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cyrano (128314B)


      1 Holà ! Vos quinze sols !  J'entre gratis !  Pourquoi ?
      2 Je suis chevau-léger de la maison du Roi !
      3 Vous ?  Je ne paye pas !  Mais  Je suis mousquetaire.
      4 On ne commence qu'à deux heures. Le parterre
      5 Est vide. Exerçons-nous au fleuret.  Psit... Flanquin  !
      6 Champagne ?  Cartes. Dés.  Jouons.  Oui, mon coquin.
      7 J'ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.
      8 C'est gentil de venir avant que l'on n'éclaire !
      9 Touche !  Trèfle !  Un baiser !  On voit !  Pas de danger !
     10 Lorsqu'on vient en avance, on est bien pour manger.
     11 Plaçons-nous là, mon fils.  Brelan d'as !  Un ivrogne
     12 Doit boire son bourgogne  À l'hôtel de Bourgogne !
     13 Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?
     14 Buveurs  Bretteurs !  Joueurs !  Un baiser !  Jour de Dieu !
     15 -- Et penser que c'est dans une salle pareille
     16 Qu'on joua du Rotrou, mon fils.  Et du Corneille !
     17 Les pages, pas de farce !  Oh ! Monsieur ! Ce soupçon !
     18 As-tu de la ficelle ?  Avec un hameçon.
     19 On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.
     20 Or çà, jeunes escrocs, venez qu'on vous éduque :
     21 Puis donc que vous volez pour la première fois
     22 Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?  Et des pois !
     23 Que va-t-on nous jouer ?  Clorise.  De qui est-ce ?
     24 De monsieur Balthazar Baro. C'est une pièce !
     25 La dentelle surtout des canons, coupez-la !
     26 Tenez, à la première du Cid, j'étais là !
     27 Les montres  Vous verrez des acteurs très illustres
     28 Les mouchoirs  Montfleury  Allumez donc les lustres !
     29 Bellerose, L'Epy, la Beaupré, Jodelet !
     30 Ah ! voici la distributrice !  Oranges, lait,
     31 Eau de framboise, aigre de cèdre !  Place, brutes !
     32 Les marquis ! ... au parterre ?  Oh ! pour quelques minutes.
     33 Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers,
     34 Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds ?
     35 Ah, fi ! fi ! fi !  Cuigy ! Brissaille !  Des fidèles !
     36 Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles.
     37 Ah, ne m'en parlez pas ! Je suis dans une humeur !
     38 Console-toi, marquis, car voici l'allumeur !
     39 Ah !  Lignière !  Pas encor gris !  Je vous présente ?
     40 Baron de Neuvillette.  Ah !  La tête est charmante.
     41 Peuh !  Messieurs de Cuigy, de Brissaille  Enchanté !
     42 Il est assez joli, mais n'est pas ajusté
     43 Au dernier goût.  Monsieur débarque de Touraine.
     44 Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.
     45 J'entre aux gardes demain, dans les Cadets.  Voilà
     46 La présidente Aubry !  Oranges, lait  La... la
     47 Du monde !  Eh, oui, beaucoup,  Tout le bel air !  Mesdames
     48 De Guéméné  De Bois-Dauphin  Que nous aimâmes
     49 De Chavigny  Qui de nos cœurs va se jouant !
     50 Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen.
     51 L'Académie est là ?  Mais... j'en vois plus d'un membre ;
     52 Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ;
     53 Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud
     54 Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c'est beau !
     55 Attention ! nos précieuses prennent place :
     56 Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace,
     57 Félixérie  Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis !
     58 Marquis, tu les sais tous ?  Je les sais tous, marquis !
     59 Mon cher, je suis entré pour vous rendre service :
     60 La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !
     61 Non ! ... Vous, qui chansonnez et la ville et la cour,
     62 Restez : vous me direz pour qui je meurs d'amour.
     63 Messieurs les violons !  Macarons, citronnée
     64 J'ai peur qu'elle ne soit coquette et raffinée,
     65 Je n'ose lui parler car je n'ai pas d'esprit.
     66 Le langage aujourd'hui qu'on parle et qu'on écrit,
     67 Me trouble. Je ne suis qu'un bon soldat timide.
     68 -- Elle est toujours à droite, au fond : la loge vide.
     69 Je pars.  Oh ! non, restez !  Je ne peux. D'Assoucy
     70 M'attend au cabaret. On meurt de soif, ici.
     71 Je reste encore un peu. -- Voyons ce rivesalte ?
     72 Ah ! Ragueneau !  Le grand rôtisseur Ragueneau.
     73 Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ?
     74 Le pâtissier des comédiens et des poètes !
     75 Trop d'honneur  Taisez-vous, Mécène que vous êtes !
     76 Oui, ces messieurs chez moi se servent  À crédit.
     77 Poète de talent lui-même  Ils me l'ont dit.
     78 Fou de vers !  Il est vrai que pour une odelette
     79 Vous donnez une tarte  Oh ! une tartelette !
     80 Brave homme, il s'en excuse ! Et pour un triolet
     81 Ne donnâtes-vous pas ?  Des petits pains !  Au lait.
     82 -- Et le théâtre, vous l'aimez ?  Je l'idolâtre.
     83 Vous payez en gâteaux vos billets de théâtre !
     84 Votre place, aujourd'hui, là, voyons, entre nous,
     85 Vous a coûté combien ?  Quatre flans. Quinze choux.
     86 Monsieur de Cyrano n'est pas là ? Je m'étonne.
     87 Pourquoi ?  Montfleury joue !  En effet, cette tonne
     88 Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon.
     89 Qu'importe à Cyrano ?  Mais vous ignorez donc ?
     90 Il fit à Montfleury, messieurs, qu'il prit en haine,
     91 Défense, pour un mois, de reparaître en scène.
     92 Eh bien ?  Montfleury joue !  Il n'y peut rien.  Oh ! oh !
     93 Moi, je suis venu voir !  Quel est ce Cyrano ?
     94 C'est un garçon versé dans les colichemardes.
     95 Noble ?  Suffisamment. Il est cadet aux gardes.
     96 Mais son ami Le Bret peut vous dire  Le Bret !
     97 Vous cherchez Bergerac ?  Oui, je suis inquiet !
     98 N'est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ?
     99 Ah, c'est le plus exquis des êtres sublunaires !
    100 Rimeur !  Bretteur !  Physicien !  Musicien !
    101 Et quel aspect hétéroclite que le sien !
    102 Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne
    103 Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ;
    104 Mais bizarre, excessif, extravagant, falot,
    105 Il eût fourni, je pense, à feu Jacques Callot
    106 Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques :
    107 Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,
    108 Cape que par derrière, avec pompe, l'estoc
    109 Lève, comme une queue insolente de coq,
    110 Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
    111 Fut et sera toujours l'alme Mère Gigogne,
    112 Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,
    113 Un nez ! ... Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là !
    114 On ne peut voir passer un pareil nasigère
    115 Sans s'écrier : "Oh ! non, vraiment, il exagère !"
    116 Puis on sourit, on dit : "Il va l'enlever..." Mais
    117 Monsieur de Bergerac ne l'enlève jamais.
    118 Il le porte, -- et pourfend quiconque le remarque !
    119 Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque !
    120 Il ne viendra pas !  Si ! ... Je parie un poulet
    121 À la Ragueneau !  Soit !  Ah, messieurs ! mais elle est
    122 Épouvantablement ravissante !  Une pêche
    123 Qui sourirait avec une fraise !  Et si fraîche
    124 Qu'on pourrait, l'approchant, prendre un rhume de cœur !
    125 C'est elle !  Ah ! c'est elle ?  Oui. Dites vite. J'ai peur.
    126 Magdeleine Robin, dite Roxane. -- Fine.
    127 Précieuse.  Hélas !  Libre. Orpheline. Cousine
    128 De Cyrano, -- dont on parlait  Cet homme ?  Hé ! hé !
    129 -- Comte de Guiche. Épris d'elle. Mais marié
    130 À la nièce d'Armand de Richelieu. Désire
    131 Faire épouser Roxane à certain triste sire,
    132 Un monsieur de Valvert, vicomte ... et complaisant.
    133 Elle n'y souscrit pas, mais de Guiche est puissant :
    134 Il peut persécuter une simple bourgeoise.
    135 D'ailleurs j'ai dévoilé sa manœuvre sournoise
    136 Dans une chanson qui ... Ho ! il doit m'en vouloir !
    137 -- La fin était méchante... Écoutez  Non. Bonsoir.
    138 Vous allez ?  Chez monsieur de Valvert !  Prenez garde :
    139 C'est lui qui vous tuera !  Restez. On vous regarde.
    140 C'est vrai !  C'est moi qui pars. J'ai soif ! Et l'on m'attend
    141 -- Dans les tavernes !  Pas de Cyrano.  Pourtant
    142 Ah ! je veux espérer qu'il n'a pas vu l'affiche !
    143 Commencez ! Commencez !  Quelle cour, ce de Guiche !
    144 Fi ! ... Encore un Gascon !  Le Gascon souple et froid,
    145 Celui qui réussit ! ... Saluons-le, crois-moi.
    146 Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte de Guiche ?
    147 Baise-moi-ma-mignonne ou bien Ventre-de-biche ?
    148 C'est couleur Espagnol malade.  La couleur
    149 Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur,
    150 L'Espagnol ira mal, dans les Flandres !  Je monte
    151 Sur scène. Venez-vous ?  Viens, Valvert !  Le vicomte !
    152 Ah ! je vais lui jeter à la face mon  Hein ?
    153 Ay !  Je cherchais un gant !  Vous trouvez une main.
    154 Lâchez-moi. Je vous livre un secret.  Quel ?  Lignière
    155 Qui vous quitte  Eh ! bien ?  touche à son heure dernière.
    156 Une chanson qu'il fit blessa quelqu'un de grand,
    157 Et cent hommes -- j'en suis -- ce soir sont postés !  Cent !
    158 Par qui ?  Discrétion  Oh !  Professionnelle !
    159 Où seront-ils postés ?  À la porte de Nesle.
    160 Sur son chemin. Prévenez-le !  Mais où le voir !
    161 Allez courir tous les cabarets : le Pressoir
    162 D'Or, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque,
    163 Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs, -- et dans chaque,
    164 Laissez un petit mot d'écrit l'avertissant.
    165 Oui, je cours ! Ah ! les gueux ! Contre un seul homme, cent !
    166 La quitter... elle !  Et lui ! ... -- Mais il faut que je sauve
    167 Lignière !  Commencez.  Ma perruque !  Il est chauve !
    168 Bravo, les pages ! ... Ha ! ha ! ha !  Petit gredin !
    169 Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha !  Ce silence soudain ?
    170 Ah ? ...... La chose me vient d'être certifiée.
    171 Chut ! -- Il paraît ? ... -- Non ! ... -- Si ! -- Dans la loge grillée. --
    172 Le Cardinal ! -- Le Cardinal ? -- Le Cardinal !
    173 Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !
    174 Mouchez cette chandelle !  Une chaise !  Silence !
    175 Montfleury entre en scène ?  Oui, c'est lui qui commence.
    176 Cyrano n'est pas là.  J'ai perdu mon pari.
    177 Tant mieux ! tant mieux !  Bravo, Montfleury ! Montfleury !
    178 Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire,
    179 Se prescrit à soi-même un exil volontaire,
    180 Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur les bois
    181 Coquin, ne t'ai-je pas interdit pour un mois ?
    182 Hein ? -- Quoi ? -- Qu'est-ce ?  C'est lui !  Cyrano !  Roi des pitres !
    183 Hors de scène a l'instant !  Oh !  Mais  Tu récalcitres ?
    184 Chut ! -- Assez ! -- Montfleury, jouez ! -- Ne craignez rien !
    185 Heureux qui loin des cours dans un lieu sol  Eh bien !
    186 Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles,
    187 Une plantation de bois sur vos épaules ?
    188 Heureux qui  Sortez !  Oh !  Heureux qui loin des cours
    189 Ah ! je vais me fâcher !  Venez à mon secours,
    190 Messieurs !  Mais jouez donc !  Gros homme, si tu joues
    191 Je vais être obligé de te fesser les joues !
    192 Assez !  Que les marquis se taisent sur leurs bancs,
    193 Ou bien je fais tâter ma canne à leurs rubans !
    194 C'en est trop ! ... Montfleury  Que Montfleury s'en aille,
    195 Ou bien je l'essorille et le désentripaille !
    196 Mais  Qu'il sorte !  Pourtant  Ce n'est pas encor fait ?
    197 Bon ! je vais sur la scène en guise de buffet,
    198 Découper cette mortadelle d'Italie !
    199 En m'insultant, Monsieur, vous insultez Thalie !
    200 Si cette Muse, à qui, Monsieur, vous n'êtes rien,
    201 Avait l'honneur de vous connaître, croyez bien
    202 Qu'en vous voyant si gros et bête comme une urne,
    203 Elle vous flanquerait quelque part son cothurne.
    204 Montfleury ! Montfleury ! -- La pièce de Baro ! --
    205 Je vous en prie, ayez pitié de mon fourreau :
    206 Si vous continuez, il va rendre sa lame !
    207 Hé ! là !  Sortez de scène !  Oh ! oh !  Quelqu'un réclame ?
    208 Si j'entends une fois encor cette chanson,
    209 Je vous assomme tous.  Vous n'êtes pas Samson !
    210 Voulez-vous me prêter, Monsieur, votre mâchoire ?
    211 C'est inouï !  C'est scandaleux !  C'est vexatoire !
    212 Ce qu'on s'amuse !  Kssi ! -- Montfleury ! -- Cyrano !
    213 Je vous  Miâou !  Je vous ordonne de vous taire !
    214 Et j'adresse un défi collectif au parterre !
    215 -- J'inscris les noms ! -- Approchez-vous, jeunes héros !
    216 Chacun son tour ! Je vais donner des numéros ! --
    217 Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ?
    218 Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Le premier duelliste,
    219 Je l'expédie avec les honneurs qu'on lui doit !
    220 -- Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt.
    221 La pudeur vous défend de voir ma lame nue ?
    222 Pas un nom ? -- Pas un doigt ? -- C'est bien. Je continue.
    223 Donc, je désire voir le théâtre guéri
    224 De cette fluxion. Sinon  le bistouri !
    225 Je  Mes mains vont frapper trois claques, pleine lune !
    226 Vous vous éclipserez à la troisième.  Ah ?  Une !
    227 Je  Restez !  Restera ... restera pas  Je crois,
    228 Messieurs  Deux !  Je suis sûr qu'il vaudrait mieux que  Trois !
    229 Hu ! ... hu ! ... Lâche ! ... Reviens !  Qu'il revienne, s'il l'ose !
    230 L'orateur de la troupe !  Ah ! ... Voilà Bellerose !
    231 Nobles seigneurs  Non ! Non ! Jodelet !  Tas de veaux !
    232 Ah ! Ah ! Bravo ! très bien ! bravo !  Pas de bravos !
    233 Le gros tragédien dont vous aimez le ventre
    234 S'est senti  C'est un lâche !  Il dut sortir !  Qu'il rentre !
    235 Non !  Si !  Mais à la fin, monsieur, quelle raison
    236 J'ai deux raisons, dont chaque est suffisante seule.
    237 Primo : c'est un acteur déplorable, qui gueule,
    238 Et qui soulève avec des han ! de porteur d'eau,
    239 Le vers qu'il faut laisser s'envoler ! -- Secundo :
    240 Est mon secret  Mais vous nous privez sans scrupule
    241 De la Clorise ! Je m'entête  Vieille mule !
    242 Les vers du vieux Baro valant moins que zéro,
    243 J'interromps sans remords !  Ha ! -- Ho ! -- Notre Baro !
    244 Ma chère ! -- Peut-on dire ? ... Ah ! Dieu !  Belles personnes,
    245 Rayonnez, fleurissez, soyez des échansonnes
    246 De rêve, d'un sourire enchantez un trépas,
    247 Inspirez-nous des vers... mais ne les jugez pas !
    248 Et l'argent qu'il va falloir rendre !  Bellerose,
    249 Vous avez dit la seule intelligente chose !
    250 Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous :
    251 Attrapez cette bourse au vol, et taisez-vous !
    252 Ah ! ... Oh !  À ce prix-là, monsieur, je t'autorise
    253 À venir chaque jour empêcher la Clorise !
    254 Hu ! ... Hu !  Dussions-nous même ensemble être hués !
    255 Il faut évacuer la salle !  Évacuez !
    256 C'est fou !  Le comédien Montfleury ! quel scandale !
    257 Mais il est protégé par le duc de Candale !
    258 Avez-vous un patron ?  Non !  Vous n'avez pas ?  Non !
    259 Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom ?
    260 Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse ?
    261 Non, pas de protecteur  mais une protectrice !
    262 Mais vous allez quitter la ville ?  C'est selon.
    263 Mais le duc de Candale a le bras long !  Moins long
    264 Que n'est le mien  quand je lui mets cette rallonge !
    265 Mais vous ne songez pas à prétendre  J'y songe.
    266 Mais  Tournez les talons, maintenant.  Mais  Tournez !
    267 -- Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez.
    268 Je  Qu'a-t-il d'étonnant ?  Votre Grâce se trompe
    269 Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe ?
    270 Je n'ai pas  Ou crochu comme un bec de hibou ?
    271 Je  Y distingue-t-on une verrue au bout ?
    272 Mais  Ou si quelque mouche, à pas lents, s'y promène ?
    273 Qu'a-t-il d'hétéroclite ?  Oh !  Est-ce un phénomène ?
    274 Mais d'y porter les yeux j'avais su me garder !
    275 Et pourquoi, s'il vous plaît, ne pas le regarder ?
    276 J'avais  Il vous dégoûte alors ?  Monsieur  Malsaine
    277 Vous semble sa couleur ?  Monsieur !  Sa forme, obscène ?
    278 Mais du tout !  Pourquoi donc prendre un air dénigrant ?
    279 -- Peut-être que monsieur le trouve un peu trop grand ?
    280 Je le trouve petit, tout petit, minuscule !
    281 Hein ? comment ? m'accuser d'un pareil ridicule ?
    282 Petit, mon nez ? Holà !  Ciel !  Énorme, mon nez !
    283 -- Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez
    284 Que je m'enorgueillis d'un pareil appendice,
    285 Attendu qu'un grand nez est proprement l'indice
    286 D'un homme affable, bon, courtois, spirituel,
    287 Libéral, courageux, tel que je suis, et tel
    288 Qu'il vous est interdit à jamais de vous croire,
    289 Déplorable maraud ! car la face sans gloire
    290 Que va chercher ma main en haut de votre col,
    291 De lyrisme, de pittoresque, d'étincelle,
    292 De somptuosité, de Nez enfin, que celle
    293 Que va chercher ma botte au bas de votre dos !
    294 Au secours ! À la garde !  Avis donc aux badauds
    295 Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage,
    296 Et si le plaisantin est noble, mon usage
    297 Est de lui mettre, avant de le laisser s'enfuir,
    298 Pas devant, et plus haut, du fer, et non du cuir !
    299 Mais à la fin il nous ennuie !  Il fanfaronne !
    300 Personne ne va donc lui répondre ?  Personne ?
    301 Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !
    302 Vous... vous avez un nez... heu... un nez... très grand.  Très !
    303 Ha !  C'est tout ?  Mais  Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme !
    304 On pouvait dire... Oh ! Dieu ! ... bien des choses en somme
    305 En variant le ton, -- par exemple, tenez :
    306 Agressif : "Moi, monsieur, si j'avais un tel nez
    307 Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse !"
    308 Amical : "Mais il doit tremper dans votre tasse !
    309 Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap !"
    310 Descriptif : "C'est un roc ! ... c'est un pic ! ... c'est un cap !
    311 Que dis-je, c'est un cap ? ... C'est une péninsule !"
    312 Curieux : "De quoi sert cette oblongue capsule ?
    313 D'écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ?"
    314 Gracieux : "Aimez-vous à ce point les oiseaux
    315 Que paternellement vous vous préoccupâtes
    316 De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ?"
    317 Truculent : "Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
    318 La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
    319 Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminée ?"
    320 Prévenant : "Gardez-vous, votre tête entraînée
    321 Par ce poids, de tomber en avant sur le sol !"
    322 Tendre : "Faites-lui faire un petit parasol
    323 De peur que sa couleur au soleil ne se fane !"
    324 Pédant : "L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane
    325 Appelle Hippocampelephantocamélos
    326 Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d'os !"
