corneille_clitandre (80882B)
1 N’en doute plus, mon cœur, un amant hypocrite 2 3 Feignant de m’adorer, brûle pour Hippolyte : 4 5 Dorise m’en a dit le secret rendez-vous 6 7 Où leur naissante ardeur se cache aux yeux de tous ; 8 9 Et pour les y surprendre elle m’y doit conduire, 10 11 Sitôt que le soleil commencera de luire. 12 13 Mais qu’elle est paresseuse à me venir trouver ! 14 15 La dormeuse m’oublie, et ne se peut lever. 16 17 Toutefois, sans raison J’accuse sa paresse : 18 19 La nuit, qui dure encor, fait que rien ne la presse : 20 21 Ma jalouse fureur, mon dépit, mon amour, 22 23 Ont troublé mon repos avant le point du jour : 24 25 Mais elle, qui n’en fait aucune expérience, 26 27 Etant sans intérêt, est sans impatience. 28 29 Toi qui fais ma douleur, et qui fis mon souci, 30 31 Ne tarde plus, volage, à te montrer ici ; 32 33 Viens en hâte affermir ton indigne victoire ; 34 35 Viens t’assurer l’éclat de cette infâme gloire ; 36 37 Viens signaler ton nom par ton manque de foi. 38 39 Le jour s’en va paraître ; affronteur, hâte-toi. 40 41 Mais, hélas ! cher ingrat, adorable parjure, 42 43 Ma timide voix tremble à te dire une injure ; 44 45 Si j’écoute l’amour, il devient si puissant, 46 47 Qu’en dépit de Dorise il te fait innocent : 48 49 Je ne sais lequel croire, et j’aime tant ce doute, 50 51 Que j’ai peur d’en sortir entrant dans cette route. 52 53 Je crains ce que je cherche, et je ne connais pas 54 55 De plus grand heur pour moi que d’y perdre mes pas. 56 57 Ah, mes yeux ! si jamais vos fonctions propices 58 59 À mon cœur amoureux firent de bons services, 60 61 Apprenez aujourd’hui quel est votre devoir : 62 63 Le moyen de me plaire est de me décevoir ; 64 65 Si vous ne m’abusez, si vous n’êtes faussaires, 66 67 Vous êtes de mon heur les cruels adversaires. 68 69 Et toi, soleil, qui vas, en ramenant le jour, 70 71 Dissiper une erreur si chère à mon amour, 72 73 Puisqu’il faut qu’avec toi ce que je crains éclate, 74 75 Souffre qu’encore un peu l’ignorance me flatte. 76 77 Mais je te parle en vain, et l’aube, de ses rais, 78 79 A déjà reblanchi le haut de ces forêts. 80 81 Si je puis me fier à sa lumière sombre, 82 83 Dont l’éclat brille à peine et dispute avec l’ombre, 84 85 J’entrevois le sujet de mon jaloux ennui, 86 87 Et quelqu’un de ses gens qui conteste avec lui. 88 89 Rentre, pauvre abusée, et cache-toi de sorte 90 91 Que tu puisses l’entendre à travers cette porte. 92 93 Ce devoir, ou plutôt cette importunité, 94 95 Au lieu de m’assurer de ta fidélité, 96 97 Marque trop clairement ton peu d’obéissance. 98 99 Laisse-moi seul, Lysarque, une heure en ma puissance ; 100 101 Que retiré du monde et du bruit de la cour, 102 103 Je puisse dans ces bois consulter mon amour ; 104 105 Que là Caliste seule occupe mes pensées, 106 107 Et par le souvenir de ses faveurs passées, 108 109 Assure mon espoir de celles que j’attends ; 110 111 Qu’un entretien rêveur durant ce peu de temps 112 113 M’instruise des moyens de plaire à cette belle, 114 115 Allume dans mon cœur de nouveaux feux pour elle : 116 117 Enfin, sans persister dans l’obstination, 118 119 Laisse-moi suivre ici mon inclination. 120 121 Cette inclination, qui jusqu’ici vous mène, 122 123 À me la déguiser vous donne trop de peine. 124 125 Il ne faut point, monsieur, beaucoup l’examiner : 126 127 L’heure et le lieu suspects font assez deviner 128 129 Qu’en même temps que vous s’échappe quelque dame… 130 131 Vous m’entendez assez. Juge mieux de ma flamme, 132 133 Et ne présume point que je manque de foi 134 135 À celle que j’adore, et qui brûle pour moi. 136 137 J’aime mieux contenter ton humeur curieuse, 138 139 Qui par ces faux soupçons m’est trop injurieuse. 140 141 Tant s’en faut que le change ait pour moi des appas, 142 143 Tant s’en faut qu’en ces bois il attire mes pas : 144 145 J’y vais… Mais pourrais-tu le savoir et le taire ? 146 147 Qu’ai-je fait qui vous porte à craindre le contraire ? 148 149 Tu vas apprendre tout ; mais aussi, l’ayant su, 150 151 Avise à ta retraite. Hier, un cartel reçu 152 153 De la part d’un rival… Vous le nommez ? Clitandre. 154 155 Au pied du grand rocher il me doit seul attendre ; 156 157 Et là, l’épée au poing, nous verrons qui des deux 158 159 Mérite d’embraser Caliste de ses feux 160 161 De sorte qu’un second… Sans me faire une offense, 162 163 Ne peut se présenter à prendre ma défense : 164 165 Nous devons seul à seul vider notre débat. 166 167 Ne pensez pas sans moi terminer ce combat : 168 169 L’écuyer de Clitandre est homme de courage, 170 171 Il sera trop heureux que mon défi l’engage 172 173 À s’acquitter vers lui d’un semblable devoir, 174 175 Et je vais de ce pas y faire mon pouvoir. 176 177 Ta volonté suffit ; va-t’en donc, et désiste 178 179 De plus m’offrir une aide à mériter Caliste. 180 181 Vous obéir ici me coûterait trop cher, 182 183 Et je serais honteux qu’on me pût reprocher 184 185 D’avoir su le sujet d’une telle sortie, 186 187 Sans trouver les moyens d’être de la partie. 188 189 Qu’il s’en est bien défait ! qu’avec dextérité 190 191 Le fourbe se prévaut de son autorité ! 192 193 Qu’il trouve un beau prétexte en ses flammes éteintes ! 194 195 Et que mon nom lui sert à colorer ses feintes ! 196 197 Il y va cependant, le perfide qu’il est ! 198 199 Hippolyte le charme, Hippolyte lui plaît ; 200 201 Et ses lâches désirs l’emportent où l’appelle 202 203 Le cartel amoureux de sa flamme nouvelle. 204 205 Je n’en puis plus douter, mon feu désabusé 206 207 Ne tient plus le parti de ce cœur déguisé. 208 209 Allons, ma chère sœur, allons à la vengeance, 210 211 Allons de ses douceurs tirer quelque allégeance ; 212 213 Allons, et sans te mettre en peine de m’aider, 214 215 Ne prends aucun souci que de me regarder. 216 217 Pour en venir à bout, il suffit de ma rage ; 218 219 D’elle j’aurai la force ainsi que le courage ; 220 221 Et déjà, dépouillant tout naturel humain, 222 223 Je laisse à ses transports à gouverner ma main. 224 225 Vois-tu comme, suivant de si furieux guides, 226 227 Elle cherche déjà les yeux de ces perfides, 228 229 Et comme de fureur tous mes sens animés 230 231 Menacent les appas qui les avaient charmés ? 232 233 Modère ces bouillons d’une âme colérée, 234 235 Ils sont trop violents pour être de durée ; 236 237 Pour faire quelque mal, c’est frapper de trop loin. 238 239 Réserve ton courroux tout entier au besoin ; 240 241 Sa plus forte chaleur se dissipe en paroles, 242 243 Ses résolutions en deviennent plus molles : 244 245 En lui donnant de l’air, son ardeur s’alentit. 246 247 Ce n’est que faute d’air que le feu s’amortit. 248 249 Allons, et tu verras qu’ainsi le mien s’allume, 250 251 Que ma douleur aigrie en a plus d’a mertume, 252 253 Et qu’ainsi mon esprit ne fait que s’exciter 254 255 À ce que ma colère a droit d’exécuter. 256 257 Si ma ruse est enfin de son effet suivie, 258 259 Cette aveugle chaleur te va coûter la vie : 260 261 Un fer caché me donne en ces lieux écartés 262 263 La vengeance des maux que me font tes beautés. 264 265 Tu m’ôtes Rosidor, tu possèdes son âme : 266 267 Il n’a d’yeux que pour toi, que mépris pour ma flamme ; 268 269 Mais puisque tous mes soins ne le peuvent gagner, 270 271 J’en punirai l’objet qui m’en fait dédaigner. 272 273 En ce déguisement on ne peut nous connaître, 274 275 Et sans doute bientôt le jour qui vient de naître 276 277 Conduira Rosidor, séduit d’un faux cartel, 278 279 Aux lieux où cette main lui garde un coup mortel. 280 281 Vos vœux, si mal reçus de l’ingrate Dorise, 282 283 Qui l’idolâtre autant comme elle vous méprise, 284 285 Ne rencontreront plus aucun empêchement. 286 287 Mais je m’étonne fort de son aveuglement, 288 289 Et je ne comprends point cet orgueilleux caprice 290 291 Qui fait qu’elle vous traite avec tant d’injustice. 292 293 Vos rares qualités… Au lieu de me flatter, 294 295 Voyons si le projet ne saurait avorter, 296 297 Si la supercherie… Elle est si bien tissue, 298 299 Qu’il faut manquer de sens pour douter de l’issue. 300 301 Clitandre aime Caliste, et comme son rival, 302 303 Il a trop de sujet de lui vouloir du mal. 304 305 Moi que depuis dix ans il tient à son service, 306 307 D’écrire comme lui j’ai trouvé l’artifice ; 308 309 Si bien que ce cartel, quoique tout de ma main, 310 311 À son dépit jaloux s’imputera soudain. 312 313 Que ton subtil esprit a de grands avantages ! 314 315 Mais le nom du porteur ? Lycaste, un de ses pages. 316 317 Celui qui fait le guet auprès du rendez-vous ? 318 319 Lui-même, et le voici qui s’avance vers nous : 320 321 À force de courir il s’est mis hors d’haleine. 322 323 Eh bien ! est-il venu ? N’en soyez plus en peine ; 324 325 Il est où vous savez, et tout bouffi d’orgueil, 326 327 Il n’y pense à rien moins qu’à son propre cercueil. 328 329 Ne perdons point de temps. Nos masques, nos épées ! 330 331 Qu’il me tarde déjà que, dans son sang trempées, 332 333 Elles ne me font voir à mes pieds étendu 334 335 Le seul qui sert d’obstacle au bonheur qui m’est dû ! 