout le poids de ses fers;
    819 Et de près inspirant les haines les plus fortes,
    820 Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes.
    821 Ah! s'ils ont pu choisir pour leur libérateur
    822 Spartacus, un esclave, un vil gladiateur,
    823 S'ils suivent au combat des brigands qui les vengent,
    824 De quelle noble ardeur pensez-vous qu'ils se rangent
    825 Sous les drapeaux d'un roi longtemps victorieux,
    826 Qui voit jusqu'à Cyrus remonter ses aïeux?
    827 Que dis-je? En quel état croyez-vous la surprendre?
    828 Vide de légions qui la puissent défendre,
    829 Tandis que tout s'occupe à me persécuter,
    830 Leurs femmes, leurs enfants pourront-ils m'arrêter?
    831 Marchons, et dans son sein rejetons cette guerre
    832 Que sa fureur envoie aux deux bouts de la terre.
    833 Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers;
    834 Qu'ils tremblent à leur tour pour leurs propres foyers.
    835 Annibal l'a prédit, croyons-en ce grand homme,
    836 Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome.
    837 Noyons-la dans son sang justement répandu.
    838 Brûlons ce Capitole où j'étais attendu.
    839 Détruisons ses honneurs, et faisons disparaître
    840 La honte de cent rois, et la mienne peut-être;
    841 Et la flamme à la main effaçons tous ces noms
    842 Que Rome y consacrait à d'éternels affronts.
    843 Voilà l'ambition dont mon âme est saisie.
    844 Ne croyez point pourtant qu'éloigné de l'Asie,
    845 J'en laisse les Romains tranquilles possesseurs.
    846 Je sais où je lui dois trouver des défenseurs.
    847 Je veux que d'ennemis partout enveloppée,
    848 Rome rappelle en vain le secours de Pompée.
    849 Le Parthe, des Romains comme moi la terreur,
    850 Consent de succéder à ma juste fureur.
    851 Prêt d'unir avec moi sa haine et sa famille,
    852 Il me demande un fils pour époux à sa fille.
    853 Cet honneur vous regarde, et j'ai fait choix de vous,
    854 Pharnace. Allez, soyez ce bienheureux époux.
    855 Demain, sans différer, je prétends que l'Aurore
    856 Découvre mes vaisseaux déjà loin du Bosphore.
    857 Vous que rien n'y retient, partez dès ce moment,
    858 Et méritez mon choix par votre empressement.
    859 Achevez cet hymen; et repassant l'Euphrate,
    860 Faites voir à l'Asie un autre Mithridate.
    861 Que nos tyrans communs en pâlissent d'effroi,
    862 Et que le bruit à Rome en vienne jusqu'à moi.
    863 Seigneur, je ne vous puis déguiser ma surprise.
    864 J'écoute avec transport cette grande entreprise;
    865 Je l'admire. Et jamais un plus hardi dessein
    866 Ne mit à des vaincus les armes à la main.
    867 Surtout j'admire en vous ce coeur infatigable
    868 Qui semble s'affermir sous le faix qui l'accable.
    869 Mais si j'ose parler avec sincérité,
    870 En êtes-vous réduit à cette extrémité?
    871 Pourquoi tenter si loin des courses inutiles
    872 Quand vos États encor vous offrent tant d'asiles,
    873 Et vouloir affronter des travaux infinis,
    874 Dignes plutôt d'un chef de malheureux bannis
    875 Que d'un roi qui naguère, avec quelque apparence,
    876 De l'aurore au couchant portait son espérance,
    877 Fondait sur trente États son trône florissant,
    878 Dont le débris est même un Empire puissant?
    879 Vous seul, Seigneur, vous seul, après quarante années,
    880 Pouvez encor lutter contre les destinées
    881 Implacable ennemi de Rome et du repos,
    882 Comptez-vous vos soldats pour autant de héros?
    883 Pensez-vous que ces coeurs, tremblants de leur défaite,
    884 Fatigués d'une longue et pénible retraite,
    885 Cherchent avidement sous un ciel étranger
    886 La mort et le travail, pire que le danger?
    887 Vaincus plus d'une fois aux yeux de la patrie,
    888 Soutiendront-ils ailleurs un vainqueur en furie?
    889 Sera-t-il moins terrible, et le vaincront-ils mieux
    890 Dans le sein de sa Ville, à l'aspect de ses Dieux?
    891 Le Parthe vous recherche et vous demande un gendre.
    892 Mais ce Parthe, Seigneur, ardent à nous défendre
    893 Lorsque tout l'univers semblait nous protéger,
    894 D'un gendre sans appui voudra-t-il se charger?
    895 M'en irai-je moi seul, rebut de la fortune,
    896 Essuyer l'inconstance au Parthe si commune,
    897 Et peut-être, pour fruit d'un téméraire amour,
    898 Exposer votre nom au mépris de sa cour?
    899 Du moins, s'il faut céder, si contre notre usage
    900 Il faut d'un suppliant emprunter le visage,
    901 Sans m'envoyer du Parthe embrasser les genoux,
    902 Sans vous-même implorer des rois moindres que vous,
    903 Ne pourrions-nous pas prendre une plus sûre voie?
    904 Jetons-nous dans les bras qu'on nous tend avec joie.
    905 Rome en votre faveur facile à s'apaiser...
    906 Rome, mon frère, ô ciel! Qu'osez-vous proposer?
    907 Vous voulez que le Roi s'abaisse et s'humilie?
    908 Qu'il démente en un jour tout le cours de sa vie?
    909 Qu'il se fie aux Romains, et subisse des lois
    910 Dont il a quarante ans défendu tous les rois?
    911 Continuez, Seigneur. Tout vaincu que vous êtes,
    912 La guerre, les périls sont vos seules retraites.
    913 Rome poursuit en vous un ennemi fatal,
    914 Plus conjuré contre elle et plus craint qu'Annibal.
    915 Tout couvert de son sang, quoi que vous puissiez faire,
    916 N'en attendez jamais qu'une paix sanguinaire,
    917 Telle qu'en un seul jour un ordre de vos mains
    918 La donna dans l'Asie à cent mille Romains.
    919 Toutefois épargnez votre tête sacrée.
    920 Vous-même n'allez point, de contrée en contrée,
    921 Montrer aux nations Mithridate détruit,
    922 Et de votre grand nom diminuer le bruit.
    923 Votre vengeance est juste, il la faut entreprendre:
    924 Brûlez le Capitole, et mettez Rome en cendre.
    925 Mais c'est assez pour vous d'en ouvrir les chemins:
    926 Faites porter ce feu par de plus jeunes mains;
    927 Et tandis que l'Asie occupera Pharnace,
    928 De cette autre entreprise honorez mon audace.
    929 Commandez. Laissez-nous, de votre nom suivis,
