corneille_suivante (82780B)
1 2 Ami, j’ai beau rêver, toute ma rêverie 3 Ne me fait rien comprendre en ta galanterie. 4 Auprès de ta maîtresse engager un ami, 5 C’est, à mon jugement, ne l’aimer qu’à demi. 6 Ton humeur qui s’en lasse au changement l’invite ; 7 Et n’osant la quitter, tu veux qu’elle te quitte. 8 9 10 11 12 Ami, n’y rêve plus ; c’est en juger trop bien 13 Pour t’oser plaindre encor de n’y comprendre rien. 14 Quelques puissants appas que possède Amarante, 15 Je trouve qu’après tout ce n’est qu’une suivante ; 16 Et je ne puis songer à sa condition 17 Que mon amour ne cède à mon ambition. 18 Ainsi, malgré l’ardeur qui pour elle me presse, 19 À la fin j’ai levé les yeux sur sa maîtresse, 20 21 Où mon dessein, plus haut et plus laborieux, 22 Se promet des succès beaucoup plus glorieux. 23 Mais lors, soit qu’Amarante eût pour moi quelque flamme, 24 Soit qu’elle pénétrât jusqu’au fond de mon âme, 25 Et que malicieuse elle prît du plaisir 26 À rompre les effets de mon nouveau désir, 27 Elle savait toujours m’arrêter auprès d’elle 28 À tenir des propos d’une suite éternelle. 29 L’ardeur qui me brûlait de parler à Daphnis 30 Me fournissait en vain des détours infinis ; 31 Elle usait de ses droits, et toute impérieuse, 32 D’une voix demi-gaie et demi-sérieuse : 33 « Quand j’ai des serviteurs, c’est pour m’entretenir, 34 Disait-elle ; autrement, je les sais bien punir ; 35 Leurs devoirs près de moi n’ont rien qui les excuse. » 36 37 38 39 40 Maintenant je devine à peu près une ruse 41 Que tout autre en ta place à peine entreprendrait. 42 43 44 45 46 Ecoute, et tu verras si je suis maladroit. 47 Tu sais comme Florame à tous les beaux visages 48 Fait par civilité toujours de feints hommages, 49 Et sans avoir d’amour offrant partout des vœux, 50 Traite de peu d’esprit les véritables feux. 51 Un jour qu’il se vantait de cette humeur étrange, 52 À qui chaque objet plaît, et que pas un ne range, 53 Et reprochait à tous que leur peu de beauté 54 Lui laissait si longtemps garder sa liberté : 55 « Florame, dis-je alors, ton âme indifférente 56 Ne tiendrait que fort peu contre mon Amarante. » 57 « Théante, me dit-il, il faudrait l’éprouver ; 58 Mais l’éprouvant, peut-être on te ferait rêver : 59 60 Mon feu, qui ne serait que pure courtoisie, 61 La remplirait d’amour, et toi de jalousie. » 62 Je réplique, il repart, et nous tombons d’accord 63 Qu’au hasard du succès il y ferait effort. 64 Ainsi je l’introduis ; et par ce tour d’adresse, 65 Qui me fait pour un temps lui céder ma maîtresse, 66 Engageant Amarante et Florame au discours, 67 J’entretiens à loisir mes nouvelles amours. 68 69 70 71 72 Fut-elle, sur ce point, ou fâcheuse, ou facile ? 73 74 75 76 77 Plus que je n’espérais je l’y trouvai docile ; 78 Soit que je lui donnasse une fort douce loi, 79 Et qu’il fût à ses yeux plus aimable que moi ; 80 Soit qu’elle fît dessein sur ce fameux rebelle, 81 Qu’une simple gageure attachait auprès d’elle, 82 Elle perdit pour moi son importunité, 83 Et n’en demanda plus tant d’assiduité. 84 La douceur d’être seule à gouverner Florame 85 Ne souffrit plus chez elle aucun soin de ma flamme, 86 87 Et ce qu’elle goûtait avec lui de plaisirs 88 Lui fit abandonner mon âme à mes désirs. 89 90 91 92 93 On t’abuse, Théante ; il faut que je te die 94 Que Florame est atteint de même maladie, 95 Qu’il roule en son esprit mêmes desseins que toi, 96 Et que c’est à Daphnis qu’il veut donner sa foi. 97 À servir Amarante il met beaucoup d’étude ; 98 Mais ce n’est qu’un prétexte à faire une habitude : 99 Il accoutume ainsi ta Daphnis à le voir, 100 Et ménage un accès qu’il ne pouvait avoir. 101 Sa richesse l’attire, et sa beauté le blesse ; 102 Elle le passe en biens, il l’égale en noblesse, 103 Et cherche, ambitieux, par sa possession, 104 À relever l’éclat de son extraction. 105 Il a peu de fortune, et beaucoup de courage ; 106 Et hors cette espérance, il hait le mariage. 107 C’est ce que l’autre jour en secret il m’apprit ; 108 Tu peux, sur cet avis, lire dans son esprit. 109 110 111 112 113 Parmi ses hauts projets il manque de prudence, 114 Puisqu’il traite avec toi de telle confidence. 115 116 117 118 119 Crois qu’il m’éprouvera fidèle au dernier point, 120 Lorsque ton intérêt ne s’y mêlera point. 121 122 123 124 125 Je dois l’attendre ici. Quitte-moi, je te prie, 126 De peur qu’il n’ait soupçon de ta supercherie. 127 128 129 130 131 Adieu. Je suis à toi. Par quel malheur fatal 132 Ai-je donné moi-même entrée à mon rival ? 133 De quelque trait rusé que mon esprit se vante, 134 Je me trompe moi-même en trompant Amarante, 135 Et choisis un ami qui ne veut que m’ôter 136 Ce que par lui je tâche à me faciliter. 137 Qu’importe toutefois qu’il brûle et qu’il soupire ? 138 Je sais trop comme il faut l’empêcher d’en rien dire. 139 Amarante l’arrête, et j’arrête Daphnis : 140 Ainsi tous entretiens d’entre eux deux sont bannis : 141 Et tant d’heur se rencontre en ma sage conduite, 142 Qu’au langage des yeux son amour est réduite. 143 Mais n’est-ce pas assez pour se communiquer ? 144 Que faut-il aux amants de plus pour s’expliquer ? 145 Même ceux de Daphnis à tous coups lui répondent : 146 L’un dans l’autre à tous coups leurs regards se confondent ; 147 Et d’un commun aveu ces muets truchements 148 Ne se disent que trop leurs amoureux tourments, 149 Quelles vaines frayeurs troublent ma fantaisie ! 150 Que l’amour aisément penche à la jalousie ! 151 Qu’on croit tôt ce qu’on craint en ces perplexités, 152 Où les moindres soupçons passent pour vérités ! 153 Daphnis est tout aimable ; et si Florame l’aime, 154 Dois-je m’imaginer qu’il soit aimé de même ? 155 156 Florame avec raison adore tant d’appas, 157 Et Daphnis sans raison s’abaisserait trop bas. 158 Ce feu, si juste en l’un, en l’autre inexcusable, 159 Rendrait l’un glorieux, et l’autre méprisable. 160 Simple ! l’amour peut-il écouter la raison ? 161 Et même ces raisons sont-elles de saison ? 162 Si Daphnis doit rougir en brûlant pour Florame, 163 Qui l’en affranchirait en secondant ma flamme ? 164 Etant tous deux égaux, il faut bien que nos feux 165 Lui fassent même honte, ou même honneur tous deux : 166 Ou tous deux nous formons un dessein téméraire, 167 Ou nous avons tous deux même droit de lui plaire. 168 Si l’espoir m’est permis, il y peut aspirer ; 169 Et s’il prétend trop haut, je dois désespérer. 170 Mais le voici venir. Tu me fais bien attendre. 171 172 173 174 175 Encore est-ce à regret qu’ici je viens me rendre, 176 Et comme un criminel qu’on traîne à sa prison. 177 178 179 180 181 Tu ne fais qu’en raillant cette comparaison. 182 183 184 185 186 Elle n’est que trop vraie. Et ton indifférence ? 187 188 189 190 191 192 La conserver encor ! le moyen ? l’apparence ? 193 Je m’étais plu toujours d’aimer en mille lieux : 194 Voyant une beauté, mon cœur suivait mes yeux ; 195 Mais de quelques attraits que le ciel l’eût pourvue, 196 J’en perdais la mémoire aussitôt que la vue ; 197 Et bien que mes discours lui donnassent ma foi, 198 De retour au logis, je me trouvais à moi. 199 Cette façon d’aimer me semblait fort commode, 200 Et maintenant encor je vivrais à ma mode : 201 Mais l’objet d’Amarante est trop embarrassant ; 202 Ce n’est point un visage à ne voir qu’en passant. 203 Un je ne sais quel charme auprès d’elle m’attache ; 204 Je ne la puis quitter que le jour ne se cache ; 205 Même alors, malgré moi, son image me suit, 206 Et me vient au lieu d’elle entretenir la nuit. 207 Le sommeil n’oserait me peindre une autre idée ; 208 J’en ai l’esprit rempli, j’en ai l’âme obsédée. 209 Théante, ou permets-moi de n’en plus approcher, 210 Ou songe que mon cœur n’est pas fait d’un rocher ; 211 Tant de charmes enfin me rendraient infidèle. 212 213 214 215 216 Deviens-le, si tu veux, je suis assuré d’elle ; 217 Et quand il te faudra tout de bon l’adorer, 218 Je prendrai du plaisir à te voir soupirer, 219 Tandis que pour tout fruit tu porteras la peine 220 D’avoir tant persisté dans une humeur si vaine. 221 222 Quand tu ne pourras plus te priver de la voir, 223 C’est alors que je veux t’en ôter le pouvoir ; 224 Et j’attends de pied ferme à reprendre ma place, 225 Qu’il ne soit plus en toi de retrouver ta glace. 226 Tu te défends encore, et n’en tiens qu’à demi. 227 228 229 230 231 Cruel, est-ce là donc me traiter en ami ? 232 Garde, pour châtiment de cet injuste outrage, 233 Qu’Amarante pour toi ne change de courage, 234 Et se rendant sensible à l’ardeur de mes vœux… 235 236 237 238 239 À cela près, poursuis ; gagne-la si tu peux. 240 Je ne m’en prendrai lors qu’à ma seule imprudence, 241 Et demeurant ensemble en bonne intelligence, 242 En dépit du malheur que j’aurai mérité, 243 J’aimerai le rival qui m’aura supplanté. 244 245 246 247 248 Ami, qu’il vaut bien mieux ne tomber point en peine 249 De faire à tes dépens cette épreuve incertaine ! 250 Je me confesse pris, je quitte, j’ai perdu : 251 Que veux-tu plus de moi ? Reprends ce qui t’est dû. 252 Séparer plus longtemps une amour si parfaite ! 253 Continuer encor la faute que j’ai faite ! 254 Elle n’est que trop grande, et pour la réparer, 255 J’empêcherai Daphnis de vous plus séparer. 256 257 Pour peu qu’à mes discours je la trouve accessible, 258 Vous jouirez vous deux d’un entretien paisible ; 259 Je saurai l’amuser, et vos feux redoublés 260 Par son fâcheux abord ne seront plus troublés. 261 262 263 264 265 Ce serait prendre un soin qui n’est pas nécessaire. 266 Daphnis sait d’elle-même assez bien se distraire, 267 Et jamais son abord ne trouble nos plaisirs, 268 Tant elle est complaisante à nos chastes désirs. 269 270 271 272 273 274 275 Déploie, il en est temps, tes meilleurs artifices 276 (Sans mettre toutefois en oubli mes services) : 277 Je t’amène un captif qui te veut échapper. 278 279 280 281 282 J’en ai vu d’échappés que j’ai su rattraper. 283 284 285 286 287 Vois qu’en sa liberté ta gloire se hasarde. 288 289 290 291 292 Allez, laissez-le-moi, j’en ferai bonne garde. 293 Daphnis est au jardin. Sans plus vous désunir 294 Souffre qu’au lieu de toi je l’aille entretenir. 295 296 297 298 299 300 301 Laissez, mon cavalier, laissez aller Théante : 302 Il porte assez au cœur le portrait d’Amarante ; 303 Je n’appréhende point qu’on l’en puisse effacer. 304 C’est au vôtre à présent que je le veux tracer ; 305 Et la difficulté d’une telle victoire 306 M’en augmente l’ardeur comme elle en croît la gloire. 307 308 309 310 311 Aurez-vous quelque gloire à me faire souffrir ? 312 313 314 315 316 Plus que de tous les vœux qu’on me pourrait offrir. 317 318 319 320 321 Vous plaisez-vous à ceux d’une âme si contrainte, 322 Qu’une vieille amitié retient toujours en crainte ? 323 324 325 326 327 Vous n’êtes pas encore au point où je vous veux : 328 Et toute amitié meurt où naissent de vrais feux. 329 330 331 332 333 De vrai, contre ses droits mon esprit se rebelle ; 334 Mais feriez-vous état d’un amant infidèle ? 335 336 337 338 339 Je ne prendrai jamais pour un manque de foi 340 D’oublier un ami pour se donner à moi. 341 342 343 344 345 Encor si je pouvais former quelque espérance 346 De vous voir favorable à ma persévérance, 347 348 Que vous pussiez m’aimer après tant de tourment, 349 Et d’un mauvais ami faire un heureux amant ! 350 Mais, hélas ! je vous sers, je vis sous votre empire, 351 Et je ne puis prétendre où mon désir aspire. 352 Théante ! (ah, nom fatal pour me combler d’ennui !) 353 Vous demandez mon cœur, et le vôtre est à lui ! 354 Souffrez qu’en autre lieu j’adresse mes services, 355 Que du manque d’espoir j’évite les supplices. 