336 337 Ah ! qu’il va bien trouver d’autres gens que Clitandre ! 338 339 Mais pourquoi ces habits ? qui te les fait reprendre ? 340 341 Pour notre sûreté, portons-les avec nous, 342 343 De peur que, cependant que nous serons aux coups, 344 345 Quelque maraud, conduit par sa bonne aventure, 346 347 Ne nous laisse tous trois en mauvaise posture. 348 349 Quand il faudra donner, sans les perdre des yeux, 350 351 Au pied du premier arbre ils seront beaucoup mieux. 352 353 Prends-en donc même soin après la chose faite. 354 355 Ne craignez pas sans eux que je fasse retraite. 356 357 Sus donc ! chacun déjà devrait être masqué. 358 359 Allons, qu’il tombe mort aussitôt qu’attaqué. 360 361 Réserve à d’autres temps cette ardeur de courage 362 363 Qui rend de ta valeur un si grand témoignage. 364 365 Ce duel que tu dis ne se peut concevoir. 366 367 Tu parles de Clitandre, et je viens de le voir 368 369 Que notre jeune prince enlevait à la chasse. 370 371 Tu les as vus passer ? Par cette même place. 372 373 Sans doute que ton maître a quelque occasion 374 375 Qui le fait t’éblouir par cette illusion. 376 377 Non, il parlait du cœur ; je connais sa franchise. 378 379 S’il est ainsi, je crains que par quelque surprise 380 381 Ce généreux guerrier, sous le nombre abattu, 382 383 Ne cède aux envieux que lui fait sa vertu. 384 385 À présent il n’a point d’ennemis que je sache ; 386 387 Mais, quelque événement que le destin nous cache, 388 389 Si tu veux m’obliger, viens, de grâce, avec moi, 390 391 Que nous donnions ensemble avis de tout au roi. 392 393 Ma sœur, l’heure s’avance, et nous serons à peine, 394 395 Si nous ne retournons, au lever de la reine. 396 397 Je ne vois point mon traître, Hippolyte non plus. 398 399 Voici qui va trancher tes soucis superflus ; 400 401 Voici dont je vais rendre, aux dépens de ta vie, 402 403 Et ma flamme vengée, et ma haine assouvie. 404 405 Tout beau, tout beau, ma sœur, tu veux m’épouvanter ; 406 407 Mais je te connais trop pour m’en inquiéter, 408 409 Laisse la feinte à part, et mettons, je te prie, 410 411 À les trouver bientôt toute notre industrie. 412 413 Va, va, ne songe plus à leurs fausses amours, 414 415 Dont le récit n’était qu’une embûche à tes jours : 416 417 Rosidor t’est fidèle, et cette feinte amante 418 419 Brûle aussi peu pour lui que je fais pour Pymante. 420 421 Déloyale ! ainsi donc ton courage inhumain… 422 423 Ces injures en l’air n’arrêtent point ma main. 424 425 Le reproche honteux d’une action si noire… 426 427 Qui se venge en secret, en secret en fait gloire. 428 429 T’ai-je donc pu, ma sœur, déplaire en quelque point ? 430 431 Oui, puisque Rosidor t’aime et ne m’aime point ; 432 433 C’est assez m’offenser que d’être ma rivale. 434 435 Meurs, brigand ! Ah, malheur ! cette branche fatale 436 437 A rompu mon épée. Assassins… Toutefois, 438 439 J’ai de quoi me défendre une seconde fois. 440 441 N’est-ce pas Rosidor qui m’arrache les armes ? 442 443 Ah ! qu’il me va causer de périls et de larmes ! 444 445 Fuis, Dorise, et fuyant laisse-toi reprocher 446 447 Que tu fuis aujourd’hui ce qui t’est le plus cher. 448 449 C’est lui-même de vrai. Rosidor ! Ah ! je pâme, 450 451 Et la peur de sa mort ne me laisse point d’âme. 452 453 Adieu, mon cher espoir. Celui-ci dépêché, 454 455 C’est de toi maintenant que j’aurai bon marché. 456 457 Nous sommes seul à seul. Quoi ! ton peu d’assurance 458 459 Ne met plus qu’en tes pieds sa dernière espérance ? 460 461 Marche sans emprunter d’ailes de ton effroi : 462 463 Je ne cours point après des lâches comme toi. 464 465 Il suffit de ces deux. Mais qui pourraient-ils être ? 466 467 Ah, ciel ! le masque ôté me les fait trop connaître ! 468 469 Le seul Clitandre arma contre moi ces voleurs ; 470 471 Celui-ci fut toujours vêtu de ses couleurs ; 472 473 Voilà son écuyer, dont la pâleur exprime 474 475 Moins de traits de la mort que d’horreurs de son crime. 476 477 Et ces deux reconnus, je douterais en vain 478 479 De celui que sa fuite a sauvé de ma main. 480 481 Trop indigne rival, crois-tu que ton absence 482 483 Donne à tes lâchetés quelque ombre d’innocence, 484 485 Et qu’après avoir vu renverser ton dessein, 486 487 Un désaveu démente et tes gens et ton seing ? 488 489 Ne le présume pas ; sans autre conjecture. 490 491 Je te rends convaincu de ta seule écriture, 492 493 Sitôt que j’aurai pu faire ma plainte au roi. 494 495 Mais quel piteux objet se vient offrir à moi ? 496 497 Traîtres, auriez-vous fait sur un si beau visage, 498 499 Attendant Rosidor, l’essai de votre rage ? 500 501 C’est Caliste elle-même ! Ah, dieux, injustes dieux ! 502 503 Ainsi donc, pour montrer ce spectacle à mes yeux, 504 505 Votre faveur barbare a conservé ma vie ! 506 507 Je n’en veux point chercher d’auteurs que votre envie : 508 509 La nature, qui perd ce qu’elle a de parfait, 510 511 Sur tout autre que vous eût vengé ce forfait, 512 513 Et vous eût accablés, si vous n’étiez ses maîtres. 514 515 Vous m’envoyez en vain ce fer contre des traîtres. 516 517 Je ne veux point devoir mes déplorables jours 518 519 À l’affreuse rigueur d’un si fatal secours. 520 521 O vous qui me restez d’une troupe ennemie 522 523 Pour marques de ma gloire et de son infamie, 524 525 Blessures, hâtez-vous d’élargir vos canaux, 526 527 Par où mon sang emporte et ma vie et mes maux ! 528 529 Ah ! pour l’être trop peu, blessures trop cruelles, 530 531 De peur de m’obliger vous n’êtes pas mortelles. 532 533 Eh quoi ! ce bel objet, mon aimable vainqueur, 534 535 Avait-il seul le droit de me blesser au cœur ? 536 537 Et d’où vient que la mort, à qui tout fait hommage, 538 539 L’ayant si mal traité, respecte son image ? 540 541 Noires divinités, qui tournez mon fuseau, 542 543 Vous faut-il tant prier pour un coup de ciseau ? 544 545 Insensé que je suis ! en ce malheur extrême, 546 547 Je demande la mort à d’autres qu’à moi-même ; 548 549 Aveugle ! je m’arrête à supplier en vain, 550 551 Et pour me contenter j’ai de quoi dans la main. 552 553 Il faut rendre ma vie au fer qui l’a sauvée ; 554 555 C’est à lui qu’elle est due, il se l’est réservée ; 556 557 Et l’honneur, quel qu’il soit, de finir mes malheurs, 558 559 C’est pour me le donner qu’il l’ôte à des voleurs. 560 561 Poussons donc hardiment. Mais, hélas ! cette épée 562 563 Coulant entre mes doigts, laisse ma main trompée ; 564 565 Et sa lame, timide à procurer mon bien, 566 567 Au sang des assassins n’ose mêler le mien. 568 569 Ma faiblesse importune à mon trépas s’oppose ; 570 571 En vain je m’y résous, en vain je m’y dispose ; 572 573 Mon reste de vigueur ne peut l’effectuer ; 574 575 J’en ai trop pour mourir, trop peu pour me tuer : 576 577 L’un me manque au besoin, et l’autre me résiste. 578 579 Mais je vois s’entr’ouvrir les beaux yeux de Caliste, 580 581 Les roses de son teint n’ont plus tant de pâleur, 582 583 Et j’entends un soupir qui flatte ma douleur. 584 585 Voyez, dieux inhumains, que, malgré votre envie, 586 587 L’amour lui sait donner la moitié de ma vie, 588 589 Qu’une âme désormais suffit à deux amants. 590 591 Hélas ! qui me rappelle à de nouveaux tourments ? 592 593 Si Rosidor n’est plus, pourquoi reviens-je au monde ? 594 595 O merveilleux effet d’une amour sans seconde ! 596 597 Exécrable assassin qui rougis de son sang, 598 599 Dépêche comme à lui de me percer le flanc, 600 601 Prends de lui ce qui reste. Adorable cruelle, 602 603 Est-ce ainsi qu’on reçoit un amant si fidèle ? 604 605 Ne m’en fais point un crime ; encor pleine d’effroi, 606 607 Je ne t’ai méconnu qu’en songeant trop à toi. 608 609 J’avais si bien gravé là-dedans ton image, 610 611 Qu’elle ne voulait pas céder à ton visage. 612 613 Mon esprit, glorieux et jaloux de l’avoir, 614 615 Enviait à mes yeux le bonheur de te voir. 616 617 Mais quel secours propice a trompé mes alarmes ? 618 619 Contre tant d’assassins qui t’a prêté des armes ? 620 621 Toi-même, qui t’a mise à telle heure en ces lieux, 622 623 Où je te vois mourir et revivre à mes yeux ? 624 625 Quand l’amour une fois règne sur un courage… 626 627 Mais tâchons de gagner jusqu’au premier village, 628 629 Où ces bouillons de sang se puissent arrêter ; 630 631 Là, j’aurai tout loisir de te le raconter, 632 633 Aux charges qu’à mon tour aussi l’on m’entretienne. 634 635 Allons ; ma volonté n’a de loi que la tienne ; 636 637 Et l’amour, par tes yeux devenu tout-puissant, 638 639 Rend déjà la vigueur à mon corps languissant. 640 641 Il donne en même temps une aide à ta faiblesse, 642 643 Puisqu’il fait que la mienne auprès de toi me laisse, 644 645 Et qu’en dépit du sort ta Caliste aujourd’hui 646 647 À tes pas chancelants pourra servir d’appui. 648 649 Destins, qui réglez tout au gré de vos caprices, 650 651 Sur moi donc tout à coup fondent vos injustices, 652 653 Et trouvent à leurs traits si longtemps retenus, 654 655 Afin de mieux frapper, des chemins inconnus ? 656 657 Dites, que vous ont fait Rosidor ou Pymante ? 