    930 Justifier partout que nous sommes vos fils.
    931 Embrasez par nos mains le couchant et l'aurore;
    932 Remplissez l'univers, sans sortir du Bosphore;
    933 Que les Romains, pressés de l'un à l'autre bout,
    934 Doutent où vous serez, et vous trouvent partout.
    935 Dès ce même moment ordonnez que je parte.
    936 Ici tout vous retient. Et moi, tout m'en écarte.
    937 Et si ce grand dessein surpasse ma valeur,
    938 Du moins ce désespoir convient à mon malheur.
    939 Trop heureux d'avancer la fin de ma misère,
    940 J'irai... j'effacerai le crime de ma mère,
    941 Seigneur. Vous m'en voyez rougir à vos genoux;
    942 J'ai honte de me voir si peu digne de vous;
    943 Tout mon sang doit laver une tache si noire.
    944 Mais je cherche un trépas utile à votre gloire,
    945 Et Rome, unique objet d'un désespoir si beau,
    946 Du fils de Mithridate est le digne tombeau.
    947 Mon fils, ne parlons plus d'une mère infidèle.
    948 Votre père est content, il connaît votre zèle,
    949 Et ne vous verra point affronter de danger
    950 Qu'avec vous son amour ne veuille partager.
    951 Vous me suivrez, je veux que rien ne nous sépare.
    952 Et vous, à m'obéir, Prince, qu'on se prépare.
    953 Les vaisseaux sont tout prêts. J'ai moi-même ordonné
    954 La suite et l'appareil qui vous est destiné.
    955 Arbate, à cet hymen chargé de vous conduire,
    956 De votre obéissance aura soin de m'instruire.
    957 Allez; et soutenant l'honneur de vos aïeux,
    958 Dans cet embrassement recevez mes adieux.
    959 Seigneur... Ma volonté, Prince, vous doit suffire.
    960 Obéissez. C'est trop vous le faire redire.
    961 Seigneur, si pour vous plaire il ne faut que périr,
    962 Plus ardent qu'aucun autre on m'y verra courir.
    963 Combattant à vos yeux, permettez que je meure.
    964 Je vous ai commandé de partir tout à l'heure.
    965 Mais après ce moment... Prince, vous m'entendez,
    966 Et vous êtes perdu si vous me répondez.
    967 Dussiez-vous présenter mille morts à ma vue,
    968 Je ne saurais chercher une fille inconnue.
    969 Ma vie est en vos mains. Ah! c'est où je t'attends.
    970 Tu ne saurais partir, perfide, et je t'entends.
    971 Je sais pourquoi tu fuis l'hymen où je t'envoie:
    972 Il te fâche en ces lieux d'abandonner ta proie;
    973 Monime te retient. Ton amour criminel
    974 Prétendait l'arracher à l'hymen paternel.
    975 Ni l'ardeur dont tu sais que je l'ai recherchée,
    976 Ni déjà sur son front ma couronne attachée,
    977 Ni cet asile même où je la fais garder,
    978 Ni mon juste courroux n'ont pu t'intimider.
    979 Traître, pour les Romains tes lâches complaisances
    980 N'étaient pas à mes yeux d'assez noires offenses.
    981 Il te manquait encor ces perfides amours
    982 Pour être le supplice et l'horreur de mes jours.
    983 Loin de t'en repentir, je vois sur ton visage
    984 Que ta confusion ne part que de ta rage.
    985 Il te tarde déjà qu'échappé de mes mains
    986 Tu ne coures me perdre, et me vendre aux Romains.
    987 Mais avant que partir, je me ferai justice:
    988 Je te l'ai dit. Holà! gardes. Qu'on le saisisse.
    989 Oui, lui-même, Pharnace. Allez, et de ce pas
    990 Qu'enfermé dans la tour on ne le quitte pas.
    991 Hé bien! sans me parer d'une innocence vaine,
    992 Il est vrai, mon amour mérite votre haine.
    993 J'aime: l'on vous a fait un fidèle récit.
    994 Mais Xipharès, Seigneur, ne vous a pas tout dit.
    995 C'est le moindre secret qu'il pouvait vous apprendre;
    996 Et ce fils si fidèle a dû vous faire entendre
    997 Que des mêmes ardeurs dès longtemps enflammé,
    998 Il aime aussi la Reine, et même en est aimé.
    999 Seigneur, le croirez-vous qu'un dessein si coupable...
   1000 Mon fils, je sais de quoi votre frère est capable.
   1001 Me préserve le ciel de soupçonner jamais
   1002 Que d'un prix si cruel vous payez mes bienfaits;
   1003 Qu'un fils, qui fut toujours le bonheur de ma vie,
   1004 Ait pu percer ce coeur qu'un père lui confie!
   1005 Je ne le croirai point. Allez. Loin d'y songer,
   1006 Je ne vais désormais penser qu'à nous venger.
   1007 Je ne le croirai point? Vain espoir qui me flatte!
   1008 Tu ne le crois que trop, malheureux Mithridate.
   1009 Xipharès mon rival? et d'accord avec lui
   1010 La Reine aurait osé me tromper aujourd'hui?
   1011 Quoi! de quelque côté que je tourne la vue,
   1012 La foi de tous les coeurs est pour moi disparue?
   1013 Tout m'abandonne ailleurs? Tout me trahit ici?
   1014 Pharnace, amis, maîtresse. Et toi, mon fils, aussi?
   1015 Toi de qui la vertu consolant ma disgrâce...
   1016 Mais ne connais-je pas le perfide Pharnace?
   1017 Quelle faiblesse à moi d'en croire un furieux
   1018 Qu'arme contre son frère un courroux envieux,
   1019 Ou dont le désespoir me troublant par des fables
   1020 Grossit, pour se sauver, le nombre des coupables!
   1021 Non, ne l'en croyons point. Et sans trop nous presser,
   1022 Voyons, examinons. Mais par où commencer?
   1023 Qui m'en éclaircira? Quels témoins? Quel indice?
   1024 Le ciel en ce moment m'inspire un artifice.
   1025 Qu'on appelle la Reine. Oui, sans aller plus loin,
   1026 Je veux l'ouïr. Mon choix s'arrête à ce témoin.
   1027 L'amour avidement croit tout ce qui le flatte.
   1028 Qui peut de son vainqueur mieux parler que l'ingrate?
   1029 Voyons qui son amour accusera des deux.
   1030 S'il n'est digne de moi, le piège est digne d'eux.
   1031 Trompons qui nous trahit. Et pour connaître un traître,
   1032 Il n'est point de moyens... Mais je la vois paraître:
   1033 Feignons; et de son coeur, d'un vain espoir flatté,
   1034 Par un mensonge adroit tirons la vérité.
   1035 Enfin j'ouvre les yeux, et je me fais justice.
   1036 C'est faire à vos beautés un triste sacrifice,
   1037 Que de vous présenter, Madame, avec ma foi,
   1038 Tout l'âge et le malheur que je traîne avec moi.
   1039 Jusqu'ici la fortune et la victoire mêmes
   1040 Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes.