356 Qui ne peut rien prétendre a droit d’abandonner. 357 358 359 360 361 S’il ne tient qu’à l’espoir, je vous en veux donner. 362 Apprenez que chez moi c’est un faible avantage 363 De m’avoir de ses vœux le premier fait hommage. 364 Le mérite y fait tout, et tel plaît à mes yeux, 365 Que je négligerais près de qui vaudrait mieux. 366 Lui seul de mes amants règle la différence, 367 Sans que le temps leur donne aucune préférence. 368 369 370 371 372 Vous ne flattez mes sens que pour m’embarrasser. 373 374 375 376 377 Peut-être ; mais enfin il faut le confesser, 378 Vous vous trouveriez mieux auprès de ma maîtresse. 379 380 381 382 383 Ne pensez pas… Non, non, c’est là ce qui vous presse. 384 Allons dans le jardin ensemble la chercher. 385 Que j’ai su dextrement à ses yeux la cacher ! 386 387 388 389 390 391 392 Voyez comme tous deux ont fui notre rencontre ! 393 Je vous l’ai déjà dit, et l’effet vous le montre : 394 Vous perdez Amarante, et cet ami fardé 395 Se saisit finement d’un bien si mal gardé : 396 Vous devez vous lasser de tant de patience, 397 Et votre sûreté n’est qu’en la défiance. 398 399 400 401 402 Je connais Amarante, et ma facilité 403 Etablit mon repos sur sa fidélité : 404 Elle rit de Florame et de ses flatteries, 405 Qui ne sont après tout que des galanteries. 406 407 408 409 410 Amarante, de vrai, n’aime pas à changer ; 411 Mais votre peu de soin l’y pourrait engager. 412 On néglige aisément un homme qui néglige. 413 Son naturel est vain ; et qui la sert l’oblige : 414 D’ailleurs les nouveautés ont de puissants appas. 415 Théante, croyez-moi, ne vous y fiez pas. 416 J’ai su me faire jour jusqu’au fond de son âme, 417 Où j’ai peu remarqué de sa première flamme ; 418 Et s’il tournait la feinte en véritable amour, 419 Elle serait bien fille à vous jouer d’un tour. 420 Mais afin que l’issue en soit pour vous meilleure, 421 422 Laissez-moi ce causeur à gouverner une heure ; 423 J’ai tant de passion pour tous vos intérêts, 424 Que j’en saurai bientôt pénétrer les secrets. 425 426 427 428 429 C’est un trop bas emploi pour de si hauts mérites ; 430 Et quand elle aimerait à souffrir ses visites, 431 Quand elle aurait pour lui quelque inclination, 432 Vous m’en verriez toujours sans appréhension. 433 Qu’il se mette à loisir, s’il peut, dans son courage ; 434 Un moment de ma vue en efface l’image. 435 Nous nous ressemblons mal, et pour ce changement, 436 Elle a de trop bons yeux, et trop de jugement. 437 438 439 440 441 Vous le méprisez trop : je trouve en lui des charmes 442 Qui vous devraient du moins donner quelques alarmes. 443 Clarimond n’a de moi que haine et que rigueur ; 444 Mais s’il lui ressemblait, il gagnerait mon cœur. 445 446 447 448 449 Vous en parlez ainsi, faute de le connaître. 450 451 452 453 454 J’en parle et juge ainsi sur ce qu’on voit paraître. 455 456 457 458 459 Quoi qu’il en soit, l’honneur de vous entretenir… 460 461 462 463 464 465 Brisons là ce discours ; je l’aperçois venir. 466 Amarante, ce semble, en est fort satisfaite. 467 468 469 470 471 472 473 Je t’attendais, ami, pour faire la retraite. 474 L’heure du dîner presse, et nous incommodons 475 Celles qu’en nos discours ici nous retardons. 476 477 478 479 480 Il n’est pas encor tard. Nous ferions conscience 481 D’abuser plus longtemps de votre patience. 482 483 484 485 486 Madame, excusez donc cette incivilité, 487 Dont l’heure nous impose une nécessité. 488 489 490 491 492 Sa force vous excuse, et je lis dans votre âme 493 Qu’à regret vous quittez l’objet de votre flamme. 494 495 496 497 498 499 500 Cette assiduité de Florame avec vous 501 À la fin a rendu Théante un peu jaloux. 502 503 Aussi de vous y voir tous les jours attachée, 504 Quelle puissante amour n’en serait point touchée ? 505 Je viens d’examiner son esprit en passant ; 506 Mais vous ne croiriez pas l’ennui qu’il en ressent. 507 Vous y devez pourvoir, et si vous êtes sage, 508 Il faut à cet ami faire mauvais visage, 509 Lui fausser compagnie, éviter ses discours : 510 Ce sont pour l’apaiser les chemins les plus courts ; 511 Sinon, faites état qu’il va courir au change. 512 513 514 515 516 Il serait en ce cas d’une humeur bien étrange. 517 À sa prière seule, et pour le contenter, 518 J’écoute cet ami quand il m’en vient conter ; 519 Et pour vous dire tout, cet amant infidèle 520 Ne m’aime pas assez pour en être en cervelle. 521 Il forme des desseins beaucoup plus relevés, 522 Et de plus beaux portraits en son cœur sont gravés. 523 Mes yeux pour l’asservir ont de trop faibles armes ; 524 Il voudrait pour m’aimer que j’eusse d’autres charmes, 525 Que l’éclat de mon sang, mieux soutenu de biens, 526 Ne fût point ravalé par le rang que je tiens ; 527 Enfin (que servirait aussi bien de le taire ?) 528 Sa vanité le porte au souci de vous plaire. 529 530 531 532 533 En ce cas, il verra que je sais comme il faut 534 Punir des insolents qui prétendent trop haut. 535 536 537 538 539 Je lui veux quelque bien, puisque, changeant de flamme, 540 Vous voyez, par pitié, qu’il me laisse Florame, 541 Qui n’étant pas si vain a plus de fermeté. 542 543 544 545 546 Amarante, après tout, disons la vérité : 547 548 Théante n’est si vain qu’en votre fantaisie ; 549 Et sa froideur pour vous naît de sa jalousie ; 550 Mais soit qu’il change, ou non, il ne m’importe en rien ; 551 Et ce que je vous dis n’est que pour votre bien. 552 553 554 555 556 557 558 Pour peu savant qu’on soit aux mouvements de l’âme, 559 On devine aisément qu’elle en veut à Florame. 560 Sa fermeté pour moi, que je vantais à faux, 561 Lui portait dans l’esprit de terribles assauts. 562 Sa surprise à ce mot a paru manifeste, 563 Son teint en a changé, sa parole, son geste : 564 L’entretien que j’en ai lui semblerait bien doux ; 565 Et je crois que Théante en est le moins jaloux. 566 Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’en suis doutée. 567 Etre toujours des yeux sur un homme arrêtée, 568 Dans son manque de biens déplorer son malheur, 569 Juger à sa façon qu’il a de la valeur, 570 Demander si l’esprit en répond à la mine, 571 Tout cela de ses feux eût instruit la moins fine. 572 Florame en est de même, il meurt de lui parler ; 573 Et s’il peut d’avec moi jamais se démêler, 574 C’en est fait, je le perds. L’impertinente crainte ! 575 Que m’importe de perdre une amitié si feinte ? 576 577 Et que me peut servir un ridicule feu, 578 Où jamais de son cœur sa bouche n’a l’aveu ? 579 Je m’en veux mal en vain ; l’amour a tant de force 580 Qu’il attache mes sens à cette fausse amorce, 581 Et fera son possible à toujours conserver 582 Ce doux extérieur dont on me veut priver. 583 584 585 586 Eh bien, j’en parlerai ; mais songez qu’à votre âge 587 Mille accidents fâcheux suivent le mariage. 588 On aime rarement de si sages époux, 589 Et leur moindre malheur, c’est d’être un peu jaloux. 590 Convaincus au dedans de leur propre faiblesse, 591 Une ombre leur fait peur, une mouche les blesse ; 592 Et cet heureux hymen, qui les charmait si fort, 593 Devient souvent pour eux un fourrier de la mort. 594 595 596 597 598 Excuse, ou pour le moins pardonne à ma folie ; 599 Le sort en est jeté : va, ma chère Célie, 600 Va trouver la beauté qui me tient sous sa loi, 601 Flatte-la de ma part, promets-lui tout de moi : 602 Dis-lui que si l’amour d’un vieillard l’importune, 603 Elle fait une planche à sa bonne fortune ; 604 605 Que l’excès de mes biens, à force de présents, 606 Répare la vigueur qui manque à mes vieux ans ; 607 Qu’il ne lui peut échoir de meilleure aventure. 608 609 610 611 612 Ne m’importunez point de votre tablature : 613 Sans vos instructions, je sais bien mon métier ; 614 Et je n’en laisserai pas un trait à quartier. 615 616 617 618 619 Je ne suis point ingrat quand on me rend office. 620 Peins-lui bien mon amour, offre bien mon service, 621 Dis bien que mes beaux jours ne sont pas si passés 622 Qu’il ne me reste encor… Que vous m’étourdissez ! 623 N’est-ce point assez dit que votre âme est éprise ? 624 Que vous allez mourir si vous n’avez Florise ? 625 Reposez-vous sur moi. Que voilà froidement 626 Me promettre ton aide à finir mon tourment ! 627 628 629 630 631 632 S’il faut aller plus vite, allons, je vois son frère, 633 Et vais tout devant vous lui proposer l’affaire. 634 635 636 637 638 Ce serait tout gâter ; arrête, et par douceur, 639 Essaie auparavant d’y résoudre la sœur. 640 641 642 643 644 645 646 Je feins, et je fais naître un feu si véritable, 647 Qu’à force d’être aimé je deviens misérable. 648 Cesse de te donner tant de soins superflus ; 649 Je te voudrai du bien de ne m’en vouloir plus. 650 651 Et que je souffre encor cet injuste partage 652 Où tu tiens mes discours, et Daphnis mon courage ? 653 Je ne voulais de toi qu’un accès chez Daphnis : 654 Amarante, je l’ai ; mes amours sont finis. 655 Et toi, puissant Amour, fais enfin que j’obtienne 656 Un peu de liberté pour lui donner la mienne ! 657 658 659 660 661 662 663 Que vous voilà soudain de retour en ces lieux ! 664 665 666 667 668 Vous jugerez par là du pouvoir de vos yeux. 669 670 671 672 673 Autre objet que mes yeux devers nous vous attire. 674 675 676 677 678 Autre objet que vos yeux ne cause mon martyre. 679 680 681 682 683 Votre martyre donc est de perdre avec moi 684 Un temps dont vous voulez faire un meilleur emploi. 685 686 687 688 689 690 691 Amarante, allez voir si dans la galerie 692 Ils ont bientôt tendu cette tapisserie : 693 Ces gens-là ne font rien, si l’on n’a l’œil sur eux. 694 Je romps pour quelque temps le discours de vos feux. 695 696 697 698 699 N’appelez point des feux un peu de complaisance 700 Que détruit votre abord, qu’éteint votre présence. 701 702 703 704 705 Votre amour est trop forte, et vos cœurs trop unis, 706 Pour l’oublier soudain à l’abord de Daphnis ; 707 Et vos civilités, étant dans l’impossible, 708 Vous rendent bien flatteur, mais non pas insensible. 709 710 711 712 713 Quoi que vous estimiez de ma civilité, 714 Je ne me pique point d’insensibilité. 715 J’aime, il n’est que trop vrai ; je brûle, je soupire : 716 Mais un plus haut sujet me tient sous son empire. 717 718 719 720 Le nom ne s’en dit point ? Je ris de ces amants 721 Dont le trop de respect redouble les tourments, 722 Et qui, pour les cacher se faisant violence, 723 Se promettent beaucoup d’un timide silence. 724 Pour moi, j’ai toujours cru qu’un amour vertueux 725 N’avait point à rougir d’être présomptueux. 726 Je veux bien vous nommer le bel œil qui me dompte, 727 Et ma témérité ne me fait point de honte. 728 Ce rare et haut sujet… Tout est presque tendu. 729 730 731 732 733 Vous n’avez auprès d’eux guère de temps perdu. 734 735 736 737 738 J’ai vu qu’ils l’employaient, et je suis revenue. 739 740 741 742 743 J’ai peur de m’enrhumer au froid qui continue. 744 Allez au cabinet me quérir un mouchoir : 745 J’en ai laissé les clefs autour de mon miroir, 746 Vous les trouverez là. J’ai cru que cette belle 747 Ne pouvait à propos se nommer devant elle, 748 Qui recevant par là quelque espèce d’affront, 749 En aurait eu soudain la rougeur sur le front. 750 751 752 753 754 755 Sans affront je la quitte, et lui préfère une autre 756 Dont le mérite égal, le rang pareil au vôtre, 757 L’esprit et les attraits également puissants, 758 Ne devraient de ma part avoir que de l’encens : 759 Oui, sa perfection, comme la vôtre extrême, 760 N’a que vous de pareille ; en un mot, c’est… Moi-même. 761 Je vois bien que c’est là que vous voulez venir, 762 Non tant pour m’obliger, comme pour me punir. 