    327 Cavalier : 'Quoi, l'ami, ce croc est à la mode ?
    328 Pour pendre son chapeau, c'est vraiment très commode !'
    329 Emphatique : "Aucun vent ne peut, nez magistral,
    330 T'enrhumer tout entier, excepté le mistral !"
    331 Dramatique : "C'est la Mer Rouge quand il saigne !"
    332 Admiratif : "Pour un parfumeur, quelle enseigne !"
    333 Lyrique : "Est-ce une conque, êtes-vous un triton ?"
    334 Respectueux : "Souffrez, monsieur, qu'on vous salue,
    335 C'est là ce qui s'appelle avoir pignon sur rue !"
    336 Campagnard : "Hé, ardé ! C'est-y un nez ? Nanain !
    337 C'est queuqu'navet géant ou ben queuqu'melon nain !"
    338 Militaire : "Pointez contre cavalerie !"
    339 Pratique : "Voulez-vous le mettre en loterie ?
    340 Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !"
    341 Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot :
    342 "Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
    343 A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître !"
    344 -- Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit
    345 Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit :
    346 Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres,
    347 Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres
    348 Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot !
    349 Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut
    350 Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
    351 Me servir toutes ces folles plaisanteries,
    352 Que vous n'en eussiez pas articulé le quart
    353 De la moitié du commencement d'une, car
    354 Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
    355 Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve.
    356 Vicomte, laissez donc !  Ces grands airs arrogants !
    357 Un hobereau qui... qui... n'a même pas de gants !
    358 Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !
    359 Moi, c'est moralement que j'ai mes élégances.
    360 Je ne m'attife pas ainsi qu'un freluquet,
    361 Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
    362 Je ne sortirais pas avec, par négligence,
    363 Un affront pas très bien lavé, la conscience
    364 Jaune encor de sommeil dans le coin de son œil,
    365 Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
    366 Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
    367 Empanaché d'indépendance et de franchise ;
    368 Ce n'est pas une taille avantageuse, c'est
    369 Mon âme que je cambre ainsi qu'en un corset,
    370 Et tout couvert d'exploits qu'en rubans je m'attache,
    371 Retroussant mon esprit ainsi qu'une moustache,
    372 Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
    373 Sonner les vérités comme des éperons.
    374 Mais, monsieur  Je n'ai pas de gants ? ... la belle affaire !
    375 Il m'en restait un seul d'une très vieille paire !
    376 -- Lequel m'était d'ailleurs encor fort importun :
    377 Je l'ai laissé dans la figure de quelqu'un.
    378 Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !
    379 Ah ? ... Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
    380 De Bergerac.  Bouffon !  Ay !  Qu'est-ce encor qu'il dit ?
    381 Il faut la remuer car elle s'engourdit
    382 -- Ce que c'est que de la laisser inoccupée ! --
    383 Ay !  Qu'avez-vous ?  J'ai des fourmis dans mon épée !
    384 Soit !  Je vais vous donner un petit coup charmant.
    385 Poète !  Oui, monsieur, poète ! et tellement,
    386 Qu'en ferraillant je vais -- hop ! -- à l'improvisade,
    387 Vous composer une ballade.  Une ballade ?
    388 Vous ne vous doutez pas de ce que c'est, je crois ?
    389 Mais  La ballade, donc, se compose de trois
    390 Couplets de huit vers  Oh !  Et d'un envoi de quatre
    391 Vous  Je vais tout ensemble en faire une et me battre,
    392 Et vous toucher, monsieur, au dernier vers.  Non !  Non ?
    393 Ballade du duel qu'en l'hôtel bourguignon
    394 Monsieur de Bergerac eut avec un bélître !
    395 Qu'est-ce que c'est que ça, s'il vous plaît ?  C'est le titre.
    396 Place ! -- Très amusant ! -- Rangez-vous ! -- Pas de bruits !
    397 Attendez ! ... je choisis mes rimes... Là, j'y suis.
    398 Ah !  Superbe !  Joli !  Pharamineux !  Nouveau !
    399 Insensé !  Compliments ! ... félicite ... bravo
    400 C'est un héros !  Monsieur, voulez-vous me permettre ?
    401 C'est tout à fait très bien, et je crois m'y connaître ;
    402 J'ai du reste exprimé ma joie en trépignant !
    403 Comment s'appelle donc ce monsieur ?  D'Artagnan.
    404 Çà, causons !  Laisse un peu sortir cette cohue
    405 Je peux rester ?  Mais oui !  C'est Montfleury qu'on hue !
    406 Sic transit !  Balayez. Fermez. N'éteignez pas.
    407 Nous allons revenir après notre repas,
    408 Répéter pour demain une nouvelle farce.
    409 Vous ne dînez donc pas ?  Moi ? ... Non.  Parce que ?  Parce
    410 Que je n'ai pas d'argent !  Comment ! le sac d'écus ?
    411 Pension paternelle, en un jour, tu vécus !
    412 Pour vivre tout un mois, alors ?  Rien ne me reste.
    413 Jeter ce sac, quelle sottise !  Mais quel geste !
    414 Hum !  Monsieur... Vous savoir jeûner... le cœur me fend
    415 J'ai là tout ce qu'il faut  Prenez !  Ma chère enfant,
    416 Encor que mon orgueil de Gascon m'interdise
    417 D'accepter de vos doigts la moindre friandise,
    418 J'ai trop peur qu'un refus ne vous soit un chagrin,
    419 Et j'accepterai donc  Oh ! peu de chose ! -- un grain
    420 De ce raisin  Un seul ! ... ce verre d'eau  limpide !
    421 -- Et la moitié d'un macaron !  Mais c'est stupide !
    422 Oh ! quelque chose encor !  Oui. La main à baiser.
    423 Merci, monsieur.  Bonsoir.  Je t'écoute causer.
    424 Dîner !  Boisson !  Dessert !  Là, je me mets à table !
    425 -- Ah ! ... j'avais une faim, mon cher, épouvantable !
    426 -- Tu disais ?  Que ces fats aux grands airs belliqueux
    427 Te fausseront l'esprit si tu n'écoutes qu'eux !
    428 Va consulter des gens de bon sens, et t'informe
    429 De l'effet qu'a produit ton algarade.  Énorme.
    430 Le Cardinal  Il était là, le Cardinal ?
    431 A dû trouver cela  Mais très original.
    432 Pourtant  C'est un auteur. Il ne peut lui déplaire
    433 Que l'on vienne troubler la pièce d'un confrère.
    434 Tu te mets sur les bras, vraiment, trop d'ennemis !
    435 Combien puis-je, à peu près, ce soir, m'en être mis ?
    436 Quarant'-huit. Sans compter les femmes.  Voyons, compte !
    437 Montfleury, le bourgeois, de Guiche, le vicomte,
    438 Baro, l'Académie  Assez ! tu me ravis !
    439 Mais où te mènera la façon dont tu vis ?
    440 Quel système est le tien ?  J'errais dans un méandre ;
    441 J'avais trop de partis, trop compliqués, à prendre ;
    442 J'ai pris  Lequel ?  Mais le plus simple, de beaucoup.
    443 J'ai décidé d'être admirable, en tout, pour tout !
    444 Soit ! -- Mais enfin, à moi, le motif de ta haine
    445 Pour Montfleury, le vrai, dis-le-moi !  Ce Silène,
    446 Si ventru que son doigt n'atteint pas son nombril,
    447 Pour les femmes encor se croit un doux péril,
    448 Et leur fait, cependant qu'en jouant il bredouille,
    449 Des yeux de carpe avec ses gros yeux de grenouille !
    450 Et je le hais depuis qu'il se permit, un soir,
    451 De poser son regard, sur celle... Oh !j'ai cru voir
    452 Glisser sur une fleur une longue limace !
    453 Hein ? Comment ? Serait-il possible ?  Que j'aimasse ?
    454 J'aime.  Et peut-on savoir ? tu ne m'as jamais dit ?
    455 Qui j'aime ? ... Réfléchis, voyons. Il m'interdit
    456 Le rêve d'être aimé même par une laide,
    457 Ce nez qui d'un quart d'heure en tous lieux me précède ;
    458 Alors, moi, j'aime qui ? ... Mais cela va de soi !
    459 J'aime -- mais c'est forcé ! -- la plus belle qui soit !
    460 La plus belle ?  Tout simplement, qui soit au monde !
    461 La plus brillante, la plus fine,  la plus blonde !
    462 Eh ! mon Dieu, quelle est donc cette femme ?  Un danger
    463 Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer,
    464 Un piège de nature, une rose muscade
    465 Dans laquelle l'amour se tient en embuscade !
    466 Qui connaît son sourire a connu le parfait.
    467 Elle fait de la grâce avec rien, elle fait
    468 Tenir tout le divin dans un geste quelconque,
    469 Et tu ne saurais pas, Vénus, monter en conque,
    470 Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris,
    471 Comme elle monte en chaise et marche dans Paris !
    472 Sapristi ! je comprends. C'est clair !  C'est diaphane.
    473 Magdeleine Robin, ta cousine ?  Oui, -- Roxane.
    474 Eh bien, mais c'est au mieux ! Tu l'aimes ? Dis-le-lui !
    475 Tu t'es couvert de gloire à ses yeux aujourd'hui !
    476 Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance
    477 Pourrait bien me laisser cette protubérance !
    478 Oh ! je ne me fais pas d'illusion ! -- Parbleu,
    479 Oui, quelquefois, je m'attendris, dans le soir bleu ;
    480 J'entre en quelque jardin où l'heure se parfume ;
    481 Avec mon pauvre grand diable de nez je hume
    482 L'avril, -- je suis des yeux, sous un rayon d'argent,
    483 Au bras d'un cavalier, quelque femme, en songeant
    484 Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune,
    485 Aussi moi j'aimerais au bras en avoir une,
    486 Je m'exalte, j'oublie et j'aperçois soudain
    487 L'ombre de mon profil sur le mur du jardin !
    488 Mon ami !  Mon ami, j'ai de mauvaises heures !
    489 De me sentir si laid, parfois, tout seul  Tu pleures ?
    490 Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid,
    491 Si le long de ce nez une larme coulait !
    492 Je ne laisserai pas, tant que j'en serai maître,
    493 La divine beauté des larmes se commettre
    494 Avec tant de laideur grossière ! ... Vois-tu bien,
    495 Les larmes, il n'est rien de plus sublime, rien,
    496 Et je ne voudrais pas qu'excitant la risée,
    497 Une seule, par moi, fût ridiculisée !
    498 Va, ne t'attriste pas ! L'amour n'est que hasard !
    499 Non ! J'aime Cléopâtre : ai-je l'air d'un César ?
    500 J'adore Bérénice : ai-je l'aspect d'un Tite ?
    501 Mais ton courage ! ton esprit ! -- Cette petite
    502 Qui t'offrait là, tantôt, ce modeste repas,
    503 Ses yeux, tu l'as bien vu, ne te détestaient pas !
    504 C'est vrai !  Hé ! bien ! alors ? ... Mais, Roxane, elle-même,
    505 Toute blême a suivi ton duel !  Toute blême ?
    506 Son cœur et son esprit déjà sont étonnés !
    507 Ose, et lui parle, afin  Qu'elle me rie au nez ?
    508 Non ! -- C'est la seule chose au monde que je craigne !
    509 Monsieur, on vous demande  Ah ! mon Dieu ! Sa duègne !
    510 De son vaillant cousin on désire savoir
    511 Où l'on peut, en secret, le voir.  Me voir ?  Vous voir.
    512 -- On a des choses à vous dire.  Des ?  Des choses !
    513 Ah, mon Dieu !  L'on ira, demain, aux primes roses
    514 D'aurore, -- ouïr la messe à Saint-Roch.  Ah ! mon Dieu !
    515 En sortant, -- où peut-on entrer, causer un peu ?
    516 Où ? ... Je... mais... Ah ! mon Dieu !  Dites vite.  Je cherche !
    517 Où ?  Chez... chez... Ragueneau... le pâtissier  Il perche ?
    518 Dans la rue -- Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! -- Saint-Honoré !
    519 On ira. Soyez-y. Sept heures.  J'y serai.
    520 Moi ! ... D'elle ! ... Un rendez-vous !  Eh bien ! tu n'es plus triste ?
    521 Ah ! pour quoi que ce soit, elle sait que j'existe !
    522 Maintenant, tu vas être calme ?  Maintenant
    523 Mais je vais être frénétique et fulminant !
    524 Il me faut une armée entière a déconfire !
    525 J'ai dix cœurs ; j'ai vingt bras ; il ne peut me suffire
    526 De pourfendre des nains  Il me faut des géants !
    527 Hé ! psit ! là-bas ! Silence ! on répète céans !
    528 Nous partons !  Cyrano !  Qu'est-ce ?  Une énorme grive
    529 Qu'on t'apporte !  Lignière ! ... Hé, qu'est-ce qui t'arrive ?
    530 Il te cherche !  Il ne peut rentrer chez lui !  Pourquoi ?
    531 Ce billet m'avertit... cent hommes contre moi
    532 À cause de... chanson... grand danger me menace
    533 Porte de Nesle... Il faut, pour rentrer, que j'y passe
    534 Permets-moi donc d'aller coucher sous... sous ton toit !
    535 Cent hommes, m'as-tu dit ? Tu coucheras chez toi !
    536 Mais  Prends cette lanterne !  Et marche ! -- Je te jure
    537 Que c'est moi qui ferai ce soir ta couverture !
    538 Vous, suivez à distance, et vous serez témoins !
    539 Mais cent hommes !  Ce soir, il ne m'en faut pas moins !
    540 Mais pourquoi protéger  Voilà Le Bret qui grogne !
    541 Cet ivrogne banal ?  Parce que cet ivrogne,
    542 Ce tonneau de muscat, ce fût de rossoli,
    543 Fit quelque chose un jour de tout à fait joli :
    544 Au sortir d'une messe ayant, selon le rite,
    545 Vu celle qu'il aimait prendre de l'eau bénite,
    546 Lui que l'eau fait sauver, courut au bénitier,
    547 Se pencha sur sa conque et le but tout entier !
    548 Tiens, c'est gentil, cela !  N'est-ce pas, la soubrette ?
    549 Mais pourquoi sont-ils cent contre un pauvre poète ?
    550 Marchons !  Et vous, messieurs, en me voyant charger,
    551 Ne me secondez pas, quel que soit le danger !
    552 Oh ! mais, moi, je vais voir !  Venez !  Viens-tu, Cassandre ?
    553 Venez tous, le Docteur, Isabelle, Léandre,
    554 Tous ! Car vous allez joindre, essaim charmant et fol,
    555 La farce italienne à ce drame espagnol,
    556 Et, sur son ronflement tintant un bruit fantasque,
    557 L'entourer de grelots comme un tambour de basque !
    558 Bravo ! -- Vite, une mante ! -- Un capuchon !  Allons !
    559 Vous nous jouerez un air, messieurs les violons !
    560 Bravo ! des officiers, des femmes en costume,
    561 Et, vingt pas en avant  Moi, tout seul, sous la plume
    562 Que la gloire elle-même à ce feutre piqua,
    563 Fier comme un Scipion triplement Nasica !
    564 -- C'est compris ? Défendu de me prêter main-forte ! --
    565 On y est ? ... Un, deux, trois ! Portier, ouvre la porte !
    566 Ah ! ... Paris fuit, nocturne et quasi nébuleux ;
    567 Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus ;
    568 Un cadre se prépare, exquis, pour cette scène ;
    569 Là-bas, sous des vapeurs en écharpe, la Seine,
    570 Comme un mystérieux et magique miroir,
    571 Tremble... Et vous allez voir ce que vous allez voir !
    572 À la porte de Nesle !  À la porte de Nesle !
    573 Ne demandiez-vous pas pourquoi, mademoiselle,
    574 Contre ce seul rimeur cent hommes furent mis ?
    575 C'est parce qu'on savait qu'il est de mes amis !
    576 Fruits en nougat !  Flan !  Paon !  Roinsoles !  Bœuf en daube !
    577 Sur les cuivres, déjà, glisse l'argent de l'aube !
    578 Étouffe en toi le dieu qui chante, Ragueneau !
    579 L'heure du luth viendra, -- c'est l'heure du fourneau !
    580 Vous, veuillez m'allonger cette sauce, elle est courte !
    581 De combien ?  De trois pieds.  Hein ?  La tarte !  La tourte !
    582 Ma Muse, éloigne-toi, pour que tes yeux charmants
    583 N'aillent pas se rougir au feu de ces sarments !
    584 Vous avez mal placé la fente de ces miches :
    585 Au milieu la césure, -- entre les hémistiches !
    586 À ce palais de croûte, il faut, vous, mettre un toit
    587 Et toi, sur cette broche interminable, toi,
    588 Le modeste poulet et la dinde superbe,
    589 Alterne-les, mon fils, comme le vieux Malherbe
    590 Alternait les grands vers avec les plus petits,
    591 Et fais tourner au feu des strophes de rôtis !
    592 Maître, en pensant à vous, dans le four, j'ai fait cuire
    593 Ceci, qui vous plaira, je l'espère.  Une lyre !
    594 En pâte de brioche.  Avec des fruits confits !
    595 Et les cordes, voyez, en sucre je les fis.
    596 Va boire à ma santé !  Chut ! ma femme ! Circule,
    597 Et cache cet argent !  C'est beau ?  C'est ridicule !
    598 Des sacs ? ... Bon. Merci.  Ciel ! Mes livres vénérés !
    599 Les vers de mes amis ! déchirés ! démembrés !
    600 Pour en faire des sacs à mettre des croquantes
    601 Ah ! vous renouvelez Orphée et les bacchantes !
    602 Et n'ai-je pas le droit d'utiliser vraiment
    603 Ce que laissent ici, pour unique paiement,
    604 Vos méchants écriveurs de lignes inégales !
    605 Fourmi ! ... n'insulte pas ces divines cigales !
    606 Avant de fréquenter ces gens-là, mon ami,
    607 Vous ne m'appeliez pas bacchante, -- ni fourmi !
    608 Avec des vers, faire cela !  Pas autre chose.
    609 Que faites-vous, alors, madame, avec la prose ?
    610 Vous désirez, petits ?  Trois pâtés.  Là, bien roux
    611 Et bien chauds.  S'il vous plaît, enveloppez-les-nous ?
    612 Hélas ! un de mes sacs !  Que je les enveloppe ?
    613 Tel Ulysse, le jour qu'il quitta Pénélope
    614 Pas celui-ci !  Le blond Phœbus... Pas celui-là !
    615 Eh bien ! qu'attendez-vous ?  Voilà, voilà, voilà !
    616 Le sonnet à Philis ! ... mais c'est dur tout de même !
    617 C'est heureux qu'il se soit décidé !  Nicodème !
    618 Psit ! ... Petits ! ... Rendez-moi le sonnet à Philis,
    619 Au lieu de trois pâtés je vous en donne six.
    620 Philis ! ... Sur ce doux nom, une tache de beurre !
    621 Philis !  Quelle heure est-il ?  Six heures.  Dans une heure !
    622 Bravo ! J'ai vu  Quoi donc !  Votre combat !  Lequel ?
    623 Celui de l'hôtel de Bourgogne !  Ah ! ... Le duel !
    624 Oui, le duel en vers !  Il en a plein la bouche !
    625 Allons ! tant mieux !  À la fin de l'envoi, je touche !
    626 À la fin de l'envoi, je touche ! ... Que c'est beau !
    627 À la fin de l'envoi  Quelle heure, Ragueneau ?