   1041 Mais ce temps-là n'est plus. Je régnais, et je fuis.
   1042 Mes ans se sont accrus; mes honneurs sont détruits;
   1043 Et mon front, dépouillé d'un si noble avantage,
   1044 Du temps, qui l'a flétri, laisse voir tout l'outrage.
   1045 D'ailleurs mille desseins partagent mes esprits:
   1046 D'un camp prêt à partir vous entendez les cris;
   1047 Sortant de mes vaisseaux, il faut que j'y remonte.
   1048 Quel temps pour un hymen qu'une fuite si prompte,
   1049 Madame! Et de quel front vous unir à mon sort,
   1050 Quand je ne cherche plus que la guerre et la mort?
   1051 Cessez pourtant, cessez de prétendre à Pharnace.
   1052 Quand je me fais justice, il faut qu'on se la fasse.
   1053 Je ne souffrirai point que ce fils odieux,
   1054 Que je viens pour jamais de bannir de mes yeux,
   1055 Possédant une amour qui me fut déniée,
   1056 Vous fasse des Romains devenir l'alliée.
   1057 Mon trône vous est dû. Loin de m'en repentir,
   1058 Je vous y place même, avant que de partir,
   1059 Pourvu que vous vouliez qu'une main qui m'est chère,
   1060 Un fils, le digne objet de l'amour de son père,
   1061 Xipharès. en un mot, devenant votre époux,
   1062 Me venge de Pharnace, et m'acquitte envers vous.
   1063 Xipharès! Lui, Seigneur? Oui, lui-même, Madame.
   1064 D'où peut naître à ce nom le trouble de votre âme?
   1065 Contre un si juste choix qui peut vous révolter?
   1066 Est-ce quelque mépris qu'on ne puisse dompter?
   1067 Je le répète encor: c'est un autre moi-même,
   1068 Un fils victorieux, qui me chérit, que j'aime,
   1069 L'ennemi des Romains, l'héritier et l'appui
   1070 D'un Empire et d'un nom qui va renaître en lui;
   1071 Et quoi que votre amour ait osé se promettre,
   1072 Ce n'est qu'entre ses mains que je puis vous remettre.
   1073 Que dites-vous? Ô ciel! Pourriez-vous approuver...
   1074 Pourquoi, Seigneur, pourquoi voulez-vous m'éprouver?
   1075 Cessez de tourmenter une âme infortunée.
   1076 Je sais que c'est à vous que je fus destinée;
   1077 Je sais qu'en ce moment, pour ce noeud solennel,
   1078 La victime, Seigneur, nous attend à l'autel.
   1079 Venez. Je le vois bien: quelque effort que je fasse,
   1080 Madame, vous voulez vous garder à Pharnace.
   1081 Je reconnais toujours vos injustes mépris,
   1082 Ils ont même passé sur mon malheureux fils.
   1083 Je le méprise! Hé bien! n'en parlons plus, Madame.
   1084 Continuez: brûlez d'une honteuse flamme.
   1085 Tandis qu'avec mon fils je vais, loin de vos yeux,
   1086 Chercher au bout du monde un trépas glorieux,
   1087 Vous cependant ici servez avec son frère,
   1088 Et vendez aux Romains le sang de votre père.
   1089 Venez. Je ne saurais mieux punir vos dédains,
   1090 Qu'en vous mettant moi-même en ses serviles mains;
   1091 Et sans plus me charger du soin de votre gloire,
   1092 Je veux laisser de vous jusqu'à votre mémoire.
   1093 Allons, Madame, allons. Je m'en vais vous unir.
   1094 Plutôt de mille morts dussiez-vous me punir!
   1095 Vous résistez en vain, et j'entends votre fuite.
   1096 En quelle extrémité, Seigneur, suis-je réduite?
   1097 Mais enfin je vous crois, et je ne puis penser
   1098 Qu'à feindre si longtemps vous puissiez vous forcer.
   1099 Les Dieux me sont témoins qu'à vous plaire bornée,
   1100 Mon âme à tout son sort s'était abandonnée.
   1101 Mais si quelque faiblesse avait pu m'alarmer,
   1102 Si de tous ses efforts mon coeur a dû s'armer,
   1103 Ne croyez point, Seigneur, qu'auteur de mes alarmes,
   1104 Pharnace m'ait jamais coûté les moindres larmes.
   1105 Ce fils victorieux que vous favorisez,
   1106 Cette vivante image en qui vous vous plaisez,
   1107 Cet ennemi de Rome, et cet autre vous-même,
   1108 Enfin ce Xipharès que vous voulez que j'aime...
   1109 Vous l'aimez? Si le sort ne m'eût donnée à vous,
   1110 Mon bonheur dépendait de l'avoir pour époux.
   1111 Avant que votre amour m'eût envoyé ce gage,
   1112 Nous nous aimions... Seigneur, vous changez de visage.
   1113 Non, Madame. Il suffit. Je vais vous l'envoyer.
   1114 Allez. Le temps est cher. Il le faut employer.
   1115 Je vois qu'à m'obéir vous êtes disposée.
   1116 Je suis content. Ô ciel! Me serais-je abusée?
   1117 Ils s'aiment. C'est ainsi qu'on se jouait de nous.
   1118 Ah! fils ingrat. Tu vas me répondre pour tous.
   1119 Tu périras. Je sais combien ta renommée
   1120 Et tes fausses vertus ont séduit mon armée
   1121 Perfide, je te veux porter des coups certains:
   1122 Il faut, pour te mieux perdre, écarter les mutins,
   1123 Et faisant à mes yeux partir les plus rebelles,
   1124 Ne garder près de moi que des troupes fidèles.
   1125 Allons. Mais sans montrer un visage offensé,
   1126 Dissimulons encor, comme j'ai commencé.
   1127 Phoedime, au nom des Dieux, fais ce que je désire:
   1128 Va voir ce qui se passe, et reviens me le dire.
   1129 Je ne sais; mais mon coeur ne se peut rassurer.
   1130 Mille soupçons affreux viennent me déchirer.
   1131 Que tarde Xipharès? et d'où vient qu'il diffère
   1132 À seconder des voeux qu'autorise son père?
   1133 Son père, en me quittant, me l'allait envoyer.
   1134 Mais il feignait peut-être: il fallait tout nier.
   1135 Le Roi feignait? Et moi, découvrant ma pensée...
   1136 Ô Dieux, en ce péril m'auriez-vous délaissée?
   1137 Et se pourrait-il bien qu'à son ressentiment
   1138 Mon amour indiscret eût livré mon amant?
   1139 Quoi, Prince! quand, tout plein de ton amour extrême,
   1140 Pour savoir mon secret tu me pressais toi-même,
   1141 Mes refus trop cruels vingt fois te l'ont caché,
   1142 Je t'ai même puni de l'avoir arraché;
   1143 Et quand de toi peut-être un père se défie,
   1144 Que dis-je? quand peut-être il y va de ta vie,
   1145 Je parle; et trop facile à me laisser tromper,
   1146 Je lui marque le coeur où sa main doit frapper.
   1147 Ah! traitez-le, Madame, avec plus de justice:
   1148 Un grand roi descend-il jusqu'à cet artifice?
   1149 À prendre ce détour qui l'aurait pu forcer?