763 Ma curiosité, devenue indiscrète, 764 A voulu trop savoir d’une flamme secrète : 765 Mais bien qu’elle en reçoive un juste châtiment, 766 Vous pouviez me traiter un peu plus doucement. 767 Sans me faire rougir, il vous devait suffire 768 De me taire l’objet dont vous aimez l’empire : 769 Mettre en sa place un nom qui ne vous touche pas, 770 C’est un cruel reproche au peu que j’ai d’appas. 771 772 773 774 775 Vu le peu que je suis, vous dédaignez de croire 776 Une si malheureuse et si basse victoire. 777 Mon cœur est un captif si peu digne de vous, 778 Que vos yeux en voudraient désavouer leurs coups ; 779 Ou peut-être mon sort me rend si méprisable, 780 781 Que ma témérité vous devient incroyable. 782 Mais quoi que désormais il m’en puisse arriver, 783 Je fais serment… Vos clefs ne sauraient se trouver. 784 785 786 787 788 Faute d’un plus exquis, et comme par bravade, 789 Ceci servira donc de mouchoir de parade. 790 Enfin, ce cavalier que nous vîmes au bal, 791 Vous trouvez comme moi qu’il ne danse pas mal ? 792 793 794 795 796 Je ne le vis jamais mieux sur sa bonne mine. 797 798 799 800 801 Il s’était si bien mis pour l’amour de Clarine. 802 À propos de Clarine, il m’était échappé 803 Qu’elle en a deux à moi d’un nouveau point-coupé. 804 Allez, et dites-lui qu’elle me les renvoie. 805 806 807 808 809 Il est hors d’apparence aujourd’hui qu’on la voie ; 810 Dès une heure au plus tard elle devait sortir. 811 812 813 814 815 Son cocher n’est jamais si tôt prêt à partir ; 816 Et d’ailleurs son logis n’est pas au bout du monde ; 817 Vous perdrez peu de pas. Quoi qu’elle vous réponde, 818 Dites-lui nettement que je les veux avoir. 819 820 821 822 823 824 À vous les rapporter je ferai mon pouvoir. 825 826 827 828 829 C’est à vous maintenant d’ordonner mon supplice, 830 Sûre que sa rigueur n’aura point d’injustice. 831 832 833 834 835 Vous voyez qu’Amarante a pour vous de l’amour, 836 Et ne manquera pas d’être tôt de retour. 837 Bien que je pusse encore user de ma puissance, 838 Il vaut mieux ménager le temps de son absence. 839 Donc, pour n’en perdre point en discours superflus, 840 Je crois que vous m’aimez ; n’attendez rien de plus : 841 Florame, je suis fille, et je dépends d’un père. 842 843 844 845 846 Mais de votre côté que faut-il que j’espère ? 847 848 849 850 851 Si ma jalouse encor vous rencontrait ici, 852 Ce qu’elle a de soupçons serait trop éclairci. 853 Laissez-moi seule, allez. Se peut-il que Florame 854 Souffre d’être sitôt séparé de son âme ? 855 Oui, l’honneur d’obéir à vos commandements 856 Lui doit être plus cher que ses contentements. 857 858 859 860 861 862 863 Mon amour, par ses yeux plus forte devenue, 864 L’eût bientôt emporté dessus ma retenue ; 865 Et je sentais mon feu tellement s’augmenter, 866 Qu’il n’était plus en moi de le pouvoir dompter. 867 J’avais peur d’en trop dire ; et cruelle à moi-même, 868 Parce que j’aime trop, j’ai banni ce que j’aime. 869 Je me trouve captive en de si beaux liens, 870 Que je meurs qu’il le sache, et j’en fuis les moyens. 871 Quelle importune loi que cette modestie 872 Par qui notre apparence en glace convertie 873 Etouffe dans la bouche, et nourrit dans le cœur, 874 Un feu dont la contrainte augmente la vigueur ! 875 Que ce penser m’est doux ! que je t’aime, Florame ! 876 Et que je songe peu, dans l’excès de ma flamme, 877 À ce qu’en nos destins contre nous irrités 878 Le mérite et les biens font d’inégalités ! 879 Aussi par celle-là de bien loin tu me passes, 880 Et l’autre seulement est pour les âmes basses ; 881 Et ce penser flatteur me fait croire aisément 882 Que mon père sera de même sentiment. 883 Hélas ! c’est en effet bien flatter mon courage, 884 885 D’accommoder son sens aux désirs de mon âge ; 886 Il voit par d’autres yeux, et veut d’autres appas. 887 888 889 890 891 892 893 Je vous l’avais bien dit qu’elle n’y serait pas. 894 895 896 897 898 Que vous avez tardé pour ne trouver personne ! 899 900 901 902 903 Ce reproche vraiment ne peut qu’il ne m’étonne, 904 Pour revenir plus vite, il eût fallu voler. 905 906 907 908 909 Florame cependant, qui vient de s’en aller, 910 À la fin, malgré moi, s’est ennuyé d’attendre. 911 912 913 914 915 C’est chose toutefois que je ne puis comprendre. 916 Des hommes de mérite et d’esprit comme lui 917 N’ont jamais avec vous aucun sujet d’ennui ; 918 Votre âme généreuse a trop de courtoisie. 919 920 921 922 923 Et la vôtre amoureuse un peu de jalousie. 924 925 926 927 928 De vrai, je goûtais mal de faire tant de tours, 929 Et perdais à regret ma part de ses discours. 930 931 932 933 934 Aussi je me trouvais si promptement servie, 935 Que je me doutais bien qu’on me portait envie. 936 En un mot, l’aimez-vous ? Je l’aime aucunement, 937 Non pas jusqu’à troubler votre contentement ; 938 939 Mais si son entretien n’a point de quoi vous plaire, 940 Vous m’obligerez fort de ne m’en plus distraire. 941 942 943 944 945 Mais au cas qu’il me plût ? Il faudrait vous céder. 946 C’est ainsi qu’avec vous je ne puis rien garder. 947 Au moindre feu pour moi qu’un amant fait paraître, 948 Par curiosité vous le voulez connaître, 949 Et quand il a goûté d’un si doux entretien, 950 Je puis dire dès lors que je ne tiens plus rien. 951 C’est ainsi que Théante a négligé ma flamme. 952 Encor tout de nouveau vous m’enlevez Florame. 953 Si vous continuez à rompre ainsi mes coups, 954 Je ne sais tantôt plus comment vivre avec vous. 955 956 957 958 959 Sans colère, Amarante ; il semble, à vous entendre, 960 Qu’en même lieu que vous je voulusse prétendre ? 961 Allez, assurez-vous que mes contentements 962 Ne vous déroberont aucun de vos amants ; 963 Et pour vous en donner la preuve plus expresse, 964 Voilà votre Théante, avec qui je vous laisse. 965 966 967 968 969 970 971 Tu me vois sans Florame : un amoureux ennui 972 Assez étroitement m’a dérobé de lui. 973 Las de céder ma place à son discours frivole, 974 975 Et n’osant toutefois lui manquer de parole, 976 Je pratique un quart d’heure à mes affections. 977 978 979 980 981 Ma maîtresse lisait dans tes intentions. 982 Tu vois à ton abord comme elle a fait retraite, 983 De peur d’incommoder une amour si parfaite. 984 985 986 987 988 Je ne la saurais croire obligeante à ce point. 989 Ce qui la fait partir ne se dira-t-il point ? 990 991 992 993 994 Veux-tu que je t’en parle avec toute franchise ? 995 C’est la mauvaise humeur où Florame l’a mise. 996 997 998 999 1000 Florame ? Oui. Ce causeur voulait l’entretenir ; 1001 Mais il aura perdu le goût d’y revenir : 1002 Elle n’a que fort peu souffert sa compagnie, 1003 Et l’en a chassé presque avec ignominie. 1004 De dépit cependant ses mouvements aigris 1005 Ne veulent aujourd’hui traiter que de mépris ; 1006 Et l’unique raison qui fait qu’elle me quitte, 1007 C’est l’estime où te met près d’elle ton mérite : 1008 Elle ne voudrait pas te voir mal satisfait, 1009 Ni rompre sur-le-champ le dessein qu’elle a fait. 1010 1011 1012 1013 1014 J’ai regret que Florame ait reçu cette honte : 1015 Mais enfin auprès d’elle il trouve mal son conte ? 1016 1017 1018 1019 1020 Aussi c’est un discours ennuyeux que le sien : 1021 1022 Il parle incessamment sans dire jamais rien ; 1023 Et n’était que pour toi je me fais ces contraintes, 1024 Je l’envoierais bientôt porter ailleurs ses feintes. 1025 1026 1027 1028 1029 Et je m’assure aussi tellement en ta foi, 1030 Que bien que tout le jour il cajole avec toi, 1031 Mon esprit te conserve une amitié si pure, 1032 Que sans être jaloux je le vois et l’endure. 1033 1034 1035 1036 1037 Comment le serais-tu pour un si triste objet ? 1038 Ses imperfections t’en ôtent tout sujet. 1039 C’est à toi d’admirer qu’encor qu’un beau visage 1040 Dedans ses entretiens à toute heure t’engage, 1041 J’ai pour toi tant d’amour et si peu de soupçon, 1042 Que je n’en suis jalouse en aucune façon. 1043 C’est aimer puissamment que d’aimer de la sorte ; 1044 Mais mon affection est bien encor plus forte. 1045 Tu sais (et je le dis sans te mésestimer) 1046 Que quand notre Daphnis aurait su te charmer, 1047 Ce qu’elle est plus que toi mettrait hors d’espérance 1048 Les fruits qui seraient dus à ta persévérance. 1049 Plût à Dieu que le ciel te donnât assez d’heur 1050 Pour faire naître en elle autant que j’ai d’ardeur ! 1051 Voyant ainsi la porte à ta fortune ouverte, 1052 Je pourrais librement consentir à ma perte. 1053 1054 1055 1056 1057 1058 Je te souhaite un change autant avantageux. 1059 Plût à Dieu que le sort te fût moins outrageux, 1060 Ou que jusqu’à ce point il t’eût favorisée, 1061 Que Florame fût prince, et qu’il t’eût épousée ! 1062 Je prise, auprès des tiens, si peu mes intérêts, 1063 Que bien que j’en sentisse au cœur mille regrets, 1064 Et que de déplaisir il m’en coûtât la vie, 1065 Je me la tiendrais lors heureusement ravie. 1066 1067 1068 1069 1070 Je ne voudrais point d’heur qui vînt avec ta mort, 1071 Et Damon que voilà n’en serait pas d’accord. 1072 1073 1074 1075 1076 Il a mine d’avoir quelque chose à me dire. 1077 1078 1079 1080 1081 Ma présence y nuirait : adieu, je me retire. 1082 1083 1084 1085 1086 Arrête ; nous pourrons nous voir tout à loisir : 1087 Rien ne le presse. Ami, que tu m’as fait plaisir ! 1088 J’étais fort à la gêne avec cette suivante. 1089 1090 1091 1092 1093 Celle qui te charmait te devient bien pesante. 1094 1095 1096 1097 1098 Je l’aime encor pourtant ; mais mon ambition 1099 Ne laisse point agir mon inclination. 1100 1101 Ma flamme sur mon cœur en vain est la plus forte, 1102 Tous mes désirs ne vont qu’où mon dessein les porte. 1103 Au reste, j’ai sondé l’esprit de mon rival. 1104 1105 1106 1107 1108 Et connu… Qu’il n’est pas pour me faire grand mal. 1109 Amarante m’en vient d’apprendre une nouvelle 1110 Qui ne me permet plus que j’en sois en cervelle. 1111 Il a vu… Qui ? Daphnis, et n’en a remporté 1112 Que ce qu’elle devait à sa témérité. 1113 1114 1115 1116 1117 Comme quoi ? Des mépris, des rigueurs sans pareilles. 1118 1119 1120 1121 As-tu beaucoup de foi pour de telles merveilles ? 1122 1123 1124 1125 1126 Celle dont je les tiens en parle assurément. 1127 1128 1129 1130 1131 Pour un homme si fin, on te dupe aisément. 1132 Amarante elle-même en est mal satisfaite, 1133 Et ne t’a rien conté que ce qu’elle souhaite : 1134 Pour seconder Florame en ses intentions, 1135 On l’avait écartée à des commissions. 1136 Je viens de le trouver, tout ravi dans son âme, 1137 1138 D’avoir eu les moyens de déclarer sa flamme, 1139 Et qui présume tant de ses prospérités, 1140 Qu’il croit ses vœux reçus, puisqu’ils sont écoutés ; 1141 Et certes son espoir n’est pas hors d’apparence ; 1142 Après ce bon accueil et cette conférence, 1143 Dont Daphnis elle-même a fait l’occasion, 1144 J’en crains fort un succès à ta confusion. 1145 Tâchons d’y donner ordre ; et, sans plus de langage 1146 Avise en quoi tu veux employer mon courage. 1147 1148 1149 1150 1151 Lui disputer un bien où j’ai si peu de part, 1152 Ce serait m’exposer pour quelqu’autre au hasard. 1153 Le duel est fâcheux, et quoi qu’il en arrive, 1154 De sa possession l’un et l’autre il nous prive, 1155 Puisque de deux rivaux, l’un mort, l’autre s’enfuit, 1156 Tandis que de sa peine un troisième a le fruit. 1157 À croire son courage, en amour on s’abuse ; 1158 La valeur d’ordinaire y sert moins que la ruse. 1159 1160 1161 1162 1163 Avant que passer outre, un peu d’attention. 1164 1165 1166 1167 1168 Te viens-tu d’aviser de quelque invention ? 1169 1170 1171 1172 1173 Oui, ta seule maxime en fonde l’entreprise. 