    628 Six heures cinq ! ... je touche !  Oh ! faire une ballade !
    629 Qu'avez-vous à la main ?  Rien. Une estafilade.
    630 Courûtes-vous quelque péril ?  Aucun péril.
    631 Je crois que vous mentez !  Mon nez remuerait-il ?
    632 Il faudrait que ce fût pour un mensonge énorme !
    633 J'attends ici quelqu'un. Si ce n'est pas sous l'orme,
    634 Vous nous laisserez seuls.  C'est que je ne peux pas ;
    635 Mes rimeurs vont venir  Pour leur premier repas.
    636 Tu les éloigneras quand je te ferai signe
    637 L'heure ?  Six heures dix.  Une plume ?  De cygne.
    638 Salut !  Qu'est-ce ?  Un ami de ma femme. Un guerrier
    639 Terrible, -- à ce qu'il dit !  Chut !  Écrire, -- plier, --
    640 Lui donner, -- me sauver  Lâche ! ... Mais que je meure,
    641 Si j'ose lui parler, lui dire un seul mot  L'heure ?
    642 Six et quart !  -- un seul mot de tous ceux que j'ai là !
    643 Tandis qu'en écrivant  Eh bien ! écrivons-la,
    644 Cette lettre d'amour qu'en moi-même j'ai faite
    645 Et refaite cent fois, de sorte qu'elle est prête,
    646 Et que mettant mon âme à côté du papier,
    647 Je n'ai tout simplement qu'à la recopier.
    648 Les voici vos crottés !  Confrère !  Cher confrère !
    649 Aigle des pâtissiers !  Ça sent bon dans votre aire,
    650 O Phœbus-Rôtisseur !  Apollon maître-queux !
    651 Comme on est tout de suite à son aise avec eux !
    652 Nous fûmes retardés par la foule attroupée
    653 À la porte de Nesle !  Ouverts à coups d'épée,
    654 Huit malandrins sanglants illustraient les pavés !
    655 Huit ? ... Tiens, je croyais sept.  Est-ce que vous savez
    656 Le héros du combat ?  Moi ? ... Non !  Et vous ?  Peut-être !
    657 Je vous aime  Un seul homme, assurait-on, sut mettre
    658 Toute une bande en fuite !  Oh ! c'était curieux !
    659 Des piques, des bâtons jonchaient le sol !  vos yeux
    660 On trouvait des chapeaux jusqu'au quai des Orfèvres !
    661 Sapristi ! ce dut être un féroce  vos lèvres
    662 Un terrible géant, l'auteur de ces exploits !
    663 Et je m'évanouis de peur quand je vous vois.
    664 Qu'as-tu rimé de neuf, Ragueneau ?  qui vous aime
    665 Pas besoin de signer. Je la donne moi-même.
    666 J'ai mis une recette en vers.  Oyons ces vers !
    667 Cette brioche a mis son bonnet de travers.
    668 Ce pain d'épice suit le rimeur famélique,
    669 De ses yeux en amande aux sourcils d'angélique !
    670 Nous écoutons.  Ce chou bave sa crème. Il rit.
    671 Pour la première fois la Lyre me nourrit !
    672 Une recette en vers  Tu déjeunes ?  Tu dînes !
    673 Comment on fait les tartelettes amandines.
    674 Exquis ! Délicieux !  Homph !  Bercés par ta voix,
    675 Ne vois-tu pas comme ils s'empiffrent ?  Je le vois
    676 Sans regarder, de peur que cela ne les trouble ;
    677 Et dire ainsi mes vers me donne un plaisir double,
    678 Puisque je satisfais un doux faible que j'ai
    679 Tout en laissant manger ceux qui n'ont pas mangé !
    680 Toi, tu me plais !  Hé là, Lise ?  Ce capitaine
    681 Vous assiège ?  Oh ! mes yeux, d'une œillade hautaine,
    682 Savent vaincre quiconque attaque mes vertus.
    683 Euh ! pour des yeux vainqueurs, je les trouve battus.
    684 Mais  Ragueneau me plaît. C'est pourquoi, dame Lise,
    685 Je défends que quelqu'un le ridicoculise.
    686 Mais  À bon entendeur  Vraiment, vous m'étonnez !
    687 Répondez... sur son nez  Sur son nez... sur son nez
    688 Psit !  Nous serons bien mieux par là  Psit ! psit !  Pour lire
    689 Des vers  Mais les gâteaux !  Emportons-les !  Je tire
    690 Ma lettre si je sens seulement qu'il y a
    691 Le moindre espoir !  Entrez !  Vous, deux mots, duègna !
    692 Quatre.  Êtes-vous gourmande ?  À m'en rendre malade.
    693 Bon. Voici deux sonnets de monsieur Benserade
    694 Heu !  que je vous remplis de darioles.  Hou !
    695 Aimez-vous le gâteau qu'on nomme petit chou ?
    696 Monsieur, j'en fais état, lorsqu'il est à la crème.
    697 J'en plonge six pour vous dans le sein d'un poème
    698 De Saint-Amant ! Et dans ces vers de Chapelain
    699 Je dépose un fragment, moins lourd, de poupelin.
    700 -- Ah ! Vous aimez les gâteaux frais ?  J'en suis férue !
    701 Veuillez aller manger tous ceux-ci dans la rue.
    702 Mais  Et ne revenez qu'après avoir fini !
    703 Que l'instant entre tous les instants soit béni,
    704 Où, cessant d'oublier qu'humblement je respire
    705 Vous venez jusqu'ici pour me dire... me dire ?
    706 Mais tout d'abord merci, car ce drôle, ce fat
    707 Qu'au brave jeu d'épée, hier, vous avez fait mat,
    708 C'est lui qu'un grand seigneur... épris de moi  De Guiche ?
    709 Cherchait à m'imposer... comme mari  Postiche ?
    710 Je me suis donc battu, madame, et c'est tant mieux,
    711 Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux.
    712 Puis... je voulais... Mais pour l'aveu que je viens faire,
    713 Il faut que je revoie en vous le... presque frère,
    714 Avec qui je jouais, dans le parc -- près du lac !
    715 Oui... vous veniez tous les étés à Bergerac !
    716 Les roseaux fournissaient le bois pour vos épées ?
    717 C'était le temps des jeux  Des mûrons aigrelets
    718 Le temps où vous faisiez tout ce que je voulais !
    719 Roxane, en jupons courts, s'appelait Madeleine
    720 J'étais jolie, alors ?  Vous n'étiez pas vilaine.
    721 Parfois, la main en sang de quelque grimpement,
    722 Vous accouriez ! -- Alors, jouant à la maman,
    723 Je disais d'une voix qui tâchait d'être dure :
    724 'Qu'est-ce que c'est encor que cette égratignure ?'
    725 Oh ! C'est trop fort ! Et celle-ci !  Non ! Montrez-la !
    726 Hein ? à votre âge, encor ! -- Où t'es-tu fait cela ?
    727 En jouant, du côté de la porte de Nesle.
    728 Donnez !  Si gentiment ! Si gaiement maternelle !
    729 Et, dites-moi, -- pendant que j'ôte un peu le sang, --
    730 Ils étaient contre vous ?  Oh ! pas tout à fait cent.
    731 Racontez !  Non. Laissez. Mais vous, dites la chose
    732 Que vous n'osiez tantôt me dire  À présent, j'ose,
    733 Car le passé m'encouragea de son parfum !
    734 Oui, j'ose maintenant. Voilà. J'aime quelqu'un.
    735 Ah !  Qui ne le sait pas d'ailleurs.  Ah !  Pas encore.
    736 Ah !  Mais qui va bientôt le savoir, s'il l'ignore.
    737 Ah !  Un pauvre garçon qui jusqu'ici m'aima
    738 Timidement, de loin, sans oser le dire  Ah !
    739 Laissez-moi votre main, voyons, elle a la fièvre. --
    740 Mais moi, j'ai vu trembler les aveux sur sa lèvre.
    741 Ah !  Et figurez-vous, tenez, que, justement
    742 Oui, mon cousin, il sert dans votre régiment !
    743 Ah !  Puisqu'il est cadet dans votre compagnie !
    744 Ah !  Il a sur son front de l'esprit, du génie,
    745 Il est fier, noble, jeune, intrépide, beau  Beau !
    746 Quoi ? Qu'avez-vous ?  Moi, rien... C'est... c'est  C'est ce bobo.
    747 Enfin, je l'aime. Il faut d'ailleurs que je vous die
    748 Que je ne l'ai jamais vu qu'à la Comédie
    749 Vous ne vous êtes donc pas parlé ?  Nos yeux seuls.
    750 Mais comment savez-vous, alors ?  Sous les tilleuls
    751 De la place Royale, on cause... Des bavardes
    752 M'ont renseignée  Il est cadet ?  Cadet aux gardes.
    753 Son nom ?  Baron Christian de Neuvillette.  Hein ?
    754 Il n'est pas aux cadets.  Si, depuis ce matin :
    755 Capitaine Carbon de Castel-Jaloux.  Vite,
    756 Vite, on lance son cœur ! ... Mais, ma pauvre petite
    757 J'ai fini les gâteaux, monsieur de Bergerac !
    758 Eh bien ! lisez les vers imprimés sur le sac !
    759 Ma pauvre enfant, vous qui n'aimez que beau langage,
    760 Bel esprit, -- si c'était un profane, un sauvage.
    761 Non, il a les cheveux d'un héros de d'Urfé !
    762 S'il était aussi maldisant que bien coiffé !
    763 Non, tous les mots qu'il dit sont fins, je le devine !
    764 Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine.
    765 -- Mais si c'était un sot !  Eh bien ! j'en mourrais, là !
    766 Vous m'avez fait venir pour me dire cela ?
    767 Je n'en sens pas très bien l'utilité, madame.
    768 Ah, c'est que quelqu'un hier m'a mis la mort dans l'âme,
    769 Et me disant que tous, vous êtes tous Gascons
    770 Dans votre compagnie  Et que nous provoquons
    771 Tous les blancs-becs qui, par faveur, se font admettre
    772 Parmi les purs Gascons que nous sommes, sans l'être ?
    773 C'est ce qu'on vous a dit ?  Et vous pensez si j'ai
    774 Tremblé pour lui !  Non sans raison !  Mais j'ai songé
    775 Lorsque invincible et grand, hier, vous nous apparûtes,
    776 Châtiant ce coquin, tenant tête à ces brutes, --
    777 J'ai songé : s'il voulait, lui que tous ils craindront
    778 C'est bien, je défendrai votre petit baron.
    779 Oh ! n'est-ce pas que vous allez me le défendre ?
    780 J'ai toujours eu pour vous une amitié si tendre.
    781 Oui, oui.  Vous serez son ami ?  Je le serai.
    782 Et jamais il n'aura de duel ?  C'est juré.
    783 Oh ! je vous aime bien. Il faut que je m'en aille.
    784 Mais vous ne m'avez pas raconté la bataille
    785 De cette nuit. Vraiment ce dut être inouï !
    786 -- Dites-lui qu'il m'écrive.  Oh ! je vous aime !  Oui, oui.
    787 Cent hommes contre vous ? Allons, adieu. -- Nous sommes
    788 De grands amis !  Oui, oui.  Qu'il m'écrive ! -- Cent hommes ! --
    789 Vous me direz plus tard. Maintenant, je ne puis.
    790 Cent hommes ! Quel courage !  Oh ! j'ai fait mieux depuis.
    791 Peut-on rentrer ?  Oui  Le voilà !  Mon capitaine !
    792 Notre héros ! Nous savons tout ! Une trentaine
    793 De mes cadets sont là !  Mais  Viens ! on veut te voir !
    794 Non !  Il boivent en face, à la Croix du Trahoir.
    795 Je  Le héros refuse. Il est d'humeur bourrue !
    796 Ah ! Sandious !  Les voici qui traversent la rue !
    797 Mille dious ! -- Capdedious ! -- Mordious ! -- Pocapdedious !
    798 Messieurs, vous êtes donc tous de Gascogne !  Tous !
    799 Bravo !  Baron !  Vivat !  Baron !  Que je t'embrasse !
    800 Baron !  Embrassons-le !  Baron ! ... baron ! ... de grâce
    801 Vous êtes tous barons, messieurs ?  Tous !  Le sont-ils ?
    802 On ferait une tour rien qu'avec nos tortils !
    803 On te cherche ! Une foule en délire conduite
    804 Par ceux qui cette nuit marchèrent à ta suite
    805 Tu ne leur as pas dit où je me trouve ?  Si !
    806 Monsieur, tout le Marais se fait porter ici !
    807 Et Roxane ?  Tais-toi !  Cyrano !  Ma boutique
    808 Est envahie ! On casse tout ! C'est magnifique !
    809 Mon ami... mon ami  Je n'avais pas hier
    810 Tant d'amis !  Le succès !  Si tu savais, mon cher
    811 Si tu ? ... Tu ? ... Qu'est-ce donc qu'ensemble nous gardâmes ?
    812 Je veux vous présenter, Monsieur, à quelques dames
    813 Qui là, dans mon carrosse  Et vous d'abord, à moi,
    814 Qui vous présentera ?  Mais qu'as-tu donc ?  Tais-toi !
    815 Puis-je avoir des détails sur ?  Non.  C'est Théophraste,
    816 Renaudot ! l'inventeur de la gazette.  Baste !
    817 Cette feuille où l'on fait tant de choses tenir !
    818 On dit que cette idée a beaucoup d'avenir !
    819 Monsieur  Encor !  Je veux faire un pentacrostiche
    820 Sur votre nom  Monsieur  Assez !  Monsieur de Guiche !
    821 Vient de la part du maréchal de Gassion !
    822 Qui tient à vous mander son admiration
    823 Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre.
    824 Bravo !  Le maréchal s'y connaît en bravoure.
    825 Il n'aurait jamais cru le fait si ces messieurs
    826 N'avaient pu lui jurer l'avoir vu.  De nos yeux !
    827 Mais  Tais-toi !  Tu parais souffrir !  Devant ce monde ?
    828 Moi souffrir ? ... Tu vas voir !  Votre carrière abonde
    829 De beaux exploits, déjà. -- Vous servez chez ces fous
    830 De Gascons, n'est-ce pas ?  Aux cadets, oui.  Chez nous !
    831 Ah ! ah ! ... Tous ces messieurs à la mine hautaine,
    832 Ce sont donc les fameux ?  Cyrano !  Capitaine ?
    833 Puisque ma compagnie est, je crois, au complet,
    834 Veuillez la présenter au comte, s'il vous plaît.
    835 Un poète est un luxe, aujourd'hui, qu'on se donne.
    836 -- Voulez-vous être à moi ?  Non, Monsieur, à personne.
    837 Votre verve amusa mon oncle Richelieu,
    838 Hier. Je veux vous servir auprès de lui.  Grand Dieu !
    839 Vous avez bien rimé cinq actes, j'imagine ?
    840 Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine !
    841 Portez-les-lui.  Vraiment ?  Il est des plus experts.
    842 Il vous corrigera seulement quelques vers
    843 Impossible, Monsieur ; mon sang se coagule
    844 En pensant qu'on y peut changer une virgule.
    845 Mais quand un vers lui plaît, en revanche, mon cher,
    846 Il le paye très cher.  Il le paye moins cher
    847 Que moi, lorsque j'ai fait un vers, et que je l'aime,
    848 Je me le paye, en me le chantant à moi-même !
    849 Vous êtes fier.  Vraiment, vous l'avez remarqué ?
    850 Regarde, Cyrano ! ce matin, sur le quai
    851 Le bizarre gibier à plumes que nous prîmes !
    852 Les feutres des fuyards !  Des dépouilles opimes !
    853 Ah ! Ah ! Ah !  Celui qui posta ces gueux, ma foi,
    854 Doit rager aujourd'hui.  Sait-on qui c'est ?  C'est moi.
    855 Je les avais chargés de châtier, -- besogne
    856 Qu'on ne fait pas soi-même, -- un rimailleur ivrogne.
    857 Que faut-il qu'on en fasse ? Ils sont gras... Un salmis ?
    858 Monsieur, si vous voulez les rendre à vos amis ?
    859 Ma chaise et mes porteurs, tout de suite : je monte.
    860 Vous, Monsieur !  Les porteurs de monseigneur le comte
    861 De Guiche !  Avez-vous lu Don Quichot ?  Je l'ai lu.
    862 Et me découvre au nom de cet hurluberlu.
    863 Veuillez donc méditer alors  Voici la chaise.
    864 Sur le chapitre des moulins !  Chapitre treize.
    865 Car, lorsqu'on les attaque, il arrive souvent
    866 J'attaque donc des gens qui tournent à tout vent ?
    867 Qu'un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles
    868 Vous lance dans la boue !  Ou bien dans les étoiles !
    869 Messieurs... Messieurs... Messieurs  Ah ! dans quels jolis draps.
    870 Oh ! toi ! tu vas grogner !  Enfin, tu conviendras
    871 Qu'assassiner toujours la chance passagère,
    872 Devient exagéré.  Hé bien oui, j'exagère !
    873 Ah !  Mais pour le principe, et pour l'exemple aussi,
    874 Je trouve qu'il est bon d'exagérer ainsi.
    875 Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire,
    876 La fortune et la gloire  Et que faudrait-il faire ?
    877 Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,
    878 Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
    879 Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,
    880 Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?
    881 Non, merci. Dédier, comme tous il le font,
    882 Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
    883 Dans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre,
    884 Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
    885 Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ?
    886 Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
    887 Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ?
    888 Exécuter des tours de souplesse dorsale ?
    889 Non, merci. D'une main flatter la chèvre au cou
    890 Cependant que, de l'autre, on arrose le chou,
    891 Et, donneur de séné par désir de rhubarbe,
    892 Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?
    893 Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
    894 Devenir un petit grand homme dans un rond,
    895 Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
    896 Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
    897 Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
    898 Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
    899 S'aller faire nommer pape par les conciles
    900 Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
    901 Non, merci ! Travailler à se construire un nom
    902 Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ? Non,
    903 Merci ! Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ?
    904 Être terrorisé par de vagues gazettes,
    905 Et se dire sans cesse : "Oh, pourvu que je sois
    906 Dans les petits papiers du Mercure François ?"
    907 Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
    908 Aimer mieux faire une visite qu'un poème,
    909 Rédiger des placets, se faire présenter ?
    910 Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais... chanter,
    911 Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
    912 Avoir l'œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
    913 Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
    914 Pour un oui, pour un non, se battre, -- ou faire un vers !
    915 Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
    916 À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
    917 N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
    918 Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,
    919 Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
    920 Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
    921 Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,
    922 Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,
    923 Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
    924 Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,
    925 Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,
    926 Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !
    927 Tout seul, soit ! Mais non pas contre tous ! Comment diable
    928 As-tu donc contracté la manie effroyable
    929 De te faire toujours, partout, des ennemis ?
    930 À force de vous voir vous faire des amis,
    931 Et rire à ces amis dont vous avez des foules,
    932 D'une bouche empruntée au derrière des poules !
    933 J'aime raréfier sur mes pas les saluts,
    934 Et m'écrie avec joie : un ennemi de plus !
    935 Quelle aberration !  Eh bien, oui, c'est mon vice.
    936 Mon cher, si tu savais comme l'on marche mieux
    937 Sous la pistolétade excitante des yeux !
    938 Comme, sur les pourpoints, font d'amusantes taches
    939 Le fiel des envieux et la bave des lâches !
    940 -- Vous, la molle amitié dont vous vous entourez,
    941 Ressemble à ces grands cols d'Italie, ajourés
    942 Et flottants, dans lesquels votre cou s'effémine :
    943 On y est plus à l'aise... et de moins haute mine,
    944 Car le front n'ayant pas de maintien ni de loi,
    945 S'abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi,
    946 La Haine, chaque jour, me tuyaute et m'apprête
    947 La fraise dont l'empois force à lever la tête ;
    948 Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
    949 Qui m'ajoute une gêne, et m'ajoute un rayon :
    950 Car, pareille en tous points à la fraise espagnole,
    951 La Haine est un carcan, mais c'est une auréole !
    952 Fais tout haut l'orgueilleux et l'amer, mais, tout bas
    953 Dis-moi tout simplement qu'elle ne t'aime pas !
    954 Tais-toi !  Hé ! Cyrano !  Le récit ?  Tout à l'heure !
    955 Le récit du combat ! Ce sera la meilleure
    956 Leçon  pour ce timide apprentif !  Apprentif ?
    957 Oui, septentrional maladif !  Maladif ?
    958 Monsieur de Neuvillette, apprenez quelque chose :
    959 C'est qu'il est un objet, chez nous, dont on ne cause
    960 Pas plus que de cordon dans l'hôtel d'un pendu !
    961 Qu'est-ce ?  Regardez-moi !  M'avez-vous entendu ?
    962 Ah ! c'est le  Chut ! ... jamais ce mot ne se profère !
    963 Ou c'est à lui, là-bas, que l'on aurait affaire !
    964 Deux nasillards par lui furent exterminés
    965 Parce qu'il lui déplut qu'ils parlassent du nez !
    966 On ne peut faire, sans défuncter avant l'âge,
    967 La moindre allusion au fatal cartilage !
    968 Un mot suffit ! Que dis-je, un mot ? Un geste, un seul !
    969 Et tirer son mouchoir, c'est tirer son linceul !
    970 Capitaine !  Monsieur ?  Que fait-on quand on trouve
    971 Des Méridionaux trop vantards ?  On leur prouve
    972 Qu'on peut être du Nord, et courageux.  Merci.
    973 Maintenant, ton récit !  Son récit !  Mon récit ?
    974 Eh bien ! donc je marchais tout seul, à leur rencontre.
    975 La lune, dans le ciel, luisait comme une montre,
    976 Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger
    977 S'étant mis à passer un coton nuager
    978 Sur le boîtier d'argent de cette montre ronde,
    979 Il se fit une nuit la plus noire du monde,
    980 Et les quais n'étant pas du tout illuminés,
    981 Mordious ! on n'y voyait pas plus loin  Que son nez.
    982 Qu'est-ce que c'est que cet homme-là ?  C'est un homme
    983 Arrivé ce matin.  Ce matin ?  Il se nomme
    984 Le baron de Neuvil  Ah ! C'est bien  Je  Très bien
    985 Je disais donc  Mordious !  que l'on n'y voyait rien.
    986 Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince
    987 J'allais mécontenter quelque grand, quelque prince,
    988 Qui m'aurait sûrement  Dans le nez !  Une dent, --
    989 Qui m'aurait une dent... et qu'en somme, imprudent,
    990 J'allais fourrer  Le nez  Le doigt... entre l'écorce
    991 Et l'arbre, car ce grand pouvait être de force
    992 À me faire donner  Sur le nez  Sur les doigts.
