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corneille_place_royale (71687B)


      1 Ton frère, je l’avoue, a beaucoup de mérite,
      2 Tu reçois aujourd’hui ma dernière visite,
      3 Si tu m’entretiens plus des feux qu’il a pour moi.
      4 Vraiment tu me prescris une fâcheuse loi,
      5 Je ne puis sans forcer celles de la nature,
      6 Dénier mon secours aux tourments qu’il endure,
      7 Tu m’aimes, il se meurt, et tu peux le guérir,
      8 Et sans t’importuner je le lairrais périr !
      9 Ne défendras-tu point à la fin de le plaindre ?
     10 Le mal est bien léger qu’un feu qu’on peut éteindre.
     11 Il le devrait du moins, mais avec tant d’appas
     12 Le moyen qu’il te voie et ne t’adore pas ?
     13 Ses yeux ne souffrent point que son cour soit de glace,
     14 Aussi ne pourrait-on m’y résoudre, en sa place,
     15 Et tes regards, sur moi plus forts que tes mépris,
     16 Te sauraient conserver ce que tu m’aurais pris.
     17 S’il vit dans une humeur tellement obstinée,
     18 Je puis bien m’empêcher d’en être importunée,
     19 Feindre un peu de migraine, ou me faire celer,
     20 C’est un moyen bien court de ne lui plus parler ;
     21 Mais ce qui m’en déplaît, et qui me désespère,
     22 C’est de perdre la sœur pour éviter le frère,
     23 Et me violenter à fuir ton entretien,
     24 Puisque te voir encor c’est m’exposer au sien,
     25 Que s’il me faut quitter cette douce pratique,
     26 Ne mets point en oubli l’amitié d’Angélique,
     27 Sûre que ses effets auront leur premier cours
     28 Aussitôt que ton frère éteindra ses amours.
     29 Tu vis d’un air étrange et presque insupportable.
     30 Que toi-même pourtant trouverais équitable,
     31 Mais la raison sur toi ne saurait l’emporter,
     32 Dans l’intérêt d’un frère on ne peut l’écouter.
     33 Et par quelle raison négliger son martyre ?
     34 Vois-tu, j’aime Alidor, et c’est assez tout dire ;
     35 Le reste des mortels pourrait m’offrir des vœux,
     36 Je suis aveugle, sourde, insensible pour eux,
     37 La pitié de leurs maux ne peut toucher mon âme
     38 Que par des sentiments dérobés à ma flamme,
     39 On ne doit point avoir des amants par quartier,
     40 Alidor a mon cour et l’aura tout entier ;
     41 En aimer deux, c’est être à tous deux infidèle.
     42 Qu’Alidor seul te rende à tout autre cruelle !
     43 C’est avoir pour le reste un cour trop endurci.
     44 Pour aimer comme il faut, il faut aimer ainsi.
     45 Dans l’obstination où je te vois réduite
     46 J’admire ton amour et ris de ta conduite.
     47 Fasse état qui voudra de ta fidélité,
     48 Je ne me pique point de cette vanité,
     49 On a peu de plaisirs quand un seul les fait naître,
     50 Au lieu d’un serviteur c’est accepter un maître,
     51 Dans les soins éternels de ne plaire qu’à lui,
     52 Cent plus honnêtes gens nous donnent de l’ennui,
     53 Il nous faut de tout point vivre à sa fantaisie,
     54 Souffrir de son humeur, craindre sa jalousie,
     55 Et de peur que le temps n’emporte ses ferveurs,
     56 Le combler chaque jour de nouvelles faveurs ;
     57 Notre âme, s’il s’éloigne, est chagrine, abattue ;
     58 Sa mort nous désespère et son change nous tue,
     59 Et de quelque douceur que nos feux soient suivis,
     60 On dispose de nous sans prendre notre avis ;
     61 C’est rarement qu’un père à nos goûts s’accommode,
     62 Et lors juge quels fruits on a de ta méthode.
     63 Pour moi, j’aime un chacun, et sans rien négliger,
     64 Le premier qui m’en conte a de quoi m’engager :
     65 Ainsi tout contribue à ma bonne fortune ;
     66 Tout le monde me plaît, et rien ne m’importune.
     67 De mille que je rends l’un de l’autre jaloux,
     68 Mon cour n’est à pas un, et se promet à tous :
     69 Ainsi tous à l’envi s’efforcent à me plaire ;
     70 Tous vivent d’espérance, et briguent leur salaire ;
     71 L’éloignement d’aucun ne saurait m’affliger,
     72 Mille encore présents m’empêchent d’y songer.
     73 Je n’en crains point la mort, je n’en crains point le change ;
     74 Un monde m’en console aussitôt ou m’en venge.
     75 Le moyen que de tant et de si différents
     76 Quelqu’un n’ait assez d’heur pour plaire à mes parents ?
     77 Et si quelque inconnu m’obtient d’eux pour maîtresse,
     78 Ne crois pas que j’en tombe en profonde tristesse :
     79 Il aura quelques traits de tant que je chéris,
     80 Et je puis avec joie accepter tous maris.
     81 Voilà fort plaisamment tailler cette matière,
     82 Et donner à ta langue une libre carrière.
     83 Ce grand flux de raisons dont tu viens m’attaquer
     84 Est bon à faire rire, et non à pratiquer.
     85 Simple, tu ne sais pas ce que c’est que tu blâmes,
     86 Et ce qu’a de douceurs l’union de deux âmes ;
     87 Tu n’éprouvas jamais de quels contentements
     88 Se nourrissent les feux des fidèles amants.
     89 Qui peut en avoir mille en est plus estimée,
     90 Mais qui les aime tous de pas un n’est aimée ;
     91 Elle voit leur amour soudain se dissiper :
     92 Qui veut tout retenir laisse tout échapper.
     93 Défais-toi, défais-toi de tes fausses maximes ;
     94 Ou si ces vieux abus te semblent légitimes,
     95 Si le seul Alidor te plaît dessous les cieux,
     96 Conserve-lui ton cour, mais partage tes yeux :
     97 De mon frère par là soulage un peu les plaies ;
     98 Accorde un faux remède à des douleurs si vraies ;
     99 Feins, déguise avec lui, trompe-le par pitié,
    100 Ou du moins par vengeance et par inimitié.
    101 Le beau prix qu’il aurait de m’avoir tant chérie,
    102 Si je ne le payais que d’une tromperie !
    103 Pour salaire des maux qu’il endure en m’aimant,
    104 Il aura qu’avec lui je vivrai franchement.
    105 Franchement, c’est-à-dire avec mille rudesses,
    106 Le mépriser, le fuir, et par quelques adresses
    107 Qu’il tâche d’adoucir… Quoi ! Me quitter ainsi !
    108 Et sans me dire adieu ! Le sujet ? Le voici.
    109 Ma soeur, ne cherche plus une chose trouvée :
    110 Sa fuite n’est l’effet que de mon arrivée ;
    111 Ma présence la chasse, et son muet départ
    112 A presque devancé son dédaigneux regard.
    113 Juge par là quels fruits produit mon entremise.
    114 Je m’acquitte des mieux de la charge commise ;
    115 Je te fais plus parfait mille fois que tu n’es :
    116 Ton feu ne peut aller au point où je le mets ;
    117 J’invente des raisons à combattre sa haine ;
    118 Je blâme, flatte, prie, et perds toujours ma peine,
    119 En grand péril d’y perdre encor son amitié,
    120 Et d’être en tes malheurs avec toi de moitié.
    121 Ah ! Tu ris de mes maux. Que veux-tu que je fasse ?
    122 Ris des miens, si jamais tu me vois en ta place.
    123 Que serviraient mes pleurs ? Veux-tu qu’à tes tourments
    124 J’ajoute la pitié de mes ressentiments ?
    125 Après mille mépris qu’a reçus ta folie,
    126 Tu n’es que trop chargé de ta mélancolie ;
    127 Si j’y joignais la mienne, elle t’accablerait,
    128 Et de mon déplaisir le tien redoublerait ;
    129 Contraindre mon humeur me serait un supplice
    130 Qui me rendrait moins propre à te faire service.
    131 Vois-tu ? Par tous moyens je te veux soulager ;
    132 Mais j’ai bien plus d’esprit que de m’en affliger.
    133 Il n’est point de douleur si forte en un courage
    134 Qui ne perde sa force auprès de mon visage ;
    135 C’est toujours de tes maux autant de rabattu :
    136 Confesse, ont-ils encor le pouvoir qu’ils ont eu ?
    137 Ne sens-tu point déjà ton âme un peu plus gaie ?
    138 Tu me forces à rire en dépit que j’en aie ;
    139 Je souffre tout de toi, mais à condition
    140 D’employer tous tes soins à mon affection.
    141 Dis-moi par quelle ruse il faut… Rentrons, mon frère :
    142 Un de mes amants vient, qui pourrait nous distraire.
    143 
    144 Tatatatatata tatatatata ta
    145 Tatatatatata tatatata tata
    146 
    147 Ainsi je veux punir ma flamme déloyale ;
    148 Ainsi… Te rencontrer dans la place Royale,
    149 Solitaire, et si près de ta douce prison,
    150 Montre bien que Philis n’est pas à la maison.
    151 Mais voir de ce côté ta démarche avancée
    152 Montre bien qu’Angélique est fort dans ta pensée.
    153 Hélas ! C’est mon malheur : son objet trop charmant,
    154 Quoi que je puisse faire, y règne absolument.
    155 De ce pouvoir peut-être elle use en inhumaine ?
    156 Rien moins, et c’est par là que redouble ma peine :
    157 Ce n’est qu’en m’aimant trop qu’elle me fait mourir,
    158 Un moment de froideur, et je pourrais guérir ;
    159 Une mauvaise oeillade, un peu de jalousie,
    160 Et j’en aurais soudain passé ma fantaisie ;
    161 Mais las ! Elle est parfaite, et sa perfection
    162 N’approche point encor de son affection ;
    163 Point de refus pour moi, point d’heures inégales ;
    164 Accablé de faveurs à mon repos fatales,
    165 Sitôt qu’elle voit jour à d’innocents plaisirs,
    166 Je vois qu’elle devine et prévient mes désirs ;
    167 Et si j’ai des rivaux, sa dédaigneuse vue
    168 Les désespère autant que son ardeur me tue.
    169 Vit-on jamais amant de la sorte enflammé,
    170 Qui se tînt malheureux pour être trop aimé ?
    171 Comptes-tu mon esprit entre les ordinaires ?
    172 Penses-tu qu’il s’arrête aux sentiments vulgaires ?
    173 Les règles que je suis ont un air tout divers :
    174 Je veux la liberté dans le milieu des fers.
    175 Il ne faut point servir d’objet qui nous possède ;
    176 Il ne faut point nourrir d’amour qui ne nous cède :
    177 Je le hais, s’il me force ; et quand j’aime, je veux
    178 Que de ma volonté dépendent tous mes voeux,
    179 Que mon feu m’obéisse au lieu de me contraindre,
    180 Que je puisse à mon gré l’enflammer et l’éteindre,
    181 Et toujours en état de disposer de moi,
    182 Donner quand il me plaît et retirer ma foi.
    183 Pour vivre de la sorte Angélique est trop belle :
    184 Mes pensers ne sauraient m’entretenir que d’elle ;
    185 Je sens de ses regards mes plaisirs se borner ;
    186 Mes pas d’autre côté n’oseraient se tourner ;
    187 Et de tous mes soucis la liberté bannie
    188 Me soumet en esclave à trop de tyrannie.
    189 J’ai honte de souffrir les maux dont je me plains,
    190 Et d’éprouver ses yeux plus forts que mes desseins.
    191 Je n’ai que trop langui sous de si rudes gênes :
    192 À tel prix que ce soit, il faut rompre mes chaînes,
    193 De crainte qu’un hymen, m’en ôtant le pouvoir,
    194 Fît d’un amour par force un amour par devoir.
    195 Crains-tu de posséder un objet qui te charme ?
    196 Ne parle point d’un noeud dont le seul nom m’alarme.
    197 J’idolâtre Angélique : elle est belle aujourd’hui,
    198 Mais sa beauté peut-elle autant durer que lui ?
    199 Et pour peu qu’elle dure, aucun me peut-il dire
    200 Si je pourrai l’aimer jusqu’à ce qu’elle expire ?
    201 Du temps, qui change tout, les révolutions
    202 Ne changent-elles pas nos résolutions ?
    203 Est-ce une humeur égale et ferme que la nôtre ?
    204 N’a-t-on point d’autres goûts en un âge qu’en l’autre ?
    205 Juge alors le tourment que c’est d’être attaché,
    206 Et de ne pouvoir rompre un si fâcheux marché.
    207 Cependant Angélique, à force de me plaire,
    208 Me flatte doucement de l’espoir du contraire ;
    209 Et si d’autre façon je ne me sais garder,
    210 Je sens que ses attraits m’en vont persuader.
    211 Mais puisque son amour me donne tant de peine,
    212 Je la veux offenser pour acquérir sa haine,
    213 Et mériter enfin un doux commandement
    214 Qui prononce l’arrêt de mon bannissement.
    215 Ce remède est cruel, mais pourtant nécessaire :
    216 Puisqu’elle me plaît trop, il me faut lui déplaire.
    217 Tant que j’aurai chez elle encor le moindre accès,
    218 Mes desseins de guérir n’auront point de succès.
    219 Étrange humeur d’amant ! Étrange, mais utile.