1174 Clarimond voit Daphnis, il l’aime, il la courtise ; 1175 Et quoiqu’il n’en reçoive encor que des mépris, 1176 Un moment de bonheur lui peut gagner ce prix. 1177 1178 1179 1180 1181 1182 Ce rival est bien moins à redouter qu’à plaindre. 1183 1184 1185 1186 1187 Je veux que de sa part tu ne doives rien craindre, 1188 N’est-ce pas le plus sûr qu’un duel hasardeux 1189 Entre Florame et lui les en prive tous deux ? 1190 1191 1192 1193 1194 Crois-tu qu’avec Florame aisément on l’engage ? 1195 1196 1197 1198 1199 Je l’y résoudrai trop avec un peu d’ombrage. 1200 Un amant dédaigné ne voit pas de bon œil 1201 Ceux qui du même objet ont un plus doux accueil : 1202 Des faveurs qu’on leur fait il forme ses offenses, 1203 Et pour peu qu’on le pousse, il court aux violences. 1204 Nous les verrions par là, l’un et l’autre écartés, 1205 Laisser la place libre à tes félicités. 1206 1207 1208 1209 1210 Oui, mais s’il t’obligeait d’en porter la parole ? 1211 1212 1213 1214 1215 Tu te mets en l’esprit une crainte frivole. 1216 Mon péril de ces lieux ne te bannira pas ; 1217 Et moi, pour te servir je courrais au trépas. 1218 1219 1220 1221 1222 En même occasion dispose de ma vie, 1223 Et sois sûr que pour toi j’aurai la même envie. 1224 1225 1226 1227 1228 Allons, ces compliments en retardent l’effet. 1229 1230 1231 1232 1233 Le ciel ne vit jamais un ami si parfait. 1234 1235 1236 1237 1238 1239 1240 1241 Enfin, quelque froideur qui paraisse en Florise, 1242 Aux volontés d’un frère elle s’en est remise. 1243 1244 1245 1246 1247 Quoiqu’elle s’en rapporte à vous entièrement, 1248 Vous lui feriez plaisir d’en user autrement. 1249 Les amours d’un vieillard sont d’une faible amorce. 1250 1251 1252 1253 1254 Que veux-tu ? son esprit se fait un peu de force ; 1255 Elle se sacrifie à mes contentements, 1256 Et pour mes intérêts contraint ses sentiments. 1257 Assure donc Géraste, en me donnant sa fille, 1258 Qu’il gagne en un moment toute notre famille, 1259 Et que, tout vieil qu’il est, cette condition 1260 Ne laisse aucun obstacle à son affection. 1261 Mais aussi de Florise il ne doit rien prétendre, 1262 À moins que se résoudre à m’accepter pour gendre. 1263 1264 1265 1266 1267 Plaisez-vous à Daphnis ? c’est là le principal. 1268 1269 1270 1271 1272 Elle a trop de bonté pour me vouloir du mal ; 1273 1274 D’ailleurs sa résistance obscurcirait sa gloire ; 1275 Je la mériterais si je la pouvais croire. 1276 La voilà qu’un rival m’empêche d’aborder ; 1277 Le rang qu’il tient sur moi m’oblige à lui céder, 1278 Et la pitié que j’ai d’un amant si fidèle 1279 Lui veut donner loisir d’être dédaigné d’elle. 1280 1281 1282 1283 1284 1285 1286 Ces dédains rigoureux dureront-ils toujours ? 1287 1288 1289 1290 1291 Non, ils ne dureront qu’autant que vos amours. 1292 1293 1294 1295 1296 C’est prescrire à mes feux des lois bien inhumaines. 1297 1298 1299 1300 1301 Faites finir vos feux, je finirai leurs peines. 1302 1303 1304 1305 1306 Le moyen de forcer mon inclination ? 1307 1308 1309 1310 1311 Le moyen de souffrir votre obstination ? 1312 1313 1314 1315 1316 Qui ne s’obstinerait en vous voyant si belle ? 1317 1318 1319 1320 1321 Qui vous pourrait aimer, vous voyant si rebelle ? 1322 1323 1324 1325 1326 Est-ce rébellion que d’avoir trop de feu ? 1327 1328 1329 1330 1331 C’est avoir trop d’amour, et m’obéir trop peu. 1332 1333 1334 1335 1336 1337 La puissance sur moi que je vous ai donnée… 1338 1339 1340 1341 1342 D’aucune exception ne doit être bornée. 1343 1344 1345 1346 1347 Essayez autrement ce pouvoir souverain. 1348 1349 1350 1351 1352 Cet essai me fait voir que je commande en vain. 1353 1354 1355 1356 1357 C’est un injuste essai qui ferait ma ruine. 1358 1359 1360 1361 1362 Ce n’est plus obéir depuis qu’on examine. 1363 1364 1365 1366 1367 Mais l’amour vous défend un tel commandement. 1368 1369 1370 1371 1372 Et moi, je me défends un plus doux traitement. 1373 1374 1375 1376 1377 Avec ce beau visage avoir le cœur de roche ! 1378 1379 1380 1381 1382 Si le mien s’endurcit, ce n’est qu’à votre approche. 1383 1384 1385 1386 1387 Que je sache du moins d’où naissent vos froideurs. 1388 1389 1390 1391 1392 Peut-être du sujet qui produit vos ardeurs. 1393 1394 1395 1396 1397 Si je brûle, Daphnis, c’est de nous voir ensemble. 1398 1399 1400 1401 1402 Et c’est de nous y voir, Clarimond, que je tremble. 1403 1404 1405 1406 1407 Votre contentement n’est qu’à me maltraiter. 1408 1409 1410 1411 1412 Comme le vôtre n’est qu’à me persécuter. 1413 1414 1415 1416 1417 1418 Quoi ! l’on vous persécute à force de services ! 1419 1420 1421 1422 1423 Non, mais de votre part ce me sont des supplices. 1424 1425 1426 1427 1428 Hélas ! et quand pourra venir ma guérison ? 1429 1430 1431 1432 1433 Lorsque le temps chez vous remettra la raison. 1434 1435 1436 1437 1438 Ce n’est pas sans raison que mon âme est éprise. 1439 1440 1441 1442 1443 Ce n’est pas sans raison aussi qu’on vous méprise. 1444 1445 1446 1447 1448 Juste ciel ! et que dois-je espérer désormais ? 1449 1450 1451 1452 1453 Que je ne suis pas fille à vous aimer jamais. 1454 1455 1456 1457 1458 C’est donc perdre mon temps que de plus y prétendre ? 1459 1460 1461 1462 1463 Comme je perds ici le mien à vous entendre. 1464 1465 1466 1467 1468 Me quittez-vous sitôt sans me vouloir guérir ? 1469 1470 1471 1472 1473 Clarimond sans Daphnis peut et vivre et mourir. 1474 1475 1476 1477 1478 Je mourrai toutefois, si je ne vous possède. 1479 1480 1481 1482 1483 Tenez-vous donc pour mort, s’il vous faut ce remède. 1484 1485 1486 1487 1488 1489 1490 Tout dédaigné, je l’aime, et malgré sa rigueur, 1491 Ses charmes plus puissants lui conservent mon cœur. 1492 Par un contraire effet dont mes maux s’entretiennent, 1493 Sa bouche le refuse, et ses yeux le retiennent. 1494 Je ne puis, tant elle a de mépris et d’appas, 1495 Ni le faire accepter, ni ne le donner pas ; 1496 Et comme si l’amour faisait naître sa haine, 1497 Ou qu’elle mesurât ses plaisirs à ma peine, 1498 On voit paraître ensemble, et croître également, 1499 Ma flamme et ses froideurs, sa joie et mon tourment. 1500 Je tâche à m’affranchir de ce malheur extrême, 1501 Et je ne saurais plus disposer de moi-même. 1502 Mon désespoir trop lâche obéit à mon sort, 1503 Et mes ressentiments n’ont qu’un débile effort. 1504 Mais pour faibles qu’ils soient, aidons leur impuissance ; 1505 Donnons-leur le secours d’une éternelle absence. 1506 Adieu, cruelle ingrate, adieu : je fuis ces lieux 1507 Pour dérober mon âme au pouvoir de tes yeux. 1508 1509 1510 1511 1512 1513 1514 Monsieur, monsieur, un mot. L’air de votre visage 1515 Témoigne un déplaisir caché dans le courage. 1516 Vous quittez ma maîtresse un peu mal satisfait. 1517 1518 1519 1520 1521 1522 Ce que voit Amarante en est le moindre effet. 1523 Je porte, malheureux, après de tels outrages, 1524 Des douleurs sur le front, et dans le cœur des rages. 1525 1526 1527 1528 1529 Pour un peu de froideur, c’est trop désespérer. 1530 1531 1532 1533 1534 Que ne dis-tu plutôt que c’est trop endurer ? 1535 Je devrais être las d’un si cruel martyre, 1536 Briser les fers honteux où me tient son empire, 1537 Sans irriter mes maux avec un vain regret. 1538 1539 1540 1541 1542 Si je vous croyais homme à garder un secret, 1543 Vous pourriez sur ce point apprendre quelque chose 1544 Que je meurs de vous dire, et toutefois je n’ose. 1545 L’erreur où je vous vois me fait compassion ; 1546 Mais pourriez-vous avoir de la discrétion ? 1547 1548 1549 1550 1551 Prends-en ma foi de gage, avec… Laisse-moi faire. 1552 1553 1554 1555 1556 Vous voulez justement m’obliger à me taire ; 1557 Aux filles de ma sorte il suffit de la foi : 1558 Réservez vos présents pour quelque autre que moi. 1559 1560 1561 1562 1563 Souffre… Gardez-les, dis-je, ou je vous abandonne. 1564 1565 Daphnis a des rigueurs dont l’excès vous étonne ; 1566 Mais vous aurez bien plus de quoi vous étonner 1567 Quand vous saurez comment il faut la gouverner. 1568 À force de douceurs vous la rendez cruelle, 1569 Et vos submissions vous perdent auprès d’elle : 1570 Epargnez désormais tous ces pas superflus ; 1571 Parlez-en au bonhomme, et ne la voyez plus. 1572 Toutes ces cruautés ne sont qu’en apparence. 1573 Du côté du vieillard tournez votre espérance ; 1574 Quand il aura pour elle accepté quelque amant, 1575 Un prompt amour naîtra de son commandement. 1576 Elle vous fait tandis cette galanterie, 1577 Pour s’acquérir le bruit de fille bien nourrie, 1578 Et gagner d’autant plus de réputation 1579 Qu’on la croira forcer son inclination. 1580 Nommez cette maxime ou prudence ou sottise, 1581 C’est la seule raison qui fait qu’on vous méprise. 1582 1583 1584 1585 1586 Hélas ! et le moyen de croire tes discours ? 1587 1588 1589 1590 1591 De grâce, n’usez point si mal de mon secours : 1592 Croyez les bons avis d’une bouche fidèle, 1593 Et songeant seulement que je viens d’avec elle, 1594 Derechef épargnez tous ces pas superflus ; 1595 Parlez-en au bonhomme, et ne la voyez plus. 1596 1597 1598 1599 1600 1601 Tu ne flattes mon cœur que d’un espoir frivole. 1602 1603 1604 1605 1606 Hasardez seulement deux mots sur ma parole, 1607 Et n’appréhendez point la honte d’un refus. 1608 1609 1610 1611 1612 Mais si j’en recevais, je serais bien confus. 1613 Un oncle pourra mieux concerter cette affaire. 1614 1615 1616 1617 1618 Ou par vous, ou par lui, ménagez bien le père. 1619 1620 1621 1622 1623 1624 1625 Qu’aisément un esprit qui se laisse flatter 1626 S’imagine un bonheur qu’il pense mériter ! 1627 Clarimond est bien vain ensemble et bien crédule 1628 De se persuader que Daphnis dissimule, 1629 Et que ce grand dédain déguise un grand amour, 1630 Que le seul choix d’un père a droit de mettre au jour. 1631 Il s’en pâme de joie, et dessus ma parole 1632 De tant d’affronts reçus son âme se console ; 1633 Il les chérit peut-être et les tient à faveurs, 1634 Tant ce trompeur espoir redouble ses ferveurs ! 1635 S’il rencontrait le père, et que mon entreprise… 1636 1637 Amarante ! Monsieur ! Vous faites la surprise, 1638 Encor que de si loin vous m’ayez vu venir, 1639 Que Clarimond n’est plus à vous entretenir ! 1640 Je donne ainsi la chasse à ceux qui vous en content ! 1641 1642 1643 1644 1645 À moi ? mes vanités jusque-là ne se montent. 1646 1647 1648 1649 1650 Il semblait toutefois parler d’affection. 1651 1652 1653 1654 1655 Oui, mais qu’estimez-vous de son intention ? 1656 1657 1658 1659 1660 Je crois que ses desseins tendent au mariage. 1661 1662 1663 1664 1665 Il est vrai. Quelque foi qu’il vous donne pour gage, 1666 Il cherche à vous surprendre, et sous ce faux appas 1667 Il cache des projets que vous n’entendez pas. 1668 1669 1670 1671 1672 Votre âge soupçonneux a toujours des chimères 1673 Qui le font mal juger des cœurs les plus sincères. 1674 1675 1676 1677 1678 1679 Où les conditions n’ont point d’égalité, 1680 L’amour ne se fait guère avec sincérité. 1681 1682 1683 1684 1685 Posé que cela soit : Clarimond me caresse ; 1686 Mais si je vous disais que c’est pour ma maîtresse, 1687 Et que le seul besoin qu’il a de mon secours, 1688 Sortant d’avec Daphnis, l’arrête en mes discours ? 1689 1690 1691 1692 1693 S’il a besoin de toi pour avoir bonne issue, 1694 C’est signe que sa flamme est assez mal reçue. 1695 1696 1697 1698 1699 Pas tant qu’elle paraît, et que vous présumez. 1700 D’un mutuel amour leurs cœurs sont enflammés ; 1701 Mais Daphnis se contraint, de peur de vous déplaire, 1702 Et sa bouche est toujours à ses désirs contraire, 1703 Hormis lorsqu’avec moi s’ouvrant confidemment, 1704 Elle trouve à ses maux quelque soulagement. 