658 659 Fournissez de raison, destins, qui me démente ; 660 661 Dites ce qu’ils ont fait qui vous puisse émouvoir 662 663 À partager si mal entre eux votre pouvoir ? 664 665 Lui rendre contre moi l’impossible possible 666 667 Pour rompre le succès d’un dessein infaillible, 668 669 C’est prêter un miracle à son bras sans secours, 670 671 Pour conserver son sang au péril de mes jours. 672 673 Trois ont fondu sur lui sans le jeter en fuite ; 674 675 À peine en m’y jetant moi-même je l’évite ; 676 677 Loin de laisser la vie, il a su l’arracher ; 678 679 Loin de céder au nombre, il l’a su retrancher : 680 681 Toute votre faveur, à son aide occupée, 682 683 Trouve à le mieux armer en rompant son épée, 684 685 Et ressaisit ses mains, par celles du hasard, 686 687 L’une d’une autre épée, et l’autre d’un poignard. 688 689 O honte ! ô déplaisirs ! ô désespoir ! ô rage ! 690 691 Ainsi donc un rival pris à mon avantage 692 693 Ne tombe dans mes rets que pour les déchirer ! 694 695 Son bonheur qui me brave ose l’en retirer, 696 697 Lui donne sur mes gens une prompte victoire, 698 699 Et fait de son péril un sujet de sa gloire ! 700 701 Retournons animés d’un courage plus fort, 702 703 Retournons, et du moins perdons-nous dans sa mort. 704 705 Sortez de vos cachots, infernales Furies ; 706 707 Apportez à m’aider toutes vos barbaries ; 708 709 Qu’avec vous tout l’enfer m’aide en ce noir dessein 710 711 Qu’un sanglant désespoir me verse dans le sein. 712 713 J’avais de point en point l’entreprise tramée, 714 715 Comme dans mon esprit vous me l’aviez formée ; 716 717 Mais contre Rosidor tout le pouvoir humain 718 719 N’a que de la faiblesse ; il y faut votre main. 720 721 En vain, cruelles sœurs, ma fureur vous appelle ; 722 723 En vain vous armeriez l’enfer pour ma querelle : 724 725 La terre vous refuse un passage à sortir. 726 727 Ouvre du moins ton sein, terre, pour m’engloutir ; 728 729 N’attends pas que Mercure avec son caducée 730 731 M’en fasse après ma mort l’ouverture forcée ; 732 733 N’attends pas qu’un supplice, hélas ! trop mérité, 734 735 Ajoute l’infamie à tant de lâcheté ; 736 737 Préviens-en la rigueur ; rends toi-même justice 738 739 Aux projets avortés d’un si noir artifice. 740 741 Mes cris s’en vont en l’air, et s’y perdent sans fruit. 742 743 Dedans mon désespoir, tout me fuit ou me nuit : 744 745 La terre n’entend point la douleur qui me presse ; 746 747 Le ciel me persécute, et l’enfer me délaisse. 748 749 Affronte-les, Pymante, et sauve en dépit d’eux 750 751 Ta vie et ton honneur d’un pas si dangereux. 752 753 Si quelque espoir te reste, il n’est plus qu’en toi-même ; 754 755 Et, si tu veux t’aider, ton mal n’est pas extrême. 756 757 Passe pour villageois dans un lieu si fatal ; 758 759 Et réservant ailleurs la mort de ton rival, 760 761 Fais que d’un même habit la trompeuse apparence 762 763 Qui le mit en péril, te mette en assurance. 764 765 Mais ce masque l’empêche, et me vient reprocher 766 767 Un crime qu’il découvre au lieu de me cacher. 768 769 Ce damnable instrument de mon traître artifice, 770 771 Après mon coup manqué, n’en est plus que l’indice, 772 773 Et ce fer qui tantôt, inutile en ma main, 774 775 Que ma fureur jalouse avait armée en vain, 776 777 Sut si mal attaquer et plus mal me défendre, 778 779 N’est propre désormais qu’à me faire surprendre. 780 781 Allez, témoins honteux de mes lâches forfaits, 782 783 N’en produisez non plus de soupçons que d’effets. 784 785 Ainsi n’ayant plus rien qui démente ma feinte, 786 787 Dedans cette forêt je marcherai sans crainte, 788 789 Tant que… Mon grand ami ! Monsieur ? Viens çà ; dis-nous, 790 791 N’as-tu point ici vu deux cavaliers aux coups ? 792 793 Non, monsieur. Ou l’un d’eux se sauver à la fuite ? 794 795 Non, monsieur. Ni passer dedans ces bois sans suite ? 796 797 Attendez, il y peut avoir quelque huit jours… 798 799 Je parle d’aujourd’hui : laisse là ces discours ; 800 801 Réponds précisément. Pour aujourd’hui, je pense… 802 803 Toutefois, si la chose était de conséquence, 804 805 Dans le prochain village on saurait aisément… 806 807 Donnons jusques au lieu, c’est trop d’amusement. 808 809 Ce départ favorable enfin me rend la vie 810 811 Que tant de questions m’avaient presque ravie. 812 813 Cette troupe d’archers aveugles en ce point, 814 815 Trouve ce qu’elle cherche et ne s’en saisit point ; 816 817 Bien que leur conducteur donne assez à connaître 818 819 Qu’ils vont pour arrêter l’ennemi de son maître, 820 821 J’échappe néanmoins en ce pas hasardeux 822 823 D’aussi près de la mort que je me voyais d’eux. 824 825 Que j’aime ce péril, dont la vaine menace 826 827 Promettait un orage, et se tourne en bonace, 828 829 Ce péril qui ne veut que me faire trembler, 830 831 Ou plutôt qui se montre, et n’ose m’accabler ! 832 833 Qu’à bonne heure défait d’un masque et d’une épée, 834 835 J’ai leur crédulité sous ces habits trompée ! 836 837 De sorte qu’à présent deux corps désanimés 838 839 Termineront l’exploit de tant de gens armés, 840 841 Corps qui gardent tous deux un naturel si traître, 842 843 Qu’encore après leur mort ils vont trahir leur maître, 844 845 Et le faire l’auteur de cette lâcheté, 846 847 Pour mettre à ses dépens Pymante en sûreté ! 848 849 Mes habits, rencontrés sous les yeux de Lysarque, 850 851 Peuvent de mes forfaits donner seuls quelque marque ; 852 853 Mais s’il ne les voit pas, lors sans aucun effroi 854 855 Je n’ai qu’à me ranger en hâte auprès du roi, 856 857 Où je verrai tantôt avec effronterie 858 859 Clitandre convaincu de ma supercherie. 860 861 Cela ne suffit pas ; il faut chercher encor, 862 863 Et trouver, s’il se peut, Clitandre ou Rosidor. 864 865 Amis, Sa Majesté, par ma bouche avertie 866 867 Des soupçons que j’avais touchant cette partie, 868 869 Voudra savoir au vrai ce qu’ils sont devenus. 870 871 Pourrait-elle en douter ? Ces deux corps reconnus 872 873 Font trop voir le succès de toute l’entreprise. 874 875 Et qu’en présumes-tu ? Que malgré leur surprise, 876 877 Leur nombre avantageux, et leur déguisement, 878 879 Rosidor de leurs mains se tire heureusement, 880 881 Ce n’est qu’en me flattant que tu te le figures ; 882 883 Pour moi, je n’en conçois que de mauvais augures, 884 885 Et présume plutôt que son bras valeureux 886 887 Avant que de mourir s’est immolé ces deux. 888 889 Mais où serait son corps ? Au creux de quelque roche, 890 891 Où les traîtres, voyant notre troupe si proche, 892 893 N’auront pas eu loisir de mettre encor ceux-ci, 894 895 De qui le seul aspect rend le crime éclairci. 896 897 Monsieur, connaissez-vous ce fer et cette garde ? 898 899 Donne-moi, que je voie. Oui, plus je les regarde, 900 901 Plus j’ai par eux d’avis du déplorable sort 902 903 D’un maître qui n’a pu s’en dessaisir que mort. 904 905 Monsieur, avec cela j’ai vu dans cette route 906 907 Des pas mêlés de sang distillé goutte à goutte. 908 909 Suivons-les au hasard. Vous autres, enlevez 910 911 Promptement ces deux corps que nous avons trouvés. 912 913 Ce cheval trop fougueux m’incommode à la chasse ; 914 915 Tiens-m’en un autre prêt, tandis qu’en cette place, 916 917 À l’ombre des ormeaux l’un dans l’autre enlacés, 918 919 Clitandre m’entretient de ses travaux passés. 920 921 Qu’au reste, les veneurs, allant sur leurs brisées, 922 923 Ne forcent pas le cerf, s’il est aux reposées ; 924 925 Qu’ils prennent connaissance, et pressent mollement, 926 927 Sans le donner aux chiens qu’à mon commandement. 928 929 Achève maintenant l’histoire commencée 930 931 De ton affection si mal récompensée. 932 933 Ce récit ennuyeux de ma triste langueur, 934 935 Mon prince, ne vaut pas le tirer en longueur ; 936 937 J’ai tout dit en un mot : cette fière Caliste 938 939 Dans ses cruels mépris incessamment persiste ; 940 941 C’est toujours elle-même ; et sous sa dure loi, 942 943 Tout ce qu’elle a d’orgueil se réserve pour moi. 944 945 Cependant qu’un rival, ses plus chères délices, 946 947 Redouble ses plaisirs en voyant mes supplices. 948 949 Ou tu te plains à faux, ou, puissamment épris, 950 951 Ton courage demeure insensible aux mépris ; 952 953 Et je m’étonne fort comme ils n’ont dans ton âme 954 955 Rétabli ta raison, ou dissipé ta flamme. 956 957 Quelques charmes secrets mêlés dans ses rigueurs 958 959 Etouffent en naissant la révolte des cœurs ; 960 961 Et le mien auprès d’elle, à quoi qu’il se dispose, 962 963 Murmurant de son mal, en adore la cause. 964 965 Mais puisque son dédain, au lieu de te guérir, 966 967 Ranime ton amour, qu’il dût faire mourir, 968 969 Sers-toi de mon pouvoir ; en ma faveur, la reine 970 971 Tient et tiendra toujours Rosidor en haleine ; 972 973 Mais son commandement dans peu, si tu le veux, 974 975 Te met, à ma prière, au comble de tes vœux. 976 977 Avise donc ; tu sais qu’un fils peut tout sur elle. 978 979 Malgré tous les mépris de cette âme cruelle, 980 981 Dont un autre a charmé les inclinations, 982 983 J’ai toujours du respect pour ses perfections, 984 985 Et je serais marri qu’aucune violence… 986 987 L’amour sur le respect emporte la balance. 