    220 Je me procure un mal pour en éviter mille.
    221 Tu ne prévois donc pas ce qui t’attend de maux,
    222 Quand un rival aura le fruit de tes travaux ?
    223 Pour se venger de toi, cette belle offensée
    224 Sous les lois d’un mari sera bientôt passée ;
    225 Et lors, que de soupirs et de pleurs répandus
    226 Ne te rendront aucun de tant de biens perdus !
    227 Dis mieux, que pour rentrer dans mon indifférence,
    228 Je perdrai mon amour avec mon espérance,
    229 Et qu’y trouvant alors sujet d’aversion,
    230 Ma liberté naîtra de ma punition.
    231 Après cette assurance, ami, je me déclare.
    232 Amoureux dès longtemps d’une beauté si rare,
    233 Toi seul de la servir me pouvais empêcher ;
    234 Et je n’aimais Philis que pour m’en approcher.
    235 Souffre donc maintenant que pour mon allégeance
    236 Je prenne, si je puis, le temps de sa vengeance ;
    237 Que des ressentiments qu’elle aura contre toi
    238 Je tire un avantage en lui portant ma foi,
    239 Et que cette colère en son âme conçue
    240 Puisse de mes désirs faciliter l’issue.
    241 Si ce joug inhumain, ce passage trompeur,
    242 Ce supplice éternel, ne te fait point de peur,
    243 À moi ne tiendra pas que la beauté que j’aime
    244 Ne me quitte bientôt pour un autre moi-même.
    245 Tu portes en bon lieu tes désirs amoureux ;
    246 Mais songe que l’hymen fait bien des malheureux.
    247 J’en veux bien faire essai ; mais d’ailleurs, quand j’y pense,
    248 Peut-être seulement le nom d’époux t’offense,
    249 Et tu voudrais qu’un autre… Ami, que me dis-tu ?
    250 Connais mieux Angélique et sa haute vertu ;
    251 Et sache qu’une fille a beau toucher mon âme,
    252 Je ne la connais plus dès l’heure qu’elle est femme.
    253 De mille qu’autrefois tu m’as vu caresser,
    254 En pas une un mari pouvait-il s’offenser ?
    255 J’évite l’apparence autant comme le crime ;
    256 Je fuis un compliment qui semble illégitime ;
    257 Et le jeu m’en déplaît, quand on fait à tous coups
    258 Causer un médisant et rêver un jaloux.
    259 encor que dans mon feu mon cour ne s’intéresse,
    260 Je veux pouvoir prétendre où ma bouche l’adresse,
    261 Et garder, si je puis, parmi ces fictions,
    262 Un renom aussi pur que mes intentions.
    263 Ami, soupçon à part, et sans plus de réplique,
    264 Si tu veux en ma place être aimé d’Angélique,
    265 Allons tout de ce pas ensemble imaginer
    266 Les moyens de la perdre et de te la donner,
    267 Et quelle invention sera la plus aisée.
    268 Allons. Ce que j’ai dit n’était que par risée.
    269 De cette trahison ton maître est donc l’auteur ?
    270 Assez imprudemment il m’en fait le porteur.
    271 Comme il se rend par là digne qu’on le prévienne,
    272 Je veux bien en faire une en haine de la sienne ;
    273 Et mon devoir, mal propre à de si lâches coups,
    274 Manque aussitôt vers lui que son amour vers vous.
    275 Contre ce que je vois le mien encor s’obstine.
    276 Qu’Alidor ait écrit cette lettre à Clarine,
    277 Et qu’ainsi d’Angélique il se voulût jouer !
    278 Il n’aura pas le front de le désavouer.
    279 Opposez-lui ces traits, battez-le de ses armes :
    280 Pour s’en pouvoir défendre il lui faudrait des charmes.
    281 Mais surtout cachez-lui ce que je fais pour vous,
    282 Et ne m’exposez point aux traits de son courroux ;
    283 Que je vous puisse encor trahir son artifice,
    284 Et pour mieux vous servir, rester à son service.
    285 Rien ne m’échappera qui te puisse toucher :
    286 Je sais ce qu’il faut dire, et ce qu’il faut cacher.
    287 Feignez d’avoir reçu ce billet de Clarine,
    288 Et que… Ne m’instruis point, et va, qu’il ne devine.
    289 Mais… Ne réplique plus, et va-t’en. J’obéis.
    290 Mes feux, il est donc vrai que l’on vous a trahis ?
    291 Et ceux dont Alidor montrait son âme atteinte
    292 Ne sont plus que fumée, ou n’étaient qu’une feinte ?
    293 Que la foi des amants est un gage pipeur !
    294 Que leurs serments sont vains, et notre espoir trompeur !
    295 Qu’on est peu dans leur cour pour être dans leur bouche !
    296 Et que malaisément on sait ce qui les touche !
    297 Mais voici l’infidèle. Ah ! Qu’il se contraint bien !
    298 Puis-je avoir un moment de ton cher entretien ?
    299 Mais j’appelle un moment, de même qu’une année
    300 Passe entre deux amants pour moins qu’une journée.
    301 Avec de tels discours oses-tu m’aborder,
    302 Perfide, et sans rougir peux-tu me regarder ?
    303 As-tu cru que le ciel consentît à ma perte,
    304 Jusqu’à souffrir encor ta lâcheté couverte ?
    305 Apprends, perfide, apprends que je suis hors d’erreur :
    306 Tes yeux ne me sont plus que des objets d’horreur ;
    307 Je ne suis plus charmée, et mon âme plus saine
    308 N’eut jamais tant d’amour qu’elle a pour toi de haine.
    309 Voilà me recevoir avec des compliments
    310 Qui seraient pour tout autre un peu moins que charmants.
    311 Quel en est le sujet ? Le sujet ? Lis, parjure ;
    312 Et puis accuse-moi de te faire une injure !
    313 
    314 Tatatatatata tatatatata ta
    315 Tatatatatata tatatata tata
    316 
    317 Eh bien, ta trahison est-elle en évidence ?
    318 Est-ce là tant de quoi ? Tant de quoi ! L’impudence !
    319 Après mille serments il me manque de foi,
    320 Et me demande encor si c’est là tant de quoi !
    321 Change si tu le veux : je n’y perds qu’un volage ;
    322 Mais en m’abandonnant laisse en paix mon visage ;
    323 Oublie avec ta foi ce que j’ai de défauts ;
    324 N’établis point tes feux sur le peu que je vaux ;
    325 Fais que, sans m’y mêler, ton compliment s’explique,
    326 Et ne le grossis point du mépris d’Angélique.
    327 Deux mots de vérité vous mettent bien aux champs !
    328 Ciel, tu ne punis point des hommes si méchants !
    329 Ce traître vit encore, il me voit, il respire,
    330 Il m’affronte, il l’avoue, il rit quand je soupire.
    331 Vraiment le ciel a tort de ne vous pas donner
    332 Lorsque vous tempêtez, sa foudre à gouverner ;
    333 Il devrait avec vous être d’intelligence.
    334 Le digne et grand objet d’une haute vengeance !
    335 Vous traitez du papier avec trop de rigueur.
    336 Que n’en puis-je autant faire à ton perfide cœur !
    337 Qui ne vous flatte point puissamment vous irrite.
    338 Pour dire franchement votre peu de mérite,
    339 Commet-on des forfaits si grands et si nouveaux
    340 Qu’on doive tout à l’heure être mis en morceaux ?
    341 Si ce crime autrement ne saurait se remettre,
    342 Cassez : ceci vous dit encor pis que ma lettre.
    343 S’il me dit mes défauts autant ou plus que toi,
    344 Déloyal, pour le moins il n’en dit rien qu’à moi :
    345 C’est dedans son cristal que je les étudie ;
    346 Mais après il s’en tait, et moi j’y remédie ;
    347 Il m’en donne un avis sans me les reprocher,
    348 Et me les découvrant, il m’aide à les cacher.
    349 Vous êtes en colère, et vous dites des pointes.
    350 Ne présumiez-vous point que j’irais, à mains jointes,
    351 Les yeux enflés de pleurs, et le cour de soupirs,
    352 Vous faire offre à genoux de mille repentirs ?
    353 Que vous êtes à plaindre étant si fort déçue !
    354 Insolent ! ôte-toi pour jamais de ma vue.
    355 Me défendre vos yeux après mon changement,
    356 Appelez-vous cela du nom de châtiment ?
    357 Ce n’est que me bannir du lieu de mon supplice ;
    358 Et ce commandement est si plein de justice,
    359 Que bien que je renonce à vivre sous vos lois,
    360 Je vais vous obéir pour la dernière fois.
    361 Commandement honteux, où ton obéissance
    362 N’est qu’un signe trop clair de mon peu de puissance,
    363 Où ton bannissement a pour toi des appas,
    364 Et me devient cruel de ne te l’être pas !
    365 À quoi se résoudra désormais ma colère,
    366 Si ta punition te tient lieu de salaire ?
    367 Que mon pouvoir me nuit ! Et qu’il m’est cher vendu !
    368 Voilà ce que me vaut d’avoir trop attendu :
    369 Je devais prévenir ton outrageux caprice ;
    370 Mon bonheur dépendait de te faire injustice.
    371 Je chasse un fugitif avec trop de raison,
    372 Et lui donne les champs quand il rompt sa prison.
    373 Ah ! Que n’ai-je eu des bras à suivre mon courage !
    374 Qu’il m’eût bien autrement réparé cet outrage !
    375 Que j’eusse retranché de ses propos railleurs !
    376 Le traître n’eût jamais porté son cour ailleurs :
    377 Puisqu’il m’était donné, je m’en fusse saisie ;
    378 Et sans prendre conseil que de ma jalousie,
    379 Puisqu’un autre portrait en efface le mien,
    380 Cent coups auraient chassé ce voleur de mon bien.
    381 Vains projets, vains discours, vaine et fausse allégeance !
    382 Et mes bras et son cour manquent à ma vengeance !
    383 Ciel, qui m’en vois donner de si justes sujets,
    384 Donne-m’en des moyens, donne-m’en des objets.
    385 Où me dois-je adresser ? Qui doit porter sa peine ?
    386 Qui doit à son défaut m’éprouver inhumaine ?
    387 De mille désespoirs mon cour est assailli ;
    388 Je suis seule punie, et je n’ai point failli.
    389 Mais j’ose faire au ciel une injuste querelle ;
    390 Je n’ai que trop failli d’aimer un infidèle,
    391 De recevoir un traître, un ingrat, sous ma loi,
    392 Et trouver du mérite en qui manquait de foi.
    393 Ciel, encore une fois, écoute mon envie :
    394 Ôte-m’en la mémoire ou le prive de vie ;