    993 -- Mais j'ajoutai : Marche, Gascon, fais ce que dois !
    994 Va, Cyrano ! Et ce disant, je me hasarde,
    995 Quand, dans l'ombre, quelqu'un me porte  Une nasarde.
    996 Je la pare, et soudain me trouve  Nez à nez
    997 Ventre-Saint-Gris !  avec cent braillards avinés
    998 Qui puaient  À plein nez  L'oignon et la litharge !
    999 Je bondis, front baissé  Nez au vent !  et je charge !
   1000 J'en estomaque deux ! J'en empale un tout vif !
   1001 Quelqu'un m'ajuste : Paf ! et je riposte  Pif !
   1002 Tonnerre ! Sortez tous !  C'est le réveil du tigre !
   1003 Tous ! Et laissez-moi seul avec cet homme !  Bigre !
   1004 On va le retrouver en hachis !  En hachis ?
   1005 Dans un de vos pâtés !  Je sens que je blanchis,
   1006 Et que je m'amollis comme une serviette !
   1007 Sortons !  Il n'en va pas laisser une miette !
   1008 Ce qui va se passer ici, j'en meurs d'effroi !
   1009 Quelque chose d'épouvantable !  Embrasse-moi !
   1010 Monsieur  Brave.  Ah ça ! mais !  Très brave. Je préfère.
   1011 Me direz-vous ?  Embrasse-moi. Je suis son frère.
   1012 De qui ?  Mais d'elle !  Hein ?  Mais de Roxane !  Ciel !
   1013 Vous, son frère ?  Ou tout comme : un cousin fraternel.
   1014 Elle vous a ?  Tout dit !  M'aime-t-elle ?  Peut-être !
   1015 Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaître !
   1016 Voilà ce qui s'appelle un sentiment soudain.
   1017 Pardonnez-moi  C'est vrai qu'il est beau, le gredin !
   1018 Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire !
   1019 Mais tous ces nez que vous m'avez  Je les retire !
   1020 Roxane attend ce soir une lettre  Hélas !  Quoi ?
   1021 C'est me perdre que de cesser de rester coi !
   1022 Comment ?  Las ! je suis sot à m'en tuer de honte !
   1023 Mais non, tu ne l'es pas, puisque tu t'en rends compte.
   1024 D'ailleurs, tu ne m'as pas attaqué comme un sot.
   1025 Bah ! on trouve des mots quand on monte à l'assaut !
   1026 Oui, j'ai certain esprit facile et militaire,
   1027 Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire.
   1028 Oh ! leurs yeux, quand je passe, ont pour moi des bontés
   1029 Leurs cœurs n'en ont-ils plus quand vous vous arrêtez ?
   1030 Non ! car je suis de ceux, -- je le sais... et je tremble ! --
   1031 Qui ne savent parler d'amour.  Tiens ! ... Il me semble
   1032 Que si l'on eût pris soin de me mieux modeler,
   1033 J'aurais été de ceux qui savent en parler.
   1034 Oh ! pouvoir exprimer les choses avec grâce !
   1035 Être un joli petit mousquetaire qui passe !
   1036 Roxane est précieuse et sûrement je vais
   1037 Désillusionner Roxane !  Si j'avais
   1038 Pour exprimer mon âme un pareil interprète !
   1039 Il me faudrait de l'éloquence !  Je t'en prête !
   1040 Toi, du charme physique et vainqueur, prête-m'en :
   1041 Et faisons à nous deux un héros de roman !
   1042 Quoi ?  Te sens-tu de force à répéter les choses
   1043 Que chaque jour je t'apprendrai ?  Tu me proposes ?
   1044 Roxane n'aura pas de désillusions !
   1045 Dis, veux-tu qu'à nous deux nous la séduisions ?
   1046 Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle
   1047 Dans ton pourpoint brodé, l'âme que je t'insuffle !
   1048 Mais, Cyrano !  Christian, veux-tu ?  Tu me fais peur !
   1049 Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son cœur,
   1050 Veux-tu que nous fassions -- et bientôt tu l'embrases ! --
   1051 Collaborer un peu tes lèvres et mes phrases ?
   1052 Tes yeux brillent !  Veux-tu ?  Quoi ! cela te ferait
   1053 Tant de plaisir ?  Cela  Cela m'amuserait !
   1054 C'est une expérience à tenter un poète.
   1055 Veux-tu me compléter et que je te complète ?
   1056 Tu marcheras, j'irai dans l'ombre à ton côté :
   1057 Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.
   1058 Mais la lettre qu'il faut, au plus tôt, lui remettre !
   1059 Je ne pourrai jamais  Tiens, la voilà, ta lettre !
   1060 Comment ?  Hormis l'adresse, il n'y manque plus rien.
   1061 Je  Tu peux l'envoyer. Sois tranquille. Elle est bien.
   1062 Vous aviez ?  Nous avons toujours, nous, dans nos poches,
   1063 Des épîtres à des Chloris... de nos caboches,
   1064 Car nous sommes ceux-là qui pour amante n'ont
   1065 Que du rêve soufflé dans la bulle d'un nom !
   1066 Prends, et tu changeras en vérités ces feintes ;
   1067 Je lançais au hasard ces aveux et ces plaintes :
   1068 Tu verras se poser tous ces oiseaux errants.
   1069 Tu verras que je fus dans cette lettre -- prends ! --
   1070 D'autant plus éloquent que j'étais moins sincère !
   1071 -- Prends donc, et finissons !  N'est-il pas nécessaire
   1072 De changer quelques mots ? Écrite en divaguant,
   1073 Ira-t-elle à Roxane ?  Elle ira comme un gant !
   1074 Mais  La crédulité de l'amour-propre est telle,
   1075 Que Roxane croira que c'est écrit pour elle !
   1076 Ah ! mon ami !  Plus rien... Un silence de mort
   1077 Je n'ose regarder  Hein ?  Ah ! ... Oh !  C'est trop fort !
   1078 Ouais ?  Notre démon est doux comme un apôtre !
   1079 Quand sur une narine on le frappe, -- il tend l'autre !
   1080 On peut donc lui parler de son nez, maintenant ?
   1081 -- Eh ! Lise ! Tu vas voir !  Oh ! ... oh ! ... c'est surprenant !
   1082 Quelle odeur !  Mais monsieur doit l'avoir reniflée ?
   1083 Qu'est-ce que cela sent ici ?  La giroflée !
   1084 Et puis, elle est partie avec un mousquetaire !
   1085 Monsieur de Bergerac entre, et, me dépendant,
   1086 Me vient à sa cousine offrir comme intendant.
   1087 Lise aimait les guerriers, et j'aimais les poètes !
   1088 Mars mangeait les gâteaux qui laissait Apollon :
   1089 -- Alors, vous comprenez, cela ne fut pas long !
   1090 Roxane, êtes-vous prête ? ... On nous attend !  Je passe
   1091 Une mante !  C'est là qu'on nous attend, en face.
   1092 Chez Clomire. Elle tient bureau, dans son réduit.
   1093 On y lit un discours sur le Tendre, aujourd'hui.
   1094 Sur le Tendre ?  Mais oui !  Roxane, il faut descendre,
   1095 Ou nous allons manquer le discours sur le Tendre !
   1096 Je viens !  La ! la ! la ! la !  On nous joue un morceau ?
   1097 Je vous dis que la croche est triple, triple sot !
   1098 Vous savez donc, Monsieur, si les croches sont triples ?
   1099 Je suis musicien, comme tous les disciples
   1100 De Gassendi !  La ! la !  Je peux continuer !
   1101 La ! la ! la ! la !  C'est vous ?  Moi qui viens saluer
   1102 Vos lys, et présenter mes respects à vos roses !
   1103 Je descends !  Qu'est-ce donc que ces deux virtuoses ?
   1104 C'est un pari que j'ai gagné sur d'Assoucy.
   1105 Nous discutions un point de grammaire. -- Non ! -- Si ! --
   1106 Quand soudain me montrant ces deux grands escogriffes
   1107 Habiles à gratter les cordes de leurs griffes,
   1108 Et dont il fait toujours son escorte, il me dit :
   1109 "Je te parie un jour de musique !" Il perdit.
   1110 Jusqu'à ce que Phœbus recommence son orbe,
   1111 J'ai donc sur mes talons ces joueurs de théorbe,
   1112 De tout ce que je fais harmonieux témoins !
   1113 Ce fut d'abord charmant, et ce l'est déjà moins.
   1114 Hep ! ... Allez de ma part jouer une pavane
   1115 À Montfleury !  Je viens demander à Roxane
   1116 Ainsi que chaque soir  Jouez longtemps, -- et faux !
   1117 Si l'ami de son âme est toujours sans défauts ?
   1118 Ah ! qu'il est beau, qu'il a d'esprit, et que je l'aime !
   1119 Christian a tant d'esprit ?  Mon cher, plus que vous-même !
   1120 J'y consens.  Il ne peut exister à mon goût
   1121 Plus fin diseur de ces jolis riens qui sont tout.
   1122 Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes ;
   1123 Puis, tout à coup, il dit des choses ravissantes !
   1124 Non ?  C'est trop fort ! Voilà comme les hommes sont :
   1125 Il n'aura pas d'esprit puisqu'il est beau garçon !
   1126 Il sait parler du cœur d'une façon experte ?
   1127 Mais il n'en parle pas, Monsieur, il en disserte !
   1128 Il écrit ?  Mieux encor ! Écoutez donc un peu :
   1129 Plus tu me prends de cœur, plus j'en ai !  Hé ! bien ?  Peuh !
   1130 Et ceci : Pour souffrir, puisqu'il m'en faut un autre,
   1131 Si vous gardez mon cœur, envoyez-moi le vôtre !
   1132 Tantôt il en a trop et tantôt pas assez.
   1133 Qu'est-ce au juste qu'il veut, de cœur ?  Vous m'agacez !
   1134 C'est la jalousi'  Hein !  d'auteur qui vous dévore !
   1135 -- Et ceci, n'est-il pas du dernier tendre encore ?
   1136 Croyez que devers vous mon cœur ne fait qu'un cri,
   1137 Et que si les baisers s'envoyaient par écrit,
   1138 Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres !
   1139 Ha ! ha ! ces lignes-là sont... hé ! hé !  mais bien mièvres !
   1140 Et ceci  Vous savez donc ses lettres par cœur ?
   1141 Toutes !  Il n'y a pas à dire : c'est flatteur !
   1142 C'est un maître !  Oh ! ... un maître !  Un maître !  Soit ! ... un maître !
   1143 Monsieur de Guiche !  Entrez ! ... car il vaut mieux, peut-être,
   1144 Qu'il ne vous trouve pas ici ; cela pourrait
   1145 Le mettre sur la piste  Oui, de mon cher secret !
   1146 Il m'aime, il est puissant, il ne faut pas qu'il sache !
   1147 Il peut dans mes amours donner un coup de hache !
   1148 Bien ! bien ! bien !  Je sortais.  Je viens prendre congé.
   1149 Vous partez ?  Pour la guerre.  Ah !  Ce soir même.  Ah !  J'ai
   1150 Des ordres. On assiège Arras.  Ah... on assiège ?
   1151 Oui... Mon départ a l'air de vous laisser de neige.
   1152 Oh !  Moi, je suis navré. Vous reverrai-je ? ... Quand ?
   1153 -- Vous savez que je suis nommé mestre de camp ?
   1154 Bravo.  Du régiment des gardes.  Ah ? des gardes ?
   1155 Où sert votre cousin, l'homme aux phrases vantardes.
   1156 Je saurai me venger de lui, là-bas.  Comment !
   1157 Les gardes vont là-bas ?  Tiens ! c'est mon régiment !
   1158 Christian !  Qu'avez-vous ?  Ce... départ... me désespère !
   1159 Quand on tient à quelqu'un, le savoir à la guerre !
   1160 Pour la première fois me dire un mot si doux,
   1161 Le jour de mon départ !  Alors, -- vous allez vous
   1162 Venger de mon cousin ?  On est pour lui ?  Non, -- contre !
   1163 Vous le voyez ?  Très peu.  Partout on le rencontre
   1164 Avec un des cadets  ce Neu... villen... viller
   1165 Un grand ?  Blond.  Roux.  Beau !  Peuh !  Mais bête.  Il en a l'air !
   1166 Votre vengeance envers Cyrano ? -- c'est peut-être
   1167 Je sais bien, moi, ce qui lui serait sanglant !  C'est ?
   1168 Mais, si le régiment, en partant, le laissait
   1169 Avec ses chers cadets, pendant toute la guerre,
   1170 À Paris, bras croisés ! ... C'est la seule manière,
   1171 Un homme comme lui, de le faire enrager :
   1172 Vous voulez le punir ? privez-le de danger.
   1173 Une femme ! une femme ! il n'y a qu'une femme
   1174 Pour inventer ce tour !  Il se rongera l'âme,
   1175 Et ses amis les poings, de n'être pas au feu :
   1176 Et vous serez vengé !  Vous m'aimez donc un peu ?
   1177 Je veux voir dans ce fait d'épouser ma rancune
   1178 Une preuve d'amour, Roxane !  C'en est une.
   1179 J'ai les ordres sur moi qui vont être transmis
   1180 À chaque compagnie, a l'instant mêm', hormis
   1181 Celui-ci ! C'est celui des cadets.  Je le garde.
   1182 Ah ! ah ! ah ! Cyrano ! ... Son humeur bataillarde !
   1183 -- Vous jouez donc des tours aux gens, vous ?  Quelquefois.
   1184 Vous m'affolez ! Ce soir -- écoutez -- oui, je dois
   1185 Être parti. Mais fuir quand je vous sens émue !
   1186 Écoutez. Il y a, près d'ici, dans la rue
   1187 D'Orléans, un couvent fondé par le syndic
   1188 N'y peut entrer. Mais les bons Pères, je m'en charge !
   1189 Il peuvent me cacher dans leur manche : elle est large.
   1190 -- Ce sont les capucins qui servent Richelieu
   1191 Chez lui ; redoutant l'oncle, ils craignent le neveu.
   1192 -- On me croira parti. Je viendrai sous le masque.
   1193 Laissez-moi retarder d'un jour, chère fantasque !
   1194 Mais si cela s'apprend, votre gloire  Bah !  Mais
   1195 Le siège, Arras  Tant pis ! Permettez !  Non !  Permets !
   1196 Je dois vous le défendre !  Ah !  Partez !  Christian reste.
   1197 Je vous veux héroïque, -- Antoine !  Mot céleste !
   1198 Vous aimez donc celui ?  Pour lequel j'ai frémi.
   1199 Ah ! je pars !  Êtes-vous contente ?  Oui, mon ami !
   1200 Oui, mon ami !  Taisons ce que je viens de faire :
   1201 Cyrano m'en voudrait de lui voler sa guerre !
   1202 Cousin !  Nous allons chez Clomire.  Alcandre y doit
   1203 Parler, et Lysimon !  Oui ! mais mon petit doigt
   1204 Dit qu'on va les manquer !  Ne manquez pas ces singes.
   1205 Oh, voyez ! le heurtoir est entouré de linges !
   1206 On vous a bâillonné pour que votre métal
   1207 Ne troublât pas les beaux discours, -- petit brutal !
   1208 Entrons !  Si Christian vient, comme je le présume,
   1209 Qu'il m'attende !  Ah !  Sur quoi, selon votre coutume,
   1210 Comptez-vous aujourd'hui l'interroger !  Sur  Sur ?
   1211 Mais vous serez muet, là-dessus !  Comme un mur.
   1212 Sur rien ! ... Je vais lui dire : Allez ! Partez sans bride !
   1213 Improvisez. Parlez d'amour. Soyez splendide !
   1214 Bon.  Chut !  Chut !  Pas un mot !  En vous remerciant.
   1215 Il se préparerait !  Diable, non !  Chut !  Christian !
   1216 Je sais tout ce qu'il faut. Prépare ta mémoire.
   1217 Voici l'occasion de se couvrir de gloire.
   1218 Ne perdons pas de temps. Ne prends pas l'air grognon.
   1219 Vite, rentrons chez toi, je vais t'apprendre  Non !
   1220 Hein ?  Non ! J'attends Roxane ici.  De quel vertige
   1221 Es-tu frappé ? Viens vite apprendre  Non, te dis-je !
   1222 Je suis las d'emprunter mes lettres, mes discours,
   1223 Et de jouer ce rôle, et de trembler toujours !
   1224 C'était bon au début ! Mais je sens qu'elle m'aime !
   1225 Merci. Je n'ai plus peur. Je vais parler moi-même.
   1226 Ouais !  Et qui te dit que je ne saurais pas ?
   1227 Je ne suis pas si bête à la fin ! Tu verras !
   1228 Mais, mon cher, tes leçons m'ont été profitables.
   1229 Je saurai parler seul ! Et, de par tous les diables,
   1230 Je saurai bien toujours la prendre dans mes bras !
   1231 -- C'est elle ! Cyrano, non, ne me quitte pas !
   1232 Parlez tout seul, Monsieur.  Barthénoïde ! -- Alcandre !
   1233 Urimédonte ! ... Adieu !  C'est vous !  Le soir descend.
   1234 Attendez. Ils sont loin. L'air est doux. Nul passant.
   1235 Asseyons-nous. Parlez. J'écoute.  Je vous aime.
   1236 Oui, parlez-moi d'amour.  Je t'aime.  C'est le thème.
   1237 Brodez, brodez.  Je vous  Brodez !  Je t'aime tant.
   1238 Sans doute ! Et puis ?  Et puis... je serais si content
   1239 Si vous m'aimiez ! -- Dis-moi, Roxane, que tu m'aimes !
   1240 Vous m'offrez du brouet quand j'espérais des crèmes !
   1241 Dites un peu comment vous m'aimez ?  Mais... beaucoup.
   1242 Oh ! ... Délabyrinthez vos sentiments !  Ton cou !
   1243 Je voudrais l'embrasser !  Christian !  Je t'aime !  Encore !
   1244 Non ! je ne t'aime pas !  C'est heureux !  Je t'adore !
   1245 Oh !  Oui... je deviens sot !  Et cela me déplaît !
   1246 Comme il me déplairait que vous devinssiez laid.
   1247 Mais  Allez rassembler votre éloquence en fuite !
   1248 Je  Vous m'aimez, je sais. Adieu.  Pas tout de suite !
   1249 Je vous dirai  Que vous m'adorez... oui, je sais.
   1250 Non ! Non ! Allez-vous-en !  Mais je  C'est un succès.
   1251 Au secours !  Non monsieur.  Je meurs si je ne rentre
   1252 En grâce, à l'instant même  Et comment puis-je, diantre !
   1253 Vous faire à l'instant même, apprendre ?  Oh ! là, tiens, vois !
   1254 Sa fenêtre !  Je vais mourir !  Baissez la voix !
   1255 Mourir !  La nuit est noire  Eh ! bien ?  C'est réparable.
   1256 Vous ne méritez pas... Mets-toi là, misérable !
   1257 Là, devant le balcon ! Je me mettrai dessous
   1258 Et je te soufflerai tes mots.  Mais  Taisez-vous !
   1259 Hep !  Chut !  Nous venons de donner la sérénade
   1260 À Montfleury !  Allez-vous mettre en embuscade
   1261 L'un à ce coin de rue, et l'autre à celui-ci ;
   1262 Et si quelque passant gênant vient par ici,
   1263 Jouez un air !  Quel air, monsieur le gassendiste ?
   1264 Joyeux pour une femme, et pour un homme, triste !
   1265 Appelle-la !  Roxane !  Attends ! Quelques cailloux.
   1266 Qui donc m'appelle ?  Moi.  Qui, moi ?  Christian.  C'est vous ?
   1267 Je voudrais vous parler.  Bien. Bien. Presque à voix basse.
   1268 Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en !  De grâce !