988 989 Je brûle ; et le bonheur de vaincre ses froideurs, 990 991 Je ne le veux devoir qu’à mes vives ardeurs ; 992 993 Je ne la veux gagner qu’à force de services. 994 995 Tandis, tu veux donc vivre en d’éternels supplices ? 996 997 Tandis, ce m’est assez qu’un riv al préféré 998 999 N’obtient, non plus que moi, le succès espéré. 1000 1001 À la longue ennuyés, la moindre négligence 1002 1003 Pourra de leurs esprits rompre l’intelligence ; 1004 1005 Un temps bien pris alors me donne en un moment 1006 1007 Ce que depuis trois ans je poursuis vainement. 1008 1009 Mon prince, trouvez bon… N’en dis pas davantage ; 1010 1011 Celui-ci qui me vient faire quelque message, 1012 1013 Apprendrait malgré toi l’état de tes amours. 1014 1015 Pardonnez-moi, seigneur, si je romps vos discours ; 1016 1017 C’est en obéissant au roi qui me l’ordonne, 1018 1019 Et rappelle Clitandre auprès de sa personne. 1020 1021 Qui ? Clitandre, seigneur. Et que lui veut le roi ? 1022 1023 De semblables secrets ne s’ouvrent pas à moi. 1024 1025 Je n’en sais que penser ; et la cause i ncertaine 1026 1027 De ce commandement tient mon esprit en peine. 1028 1029 Pourrai-je me résoudre à te laisser aller 1030 1031 Sans savoir les motifs qui te font rappeler ? 1032 1033 C’est, à mon jugement, quelque prompte entreprise, 1034 1035 Dont l’exécution à moi seul est remise ; 1036 1037 Mais, quoi que là-dessus j’ose m’imaginer, 1038 1039 C’est à moi d’obéir sans rien examiner. 1040 1041 J’y consens à regret : va, mais qu’il te souvienne 1042 1043 Que je chéris ta vie à l’égal de la mienne ; 1044 1045 Et si tu veux m’ôter de cette anxiété, 1046 1047 Que j’en sache au plus tôt toute la vérité. 1048 1049 Ce cor m’appelle. Adieu. Toute la chasse prête 1050 1051 N’attend que ma présence à relancer la bête. 1052 1053 Achève, malheureuse, achève de vêtir 1054 1055 Ce que ton mauvais sort laisse à te garantir. 1056 1057 Si de tes trahisons la jalouse impuissance 1058 1059 Sut donner un faux crime à la même in nocence, 1060 1061 Recherche maintenant, par un plus juste effet, 1062 1063 Une fausse innocence à cacher ton forfait. 1064 1065 Quelle honte importune au visage te monte 1066 1067 Pour un sexe quitté dont tu n’es que de honte ? 1068 1069 Il t’abhorre lui-même ; et ce déguisement, 1070 1071 En le désavouant, l’oblige pleinement. 1072 1073 Après avoir perdu sa douceur naturelle, 1074 1075 Dépouille sa pudeur, qui te messied sans elle ; 1076 1077 Dérobe tout d’un temps, par ce crime nouveau, 1078 1079 Et l’autre aux yeux du monde, et ta tête au bourreau. 1080 1081 Si tu veux empêcher ta perte inévitable, 1082 1083 Deviens plus criminelle, et parais moins coupable. 1084 1085 Par une fausseté tu tombes en danger, 1086 1087 Par une fausseté sache t’en dégager. 1088 1089 Fausseté détestable, où me viens-tu réduire ? 1090 1091 Honteux déguisement, où me vas-tu conduire ? 1092 1093 Ici de tous côtés l’effroi suit mon erreur, 1094 1095 Et j’y suis à moi-même une nouvelle horreur : 1096 1097 L’image de Caliste à ma fureur soustraite 1098 1099 Y brave fièrement ma timide retraite, 1100 1101 Encor si son trépas, secondant mon désir, 1102 1103 Mêlait à mes douleurs l’ombre d’un faux plaisir ! 1104 1105 Mais tels sont les excès du malheur qui m’opprime, 1106 1107 Qu’il ne m’est pas permis de jouir de mon crime ; 1108 1109 Dans l’état pitoyable où le sort me réduit, 1110 1111 J’en mérite la peine et n’en ai pas le fruit ; 1112 1113 Et tout ce que j’ai fait contre mon ennemie 1114 1115 Sert à croître sa gloire avec mon infamie. 1116 1117 N’importe, Rosidor de mes cruels destins 1118 1119 Tient de quoi repousser ses lâches assassins. 1120 1121 Sa valeur, inutile en sa main désarmée, 1122 1123 Sans moi ne vivrait plus que chez la renommée : 1124 1125 Ainsi rien désormais ne pourrait m’enflammer ; 1126 1127 N’ayant plus que haïr, je n’aurais plus qu’aimer. 1128 1129 Fâcheuse loi du sort qui s’obstine à ma peine, 1130 1131 Je sauve mon amour, et je manque à ma haine. 1132 1133 Ces contraires succès, demeurant sans effet, 1134 1135 Font naître mon malheur de mon heur imparfait. 1136 1137 Toutefois l’orgueilleux pour qui mon cœur soupire 1138 1139 De moi seule aujourd’hui tient le jour qu’il respire : 1140 1141 Il m’en est redevable, et peut-être à son tour 1142 1143 Cette obligation produira quelque amour. 1144 1145 Dorise, à quels pensers ton espoir se ravale ! 1146 1147 S’il vit par ton moyen, c’est pour une rivale. 1148 1149 N’attends plus, n’attends plus que haine de sa part ; 1150 1151 L’offense vint de toi, le secours, du hasard. 1152 1153 Malgré les vains efforts de ta ruse traîtresse, 1154 1155 Le hasard, par tes mains, le rend à sa maîtresse. 1156 1157 Ce péril mutuel qui conserve leurs jours 1158 1159 D’un contre-coup égal va croître leurs amours. 1160 1161 Heureux couple d’amants que le destin assemble, 1162 1163 Qu’il expose en péril, qu’il en retire ensemble ! 1164 1165 O dieux ! voici Géronte, et je le croyais mort. 1166 1167 Malheureux compagnon de mon funeste sort… 1168 1169 Ton œil t’abuse. Hélas ! misérable, regarde 1170 1171 Qu’au lieu de Rosidor ton erreur me poignarde. 1172 1173 Ne crains pas, cher ami, ce funeste accident, 1174 1175 Je te connais assez, je suis… Mais, impudent, 1176 1177 Où m’allait engager mon erreur indiscrète ? 1178 1179 Monsieur, pardonnez-moi la faute que j’ai faite. 1180 1181 Un berger d’ici près a quitté ses brebis 1182 1183 Pour s’en aller au camp presqu’en pareils habits ; 1184 1185 Et d’abord vous prenant pour ce mien camarade, 1186 1187 Mes sens d’aise aveuglés ont fait cette escapade. 1188 1189 Ne craignez point au reste un pauvre villageois 1190 1191 Qui seul et désarmé court à travers ces bois. 1192 1193 D’un ordre assez précis l’heure presque expirée 1194 1195 Me défend des discours de plus longue durée. 1196 1197 À mon empressement pardonnez cet adieu ; 1198 1199 Je perdrais trop, monsieur, à tarder en ce lieu. 1200 1201 Ami, qui que tu sois, si ton âme sensible 1202 1203 À la compassion peut se rendre accessible, 1204 1205 Un jeune gentilhomme implore ton secours ; 1206 1207 Prends pitié de mes maux pour trois ou quatre jours ; 1208 1209 Durant ce peu de temps, accorde une retraite 1210 1211 Sous ton chaume rustique à ma fuite secrète : 1212 1213 D’un ennemi puissant la haine me poursuit, 1214 1215 Et n’ayant pu qu’à peine éviter cette nuit… 1216 1217 L’affaire qui me presse est assez importante 1218 1219 Pour ne pouvoir, monsieur, répondre à votre attente. 1220 1221 Mais si vous me donniez le loisir d’un moment, 1222 1223 Je vous assurerais d’être ici promptement ; 1224 1225 Et j’estime qu’alors il me serait facile 1226 1227 Contre cet ennemi de vous faire un asile. 1228 1229 Mais, avant ton retour, si quelque instant fatal 1230 1231 M’exposait par malheur aux yeux de ce brutal, 1232 1233 Et que l’emportement de son humeur altière… 1234 1235 Pour ne rien hasarder, cachez-vous là derrière. 1236 1237 Souffre que je te suive, et que mes tristes pas… 1238 1239 J’ai des secrets, monsieur, qui ne le souffrent pas, 1240 1241 Et ne puis rien pour vous, à moins que de m’attendre. 1242 1243 Avisez au parti que vous avez à prendre. 1244 1245 Va donc, je t’attendrai. Cette touffe d’ormeaux 1246 1247 Vous pourra cependant couvrir de ses rameaux. 1248 1249 Enfin, grâces au ciel, ayant su m’en défaire, 1250 1251 Je puis seul aviser à ce que je dois faire. 1252 1253 Qui qu’il soit, il a vu Rosidor attaqué, 1254 1255 Et sait assurément que nous l’avons manqué ; 1256 1257 N’en étant point connu, je n’en ai rien à craindre, 1258 1259 Puisqu’ainsi déguisé tout ce que je veux feindre 1260 1261 Sur son esprit crédule obtient un tel pouvoir. 1262 1263 Toutefois plus j’y songe, et plus je pense voir, 1264 1265 Par quelque grand effet de vengeance divine, 1266 1267 En ce faible témoin l’auteur de ma ruine : 1268 1269 Son indice douteux, pour peu qu’il ait de jour, 1270 1271 N’éclaircira que trop mon forfait à la cour. 1272 1273 Simple ! j’ai peur encor que ce malheur m’avienne, 1274 1275 Et je puis éviter ma perte par la sienne ! 1276 1277 Et mêmes on dirait qu’un antre tout exprès 1278 1279 Me garde mon épée au fond de ces forêts : 1280 1281 C’est en ce lieu fatal qu’il me le faut conduire ; 1282 1283 C’est là qu’un heureux coup l’empêche de me nuire. 1284 1285 Je ne m’y puis résoudre ; un reste de pitié 1286 1287 Violente mon cœur à des traits d’amitié ; 1288 1289 En vain je lui résiste et tâche à me défendre 1290 1291 D’un secret mouvement que je ne puis comprendre : 1292 1293 Son âge, sa beauté, sa grâce, son maintien, 1294 1295 Forcent mes sentiments à lui vouloir du bien ; 1296 1297 Et l’air de son visage a quelque mignardise 1298 1299 Qui ne tire pas mal à celle de Dorise. 1300 1301 Ah ! que tant de malheurs m’auraient favorisé, 1302 1303 Si c’était elle-même en habit déguisé ! 1304 1305 J’en meurs déjà de joie, et mon âme ravie 1306 1307 Abandonne le soin du reste de ma vie. 1308 1309 Je ne suis plus à moi, quand je viens à penser 1310 1311 À quoi l’occasion me pourrait dispenser. 