    395 Fais que de mon esprit je puisse le bannir,
    396 Ou ne l’avoir que mort dedans mon souvenir.
    397 Que je m’anime en vain contre un objet aimable !
    398 Tout criminel qu’il est, il me semble adorable ;
    399 Et mes souhaits, qu’étouffe un soudain repentir,
    400 En demandant sa mort n’y sauraient consentir.
    401 Restes impertinents d’une flamme insensée,
    402 Ennemis de mon heur, sortez de ma pensée,
    403 Ou si vous m’en peignez encore quelques traits,
    404 Laissez là ses vertus, peignez-moi ses forfaits.
    405 Le croirais-tu, Philis ? Alidor m’abandonne.
    406 Pourquoi non ? Je n’y vois rien du tout qui m’étonne,
    407 Rien qui ne soit possible, et de plus fort commun.
    408 La constance est un bien qu’on ne voit en pas un :
    409 Tout change sous les cieux, mais partout bon remède.
    410 Le ciel n’en a point fait au mal qui me possède.
    411 Choisis de mes amants, sans t’affliger si fort,
    412 Et n’appréhende pas de me faire grand tort :
    413 J’en pourrais, au besoin, fournir toute la ville,
    414 Qu’il m’en demeurerait encor plus de deux mille.
    415 Tu me ferais mourir avec de tels propos ;
    416 Ah ! Laisse-moi plutôt soupirer en repos,
    417 Ma soeur. Plût au bon Dieu que tu voulusses l’être !
    418 Eh quoi, tu ris encor ! C’est bien faire paraître…
    419 Que je ne saurais voir d’un visage affligé
    420 Ta cruauté punie, et mon frère vengé.
    421 Après tout, je connais quelle est ta maladie :
    422 Tu vois comme Alidor est plein de perfidie ;
    423 Mais je mets dans deux jours ma tête à l’abandon,
    424 Au cas qu’un repentir n’obtienne son pardon.
    425 Après que cet ingrat me quitte pour Clarine ?
    426 De le garder longtemps elle n’a pas la mine,
    427 Et j’estime si peu ces nouvelles amours,
    428 Que je te pleige encor son retour dans deux jours ;
    429 Et lors ne pense pas, quoi que tu te proposes,
    430 Que de tes volontés devant lui tu disposes.
    431 Prépare tes dédains, arme-toi de rigueur,
    432 Une larme, un soupir te percera le cœur ;
    433 Et je serai ravie alors de voir vos flammes
    434 Brûler mieux que devant, et rejoindre vos âmes.
    435 Mais j’en crains un succès à ta confusion :
    436 Qui change une fois change à toute occasion ;
    437 Et nous verrons toujours, si Dieu le laisse vivre,
    438 Un change, un repentir, un pardon, s’entre-suivre.
    439 Ce dernier est souvent l’amorce d’un forfait,
    440 Et l’on cesse de craindre un courroux sans effet.
    441 Sa faute a trop d’excès pour être rémissible,
    442 Ma soeur ; je ne suis pas de la sorte insensible ;
    443 Et si je présumais que mon trop de bonté
    444 Pût jamais se résoudre à cette lâcheté,
    445 Qu’un si honteux pardon pût suivre cette offense,
    446 J’en préviendrais le coup, m’en ôtant la puissance.
    447 Adieu : dans la colère où je suis aujourd’hui,
    448 J’accepterais plutôt un barbare que lui.
    449 Il faut donc se hâter qu’elle ne refroidisse.
    450 Frère, quelque inconnu t’a fait un bon office :
    451 Il ne tiendra qu’à toi d’être un second Médor ;
    452 On a fait qu’Angélique… Eh bien ? Hait Alidor.
    453 Elle hait Alidor ! Angélique ! Angélique.
    454 D’où lui vient cette humeur ? Qui les a mis en pique ?
    455 Si tu prends bien ton temps, il y fait bon pour toi.
    456 Va, ne t’amuse point à savoir le pourquoi ;
    457 Parle au père d’abord : tu sais qu’il te souhaite ;
    458 Et s’il ne s’en dédit, tiens l’affaire pour faite.
    459 Bien qu’un si bon avis ne soit à mépriser,
    460 Je crains… Lysis m’aborde, et tu me veux causer !
    461 Entre chez Angélique, et pousse ta fortune :
    462 Quand je vois un amant, un frère m’importune.
    463 Comme vous le chassez ! Qu’eût-il fait avec nous ?
    464 Mon entretien sans lui te semblera plus doux :
    465 Tu pourras t’expliquer avec moins de contrainte,
    466 Me conter de quels feux tu te sens l’âme atteinte,
    467 Et ce que tu croiras propre à te soulager.
    468 Regarde maintenant si je sais t’obliger.
    469 Cette obligation serait bien plus extrême,
    470 Si vous vouliez traiter tous mes rivaux de même ;
    471 Et vous feriez bien plus pour mon contentement,
    472 De souffrir avec vous vingt frères qu’un amant.
    473 Nous sommes donc, Lysis, d’une humeur bien contraire :
    474 J’y souffrirais plutôt cinquante amants qu’un frère ;
    475 Et puisque nos esprits ont si peu de rapport,
    476 Je m’étonne comment nous nous aimons si fort.
    477 Vous êtes ma maîtresse, et mes flammes discrètes
    478 Doivent un tel respect aux lois que vous me faites,
    479 Que pour leur obéir mes sentiments domptés
    480 N’osent plus se régler que sur vos volontés.
    481 J’aime des serviteurs qui pour une maîtresse
    482 Souffrent ce qui leur nuit, aiment ce qui les blesse.
    483 Si tu vois quelque jour tes feux récompensés,
    484 Souviens-toi… Qu’est-ce-ci ? Cléandre, vous passez ?
    485 Il me faut bien passer, puisque la place est prise.
    486 Venez : cette raison est de mauvaise mise.
    487 D’un million d’amants je puis flatter les voeux,
    488 Et n’aurais pas l’esprit d’en entretenir deux ?
    489 Sortez de cette erreur, et souffrant ce partage,
    490 Ne faites pas ici l’entendu davantage.
    491 Le moyen que je sois insensible à ce point ?
    492 Quoi ! Pour l’entretenir, ne vous aimé-je point ?
    493 encor que votre ardeur à la mienne réponde,
    494 Je ne veux plus d’un bien commun à tout le monde.
    495 Si vous nommez ma flamme un bien commun à tous,
    496 Je n’aime, pour le moins, personne plus que vous :
    497 Cela vous doit suffire. Oui bien, à des volages
    498 Qui peuvent en un jour adorer cent visages ;
    499 Mais ceux dont un objet possède tous les soins,
    500 Se donnant tous entiers, n’en méritent pas moins.
    501 De vrai, si vous valiez beaucoup plus que les autres,
    502 Je devrais dédaigner leurs voeux auprès des vôtres ;
    503 Mais mille aussi bien faits ne sont pas mieux traités,
    504 Et ne murmurent point contre mes volontés.
    505 Est-ce à moi, s’il vous plaît, de vivre à votre mode ?
    506 Votre amour, en ce cas, serait fort incommode ;
    507 Loin de la recevoir, vous me feriez la loi :
    508 Qui m’aime de la sorte, il s’aime, et non pas moi.
    509 Persiste en ton humeur, je te prie, et conseille
    510 À tous nos concurrents d’en prendre une pareille.
    511 Tu seras bientôt seul, s’ils veulent m’imiter.
    512 Quoi donc ! C’est tout de bon que tu me veux quitter ?
    513 Tu ne dis mot, rêveur, et pour toute réplique
    514 Tu tournes tes regards du côté d’Angélique :
    515 Est-elle donc l’objet de tes légèretés ?
    516 Veux-tu faire d’un coup deux infidélités,
    517 Et que dans mon offense Alidor s’intéresse ?
    518 Cléandre, c’est assez de trahir ta maîtresse ;
    519 Dans ta nouvelle flamme épargne tes amis,
    520 Et ne l’adresse point en lieu qui soit promis.
    521 De la part d’Alidor je vais voir cette belle :
    522 Laisse-m’en avec lui démêler la querelle,
    523 Et ne t’informe point de mes intentions.
    524 Puisqu’il me faut résoudre en mes afflictions,
    525 Et que pour te garder j’ai trop peu de mérite,
    526 Du moins, avant l’adieu, demeurons quitte à quitte ;
    527 Que ce que j’ai du tien je te le rende ici :
    528 Tu m’as offert des voeux, que je t’en offre aussi ;
    529 Et faisons entre nous toutes choses égales.
    530 Et moi, durant ce temps, je garderai les balles ?
    531 Je te donne congé d’une heure, si tu veux.
    532 Je l’accepte, au hasard de le prendre pour deux.
    533 Pour deux, pour quatre, soit : ne crains pas qu’il m’ennuie.
    534 Mais je ne consens pas cependant qu’on me fuie ;
    535 Tu perds temps d’y tâcher, si tu n’as mon congé.
    536 Inhumain ! Est-ce ainsi que je t’ai négligé ?
    537 Quand tu m’offrais des voeux prenais-je ainsi la fuite,
    538 Et rends-tu la pareille à ma juste poursuite ?
    539 Avec tant de douceur tu te vis écouter,
    540 Et tu tournes le dos quand je t’en veux conter !
    541 Va te jouer d’un autre avec tes railleries ;
    542 J’ai l’oreille mal faite à ces galanteries :
    543 Ou cesse de m’aimer, ou n’aime plus que moi.
    544 Je ne t’impose pas une si dure loi :
    545 Avec moi, si tu veux, aime toute la terre,
    546 Sans craindre que jamais je t’en fasse la guerre.
    547 Je reconnais assez mes imperfections ;
    548 Et quelque part que j’aie en tes affections,
    549 C’est encor trop pour moi ; seulement ne rejette
    550 La parfaite amitié d’une fille imparfaite.
    551 Qui te rend obstinée à me persécuter ?
    552 Qui te rend si cruel que de me rebuter ?
    553 Il faut que de tes mains un adieu me délivre.
    554 Si tu sais t’en aller, je saurai bien te suivre ;
    555 Et quelque occasion qui t’amène en ces lieux,
    556 Tu ne lui diras pas grand secret à mes yeux.
    557 Je suis plus incommode encor qu’il ne te semble.
    558 Parlons plutôt d’accord, et composons ensemble.
    559 Hier un peintre excellent m’apporta mon portrait :
    560 Tandis qu’il t’en demeure encore quelque trait,
    561 Qu’encor tu me connais, et que de ta pensée
    562 Mon image n’est pas tout à fait effacée,
    563 Ne m’en refuse point ton petit jugement.
    564 Je le tiens pour bien fait. Plains-tu tant un moment ?
    565 Et m’attachant à toi, si je te désespère,
    566 À ce prix trouves-tu ta liberté trop chère ?