   1269 Non ! Vous ne m'aimez plus !  M'accuser, -- justes dieux ! --
   1270 De n'aimer plus... quand... j'aime plus !  Tiens ! mais c'est mieux !
   1271 L'amour grandit bercé dans mon âme inquiète
   1272 Que ce... cruel marmot prit pour... barcelonnette !
   1273 C'est mieux ! -- Mais, puisqu'il est cruel, vous fûtes sot
   1274 De ne pas, cet amour, l'étouffer au berceau !
   1275 Aussi l'ai-je tenté, mais... tentative nulle :
   1276 Ce nouveau-né, Madame, est un petit Hercule.
   1277 C'est mieux !  De sorte qu'il... strangula comme rien
   1278 Les deux serpents... Orgueil et... Doute.  Ah ! c'est très bien.
   1279 -- Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
   1280 Auriez-vous donc la goutte à l'imaginative ?
   1281 Chut ! Cela devient trop difficile !  Aujourd'hui
   1282 Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?  C'est qu'il fait nuit,
   1283 Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.
   1284 Les miens n'éprouvent pas difficulté pareille.
   1285 Ils trouvent tout de suite ? Oh ! cela va de soi,
   1286 Puisque c'est dans mon cœur, eux, que je les reçois ;
   1287 Or, moi, j'ai le cœur grand, vous, l'oreille petite.
   1288 D'ailleurs vos mots à vous, descendent : ils vont vite.
   1289 Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps !
   1290 Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.
   1291 De cette gymnastique, ils ont pris l'habitude !
   1292 Je vous parle, en effet, d'une vraie altitude !
   1293 Certe, et vous me tueriez si de cette hauteur
   1294 Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !
   1295 Je descends.  Non !  Grimpez sur le banc, alors, vite !
   1296 Non !  Comment... non ?  Laissez un peu que l'on profite
   1297 De cette occasion qui s'offre... de pouvoir
   1298 Se parler doucement, sans se voir.  Sans se voir ?
   1299 Mais oui, c'est adorable. On se devine à peine.
   1300 Vous voyez la noirceur d'un long manteau qui traîne,
   1301 J'aperçois la blancheur d'une robe d'été :
   1302 Moi je ne suis qu'une ombre, et vous qu'une clarté !
   1303 Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes !
   1304 Si quelquefois je fus éloquent  Vous le fûtes !
   1305 Mon langage jamais jusqu'ici n'est sorti
   1306 De mon vrai cœur  Pourquoi ?  Parce que... jusqu'ici
   1307 Je parlais à travers  Quoi ?  le vertige où tremble
   1308 Quiconque est sous vos yeux ! ... Mais, ce soir, il me semble
   1309 Que je vais vous parler pour la première fois !
   1310 C'est vrai que vous avez une tout autre voix.
   1311 Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège
   1312 J'ose être enfin moi-même, et j'ose  Où en étais-je ?
   1313 Je ne sais... tout ceci, -- pardonnez mon émoi, --
   1314 C'est si délicieux, c'est si nouveau pour moi !
   1315 Si nouveau ?  Si nouveau... mais oui... d'être sincère :
   1316 La peur d'être raillé, toujours au cœur me serre
   1317 Raillé de quoi ?  Mais de... d'un élan ! ... Oui, mon cœur
   1318 Toujours, de mon esprit s'habille, par pudeur :
   1319 Je pars pour décrocher l'étoile, et je m'arrête
   1320 Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette !
   1321 La fleurette a du bon.  Ce soir, dédaignons-la !
   1322 Vous ne m'aviez jamais parlé comme cela !
   1323 Ah ! si loin des carquois, des torches et des flèches,
   1324 On se sauvait un peu vers des choses... plus fraîches !
   1325 Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon
   1326 Dé à coudre d'or fin, l'eau fade du Lignon,
   1327 Si l'on tentait de voir comment l'âme s'abreuve
   1328 En buvant largement à même le grand fleuve !
   1329 Mais l'esprit ?  J'en ai fait pour vous faire rester
   1330 D'abord, mais maintenant ce serait insulter
   1331 Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature,
   1332 Que de parler comme un billet doux de Voiture !
   1333 -- Laissons, d'un seul regard de ses astres, le ciel
   1334 Je crains tant que parmi notre alchimie exquise
   1335 Le vrai du sentiment ne se volatilise,
   1336 Que l'âme ne se vide à ces passe-temps vains,
   1337 Et que le fin du fin ne soit la fin des fins !
   1338 Mais l'esprit ?  Je le hais dans l'amour ! C'est un crime
   1339 Lorsqu'on aime de trop prolonger cette escrime !
   1340 Le moment vient d'ailleurs inévitablement,
   1341 -- Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment ! --
   1342 Où nous sentons qu'en nous une amour noble existe
   1343 Que chaque joli mot que nous disons rend triste !
   1344 Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,
   1345 Quels mots me direz-vous ?  Tous ceux, tous ceux, tous ceux
   1346 Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,
   1347 Sans les mettre en bouquet : je vous aime, j'étouffe,
   1348 Je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop ;
   1349 Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,
   1350 Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
   1351 Tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne !
   1352 De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé :
   1353 Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai,
   1354 Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !
   1355 J'ai tellement pris pour clarté ta chevelure
   1356 Que, comme lorsqu'on a trop fixé le soleil,
   1357 On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
   1358 Sur tout, quand j'ai quitté les feux dont tu m'inondes,
   1359 Mon regard ébloui pose des taches blondes !
   1360 Oui, c'est bien de l'amour  Certes, ce sentiment
   1361 Qui m'envahit, terrible et jaloux, c'est vraiment
   1362 De l'amour, il en a toute la fureur triste !
   1363 De l'amour, -- et pourtant il n'est pas égoïste !
   1364 Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,
   1365 Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien,
   1366 S'il se pouvait, parfois, que de loin, j'entendisse
   1367 Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice !
   1368 -- Chaque regard de toi suscite une vertu
   1369 Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu
   1370 À comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?
   1371 Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?
   1372 Oh ! mais vraiment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux !
   1373 Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, moi, vous !
   1374 C'est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,
   1375 Je n'ai jamais espéré tant ! Il ne me reste
   1376 Qu'à mourir maintenant ! C'est à cause des mots
   1377 Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux !
   1378 Car vous tremblez, comme une feuille entre les feuilles !
   1379 Car tu trembles ! car j'ai senti, que tu le veuilles
   1380 Ou non, le tremblement adoré de ta main
   1381 Descendre tout le long des branches du jasmin !
   1382 Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne !
   1383 Et tu m'as enivrée !  Alors, que la mort vienne !
   1384 Cette ivresse, c'est moi, moi, qui l'ai su causer !
   1385 Je ne demande plus qu'une chose  Un baiser !
   1386 Hein ?  Oh !  Vous demandez ?  Oui... je  Tu vas trop vite.
   1387 Puisqu'elle est si troublée, il faut que j'en profite !
   1388 Oui, je... j'ai demandé, c'est vrai... mais justes cieux !
   1389 Je comprends que je fus bien trop audacieux.
   1390 Vous n'insistez pas plus que cela ?  Si ! j'insiste
   1391 Sans insister ! ... Oui, oui ! votre pudeur s'attriste !
   1392 Eh bien ! mais, ce baiser... ne me l'accordez pas !
   1393 Pourquoi ?  Tais-toi, Christian !  Que dites-vous tout bas ?
   1394 Mais d'être allé trop loin, moi-même je me gronde ;
   1395 Je me disais : tais toi, Christian !  Une seconde !
   1396 On vient !  Air triste ? Air gai ? ... Quel est donc leur dessein ?
   1397 Est-ce un homme ? Une femme ? -- Ah ! c'est un capucin !
   1398 Quel est ce jeu renouvelé de Diogène ?
   1399 Je cherche la maison de madame  Il nous gêne !
   1400 Magdeleine Robin  Que veut-il ?  Par ici !
   1401 Tout droit, -- toujours tout droit  Je vais pour vous ! -- Merci
   1402 Dire mon chapelet jusqu'au grain majuscule.
   1403 Bonne chance ! Mes vœux suivent votre cuculle !
   1404 Obtiens-moi ce baiser !  Non !  Tôt ou tard !  C'est vrai !
   1405 Il viendra, ce moment de vertige enivré
   1406 Où vos bouches iront l'une vers l'autre, à cause
   1407 De ta moustache blonde et de sa lèvre rose !
   1408 J'aime mieux que ce soit à cause de  C'est vous ?
   1409 Nous parlions de... de... d'un  Baiser ! Le mot est doux.
   1410 Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l'ose ;
   1411 S'il la brûle déjà, que sera-ce la chose ?
   1412 Ne vous en faites pas un épouvantement :
   1413 N'avez-vous pas tantôt, presque insensiblement,
   1414 Quitté le badinage et glissé sans alarmes
   1415 Du sourire au soupir, et du soupir aux larmes !
   1416 Glissez encore un peu d'insensible façon :
   1417 Des larmes au baiser il n'y a qu'un frisson !
   1418 Taisez-vous !  Un baiser, mais à tout prendre, qu'est-ce ?
   1419 Un serment fait d'un peu plus près, une promesse
   1420 Plus précise, un aveu qui veut se confirmer,
   1421 Un point rose qu'on met sur l'i du verbe aimer ;
   1422 C'est un secret qui prend la bouche pour oreille,
   1423 Un instant d'infini qui fait un bruit d'abeille,
   1424 Une communion ayant un goût de fleur,
   1425 Une façon d'un peu se respirer le cœur,
   1426 Et d'un peu se goûter, au bord des lèvres, l'âme !
   1427 Taisez-vous !  Un baiser, c'est si noble, Madame,
   1428 Que la reine de France, au plus heureux des lords,
   1429 En a laissé prendre un, la reine même !  Alors !
   1430 J'eus comme Buckingham des souffrances muettes,
   1431 J'adore comme lui la reine que vous êtes,
   1432 Comme lui je suis triste et fidèle  Et tu es
   1433 Beau comme lui !  C'est vrai, je suis beau, j'oubliais !
   1434 Eh bien ! montez cueillir cette fleur sans pareille
   1435 Monte !  Ce goût de cœur  Monte !  Ce bruit d'abeille
   1436 Monte !  Mais il me semble, à présent, que c'est mal !
   1437 Cet instant d'infini !  Monte donc, animal !
   1438 -- Baiser, festin d'amour dont je suis le Lazare !
   1439 Il me vient dans cette ombre une miette de toi, --
   1440 Mais oui, je sens un peu mon cœur qui te reçoit,
   1441 Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurre
   1442 Elle baise les mots que j'ai dits tout à l'heure !
   1443 Un air triste, un air gai : le capucin !  Holà !
   1444 Qu'est ce ?  Moi. Je passais... Christian est encor là ?
   1445 Tiens Cyrano !  Bonjour, cousin !  Bonjour, cousine !
   1446 Je descends !  Oh ! encor !  C'est ici, -- je m'obstine --
   1447 Magdeleine Robin !  Vous aviez dit : Ro-lin.
   1448 Non : Bin. B, i, n, bin !  Qu'est-ce ?  Une lettre.  Hein ?
   1449 Oh ! il ne peut s'agir que d'une sainte chose !
   1450 C'est un digne seigneur qui  C'est De Guiche !  Il ose ?
   1451 Oh ! mais il ne va pas m'importuner toujours !
   1452 Je t'aime, et si  Mademoiselle,  Les tambours
   1453 Battent ; mon régiment boucle sa soubreveste ;
   1454 Il part ; moi, l'on me croit déjà parti : je reste.
   1455 Je vous désobéis. Je suis dans ce couvent.
   1456 Je vais venir, et vous le mande auparavant
   1457 Par un religieux simple comme une chèvre
   1458 Qui ne peut rien comprendre à ceci. Votre lèvre
   1459 M'a trop souri tantôt : j'ai voulu la revoir.
   1460 Éloignez un chacun, et daignez recevoir
   1461 L'audacieux déjà pardonné, je l'espère,
   1462 Qui signe votre très... et cætera  Mon Père,
   1463 Voici ce que me dit cette lettre. Écoutez :
   1464 Mademoiselle,  Il faut souscrire aux volontés
   1465 Du cardinal, si dur que cela vous puisse être.
   1466 C'est la raison pourquoi j'ai fait choix, pour remettre
   1467 Ces lignes en vos mains charmantes, d'un très saint,
   1468 D'un très intelligent et discret capucin ;
   1469 Nous voulons qu'il vous donne, et dans votre demeure,
   1470 La bénédiction  nuptiale sur l'heure.
   1471 Christian doit en secret devenir votre époux ;
   1472 Je vous l'envoie. Il vous déplaît. Résignez-vous.
   1473 Songez bien que le ciel bénira votre zèle,
   1474 Et tenez pour tout assuré, Mademoiselle,
   1475 Le respect de celui qui fut et qui sera
   1476 Toujours votre très humble et très... et cætera.
   1477 Digne seigneur ! ... Je l'avais dit. J'étais sans crainte !
   1478 Il ne pouvait s'agir que d'une chose sainte !
   1479 N'est-ce pas que je lis très bien les lettres ?  Hum !
   1480 Ah ! ... c'est affreux !  C'est vous ?  C'est moi !  Mais  Post-scriptum :
   1481 Donnez pour le couvent cent vingt pistoles.  Digne,
   1482 Digne seigneur !  Résignez-vous ?  Je me résigne !
   1483 Vous, retenez ici De Guiche ! Il va venir !
   1484 Qu'il n'entre pas tant que  Compris !  Pour les bénir
   1485 Il vous faut ?  Un quart d'heure.  Allez ! moi, je demeure !
   1486 Viens !  Comment faire perdre à De Guiche un quart d'heure.
   1487 Là ! ... Grimpons ! ... J'ai mon plan !  Ho ! c'est un homm' !  Ho ! ho !
   1488 Cette fois, c'en est un !  Non, ce n'est pas trop haut !
   1489 Je vais légèrement troubler cette atmosphère !
   1490 Qu'est-ce que ce maudit capucin peut bien faire ?
   1491 Diable ! Et ma voix ? ... S'il la reconnaissait ?  Cric ! Crac !
   1492 Cyrano, reprenez l'accent de Bergerac !
   1493 Oui, c'est là. J'y vois mal. Ce masque m'importune !
   1494 Hein ? quoi ?  D'où tombe donc cet homme ?  De la lune !
   1495 De la ?  Quelle heure est-il ?  N'a-t-il plus sa raison ?
   1496 Quelle heure ? Quel pays ? Quel jour ? Quelle saison ?
   1497 Mais  Je suis étourdi !  Monsieur  Comme une bombe
   1498 Je tombe de la lune !  Ah ça ! Monsieur !  J'en tombe !
   1499 Soit ! soit ! vous en tombez ! ... c'est peut-être un dément !
   1500 Et je n'en tombe pas métaphoriquement !
   1501 Mais  Il y a cent ans, ou bien une minute,
   1502 -- J'ignore tout à fait ce que dura ma chute ! --
   1503 J'étais dans cette boule à couleur de safran !
   1504 Oui. Laissez-moi passer !  Où suis-je ? soyez franc !
   1505 Ne me déguisez rien ! En quel lieu, dans quel site,
   1506 Viens-je de choir, Monsieur, comme un aérolithe ?
   1507 Morbleu !  Tout en cheyant je n'ai pu faire choix
   1508 De mon point d'arrivée, -- et j'ignore où je chois !
   1509 Est-ce dans une lune ou bien dans une terre,
   1510 Que vient de m'entraîner le poids de mon postère ?
   1511 Mais je vous dis, Monsieur  Ha ! grand Dieu ! ... je crois voir
   1512 Qu'on a dans ce pays le visage tout noir !
   1513 Comment ?  Suis-je en Alger ? Êtes-vous indigène ?
   1514 Ce masque !  Je suis donc dans Venise, ou dans Gêne ?
   1515 Une dame m'attend !  Je suis donc à Paris.
   1516 Le drôle est assez drôle !  Ah ! vous riez ?  Je ris,
   1517 Mais veux passer !  C'est à Paris que je retombe !
   1518 J'arrive -- excusez-moi ! -- par la dernière trombe.
   1519 Je suis un peu couvert d'éther. J'ai voyagé !
   1520 J'ai les yeux tout remplis de poudre d'astres. J'ai
   1521 Aux éperons, encor, quelques poils de planète !
   1522 Tenez, sur mon pourpoint, un cheveu de comète !
   1523 Monsieur !  Dans mon mollet je rapporte une dent
   1524 De la Grande Ourse, -- et comme, en frôlant le Trident,
   1525 Je voulais éviter une de ses trois lances,
   1526 Je suis allé tomber assis dans les Balances, --
   1527 Dont l'aiguille, à présent, là-haut, marque mon poids !
   1528 Si vous serriez mon nez, Monsieur, entre vos doigts,
   1529 Il jaillirait du lait !  Hein ? du lait ?  De la Voie
   1530 Lactée !  Oh ! Par l'enfer !  C'est le ciel qui m'envoie !
   1531 Non ! croiriez-vous, je viens de le voir en tombant,
   1532 Que Sirius, la nuit, s'affuble d'un turban ?
   1533 L'autre Ourse est trop petite encor pour qu'elle morde !
   1534 J'ai traversé la Lyre en cassant une corde !
   1535 Mais je compte en un livre écrire tout ceci,
   1536 Et les étoiles d'or qu'en mon manteau roussi
   1537 Je viens de rapporter à mes périls et risques,
   1538 Quand on l'imprimera, serviront d'astérisques !
   1539 À la parfin, je veux  Vous, je vous vois venir !
   1540 Monsieur !  Vous voudriez de ma bouche tenir
   1541 Comment la lune est faite, et si quelqu'un habite
   1542 Dans la rotondité de cette cucurbite ?
   1543 Mais non ! Je veux  Savoir comment j'y suis monté.
   1544 Ce fut par un moyen que j'avais inventé.
   1545 C'est un fou !  Je n'ai pas refait l'aigle stupide
   1546 D'Archytas !  C'est un fou, -- mais c'est un fou savant.
   1547 Non, je n'imitai rien de ce qu'on fit avant !
   1548 Six ?  Je pouvais, mettant mon corps nu comme un cierge,
   1549 Toutes pleines des pleurs d'un ciel matutinal,
   1550 Et ma personne, alors, au soleil exposée,
   1551 L'astre l'aurait humée en humant la rosée !
   1552 Tiens ! Oui, cela fait un !  Et je pouvais encor
   1553 Faire engouffrer du vent, pour prendre mon essor,
   1554 En raréfiant l'air dans un coffre de cèdre
   1555 Par des miroirs ardents, mis en icosaèdre !
   1556 Deux !  Ou bien, machiniste autant qu'artificier,
   1557 Sur une sauterelle aux détentes d'acier,
   1558 Me faire, par des feux successifs de salpêtre,
   1559 Lancer dans les prés bleus où les astres vont paître !
   1560 Trois !  Puisque la fumée a tendance à monter,
   1561 En souffler dans un globe assez pour m'emporter !
   1562 Quatre !  Puisque Phœbé, quand son arc est le moindre,
   1563 Aime sucer, ô bœufs, votre moelle... m'en oindre !
   1564 Cinq !  Enfin, me plaçant sur un plateau de fer,
   1565 Prendre un morceau d'aimant et le lancer en l'air !
   1566 Ça, c'est un bon moyen : le fer se précipite,
   1567 Aussitôt que l'aimant s'envole, à sa poursuite ;
   1568 On relance l'aimant bien vite, et cadédis !
   1569 On peut monter ainsi indéfiniment.  Six !
   1570 -- Mais voilà six moyens excellents ! ... Quel système
   1571 Choisîtes-vous des six, Monsieur ?  Un septième !
   1572 Par exemple ! Et lequel ?  Je vous le donne en cent !
   1573 C'est que ce mâtin-là devient intéressant !
   1574 Houüh ! houüh !  Eh bien !  Vous devinez ?  Non !  La marée !
   1575 À l'heure où l'onde par la lune est attirée,
   1576 Je me mis sur la sable -- après un bain de mer --
   1577 Et la tête partant la première, mon cher,
   1578 -- Car les cheveux, surtout, gardent l'eau dans leur frange ! --
   1579 Je m'enlevai dans l'air, droit, tout droit, comme un ange.
   1580 Je montais, je montais doucement, sans efforts,
   1581 Quand je sentis un choc ! ... Alors  Alors ?  Alors
   1582 Le quart d'heure est passé, Monsieur, je vous délivre :
   1583 Le mariage est fait.  Çà, voyons, je suis ivre !
   1584 Cette voix ?  Et ce nez -- Cyrano ?  Cyrano.
   1585 -- Ils viennent à l'instant d'échanger leur anneau.