   1150 Sans murmure, à l'autel vous l'alliez devancer.
   1151 Voulait-il perdre un fils qu'il aime avec tendresse?
   1152 Jusqu'ici les effets secondent sa promesse:
   1153 Madame, il vous disait qu'un important dessein,
   1154 Malgré lui, le forçait à vous quitter demain;
   1155 Ce seul dessein l'occupe; et hâtant son voyage,
   1156 Lui-même ordonne tout, présent sur le rivage.
   1157 Ses vaisseaux en tous lieux se chargent de soldats,
   1158 Et partout Xipharès accompagne ses pas.
   1159 D'un rival en fureur est-ce là la conduite?
   1160 Et voit-on ses discours démentis par la suite?
   1161 Pharnace cependant, par son ordre arrêté,
   1162 Trouve en lui d'un rival toute la dureté.
   1163 Phoedime, à Xipharès fera-t-il plus de grâce?
   1164 C'est l'ami des Romains qu'il punit en Pharnace.
   1165 L'amour a peu de part à ses justes soupçons.
   1166 Autant que je le puis, je cède à tes raisons.
   1167 Elles calment un peu l'ennui qui me dévore.
   1168 Mais pourtant Xipharès ne paraît point encore.
   1169 Vaine erreur des amants qui, pleins de leurs désirs,
   1170 Voudraient que tout cédât au soin de leurs plaisirs!
   1171 Qui prêts à s'irriter contre le moindre obstacle...
   1172 Ma Phoedime, et qui peut concevoir ce miracle?
   1173 Après deux ans d'ennuis, dont tu sais tout le poids,
   1174 Quoi! je puis respirer pour la première fois?
   1175 Quoi! cher Prince, avec toi je me verrais unie?
   1176 Et loin que ma tendresse eût exposé ta vie,
   1177 Tu verrais ton devoir, je verrais ma vertu
   1178 Approuver un amour si longtemps combattu?
   1179 Je pourrais tous les jours t'assurer que je t'aime?
   1180 Que ne viens-tu... Seigneur, je parlais de vous-même.
   1181 Mon âme souhaitait de vous voir en ce lieu,
   1182 Pour vous... C'est maintenant qu'il faut vous dire adieu.
   1183 Adieu! Vous? Oui, Madame, et pour toute ma vie.
   1184 Qu'entends-je? On me disait... Hélas! ils m'ont trahie.
   1185 Madame, je ne sais quel ennemi couvert,
   1186 Révélant nos secrets, vous trahit et me perd.
   1187 Mais le Roi, qui tantôt n'en croyait point Pharnace,
   1188 Maintenant dans nos coeurs sait tout ce qui se passe.
   1189 Il feint, il me caresse, et cache son dessein;
   1190 Mais moi, qui dès l'enfance élevé dans son sein,
   1191 De tous ses mouvements ai trop d'intelligence,
   1192 J'ai lu dans ses regards sa prochaine vengeance.
   1193 Il presse, il fait partir tous ceux dont mon malheur
   1194 Pourrait à la révolte exciter la douleur.
   1195 De ses fausses bontés j'ai connu la contrainte.
   1196 Un mot même d'Arbate a confirmé ma crainte.
   1197 Il a su m'aborder; et les larmes aux yeux:
   1198 On sait tout, m'a-t-il dit: sauvez-vous de ces lieux.
   1199 Ce mot m'a fait frémir du péril de ma Reine,
   1200 Et ce cher intérêt est le seul qui m'amène.
   1201 Je vous crains pour vous-même, et je viens à genoux
   1202 Vous prier, ma Princesse, et vous fléchir pour vous.
   1203 Vous dépendez ici d'une main violente,
   1204 Que le sang le plus cher rarement épouvante;
   1205 Et je n'ose vous dire à quelle cruauté
   1206 Mithridate jaloux s'est souvent emporté.
   1207 Peut-être c'est moi seul que sa fureur menace.
   1208 Peut-être, en me perdant, il veut vous faire grâce.
   1209 Daignez, au nom des Dieux, daignez en profiter.
   1210 Par de nouveaux refus n'allez point l'irriter.
   1211 Moins vous l'aimez, et plus tâchez de lui complaire.
   1212 Feignez. Efforcez-vous. Songez qu'il est mon père.
   1213 Vivez, et permettez que dans tous mes malheurs
   1214 Je puisse à votre amour ne coûter que des pleurs.
   1215 Ah! je vous ai perdu! Généreuse Monime,
   1216 Ne vous imputez point le malheur qui m'opprime.
   1217 Votre seule bonté n'est point ce qui me nuit:
   1218 Je suis un malheureux que le destin poursuit;
   1219 C'est lui qui m'a ravi l'amitié de mon père,
   1220 Qui le fit mon rival, qui révolta ma mère,
   1221 Et vient de susciter, dans ce moment affreux,
   1222 Un secret ennemi pour nous trahir tous deux.
   1223 Hé quoi? cet ennemi, vous l'ignorez encore?
   1224 Pour surcroît de douleur, Madame, je l'ignore.
   1225 Heureux si je pouvais, avant que m'immoler,
   1226 Percer le traître coeur qui m'a pu déceler!
   1227 Hé bien! Seigneur, il faut vous le faire connaître.
   1228 Ne cherchez point ailleurs cet ennemi, ce traître:
   1229 Frappez. Aucun respect ne vous doit retenir.
   1230 J'ai tout fait; et c'est moi que vous devez punir.
   1231 Vous! Ah! si vous saviez, Prince, avec quelle adresse
   1232 Le cruel est venu surprendre ma tendresse!
   1233 Quelle amitié sincère il affectait pour vous,
   1234 Content, s'il vous voyait devenir mon époux!
   1235 Qui n'aurait cru... Mais non, mon amour plus timide
   1236 Devait moins vous livrer à sa bonté perfide.
   1237 Les Dieux qui m'inspiraient, et que j'ai mal suivis,
   1238 M'ont fait taire trois fois par de secrets avis.
   1239 J'ai dû continuer. J'ai dû dans tout le reste...
   1240 Que sais-je enfin? j'ai dû vous être moins funeste;
   1241 J'ai dû craindre du Roi les dons empoisonnés,
   1242 Et je m'en punirai si vous me pardonnez.
   1243 Quoi! Madame, c'est vous, c'est l'amour qui m'expose?
   1244 Mon malheur est parti d'une si belle cause?