    567 Allons, puisque autrement je ne te puis quitter,
    568 À tel prix que ce soit il me faut racheter.
    569 En ce point il ressemble à ton humeur volage,
    570 Qu’il reçoit tout le monde avec même visage ;
    571 Mais d’ailleurs ce portrait ne te ressemble pas,
    572 En ce qu’il ne dit mot et ne suit point mes pas.
    573 En quoi que désormais ma présence te nuise,
    574 La civilité veut que je te reconduise.
    575 Mets enfin quelque borne à ta civilité,
    576 Et suivant notre accord me laisse en liberté.
    577 Tout est gagné, ma soeur : la belle m’est acquise ;
    578 Jamais occasion ne se trouva mieux prise ;
    579 Je possède Angélique. Angélique ? Oui, tu peux
    580 Avertir Alidor du succès de mes voeux,
    581 Et qu’au sortir du bal, que je donne chez elle,
    582 Demain un sacré noeud m’unit à cette belle ;
    583 Dis-lui qu’il s’en console. Adieu : je vais pourvoir
    584 À tout ce qu’il me faut préparer pour ce soir.
    585 Ce soir j’ai bien la mine, en dépit de ta glace,
    586 D’en trouver là cinquante à qui donner ta place.
    587 Va-t’en, si bon te semble, ou demeure en ces lieux :
    588 Je ne t’arrêtais pas ici pour tes beaux yeux ;
    589 Mais jusqu’à maintenant j’ai voulu te distraire,
    590 De peur que ton abord interrompît mon frère.
    591 Quelque fin que tu sois, tiens-toi pour affiné.
    592 Ciel ! à tant de malheurs m’aviez-vous destiné ?
    593 Faut-il que d’un dessein si juste que le nôtre
    594 La peine soit pour nous, et les fruits pour un autre,
    595 Et que notre artifice ait si mal succédé,
    596 Qu’il me dérobe un bien qu’Alidor m’a cédé ?
    597 Officieux ami d’un amant déplorable,
    598 Que tu m’offres en vain cet objet adorable !
    599 Qu’en vain de m’en saisir ton adresse entreprend !
    600 Ce que tu m’as donné, Doraste le surprend.
    601 Tandis qu’il me supplante, une soeur me cajole ;
    602 Elle me tient les mains cependant qu’il me vole.
    603 On me joue, on me brave, on me tue, on s’en rit :
    604 L’un me vante son heur, l’autre son trait d’esprit ;
    605 L’un et l’autre à la fois me perd, me désespère,
    606 Et je puis épargner ou la soeur ou le frère !
    607 Être sans Angélique, et sans ressentiment !
    608 Avec si peu de cour aimer si puissamment !
    609 Cléandre, est-ce un forfait que l’ardeur qui te presse ?
    610 Craignais-tu d’avouer une telle maîtresse ?
    611 Et cachais-tu l’excès de ton affection
    612 Par honte, par dépit, ou par discrétion ?
    613 Pouvais-tu désirer occasion plus belle
    614 Que le nom d’Alidor à venger ta querelle ?
    615 Si pour tes feux cachés tu n’oses t’émouvoir,
    616 Laisse leurs intérêts, suis ceux de ton devoir.
    617 On supplante Alidor, du moins en apparence,
    618 Et sans ressentiment tu souffres cette offense !
    619 Ton courage est muet, et ton bras endormi !
    620 Pour être amant discret, tu parois lâche ami !
    621 C’est trop abandonner ta renommée au blâme :
    622 Il faut sauver d’un coup ton honneur et ta flamme,
    623 Et l’un et l’autre ici marchent d’un pas égal ;
    624 Soutenant un ami, tu t’ôtes un rival.
    625 Ne diffère donc plus ce que l’honneur commande,
    626 Et lui gagne Angélique, afin qu’il te la rende.
    627 Il faut… Eh bien ! Cléandre, ai-je su t’obliger ?
    628 Pour m’avoir obligé, que je vais t’affliger !
    629 Doraste a pris le temps des dépits d’Angélique.
    630 Après ? Après cela tu veux que je m’explique ?
    631 Qu’en a-t-il obtenu ? Par delà son espoir :
    632 Il l’épouse demain, lui donne bal ce soir ;
    633 Juge, juge par là si mon mal est extrême.
    634 En es-tu bien certain ? J’ai tout su de lui-même.
    635 Que je serais heureux si je ne t’aimais point !
    636 Ton malheur aurait mis mon bonheur à son point ;
    637 La prison d’Angélique aurait rompu la mienne.
    638 Quelque empire sur moi que son visage obtienne,
    639 Ma passion fût morte avec sa liberté ;
    640 Et trop vain pour souffrir qu’en sa captivité
    641 Les restes d’un rival m’eussent enchaîné l’âme,
    642 Les feux de son hymen auraient éteint ma flamme.
    643 Pour forcer sa colère à de si doux effets,
    644 Quels efforts, cher ami, ne me suis-je point faits !
    645 Malgré tout mon amour, prendre un orgueil farouche,
    646 L’adorer dans le cour, et l’outrager de bouche ;
    647 J’ai souffert ce supplice, et me suis feint léger,
    648 De honte et de dépit de ne pouvoir changer.
    649 Et je vois, près du but où je voulais prétendre,
    650 Les fruits de mon travail n’être pas pour Cléandre !
    651 À ces conditions mon bonheur me déplaît :