1312 1313 Quoi qu’il en soit, voyant tant de ses traits ensemble, 1314 1315 Je porte du respect à ce qui lui ressemble. 1316 1317 Misérable Pymante, ainsi donc tu te perds ! 1318 1319 Encor qu’il tienne un peu de celle que tu sers, 1320 1321 Etouffe ce témoin pour assurer ta tête ; 1322 1323 S’il est, comme il le dit, battu d’une tempête, 1324 1325 Au lieu qu’en ta cabane il cherche quelque port, 1326 1327 Fais que dans cette grotte il rencontre sa mort. 1328 1329 Modère-toi, cruel ; et plutôt examine 1330 1331 Sa parole, son teint, et sa taille, et sa mine : 1332 1333 Si c’est Dorise, alors révoque cet arrêt ; 1334 1335 Sinon, que la pitié cède à ton intérêt. 1336 1337 L’admirable rencontre a mon âme ravie 1338 1339 De voir que deux amants s’entre-doivent la vie, 1340 1341 De voir que ton péril la tire de danger, 1342 1343 Que le sien te fournit de quoi t’en dégager, 1344 1345 Qu’à deux desseins divers la même heure choisie 1346 1347 Assemble en même lieu pareille jalousie, 1348 1349 Et que l’heureux malheur qui vous a menacés 1350 1351 Avec tant de justesse a ses temps compassés ! 1352 1353 Sire, ajoutez du ciel l’occulte providence : 1354 1355 Sur deux amants il verse une même influence ; 1356 1357 Et comme l’un par l’autre il a su nous sauver, 1358 1359 Il semble l’un pour l’autre exprès nous conserver. 1360 1361 Je t’entends, Rosidor ; par là tu me veux dire 1362 1363 Qu’il faut qu’avec le ciel ma volonté conspire, 1364 1365 Et ne s’oppose pas à ses justes décrets, 1366 1367 Qu’il vient de témoigner par tant d’avis secrets. 1368 1369 Eh bien ! je veux moi-même en parler à la reine ; 1370 1371 Elle se fléchira, ne t’en mets pas en peine. 1372 1373 Achève seulement de me rendre raison 1374 1375 De ce qui t’arriva depuis sa pâmoison. 1376 1377 Sire, un mot désormais suffit pour ce qui reste. 1378 1379 Lysarque et vos archers depuis ce lieu funeste 1380 1381 Se laissèrent conduire aux traces de mon sang, 1382 1383 Qui, durant le chemin, me dégouttait du flanc ; 1384 1385 Et me trouvant enfin dessous un toit rustique, 1386 1387 Ranimé par les soins de son amour pudique, 1388 1389 Leurs bras officieux m’ont ici rapporté, 1390 1391 Pour en faire ma plainte à Votre Majesté. 1392 1393 Non pas que je soupire après une vengeance 1394 1395 Qui ne peut me donner qu’une fausse allégeance : 1396 1397 Le prince aime Clitandre, et mon respect consent 1398 1399 Que son affection le déclare innocent ; 1400 1401 Mais si quelque pitié d’une telle infortune 1402 1403 Peut souffrir aujourd’hui que je vous importune, 1404 1405 Otant par un hymen l’espoir à mes rivaux, 1406 1407 Sire, vous taririez la source de nos maux. 1408 1409 Tu fuis à te venger ; l’objet de ta maîtresse 1410 1411 Fait qu’un tel désir cède à l’amour qui te presse ; 1412 1413 Aussi n’est-ce qu’à moi de punir ces forfaits, 1414 1415 Et de montrer à tous par de puissants effets 1416 1417 Qu’attaquer Rosidor c’est se prendre à moi-même : 1418 1419 Tant je veux que chacun respecte ce que j’aime ! 1420 1421 Je le ferai bien voir. Quand ce perfide tour 1422 1423 Aurait eu pour objet le moindre de ma cour, 1424 1425 Je devrais au public, par un honteux supplice, 1426 1427 De telles trahisons l’exemplaire justice. 1428 1429 Mais Rosidor surpris, et blessé comme il l’est, 1430 1431 Au devoir d’un vrai roi joint mon propre intérêt. 1432 1433 Je lui ferai sentir, à ce traître Clitandre, 1434 1435 Quelque part que le prince y puisse ou veuille prendre, 1436 1437 Combien mal à propos sa folle vanité 1438 1439 Croyait dans sa faveur trouver l’impunité. 1440 1441 Je tiens cet assassin ; un soupçon véritable, 1442 1443 Que m’ont donné les corps d’un couple détestable, 1444 1445 De son lâche attentat m’avait si bien instruit, 1446 1447 Que déjà dans les fers il en reçoit le fruit. 1448 1449 Toi, qu’avec Rosidor le bonheur a sauvée, 1450 1451 Tu te peux assurer que, Dorise trouvée, 1452 1453 Comme ils avaient choisi même heure à votre mort, 1454 1455 En même heure tous deux auront un même sort. 1456 1457 Sire, ne songez pas à cette misérable ; 1458 1459 Rosidor garanti me rend sa red evable ; 1460 1461 Et je me sens forcée à lui vouloir du bien 1462 1463 D’avoir à votre État conservé ce soutien. 1464 1465 Le généreux orgueil des âmes magnanimes 1466 1467 Par un noble dédain sait pardonner les crimes ; 1468 1469 Mais votre aspect m’emporte à d’autres sentiments, 1470 1471 Dont je ne puis cacher les justes mouvements ; 1472 1473 Ce teint pâle à tous deux me rougit de colère, 1474 1475 Et vouloir m’adoucir, c’est vouloir me déplaire. 1476 1477 Mais, sire, que sait-on ? peut-être ce rival, 1478 1479 Qui m’a fait, après tout, plus de bien que de mal, 1480 1481 Sitôt qu’il vous plaira d’écouter sa défense, 1482 1483 Saura de ce forfait purger son innocence. 1484 1485 Et par où la purger ? Sa main d’un trait mortel 1486 1487 A signé son arrêt en signant ce cartel. 1488 1489 Peut-il désavouer ce qu’assure un tel gage, 1490 1491 Envoyé de [sa] part, et rendu par son page ? 1492 1493 Peut-il désavouer que ses gens déguisés 1494 1495 De son commandement ne soient autorisés ? 1496 1497 Les deux, tout morts qu’ils sont, qu’on les traîne à la boue, 1498 1499 L’autre, aussitôt que pris, se verra sur la roue ; 1500 1501 Et pour le scélérat que je tiens prisonnier, 1502 1503 Ce jour que nous voyons lui sera le dernier. 1504 1505 Qu’on l’amène au conseil ; par forme il faut l’entendre, 1506 1507 Et voir par quelle adresse il pourra se défendre. 1508 1509 Toi, pense à te guérir, et crois que pour le mieux, 1510 1511 Je ne veux pas montrer ce perfide à tes yeux : 1512 1513 Sans doute qu’aussitôt qu’il se ferait paraître, 1514 1515 Ton sang rejaillirait au visage du traître. 1516 1517 L’apparence déçoit, et souvent on a vu 1518 1519 Sortir la vérité d’un moyen imprévu, 1520 1521 Bien que la conjecture y fût encor plus forte ; 1522 1523 Du moins, sire, apaisez l’ardeur qui vous transporte ; 1524 1525 Que, l’âme plus tranquille et l’esprit plus remis, 1526 1527 Le seul pouvoir des lois perde nos ennemis. 1528 1529 Sans plus m’importuner, ne songe qu’à tes plaies. 1530 1531 Non, il ne fut jamais d’apparences si vraies. 1532 1533 Douter de ce forfait, c’est manquer de raison. 1534 1535 Derechef, ne prends soin que de ta guérison. 1536 1537 Ah ! que ce grand courroux sensiblement m’afflige ! 1538 1539 C’est ainsi que le roi, te refusant, t’oblige : 1540 1541 Il te donne beaucoup en ce qu’il t’interdit, 1542 1543 Et tu gagnes beaucoup d’y perdre ton crédit. 1544 1545 On voit dans ces refus une marque certaine 1546 1547 Que contre Rosidor toute prière est vaine. 1548 1549 Ses violents transports sont d’assurés témoins 1550 1551 Qu’il t’écouterait mieux s’il te chérissait moins. 1552 1553 Mais un plus long séjour pourrait ici te nuire : 1554 1555 Ne perdons plus de temps ; laisse-moi te conduire 1556 1557 Jusque dans l’antichambre où Lysarque t’attend, 1558 1559 Et montre désormais un esprit plus content. 1560 1561 Si près de te quitter… N’achève pas ta plainte. 1562 1563 Tous deux nous ressentons cette commune atteinte ; 1564 1565 Mais d’un fâcheux respect la tyrannique loi 1566 1567 M’appelle chez la reine et m’éloigne de toi. 1568 1569 Il me lui faut conter comme l’on m’a surprise, 1570 1571 Excuser mon absence en accusant Dorise ; 1572 1573 Et lui dire comment, par un cruel destin, 1574 1575 Mon devoir auprès d’elle a manqué ce matin. 1576 1577 Va donc, et quand son âme, après la chose sue, 1578 1579 Fera voir la pitié qu’elle en aura conçue, 1580 1581 Figure-lui si bien Clitandre tel qu’il est 1582 1583 Qu’elle n’ose en ses feux prendre plus d’intérêt. 1584 1585 Ne crains pas désormais que mon amour s’oublie ; 1586 1587 Répare seulement ta vigueur affaiblie : 1588 1589 Sache bien te servir de la faveur du roi, 1590 1591 Et pour tout le surplus repose-t’en sur moi. 1592 1593 Je ne sais si je veille, ou si ma rêverie 1594 1595 À mes sens endormis fait quelque tromperie ; 1596 1597 Peu s’en faut, dans l’excès de ma confusion, 1598 1599 Que je ne prenne tout pour une illusion. 1600 1601 Clitandre prisonnier ! je n’en fais pas croyable 1602 1603 Ni l’air sale et puant d’un cachot effroyable 1604 1605 Ni de ce faible jour l’incertaine clarté, 1606 1607 Ni le poids de ces fers dont je suis arrêté ; 1608 1609 Je les sens, je les vois ; mais mon âme innocente 1610 1611 Dément tous les objets que mon œil lui présente 1612 1613 Et, le désavouant, défend à ma raison 1614 1615 De me persuader que je sois en prison. 1616 1617 Jamais aucun forfait, aucun dessein infâme 1618 1619 N’a pu souiller ma main, ni glisser dans mon âme ; 1620 1621 Et je suis retenu dans ces funestes lieux ! 