   1586 Qui cela ?  Ciel !  Vous ?  Lui ?  Vous êtes des plus fines !
   1587 Mes compliments, Monsieur l'inventeur des machines :
   1588 Votre récit eût fait s'arrêter au portail
   1589 Du paradis, un saint ! Notez-en le détail,
   1590 Car vraiment cela peut resservir dans un livre !
   1591 Monsieur, c'est un conseil que je m'engage à suivre.
   1592 Un beau couple, mon fils, réuni là par vous !
   1593 Oui.  Veuillez dire adieu, Madame, à votre époux.
   1594 Comment ?  Le régiment déjà se met en route.
   1595 Joignez-le !  Pour aller à la guerre ?  Sans doute !
   1596 Mais, Monsieur, les cadets n'y vont pas !  Ils iront.
   1597 Voici l'ordre.  Courez le porter, vous, baron.
   1598 Christian !  La nuit de noce est encore lointaine !
   1599 Dire qu'il croit me faire énormément de peine !
   1600 Oh ! tes lèvres encor !  Allons, voyons, assez !
   1601 C'est dur de la quitter... Tu ne sais pas  Je sais.
   1602 Le régiment qui part !  Oh ! ... je vous le confie !
   1603 Promettez-moi que rien ne va mettre sa vie
   1604 En danger !  J'essaierai... mais ne peux cependant
   1605 Promettre  Promettez qu'il sera très prudent !
   1606 Oui, je tâcherai, mais  Qu'à ce siège terrible
   1607 Il n'aura jamais froid !  Je ferai mon possible.
   1608 Mais  Qu'il sera fidèle !  Eh oui ! sans doute, mais
   1609 Qu'il m'écrira souvent !  Ça, -- je vous le promets !
   1610 C'est affreux !  Oui. Plus rien.  Mordious !  Jure en sourdine !
   1611 Tu vas les réveiller.  Chut ! Dormez !  Qui dort dîne !
   1612 Quand on a l'insomnie on trouve que c'est peu !
   1613 Quelle famine !  Ah ! maugrébis des coups de feu !
   1614 Ils vont me réveiller mes enfants !  Dormez !  Diantre !
   1615 Encore ?  Ce n'est rien ! C'est Cyrano qui rentre !
   1616 Ventrebieu ! qui va là ?  Bergerac !  Ventrebieu !
   1617 Qui va là ?  Bergerac, imbécile !  Ah ! grand Dieu !
   1618 Chut !  Blessé ?  Tu sais bien qu'ils ont pris l'habitude
   1619 De me manquer tous les matins !  C'est un peu rude,
   1620 Pour porter une lettre, à chaque jour levant,
   1621 De risquer !  J'ai promis qu'il écrirait souvent !
   1622 Il dort. Il est pâli. Si la pauvre petite
   1623 Savait qu'il meurt de faim... Mais toujours beau !  Va vite
   1624 Dormir !  Ne grogne pas, Le Bret ! ... Sache ceci :
   1625 Pour traverser les rangs espagnols, j'ai choisi
   1626 Un endroit où je sais, chaque nuit, qu'ils sont ivres.
   1627 Tu devrais bien un jour nous rapporter des vivres.
   1628 Il faut être léger pour passer ! -- Mais je sais
   1629 Qu'il y aura ce soir du nouveau. Les Français
   1630 Mangeront ou mourront, -- si j'ai bien vu  Raconte !
   1631 Non. Je ne suis pas sûr... vous verrez !  Quelle honte,
   1632 Lorsqu'on est assiégeant, d'être affamé !  Hélas !
   1633 Rien de plus compliqué que ce siège d'Arras :
   1634 Nous assiégeons Arras, -- nous-mêmes, pris au piège,
   1635 Le cardinal infant d'Espagne nous assiège
   1636 Quelqu'un devrait venir l'assiéger à son tour.
   1637 Je ne ris pas.  Oh ! oh !  Penser que chaque jour
   1638 Vous risquez une vie, ingrat, comme la vôtre,
   1639 Pour porter  Où vas-tu ?  J'en vais écrire une autre.
   1640 La diane ! ... Hélas !  Sommeil succulent, tu prends fin !
   1641 Je sais trop quel sera leur premier cri !  J'ai faim !
   1642 Je meurs !  Oh !  Levez-vous !  Plus un pas !  Plus un geste !
   1643 Ma langue est jaune : l'air du temps est indigeste !
   1644 Mon tortil de baron pour un peu de Chester !
   1645 Moi, si l'on ne veut pas fournir à mon gaster
   1646 De quoi m'élaborer une pinte de chyle,
   1647 Je me retire sous ma tente -- comme Achille !
   1648 Oui, du pain !  Cyrano !  Nous mourons !  Au secours !
   1649 Toi qui sais si gaiement leur répliquer toujours,
   1650 Viens les ragaillardir !  Qu'est-ce que tu grignotes !
   1651 De l'étoupe à canon que dans les bourguignotes
   1652 On fait frire en la graisse à graisser les moyeux,
   1653 Les environs d'Arras sont très peu giboyeux !
   1654 Moi, je viens de chasser !  J'ai pêché, dans la Scarpe !
   1655 Quoi ! -- Que rapportez-vous ? -- Un faisan ? -- Une carpe ? --
   1656 Vite, vite, montrez !  Un goujon !  Un moineau !
   1657 Assez ! -- Révoltons-nous !  Au secours, Cyrano !
   1658 Hein ?  Pourquoi t'en vas-tu, toi, de ce pas qui traîne ?
   1659 J'ai quelque chose, dans les talons, qui me gêne !
   1660 Et quoi donc ?  L'estomac !  Moi de même, pardi !
   1661 Cela doit te gêner ?  Non, cela me grandit.
   1662 J'ai les dents longues !  Tu n'en mordras que plus large.
   1663 Mon ventre sonne creux !  Nous y battrons la charge.
   1664 Dans les oreilles, moi, j'ai des bourdonnements.
   1665 Non, non ; ventre affamé, pas d'oreilles : tu mens !
   1666 Oh ! manger quelque chose, -- à l'huile !  Ta salade.
   1667 Qu'est-ce qu'on pourrait bien dévorer ?  L'Iliade.
   1668 Le ministre, à Paris, fait ses quatre repas !
   1669 Il devrait t'envoyer du perdreau ?  Pourquoi pas ?
   1670 Et du vin !  Richelieu, du Bourgogne, if you please?
   1671 Par quelque capucin !  L'éminence qui grise ?
   1672 J'ai des faims d'ogre !  Eh ! bien ! ... tu croques le marmot !
   1673 Toujours le mot, la pointe !  Oui, la pointe, le mot !
   1674 Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose,
   1675 En faisant un bon mot, pour une belle cause !
   1676 -- Oh ! frappé par la seule arme noble qui soit,
   1677 Et par un ennemi qu'on sait digne de soi,
   1678 Sur un gazon de gloire et loin d'un lit de fièvres,
   1679 Tomber la pointe au cœur en même temps qu'aux lèvres !
   1680 J'ai faim !  Ah çà ! mais vous ne pensez qu'à manger ?
   1681 Du double étui de cuir tire l'un de tes fifres,
   1682 Souffle, et joue à ce tas de goinfres et de piffres
   1683 Ces vieux airs du pays, au doux rythme obsesseur,
   1684 Dont chaque note est comme une petite sœur,
   1685 Dans lesquels restent pris des sons de voix aimées,
   1686 Ces airs dont la lenteur est celle des fumées
   1687 Que le hameau natal exhale de ses toits,
   1688 Ces airs dont la musique a l'air d'être en patois !
   1689 Que la flûte, aujourd'hui, guerrière qui s'afflige,
   1690 Se souvienne un moment, pendant que sur sa tige
   1691 Tes doigts semblent danser un menuet d'oiseau,
   1692 Qu'avant d'être d'ébène, elle fut de roseau ;
   1693 Que sa chanson l'étonne, et qu'elle y reconnaisse
   1694 L'âme de sa rustique et paisible jeunesse !
   1695 Écoutez, les Gascons... Ce n'est plus, sous ses doigts,
   1696 Le fifre aigu des camps, c'est la flûte des bois !
   1697 Ce n'est plus le sifflet du combat, sous ses lèvres,
   1698 C'est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres !
   1699 Écoutez... C'est le val, la lande, la forêt,
   1700 Le petit pâtre brun sous son rouge béret,
   1701 C'est la verte douceur des soirs sur la Dordogne,
   1702 Écoutez, les Gascons : c'est toute la Gascogne !
   1703 Mais tu les fais pleurer !  De nostalgie ! ... Un mal
   1704 Plus noble que la faim ! ... pas physique : moral !
   1705 J'aime que leur souffrance ait changé de viscère,
   1706 Et que ce soit leur cœur, maintenant, qui se serre !
   1707 Tu vas les affaiblir en les attendrissant !
   1708 Laisse donc ! Les héros qu'ils portent dans leur sang
   1709 Sont vite réveillés ! Il suffit  Hein ? ... Quoi ? ... Qu'est-ce ?
   1710 Tu vois, il a suffi d'un roulement de caisse !
   1711 Adieu, rêves, regrets, vieille province, amour
   1712 Ce qui du fifre vient s'en va par le tambour !
   1713 Ah ! Ah ! Voici monsieur de Guiche.  Hou  Murmure
   1714 Flatteur !  Il nous ennuie !  Avec, sur son armure,
   1715 Son grand col de dentelle, il vient faire le fier !
   1716 Comme si l'on portait du linge sur du fer !
   1717 C'est bon lorsque à son cou l'on a quelque furoncle !
   1718 Encore un courtisan !  Le neveu de son oncle !
   1719 C'est un Gascon pourtant !  Un faux ! ... Méfiez-vous !
   1720 Parce que, les Gascons... ils doivent être fous :
   1721 Rien de plus dangereux qu'un Gascon raisonnable.
   1722 Il est pâle !  Il a faim... autant qu'un pauvre diable !
   1723 Mais comme sa cuirasse a des clous de vermeil,
   1724 Sa crampe d'estomac étincelle au soleil !
   1725 N'ayons pas l'air non plus de souffrir ! Vous, vos cartes,
   1726 Vos pipes et vos dés  Et moi, je lis Descartes.
   1727 Ah ! -- Bonjour !  Il est vert.  Il n'a plus que les yeux.
   1728 Voici donc les mauvaises têtes ? ... Oui, messieurs,
   1729 Il me revient de tous côtés qu'on me brocarde
   1730 Chez vous, que les cadets, noblesse montagnarde,
   1731 Hobereaux béarnais, barons périgourdins,
   1732 N'ont pour leur colonel pas assez de dédains,
   1733 M'appellent intrigant, courtisan, -- qu'il les gêne
   1734 De voir sur ma cuirasse un col en point de Gêne, --
   1735 Et qu'ils ne cessent pas de s'indigner entre eux
   1736 Qu'on puisse être Gascon et ne pas être gueux !
   1737 Vous ferai-je punir par votre capitaine ?
   1738 Non.  D'ailleurs, je suis libre et n'inflige de peine
   1739 Ah ?  J'ai payé ma compagnie, elle est à moi.
   1740 Je n'obéis qu'aux ordres de guerre.  Ah ? ... Ma foi !
   1741 Cela suffit.  Je peux mépriser vos bravades.
   1742 On connaît ma façon d'aller aux mousquetades ;
   1743 Hier, à Bapaume, on vit la furie avec quoi
   1744 J'ai fait lâcher le pied au comte de Bucquoi ;
   1745 Ramenant sur ses gens les miens en avalanche,
   1746 J'ai chargé par trois fois !  Et votre écharpe blanche ?
   1747 Vous savez ce détail ? ... En effet, il advint,
   1748 Durant que je faisais ma caracole afin
   1749 De rassembler mes gens la troisième charge,
   1750 Qu'un remous de fuyards m'entraîna sur la marge
   1751 Des ennemis ; j'étais en danger qu'on me prît
   1752 Et qu'on m'arquebusât, quand j'eus le bon esprit
   1753 De dénouer et de laisser couler à terre
   1754 L'écharpe qui disait mon grade militaire ;
   1755 En sorte que je pus, sans attirer les yeux,
   1756 Quitter les Espagnols, et revenant sur eux,
   1757 Suivi de tous les miens réconfortés, les battre !
   1758 -- Eh bien ! que dites-vous de ce trait ?  Qu'Henri quatre
   1759 N'eût jamais consenti, le nombre l'accablant,
   1760 À se diminuer de son panache blanc.
   1761 L'adresse a réussi, cependant !  C'est possible.
   1762 Mais on n'abdique pas l'honneur d'être une cible.
   1763 Si j'eusse été présent quand l'écharpe coula
   1764 -- Nos courages, monsieur, diffèrent en cela --
   1765 Je l'aurais ramassée et me la serais mise.
   1766 Oui, vantardise, encor, de gascon !  Vantardise ?
   1767 Prêtez-la-moi. Je m'offre à monter, dès ce soir,
   1768 À l'assaut, le premier, avec elle en sautoir.
   1769 Offre encor de gascon ! Vous savez que l'écharpe
   1770 Resta chez l'ennemi, sur les bords de la Scarpe,
   1771 En un lieu que depuis la mitraille cribla, --
   1772 Où nul ne peut aller la chercher !  La voilà.
   1773 Merci. Je vais, avec ce bout d'étoffe claire,
   1774 Pouvoir faire un signal, -- que j'hésitais à faire.
   1775 Hein !  Cet homme, là-bas qui se sauve en courant !
   1776 C'est un faux espion espagnol. Il nous rend
   1777 De grands services. Les renseignements qu'il porte
   1778 Aux ennemis sont ceux que je lui donne, en sorte
   1779 Que l'on peut influer sur leurs décisions.
   1780 C'est un gredin !  C'est très commode. Nous disions ?
   1781 -- Ah ! J'allais vous apprendre un fait. Cette nuit même,
   1782 Pour nous ravitailler tentant un coup suprême,
   1783 Le maréchal s'en fut vers Dourlens, sans tambours ;
   1784 Les vivandiers du Roi sont là ; par les labours
   1785 Il les joindra ; mais pour revenir sans encombre,
   1786 Il a pris avec lui des troupes en tel nombre
   1787 Que l'on aurait beau jeu, certe, en nous attaquant :
   1788 La moitié de l'armée est absente du camp !
   1789 Oui, si les Espagnols savaient, ce serait grave.
   1790 Mais ils ne savent pas ce départ ?  Ils le savent.
   1791 Ils vont nous attaquer.  Ah !  Mon faux espion
   1792 M'est venu prévenir de leur agression.
   1793 Il ajouta : "J'en peux déterminer la place ;
   1794 Sur quel point voulez-vous que l'attaque se fasse ?
   1795 Je dirai que de tous c'est le moins défendu,
   1796 Et l'effort portera sur lui." -- J'ai répondu :
   1797 "C'est bon. Sortez du camp. Suivez des yeux la ligne :
   1798 Ce sera sur le point d'où je vous ferai signe."
   1799 Messieurs, préparez-vous !  C'est dans une heure.  Ah ! ... bien !
   1800 Il faut gagner du temps. Le maréchal revient.
   1801 Et pour gagner du temps ?  Vous aurez l'obligeance
   1802 De vous faire tuer.  Ah ! voilà la vengeance ?
   1803 Je ne prétendrai pas que si je vous aimais
   1804 Je vous eusse choisis vous et les vôtres, mais,
   1805 Comme à votre bravoure on n'en compare aucune,
   1806 C'est mon Roi que je sers en servant ma rancune.
   1807 Souffrez que je vous sois, monsieur, reconnaissant.
   1808 Je sais que vous aimez vous battre un contre cent.
   1809 Vous ne vous plaindrez pas de manquer de besogne.
   1810 Eh bien donc ! nous allons au blason de Gascogne,
   1811 Qui porte six chevrons, messieurs, d'azur et d'or,
   1812 Joindre un chevron de sang qui lui manquait encor !
   1813 Christian ?  Roxane !  Hélas !  Au moins, je voudrais mettre
   1814 Tout l'adieu de mon cœur dans une belle lettre !
   1815 Je me doutais que ce serait pour aujourd'hui.
   1816 Et j'ai fait tes adieux.  Montre !  Tu veux ?  Mais oui !
   1817 Tiens !  Quoi ?  Ce petit rond ?  Un rond ?  C'est une larme !
   1818 Oui... Poète, on se prend à son jeu, c'est le charme !
   1819 Tu comprends... ce billet, -- c'était très émouvant :
   1820 Je me suis fait pleurer moi-même en l'écrivant.
   1821 Pleurer ?  Oui... parce que... mourir n'est pas terrible.
   1822 Mais... ne plus la revoir jamais... voilà l'horrible !
   1823 Car enfin je ne la  nous ne la  tu ne la
   1824 Donne-moi ce billet !  Ventrebieu, qui va là ?
   1825 Qu'est-ce ?  Un carrosse !  Quoi ! Dans le camp ? -- Il y entre !
   1826 -- Il a l'air de venir de chez l'ennemi ! -- Diantre !
   1827 Tirez ! -- Non ! Le cocher a crié ! -- Crié quoi ? --
   1828 Il a crié : Service du Roi !  Hein ? Du Roi !
   1829 Chapeau bas, tous !  Du Roi ! -- Rangez-vous, vile tourbe,
   1830 Pour qu'il puisse décrire avec pompe sa courbe !
   1831 Battez aux champs !  Baissez le marchepied !  Bonjour !
   1832 Service du Roi ! Vous ?  Mais du seul roi, l'Amour !
   1833 Ah ! grand Dieu !  Vous ! Pourquoi ?  C'était trop long, ce siège !
   1834 Pourquoi ?  Je te dirai !  Dieu ! La regarderai-je ?
   1835 Vous ne pouvez rester ici !  Mais si ! mais si !
   1836 Voulez-vous m'avancer un tambour ?  Là, merci !
   1837 On a tiré sur mon carrosse !  Une patrouille !
   1838 -- Il a l'air d'être fait avec une citrouille,
   1839 N'est-ce pas ? comme dans le conte, et les laquais
   1840 Avec des rats.  Bonjour !  Vous n'avez pas l'air gais !
   1841 -- Savez-vous que c'est loin, Arras ?  Cousin, charmée !