    652 Je ne puis être heureux, si Cléandre ne l’est.
    653 Ce que je t’ai promis ne peut être à personne :
    654 Il faut que je périsse ou que je te le donne.
    655 J’aurai trop de moyens de te garder ma foi ;
    656 Et malgré les destins Angélique est à toi.
    657 Ne trouble point pour moi le repos de ton âme :
    658 Il t’en coûterait trop pour avancer ma flamme.
    659 Sans que ton amitié fasse un second effort,
    660 Voici de qui j’aurai ma maîtresse ou la mort :
    661 Si Doraste a du cour, il faut qu’il la défende,
    662 Et que l’épée au poing il la gagne ou la rende.
    663 Simple, par le chemin que tu penses tenir,
    664 Tu la lui peux ôter, mais non pas l’obtenir.
    665 La suite des duels ne fut jamais plaisante :
    666 C’était ces jours passés ce que disait Théante.
    667 Je veux prendre un moyen et plus court et plus sûr,
    668 Et sans aucun péril t’en rendre possesseur.
    669 Va-t’en donc, et me laisse auprès de ta maîtresse
    670 De mon reste d’amour faire jouer l’adresse.
    671 Cher ami… Va-t’en, dis-je, et par tes compliments
    672 Cesse de t’opposer à tes contentements :
    673 Désormais en ces lieux tu ne fais que me nuire.
    674 Je vais donc te laisser ma fortune à conduire.
    675 Adieu : puissé-je avoir les moyens à mon tour
    676 De faire autant pour toi que toi pour mon amour !
    677 Que pour ton amitié je vais souffrir de peine !
    678 Déjà presque échappé, je rentre dans ma chaîne.
    679 Il faut encore un coup, m’exposant à ses yeux,
    680 Reprendre de l’amour, afin d’en donner mieux.
    681 Mais reprendre un amour dont je veux me défaire,
    682 Qu’est-ce qu’à mes desseins un chemin tout contraire ?
    683 Allons-y toutefois, puisque je l’ai promis,
    684 Et que la peine est douce à qui sert ses amis.
    685 
    686 Tatatatatata tatatatata tie
    687 Tatatatatata tatatata tatie
    688 
    689 J’y trouve seulement, afin de me punir,
    690 Le dépit du passé, l’horreur de l’avenir.
    691 Où viens-tu, déloyal ? Avec quelle impudence
    692 Oses-tu redoubler mes maux par ta présence !
    693 Qui te donne le front de surprendre mes pleurs ?
    694 Cherches-tu de la joie à même mes douleurs ?
    695 Et peux-tu conserver une âme assez hardie
    696 Pour voir ce qu’à mon cour coûte ta perfidie ?
    697 Après que tu m’as fait un insolent aveu
    698 De n’avoir plus pour moi ni de foi ni de feu,
    699 Tu te mets à genoux, et tu veux, misérable,
    700 Que ton feint repentir m’en donne un véritable ?
    701 Va, va, n’espère rien de tes submissions ;
    702 Porte-les à l’objet de tes affections ;
    703 Ne me présente plus les traits qui m’ont déçue ;
    704 N’attaque point mon cour en me blessant la vue.
    705 Penses-tu que je sois, après ton changement,
    706 Ou sans ressouvenir, ou sans ressentiment ?
    707 S’il te souvient encor de ton brutal caprice,
    708 Dis-moi, que viens-tu faire au lieu de ton supplice ?
    709 Garde un exil si cher à tes légèretés :
    710 Je ne veux plus savoir de toi mes vérités.
    711 Quoi ? Tu ne me dis mot ! Crois-tu que ton silence
    712 Puisse de tes discours réparer l’insolence ?
    713 Des pleurs effacent-ils un mépris si cuisant ?
    714 Et ne t’en dédis-tu, traître, qu’en te taisant ?
    715 Pour triompher de moi veux-tu, pour toutes armes,
    716 Employer des soupirs et de muettes larmes ?
    717 Sur notre amour passé c’est trop te confier ;
    718 Du moins dis quelque chose à te justifier ;
    719 Demande le pardon que tes regards m’arrachent ;
    720 Explique leurs discours, dis-moi ce qu’ils me cachent.
    721 Que mon courroux est faible ! Et que leurs traits puissants
    722 Rendent des criminels aisément innocents !
    723 Je n’y puis résister, quelque effort que je fasse ;
    724 Et de peur de me rendre, il faut quitter la place.
    725 Quoi ! Votre amour renaît, et vous m’abandonnez !
    726 C’est bien là me punir quand vous me pardonnez.
    727 Je sais ce que j’ai fait, et qu’après tant d’audace
    728 Je ne mérite pas de jouir de ma grâce ;
    729 Mais demeurez du moins, tant que vous ayez su
    730 Que par un feint mépris votre amour fut déçu,
    731 Que je vous fus fidèle en dépit de ma lettre ;
    732 Qu’en vos mains seulement on la devait remettre ;
    733 Que mon dessein n’allait qu’à voir vos mouvements,
    734 Et juger de vos feux par vos ressentiments.
    735 Dites, quand je la vis entre vos mains remise,
    736 Changeai-je de couleur ? Eus-je quelque surprise ?
    737 Ma parole plus ferme et mon port assuré
    738 Ne vous montraient-ils pas un esprit préparé ?
    739 Que Clarine vous dise, à la première vue
    740 Si jamais de mon change elle s’est aperçue.
    741 Ce mauvais compliment flattait mal ses appas :
    742 Il vous faisait outrage, et ne l’obligeait pas ;
    743 Et ses termes piquants, mal conçus pour lui plaire,
    744 Au lieu de son amour, cherchaient votre colère.
    745 Cesse de m’éclaircir sur ce triste secret ;
    746 En te montrant fidèle, il accroît mon regret :
    747 Je perds moins, si je crois ne perdre qu’un volage,
    748 Et je ne puis sortir d’erreur qu’à mon dommage.
    749 Que me sert de savoir que tes voeux sont constants ?
    750 Que te sert d’être aimé, quand il n’en est plus temps ?
    751 Aussi je ne viens pas pour regagner votre âme :
    752 Préférez-moi Doraste, et devenez sa femme.
    753 Je vous viens, par ma mort, en donner le pouvoir :
    754 Moi vivant, votre foi ne le peut recevoir ;
    755 Elle m’est engagée, et quoi que l’on vous die,
    756 Sans crime elle ne peut durer moins que ma vie.
    757 Mais voici qui vous rend l’une et l’autre à la fois.
    758 Ah ! Ce cruel discours me réduit aux abois.
    759 Ma colère a rendu ma perte inévitable,
    760 Et je déteste en vain ma faute irréparable.
    761 Si vous avez du cour, on la peut réparer.
    762 On nous doit dès demain pour jamais séparer :
    763 Que puis-je à de tels maux appliquer pour remède ?
    764 Ce qu’ordonne l’amour aux âmes qu’il possède.
    765 Si vous m’aimez encor, vous saurez dès ce soir
    766 Rompre les noirs effets d’un juste désespoir.
    767 Quittez avec le bal vos malheurs pour me suivre,
    768 Ou soudain à vos yeux je vais cesser de vivre.
    769 Mettrez-vous en ma mort votre contentement ?
    770 Non, mais que dira-t-on d’un tel emportement ?
    771 Est-ce là donc le prix de vous avoir servie ?
    772 Il y va de votre heur, il y va de ma vie,
    773 Et vous vous arrêtez à ce qu’on en dira !
    774 Mais faites désormais tout ce qu’il vous plaira :
    775 Puisque vous consentez plutôt à vos supplices
    776 Qu’à l’unique moyen de payer mes services,
    777 Ma mort va me venger de votre peu d’amour ;
    778 Si vous n’êtes à moi, je ne veux plus du jour.
    779 Retiens ce coup fatal ; me voilà résolue :
    780 Use sur tout mon cour de puissance absolue :
    781 Puisqu’il est tout à toi, tu peux tout commander ;
    782 Et contre nos malheurs j’ose tout hasarder.
    783 Cet éclat du dehors n’a rien qui m’embarrasse ;
    784 Mon honneur seulement te demande une grâce :
    785 Accorde à ma pudeur que deux mots de ta main
    786 Puissent justifier ma fuite et ton dessein ;
    787 Que mes parents surpris trouvent ici ce gage,
    788 Qui les rende assurés d’un heureux mariage,
    789 Et que je sauve ainsi ma réputation
    790 Par la sincérité de ton intention.
    791 Ma faute en sera moindre, et mon trop de constance
    792 Paraîtra seulement fuir une violence.
    793 Enfin par ce dessein vous me ressuscitez :
    794 Agissez pleinement dessus mes volontés.
    795 J’avais pour votre honneur la même inquiétude,
    796 Et ne pourrais d’ailleurs qu’avec ingratitude,
    797 Voyant ce que pour moi votre flamme résout,
    798 Dénier quelque chose à qui m’accorde tout.
    799 Donnez-moi : sur-le-champ je vous veux satisfaire.
    800 Il vaut mieux que l’effet à tantôt se diffère.
    801 Je manque ici de tout, et j’ai le cour transi
    802 De crainte que quelqu’un ne te découvre ici.
    803 Mon dessein généreux fait naître cette crainte ;
    804 Depuis qu’il est formé, j’en ai senti l’atteinte.
    805 Quitte-moi, je te prie, et coule-toi sans bruit.
    806 Puisque vous le voulez, adieu, jusqu’à minuit.
    807 
    808 Tatatatatata tatatatata tie
    809 Tatatatatata tatatata tatie
    810 
    811 Me manquât-il de foi, je la lui dois garder,
    812 Et pour perdre Doraste il faut tout hasarder.
    813 Cléandre, elle est à toi ; j’ai fléchi son courage.
    814 Que ne peut l’artifice, et le fard du langage ?
    815 Et si pour un ami ces effets je produis,
    816 Lorsque j’agis pour moi, qu’est-ce que je ne puis ?
    817 Alidor à mes yeux sort de chez Angélique,
    818 Comme s’il y gardait encor quelque pratique ;
    819 Et même, à son visage, il semble assez content.
    820 Aurait-il regagné cet esprit inconstant ?
    821 Oh ! Qu’il ferait bon voir que cette humeur volage
    822 Deux fois en moins d’une heure eût changé de courage !
    823 Que mon frère en tiendrait, s’ils s’étaient mis d’accord !
    824 Il faut qu’à le savoir je fasse mon effort.
    825 Ce soir, je sonderai les secrets de son âme ;
    826 Et si son entretien ne me trahit sa flamme,
    827 J’aurai l’oeil de si près dessus ses actions,
    828 Que je m’éclaircirai de ses intentions.
    829 Quoi ! Lysis, ta retraite est de peu de durée !
    830 L’heure de mon congé n’est qu’à peine expirée ;
    831 Mais vous voyant ici sans frère et sans amant…
    832 N’en présume pas mieux pour ton contentement.
    833 Et d’où vient à Philis une humeur si nouvelle ?
    834 Vois-tu, je ne sais quoi me brouille la cervelle.
    835 Va, ne me conte rien de ton affection :
    836 Elle en aurait fort peu de satisfaction.
    837 Cependant sans parler il faut que je soupire ?
    838 Réserve pour le bal ce que tu me veux dire.
    839 Le bal, où le tient-on ? Là dedans. Il suffit ;
    840 De votre bon avis je ferai mon profit.
    841 Attends là, de pied coi que je t’en avertisse.
    842 Enfin la nuit s’avance, et son voile propice
    843 Me va faciliter le succès que j’attends
    844 Pour rendre heureux Cléandre, et mes désirs contents.
    845 Mon cour, las de porter un joug si tyrannique,
    846 Ne sera plus qu’une heure esclave d’Angélique.
    847 Je vais faire un ami possesseur de mon bien :
    848 Aussi dans son bonheur je rencontre le mien.
    849 C’est moins pour l’obliger que pour me satisfaire,
    850 Moins pour le lui donner qu’afin de m’en défaire.
    851 Ce trait paraîtra lâche et plein de trahison ;
    852 Mais cette lâcheté m’ouvrira ma prison.
    853 Je veux bien à ce prix avoir l’âme traîtresse,
    854 Et que ma liberté me coûte une maîtresse.
    855 Que lui fais-je, après tout, qu’elle n’ait mérité,
    856 Pour avoir malgré moi fait ma captivité ?
    857 Qu’on ne m’accuse point d’aucune ingratitude :
    858 Ce n’est que me venger d’un an de servitude,
    859 Que rompre son dessein, comme elle a fait le mien,
    860 Qu’user de mon pouvoir, comme elle a fait du sien,
    861 Et ne lui pas laisser un si grand avantage
    862 De suivre son humeur, et forcer mon courage.
    863 Le forcer ! Mais, hélas ! Que mon consentement
    864 Par un si doux effort fut surpris aisément !
    865 Quel excès de plaisirs goûta mon imprudence
    866 Avant que réfléchir sur cette violence !
    867 Examinant mon feu, qu’est-ce que je ne perds ?
    868 Et qu’il m’est cher vendu de connaître mes fers !
    869 Je soupçonne déjà mon dessein d’injustice,
    870 Et je doute s’il est ou raison ou caprice.
    871 Je crains un pire mal après ma guérison,
    872 Et d’aller au supplice en rompant ma prison.
    873 Alidor, tu consens qu’un autre la possède !
    874 Tu t’exposes sans crainte à des maux sans remède !
    875 Ne romps point les effets de son intention,
    876 Et laisse un libre cours à ton affection :
    877 Fais ce beau coup pour toi ; suis l’ardeur qui te presse.
    878 Mais trahir ton ami ! Mais trahir ta maîtresse !
    879 Je n’en veux obliger pas un à me haïr,
    880 Et ne sais qui des deux, ou servir, ou trahir.
    881 Quoi ! Je balance encor, je m’arrête, je doute !
    882 Mes résolutions, qui vous met en déroute ?
    883 Revenez, mes desseins, et ne permettez pas
    884 Qu’on triomphe de vous avec un peu d’appas.
    885 En vain pour Angélique ils prennent la querelle ;
    886 Cléandre, elle est à toi, nous sommes deux contre elle.
    887 Ma liberté conspire avecque tes ardeurs ;
    888 Les miennes désormais vont tourner en froideurs ;
    889 Et lassé de souffrir un si rude servage,
    890 J’ai l’esprit assez fort pour combattre un visage.
    891 Ce coup n’est qu’un effet de générosité,
    892 Et je ne suis honteux que d’en avoir douté.
    893 Amour, que ton pouvoir tâche en vain de paraître !
    894 Fuis, petit insolent, je veux être le maître :
    895 Il ne sera pas dit qu’un homme tel que moi,
    896 En dépit qu’il en ait, obéisse à ta loi.
    897 Je ne me résoudrai jamais à l’hyménée
    898 Que d’une volonté franche et déterminée,
    899 Et celle à qui ses noeuds m’uniront pour jamais
    900 M’en sera redevable, et non à ses attraits ;
    901 Et ma flamme… Alidor ! Qui m’appelle ? Cléandre.
    902 Tu t’avances trop tôt. Je me lasse d’attendre.
    903 Laisse-moi, cher ami, le soin de t’avertir
    904 En quel temps de ce coin il te faudra sortir.
    905 Minuit vient de sonner, et par expérience
    906 Tu sais comme l’amour est plein d’impatience.
    907 Va donc tenir tout prêt à faire un si beau coup :
    908 Ce que nous attendons ne peut tarder beaucoup.
    909 Je livre entre tes mains cette belle maîtresse,
    910 Sitôt que j’aurai pu lui rendre ta promesse :
    911 Sans lumière, et d’ailleurs s’assurant en ma foi,
    912 Rien ne l’empêchera de la croire de moi.
    913 Après, achève seul ; je ne puis sans supplice
    914 Forcer ici mon bras à te faire service ;
    915 Et mon reste d’amour, en cet enlèvement,
    916 Ne peut contribuer que mon consentement.
    917 Ami, ce m’est assez. Va donc là-bas attendre
    918 Que je te donne avis du temps qu’il faudra prendre.
    919 Cléandre, encore un mot : pour de pareils exploits
    920 Nous nous ressemblons mal et de taille et de voix ;
    921 Angélique soudain pourra te reconnaître ;
    922 Regarde après ses cris si tu serais le maître.
    923 Ma main dessus sa bouche y saura trop pourvoir.
    924 Ami, séparons-nous, je pense l’entrevoir.
    925 Adieu. Fais promptement. Que la nuit est obscure !
    926 Alidor n’est pas loin, j’entends quelque murmure.
    927 De peur d’être connu, je défends à mes gens
    928 De paraître en ces lieux avant qu’il en soit temps.
    929 Tenez. Je prends sans lire ; et ta foi m’est si claire,
    930 Que je la prends bien moins pour moi que pour mon père ;
    931 Je la porte à ma chambre : épargnons les discours ;
    932 Fais avancer tes gens, et dépêche. J’y cours.
    933 Lorsque de son honneur je lui rends l’assurance,
    934 C’est quand je trompe mieux sa crédule espérance ;
    935 Mais puisqu’au lieu de moi je lui donne un ami,
    936 À tout prendre, ce n’est la tromper qu’à demi.