1622 1623 Non, cela ne se peut : vous vous trompez, mes yeux ; 1624 1625 J’aime mieux rejeter vos plus clairs témoignages, 1626 1627 J’aime mieux démentir ce qu’on me fait d’outrages, 1628 1629 Que de m’imaginer, sous un si juste roi, 1630 1631 Qu’on peuple les prisons d’innocents comme moi. 1632 1633 Cependant je m’y trouve ; et bien que ma pensée 1634 1635 Recherche à la rigueur ma conduite passée, 1636 1637 Mon exacte censure a beau l’examiner, 1638 1639 Le crime qui me perd ne se peut deviner ; 1640 1641 Et quelque grand effort que fasse ma mémoire, 1642 1643 Elle ne me fournit que des sujets de gloire. 1644 1645 Ah ! prince, c’est quelqu’un de vos faveurs jaloux 1646 1647 Qui m’impute à forfait d’être chéri de vous. 1648 1649 Le temps qu’on m’en sépare, on le donne à l’envie, 1650 1651 Comme une liberté d’attenter sur ma vie. 1652 1653 Le cœur vous le disait, et je ne sais comment 1654 1655 Mon destin me poussa dans cet aveuglement 1656 1657 De rejeter l’avis de mon dieu tutélaire ; 1658 1659 C’est là ma seule faute, et c’en est le salaire, 1660 1661 C’en est le châtiment que je reçois ici. 1662 1663 On vous venge, mon prince, en me traitant ainsi ; 1664 1665 Mais vous saurez montrer, embrassant ma défense, 1666 1667 Que qui vous venge ainsi puissamment vous offense, 1668 1669 Les perfides auteurs de ce complot maudit, 1670 1671 Qu’à me persécuter votre absence enhardit, 1672 1673 À votre heureux retour verront que ces tempêtes, 1674 1675 Clitandre préservé, n’abattront que leurs têtes. 1676 1677 Mais on ouvre, et quelqu’un, dans cette sombre horreur, 1678 1679 Par son visage affreux redouble ma terreur. 1680 1681 Permettez que ma main de ces fers vous détache. 1682 1683 Suis-je libre déjà ? Non encor, que je sache. 1684 1685 Quoi ! ta seule pitié s’y hasarde pour moi ? 1686 1687 Non, c’est un ordre exprès de vous conduire au roi. 1688 1689 Ne m’apprendras-tu point le crime qu’on m’impute, 1690 1691 Et quel lâche imposteur ainsi me persécute ? 1692 1693 Descendons : Un prévôt, qui vous attend là-bas, 1694 1695 Vous pourra mieux que moi contenter sur ce cas. 1696 1697 En vain pour m’éblouir vous usez de la ruse, 1698 1699 Mon esprit, quoique lourd, aisément ne s’abuse : 1700 1701 Ce que vous me cachez, je le lis dans vos yeux. 1702 1703 Quelque revers d’amour vous conduit en ces lieux ; 1704 1705 N’est-il pas vrai, monsieur ? et même cette aiguille 1706 1707 Sent assez les faveurs de quelque belle fille : 1708 1709 Elle est, ou je me trompe, un gage de sa foi. 1710 1711 O malheureuse aiguille ! Hélas ! c’est fait de moi. 1712 1713 Sans doute votre plaie à ce mot s’est rouverte. 1714 1715 Monsieur, regrettez-vous son absence, ou sa perte ? 1716 1717 Vous aurait-elle bien pour un autre quitté, 1718 1719 Et payé vos ardeurs d’une infidélité ? 1720 1721 Vous ne répondez point ; cette rougeur confuse, 1722 1723 Quoique vous vous taisiez, clairement vous accuse. 1724 1725 Brisons là : ce discours vous fâcherait enfin, 1726 1727 Et c’était pour tromper la longueur du chemin, 1728 1729 Qu’après plusieurs discours, ne sachant que vous dire, 1730 1731 J’ai touché sur un point dont votre cœur soupire, 1732 1733 Et de quoi fort souvent on aime mieux parler 1734 1735 Que de perdre son temps à des propos en l’air. 1736 1737 Ami, ne porte plus la sonde en mon courage : 1738 1739 Ton entretien commun me charme davantage ; 1740 1741 Il ne peut me lasser, indifférent qu’il est ; 1742 1743 Et ce n’est pas aussi sans sujet qu’il me plaît. 1744 1745 Ta conversation est tellement civile, 1746 1747 Que pour un tel esprit ta naissance est trop vile ; 1748 1749 Tu n’as de villageois que l’habit et le rang ; 1750 1751 Tes rares qualités te font d’un autre sang ; 1752 1753 Même, plus je te vois, plus en toi je remarque 1754 1755 Des traits pareils à ceux d’un cavalier de marque : 1756 1757 Il s’appelle Pymante, et ton air et ton port 1758 1759 Ont avec tous les siens un merveilleux rapport. 1760 1761 J’en suis tout glorieux, et de ma part je prise 1762 1763 Votre rencontre autant que celle de Dorise, 1764 1765 Autant que si le ciel, apaisant sa rigueur, 1766 1767 Me faisait maintenant un présent de son cœur. 1768 1769 Qui nommes-tu Dorise ? Une jeune cruelle 1770 1771 Qui me fuit pour un autre. Et ce rival s’appelle ? 1772 1773 Le berger Rosidor. Ami, ce nom si beau 1774 1775 Chez vous donc se profane à garder un troupeau ? 1776 1777 Madame, il ne faut plus que mon feu vous déguise 1778 1779 Que sous ces faux habits il reconnaît Dorise. 1780 1781 Je ne suis point surpris de me voir dans ces bois 1782 1783 Ne passer à vos yeux que pour un villageois ; 1784 1785 Votre haine pour moi fut toujours assez forte 1786 1787 Pour déférer sans peine à l’habit que je porte. 1788 1789 Cette fausse apparence aide et suit vos mépris ; 1790 1791 Mais cette erreur vers vous ne m’a jamais surpris ; 1792 1793 Je sais trop que le ciel n’a donné l’avantage 1794 1795 De tant de raretés qu’à votre seul visage, 1796 1797 Sitôt que je l’ai vu, j’ai cru voir en ces lieux 1798 1799 Dorise déguisée, ou quelqu’un de nos dieux ; 1800 1801 Et si j’ai quelque temps feint de vous méconnaître 1802 1803 En vous prenant pour tel que vous vouliez paraître, 1804 1805 Admirez mon amour, dont la discrétion 1806 1807 Rendait à vos désirs cette submission, 1808 1809 Et disposez de moi, qui borne mon envie 1810 1811 À prodiguer pour vous tout ce que j’ai de vie. 1812 1813 Pymante, eh quoi ! faut-il qu’en l’état où je suis 1814 1815 Tes importunités augmentent mes ennuis ? 1816 1817 Faut-il que dans ce bois ta rencontre funeste 1818 1819 Vienne encor m’arracher le seul bien qui me reste, 1820 1821 Et qu’ainsi mon malheur au dernier point venu 1822 1823 N’ose plus espérer de n’être pas connu ? 1824 1825 Voyez comme le ciel égale nos fortunes, 1826 1827 Et comme, pour les faire entre nous deux communes, 1828 1829 Nous réduisant ensemble à ces déguisements, 1830 1831 Il montre avoir pour nous de pareils mouvements. 1832 1833 Nous changeons bien d’habits, mais non pas de visages ; 1834 1835 Nous changeons bien d’habits, mais non pas de courages ; 1836 1837 Et ces masques trompeurs de nos conditions 1838 1839 Cachent, sans les changer, nos inclinations. 1840 1841 Me négliger toujours, et pour qui vous néglige ! 1842 1843 Que veux-tu ? son mépris plus que ton feu m’oblige ; 1844 1845 J’y trouve, malgré moi, je ne sais quel appas, 1846 1847 Par où l’ingrat me tue, et ne m’offense pas. 1848 1849 Qu’espérez-vous enfin d’un amour si frivole 1850 1851 Pour cet ingrat amant qui n’est plus qu’une idole ? 1852 1853 Qu’une idole ! Ah ! ce mot me donne de l’effroi. 1854 1855 Rosidor une idole ! Ah ! perfide, c’est toi, 1856 1857 Ce sont tes trahisons qui l’empêchent de vivre. 1858 1859 Je t’ai vu dans ce bois moi-même le poursuivre, 1860 1861 Avantagé du nombre, et vêtu de façon 1862 1863 Que ce rustique habit effaçait tout soupçon : 1864 1865 Ton embûche a surpris une valeur si rare. 1866 1867 Il est vrai, j’ai puni l’orgueil de ce barbare, 1868 1869 De cet heureux ingrat, si cruel envers vous, 1870 1871 Qui, maintenant par terre et percé de mes coups, 1872 1873 Eprouve par sa mort comme un amant fidèle 1874 1875 Venge votre beauté du mépris qu’on fait d’elle. 1876 1877 Monstre de la nature, exécrable bourreau, 1878 1879 Après ce lâche coup qui creuse mon tombeau, 1880 1881 D’un compliment railleur ta malice me flatte ! 1882 1883 Fuis, fuis, que dessus toi ma vengeance n’éclate. 1884 1885 Ces mains, ces faibles mains que vont armer les dieux, 1886 1887 N’auront que trop de force à t’arracher les yeux, 1888 1889 Que trop à t’imprimer sur ce hideux visage 1890 1891 En mille traits de sang les marques de ma rage. 1892 1893 Le courroux d’une femme, impétueux d’abord, 1894 1895 Promet tout ce qu’il ose à son premier transport ; 1896 1897 Mais comme il n’a pour lui que sa seule impuissance 1898 1899 À force de grossir il meurt en sa naissance ; 1900 1901 Ou s’étouffant soi-même, à la fin ne produit 1902 1903 Que point ou peu d’effet après beaucoup de bruit. 1904 1905 Va, va, ne prétends pas que le mien s’adoucisse : 1906 1907 Il faut que ma fureur ou l’enfer te punisse ; 1908 1909 Le reste des humains ne saurait inventer 1910 1911 De gêne qui te puisse à mon gré tourmenter. 1912 1913 Si tu ne crains mes bras, crains de meilleures armes ; 1914 1915 Crains tout ce que le ciel m’a départi de charmes : 1916 1917 Tu sais quelle est leur force, et ton cœur la ressent ; 1918 1919 Crains qu’elle ne m’assure un vengeur plus puissant. 1920 1921 Ce courroux, dont tu ris, en fera la conquête 1922 1923 De quiconque à ma haine exposera ta tête, 1924 1925 De quiconque mettra ma vengeance en mon choix. 1926 1927 Adieu : j’en perds le temps à crier dans ce bois : 1928 1929 Mais tu verras bientôt si je vaux quelque chose, 1930 1931 Et si ma rage en vain se promet ce qu’elle ose. 1932 1933 J’aime tant cette ardeur à me faire périr, 1934 1935 Que je veux bien moi-même avec vous y courir. 1936 1937 Traître ! ne me suis point. Prendre seule la fuite ! 1938 1939 Vous vous égareriez à marcher sans conduite ; 1940 1941 Et d’ailleurs votre habit, où je ne comprends rien, 1942 1943 Peut avoir du mystère aussi bien que le mien. 1944 1945 L’asile dont tantôt vous faisiez la demande 1946 1947 Montre quelque besoin d’un bras qui vous défende ; 1948 1949 Et mon devoir vers vous serait mal acquitté, 1950 1951 S’il ne vous avait mise en lieu de sûreté. 