1705 Clarimond cependant, pour fondre tant de glaces, 1706 Tâche par tous moyens d’avoir mes bonnes grâces ; 1707 Et moi je l’entretiens toujours d’un peu d’espoir. 1708 1709 1710 1711 1712 À ce compte, Daphnis est fort dans le devoir : 1713 Je n’en puis souhaiter un meilleur témoignage, 1714 Et ce respect m’oblige à l’aimer davantage. 1715 Je lui serai bon père, et puisque ce parti 1716 À sa condition se rencontre assorti, 1717 Bien qu’elle pût encore un peu plus haut atteindre, 1718 Je la veux enhardir à ne se plus contraindre. 1719 1720 1721 1722 1723 Vous n’en pourrez jamais tirer la vérité. 1724 Honteuse de l’aimer sans votre autorité, 1725 1726 Elle s’en défendra de toute sa puissance ; 1727 N’en cherchez point d’aveu que dans l’obéissance. 1728 Quand vous aurez fait choix de cet heureux amant, 1729 Vos ordres produiront un prompt consentement. 1730 Mais on ouvre la porte. Hélas ! je suis perdue, 1731 Si j’ai tant de malheur qu’elle m’ait entendue. 1732 1733 1734 1735 1736 Lui procurant du bien, elle croit la fâcher, 1737 Et cette vaine peur la fait ainsi cacher. 1738 Que ces jeunes cerveaux ont de traits de folie ! 1739 Mais il faut aller voir ce qu’aura fait Célie. 1740 Toutefois disons-lui quelque mot en passant, 1741 Qui la puisse guérir du mal qu’elle ressent. 1742 1743 1744 1745 1746 1747 1748 Ma fille, c’est en vain que tu fais la discrète, 1749 J’ai découvert enfin ta passion secrète, 1750 Je ne t’en parle point sur des avis douteux. 1751 N’en rougis point, Daphnis, ton choix n’est pas honteux ; 1752 Moi-même je l’agrée, et veux bien que ton âme 1753 À cet amant si cher ne cache plus sa flamme. 1754 Tu pouvais en effet prétendre un peu plus haut ; 1755 Mais on ne peut assez estimer ce qu’il vaut ; 1756 Ses belles qualités, son crédit et sa race 1757 Auprès des gens d’honneur sont trop dignes de grâce. 1758 1759 Adieu. Si tu le vois, tu peux lui témoigner 1760 Que sans beaucoup de peine on me pourra gagner. 1761 1762 1763 1764 1765 1766 1767 D’aise et d’étonnement je demeure immobile. 1768 D’où lui vient cette humeur de m’être si facile ? 1769 D’où me vient ce bonheur où je n’osais penser ? 1770 Florame, il m’est permis de te récompenser ; 1771 Et sans plus déguiser ce qu’un père autorise, 1772 Je puis me revancher du don de ta franchise ; 1773 Ton mérite le rend, malgré ton peu de biens, 1774 Indulgent à mes feux, et favorable aux tiens : 1775 Il trouve en tes vertus des richesses plus belles. 1776 Mais est-il vrai, mes sens ? m’êtes-vous si fidèles ? 1777 Mon heur me rend confuse, et ma confusion 1778 Me fait tout soupçonner de quelque illusion. 1779 Je ne me trompe point, ton mérite et ta race 1780 Auprès des gens d’honneur sont trop dignes de grâce. 1781 Florame, il est tout vrai, dès lors que je te vis, 1782 Un battement de cœur me fit de cet avis ; 1783 Et mon père aujourd’hui souffre que dans son âme 1784 Les mêmes sentiments… Quoi ! vous voilà, Florame ? 1785 Je vous avais prié tantôt de me quitter. 1786 1787 1788 1789 1790 Et je vous ai quittée aussi sans contester. 1791 1792 1793 1794 1795 Mais revenir sitôt, c’est me faire une offense. 1796 1797 1798 1799 1800 Quand j’aurais sur ce point reçu quelque défense, 1801 Si vous saviez quels feux ont pressé mon retour, 1802 Vous en pardonneriez le crime à mon amour. 1803 1804 1805 1806 1807 Ne vous préparez point à dire des merveilles, 1808 Pour me persuader des flammes sans pareilles. 1809 Je crois que vous m’aimez, et c’est en croire plus 1810 Que n’en exprimeraient vos discours superflus. 1811 1812 1813 1814 1815 Mes feux, qu’ont redoublés ces propos adorables, 1816 À force d’être crus deviennent incroyables, 1817 Et vous n’en croyez rien qui ne soit au-dessous. 1818 Que ne m’est-il permis d’en croire autant de vous ! 1819 1820 1821 1822 1823 Votre croyance est libre. Il me la faudrait vraie. 1824 1825 1826 1827 Mon cœur par mes regards vous fait trop voir sa plaie. 1828 1829 Un homme si savant au langage des yeux 1830 Ne doit pas demander que je m’explique mieux. 1831 Mais puisqu’il vous en faut un aveu de ma bouche, 1832 Allez, assurez-vous que votre amour me touche. 1833 Depuis tantôt je parle un peu plus librement, 1834 Ou, si vous le voulez, un peu plus hardiment : 1835 Aussi j’ai vu mon père, et s’il vous faut tout dire, 1836 Avec tous nos désirs sa volonté conspire. 1837 1838 1839 1840 1841 Surpris, ravi, confus, je n’ai que repartir. 1842 Etre aimé de Daphnis ! un père y consentir ! 1843 Dans mon affection ne trouver plus d’obstacle ! 1844 Mon espoir n’eût osé concevoir ce miracle. 1845 1846 1847 1848 1849 Miracles toutefois qu’Amarante a produits ; 1850 De sa jalouse humeur nous tirons ces doux fruits. 1851 Au récit de nos feux, malgré son artifice, 1852 La bonté de mon père a trompé sa malice ; 1853 Du moins je le présume, et ne puis soupçonner 1854 Que mon père sans elle ait pu rien deviner. 1855 1856 1857 1858 1859 Les avis d’Amarante, en trahissant ma flamme, 1860 N’ont point gagné Géraste en faveur de Florame. 1861 Les ressorts d’un miracle ont un plus haut moteur, 1862 Et tout autre qu’un dieu n’en peut être l’auteur. 1863 1864 1865 1866 1867 C’en est un que l’Amour. Et vous verrez peut-être 1868 Que son pouvoir divin se fait ici paraître, 1869 Dont quelques grands effets, avant qu’il soit longtemps, 1870 Vous rendront étonnée, et nos désirs contents. 1871 1872 1873 1874 1875 Florame, après vos feux et l’aveu de mon père, 1876 L’amour n’a point d’effets capables de me plaire. 1877 1878 1879 1880 1881 Aimez-en le premier, et recevez la foi 1882 D’un bienheureux amant qu’il met sous votre loi. 1883 1884 1885 1886 1887 Vous, prisez le dernier qui vous donne la mienne. 1888 1889 1890 1891 1892 Quoique dorénavant Amarante survienne 1893 Je crois que nos discours iront d’un pas égal, 1894 Sans donner sur le rhume, ou gauchir sur le bal. 1895 1896 1897 1898 1899 Si je puis tant soit peu dissimuler ma joie, 1900 Et que dessus mon front son excès ne se voie, 1901 Je me jouerai bien d’elle, et des empêchements 1902 Que son adresse apporte à nos contentements. 1903 1904 1905 1906 1907 J’en apprendrai de vous l’agréable nouvelle. 1908 Un ordre nécessaire au logis me rappelle, 1909 Et doit fort avancer le succès de nos vœux. 1910 1911 1912 1913 1914 Nous n’avons plus qu’une âme et qu’un vouloir nous deux. 1915 1916 Bien que vous éloigner ce me soit un martyre, 1917 Puisque vous le voulez, je n’y puis contredire. 1918 Mais quand dois-je espérer de vous revoir ici ? 1919 1920 1921 1922 1923 Dans une heure au plus tard. Allez donc : la voici. 1924 1925 1926 1927 1928 1929 Amarante, vraiment vous êtes fort jolie ; 1930 Vous n’égayez pas mal votre mélancolie ; 1931 Votre jaloux chagrin a de beaux agréments, 1932 Et choisit assez bien ses divertissements : 1933 Votre esprit pour vous-même a force complaisance 1934 De me faire l’objet de votre médisance ; 1935 Et, pour donner couleur à vos détractions, 1936 Vous lisez fort avant dans mes intentions. 1937 1938 1939 1940 1941 Moi ! que de vous j’osasse aucunement médire ! 1942 1943 1944 1945 1946 Voyez-vous, Amarante, il n’est plus temps de rire. 1947 Vous avez vu mon père, avec qui vos discours 1948 M’ont fait à votre gré de frivoles amours. 1949 Quoi ! souffrir un moment l’entretien de Florame, 1950 Vous le nommez bientôt une secrète flamme ? 1951 Cette jalouse humeur dont vous suivez la loi 1952 Vous fait en mes secrets plus savante que moi. 1953 Mais passe pour le croire, il fallait que mon père 1954 1955 De votre confidence apprît cette chimère ? 1956 1957 1958 1959 1960 S’il croit que vous l’aimez, c’est sur quelque soupçon 1961 Où je ne contribue en aucune façon. 1962 Je sais trop que le ciel, avec de telles grâces, 1963 Vous donne trop de cœur pour des flammes si basses ; 1964 Et quand je vous croirais dans cet indigne choix, 1965 Je sais ce que je suis et ce que je vous dois. 1966 1967 1968 1969 1970 Ne tranchez point ainsi de la respectueuse : 1971 Votre peine après tout vous est bien fructueuse ; 1972 Vous la devez chérir, et son heureux succès 1973 Qui chez nous à Florame interdit tout accès. 1974 Mon père le bannit et de l’une et de l’autre. 1975 Pensant nuire à mon feu, vous ruinez le vôtre. 1976 Je lui viens de parler, mais c’était seulement 1977 Pour lui dire l’arrêt de son bannissement. 1978 Vous devez cependant être fort satisfaite 1979 Qu’à votre occasion un père me maltraite ; 1980 Pour fruit de vos labeurs si cela vous suffit, 1981 C’est acquérir ma haine avec peu de profit. 1982 1983 1984 1985 1986 Si touchant vos amours on sait rien de ma bouche, 1987 Que je puisse à vos yeux devenir une souche ! 1988 Que le ciel… Finissez vos imprécations. 1989 J’aime votre malice et vos délations. 1990 Ma mignonne, apprenez que vous êtes déçue : 1991 C’est par votre rapport que mon ardeur est sue ; 1992 Mais mon père y consent, et vos avis jaloux 1993 N’ont fait que me donner Florame pour époux. 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 Ai-je bien entendu ? Sa belle humeur se joue, 2001 Et par plaisir soi-même elle se désavoue. 2002 Son père la maltraite, et consent à ses vœux ! 2003 Ai-je nommé Florame en parlant de ses feux ? 2004 Florame, Clarimond, ces deux noms, ce me semble, 2005 Pour être confondus, n’ont rien qui se ressemble. 2006 Le moyen que jamais on entendît si mal, 2007 Que l’un de ces amants fût pris pour son rival ? 2008 Je ne sais où j’en suis, et toutefois j’espère ; 2009 Sous ces obscurités je soupçonne un mystère, 2010 Et mon esprit confus, à force de douter, 2011 Bien qu’il n’ose rien croire, ose encor se flatter. 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019 2020 Tu l’en peux assurer. Ma fille, je présume, 2021 Quelques feux dans ton cœur que ton amant allume, 2022 Que tu ne voudrais pas sortir de ton devoir. 2023 2024 2025 2026 2027 C’est ce que le passé vous a pu faire voir. 2028 2029 2030 2031 2032 Mais si pour en tirer une preuve plus claire, 2033 Je disais qu’il faut prendre un sentiment contraire, 2034 Qu’une autre occasion te donne un autre amant ? 2035 2036 2037 2038 2039 Il serait un peu tard pour un tel changement. 2040 Sous votre autorité j’ai dévoilé mon âme ; 2041 J’ai découvert mon cœur à l’objet de ma flamme, 2042 Et c’est sous votre aveu qu’il a reçu ma foi. 2043 2044 2045 2046 2047 2048 Oui, mais je viens de faire un autre choix pour toi. 2049 2050 2051 2052 2053 Ma foi ne permet plus une telle inconstance. 2054 2055 2056 2057 2058 Et moi, je ne saurais souffrir de résistance. 2059 Si ce gage est donné par mon consentement, 2060 Il faut le retirer par mon commandement. 2061 Vous soupirez en vain : vos soupirs et vos larmes 2062 Contre ma volonté sont d’impuissantes armes. 2063 Rentrez ; je ne puis voir qu’avec mille douleurs 2064 Votre rébellion s’exprimer par vos pleurs. 2065 La pitié me gagnait. Il m’était impossible 2066 De voir encor ses pleurs, et n’être pas sensible : 2067 Mon injuste rigueur ne pouvait plus tenir, 2068 Et de peur de me rendre, il la fallait bannir. 2069 N’importe toutefois, la parole me lie, 2070 Et mon amour ainsi l’a promis à Célie ; 2071 Florise ne se peut acquérir qu’à ce prix, 2072 Si Florame… Monsieur, vous vous êtes mépris ; 2073 C’est Clarimond qu’elle aime. Et ma plus grande peine 2074 2075 N’est que d’en avoir eu la preuve trop certaine. 2076 Dans sa rébellion à mon autorité, 2077 L’amour qu’elle a pour lui n’a que trop éclaté. 2078 Si pour ce cavalier elle avait moins de flamme, 2079 Elle agréerait le choix que je fais de Florame, 2080 Et prenant désormais un mouvement plus sain, 2081 Ne s’obstinerait pas à rompre mon dessein. 