   1245 Trop d'amour a trahi nos secrets amoureux?
   1246 Et vous vous excusez de m'avoir fait heureux?
   1247 Que voudrais-je de plus? Glorieux et fidèle,
   1248 Je meurs. Un autre sort au trône vous appelle.
   1249 Consentez-y, Madame; et sans plus résister,
   1250 Achevez un hymen qui vous y fait monter.
   1251 Quoi? vous me demandez que j'épouse un barbare
   1252 Dont l'odieux amour pour jamais nous sépare?
   1253 Songez que ce matin, soumise à ses souhaits,
   1254 Vous deviez l'épouser et ne me voir jamais.
   1255 Et connaissais-je alors toute sa barbarie?
   1256 Ne voudriez-vous point qu'approuvant sa furie,
   1257 Après vous avoir vu tout percé de ses coups,
   1258 Je suivisse à l'autel un tyrannique époux,
   1259 Et que dans une main de votre sang fumante
   1260 J'allasse mettre, hélas! la main de votre amante?
   1261 Allez, de ses fureurs songez à vous garder,
   1262 Sans perdre ici le temps à me persuader:
   1263 Le ciel m'inspirera quel parti je dois prendre.
   1264 Que serait-ce, grands Dieux! s'il venait vous surprendre?
   1265 Que dis-je? On vient. Allez. Courez. Vivez enfin,
   1266 Et du moins attendez quel sera mon destin.
   1267 Madame, à quels périls il exposait sa vie!
   1268 C'est le Roi. Cours l'aider à cacher sa sortie.
   1269 Va, ne le quitte point; et qu'il se garde bien
   1270 D'ordonner de son sort, sans être instruit du mien.
   1271 Allons, Madame, allons. Une raison secrète
   1272 Me fait quitter ces lieux et hâter ma retraite.
   1273 Tandis que mes soldats, prêts à suivre leur roi,
   1274 Rentrent dans mes vaisseaux pour partir avec moi
   1275 Venez, et qu'à l'autel ma promesse accomplie
   1276 Par des noeuds éternels l'un à l'autre nous lie.
   1277 Nous, Seigneur? Quoi Madame! osez-vous balancer?
   1278 Et ne m'avez-vous pas défendu d'y penser?
   1279 J'eus mes raisons alors. Oublions-les, Madame.
   1280 Ne songez maintenant qu'à répondre à ma flamme.
   1281 Songez que votre coeur est un bien qui m'est dû.
   1282 Hé! pourquoi donc, Seigneur, me l'avez-vous rendu?
   1283 Quoi! pour un fils ingrat toujours préoccupée,
   1284 Vous croiriez... Quoi Seigneur! vous m'auriez donc trompée?
   1285 Perfide! Il vous sied bien de tenir ce discours,
   1286 Vous, qui gardant au coeur d'infidèles amours,
   1287 Quand je vous élevais au comble de la gloire,
   1288 M'avez des trahisons préparé la plus noire.
   1289 Ne vous souvient-il plus, coeur ingrat et sans foi,
   1290 Plus que tous les Romains conjurés contre moi,
   1291 De quel rang glorieux j'ai bien voulu descendre,
   1292 Pour vous porter au trône où vous n'osiez prétendre?
   1293 Ne me regardez point vaincu, persécuté:
   1294 Revoyez-moi vainqueur, et partout redouté.
   1295 Songez de quelle ardeur dans Éphèse adorée,
   1296 Aux filles de cent rois je vous ai préférée,
   1297 Et négligeant pour vous tant d'heureux alliés,
   1298 Quelle foule d'États je mettais à vos pieds.
   1299 Ah! si d'un autre amour le penchant invincible
   1300 Dès lors à mes bontés vous rendait insensible,
   1301 Pourquoi chercher si loin un odieux époux?
   1302 Avant que de partir, pourquoi vous taisiez-vous?
   1303 Attendiez-vous, pour faire un aveu si funeste,
   1304 Que le sort ennemi m'eût ravi tout le reste,
   1305 Et que, de toutes parts me voyant accabler,
   1306 J'eusse en vous le seul bien qui me pût consoler?
   1307 Cependant, quand je veux oublier cet outrage,
   1308 Et cacher à mon coeur cette funeste image,
   1309 Vous osez à mes yeux rappeler le passé,
   1310 Vous m'accusez encor, quand je suis offensé.
   1311 Je vois que pour un traître un fol espoir vous flatte.
   1312 À quelle épreuve, ô Ciel, réduis-tu Mithridate!
   1313 Par quel charme secret laissé-je retenir
   1314 Ce courroux si sévère et si prompt à punir?
   1315 Profitez du moment que mon amour vous donne:
   1316 Pour la dernière fois, venez, je vous l'ordonne:
   1317 N'attirez point sur vous des périls superflus,
   1318 Pour un fils insolent que vous ne verrez plus.
   1319 Sans vous parer pour lui d'une foi qui m'est due,
   1320 Perdez-en la mémoire aussi bien que la vue;
   1321 Et désormais sensible à ma seule bonté,
   1322 Méritez le pardon qui vous est présenté.
   1323 Je n'ai point oublié quelle reconnaissance,
   1324 Seigneur, m'a dû ranger sous votre obéissance.
   1325 Quelque rang où jadis soient montés mes aïeux,
   1326 Leur gloire de si loin n'éblouit point mes yeux.
   1327 Je songe avec respect de combien je suis née
   1328 Au-dessous des grandeurs d'un si noble hyménée;
   1329 Et malgré mon penchant et mes premiers desseins
   1330 Pour un fils, après vous le plus grand des humains,
   1331 Du jour que sur mon front on mit ce diadème,
   1332 Je renonçai, Seigneur, à ce prince, à moi-même.
   1333 Tous deux d'intelligence à nous sacrifier,
   1334 Loin de moi, par mon ordre, il courait m'oublier.
   1335 Dans l'ombre du secret ce feu s'allait éteindre;
   1336 Et même de mon sort je ne pouvais me plaindre,
   1337 Puisque enfin, aux dépens de mes voeux les plus doux,
   1338 Je faisais le bonheur d'un héros tel que vous.
   1339 Vous seul, Seigneur, vous seul, vous m'avez arrachée
   1340 À cette obéissance où j'étais attachée;