1952 1953 Vous pensez m’échapper quand je vous le témoigne ; 1954 1955 Mais vous n’irez pas loin que je ne vous rejoigne. 1956 1957 L’amour que j’ai pour vous, malgré vos dures lois, 1958 1959 Sait trop ce qu’il vous doit, et ce que je me dois. 1960 1961 Je te le dis encor, tu perds temps à me suivre ; 1962 1963 Souffre que de tes yeux ta pitié me délivre : 1964 1965 Tu redoubles mes maux par de tels entretiens. 1966 1967 Prenez à votre tour quelque pitié des miens, 1968 1969 Madame, et tarissez ce déluge de larmes ; 1970 1971 Pour rappeler un mort ce sont de faibles armes ; 1972 1973 Et, quoi que vous conseille un inutile ennui, 1974 1975 Vos cris et vos sanglots ne vont point jusqu’à lui. 1976 1977 Si mes sanglots ne vont où mon cœur les envoie, 1978 1979 Du moins par eux mon âme y trouvera la voie ; 1980 1981 S’il lui faut un passage afin de s’envoler, 1982 1983 Ils le lui vont ouvrir en le fermant à l’air. 1984 1985 Sus donc, sus, mes sanglots ! redoublez vos secousses : 1986 1987 Pour un tel désespoir vous les avez trop douces : 1988 1989 Faites pour m’étouffer de plus puissants efforts. 1990 1991 Ne songez plus, madame, à rejoindre les morts ; 1992 1993 Pensez plutôt à ceux qui n’ont point d’autre envie 1994 1995 Que d’employer pour vous le reste de leur vie ; 1996 1997 Pensez plutôt à ceux dont le service offert 1998 1999 Accepté vous conserve, et refusé vous perd. 2000 2001 Crois-tu donc, assassin, m’acquérir par ton crime ? 2002 2003 Qu’innocent méprisé, coupable je t’estime ? 2004 2005 À ce compte, tes feux n’ayant pu m’émouvoir, 2006 2007 Ta noire perfidie obtiendrait ce pouvoir ? 2008 2009 Je chérirais en toi la qualité de traître, 2010 2011 Et mon affection commencerait à naître 2012 2013 Lorsque tout l’univers a droit de te haïr ? 2014 2015 Si j’oubliai l’honneur jusques à le trahir, 2016 2017 Si, pour vous posséder, mon esprit, tout de flamme, 2018 2019 N’a rien cru de honteux, n’a rien trouvé d’infâme, 2020 2021 Voyez par là, voyez l’excès de mon ardeur : 2022 2023 Par cet aveuglement jugez de sa grandeur. 2024 2025 Non, non, ta lâcheté, que j’y vois trop certaine, 2026 2027 N’a servi qu’à donner des raisons à ma haine. 2028 2029 Ainsi ce que j’avais pour toi d’aversion 2030 2031 Vient maintenant d’ailleurs que d’inclination : 2032 2033 C’est la raison, c’est elle à présent qui me guide 2034 2035 Aux mépris que je fais des flammes d’un perfide. 2036 2037 Je ne sache raison qui s’oppose à mes vœux, 2038 2039 Puisqu’ici la raison n’est que ce que je veux, 2040 2041 Et, ployant dessous moi, permet à mon envie 2042 2043 De recueillir les fruits de vous avoir servie. 2044 2045 Il me faut des faveurs malgré vos cruautés. 2046 2047 Exécrable ! ainsi donc tes désirs effrontés 2048 2049 Voudraient sur ma faiblesse user de violence ? 2050 2051 Je ris de vos refus, et sais trop la licence 2052 2053 Que me donne l’amour en cette occasion. 2054 2055 Traître ! ce ne sera qu’à ta confusion. 2056 2057 Ah, cruelle ! Ah, brigand ! Ah, que viens-tu de faire ? 2058 2059 De punir l’attentat d’un infâme corsaire. 2060 2061 Ton sang m’en répondra ; tu m’auras beau prier, 2062 2063 Tu mourras. Fuis, Dorise, et laisse-le crier. 2064 2065 Où s’est-elle cachée ? où l’emporte sa fuite ? 2066 2067 Où faut-il que ma rage adresse ma poursuite ? 2068 2069 La tigresse m’échappe, et, telle qu’un éclair, 2070 2071 En me frappant les yeux, elle se perd en l’air ; 2072 2073 Ou plutôt, l’un perdu, l’autre m’est inutile ; 2074 2075 L’un s’offusque du sang qui de l’autre distille. 2076 2077 Coule, coule, mon sang : en de si grands malheurs, 2078 2079 Tu dois avec raison me tenir lieu de pleurs : 2080 2081 Ne verser désormais que des larmes communes, 2082 2083 C’est pleurer lâchement de telles infortunes. 2084 2085 Je vois de tous côtés mon supplice approcher ; 2086 2087 N’osant me découvrir, je ne me puis cacher. 2088 2089 Mon forfait avorté se lit dans ma disgrâce, 2090 2091 Et ces gouttes de sang me font suivre à la trace. 2092 2093 Miraculeux effet ! Pour traître que je sois, 2094 2095 Mon sang l’est encor plus, et sert tout à la fois 2096 2097 De pleurs à ma douleur, d’indices à ma prise, 2098 2099 De peine à mon forfait, de vengeance à Dorise. 2100 2101 O toi qui, secondant son courage inhumain, 2102 2103 Loin d’orner ses cheveux, déshonores sa main, 2104 2105 Exécrable instrument de sa brutale rage, 2106 2107 Tu devais pour le moins respecter son image ; 2108 2109 Ce portrait accompli d’un chef-d’œuvre des cieux, 2110 2111 Imprimé dans mon cœur, exprimé dans mes yeux, 2112 2113 Quoi que te commandât une âme si cruelle, 2114 2115 Devait être adoré de ta pointe rebelle. 2116 2117 Honteux restes d’amour qui brouillez mon cerveau ! 2118 2119 Quoi ! puis-je en ma maîtresse adorer mon bourreau ? 2120 2121 Remettez-vous, mes sens ; rassure-toi, ma rage ; 2122 2123 Reviens, mais reviens seule animer mon courage ; 2124 2125 Tu n’as plus à débattre avec mes passions 2126 2127 L’empire souverain dessus mes actions ; 2128 2129 L’amour vient d’expirer, et ses flammes éteintes 2130 2131 Ne t’imposeront plus leurs infâmes contraintes. 2132 2133 Dorise ne tient plus dedans mon souvenir 2134 2135 Que ce qu’il faut de place à l’ardeur de punir : 2136 2137 Je n’ai plus rien en moi qui n’en veuille à sa vie. 2138 2139 Sus donc, qui me la rend ? Destins, si votre envie, 2140 2141 Si votre haine encor s’obstine à mes tourments, 2142 2143 Jusqu’à me réserver à d’autres châtiments, 2144 2145 Faites que je mérite, en trouvant l’inhumaine, 2146 2147 Par un nouveau forfait, une nouvelle peine, 2148 2149 Et ne me traitez pas avec tant de rigueur 2150 2151 Que mon feu ni mon fer ne touchent point son cœur. 2152 2153 Mais ma fureur se joue, et demi-languissante, 2154 2155 S’amuse au vain éclat d’une voix impuissante. 2156 2157 Recourons aux effets, cherchons de toutes parts ; 2158 2159 Prenons dorénavant pour guides les hasards. 2160 2161 Quiconque ne pourra me montrer la cruelle, 2162 2163 Que son sang aussitôt me réponde pour elle ; 2164 2165 Et ne suivant ainsi qu’une incertaine erreur, 2166 2167 Remplissons tous ces lieux de carnage et d’horreur. 2168 2169 Mes menaces déjà font trembler tout le monde : 2170 2171 Le vent fuit d’épouvante, et le tonnerre en gronde ; 2172 2173 L’œil du ciel s’en retire, et par un voile noir, 2174 2175 N’y pouvant résister, se défend d’en rien voir ; 2176 2177 Cent nuages épais se distillant en larmes, 2178 2179 À force de pitié, veulent m’ôter les armes, 2180 2181 La nature étonnée embrasse mon courroux, 2182 2183 Et veut m’offrir Dorise, ou devancer mes coups. 2184 2185 Tout est de mon parti : le ciel même n’envoie 2186 2187 Tant d’éclairs redoublés qu’afin que je la voie. 2188 2189 Quelques lieux où l’effroi porte ses pas errants, 2190 2191 Ils sont entrecoupés de mille gros torrents. 2192 2193 Que je serais heureux, si cet éclat de foudre, 2194 2195 Pour m’en faire raison, l’avait réduite en poudre ! 2196 2197 Allons voir ce miracle, et désarmer nos mains, 2198 2199 Si le ciel a daigné prévenir nos desseins. 2200 2201 Destins, soyez enfin de mon intelligence, 2202 2203 Et vengez mon affront, ou souffrez ma vengeance ! 2204 2205 Quel bonheur m’accompagne en ce moment fatal ! 2206 2207 Le tonnerre a sous moi foudroyé mon cheval, 2208 2209 Et consumant sur lui toute sa violence, 2210 2211 Il m’a porté respect parmi son insolence. 2212 2213 Tous mes gens, écartés par un subit effroi, 2214 2215 Loin d’être à mon secours, ont fui d’autour de moi, 2216 2217 Ou, déjà dispersés par l’ardeur de la chasse, 2218 2219 Ont dérobé leur tête à sa fière menace. 2220 2221 Cependant seul, à pied, je pense à tous moments 2222 2223 Voir le dernier débris de tous les éléments, 2224 2225 Dont l’obstination à se faire la guerre 2226 2227 Met toute la nature au pouvoir du tonnerre. 2228 2229 Dieux, si vous témoignez par là votre courroux, 2230 2231 De Clitandre ou de moi lequel menacez-vous ? 2232 2233 La perte m’est égale, et la même tempête 2234 2235 Qui l’aurait accablé tomberait sur ma tête. 2236 2237 Pour le moins, justes dieux, s’il court quelque danger, 2238 2239 Souffrez que je le puisse avec lui partager ! 2240 2241 J’en découvre à la fin quelque meilleur présage ; 2242 2243 L’haleine manque aux vents, et la force à l’orage ; 2244 2245 Les éclairs, indignés d’être éteints par les eaux, 2246 2247 En ont tari la source et séché les ruisseaux, 2248 2249 Et déjà le soleil de ses rayons essuie 2250 2251 Sur ces moites rameaux le reste de la pluie ; 2252 2253 Au lieu du bruit affreux des foudres décochés, 2254 2255 Les petits oisillons, encor demi-cachés… 2256 2257 Mais je verrai bientôt quelques-uns de ma suite : 2258 2259 Je le juge à ce bruit. Enfin, malgré ta fuite, 2260 2261 Je te retiens, barbare. Hélas ! Songe à mourir ; 2262 2263 Tout l’univers ici ne te peut secourir. 