   1842 Ah çà ! comment ?  Comment j'ai retrouvé l'armée ?
   1843 Oh ! mon Dieu, mon ami, mais c'est tout simple : j'ai
   1844 Marché tant que j'ai vu le pays ravagé.
   1845 Ah ! ces horreurs, il a fallu que je les visse
   1846 Pour y croire ! Messieurs, si c'est là le service
   1847 De votre Roi, le mien vaut mieux !  Voyons, c'est fou !
   1848 Par où diable avez-vous bien pu passer ?  Par où ?
   1849 Par chez les Espagnols.  Ah ! qu'elles sont malignes !
   1850 Comment avez-vous fait pour traverser leurs lignes ?
   1851 Cela dut être très difficile !  Pas trop.
   1852 J'ai simplement passé dans mon carrosse, au trot.
   1853 Si quelque hidalgo montrait sa mine altière,
   1854 Je mettais mon plus beau sourire à la portière,
   1855 Et ces messieurs étant, n'en déplaise aux Français,
   1856 Les plus galantes gens du monde, -- je passais !
   1857 Oui, c'est un passe-port, certes, que ce sourire !
   1858 Mais on a fréquemment dû vous sommer de dire
   1859 Où vous alliez ainsi, madame ?  Fréquemment.
   1860 Alors je répondais : "Je vais voir mon amant."
   1861 -- Aussitôt l'Espagnol à l'air le plus féroce
   1862 Refermait gravement la porte du carrosse,
   1863 D'un geste de la main à faire envie au Roi
   1864 Relevait les mousquets déjà braqués sur moi,
   1865 Et superbe de grâce, à la fois, et de morgue,
   1866 L'ergot tendu sous la dentelle en tuyau d'orgue,
   1867 Le feutre au vent pour que la plume palpitât,
   1868 S'inclinait en disant : "Passez, señorita !"
   1869 Mais, Roxane  J'ai dit : mon amant, oui... pardonne !
   1870 Tu comprends, si j'avais dit : mon mari, personne
   1871 Ne m'eût laissé passer !  Mais  Qu'avez-vous ?  Il faut
   1872 Vous en aller d'ici !  Moi ?  Bien vite !  Au plus tôt !
   1873 Oui !  Mais comment ?  C'est que  Dans trois quarts d'heure  ou quatre
   1874 Il vaut mieux  Vous pourriez  Je reste. On va se battre.
   1875 Oh ! non !  C'est mon mari !  Qu'on me tue avec toi !
   1876 Mais quels yeux vous avez !  Je te dirai pourquoi !
   1877 C'est un poste terribl' !  Hein ! terrible ?  Et la preuve
   1878 C'est qu'il nous l'a donné !  Ah ! vous me vouliez veuve ?
   1879 Oh ! je vous jure !  Non ! Je suis folle à présent !
   1880 Et je ne m'en vais plus ! -- D'ailleurs, c'est amusant.
   1881 Eh quoi ! la précieuse était une héroïne ?
   1882 Monsieur de Bergerac, je suis votre cousine.
   1883 Nous vous défendrons bien !  Je le crois, mes amis !
   1884 Tout le camp sent l'iris !  Et j'ai justement mis
   1885 Un chapeau qui fera très bien dans la bataille !
   1886 Mais peut-être est-il temps que le comte s'en aille :
   1887 On pourrait commencer.  Ah ! c'en est trop ! Je vais
   1888 Inspecter mes canons, et reviens... Vous avez
   1889 Le temps encor : changez d'avis !  Jamais !  Roxane !
   1890 Non !  Elle reste !  Un peigne ! -- Un savon ! -- Ma basane
   1891 Est trouée : une aiguille ! -- Un ruban ! -- Ton miroir ! --
   1892 Mes manchettes ! -- Ton fer à moustache ! -- Un rasoir !
   1893 Non ! rien ne me fera bouger de cette place !
   1894 Peut-être siérait-il que je vous présentasse,
   1895 Puisqu'il en est ainsi, quelques de ces messieurs
   1896 Qui vont avoir l'honneur de mourir sous vos yeux.
   1897 Baron de Peyrescous de Colignac !  Madame
   1898 Baron de Casterac de Cahuzac. -- Vidame
   1899 Chevalier d'Antignac-Juzet. -- Baron Hillot
   1900 De Blagnac-Saléchan de Castel Crabioules
   1901 Mais combien avez-vous de noms, chacun ?  Des foules !
   1902 Ouvrez la main qui tient votre mouchoir.  Pourquoi ?
   1903 Ma compagnie était sans drapeau ! Mais ma foi,
   1904 C'est le plus beau du camp qui flottera sur elle !
   1905 Il est un peu petit.  Mais il est en dentelle !
   1906 Je mourrais sans regret ayant vu ce minois,
   1907 Si j'avais seulement dans le ventre une noix !
   1908 Fi ! parler de manger lorsqu'une exquise femme !
   1909 Mais l'air du camp est vif et, moi-même, m'affame :
   1910 Pâtés, chaud-froids, vins fins : -- mon menu, le voilà !
   1911 -- Voulez-vous m'apporter tout cela !  Tout cela !
   1912 Où le prendrions-nous, grand Dieu ?  Dans mon carrosse.
   1913 Hein ?  Mais il faut qu'on serve et découpe, et désosse !
   1914 Regardez mon cocher d'un peu plus près, messieurs,
   1915 Et vous reconnaîtrez un homme précieux :
   1916 Chaque sauce sera, si l'on veut, réchauffée !
   1917 C'est Ragueneau !  Oh ! Oh !  Pauvre gens !  Bonne fée !
   1918 Messieurs !  Bravo ! Bravo !  Les Espagnols n'ont pas,
   1919 Quand passaient tant d'appas, vu passer le repas !
   1920 Hum ! hum ! Christian !  Distraits par la galanterie
   1921 Ils n'ont pas vu  la galantine !  Je t'en prie,
   1922 Un seul mot !  Et Vénus sut occuper leur œil
   1923 Pour que Diane en secret, pût passer  son chevreuil !
   1924 Je voudrais te parler !  Posez cela par terre !
   1925 Vous, rendez-vous utile ?  Un paon truffé !  Tonnerre !
   1926 Nous n'aurons pas couru notre dernier hasard
   1927 Sans faire un gueuleton  pardon ! un balthazar !
   1928 Les coussins sont remplis d'ortolans !  Ah ! Viédaze !
   1929 Des flacons de rubis ! --  Des flacons de topaze !
   1930 Défaites cette nappe ! ... Eh ! hop ! Soyez léger !
   1931 Chaque lanterne est un petit garde-manger !
   1932 Il faut que je te parle avant que tu lui parles !
   1933 Puisqu'on nous fait tuer, morbleu ! nous nous moquons
   1934 Du reste de l'armée ! -- Oui ! tout pour les Gascons !
   1935 Et si De Guiche vient, personne ne l'invite !
   1936 Là, vous avez le temps. -- Ne manger pas si vite ! --
   1937 Buvez un peu. -- Pourquoi pleurez-vous ?  C'est trop bon !
   1938 Chut ! -- Rouge ou blanc ? -- Du pain pour monsieur de Carbon !
   1939 -- Un couteau ! -- Votre assiette ! -- Un peu de croûte ? -- Encore ?
   1940 Je vous sers ! -- Du bourgogne ? -- Une aile ?  Je l'adore !
   1941 Vous ?  Rien.  Si ! ce biscuit, dans du muscat... deux doigts !
   1942 Oh ! dites-moi pourquoi vous vîntes ?  Je me dois
   1943 À ces malheureux... Chut ! Tout à l'heure !  De Guiche !
   1944 Vite, cachez flacon, plat, terrine, bourriche !
   1945 Hop ! -- N'ayons l'air de rien !  Toi, remonte d'un bond
   1946 Sur ton siège ! -- Tout est caché ?  Cela sent bon.
   1947 To lo lo !  Qu'avez-vous, vous ? ... Vous êtes tout rouge !
   1948 Moi ? ... Mais rien. C'est le sang. On va se battre : il bouge !
   1949 Poum ... poum ... poum  Qu'est cela ?  Rien ! C'est une chanson !
   1950 Une petite  Vous êtes gai, mon garçon !
   1951 L'approche du danger !  Capitaine ! je  Peste !
   1952 Vous avez bonne mine aussi !  Oh !  Il me reste
   1953 Un canon que j'ai fait porter  là, dans ce coin,
   1954 Et vos hommes pourront s'en servir au besoin.
   1955 Charmante attention !  Douce sollicitude !
   1956 Ah ça ! mais ils sont fous ! --  N'ayant pas l'habitude
   1957 Du canon, prenez garde au recul.  Ah ! pffitt !  Mais !
   1958 Le canon des Gascons ne recule jamais !
   1959 Vous êtes gris ! ... De quoi ?  De l'odeur de la poudre !
   1960 Vite, à quoi daignez-vous, madame, vous résoudre ?
   1961 Je reste !  Fuyez !  Non !  Puisqu'il en est ainsi,
   1962 Qu'on me donne un mousquet !  Comment ?  Je reste aussi.
   1963 Enfin, Monsieur ! voilà de la bravoure pure !
   1964 Seriez-vous un Gascon malgré votre guipure ?
   1965 Quoi !  Je ne quitte pas une femme en danger.
   1966 Dis donc ! Je crois qu'on peut lui donner à manger !
   1967 Des vivres !  Il en sort de sous toutes les vestes !
   1968 Est-ce que vous croyez que je mange vos restes ?
   1969 Vous faites des progrès !  Je vais me battre à jeun !
   1970 À jeung ! Il vient d'avoir l'accent !  Moi ?  C'en est un !
   1971 J'ai rangé mes piquiers, leur troupe est résolue !
   1972 Acceptez-vous ma main pour passer leur revue ?
   1973 Parle vite !  Vivat !  Quel était ce secret ?
   1974 Dans le cas où Roxane  Eh bien ?  Te parlerait
   1975 Des lettres ?  Oui, je sais !  Ne fais pas la sottise
   1976 De t'étonner  De quoi ?  Il faut que je te dise !
   1977 Oh ! mon Dieu, c'est tout simple, et j'y pense aujourd'hui
   1978 En la voyant. Tu lui  Parle vite !  Tu lui
   1979 As écrit plus souvent que tu ne crois.  Hein ?  Dame !
   1980 Je m'en étais chargé : j'interprétais ta flamme !
   1981 J'écrivais quelquefois sans te dire : j'écris !
   1982 Ah ?  C'est tout simple !  Mais comment t'y es-tu pris,
   1983 Depuis qu'on est bloqué pour ?  Oh ! ... avant l'aurore
   1984 Je pouvais traverser  Ah ! c'est tout simple encore ?
   1985 Et qu'ai-je écrit de fois par semaine ? ... Deux ? -- Trois ? --
   1986 Quatre ? --  Plus.  Tous les jours ?  Oui, tous les jours. -- Deux fois.
   1987 Et cela t'enivrait, et l'ivresse était telle
   1988 Que tu bravais la mort  Tais-toi ! Pas devant elle !
   1989 Et maintenant, Christian !  Et maintenant, dis-moi
   1990 Pourquoi, par ces chemins effroyables, pourquoi
   1991 À travers tous ces rangs de soudards et de reîtres,
   1992 Tu m'a rejoint ici ?  C'est à cause des lettres !
   1993 Tu dis ?  Tant pis pour vous si je cours ces dangers !
   1994 Ce sont vos lettres qui m'ont grisée ! Ah ! songez
   1995 Combien depuis un mois vous m'en avez écrites,
   1996 Et plus belles toujours !  Quoi ! pour quelques petites
   1997 Lettres d'amour  Tais-toi ! Tu ne peux pas savoir !
   1998 Mon Dieu, je t'adorais, c'est vrai, depuis qu'un soir,
   1999 D'une voix que je t'ignorais, sous ma fenêtre,
   2000 Ton âme commença de se faire connaître
   2001 Eh bien ! tes lettres, c'est, vois-tu, depuis un mois,
   2002 Comme si tout le temps je l'entendais, ta voix
   2003 De ce soir-là, si tendre, et qui vous enveloppe !
   2004 Tant pis pour toi, j'accours. La sage Pénélope
   2005 Ne fût pas demeurée à broder sous son toit,
   2006 Si le seigneur Ulysse eût écrit comme toi,
   2007 Mais pour le joindre, elle eût, aussi folle qu'Hélène,
   2008 Envoyé promener ses pelotons de laine !
   2009 Mais  Je lisais, je relisais, je défaillais,
   2010 J'étais à toi. Chacun de ces petits feuillets
   2011 Était comme un pétale envolé de ton âme.
   2012 On sent à chaque mot de ces lettres de flamme
   2013 L'amour puissant, sincère  Ah ! sincère et puissant ?
   2014 Cela se sent, Roxane ?  Oh ! si cela se sent !
   2015 Et vous venez ?  Je viens (ô mon Christian, mon maître !
   2016 Vous me relèveriez si je voulais me mettre
   2017 À vos genoux, c'est donc mon âme que j'y mets,
   2018 Et vous ne pourrez plus la relever jamais !)
   2019 Je viens te demander pardon (et c'est bien l'heure
   2020 De demander pardon, puisqu'il se peut qu'on meure !)
   2021 De t'avoir fait d'abord, dans ma frivolité,
   2022 L'insulte de t'aimer pour ta seule beauté !
   2023 Ah ! Roxane !  Et plus tard, mon ami, moins frivole,
   2024 -- Oiseau qui saute avant tout à fait qu'il s'envole, --
   2025 Ta beauté m'arrêtant, ton âme m'entraînant,
   2026 Je t'aimais pour les deux ensemble !  Et maintenant ?
   2027 Eh bien ! toi-même enfin l'emporte sur toi-même,
   2028 Et ce n'est plus que pour ton âme que je t'aime !
   2029 Ah ! Roxane !  Sois donc heureux. Car n'être aimé
   2030 Que pour ce dont on est un instant costumé,
   2031 Doit mettre un cœur avide et noble à la torture ;
   2032 Mais ta chère pensée efface ta figure,
   2033 Et la beauté par quoi tout d'abord tu me plus,
   2034 Maintenant j'y vois mieux... et je ne la vois plus !
   2035 Oh !  Tu doutes encor d'une telle victoire ?
   2036 Roxane !  Je comprends, tu ne peux pas y croire,
   2037 À cet amour ?  Je ne veux pas de cet amour !
   2038 Moi, je veux être aimé plus simplement pour  Pour
   2039 Ce qu'en vous elles ont aimé jusqu'à cette heure ?
   2040 Laissez-vous donc aimer d'une façon meilleure !
   2041 Non ! c'était mieux avant !  Ah ! tu n'y entends rien !
   2042 C'est maintenant que j'aime mieux, que j'aime bien !
   2043 C'est ce qui te fait toi, tu m'entends, que j'adore !
   2044 Et moins brillant  Tais-toi !  Je t'aimerais encore !
   2045 Si toute ta beauté tout d'un coup s'envolait
   2046 Oh ! ne dis pas cela !  Si, je le dis !  Quoi ? laid ?
   2047 Laid ! je le jure !  Dieu !  Et ta joie est profonde ?
   2048 Oui  Qu'as-tu ?  Rien. Deux mots à dire : une seconde
   2049 Mais ?  À ces pauvres gens mon amour t'enleva :
   2050 Va leur sourire un peu puisqu'ils vont mourir... va !
   2051 Cher Christian !  Cyrano ?  Qu'est-ce ? Te voilà blême !
   2052 Elle ne m'aime plus !  Comment ?  C'est toi qu'elle aime !
   2053 Non !  Elle n'aime plus que mon âme !  Non !  Si !
   2054 C'est donc bien toi qu'elle aime, -- et tu l'aimes aussi !
   2055 Moi ?  Je le sais.  C'est vrai.  Comme un fou.  Davantage.
   2056 Dis-le-lui !  Non !  Pourquoi ?  Regarde mon visage !
   2057 Elle m'aimerait laid !  Elle te l'a dit !  Là !
   2058 Ah ! je suis bien content qu'elle t'ait dit cela !
   2059 Mais va, va, ne crois pas cette chose insensée !
   2060 -- Mon Dieu, je suis content qu'elle ait eu la pensée
   2061 De la dire, -- mais va, ne la prends pas au mot,
   2062 Va, ne deviens pas laid : elle m'en voudrait trop !
   2063 C'est ce que je veux voir !  Non, non !  Qu'elle choisisse !
   2064 Tu vas lui dire tout !  Non, non ! Pas ce supplice.
   2065 Je tuerais ton bonheur parce que je suis beau ?
   2066 C'est trop injuste !  Et moi, je mettrais au tombeau
   2067 Le tien parce que, grâce au hasard qui fait naître,
   2068 J'ai le don d'exprimer... ce que tu sens peut-être ?
   2069 Dis-lui tout !  Il s'obstine à me tenter, c'est mal !
   2070 Je suis las de porter en moi-même un rival !
   2071 Christian !  Notre union -- sans témoins -- clandestine,
   2072 -- Peut se rompre, -- si nous survivons !  Il s'obstine !
   2073 Oui, je veux être aimé moi-même, ou pas du tout !
   2074 -- Je vais voir ce qu'on fait, tiens ! Je vais jusqu'au bout
   2075 Du poste ; je reviens : parle, et qu'elle préfère
   2076 L'un de nous deux !  Ce sera toi !  Mais... je l'espère !
   2077 Roxane !  Non ! Non !  Quoi ?  Cyrano vous dira
   2078 Une chose importante  Importante ?  Il s'en va !
   2079 Rien ! ... Il attache, -- oh ! Dieu ! vous devez le connaître ! --
   2080 De l'importance à rien !  Il a douté peut-être
   2081 De ce que j'ai dit là ? ... J'ai vu qu'il a douté !
   2082 Mais avez-vous bien dit, d'ailleurs, la vérité ?
   2083 Oui, oui, je l'aimerais même  Le mot vous gêne
   2084 Devant moi ?  Mais  Il ne me fera pas de peine !
   2085 -- Même laid ?  Même laid !  Ah ! tiens, on a tiré !
   2086 Affreux ?  Affreux !  Défiguré !  Défiguré !
   2087 Grotesque ?  Rien ne peut me le rendre grotesque !
   2088 Vous l'aimeriez encore ?  Et davantage presque !
   2089 Mon Dieu, c'est vrai, peut-être, et le bonheur est là !
   2090 Je... Roxane... écoutez !  Cyrano !  Hein ?  Chut !  Ah !
   2091 Qu'avez vous ?  C'est fini.  Quoi ? Qu'est-ce encore ? On tire ?
   2092 C'est fini, jamais plus je ne pourrai le dire !
   2093 Que se passe-t-il ?  Rien !  Ces hommes ?  Laissez-les !
   2094 Mais qu'alliez-vous me dire avant ?  Ce que j'allais
   2095 Vous dire ? ... rien, oh ! rien, je le jure, madame !
   2096 Je jure que l'esprit de Christian, que son âme
   2097 Étaient  sont les plus grands  Étaient ?  Ah !  C'est fini !
   2098 Christian !  Le premier coup de feu de l'ennemi !
   2099 C'est l'attaque ! Aux mousquets !  Christian !  Qu'on se dépêche !
   2100 Christian !  Alignez-vous !  Christian !  Mesurez... mèche !
   2101 Roxane !  J'ai tout dit. C'est toi qu'elle aime encor !
   2102 Quoi, mon amour ?  Baguette haute !  Il n'est pas mort ?
   2103 Ouvrez la charge avec les dents !  Je sens sa joue
   2104 Devenir froide, là, contre la mienne !  En joue !
   2105 Une lettre sur lui !  Pour moi !  Ma lettre !  Feu !
   2106 Mais, Roxane, on se bat !  Restez encore un peu.
   2107 Il est mort. Vous étiez le seul à le connaître.
   2108 -- N'est-ce pas que c'était un être exquis, un être
   2109 Merveilleux ?  Oui, Roxane.  Un poète inouï.
   2110 Adorable ?  Oui, Roxane.  Un esprit sublime ?  Oui,
   2111 Roxane !  Un cœur profond, inconnu du profane,
   2112 Une âme magnifique et charmante ?  Oui, Roxane !
   2113 Il est mort !  Et je n'ai qu'à mourir aujourd'hui,
   2114 Puisque, sans le savoir, elle me pleure en lui !
   2115 C'est le signal promis ! Des fanfares de cuivres !
   2116 Les Français vont rentrer au camp avec des vivres !
   2117 Tenez encore un peu !  Sur sa lettre, du sang,
   2118 Des pleurs !  Rendez-vous !  Non !  Le péril va croissant !
   2119 Emportez-la ! Je vais charger !  Son sang ! ses larmes !
   2120 Elle s'évanouit !  Tenez bon !  Bas les armes !
   2121 Non !  Vous avez prouvé, Monsieur, votre valeur :
   2122 Fuyez en la sauvant !  Soit ! Mais on est vainqueur
   2123 Si vous gagnez du temps !  C'est bon !  Adieu, Roxane !
   2124 Nous plions ! J'ai reçu deux coups de pertuisane !
   2125 Hardi ! Reculès pas, drollos !  N'ayez pas peur !
   2126 J'ai deux morts à venger : Christian et mon bonheur !
   2127 Flotte, petit drapeau de dentelle à son chiffre !
   2128 Toumbé dèssus ! Escrasas lous !  Un air de fifre !
   2129 Ils montent le talus !  On va les saluer !
   2130 Feu !  Feu !  Quels sont ces gens qui se font tous tuer ?
   2131 Sœur Claire a regardé deux fois comment allait
   2132 Sa cornette, devant la glace.  C'est très laid.
   2133 Mais sœur Marthe a repris un pruneau de la tarte,
   2134 Ce matin : je l'ai vu.  C'est très vilain, sœur Marthe.
   2135 Un tout petit regard !  Un tout petit pruneau !
   2136 Je le dirai, ce soir, à monsieur Cyrano.
   2137 Non, il va se moquer !  Il dira que les nonnes
   2138 Sont très coquettes !  Très gourmandes !  Et très bonnes.
   2139 N'est-ce pas, Mère Marguerite de Jésus,
   2140 Qu'il vient, le samedi, depuis dix ans !  Et plus !
   2141 Depuis que sa cousine à nos béguins de toile
   2142 Mêla le deuil mondain de sa coiffe de voile,
   2143 Qui chez nous vint s'abattre, il y a quatorze ans,
   2144 Comme un grand oiseau noir parmi les oiseaux blancs !
   2145 Lui seul, depuis qu'elle a pris chambre dans ce cloître,
   2146 Sait distraire un chagrin qui ne veut pas décroître.
   2147 Il est si drôle ! -- C'est amusant quand il vient !
   2148 -- Il nous taquine ! -- Il est gentil ! -- Nous l'aimons bien !