   1341 Et ce fatal amour dont j'avais triomphé,
   1342 Ce feu que dans l'oubli je croyais étouffé,
   1343 Dont la cause à jamais s'éloignait de ma vue,
   1344 Vos détours l'ont surpris, et m'en ont convaincue.
   1345 Je vous l'ai confessé, je le dois soutenir.
   1346 En vain vous en pourriez perdre le souvenir,
   1347 Et cet aveu honteux, où vous m'avez forcée,
   1348 Demeurera toujours présent à ma pensée.
   1349 Toujours je vous croirais incertain de ma foi;
   1350 Et le tombeau, Seigneur, est moins triste pour moi
   1351 Que le lit d'un époux qui m'a fait cet outrage,
   1352 Qui s'est acquis sur moi ce cruel avantage,
   1353 Et qui, me préparant un éternel ennui,
   1354 M'a fait rougir d'un feu qui n'était pas pour lui.
   1355 C'est donc votre réponse? Et sans plus me complaire,
   1356 Vous refusez l'honneur que je voulais vous faire?
   1357 Pensez-y bien. J'attends pour me déterminer.
   1358 Non, Seigneur, vainement vous croyez m'étonner.
   1359 Je vous connais: je sais tout ce que je m'apprête,
   1360 Et je vois quels malheurs j'assemble sur ma tête.
   1361 Mais le dessein est pris. Rien ne peut m'ébranler.
   1362 Jugez-en, puisque ainsi je vous ose parler,
   1363 Et m'emporte au-delà de cette modestie
   1364 Dont jusqu'à ce moment je n'étais point sortie.
   1365 Vous vous êtes servi de ma funeste main
   1366 Pour mettre à votre fils un poignard dans le sein
   1367 De ses feux innocents j'ai trahi le mystère;
   1368 Et quand il n'en perdrait que l'amour de son père,
   1369 Il en mourra, Seigneur. Ma foi ni mon amour
   1370 Ne seront point le prix d'un si cruel détour.
   1371 Après cela, jugez. Perdez une rebelle;
   1372 Armez-vous du pouvoir qu'on vous donna sur elle:
   1373 J'attendrai mon arrêt, vous pouvez commander.
   1374 Tout ce qu'en vous quittant j'ose vous demander,
   1375 Croyez (à la vertu je dois cette justice)
   1376 Que je vous trahis seule, et n'ai point de complice,
   1377 Et que d'un plein succès vos voeux seraient suivis
   1378 Si j'en croyais, Seigneur, les voeux de votre fils.
   1379 Elle me quitte! Et moi, dans un lâche silence,
   1380 Je semble de sa fuite approuver l'insolence?
   1381 Peu s'en faut que mon coeur, penchant de son côté,
   1382 Ne me condamne encor de trop de cruauté!
   1383 Qui suis-je? Est-ce Monime? Et suis-je Mithridate?
   1384 Non, non, plus de pardon, plus d'amour pour l'ingrate.
   1385 Ma colère revient, et je me reconnois.
   1386 Immolons, en partant, trois ingrats à la fois.
   1387 Je vais à Rome, et c'est par de tels sacrifices
   1388 Qu'il faut à ma fureur rendre les Dieux propices.
   1389 Je le dois, je le puis; ils n'ont plus de support:
   1390 Les plus séditieux sont déjà loin du bord.
   1391 Sans distinguer entre eux qui je hais ou qui j'aime,
   1392 Allons, et commençons par Xipharès lui-même.
   1393 Mais quelle est ma fureur? et qu'est-ce que je dis?
   1394 Tu vas sacrifier, qui? malheureux! Ton fils!
   1395 Un fils que Rome craint? qui peut venger son père?
   1396 Pourquoi répandre un sang qui m'est si nécessaire?
   1397 Ah! dans l'état funeste où ma chute m'a mis,
   1398 Est-ce que mon malheur m'a laissé trop d'amis?
   1399 Songeons plutôt, songeons à gagner sa tendresse:
   1400 J'ai besoin d'un vengeur, et non d'une maîtresse.
   1401 Quoi! ne vaut-il pas mieux, puisqu'il faut m'en priver,
   1402 La céder à ce fils que je veux conserver?
   1403 Cédons-la. Vains efforts, qui ne font que m'instruire
   1404 Des faiblesses d'un coeur qui cherche à se séduire!
   1405 Je brûle, je l'adore; et loin de la bannir...
   1406 Ah! c'est un crime encor dont je la veux punir.
   1407 Quelle pitié retient mes sentiments timides?
   1408 N'en ai-je pas déjà puni de moins perfides?
   1409 Ô Monime! ô mon fils! inutile courroux!