    937 Angélique ! C’est fait, mon frère en a dans l’aile.
    938 La voyant échapper, je courais après elle ;
    939 Mais un maudit galant m’est venu brusquement
    940 Servir à la traverse un mauvais compliment,
    941 Et par ses vains discours m’embarrasser de sorte
    942 Qu’Angélique à son aise a su gagner la porte.
    943 Sa perte est assurée, et le traître Alidor
    944 La posséda jadis, et la possède encor.
    945 Mais jusques à ce point serait-elle imprudente ?
    946 Il n’en faut point douter, sa perte est évidente ;
    947 Le cour me le disait, le voyant en sortir,
    948 Et mon frère dès lors se devait avertir.
    949 Je te trahis, mon frère, et par ma négligence,
    950 Étant sans y penser de leur intelligence…
    951 On l’enlève, et mon cour, surpris d’un vain regret,
    952 Fait à ma perfidie un reproche secret ;
    953 Il tient pour Angélique, il la suit, le rebelle !
    954 Parmi mes trahisons il veut être fidèle ;
    955 Je le sens, malgré moi de nouveaux feux épris,
    956 Refuser de ma main sa franchise à ce prix,
    957 Désavouer mon crime, et pour mieux s’en défendre,
    958 Me demander son bien, que je cède à Cléandre.
    959 Hélas ! Qui me prescrit cette brutale loi
    960 De payer tant d’amour avec si peu de foi ?
    961 Qu’envers cette beauté ma flamme est inhumaine !
    962 Si mon feu la trahit, que lui ferait ma haine ?
    963 Juge, juge, Alidor, en quelle extrémité
    964 La va précipiter ton infidélité.
    965 Écoute ses soupirs, considère ses larmes,
    966 Laisse-toi vaincre enfin à de si fortes armes,
    967 Et va voir si Cléandre, à qui tu sers d’appui,
    968 Pourra faire pour toi ce que tu fais pour lui.
    969 Mais mon esprit s’égare, et quoi qu’il se figure,
    970 Faut-il que je me rende à des pleurs en peinture,
    971 Et qu’Alidor, de nuit plus faible que de jour,
    972 Redonne à la pitié ce qu’il ôte à l’amour ?
    973 Ainsi donc mes desseins se tournent en fumée !
    974 J’ai d’autres repentirs que de l’avoir aimée !
    975 Suis-je encore Alidor après ces sentiments ?
    976 Et ne pourrai-je enfin régler mes mouvements ?
    977 Vaine compassion des douleurs d’Angélique,
    978 Qui penses triompher d’un cour mélancolique,
    979 Téméraire avorton d’un impuissant remords,
    980 Va, va porter ailleurs tes débiles efforts.
    981 Après de tels appas, qui ne m’ont pu séduire,
    982 Qui te fait espérer ce qu’ils n’ont su produire ?
    983 Pour un méchant soupir que tu m’as dérobé,
    984 Ne me présume pas tout à fait succombé :
    985 Je sais trop maintenir ce que je me propose,
    986 Et souverain sur moi, rien que moi n’en dispose.
    987 En vain un peu d’amour me déguise en forfait
    988 Du bien que je me veux le généreux effet :
    989 De nouveau j’y consens, et prêt à l’entreprendre…
    990 Je demande pardon de t’avoir fait attendre,
    991 D’autant qu’en l’escalier on faisait quelque bruit,
    992 Et qu’un peu de lumière en effaçait la nuit :
    993 Je n’osais avancer, de peur d’être aperçue.
    994 Allons, tout est-il prêt ? Personne ne m’a vue :
    995 De grâce, dépêchons, c’est trop perdre de temps,
    996 Et les moments ici nous sont trop importants ;
    997 Fuyons vite, et craignons les yeux d’un domestique.
    998 Quoi ! Tu ne réponds point à la voix d’Angélique ?
    999 Angélique ! Mes gens vous viennent d’enlever ;
   1000 Qui vous a fait sitôt de leurs mains vous sauver ?
   1001 Quel soudain repentir, quelle crainte de blâme,
   1002 Et quelle ruse enfin vous dérobe à ma flamme ?
   1003 Ne vous suffit-il point de me manquer de foi,
   1004 Sans prendre encor plaisir à vous jouer de moi ?
   1005 Que tes gens cette nuit m’ayent vue ou saisie !
   1006 N’ouvre point ton esprit à cette fantaisie.
   1007 Autant que l’ont permis les ombres de la nuit,
   1008 Je l’ai vu de mes yeux. Tes yeux t’ont donc séduit ;
   1009 Et quelque autre sans doute, après moi descendue,
   1010 Se trouve entre les mains dont j’étais attendue.
   1011 Mais, ingrat, pour toi seul j’abandonne ces lieux,
   1012 Et tu n’accompagnais ma fuite que des yeux !
   1013 Pour marque d’un amour que je croyais extrême,
   1014 Tu remets ma conduite à d’autres qu’à toi-même !
   1015 Je suis donc un larcin indigne de tes mains ?
   1016 Quand vous aurez appris le fond de mes desseins,
   1017 Vous n’attribuerez plus, voyant mon innocence,
   1018 À peu d’affection l’effet de ma prudence.
   1019 Pour ôter tout soupçon et tromper ton rival,
   1020 Tu diras qu’il fallait te montrer dans le bal.
   1021 Faible ruse ! Ajoutez et vaine, et sans adresse,
   1022 Puisque je ne pouvais démentir ma promesse.
   1023 Quel était donc ton but ? D’attendre ici le bruit
   1024 Que les premiers soupçons auront bientôt produit,
   1025 Et d’un autre côté me jetant à la fuite,
   1026 Divertir de vos pas leur plus chaude poursuite.
   1027 Mais enfin, Alidor, tes gens se sont mépris ?
   1028 Dans ce coup de malheur, et confus, et surpris,
   1029 Je vois tous mes desseins succéder à ma honte ;
   1030 Mais il me faut donner quelque ordre à ce mécompte :
   1031 Permettez… Cependant, à qui me laisses-tu ?
   1032 Tu frustres donc mes voeux de l’espoir qu’ils ont eu,
   1033 Et ton manque d’amour, de mes malheurs complice,
   1034 M’abandonnant ici, me livre à mon supplice !
   1035 L’hymen (ah ! Ce mot seul me réduit aux abois ! )
   1036 D’un amant odieux me va soumettre aux lois ;
   1037 Et tu peux m’exposer à cette tyrannie !
   1038 De l’erreur de tes gens je me verrai punie !
   1039 Nous préserve le ciel d’un pareil désespoir !
   1040 Mais votre éloignement n’est plus en mon pouvoir.
   1041 J’en ai manqué le coup ; et, ce que je regrette,
   1042 Mon carrosse est parti, mes gens ont fait retraite.
   1043 À Paris, et de nuit, une telle beauté,
   1044 Suivant un homme seul, est mal en sûreté :
   1045 Doraste, ou par malheur quelque rencontre pire,
   1046 Me pourrait arracher le trésor où j’aspire :
   1047 Évitons ces périls en différant d’un jour.