2082 2083 2084 2085 2086 C’est ce choix inégal qui vous la fait rebelle ; 2087 Mais pour tout autre amant n’appréhendez rien d’elle. 2088 2089 2090 2091 2092 Florame a peu de bien, mais pour quelque raison 2093 C’est lui seul dont je fais l’appui de ma maison. 2094 Examiner mon choix, c’est un trait d’imprudence. 2095 Toi qu’à présent Daphnis traite de confidence, 2096 Et dont le seul avis gouverne ses secrets, 2097 Je te prie, Amarante, adoucis ses regrets, 2098 Résous-la, si tu peux, à contenter un père ; 2099 Fais qu’elle aime Florame, ou craigne ma colère. 2100 2101 2102 2103 2104 Puisque vous le voulez, j’y ferai mon pouvoir ; 2105 C’est chose toutefois dont j’ai si peu d’espoir, 2106 Que je craindrais plutôt de l’aigrir davantage. 2107 2108 2109 2110 2111 Il est tant de moyens de fléchir un courage ! 2112 Trouve pour la gagner quelque subtil appas ; 2113 La récompense après ne te manquera pas. 2114 2115 2116 2117 2118 2119 2120 Accorde qui pourra le père avec la fille ! 2121 L’égarement d’esprit règne sur la famille. 2122 Daphnis aime Florame, et son père y consent : 2123 D’elle-même j’ai su l’aise qu’elle en ressent ; 2124 Et si j’en crois ce père, elle ne porte en l’âme 2125 Que révolte, qu’orgueil, que mépris pour Florame. 2126 Peut-elle s’opposer à ses propres désirs, 2127 Démentir tout son cœur, détruire ses plaisirs ? 2128 S’ils sont sages tous deux, il faut que je sois folle. 2129 Leur mécompte pourtant, quel qu’il soit, me console ; 2130 Et bien qu’il me réduise au bout de mon latin, 2131 Un peu plus en repos j’en attendrai la fin. 2132 2133 2134 2135 2136 2137 2138 Sans me voir elle rentre, et quelque bon génie 2139 Me sauve de ses yeux et de sa tyrannie. 2140 Je ne me croyais pas quitte de ses discours, 2141 À moins que sa maîtresse en vînt rompre le cours. 2142 2143 2144 2145 2146 Je voudrais t’avoir vu dedans cette contrainte. 2147 2148 2149 2150 2151 2152 Peut-être voudrais-tu qu’elle empêchât ma plainte ? 2153 2154 2155 2156 2157 Si Théante sait tout, sans raison tu t’en plains. 2158 Je t’ai dit ses secrets, comme à lui tes desseins, 2159 Il voit dedans ton cœur, tu lis dans son courage, 2160 Et je vous fais combattre ainsi sans avantage. 2161 2162 2163 2164 2165 Toutefois au combat tu n’as pu l’engager ? 2166 2167 2168 2169 2170 Sa générosité n’en craint pas le danger ; 2171 Mais cela choque un peu sa prudence amoureuse, 2172 Vu que la fuite en est la fin la plus heureuse, 2173 Et qu’il faut que, l’un mort, l’autre tire pays. 2174 2175 2176 2177 2178 Malgré le déplaisir de mes secrets trahis, 2179 Je ne puis, cher ami, qu’avec toi je ne rie 2180 Des subtiles raisons de sa poltronnerie. 2181 Nous faire ce duel sans s’exposer aux coups, 2182 C’est véritablement en savoir plus que nous, 2183 Et te mettre en sa place avec assez d’adresse, 2184 2185 2186 2187 2188 Qu’importe à quels périls il gagne une maîtresse ? 2189 Que ses rivaux entre eux fassent mille combats, 2190 Que j’en porte parole, ou ne la porte pas, 2191 Tout lui semblera bon, pourvu que sans en être 2192 Il puisse de ces lieux les faire disparaître. 2193 2194 2195 2196 2197 Mais ton service offert hasardait bien ta foi, 2198 Et s’il eût eu du cœur, t’engageait contre moi. 2199 2200 2201 2202 2203 2204 Je savais trop que l’offre en serait rejetée. 2205 Depuis plus de dix ans je connais sa portée ; 2206 Il ne devient mutin que fort malaisément, 2207 Et préfère la ruse à l’éclaircissement. 2208 2209 2210 2211 2212 Les maximes qu’il tient pour conserver sa vie 2213 T’ont donné des plaisirs où je te porte envie. 2214 2215 2216 2217 2218 Tu peux incontinent les goûter si tu veux. 2219 Lui, qui doute fort peu du succès de ses vœux, 2220 Et qui croit que déjà Clarimond et Florame 2221 Disputent loin d’ici le sujet de leur flamme, 2222 Serait-il homme à perdre un temps si précieux, 2223 Sans aller chez Daphnis faire le gracieux, 2224 Et seul, à la faveur de quelque mot pour rire, 2225 Prendre l’occasion de conter son martyre ? 2226 2227 2228 2229 2230 Mais s’il nous trouve ensemble, il pourra soupçonner 2231 Que nous prenons plaisir tous deux à le berner. 2232 2233 2234 2235 2236 De peur que nous voyant il conçût quelque ombrage, 2237 J’avais mis tout exprès Cléon sur le passage. 2238 Théante approche-t-il ? Il est en ce carfour. 2239 2240 2241 2242 2243 Adieu donc, nous pourrons le jouer tour à tour. 2244 2245 2246 2247 2248 Je m’étonne comment tant de belles parties 2249 En cet illustre amant sont si mal assorties, 2250 Qu’il a si mauvais cœur avec de si bons yeux, 2251 Et fait un si beau choix sans le défendre mieux. 2252 Pour tant d’ambition, c’est bien peu de courage. 2253 2254 2255 2256 2257 2258 2259 Quelle surprise, ami, paraît sur ton visage ? 2260 2261 2262 2263 2264 T’ayant cherché longtemps, je demeure confus 2265 De t’avoir rencontré quand je n’y pensais plus. 2266 2267 2268 2269 2270 Parle plus franchement : fâché de ta promesse, 2271 Tu veux et n’oserais reprendre ta maîtresse ! 2272 Ta passion, qui souffre une trop dure loi, 2273 Pour la gouverner seul te dérobait de moi ? 2274 2275 2276 2277 2278 De peur que ton esprit formât cette croyance, 2279 De l’aborder sans toi je faisais conscience. 2280 2281 2282 2283 2284 C’est ce qui t’obligeait sans doute à me chercher ? 2285 Mais ne te prive plus d’un entretien si cher. 2286 Je te cède Amarante, et te rends ta parole : 2287 J’aime ailleurs ; et lassé d’un compliment frivole, 2288 2289 Et de feindre une ardeur qui blesse mes amis, 2290 Ma flamme est véritable, et son effet permis : 2291 J’adore une beauté qui peut disposer d’elle, 2292 Et seconder mes feux sans me rendre infidèle. 2293 2294 2295 2296 2297 Tu veux dire Daphnis ? Je ne puis te celer 2298 Qu’elle est l’unique objet pour qui je veux brûler. 2299 2300 2301 2302 2303 Le bruit vole déjà qu’elle est pour toi sans glace, 2304 Et déjà d’un cartel Clarimond te menace. 2305 2306 2307 2308 2309 Qu’il vienne, ce rival, apprendre, à son malheur, 2310 Que s’il me passe en biens, il me cède en valeur, 2311 Que sa vaine arrogance, en ce duel trompée, 2312 Me fasse mériter Daphnis à coups d’épée : 2313 Par là je gagne tout ; ma générosité 2314 Suppléera ce qui fait notre inégalité ; 2315 Et son père, amoureux du bruit de ma vaillance, 2316 La fera sur ses biens emporter la balance. 2317 2318 2319 2320 2321 Tu n’en peux espérer un moindre événement : 2322 L’heur suit dans les duels le plus heureux amant ; 2323 Le glorieux succès d’une action si belle, 2324 Ton sang mis au hasard, ou répandu pour elle, 2325 Ne peut laisser au père aucun lieu de refus. 2326 Tiens ta maîtresse acquise, et ton rival confus ; 2327 2328 Et sans t’épouvanter d’une vaine fortune 2329 Qu’il soutient lâchement d’une valeur commune, 2330 Ne fais de son orgueil qu’un sujet de mépris, 2331 Et pense que Daphnis ne s’acquiert qu’à ce prix. 2332 Adieu : puisse le ciel à ton amour parfaite 2333 Accorder un succès tel que je le souhaite ! 2334 2335 2336 2337 2338 Ce cartel, ce me semble, est trop long à venir : 2339 Mon courage bouillant ne se peut contenir ; 2340 Enflé par tes discours, il ne saurait attendre 2341 Qu’un insolent défi l’oblige à se défendre. 2342 Va donc, et de ma part appelle Clarimond ; 2343 Dis-lui que pour demain il choisisse un second, 2344 Et que nous l’attendrons au château de Bicêtre. 2345 2346 2347 2348 2349 J’adore ce grand cœur qu’ici tu fais paraître, 2350 Et demeure ravi du trop d’affection 2351 Que tu m’as témoigné par cette élection. 2352 Prends-y garde pourtant ; pense à quoi tu t’engages. 2353 Si Clarimond, lassé de souffrir tant d’outrages, 2354 Eteignant son amour, te cédait ce bonheur, 2355 Quel besoin serait-il de le piquer d’honneur ? 2356 Peut-être qu’un faux bruit nous apprend sa menace : 2357 C’est à toi seulement de défendre ta place. 2358 Ces coups du désespoir des amants méprisés 2359 N’ont rien d’avantageux pour les favorisés. 2360 Qu’il recoure, s’il veut, à ces fâcheux remèdes ; 2361 2362 Ne lui querelle point un bien que tu possèdes : 2363 Ton amour, que Daphnis ne saurait dédaigner, 2364 Court risque d’y tout perdre, et n’y peut rien gagner. 2365 Avise encore un coup ; ta valeur inquiète 2366 En d’extrêmes périls un peu trop tôt te jette. 2367 2368 2369 2370 2371 Quels périls ? L’heur y suit le plus heureux amant. 2372 2373 2374 2375 2376 Quelquefois le hasard en dispose autrement. 2377 2378 2379 2380 2381 Clarimond n’eut jamais qu’une valeur commune. 2382 2383 2384 2385 2386 La valeur aux duels fait moins que la fortune. 2387 2388 2389 2390 2391 C’est par là seulement qu’on mérite Daphnis. 2392 2393 2394 2395 2396 Mais plutôt de ses yeux par là tu te bannis. 2397 2398 2399 2400 2401 Cette belle action pourra gagner son père. 2402 2403 2404 2405 2406 Je le souhaite ainsi plus que je ne l’espère. 2407 2408 2409 2410 2411 Acceptant un cartel, suis-je plus assuré ? 2412 2413 2414 2415 2416 Où l’honneur souffrirait rien n’est considéré. 2417 2418 2419 2420 2421 Je ne puis résister à des raisons si fortes : 2422 Sur ma bouillante ardeur malgré moi tu l’emportes. 2423 J’attendrai qu’on m’attaque. Adieu donc. En ce cas, 2424 Souviens-t’en, cher ami, tu me promets ton bras ? 2425 2426 2427 2428 2429 Dispose de ma vie. Elle est fort assurée, 2430 Si rien que ce duel n’empêche sa durée. 2431 Il en parle des mieux ; c’est un jeu qui lui plaît ; 2432 Mais il devient fort sage aussitôt qu’il en est, 2433 Et montre cependant des grâces peu vulgaires 2434 À battre ses raisons par des raisons contraires. 2435 2436 2437 2438 2439 2440 2441 Je n’osais t’aborder les yeux baignés de pleurs, 2442 Et devant ce rival t’apprendre nos malheurs. 2443 2444 2445 2446 2447 Vous me jetez, madame, en d’étranges alarmes. 2448 Dieux ! et d’où peut venir ce déluge de larmes ? 2449 Le bonhomme est-il mort ? Non, mais il se dédit, 2450 Tout amour désormais pour toi m’est interdit : 2451 Si bien qu’il me faut être ou rebelle ou parjure, 2452 Forcer les droits d’amour ou ceux de la nature, 2453 Mettre un autre en ta place ou lui désobéir, 2454 2455 L’irriter, ou moi-même avec toi me trahir. 2456 À moins que de changer, sa haine inévitable 2457 Me rend de tous côtés ma perte indubitable ; 2458 Je ne puis conserver mon devoir et ma foi, 2459 Ni sans crime brûler pour d’autres ni pour toi. 2460 2461 2462 2463 2464 Le nom de cet amant, dont l’indiscrète envie 2465 À mes ressentiments vient apporter sa vie ? 2466 Le nom de cet amant, qui, par sa prompte mort 2467 Doit, au lieu du vieillard, me réparer ce tort, 2468 Et qui, sur quelque orgueil que son amour se fonde, 2469 N’a que jusqu’à ma vue à demeurer au monde ? 2470 2471 2472 2473 2474 Je n’aime pas si mal que de m’en informer ; 2475 Je t’aurais fait trop voir que j’eusse pu l’aimer. 2476 Si j’en savais le nom, ta juste défiance 2477 Pourrait à ses défauts imputer ma constance, 2478 À son peu de mérite attacher mon dédain, 2479 Et croire qu’un plus digne aurait reçu ma main. 2480 J’atteste ici le bras qui lance le tonnerre, 2481 Que tout ce que le ciel a fait paraître en terre 2482 De mérites, de biens, de grandeurs et d’appas, 2483 En même objet uni, ne m’ébranlerait pas : 2484 Florame a droit lui seul de captiver mon âme ; 2485 Florame vaut lui seul à ma pudique flamme 2486 2487 Tout ce que peut le monde offrir à mes ardeurs 2488 De mérites, d’appas, de biens et de grandeurs. 2489 2490 2491 2492 2493 Qu’avec des mots si doux vous m’êtes inhumaine ! 2494 Vous me comblez de joie, et redoublez ma peine. 2495 L’effet d’un tel amour, hors de votre pouvoir, 2496 Irrite d’autant plus mon sanglant désespoir. 