   1410 Et vous, heureux Romains, quel triomphe pour vous,
   1411 Si vous saviez ma honte, et qu'un avis fidèle
   1412 De mes lâches combats vous portât la nouvelle!
   1413 Quoi! des plus chères mains craignant les trahisons,
   1414 J'ai pris soin de m'armer contre tous les poisons;
   1415 J'ai su, par une longue et pénible industrie,
   1416 Des plus mortels venins prévenir la furie.
   1417 Ah! qu'il eût mieux valu, plus sage et plus heureux,
   1418 Et repoussant les traits d'un amour dangereux,
   1419 Ne pas laisser remplir d'ardeurs empoisonnées
   1420 Un coeur déjà glacé par le froid des années!
   1421 De ce trouble fatal par où dois-je sortir?
   1422 Seigneur, tous vos soldats refusent de partir.
   1423 Pharnace les retient, Pharnace leur révèle
   1424 Que vous cherchez à Rome une guerre nouvelle.
   1425 Pharnace? Il a séduit ses gardes les premiers,
   1426 Et le seul nom de Rome étonne les plus fiers.
   1427 De mille affreux périls ils se forment l'image,
   1428 Les uns avec transport embrassent le rivage,
   1429 Les autres qui partaient s'élancent dans les flots,
   1430 Ou présentent leurs dards aux yeux des matelots.
   1431 Le désordre est partout; et loin de nous entendre,
   1432 Ils demandent la paix, et parlent de se rendre.
   1433 Pharnace est à leur tête; et flattant leurs souhaits,
   1434 De la part des Romains il leur promet la paix.
   1435 Ah le traître! Courez. Qu'on appelle son frère;
   1436 Qu'il me suive, qu'il vienne au secours de son père.
   1437 J'ignore son dessein. Mais un soudain transport
   1438 L'a déjà fait descendre et courir vers le port.
   1439 Et l'on dit que, suivi d'un gros d'amis fidèles,
   1440 On l'a vu se mêler au milieu des rebelles.
   1441 C'est tout ce que j'en sais. Ah! qu'est-ce que j'entends?
   1442 Perfides, ma vengeance a tardé trop longtemps.
   1443 Mais je ne vous crains point. Malgré leur insolence,
   1444 Les mutins n'oseraient soutenir ma présence.
   1445 Je ne veux que les voir, je ne veux qu'à leurs yeux
   1446 Immoler de ma main deux fils audacieux.
   1447 Seigneur, tout est perdu. Les rebelles, Pharnace,
   1448 Les Romains sont en foule autour de cette place.
   1449 Les Romains! De Romains le rivage est chargé,
   1450 Et bientôt dans ces murs vous êtes assiégé.
   1451 Ciel! Courons. Écoutez... Du malheur qui me presse
   1452 Tu ne jouiras pas, infidèle princesse.
   1453 Madame, où courez-vous? Quels aveugles transports
   1454 Vous font tenter sur vous de criminels efforts?
   1455 Hé quoi! vous avez pu, trop cruelle à vous-même,
   1456 Faire un affreux lien d'un sacré diadème?
   1457 Ah! ne voyez-vous pas que les Dieux, plus humains,
   1458 Ont eux-mêmes rompu ce bandeau dans vos mains?
   1459 Hé! par quelle fureur obstinée à me suivre,
   1460 Toi-même, malgré moi, veux-tu me faire vivre?
   1461 Xipharès ne vit plus. Le Roi désespéré
   1462 Lui-même n'attend plus qu'un trépas assuré.
   1463 Quel fruit te promets-tu de ta coupable audace?
   1464 Perfide, prétends-tu me livrer à Pharnace?
   1465 Ah! du moins attendez qu'un fidèle rapport
   1466 De son malheureux frère ait confirmé la mort.
   1467 Dans la confusion que nous venons d'entendre,
   1468 Les yeux peuvent-ils pas aisément se méprendre?
   1469 D'abord, vous le savez, un bruit injurieux
   1470 Le rangeait du parti d'un camp séditieux;
   1471 Maintenant on vous dit que ces mêmes rebelles
   1472 Ont tourné contre lui leurs armes criminelles.
   1473 Jugez de l'un par l'autre. Et daignez écouter...
   1474 Xipharès ne vit plus, il n'en faut point douter.
   1475 L'événement n'a point démenti mon attente.
   1476 Quand je n'en aurais pas la nouvelle sanglante,
   1477 Il est mort, et j'en ai pour garants trop certains
   1478 Son courage et son nom trop suspects aux Romains.
   1479 Ah! que d'un si beau sang dès longtemps altérée
   1480 Rome tient maintenant sa victoire assurée!
   1481 Quel ennemi son bras leur allait opposer!
   1482 Mais sur qui, malheureuse, oses-tu t'excuser?
   1483 Quoi? tu ne veux pas voir que c'est toi qui l'opprimes,
   1484 Et dans tous ses malheurs reconnaître tes crimes?
   1485 De combien d'assassins l'avais-je enveloppé!
   1486 Comment à tant de coups serait-il échappé?
   1487 Il évitait en vain les Romains et son frère:
   1488 Ne le livrais-je pas aux fureurs de son père?
   1489 C'est moi qui les rendant l'un de l'autre jaloux,
   1490 Vins allumer le feu qui les embrase tous,
   1491 Tison de la discorde, et fatale furie,
   1492 Que le démon de Rome a formée et nourrie.
   1493 Et je vis? Et j'attends que de leur sang baigné,
   1494 Pharnace des Romains revienne accompagné!
   1495 Qu'il étale à mes yeux sa parricide joie!
   1496 La mort au désespoir ouvre plus d'une voie.
   1497 Oui, cruelles, en vain vos injustes secours
   1498 Me ferment du tombeau les chemins les plus courts,
   1499 Je trouverai la mort jusque dans vos bras même.
   1500 Et toi, fatal tissu, malheureux diadème,
   1501 Instrument et témoin de toutes mes douleurs,
   1502 Bandeau que mille fois j'ai trempé de mes pleurs,
   1503 Au moins, en terminant ma vie et mon supplice,
   1504 Ne pouvais-tu me rendre un funeste service?
   1505 À mes tristes regards, va, cesse de t'offrir:
   1506 D'autres armes sans toi sauront me secourir;
   1507 Et périsse le jour et la main meurtrière
   1508 Qui jadis sur mon front t'attacha la première.
   1509 On vient, Madame, on vient; et j'espère qu'Arcas
   1510 Pour bannir vos frayeurs porte vers vous ses pas.
   1511 En est-ce fait, Arcas? et le cruel Pharnace
   1512 Ne me demandez rien de tout ce qui se passe,
   1513 Madame: on m'a chargé d'un plus funeste emploi,
   1514 Et ce poison vous dit la volonté du Roi.
   1515 Malheureuse princesse! Ah! quel comble de joie!
   1516 Donnez. Dites, Arcas, au Roi qui me l'envoie,
   1517 Que de tous les présents que m'a faits sa bonté,
   1518 Je reçois le plus cher et le plus souhaité.
   1519 À la fin je respire; et le ciel me délivre
   1520 Des secours importuns qui me forçaient de vivre
   1521 Maîtresse de moi-même, il veut bien qu'une fois
   1522 Je puisse de mon sort disposer à mon choix.
   1523 Hélas! Retiens tes cris, et par d'indignes larmes
   1524 De cet heureux moment ne trouble point les charmes.
   1525 Si tu m'aimais, Phoedime, il fallait me pleurer
   1526 Quand d'un titre funeste on me vint honorer,
   1527 Et lorsque m'arrachant du doux sein de la Grèce,
   1528 Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse.