   1048 Tu manques de courage aussi bien que d’amour,
   1049 Et tu me fais trop voir par ta bizarrerie
   1050 Le chimérique effet de ta poltronnerie.
   1051 Alidor (quel amant !) n’ose me posséder.
   1052 Un bien si précieux se doit-il hasarder ?
   1053 Et ne pouvez-vous point d’une seule journée
   1054 Retarder le malheur de ce triste hyménée ?
   1055 Peut-être le désordre et la confusion
   1056 Qui naîtront dans le bal de cette occasion
   1057 Le remettront pour vous ; et l’autre nuit, je jure…
   1058 Que tu seras encore ou timide ou parjure.
   1059 Quand tu m’as résolue à tes intentions,
   1060 Lâche, t’ai-je opposé tant de précautions ?
   1061 Tu m’adores, dis-tu ? Tu le fais bien paraître,
   1062 Rejetant mon bonheur ainsi sur un peut-être.
   1063 Quoi qu’ose mon amour appréhender pour vous,
   1064 Puisque vous le voulez, fuyons, je m’y résous ;
   1065 Et malgré ces périls… Mais on ouvre la porte :
   1066 C’est Doraste qui sort, et nous suit à main-forte.
   1067 Quoi ! Ne m’attendre pas ? C’est trop me dédaigner ;
   1068 Je ne viens qu’à dessein de vous accompagner ;
   1069 Car vous n’entreprenez si matin ce voyage
   1070 Que pour vous préparer à notre mariage.
   1071 encor que vous partiez beaucoup devant le jour,
   1072 Vous ne serez jamais assez tôt de retour ;
   1073 Vous vous éloignez trop, vu que l’heure nous presse.
   1074 Infidèle ! Est-ce là me tenir ta promesse ?
   1075 Eh bien ! C’est te trahir. Penses-tu que mon feu
   1076 D’un généreux dessein te fasse un désaveu ?
   1077 Je t’acquis par dépit et perdrais avec joie.
   1078 Mon désespoir à tous m’abandonnait en proie,
   1079 Et lorsque d’Alidor je me vis outrager,
   1080 Je fis armes de tout afin de me venger.
   1081 Tu t’offris par hasard, je t’acceptai de rage ;
   1082 Je te donnai son bien, et non pas mon courage.
   1083 Ce change à mon courroux jetait un faux appas ;
   1084 Je le nommais sa peine, et c’était mon trépas :
   1085 Je prenais pour vengeance une telle injustice,
   1086 Et dessous ses couleurs j’adorais mon supplice.
   1087 Aveugle que j’étais ! Mon peu de jugement
   1088 Ne se laissait guider qu’à mon ressentiment.
   1089 Mais depuis, Alidor m’a fait voir que son âme,
   1090 En feignant un mépris, n’avait pas moins de flamme.
   1091 Il a repris mon cour en me rendant les yeux ;
   1092 Et soudain mon amour m’a fait haïr ces lieux.
   1093 Tu suivais Alidor ! Ta funeste arrivée,
   1094 En arrêtant mes pas, de ce bien m’a privée ;
   1095 Mais si… Tu le suivais ! Oui : fais tous tes efforts ;
   1096 Lui seul aura mon cour, tu n’auras que le corps.
   1097 Impudente, effrontée autant comme traîtresse,
   1098 De ce cher Alidor tiens-tu cette promesse ?
   1099 Est-elle de sa main, parjure ? De bon cœur
   1100 J’aurais cédé ma place à ce premier vainqueur ;
   1101 Mais suivre un inconnu ! Me quitter pour Cléandre !
   1102 Pour Cléandre ! J’ai tort ; je tâche à te surprendre.
   1103 Vois ce qu’en te cherchant m’a donné le hasard ;
   1104 C’est ce que dans ta chambre a laissé ton départ :
   1105 C’est là qu’au lieu de toi j’ai trouvé sur ta table
   1106 De ta fidélité la preuve indubitable.
   1107 Lis, mais ne rougis point, et me soutiens encor
   1108 Que tu ne fuis ces lieux que pour suivre Alidor.
   1109 
   1110 Tatatatatata tatatatata tie
   1111 Tatatatatata tatatata tatie
   1112 
   1113 Alidor est perfide, ou Doraste imposteur.
   1114 Je vois la trahison, et doute de l’auteur.
   1115 Mais, pour m’en éclaircir, ce billet doit suffire ;
   1116 Je le pris d’Alidor, et le pris sans le lire ;
   1117 Et puisqu’à m’enlever son bras se refusait,
   1118 Il ne prétendait rien au larcin qu’il faisait.
   1119 Le traître ! J’étais donc destinée à Cléandre !
   1120 Hélas ! Mais qu’à propos le ciel l’a fait méprendre,
   1121 Et ne consentant point à ses lâches desseins,
   1122 Met au lieu d’Angélique une autre entre ses mains !
   1123 Que parles-tu d’une autre en ta place ravie ?
   1124 J’en ignore le nom, mais elle m’a suivie,
   1125 Et ceux qui m’attendaient dans l’ombre de la nuit…
   1126 C’en est assez, mes yeux du reste m’ont instruit :
   1127 Autre n’est que Philis entre leurs mains tombée ;
   1128 Après toi de la salle elle s’est dérobée.
   1129 J’arrête une maîtresse, et je perds une soeur ;
   1130 Mais allons promptement après le ravisseur.
   1131 Dure condition de mon malheur extrême !
   1132 Si j’aime, on me trahit ; je trahis, si l’on m’aime.
   1133 Qu’accuserai-je ici d’Alidor ou de moi ?
   1134 Nous manquons l’un et l’autre également de foi.
   1135 Si j’ose l’appeler lâche, traître, parjure,
   1136 Ma rougeur aussitôt prendra part à l’injure ;
   1137 Et les mêmes couleurs qui peindront ses forfaits
   1138 Des miens en même temps exprimeront les traits.
   1139 Mais quel aveuglement nos deux crimes égale,
   1140 Puisque c’est pour lui seul que je suis déloyale ?
   1141 L’amour m’a fait trahir (qui n’en trahirait pas ?),
   1142 Et la trahison seule a pour lui des appas.
   1143 Son crime est sans excuse, et le mien pardonnable :
   1144 Il est deux fois, que dis-je ? Il est le seul coupable ;
   1145 Il m’a prescrit la loi, je n’ai fait qu’obéir ;
   1146 Il me trahit lui-même, et me force à trahir.
   1147 Déplorable Angélique, en malheurs sans seconde,
   1148 Que veux-tu désormais, que peux-tu faire au monde,
   1149 Si ton ardeur sincère et ton peu de beauté
   1150 N’ont pu te garantir d’une déloyauté ?
   1151 Doraste tient ta foi ; mais si ta perfidie
   1152 À jusqu’à te quitter son âme refroidie,
   1153 Suis, suis dorénavant de plus saines raisons,
   1154 Et sans plus t’exposer à tant de trahisons,
   1155 Puisque de ton amour on fait si peu de conte,
   1156 Va cacher dans un cloître et tes pleurs et ta honte.
   1157 Accordez-moi ma grâce avant qu’entrer chez vous.
   1158 Vous voulez donc enfin d’un bien commun à tous ?
   1159 Craignez-vous qu’à vos feux ma flamme ne réponde ?
   1160 Et puis-je vous haïr, si j’aime tout le monde ?
   1161 Votre bel esprit raille, et pour moi seul cruel,
   1162 Du rang de vos amants sépare un criminel :
   1163 Toutefois mon amour n’est pas moins légitime,
   1164 Et mon erreur du moins me rend vers vous sans crime.
   1165 Soyez, quoi qu’il en soit, d’un naturel plus doux :
   1166 L’amour a pris le soin de me punir pour vous ;
   1167 Les traits que cette nuit il trempait de vos larmes
   1168 Ont triomphé d’un cour invincible à vos charmes.
   1169 Puisque vous ne m’aimez que par punition,
   1170 Vous m’obligez fort peu de cette affection.
   1171 Après votre beauté sans raison négligée,
   1172 Il me punit bien moins qu’il ne vous a vengée.
   1173 Avez-vous jamais vu dessein plus renversé ?
   1174 Quand j’ai la force en main, je me trouve forcé ;
   1175 Je crois prendre une fille, et suis pris par une autre ;
   1176 J’ai tout pouvoir sur vous, et me remets au vôtre ;
   1177 Angélique me perd, quand je crois l’acquérir ;
   1178 Je gagne un nouveau mal, quand je pense guérir.
   1179 Dans un enlèvement je hais la violence ;
   1180 Je suis respectueux après cette insolence ;
   1181 Je commets un forfait, et n’en saurais user ;
   1182 Je ne suis criminel que pour m’en accuser.
   1183 Je m’expose à ma peine, et négligeant ma fuite,
   1184 Aux vôtres offensés j’épargne la poursuite.
   1185 Ce que j’ai pu ravir, je viens le demander ;
   1186 Et pour vous devoir tout, je veux tout hasarder.
   1187 Vous ne me devrez rien, du moins si j’en suis crue ;
   1188 Et si mes propres yeux vous donnent dans la vue,
   1189 Si votre propre cour soupire après ma main,
   1190 Vous courez grand hasard de soupirer en vain.
   1191 Toutefois après tout, mon humeur est si bonne
   1192 Que je ne puis jamais désespérer personne.
   1193 Sachez que mes désirs, toujours indifférents,
   1194 Iront sans résistance au gré de mes parents ;
   1195 Leur choix sera le mien : c’est vous parler sans feinte.
   1196 Je vois de leur côté mêmes sujets de crainte :
   1197 Si vous me refusez, m’écouteront-ils mieux ?
   1198 Le monde vous croit riche, et mes parents sont vieux.
   1199 Puis-je sur cet espoir… C’est assez vous en dire.
   1200 Cléandre a-t-il enfin ce que son cour désire ?
   1201 Et ses amours, changés par un heureux hasard,
   1202 De celui de Philis ont-ils pris quelque part ?
   1203 Cette nuit tu l’as vue en un mépris extrême.
   1204 Et maintenant, ami, c’est encore elle-même :
   1205 Son orgueil se redouble étant en liberté,
   1206 Et devient plus hardi d’agir en sûreté.
   1207 J’espère toutefois, à quelque point qu’il monte,
   1208 Qu’à la fin… Cependant que vous lui rendrez conte,
   1209 Je vais voir mes parents, que ce coup de malheur
   1210 À mon occasion accable de douleur.
   1211 Je n’ai tardé que trop à les tirer de peine.
   1212 Est-ce donc tout de bon qu’elle t’est inhumaine ?
   1213 Il la faut suivre. Adieu. Je te puis assurer
   1214 Que je n’ai pas sujet de me désespérer.
   1215 Va voir ton Angélique, et la compte pour tienne,
   1216 Si tu la vois d’humeur qui ressemble à la sienne,
   1217 Tu me la rends enfin ? Doraste tient sa foi ;
   1218 Tu possèdes son cour : qu’aurait-elle pour moi ?
   1219 Quelques charmants appas qui soient sur son visage,
   1220 Je n’y saurais avoir qu’un fort mauvais partage :
   1221 Peut-être elle croirait qu’il lui serait permis
   1222 De ne me rien garder, ne m’ayant rien promis ;
   1223 Il vaut mieux que ma flamme à son tour te la cède.
   1224 Mais derechef, adieu. Ainsi tout me succède ;
   1225 Ses plus ardents désirs se règlent sur mes voeux :
   1226 Il accepte Angélique, et la rend quand je veux.
   1227 Quand je tâche à la perdre il meurt de m’en défaire ;
   1228 Quand je l’aime, elle cesse aussitôt de lui plaire.
   1229 Mon cour prêt à guérir, le sien se trouve atteint ;
   1230 Et mon feu rallumé, le sien se trouve éteint :
   1231 Il aime quand je quitte, il quitte alors que j’aime ;
   1232 Et sans être rivaux, nous aimons en lieu même.
   1233 C’en est fait, Angélique, et je ne saurais plus
   1234 Rendre contre tes yeux des combats superflus.
   1235 De ton affection cette preuve dernière
   1236 Reprend sur tous mes sens une puissance entière.
   1237 Les ombres de la nuit m’ont redonné le jour :
   1238 Que j’eus de perfidie, et que je vis d’amour !
   1239 Quand je sus que Cléandre avait manqué sa proie,
   1240 Que j’en eus de regret, et que j’en ai de joie !
   1241 Plus je t’étais ingrat, plus tu me chérissais ;
   1242 Et ton ardeur croissait plus je te trahissais.
   1243 Aussi j’en fus honteux, et confus dans mon âme,
   1244 La honte et le remords rallumèrent ma flamme.
   1245 Que l’amour pour nous vaincre a de chemins divers !
   1246 Et que malaisément on rompt de si beaux fers !
   1247 C’est en vain qu’on résiste aux traits d’un beau visage ;
   1248 En vain, à son pouvoir refusant son courage,
   1249 On veut éteindre un feu par ses yeux allumé,
   1250 Et ne le point aimer quand on s’en voit aimé :
   1251 Sous ce dernier appas l’amour a trop de force ;
   1252 Il jette dans nos cours une trop douce amorce,
   1253 Et ce tyran secret de nos affections
   1254 Saisit trop puissamment nos inclinations.
   1255 Aussi ma liberté n’a plus rien qui me flatte ;
   1256 Le grand soin que j’en eus partait d’une âme ingrate ;
   1257 Et mes desseins, d’accord avecque mes désirs,
   1258 À servir Angélique ont mis tous mes plaisirs.