   2149 -- Nous fabriquons pour lui des pâtes d'angélique !
   2150 Mais enfin, ce n'est pas un très bon catholique !
   2151 Nous le convertirons.  Oui ! oui !  Je vous défends
   2152 De l'entreprendre encor sur ce point, mes enfants.
   2153 Ne le tourmentez pas : il viendrait moins peut-être !
   2154 Mais... Dieu !  Rassurez-vous : Dieu doit bien le connaître.
   2155 Mais chaque samedi, quand il vient d'un air fier,
   2156 Il me dit en entrant : 'Ma sœur, j'ai fait gras, hier !'
   2157 Ah ! il vous dit cela ? ... Eh bien ! la fois dernière
   2158 Il n'avait pas mangé depuis deux jours !  Ma Mère !
   2159 Il est pauvre.  Qui vous l'a dit ?  Monsieur Le Bret.
   2160 On ne le secourt pas ?  Non, il se fâcherait.
   2161 -- Allons, il faut rentrer... Madame Madeleine,
   2162 Avec un visiteur, dans le parc se promène.
   2163 C'est le duc-maréchal de Grammont ?  Oui, je crois.
   2164 Il n'était plus venu la voir depuis des mois !
   2165 Il est très pris ! -- La cour ! -- Les camps !  Les soins du monde !
   2166 Et vous demeurerez ici, vainement blonde,
   2167 Toujours en deuil ?  Toujours.  Aussi fidèle ?  Aussi.
   2168 Vous m'avez pardonné ?  Puisque je suis ici.
   2169 Vraiment c'était un être ?  Il fallait le connaître !
   2170 Ah ! Il fallait ? ... Je l'ai trop peu connu, peut-être !
   2171 Et son dernier billet, sur votre cœur, toujours ?
   2172 Comme un doux scapulaire, il pend à ce velours.
   2173 Même mort, vous l'aimez ?  Quelquefois il me semble
   2174 Qu'il n'est mort qu'à demi, que nos cœurs sont ensemble,
   2175 Et que son amour flotte, autour de moi, vivant !
   2176 Est-ce que Cyrano vient vous voir ?  Oui, souvent.
   2177 -- Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes.
   2178 Il vient ; c'est régulier ; sous cet arbre où vous êtes
   2179 On place son fauteuil, s'il fait beau ; je l'attends
   2180 En brodant ; l'heure sonne ; au dernier coup, j'entends
   2181 -- Car je ne tourne plus même le front ! -- sa canne
   2182 Descendre le perron ; il s'assied ; il ricane
   2183 De ma tapisserie éternelle ; il me fait
   2184 La chronique de la semaine, et  Tiens, Le Bret !
   2185 Comment va notre ami ?  Mal.  Oh !  Il exagère !
   2186 Tout ce que j'ai prédit : l'abandon, la misère !
   2187 Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux !
   2188 Il attaque les faux nobles, les faux dévots,
   2189 Les faux braves, les plagiaires, -- tout le monde.
   2190 Mais son épée inspire une terreur profonde.
   2191 On ne viendra jamais à bout de lui.  Qui sait ?
   2192 Ce que je crains, ce n'est pas les attaques, c'est
   2193 La solitude, la famine, c'est Décembre
   2194 Entrant à pas de loup dans son obscure chambre :
   2195 Voilà les spadassins qui plutôt le tueront !
   2196 -- Il serre chaque jour, d'un cran, son ceinturon.
   2197 Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire.
   2198 Il n'a plus qu'un petit habit de serge noire.
   2199 Ah ! celui-là n'est pas parvenu ! -- C'est égal,
   2200 Ne le plaignez pas trop.  Monsieur le maréchal !
   2201 Ne le plaignez pas trop : il a vécu sans pactes,
   2202 Libre dans sa pensée autant que dans ses actes.
   2203 Monsieur le duc !  Je sais, oui : j'ai tout ; il n'a rien
   2204 Mais je lui serrerais bien volontiers la main.
   2205 Adieu.  Je vous conduis.  Oui, parfois, je l'envie.
   2206 -- Voyez-vous, lorsqu'on a trop réussi sa vie,
   2207 On sent, -- n'ayant rien fait, mon Dieu, de vraiment mal ! --
   2208 Mille petits dégoûts de soi, dont le total
   2209 Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ;
   2210 Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure,
   2211 Pendant que des grandeurs on monte les degrés,
   2212 Un bruit d'illusions sèches et de regrets,
   2213 Comme, quand vous montez lentement vers ces portes,
   2214 Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes.
   2215 Vous voilà bien rêveur ?  Eh ! oui !  Monsieur Le Bret !
   2216 Vous permettez ? Un mot.  C'est vrai : nul n'oserait
   2217 Attaquer votre ami ; mais beaucoup l'ont en haine ;
   2218 Et quelqu'un me disait, hier, au jeu, chez la Reine :
   2219 "Ce Cyrano pourrait mourir d'un accident."
   2220 Ah ?  Oui. Qu'il sorte peu. Qu'il soit prudent.  Prudent !
   2221 Il va venir. Je vais l'avertir. Oui, mais !  Qu'est-ce ?
   2222 Ragueneau vient vous voir, Madame.  Qu'on le laisse
   2223 Entrer.  Il vient crier misère. Étant un jour
   2224 Parti pour être auteur, il devint tour à tour
   2225 Chantre  Étuviste  Acteur  Bedeau  Perruquier  Maître
   2226 De théorbe  Aujourd'hui que pourrait-il bien être ?
   2227 Ah ! Madame !  Monsieur !  Racontez vos malheurs
   2228 À Le Bret. Je reviens.  Mais, Madame  D'ailleurs,
   2229 Puisque vous êtes là, j'aime mieux qu'elle ignore !
   2230 -- J'allais voir votre ami tantôt. J'étais encore
   2231 À vingt pas de chez lui... quand je le vois de loin,
   2232 Qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin
   2233 De la rue... et je cours... lorsque d'une fenêtre
   2234 Sous laquelle il passait -- est-ce un hasard ? ... peut-être ! --
   2235 Un laquais laisse choir une pièce de bois.
   2236 Les lâches ! ... Cyrano !  J'arrive et je le vois
   2237 C'est affreux !  Notre ami, Monsieur, notre poète,
   2238 Je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête !
   2239 Il est mort ?  Non ! mais... Dieu ! je l'ai porté chez lui.
   2240 Dans sa chambre... Ah ! sa chambre ! il faut voir ce réduit !
   2241 Il souffre ?  Non, Monsieur, il est sans connaissance,
   2242 Un médecin ?  Il en vint un par complaisance,
   2243 Mon pauvre Cyrano ! -- Ne disons pas cela
   2244 Tout d'un coup à Roxane ! -- Et ce docteur ?  Il a
   2245 Parlé, -- je ne sais plus, -- de fièvre, de méninges !
   2246 Ah ! si vous le voyiez -- la tête dans des linges !
   2247 Courons vite ! -- Il n'y a personne à son chevet ! --
   2248 C'est qu'il pourrait mourir, Monsieur, s'il se levait !
   2249 Passons par là ! Viens, c'est plus court ! Par la chapelle !
   2250 Monsieur Le Bret !  Le Bret s'en va quand on l'appelle ?
   2251 C'est quelque histoire encor de ce bon Ragueneau !
   2252 Ah ! que ce dernier jour de septembre est donc beau !
   2253 Ma tristesse sourit. Elle qu'Avril offusque,
   2254 Se laisse décider par l'automne, moins brusque.
   2255 Ah ! voici le fauteuil classique où vient s'asseoir
   2256 Mon vieil ami !  Mais c'est le meilleur du parloir !
   2257 Merci, ma sœur.  Il va venir.  Là... l'heure sonne.
   2258 -- Mes écheveaux ! -- L'heure a sonné ? Ceci m'étonne !
   2259 Serait-il en retard pour la première fois ?
   2260 La sœur tourière doit -- mon dé ? ... là, je le vois ! --
   2261 L'exhorter à la pénitence.  Elle l'exhorte !
   2262 -- Il ne peut plus tarder. -- Tiens ! une feuille morte ! --
   2263 D'ailleurs, rien ne pourrait. -- Mes ciseaux ? ... dans mon sac ! --
   2264 L'empêcher de venir !  Monsieur de Bergerac.
   2265 Qu'est-ce que je disais ?  Ah ! ces teintes fanées
   2266 Comment les rassortir ?  Depuis quatorze années,
   2267 Pour la première fois, en retard !  Oui, c'est fou !
   2268 J'enrage. Je fus mis en retard, vertuchou !
   2269 Par ?  Par une visite assez inopportune.
   2270 Ah ! oui ! quelque fâcheux ?  Cousine, c'était une
   2271 Fâcheuse.  Vous l'avez renvoyée ?  Oui, j'ai dit :
   2272 Excusez-moi, mais c'est aujourd'hui samedi,
   2273 Jour où je dois me rendre en certaine demeure ;
   2274 Rien ne m'y fait manquer : repassez dans une heure !
   2275 Eh bien ! cette personne attendra pour vous voir :
   2276 Je ne vous laisse pas partir avant ce soir.
   2277 Peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte.
   2278 Vous ne taquinez pas sœur Marthe ?  Si !  Sœur Marthe !
   2279 Approchez !  Ha ! ha ! ha ! Beaux yeux toujours baissés !
   2280 Mais  Oh !  Chut ! Ce n'est rien ! --  Hier, j'ai fait gras.  Je sais.
   2281 C'est pour cela qu'il est si pâle !  Au réfectoire
   2282 Vous viendrez tout à l'heure, et je vous ferai boire
   2283 Un grand bol de bouillon... Vous viendrez ?  Oui, oui, oui.
   2284 Ah ! vous êtes un peu raisonnable, aujourd'hui !
   2285 Elle essaye de vous convertir ?  Je m'en garde !
   2286 Tiens, c'est vrai ! Vous toujours si saintement bavarde,
   2287 Vous ne me prêchez pas ? c'est étonnant, ceci !
   2288 Sabre de bois ! Je veux vous étonner aussi !
   2289 Tenez, je vous permets  Ah ! la chose est nouvelle ?
   2290 De... de prier pour moi, ce soir, à la chapelle.
   2291 Oh ! oh !  Sœur Marthe est dans la stupéfaction !
   2292 Je n'ai pas attendu votre permission.
   2293 Du diable si je peux jamais, tapisserie,
   2294 Voir ta fin !  J'attendais cette plaisanterie.
   2295 Regardez-les tomber.  Comme elles tombent bien !
   2296 Dans ce trajet si court de la branche à la terre,
   2297 Comme elles savent mettre une beauté dernière,
   2298 Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol,
   2299 Veulent que cette chute ait la grâce d'un vol !
   2300 Mélancolique, vous ?  Mais pas du tout, Roxane !
   2301 Allons, laissez tomber les feuilles de platane
   2302 Et racontez un peu ce qu'il y a de neuf.
   2303 Ma gazette ?  Voici !  Ah !  Samedi, dix-neuf :
   2304 Ayant mangé huit fois du raisiné de Cette,
   2305 Le Roi fut pris de fièvre ; à deux coups de lancette
   2306 Son mal fut condamné pour lèse-majesté,
   2307 Et cet auguste pouls n'a plus fébricité !
   2308 Au grand bal, chez la reine, on a brûlé, dimanche,
   2309 Sept cent soixante-trois flambeaux de cire blanche ;
   2310 Nos troupes ont battu, dit-on, Jean l'Autrichien ;
   2311 On a pendu quatre sorciers ; le petit chien
   2312 De madame d'Athis a dû prendre un clystère
   2313 Monsieur de Bergerac, voulez-vous bien vous taire !
   2314 Lundi... rien. Lygdamire a changé d'amant.  Oh !
   2315 Mardi, toute la cour est à Fontainebleau.
   2316 Mercredi, la Montglat dit au comte de Fiesque :
   2317 Non ! Jeudi : Mancini, Reine de France, -- ou presque !
   2318 Le vingt-cinq, la Montglat à de Fiesque dit : Oui ;
   2319 Et samedi, vingt-six  Il est évanoui ?
   2320 Cyrano !  Qu'est-ce ? ... Quoi ?  Non ! non ! je vous assure,
   2321 Ce n'est rien ! Laissez-moi !  Pourtant  C'est ma blessure
   2322 D'Arras... qui... quelquefois... vous savez  Pauvre ami !
   2323 Mais ce n'est rien. Cela va finir.  C'est fini.
   2324 Chacun de nous a sa blessure : j'ai la mienne.
   2325 Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant
   2326 Où l'on peut voir encor des larmes et du sang !
   2327 Sa lettre ! ... N'aviez-vous pas dit qu'un jour, peut-être,
   2328 Vous me la feriez lire ?  Ah ! vous voulez ? ... Sa lettre ?
   2329 Oui ... Je veux ... Aujourd'hui  Tenez !  Je peux ouvrir ?
   2330 Ouvrez... lisez !  Roxane, adieu, je vais mourir !
   2331 Tout haut ?  C'est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée !
   2332 J'ai l'âme lourde encor d'amour inexprimée,
   2333 Et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés,
   2334 Mes regards dont c'était  Comment vous la lisez,
   2335 Sa lettre !  dont c'était les frémissantes fêtes,
   2336 Ne baiseront au vol les gestes que vous faites ;
   2337 J'en revois un petit qui vous est familier
   2338 Pour toucher votre front, et je voudrais crier
   2339 Comme vous la lisez, -- cette lettre !  Et je crie :
   2340 Adieu !  Vous la lisez  Ma chère, ma chérie,
   2341 Mon trésor  D'une voix  Mon amour !  D'une voix
   2342 Mais... que je n'entends pas pour la première fois !
   2343 Mon cœur ne vous quitta jamais une seconde,
   2344 Et je suis et serai jusque dans l'autre monde
   2345 Celui qui vous aima sans mesure, celui
   2346 Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit.
   2347 Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle
   2348 D'être le vieil ami qui vient pour être drôle !
   2349 Roxane !  C'était vous !  Non, non, Roxane, non !
   2350 J'aurais dû deviner quand il disait mon nom !
   2351 Non, ce n'était pas moi !  C'était vous !  Je vous jure
   2352 J'aperçois toute la généreuse imposture :
   2353 Les lettres, c'était vous  Non !  Les mots chers et fous,
   2354 C'était vous  Non !  La voix dans la nuit, c'était vous !
   2355 Je vous jure que non !  L'âme, c'était la vôtre !
   2356 Je ne vous aimais pas.  Vous m'aimiez !  C'était l'autre !
   2357 Vous m'aimiez !  Non !  Déjà vous le dites plus bas !
   2358 Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas !
   2359 Ah ! que de choses qui sont mortes... qui sont nées !
   2360 -- Pourquoi vous être tu pendant quatorze années,
   2361 Puisque sur cette lettre où, lui, n'était pour rien,
   2362 Ces pleurs étaient de vous ?  Ce sang était le sien.
   2363 Alors pourquoi laisser ce sublime silence
   2364 Se briser aujourd'hui ?  Pourquoi ?  Quelle imprudence !
   2365 Ah ! j'en étais bien sûr ! il est là !  Tiens, parbleu !
   2366 Il s'est tué, Madame, en se levant !  Grand Dieu !
   2367 Mais tout à l'heure alors... cette faiblesse ? ... cette ?
   2368 C'est vrai ! je n'avais pas terminé ma gazette :
   2369 Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné,
   2370 Monsieur de Bergerac est mort assassiné.
   2371 Que dit-il ? -- Cyrano ! -- Sa tête enveloppée !
   2372 Ah, que vous a-t-on fait ? Pourquoi ?  "D'un coup d'épée,
   2373 Frappé par un héros, tomber la pointe au cœur !"
   2374 -- Oui, je disais cela ! ... Le destin est railleur !
   2375 Et voilà que je suis tué dans une embûche,
   2376 Par derrière, par un laquais, d'un coup de bûche !
   2377 C'est très bien. J'aurai tout manqué, même ma mort.
   2378 Ah, Monsieur !  Ragueneau, ne pleure pas si fort !
   2379 Qu'est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ?
   2380 Je suis moucheur de... de... chandelles, chez Molière.
   2381 Molière !  Mais je veux le quitter, dès demain :
   2382 Oui, je suis indigné ! ... Hier, on jouait Scapin,
   2383 Et j'ai vu qu'il vous a pris une scène !  Entière !
   2384 Oui, Monsieur, le fameux : "Que Diable allait-il faire ? "
   2385 Molière te l'a pris !  Chut ! chut ! Il a bien fait !
   2386 La scène, n'est-ce pas, produit beaucoup d'effet ?
   2387 Ah ! Monsieur, on riait ! on riait !  Oui, ma vie
   2388 Ce fut d'être celui qui souffle -- et qu'on oublie !
   2389 Vous souvient-il du soir où Christian vous parla
   2390 Sous le balcon ? Eh bien ! toute ma vie est là :
   2391 Pendant que je restais en bas, dans l'ombre noire,
   2392 D'autres montaient cueillir le baiser de la gloire !
   2393 C'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau :
   2394 Molière a du génie et Christian était beau !
   2395 Qu'elles aillent prier puisque leur cloche sonne !
   2396 Ma sœur ! ma sœur !  Non ! non ! n'allez chercher personne :
   2397 Quand vous reviendriez, je ne serais plus là.
   2398 Il me manquait un peu d'harmonie... en voilà.
   2399 Je vous aime, vivez !  Non ! car c'est dans le conte
   2400 Que lorsqu'on dit : Je t'aime ! au prince plein de honte,
   2401 Il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil
   2402 Mais tu t'apercevrais que je reste pareil.
   2403 J'ai fait votre malheur ! moi ! moi !  Vous ? ... au contraire !
   2404 J'ignorais la douceur féminine. Ma mère
   2405 Ne m'a pas trouvé beau. Je n'ai pas eu de sœur.
   2406 Plus tard, j'ai redouté l'amante à l'œil moqueur.
   2407 Je vous dois d'avoir eu, tout au moins, une amie.
   2408 Grâce à vous une robe a passé dans ma vie.
   2409 Ton autre amie est là, qui vient te voir !  Je vois.
   2410 Je n'aimais qu'un seul être et je le perds deux fois !
   2411 Le Bret, je vais monter dans la lune opaline,
   2412 Sans qu'il faille inventer, aujourd'hui, de machine
   2413 Que dites-vous ?  Mais oui, c'est là, je vous le dis,
   2414 Que l'on va m'envoyer faire mon paradis
   2415 Plus d'une âme que j'aime y doit être exilée,
   2416 Et je retrouverai Socrate et Galilée !
   2417 Non, non ! C'est trop stupide à la fin, et c'est trop
   2418 Injuste ! Un tel poète ! Un cœur si grand, si haut !
   2419 Mourir ainsi ! ... Mourir !  Voilà Le Bret qui grogne !
   2420 Mon cher ami  Ce sont les cadets de Gascogne
   2421 -- La masse élémentaire... Eh oui ! ... voilà le hic
   2422 Sa science... dans son délire !  Copernic
   2423 A dit  Oh !  Mais aussi que diable allait-il faire,
   2424 Mais que diable allait-il faire en cette galère ?
   2425 Mais je m'en vais, pardon, je ne peux faire attendre :
   2426 Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre !
   2427 Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant,
   2428 Ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement
   2429 Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres,
   2430 Vous donniez un sens double à ces voiles funèbres,
   2431 Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil.
   2432 Je vous jure !  Pas là ! non ! pas dans ce fauteuil !
   2433 -- Ne me soutenez pas ! -- Personne !  Rien que l'arbre !
   2434 Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,
   2435 -- Ganté de plomb !  Oh ! mais ! ... puisqu'elle est en chemin,
   2436 Je l'attendrai debout,  et l'épée à la main !
   2437 Cyrano !  Cyrano !  Je crois qu'elle regarde
   2438 Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde
   2439 Que dites-vous ? ... C'est inutile ? ... Je le sais !
   2440 Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !
   2441 Non ! non ! c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !
   2442 -- Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là ? -- Vous êtes mille ?
   2443 Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !
   2444 Le Mensonge ?  Tiens, tiens ! -- Ha ! ha ! les Compromis !
   2445 Les Préjugés, les Lâchetés !  Que je pactise ?
   2446 Jamais, jamais ! -- Ah ! te voilà, toi, la Sottise !
   2447 -- Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ;
   2448 N'importe : je me bats ! je me bats ! je me bats !
   2449 Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose !
   2450 Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose
   2451 Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,
   2452 Mon salut balaiera largement le seuil bleu,
   2453 Quelque chose que sans un pli, sans une tache,
   2454 J'emporte malgré vous,  et c'est  C'est ?  Mon panache.