2497 L’excès de votre ardeur ne sert qu’à mon supplice. 2498 Devenez-moi cruelle, afin que je guérisse. 2499 Guérir ! ah ! qu’ai-je dit ? ce mot me fait horreur. 2500 Pardonnez aux transports d’une aveugle fureur ; 2501 Aimez toujours Florame ; et quoi qu’il ait pu dire, 2502 Croissez de jour en jour vos feux et son martyre. 2503 Peut-il rendre sa vie à de plus heureux coups, 2504 Ou mourir plus content, que pour vous, et par vous ? 2505 2506 2507 2508 2509 Puisque de nos destins la rigueur trop sévère 2510 Oppose à nos désirs l’autorité d’un père, 2511 Que veux-tu que je fasse ? En l’état où je suis, 2512 Etre à toi malgré lui, c’est ce que je ne puis ; 2513 Mais je puis empêcher qu’un autre me possède, 2514 Et qu’un indigne amant à Florame succède. 2515 Le cœur me manque. Adieu. Je sens faillir ma voix. 2516 Florame, souviens-toi de ce que tu me dois. 2517 Si nos feux sont égaux, mon exemple t’ordonne 2518 Ou d’être à ta Daphnis, ou de n’être à personne. 2519 2520 2521 2522 2523 2524 2525 Dépourvu de conseil comme de sentiment, 2526 L’excès de ma douleur m’ôte le jugement. 2527 De tant de biens promis je n’ai plus que sa vue, 2528 Et mes bras impuissants ne l’ont pas retenue ; 2529 Et même je lui laisse abandonner ce lieu, 2530 Sans trouver de parole à lui dire un adieu. 2531 Ma fureur pour Daphnis a de la complaisance ; 2532 Mon désespoir n’osait agir en sa présence, 2533 De peur que mon tourment aigrît ses déplaisirs ; 2534 Une pitié secrète étouffait mes soupirs : 2535 Sa douleur, par respect, faisait taire la mienne ; 2536 Mais ma rage à présent n’a rien qui la retienne. 2537 Sors, infâme vieillard, dont le consentement 2538 Nous a vendu si cher le bonheur d’un moment ; 2539 Sors, que tu sois puni de cette humeur brutale 2540 Qui rend ta volonté pour nos feux inégale. 2541 À nos chastes amours qui t’a fait consentir, 2542 Barbare ? mais plutôt qui t’en fait repentir ? 2543 Crois-tu qu’aimant Daphnis, le titre de son père 2544 Débilite ma force ou rompe ma colère ? 2545 Un nom si glorieux, lâche, ne t’est plus dû ; 2546 En lui manquant de foi, ton crime l’a perdu. 2547 Plus j’ai d’amour pour elle, et plus pour toi de haine 2548 Enhardit ma vengeance et redouble ta peine : 2549 Tu mourras ; et je veux, pour finir mes ennuis, 2550 Mériter par ta mort celle où tu me réduis. 2551 Daphnis, à ma fureur ma bouche abandonnée 2552 2553 Parle d’ôter la vie à qui te l’a donnée ! 2554 Je t’aime, et je t’oblige à m’avoir en horreur, 2555 Et ne connais encor qu’à peine mon erreur ! 2556 Si je suis sans respect pour ce que tu respectes, 2557 Que mes affections ne t’en soient pas suspectes ; 2558 De plus réglés transports me feraient trahison ; 2559 Si j’avais moins d’amour, j’aurais de la raison : 2560 C’est peu que de la perdre, après t’avoir perdue ; 2561 Rien ne sert plus de guide à mon âme éperdue : 2562 Je condamne à l’instant ce que j’ai résolu ; 2563 Je veux, et ne veux plus sitôt que j’ai voulu. 2564 Je menace Géraste, et pardonne à ton père ; 2565 Ainsi rien ne me venge, et tout me désespère. 2566 2567 2568 2569 2570 Célie… Eh bien, Célie ? enfin elle a tant fait 2571 Qu’à vos désirs Géraste accorde leur effet. 2572 Quel visage avez-vous ? votre aise vous transporte. 2573 2574 2575 2576 2577 Cesse d’aigrir ma flamme en raillant de la sorte, 2578 Organe d’un vieillard qui croit faire un bon tour 2579 De se jouer de moi par une feinte amour. 2580 Si tu te veux du bien, fais-lui tenir promesse : 2581 Vous me rendrez tous deux la vie ou ma maîtresse ; 2582 2583 Et ce jour expiré, je vous ferai sentir 2584 Que rien de ma fureur ne vous peut garantir. 2585 2586 2587 2588 2589 Florame ! Je ne puis parler à des perfides. 2590 2591 2592 2593 2594 Il veut donner l’alarme à mes esprits timides, 2595 Et prend plaisir lui-même à se jouer de moi. 2596 Géraste a trop d’amour pour n’avoir point de foi, 2597 Et s’il pouvait donner trois Daphnis pour Florise, 2598 Il la tiendrait encore heureusement acquise. 2599 D’ailleurs ce grand courroux pourrait-il être feint ? 2600 Aurait-il pu sitôt falsifier son teint, 2601 Et si bien ajuster ses yeux et son langage 2602 À ce que sa fureur marquait sur son visage ? 2603 Quelqu’un des deux me joue ; épions tous les deux, 2604 Et nous éclaircissons sur un point si douteux. 2605 2606 2607 2608 2609 2610 2611 Croirais-tu qu’un moment m’ait pu changer de sorte 2612 Que je passe à regret par-devant cette porte ? 2613 2614 2615 2616 2617 Que ton humeur n’a-t-elle un peu plus tôt changé ! 2618 Nous aurions vu l’effet où tu m’as engagé. 2619 Tantôt quelque démon, ennemi de ta flamme, 2620 Te faisait en ces lieux accompagner Florame : 2621 Sans la crainte qu’alors il te prît pour second, 2622 Je l’allais appeler au nom de Clarimond ; 2623 Et comme si depuis il était invisible, 2624 Sa rencontre pour moi s’est rendue impossible. 2625 2626 2627 2628 2629 Ne le cherche donc plus. A bien considérer, 2630 Qu’ils se battent, ou non je n’en puis qu’espérer. 2631 Daphnis, que son adresse a malgré moi séduite, 2632 Ne pourrait l’oublier, quand il serait en fuite. 2633 Leur amour est trop forte ; et d’ailleurs son trépas, 2634 Le privant d’un tel bien, ne me le donne pas. 2635 2636 Inégal en fortune à ce qu’est cette belle, 2637 Et déjà par malheur assez mal voulu d’elle, 2638 Que pourrais-je, après tout, prétendre de ses pleurs ? 2639 Et quel espoir pour moi naîtrait de ses douleurs ? 2640 Deviendrais-je par là plus riche ou plus aimable ? 2641 Que si de l’obtenir je me trouve incapable, 2642 Mon amitié pour lui, qui ne peut expirer, 2643 À tout autre qu’à moi me le fait préférer ; 2644 Et j’aurais peine à voir un troisième en sa place. 2645 2646 2647 2648 2649 Tu t’avises trop tard ; que veux-tu que je fasse ? 2650 J’ai poussé Clarimond à lui faire un appel ; 2651 J’ai charge de sa part de lui rendre un cartel. 2652 Le puis-je supprimer ? Non, mais tu pourrais faire… 2653 2654 2655 Quoi ? Que Clarimond prît un sentiment contraire. 2656 2657 2658 2659 Le détourner d’un coup où seul je l’ai porté ! 2660 Mon courage est mal propre à cette lâcheté. 2661 2662 2663 2664 2665 À de telles raisons je n’ai de répartie, 2666 Sinon que c’est à moi de rompre la partie. 2667 J’en vais semer le bruit. Et sur ce bruit tu veux… 2668 2669 2670 2671 2672 Qu’on leur donne dans peu des gardes à tous deux, 2673 Et qu’une main puissante arrête leur querelle. 2674 Qu’en dis-tu, cher ami ? L’invention est belle, 2675 Et le chemin bien court à les mettre d’accord ; 2676 Mais souffre auparavant que j’y fasse un effort. 2677 Peut-être mon esprit trouvera quelque ruse 2678 Par où, sans en rougir, du cartel je m’excuse. 2679 Ne donnons point sujet de tant parler de nous, 2680 Et sachons seulement à quoi tu te résous. 2681 2682 2683 2684 2685 À les laisser en paix, et courir l’Italie 2686 Pour divertir le cours de ma mélancolie, 2687 Et ne voir point Florame emporter à mes yeux 2688 Le prix où prétendait mon cœur ambitieux. 2689 2690 2691 2692 2693 Amarante, à ce compte, est hors de ta pensée ? 2694 2695 2696 2697 2698 Son image du tout n’en est pas effacée. 2699 Mais… Tu crains que pour elle on te fasse un duel. 2700 2701 2702 2703 2704 Railler un malheureux, c’est être trop cruel. 2705 Bien que ses yeux encor règnent sur mon courage, 2706 Le bonheur de Florame à la quitter m’engage ; 2707 2708 Le ciel ne nous fit point, et pareils, et rivaux, 2709 Pour avoir des succès tellement inégaux. 2710 C’est me perdre d’honneur, et par cette poursuite, 2711 D’égal que je lui suis, me ranger à sa suite. 2712 Je donne désormais des règles à mes feux ; 2713 De moindres que Daphnis sont incapables d’eux ; 2714 Et rien dorénavant n’asservira mon âme 2715 Qui ne me puisse mettre au-dessus de Florame. 2716 Allons, je ne puis voir sans mille déplaisirs 2717 Ce possesseur du bien où tendaient mes désirs. 2718 2719 2720 2721 2722 Arrête. Cette fuite est hors de bienséance, 2723 Et je n’ai point d’appel à faire en ta présence. 2724 2725 2726 2727 2728 2729 2730 Jetterai-je toujours des menaces en l’air, 2731 Sans que je sache enfin à qui je dois parler ? 2732 Aurait-on jamais cru qu’elle me fût ravie, 2733 Et qu’on me pût ôter Daphnis avant la vie ? 2734 Le possesseur du prix de ma fidélité, 2735 Bien que je sois vivant, demeure en sûreté : 2736 Tout inconnu qu’il m’est, il produit ma misère ; 2737 Tout mon rival qu’il est, il rit de ma colère. 2738 Rival ! ah, quel malheur ! j’en ai pour me bannir, 2739 Et cesse d’en avoir quand je le veux punir. 2740 Grands dieux, qui m’enviez cette juste allégeance, 2741 Qu’un amant supplanté tire de la vengeance, 2742 Et me cachez le bras dont je reçois les coups, 2743 2744 Est-ce votre dessein que je m’en prenne à vous ? 2745 Est-ce votre dessein d’attirer mes blasphèmes, 2746 Et qu’ainsi que mes maux mes crimes soient extrêmes, 2747 Qu’à mille impiétés osant me dispenser, 2748 À votre foudre oisif je donne où se lancer ? 2749 Ah ! souffrez qu’en l’état de mon sort déplorable 2750 Je demeure innocent, encor que misérable : 2751 Destinez à vos feux d’autres objets que moi ; 2752 Vous n’en sauriez manquer, quand on manque de foi. 2753 Employez le tonnerre à punir les parjures, 2754 Et prenez intérêt vous-même à mes injures : 2755 Montrez, en me vengeant, que vous êtes des dieux, 2756 Ou conduisez mon bras, puisque je n’ai point d’yeux, 2757 Et qu’on sait dérober d’un rival qui me tue 2758 Le nom à mon oreille, et l’objet à ma vue. 2759 Rival, qui que tu sois, dont l’insolent amour 2760 Idolâtre un soleil et n’ose voir le jour, 2761 N’oppose plus ta crainte à l’ardeur qui te presse ; 2762 Fais-toi, fais-toi connaître allant voir ta maîtresse. 2763 2764 2765 2766 2767 2768 2769 Amarante (aussi bien te faut-il confesser 2770 Que la seule Daphnis avait su me blesser), 2771 Dis-moi qui me l’enlève ; apprends-moi quel mystère 2772 Me cache le rival qui possède son père ; 2773 2774 À quel heureux amant Géraste a destiné 2775 Ce beau prix que l’amour m’avait si bien donné. 2776 2777 2778 2779 2780 Ce dût vous être assez de m’avoir abusée, 2781 Sans faire encor de moi vos sujets de risée. 2782 Je sais que le vieillard favorise vos feux, 2783 Et que rien que Daphnis n’est contraire à vos vœux. 2784 2785 2786 2787 2788 Que me dis-tu ? Lui seul, et sa rigueur nouvelle 2789 Empêchent les effets d’une ardeur mutuelle ? 2790 2791 2792 2793 2794 Pensez-vous me duper avec ce feint courroux ? 2795 Lui-même il m’a prié de lui parler pour vous. 2796 2797 2798 2799 2800 Vois-tu, ne t’en ris plus ; ta seule jalousie 2801 A mis à ce vieillard ce change en fantaisie. 2802 Ce n’est pas avec moi que tu te dois jouer, 2803 Et ton crime redouble à le désavouer ; 2804 Mais sache qu’aujourd’hui, si tu ne fais en sorte 2805 Que mon fidèle amour sur ce rival l’emporte, 2806 J’aurai trop de moyens à te faire sentir 2807 Qu’on ne m’offense point sans un prompt repentir. 2808 2809 2810 2811 2812 2813 2814 Voilà de quoi tomber en un nouveau dédale. 2815 Ô ciel ! qui vit jamais confusion égale ? 2816 Si j’écoute Daphnis, j’apprends qu’un feu puissant 2817 La brûle pour Florame, et qu’un père y consent ; 2818 Si j’écoute Géraste, il lui donne Florame, 2819 Et se plaint que Daphnis en rejette la flamme ; 2820 Et si Florame est cru, ce vieillard aujourd’hui 2821 Dispose de Daphnis pour un autre que lui. 2822 Sous un tel embarras je me trouve accablée ; 2823 Eux ou moi, nous avons la cervelle troublée, 2824 Si ce n’est qu’à dessein ils se soient concertés 2825 Pour me faire enrager par ces diversités. 