   1259 Mais, hélas ! Ma raison est-elle assez hardie
   1260 Pour croire qu’on me souffre après ma perfidie ?
   1261 Quelque secret instinct, à mon bonheur fatal,
   1262 Ne la porte-t-il point à me vouloir du mal ?
   1263 Que de mes trahisons elle serait vengée,
   1264 Si, comme mon humeur, la sienne était changée !
   1265 Mais qui la changerait, puisqu’elle ignore encor
   1266 Tous les lâches complots du rebelle Alidor ?
   1267 Que dis-je, malheureux ? Ah ! C’est trop me méprendre,
   1268 Elle en a trop appris du billet de Cléandre :
   1269 Son nom au lieu du mien en ce papier souscrit
   1270 Ne lui montre que trop le fond de mon esprit.
   1271 Sur ma foi toutefois elle le prit sans lire ;
   1272 Et si le ciel vengeur contre moi ne conspire,
   1273 Elle s’y fie assez pour n’en avoir rien lu.
   1274 Entrons, quoi qu’il en soit, d’un esprit résolu ;
   1275 Dérobons à ses yeux le témoin de mon crime ;
   1276 Et si pour l’avoir lu sa colère s’anime,
   1277 Et qu’elle veuille user d’une juste rigueur,
   1278 Nous savons les moyens de regagner son cœur.
   1279 Ne sollicite plus mon âme refroidie :
   1280 Je méprise Angélique après sa perfidie ;
   1281 Mon cour s’est révolté contre ses lâches traits,
   1282 Et qui n’a point de foi n’a point pour moi d’attraits.
   1283 Veux-tu qu’on me trahisse, et que mon amour dure ?
   1284 J’ai souffert sa rigueur, mais je hais son parjure,
   1285 Et tiens sa trahison indigne à l’avenir
   1286 D’occuper aucun lieu dedans mon souvenir.
   1287 Qu’Alidor la possède ; il est traître comme elle :
   1288 Jamais pour ce sujet nous n’aurons de querelle.
   1289 Pourrais-je avec raison lui vouloir quelque mal
   1290 De m’avoir délivré d’un esprit déloyal ?
   1291 Ma colère l’épargne, et n’en veut qu’à Cléandre :
   1292 Il verra que son pire était de se méprendre ;
   1293 Et si je puis jamais trouver ce ravisseur,
   1294 Il me rendra soudain et la vie et ma soeur.
   1295 Faites mieux : puisqu’à peine elle pourrait prétendre
   1296 Une fortune égale à celle de Cléandre,
   1297 En faveur de ses biens calmez votre courroux,
   1298 Et de son ravisseur faites-en son époux.
   1299 Bien qu’il eût fait dessein sur une autre personne,
   1300 Faites-lui retenir ce qu’un hasard lui donne :
   1301 Je crois que cet hymen pour satisfaction
   1302 Plaira mieux à Philis que sa punition.
   1303 Nous consultons en vain, ma poursuite étant vaine.
   1304 Nous le rencontrerons, n’en soyez point en peine :
   1305 Où que soit sa retraite, il n’est pas toujours nuit ;
   1306 Et ce qu’un jour nous cache, un autre le produit.
   1307 Mais, dieux ! Voilà Philis qu’il a déjà rendue.
   1308 Ma soeur, je te retrouve après t’avoir perdue !
   1309 Et de grâce, quel lieu me cache le voleur
   1310 Qui, pour s’être mépris, a causé ton malheur ?
   1311 Que son trépas… Tout beau ; peut-être ta colère,
   1312 Au lieu de ton rival, en veut à ton beau-frère.
   1313 En un mot, tu sauras qu’en cet enlèvement
   1314 Mes larmes m’ont acquis Cléandre pour amant :
   1315 Son cour m’est demeuré pour peine de son crime,
   1316 Et veut changer un rapt en amour légitime.
   1317 Il fait tous ses efforts pour gagner mes parents,
   1318 Et s’il les peut fléchir, quant à moi, je me rends :
   1319 Non, à dire le vrai, que son objet me tente,
   1320 Mais mon père content, je dois être contente.
   1321 Tandis, par la fenêtre ayant vu ton retour,
   1322 Je t’ai voulu sur l’heure apprendre cet amour,
   1323 Pour te tirer de peine et rompre ta colère.
   1324 Crois-tu que cet hymen puisse me satisfaire ?
   1325 Si tu n’es ennemi de mes contentements,
   1326 Ne prends mes intérêts que dans mes sentiments ;
   1327 Ne fais point le mauvais, si je ne suis mauvaise,
   1328 Et ne condamne rien à moins qu’il me déplaise.
   1329 En cette occasion, si tu me veux du bien,
   1330 C’est à toi de régler ton esprit sur le mien.
   1331 Je respecte mon père, et le tiens assez sage
   1332 Pour ne résoudre rien à mon désavantage.
   1333 Si Cléandre le gagne, et m’en peut obtenir,
   1334 Je crois de mon devoir… Je l’aperçois venir.
   1335 Résolvez-vous, monsieur, à ce qu’elle désire.
   1336 Si vous n’êtes d’humeur, madame, à vous dédire,
   1337 Tout me rit désormais, j’ai leur consentement.
   1338 Mais excusez, monsieur, le transport d’un amant ;
   1339 Et souffrez qu’un rival, confus de son offense,
   1340 Pour en perdre le nom entre en votre alliance.
   1341 Ne me refusez point un oubli du passé ;
   1342 Et son ressouvenir à jamais effacé,
   1343 Bannissant toute aigreur, recevez un beau-frère
   1344 Que votre soeur accepte après l’aveu d’un père.
   1345 Quand j’aurais sur ce point des avis différents,
   1346 Je ne puis contredire au choix de mes parents ;
   1347 Mais outre leur pouvoir, votre âme généreuse,
   1348 Et ce franc procédé qui rend ma soeur heureuse,
   1349 Vous acquièrent les biens qu’ils vous ont accordés,
   1350 Et me font souhaiter ce que vous demandez.
   1351 Vous m’avez obligé de m’ôter Angélique ;
   1352 Rien de ce qui la touche à présent ne me pique :
   1353 Je n’y prends plus de part, après sa trahison.
   1354 Je l’aimai par malheur, et la hais par raison.
   1355 Mais la voici qui vient, de son amant suivie.
   1356 Finissez vos mépris, ou m’arrachez la vie.
   1357 Ne m’importune plus, infidèle. Ah ! Ma soeur !
   1358 Comme as-tu pu sitôt tromper ton ravisseur ?
   1359 Il n’en a plus le nom, et son feu légitime,
   1360 Autorisé des miens, en efface le crime ;
   1361 Le hasard me le donne, et changeant ses desseins,
   1362 Il m’a mise en son cour aussi bien qu’en ses mains.
   1363 Son erreur fut soudain de son amour suivie ;
   1364 Et je ne l’ai ravi qu’après qu’il m’a ravie.
   1365 Jusque-là tes beautés ont possédé ses voeux ;
   1366 Mais l’amour d’Alidor faisait taire ses feux.
   1367 De peur de l’offenser te cachant son martyre,
   1368 Il me venait conter ce qu’il ne t’osait dire ;
   1369 Mais nous changeons de sort par cet enlèvement :
   1370 Tu perds un serviteur, et j’y gagne un amant.
   1371 Dis-lui qu’elle en perd deux ; mais qu’elle s’en console,
   1372 Puisque avec Alidor je lui rends sa parole.
   1373 Satisfaites sans crainte à vos intentions :
   1374 Je ne mets plus d’obstacle à vos affections.
   1375 Si vous faussez déjà la parole donnée,
   1376 Que ne feriez-vous point après notre hyménée ?
   1377 Pour moi, malaisément on me trompe deux fois :
   1378 Vous l’aimez, j’y consens, et lui cède mes droits.
   1379 Puisque vous me pouvez accepter sans parjure,
   1380 Pouvez-vous consentir que votre rigueur dure ?
   1381 Vos yeux sont-ils changés, vos feux sont-ils éteints ?
   1382 Et quand mon amour croît, produit-il vos dédains ?
   1383 Voulez-vous… Déloyal, cesse de me poursuivre :
   1384 Si je t’aime jamais, je veux cesser de vivre.
   1385 Quel espoir mal conçu te rapproche de moi ?
   1386 Aurais-je de l’amour pour qui n’a point de foi ?
   1387 Quoi ! Le bannissez-vous parce qu’il vous ressemble ?
   1388 Cette union d’humeurs vous doit unir ensemble.
   1389 Pour ce manque de foi c’est trop le rejeter :
   1390 Il ne l’a pratiqué que pour vous imiter.
   1391 Cessez de reprocher à mon âme troublée
   1392 La faute où la porta son ardeur aveuglée.
   1393 Vous seul avez ma foi, vous seul à l’avenir
   1394 Pouvez à votre gré me la faire tenir :
   1395 Si toutefois, après ce que j’ai pu commettre,
   1396 Vous me pouvez haïr jusqu’à me la remettre,
   1397 Un cloître désormais bornera mes desseins ;
   1398 C’est là que je prendrai des mouvements plus sains ;
   1399 C’est là que, loin du monde et de sa vaine pompe,
   1400 Je n’aurai qui tromper, non plus que qui me trompe.
   1401 Mon souci ! Tes soucis doivent tourner ailleurs.
   1402 De grâce, prends pour lui des sentiments meilleurs.
   1403 Nous leur nuisons, ma soeur ; hors de notre présence
   1404 Elle se porterait à plus de complaisance :
   1405 L’amour seul, assez fort pour la persuader,
   1406 Ne veut point d’autre tiers à les raccommoder.
   1407 Mon amour, ennuyé des yeux de tant de monde,
   1408 Adore la raison où votre avis se fonde.
   1409 Adieu, belle Angélique, adieu : c’est justement
   1410 Que votre ravisseur vous cède à votre amant.
   1411 Je vous eus par dépit, lui seul il vous mérite :
   1412 Ne lui refusez point ma part que je lui quitte.
   1413 Si tu t’aimes, ma soeur, fais-en autant que moi,
   1414 Et laisse à tes parents à disposer de toi.
   1415 Ce sont des jugements imparfaits que les nôtres :
   1416 Le cloître a ses douceurs, mais le monde en a d’autres,
   1417 Qui pour avoir un peu moins de solidité,
   1418 N’accommodent que mieux notre instabilité.
   1419 Je crois qu’un bon dessein dans le cloître te porte ;
   1420 Mais un dépit d’amour n’en est pas bien la porte,
   1421 Et l’on court grand hasard d’un cuisant repentir
   1422 De se voir en prison sans espoir d’en sortir.
   1423 N’achèverez-vous point ? J’ai fait, et vous vais suivre.
   1424 Adieu : par mon exemple apprends comme il faut vivre,
   1425 Et prends pour Alidor un naturel plus doux.
   1426 Rien ne rompra le coup à quoi je me résous :
   1427 Je me veux exempter de ce honteux commerce
   1428 Où la déloyauté si pleinement s’exerce ;
   1429 Un cloître est désormais l’objet de mes désirs :
   1430 L’âme ne goûte point ailleurs de vrais plaisirs.
   1431 Ma foi qu’avait Doraste engageait ma franchise ;
   1432 Et je ne vois plus rien, puisqu’il me l’a remise,
   1433 Qui me retienne au monde, ou m’arrête en ce lieu :
   1434 Cherche une autre à trahir ; et pour jamais, adieu.
   1435 Que par cette retraite elle me favorise !
   1436 Et qu’ils ne sauraient plus défendre ma franchise,
   1437 Alors que mes desseins cèdent à mes amours,
   1438 Sa haine et ses refus viennent à leur secours.
   1439 J’avais beau la trahir, une secrète amorce
   1440 Mes feux en recevaient une nouvelle force,
   1441 Rallumait dans mon cour l’amour par la pitié :
   1442 Et toujours leur ardeur en croissait de moitié.
   1443 Ce que cherchait par là mon âme peu rusée,
   1444 Je suis libre à présent qu’elle est désabusée,
   1445 De contraires moyens me l’ont fait obtenir :
   1446 Et je ne l’abusais que pour le devenir.
   1447 Impuissant ennemi de mon indifférence,
   1448 Ta force ne venait que de mon espérance,
   1449 Je brave, vain amour, ton débile pouvoir :
   1450 Et c’est ce qu’aujourd’hui m’ôte son désespoir.
   1451 Je cesse d’espérer et commence de vivre ;
   1452 Et quelques doux assauts qu’un autre objet me livre,
   1453 Je vis dorénavant, puisque je vis à moi ;
   1454 C’est de moi seulement que je prendrai la loi.
   1455 Beautés, ne pensez point à rallumer ma flamme :
   1456 Et ce sera beaucoup emporté sur mon âme,
   1457 Vos regards ne sauraient asservir ma raison ;
   1458 S’ils me font curieux d’apprendre votre nom.
   1459 Nous feindrons toutefois, pour nous donner carrière,
   1460 Mais nous saurons toujours rebrousser en arrière,
   1461 Et pour mieux déguiser nous en prendrons un peu,
   1462 Et quand il nous plaira nous retirer du jeu.
   1463 Cependant Angélique enfermant dans un cloître
   1464 Les murs qui garderont ces tyrans de paraître
   1465 Ses yeux dont nous craignions la fatale clarté,
   1466 Serviront de remparts à notre liberté.
   1467 Je suis hors de péril qu’après son mariage
   1468 Et ne serai jamais sujet à cette rage
   1469 Le bonheur d’un jaloux augmente mon ennui ;
   1470 Qui naît de voir son bien entre les mains d’autrui.
   1471 Ravi qu’aucun n’en ait ce que j’ai pu prétendre,
   1472 Comme je la donnais sans regret à Cléandre,
   1473 Puisqu’elle dit au monde un éternel adieu,
   1474 Je verrai sans regret qu’elle se donne à Dieu.