   1529 Retourne maintenant chez ces peuples heureux;
   1530 Et si mon nom encor s'est conservé chez eux,
   1531 Dis-leur ce que tu vois, et de toute ma gloire,
   1532 Phoedime, conte-leur la malheureuse histoire.
   1533 Et toi, qui de ce coeur, dont tu fus adoré,
   1534 Par un jaloux destin fus toujours séparé,
   1535 Héros, avec qui même en terminant ma vie,
   1536 Je n'ose en un tombeau demander d'être unie,
   1537 Reçois ce sacrifice, et puisse en ce moment
   1538 Ce poison expier le sang de mon amant!
   1539 Arrêtez! arrêtez! Que faites-vous, Arbate?
   1540 Arrêtez! J'accomplis l'ordre de Mithridate.
   1541 Ah! laissez-moi.. Cessez, vous dis-je, et laissez-moi,
   1542 Madame, exécuter les volontés du Roi.
   1543 Vivez. Et vous, Arcas, du succès de mon zèle
   1544 Courez à Mithridate apprendre la nouvelle.
   1545 Ah! trop cruel Arbate, à quoi m'exposez-vous?
   1546 Est-ce qu'on croit encor mon supplice trop doux?
   1547 Et le Roi m'enviant une mort si soudaine,
   1548 Veut-il plus d'un trépas pour contenter sa haine?
   1549 Vous l'allez voir paraître, et j'ose m'assurer
   1550 Que vous-même avec moi vous allez le pleurer.
   1551 Quoi! le Roi... Le Roi touche à son heure dernière,
   1552 Madame, et ne voit plus qu'un reste de lumière.
   1553 Je l'ai laissé sanglant, porté par des soldats,
   1554 Et Xipharès en pleurs accompagne leurs pas.
   1555 Xipharès? Ah! grands Dieux! Je doute si je veille,
   1556 Et n'ose qu'en tremblant en croire mon oreille.
   1557 Xipharès vit encor? Xipharès, que mes pleurs...
   1558 Il vit chargé de gloire, accablé de douleurs.
   1559 De sa mort en ces lieux la nouvelle semée
   1560 Ne vous a pas vous seule et sans cause alarmée.
   1561 Les Romains, qui partout l'appuyaient par des cris,
   1562 Ont par ce bruit fatal glacé tous les esprits.
   1563 Le Roi, trompé lui-même, en a versé des larmes;
   1564 Et désormais certain du malheur de ses armes,
   1565 Par un rebelle fils de toutes parts pressé,
   1566 Sans espoir de secours tout prêt d'être forcé,
   1567 Et voyant pour surcroît de douleur et de haine,
   1568 Parmi ses étendards porter l'aigle romaine,
   1569 Il n'a plus aspiré qu'à s'ouvrir des chemins
   1570 Pour éviter l'affront de tomber dans leurs mains.
   1571 D'abord il a tenté les atteintes mortelles
   1572 Des poisons que lui-même a cru les plus fidèles.
   1573 Il les a trouvés tous sans force et sans vertu.
   1574 Vain secours, a-t-il dit, que j'ai trop combattu!
   1575 Contre tous les poisons soigneux de me défendre,
   1576 J'ai perdu tout le fruit que j'en pouvais attendre.
   1577 Essayons maintenant des secours plus certains,
   1578 Et cherchons un trépas plus funeste aux Romains.
   1579 Il parle: et défiant leurs nombreuses cohortes,
   1580 Du palais, à ces mots, il fait ouvrir les portes.
   1581 À l'aspect de ce front dont la noble fureur
   1582 Tant de fois dans leurs rangs répandit la terreur,
   1583 Vous les eussiez vus tous, retournant en arrière,
   1584 Laisser entre eux et nous une large carrière;
   1585 Et déjà quelques-uns couraient épouvantés
   1586 Jusque dans les vaisseaux qui les ont apportés.
   1587 Mais, le dirai-je? ô ciel! rassurés par Pharnace,
   1588 Et la honte en leurs coeurs réveillant leur audace,
   1589 Ils reprennent courage, ils attaquent le Roi,
   1590 Qu'un reste de soldats défendait avec moi.
   1591 Qui pourrait exprimer par quels faits incroyables,
   1592 Quels coups, accompagnés de regards effroyables,
   1593 Son bras, se signalant pour la dernière fois,
   1594 A de ce grand héros terminé les exploits?
   1595 Enfin las, et couvert de sang et de poussière,
   1596 Il s'était fait de morts une noble barrière.
   1597 Un autre bataillon s'est avancé vers nous;
   1598 Les Romains, pour le joindre, ont suspendu leurs coups.
   1599 Ils voulaient tous ensemble accabler Mithridate.
   1600 Mais lui: C'en est assez, m'a-t-il dit, cher Arbate;
   1601 Le sang et la fureur m'emportent trop avant.
   1602 Ne livrons pas surtout Mithridate vivant.
   1603 Aussitôt dans son sein il plonge son épée.
   1604 Mais la mort fuit encor sa grande âme trompée.
   1605 Ce héros dans mes bras est tombé tout sanglant,
   1606 Faible, et qui s'irritait contre un trépas si lent;
   1607 Et se plaignant à moi de ce reste de vie,
   1608 Il soulevait encor sa main appesantie,
   1609 Et marquant à mon bras la place de son coeur,
   1610 Semblait d'un coup plus sûr implorer la faveur.
   1611 Tandis que possédé de ma douleur extrême,
   1612 Je songe bien plutôt à me percer moi-même,
   1613 De grands cris ont soudain attiré mes regards.
   1614 J'ai vu, qui l'aurait cru? j'ai vu de toutes parts
   1615 Vaincus et renversés les Romains et Pharnace,
   1616 Fuyant vers leurs vaisseaux, abandonner la place;
   1617 Et le vainqueur vers nous s'avançant de plus près,
   1618 À mes yeux éperdus a montré Xipharès.
   1619 Juste ciel! Xipharès, toujours resté fidèle,
   1620 Et qu'au fort du combat une troupe rebelle
   1621 Par ordre de son frère avait enveloppé,
   1622 Mais qui d'entre leurs bras à la fin échappé,
   1623 Forçant les plus mutins, et regagnant le reste,
   1624 Heureux et plein de joie en ce moment funeste,
   1625 À travers mille morts, ardent, victorieux,
   1626 S'était fait vers son père un chemin glorieux.
   1627 Jugez de quelle horreur cette joie est suivie.
   1628 Son bras aux pieds du Roi l'allait jeter sans vie;
   1629 Mais on court, on s'oppose à son emportement.
   1630 Le Roi m'a regardé dans ce triste moment,
   1631 Et m'a dit d'une voix qu'il poussait avec peine:
   1632 S'il en est temps encor, cours, et sauve la Reine.
   1633 Ces mots m'ont fait trembler pour vous, pour Xipharès:
   1634 J'ai craint, j'ai soupçonné quelques ordres secrets
   1635 Tout lassé que j'étais, ma frayeur et mon zèle
   1636 M'ont donné pour courir une force nouvelle;
   1637 Et malgré nos malheurs, je me tiens trop heureux
   1638 D'avoir paré le coup qui vous perdait tous deux.
   1639 Ah! que de tant d'horreurs justement étonnée,
   1640 Je plains de ce grand roi la triste destinée!
   1641 Hélas! Et plût aux Dieux qu'à son sort inhumain
   1642 Moi-même j'eusse pu ne point prêter la main,
   1643 Et que simple témoin du malheur qui l'accable,
   1644 Je le pusse pleurer sans en être coupable!
   1645 Il vient. Quel nouveau trouble excite en mes esprits
   1646 Le sang du père, ô ciel, et les larmes du fils!
   1647 Ah! que vois-je, Seigneur, et quel sort est le vôtre!
   1648 Cessez et retenez vos larmes l'un et l'autre.
   1649 Mon sort de sa tendresse et de votre amitié
   1650 Veut d'autres sentiments que ceux de la pitié;
   1651 Et ma gloire, plutôt digne d'être admirée,
   1652 Ne doit point par des pleurs être déshonorée.
   1653 J'ai vengé l'univers autant que je l'ai pu:
   1654 La mort dans ce projet m'a seule interrompu.
   1655 Ennemi des Romains et de la tyrannie,
   1656 Je n'ai point de leur joug subi l'ignominie;
   1657 Et j'ose me flatter qu'entre les noms fameux
   1658 Qu'une pareille haine a signalés contre eux,
   1659 Nul ne leur a plus fait acheter la victoire,
   1660 Ni de jours malheureux plus rempli leur histoire.
   1661 Le ciel n'a pas voulu qu'achevant mon dessein,
   1662 Rome en cendre me vît expirer dans son sein.
   1663 Mais au moins quelque joie en mourant me console:
   1664 J'expire environné d'ennemis que j'immole;
   1665 Dans leur sang odieux j'ai pu tremper mes mains,
   1666 Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.
   1667 À mon fils Xipharès je dois cette fortune:
   1668 Il épargne à ma mort leur présence importune.
   1669 Que ne puis-je payer ce service important
   1670 De tout ce que mon trône eut de plus éclatant!
   1671 Mais vous me tenez lieu d'Empire, de couronne;
   1672 Vous seule me restez; souffrez que je vous donne,
   1673 Madame; et tous ces voeux que j'exigeais de vous,
   1674 Mon coeur pour Xipharès vous les demande tous.
   1675 Vivez, Seigneur, vivez, pour le bonheur du monde,
   1676 Et pour sa liberté qui sur vous seul se fonde;
   1677 Vivez, pour triompher d'un ennemi vaincu,
   1678 Pour venger... C'en est fait, Madame, et j'ai vécu.
   1679 Mon fils, songez à vous. Gardez-vous de prétendre
   1680 Que de tant d'ennemis vous puissiez vous défendre
   1681 Bientôt tous les Romains, de leur honte irrités,
   1682 Viendront ici sur vous fondre de tous côtés
   1683 Ne perdez point le temps que vous laisse leur fuite
   1684 À rendre à mon tombeau des soins dont je vous quitte.
   1685 Tant de Romains sans vie, en cent lieux dispersés,
   1686 Suffisent à ma cendre et l'honorent assez.
   1687 Cachez-leur pour un temps vos noms et votre vie.
   1688 Allez, réservez-vous... Moi, Seigneur, que je fuie!
   1689 Que Pharnace impuni, les Romains triomphants
   1690 N'éprouvent pas bientôt... Non, je vous le défends.
   1691 Tôt ou tard il faudra que Pharnace périsse.
   1692 Fiez-vous aux Romains du soin de son supplice.
   1693 Mais je sens affaiblir ma force et mes esprits.
   1694 Je sens que je me meurs. Approchez-vous, mon fils.
   1695 Dans cet embrassement dont la douceur me flatte,
   1696 Venez, et recevez l'âme de Mithridate.
   1697 Il expire. Ah! Madame, unissons nos douleurs,
   1698 Et par tout l'univers cherchons-lui des vengeurs.