2826 Mon faible esprit s’y perd et n’y peut rien comprendre ; 2827 Pour en venir à bout, il me les faut surprendre, 2828 Et quand ils se verront, écouter leurs discours, 2829 Pour apprendre par là le fond de ces détours. 2830 Voici mon vieux rêveur ; fuyons de sa présence, 2831 Qu’il ne m’embrouille encor de quelque confidence : 2832 De crainte que j’en ai, d’ici je me bannis, 2833 Tant qu’avec lui je voie ou Florame, ou Daphnis. 2834 2835 2836 2837 2838 2839 2840 J’ai grand regret, monsieur, que la foi qui vous lie 2841 Empêche que chez vous mon neveu ne s’allie, 2842 Et que son feu m’emploie aux offres qu’il vous fait, 2843 Lorsqu’il n’est plus en vous d’en accepter l’effet. 2844 2845 2846 2847 2848 C’est un rare trésor que mon malheur me vole ; 2849 Et si l’honneur souffrait un manque de parole, 2850 L’avantageux parti que vous me présentez 2851 Me verrait aussitôt prêt à ses volontés. 2852 2853 2854 2855 2856 Mais si quelque hasard rompait cette alliance ? 2857 2858 2859 2860 2861 N’ayez lors, je vous prie, aucune défiance ; 2862 Je m’en tiendrais heureux, et ma foi vous répond 2863 Que Daphnis, sans tarder, épouse Clarimond. 2864 2865 2866 2867 2868 Adieu. Faites état de mon humble service. 2869 2870 2871 2872 2873 Et vous pareillement, d’un cœur sans artifice. 2874 2875 2876 2877 2878 2879 2880 De sorte qu’à mes yeux votre foi lui répond 2881 Que Daphnis, sans tarder, épouse Clarimond ? 2882 2883 2884 2885 2886 Cette vaine promesse en un cas impossible 2887 Adoucit un refus et le rend moins sensible ; 2888 C’est ainsi qu’on oblige un homme à peu de frais. 2889 2890 2891 2892 2893 Ajouter l’impudence à vos perfides traits ! 2894 Il vous faudrait du charme au lieu de cette ruse, 2895 Pour me persuader que qui promet refuse. 2896 2897 2898 2899 2900 J’ai promis, et tiendrais ce que j’ai protesté, 2901 Si Florame rompait le concert arrêté. 2902 Pour Daphnis, c’est en vain qu’elle fait la rebelle 2903 J’en viendrai trop à bout. Impudence nouvelle ! 2904 Florame, que Daphnis fait maître de son cœur, 2905 De votre seul caprice accuse la rigueur ; 2906 Et je sais que sans vous leur mutuelle flamme 2907 Unirait deux amants qui n’ont déjà qu’une âme. 2908 Vous m’osez cependant effrontément conter 2909 2910 Que Daphnis sur ce point aime à vous résister ! 2911 Vous m’en aviez promis une tout autre issue : 2912 J’en ai porté parole après l’avoir reçue. 2913 Qu’avais-je, contre vous, ou fait, ou projeté, 2914 Pour me faire tremper en votre lâcheté ? 2915 Ne pouviez-vous trahir que par mon entremise ? 2916 Avisez : il y va de plus que de Florise. 2917 Ne vous estimez pas quitte pour la quitter, 2918 Ni que de cette sorte on se laisse affronter. 2919 2920 2921 2922 2923 Me prends-tu donc pour homme à manquer de parole 2924 En faveur d’un caprice où s’obstine une folle ? 2925 Va, fais venir Florame ; à ses yeux tu verras 2926 Que pour lui mon pouvoir ne s’épargnera pas, 2927 Que je maltraiterai Daphnis en sa présence 2928 D’avoir pour son amour si peu de complaisance. 2929 Qu’il vienne seulement voir un père irrité, 2930 Et joindre sa prière à mon autorité ; 2931 Et lors, soit que Daphnis y résiste ou consente, 2932 Crois que ma volonté sera la plus puissante. 2933 2934 2935 2936 2937 Croyez que nous tromper ce n’est pas votre mieux. 2938 2939 2940 2941 2942 Me foudroie en ce cas la colère des cieux ! 2943 2944 2945 2946 Géraste, sur-le-champ il te fallait contraindre 2947 Celle que ta pitié ne pouvait ouïr plaindre. 2948 Tu n’as pu refuser du temps à ses douleurs 2949 Ton cœur s’attendrissait de voir couler ses pleurs ; 2950 Et pour avoir usé trop peu de ta puissance, 2951 On t’impute à forfait sa désobéissance. 2952 Un traitement trop doux te fait croire sans foi. 2953 Faudra-t-il que de vous je reçoive la loi, 2954 Et que l’aveuglement d’une amour obstinée 2955 Contre ma volonté règle votre hyménée ? 2956 Mon extrême indulgence a donné, par malheur, 2957 À vos rébellions quelque faible couleur ; 2958 Et pour quelque moment que vos feux m’ont su plaire, 2959 Vous pensez avoir droit de braver ma colère : 2960 Mais sachez qu’il fallait, ingrate, en vos amours, 2961 Ou ne m’obéir point, ou m’obéir toujours. 2962 2963 2964 2965 2966 Si dans mes premiers feux je vous semble obstinée, 2967 C’est l’effet de ma foi sous votre aveu donnée. 2968 Quoi que mette en avant votre injuste courroux, 2969 Je ne veux opposer à vous-même que vous. 2970 Votre permission doit être irrévocable : 2971 Devenez seulement à vous-même semblable. 2972 Il vous fallait, monsieur, vous-même à mes amours, 2973 2974 Ou ne consentir point, ou consentir toujours. 2975 Je choisirai la mort plutôt que le parjure ; 2976 M’y voulant obliger, vous vous faites injure. 2977 Ne veuillez point combattre ainsi hors de saison 2978 Votre vouloir, ma foi, mes pleurs, et la raison. 2979 Que vous a fait Daphnis ? que vous a fait Florame, 2980 Que pour lui vous vouliez que j’éteigne ma flamme ? 2981 2982 2983 2984 2985 Mais que vous a-t-il fait, que pour lui seulement 2986 Vous vous rendiez rebelle à mon commandement ? 2987 Ma foi n’est-elle rien au-dessus de la vôtre ? 2988 Vous vous donnez à l’un ; ma foi vous donne à l’autre. 2989 Qui le doit emporter ou de vous ou de moi ? 2990 Et qui doit de nous deux plutôt manquer de foi ? 2991 Quand vous en manquerez, mon vouloir vous excuse. 2992 Mais à trop raisonner moi-même je m’abuse : 2993 Il n’est point de raison valable entre nous deux, 2994 Et pour toute raison, il suffit que je veux. 2995 2996 2997 2998 2999 Un parjure jamais ne devient légitime ; 3000 Une excuse ne peut justifier un crime. 3001 Malgré vos changements, mon esprit résolu 3002 Croit suffire à mes feux que vous ayez voulu. 3003 3004 3005 3006 3007 3008 3009 Voici ce cher amant qui me tient engagée, 3010 3011 À qui sous votre aveu ma foi s’est obligée. 3012 Changez de volonté pour un objet nouveau : 3013 Daphnis épousera Florame, ou le tombeau. 3014 3015 3016 3017 3018 Que vois-je ici, bons dieux ? Mon amour, ma constance. 3019 3020 3021 3022 Et sur quoi donc fonder ta désobéissance ? 3023 Quel envieux démon, et quel charme assez fort, 3024 Faisait entrechoquer deux volontés d’accord ? 3025 C’est lui que tu chéris, et que je te destine ; 3026 Et ta rébellion dans un refus s’obstine ! 3027 3028 3029 3030 3031 Appelez-vous refus de me donner sa foi, 3032 Quand votre volonté se déclara pour moi ? 3033 Et cette volonté, pour une autre tournée, 3034 Vous peut-elle obéir après la foi donnée ? 3035 3036 3037 3038 3039 C’est pour vous que je change, et pour vous seulement 3040 Je veux qu’elle renonce à son premier amant. 3041 Lorsque je consentis à sa secrète flamme, 3042 C’était pour Clarimond qui possédait son âme ; 3043 Amarante du moins me l’avait dit ainsi. 3044 3045 3046 3047 3048 Amarante, approchez ; que tout soit éclairci. 3049 Une telle imposture est-elle pardonnable ? 3050 3051 3052 3053 3054 Mon amour pour Florame en est le seul coupable : 3055 3056 Mon esprit l’adorait : et vous étonnez-vous 3057 S’il devint inventif, puisqu’il était jaloux ? 3058 3059 3060 3061 3062 Et par là tu voulais… Que votre âme déçue 3063 Donnât à Clarimond une si bonne issue, 3064 Que Florame, frustré de l’objet de ses vœux, 3065 Fût réduit désormais à seconder mes feux. 3066 3067 3068 3069 3070 Pardonnez-lui, monsieur ; et vous, daignez, madame, 3071 Justifier son feu par votre propre flamme. 3072 Si vous m’aimez encor, vous devez estimer 3073 Qu’on ne peut faire un crime à force de m’aimer. 3074 3075 3076 3077 3078 Si je t’aime, Florame ? Ah ! ce doute m’offense. 3079 D’Amarante avec toi je prendrai la défense. 3080 3081 3082 3083 3084 Et moi, dans ce pardon je vous veux prévenir ; 3085 Votre hymen aussi bien saura trop la punir. 3086 3087 3088 3089 3090 Qu’un nom tu par hasard nous a donné de peine ! 3091 3092 3093 3094 3095 Mais que, su maintenant, il rend sa ruse vaine, 3096 Et donne un prompt succès à vos contentements. 3097 3098 3099 3100 3101 Vous, de qui je les tiens… Trêve de compliments : 3102 Ils nous empêcheraient de parler de Florise. 3103 3104 3105 3106 3107 Il n’en faut point parler, elle vous est acquise. 3108 3109 3110 3111 3112 Allons donc la trouver : que cet échange heureux 3113 Comble d’aise à son tour un vieillard amoureux. 3114 3115 3116 3117 3118 Quoi ! je ne savais rien d’une telle partie ! 3119 3120 3121 3122 3123 Je pense toutefois vous avoir avertie 3124 Qu’un grand effet d’amour, avant qu’il fût longtemps, 3125 Vous rendrait étonnée, et nos désirs contents. 3126 Mais différez, monsieur, une telle visite ; 3127 Mon feu ne souffre point que sitôt je la quitte ; 3128 Et d’ailleurs je sais trop que la foi du devoir 3129 Veut que je sois chez nous pour vous y recevoir. 3130 3131 3132 3133 Va donc lui témoigner le désir qui me presse. 3134 3135 3136 3137 3138 Plutôt fais-la venir saluer ma maîtresse : 3139 Ainsi tout à la fois nous verrons satisfaits 3140 Vos feux et mon devoir, ma flamme et vos souhaits. 3141 3142 3143 3144 3145 Je dois être honteux d’attendre qu’elle vienne. 3146 3147 3148 3149 3150 3151 Attendez-la, monsieur, et qu’à cela ne tienne : 3152 Je cours exécuter cette commission. 3153 3154 3155 3156 3157 Le temps en sera long à mon affection. 3158 3159 3160 3161 3162 Toujours l’impatience à l’amour est mêlée. 3163 3164 3165 3166 3167 Allons dans le jardin faire deux tours d’allée, 3168 Afin que cet ennui que j’en pourrai sentir 3169 Parmi votre entretien trouve à se divertir. 3170 3171 3172 3173 3174 3175 3176 Je le perds donc, l’ingrat, sans que mon artifice 3177 Sans que pas un effet ait suivi ma malice, 3178 Ait tiré de ses maux aucun soulagement, 3179 Où ma confusion n’égalât son tourment. 3180 Pour agréer ailleurs il tâchait à me plaire, 3181 J’ai servi de prétexte à son feu téméraire, 3182 Un amour dans la bouche, un autre dans le sein : 3183 Et je n’ai pu servir d’obstacle à son dessein. 3184 Daphnis me le ravit, non par son beau visage, 3185 Non que sur moi sa race ait aucun avantage, 3186 Non par son bel esprit ou ses doux entretiens, 3187 Mais par le seul éclat qui sort d’un peu de biens. 3188 3189 Filles que la nature a si bien partagées, 3190 Quelque charmants qu’ils soient, vous êtes négligées, 3191 Vous devez présumer fort peu de vos attraits ; 3192 À moins que la fortune en rehausse les traits. 3193 Mais encor que Daphnis eût captivé Florame, 3194 Destins, pour rendre aisé le succès de sa flamme, 3195 Le moyen qu’inégal il en fût possesseur ? 3196 Fallait-il qu’un vieux fou fût épris de sa sœur ? 3197 Pour tromper mon attente, et me faire un supplice, 3198 Un jeune amant s’attache aux lois de l’avarice, 3199 Deux fois l’ordre commun se renverse en un jour ; 3200 Et ce vieillard pour lui suit celles de l’amour. 3201 Un discours amoureux n’est qu’une fausse amorce, 3202 L’un m’échappe de gré, comme l’autre de force ; 3203 Et Théante et Florame ont feint pour moi des feux ; 3204 J’ai quitté l’un pour l’autre, et je les perds tous deux. 3205 Mon cœur n’a point d’espoir dont je ne sois séduite, 3206 Et dans le triste état où le ciel m’a réduite, 3207 Si je prends quelque peine, une autre en a les fruits ; 3208 Je ne sens que douleurs, et ne prévois qu’ennuis. 3209 3210 Vieillard, qui de ta fille achètes une femme 3211 Puisse le ciel, aux soins qui te vont ronger l’âme, 3212 Dont peut-être aussitôt tu seras mécontent, 3213 Dénier le repos du tombeau qui t’attend ! 3214 Puisse le noir chagrin de ton humeur jalouse 3215 Te faire un long trépas, et cette jeune épouse 3216 Me contraindre moi-même à déplorer ton sort, 3217 User toute sa vie à souhaiter ta mort !