2264 2265 L’égorger à ma vue ! ô l’indigne spectacle ! 2266 2267 Sus, sus, à ce brigand opposons un obstacle. 2268 2269 Arrête, scélérat ! Téméraire, où vas-tu ? 2270 2271 Sauver ce gentilhomme à tes pieds abattu. 2272 2273 Traître, n’avance pas ; c’est le prince. N’importe ; 2274 2275 Il m’oblige à sa mort, m’ayant vu de la sorte. 2276 2277 Est-ce là le respect que tu dois à mon rang ? 2278 2279 Je ne connais ici ni qualités ni sang. 2280 2281 Quelque respect ailleurs que ta naissance obtienne, 2282 2283 Pour assurer ma vie, il faut perdre la tienne. 2284 2285 S’il me demeure encor quelque peu de vigueur, 2286 2287 Si mon débile bras ne dédit point mon cœur, 2288 2289 J’arrêterai le tien. Que fais-tu, misérable ? 2290 2291 Je détourne le coup d’un forfait exécrable. 2292 2293 Avec ces vains efforts crois-tu m’en empêcher ? 2294 2295 Par une heureuse adresse il l’a fait trébucher. 2296 2297 Assassin, rends l’épée. Ecoute, il est fort proche : 2298 2299 C’est sa voix qui résonne au creux de cette roche, 2300 2301 Et c’est lui que tantôt nous avions entendu. 2302 2303 Prends ce fer en ta main. Ah, cieux ! je suis perdu. 2304 2305 Oui, je le vois. Seigneur, quelle aventure étrange, 2306 2307 Quel malheureux destin en cet état vous range ? 2308 2309 Garrottez ce maraud ; les couples de vos chiens 2310 2311 Vous y pourront servir, faute d’autres liens. 2312 2313 Je veux qu’à mon retour une prompte justice 2314 2315 Lui fasse ressentir par l’éclat d’un supplice, 2316 2317 Sans armer contre lui que les lois de l’État, 2318 2319 Que m’attaquer n’est pas un léger attentat. 2320 2321 Sachez que s’il échappe il y va de vos têtes. 2322 2323 Si nous manquons, seigneur, les voilà toutes prêtes. 2324 2325 Admirez cependant le foudre et ses efforts, 2326 2327 Qui, dans cette forêt, ont consumé trois corps : 2328 2329 En voici les habits, qui sans aucun dommage 2330 2331 Semblent avoir bravé la fureur de l’orage. 2332 2333 Tu montres à mes yeux de merveilleux effets. 2334 2335 Mais des marques plutôt de merveilleux forfaits. 2336 2337 Ces habits, dont n’a point approché le tonnerre, 2338 2339 Sont aux plus criminels qui vivent sur la terre : 2340 2341 Connaissez-les, grand prince, et voyez devant vous 2342 2343 Pymante prisonnier, et Dorise à genoux. 2344 2345 Que ce soit là Pymante, et que tu sois Dorise ! 2346 2347 Quelques étonnements qu’une telle surprise 2348 2349 Jette dans votre esprit, que vos yeux ont déçu, 2350 2351 D’autres le saisiront quand vous aurez tout su. 2352 2353 La honte de paraître en un tel équipage 2354 2355 Coupe ici ma parole et l’étouffe au passage ; 2356 2357 Souffrez que je reprenne en un coin de ce bois 2358 2359 Avec mes vêtements l’usage de la voix, 2360 2361 Pour vous conter le reste en habit plus sortable. 2362 2363 Cette honte me plaît ; ta prière équitable, 2364 2365 En faveur de ton sexe et du secours prêté, 2366 2367 Suspendra jusqu’alors ma curiosité 2368 2369 Tandis, sans m’éloigner beaucoup de cette place, 2370 2371 Je vais sur ce coteau pour découvrir la chasse. 2372 2373 Tu l’y ramèneras. Vous, s’il ne veut marcher, 2374 2375 Gardez-le cependant au pied de ce rocher. 2376 2377 Dans ces funestes lieux, où la seule inclémence 2378 2379 D’un rigoureux destin réduit mon innocence, 2380 2381 Je n’attends désormais du reste des humains 2382 2383 Ni faveur, ni secours, si ce n’est par tes mains. 2384 2385 Je ne connais que trop où tend ce préambule. 2386 2387 Vous n’avez pas affaire à quelque homme crédule : 2388 2389 Tous, dans cette prison, dont je porte les clés, 2390 2391 Se disent comme vous du malheur accablés, 2392 2393 Et la justice à tous est injuste ; de sorte 2394 2395 Que la pitié me doit leur faire ouvrir la porte ; 2396 2397 Mais je me tiens toujours ferme dans mon devoir : 2398 2399 Soyez coupable ou non, je n’en veux rien savoir ; 2400 2401 Le roi, quoi qu’il en soit, vous a mis en ma garde. 2402 2403 Il me suffit ; le reste en rien ne me regarde. 2404 2405 Tu juges mes desseins autres qu’ils ne sont pas. 2406 2407 Je tiens l’éloignement pire que le trépas, 2408 2409 Et la terre n’a point de si douce province 2410 2411 Où le jour m’agréât loin des yeux de mon prince. 2412 2413 Hélas ! si tu voulais l’envoyer avertir 2414 2415 Du péril dont sans lui je ne saurais sortir, 2416 2417 Ou qu’il lui fût porté de ma part une lettre, 2418 2419 De la sienne en ce cas je t’ose bien promettre 2420 2421 Que son retour soudain des plus riches te rend : 2422 2423 Que cet anneau t’en serve et d’arrhe et de garant : 2424 2425 Tends la main et l’esprit vers un bonheur si proche. 2426 2427 Monsieur, jusqu’à présent j’ai vécu sans reproche, 2428 2429 Et pour me suborner promesses ni présents 2430 2431 N’ont et n’auront jamais de charmes suffisants. 2432 2433 C’est de quoi je vous donne une entière assurance : 2434 2435 Perdez-en le dessein avecque l’espérance ; 2436 2437 Et puisque vous dressez des pièges à ma foi, 2438 2439 Adieu, ce lieu devient trop dangereux pour moi. 2440 2441 Va, tigre ! va, cruel, barbare, impitoyable ! 2442 2443 Ce noir cachot n’a rien tant que toi d’effroyable. 2444 2445 Va, porte aux criminels tes regards, dont l’horreur 2446 2447 Peut seule aux innocents imprimer la terreur : 2448 2449 Ton visage déjà commençait mon supplice ; 2450 2451 Et mon injuste sort, dont tu te fais complice, 2452 2453 Ne t’envoyait ici que pour m’épouvanter, 2454 2455 Ne t’envoyait ici que pour me tourmenter. 2456 2457 Cependant, malheureux, à qui me dois-je prendre 2458 2459 D’une accusation que je ne puis comprendre ? 2460 2461 A-t-on rien vu jamais, a-t-on rien vu de tel ? 2462 2463 Mes gens assassinés me rendent criminel ; 2464 2465 L’auteur du coup s’en vante, et l’on m’en calomnie ; 2466 2467 On le comble d’honneur, et moi d’ignominie ; 2468 2469 L’échafaud qu’on m’apprête au sortir de prison, 2470 2471 C’est par où de ce meurtre on me fait la raison. 2472 2473 Mais leur déguisement d’autre côté m’étonne : 2474 2475 Jamais un bon dessein ne déguisa personne ; 2476 2477 Leur masque les condamne, et mon seing contrefait, 2478 2479 M’imputant un cartel, me charge d’un forfait. 2480 2481 Mon jugement s’aveugle, et, ce que je déplore, 2482 2483 Je me sens bien trahi, mais par qui ? je l’ignore ; 2484 2485 Et mon esprit troublé, dans ce confus rapport, 2486 2487 Ne voit rien de certain que ma honteuse mort. 2488 2489 Traître, qui que tu sois, rival, ou domestique, 2490 2491 Le ciel te garde encore un destin plus tragique. 2492 2493 N’importe, vif ou mort, les gouffres des enfers 2494 2495 Auront pour ton supplice encor de pires fers. 2496 2497 Là, mille affreux bourreaux t’attendent dans les flammes ; 2498 2499 Moins les corps sont punis, plus ils gênent les âmes, 2500 2501 Et par des cruautés qu’on ne peut concevoir, 2502 2503 Ils vengent l’innocence au-delà de l’espoir. 2504 2505 Et vous, que désormais je n’ose plus attendre, 2506 2507 Prince, qui m’honoriez d’une amitié si tendre, 2508 2509 Et dont l’éloignement fait mon plus grand malheur, 2510 2511 Bien qu’un crime imputé noircisse ma valeur, 2512 2513 Que le prétexte faux d’une action si noire 2514 2515 Ne laisse plus de moi qu’une sale mémoire, 2516 2517 Permettez que mon nom, qu’un bourreau va ternir, 2518 2519 Dure sans infamie en votre souvenir. 2520 2521 Ne vous repentez point de vos faveurs passées, 2522 2523 Comme chez un perfide indignement placées : 2524 2525 J’ose, j’ose espérer qu’un jour la vérité 2526 2527 Paraîtra toute nue à la postérité, 2528 2529 Et je tiens d’un tel heur l’attente si certaine, 2530 2531 Qu’elle adoucit déjà la rigueur de ma peine ; 2532 2533 Mon âme s’en chatouille, et ce plaisir secret 2534 2535 La prépare à sortir avec moins de regret. 2536 2537 Vous m’avez dit tous deux d’étranges aventures. 2538 2539 Ah, Clitandre ! ainsi donc de fausses conjectures 2540 2541 T’accablent, malheureux, sous le courroux du roi. 2542 2543 Ce funeste récit me met tout hors de moi. 2544 2545 Hâtant un peu le pas, quelque espoir me demeure 2546 2547 Que vous arriverez auparavant qu’il meure. 2548 2549 Si je n’y viens à temps, ce perfide en ce cas 2550 2551 À son ombre immolé ne me suffira pas. 2552 2553 C’est trop peu de l’auteur de tant d’énormes crimes ; 2554 2555 Innocent, il aura d’innocentes victimes. 2556 2557 Où que soit Rosidor, il le suivra de près, 2558 2559 Et je saurai changer ses myrtes en cyprès. 2560 2561 Souiller ainsi vos mains du sang de l’innocence ! 2562 2563 Mon déplaisir m’en donne une entière licence. 2564 2565 J’en veux, comme le roi, faire autant à mon tour ; 2566 2567 Et puisqu’en sa faveur on prévient mon retour, 2568 2569 Il est trop criminel. Mais que viens-je d’entendre ? 2570 2571 Je me tiens presque sûr de sauver mon Clitandre ; 2572 2573 La chasse n’est pas loin, où prenant un cheval, 2574 2575 Je préviendrai le coup de mon malheur fatal ; 2576 2577 Il suffit de Cléon pour ramener Dorise. 2578 2579 Vous autres, gardez bien de lâcher votre prise ; 2580 2581 Un supplice l’attend, qui doit faire trembler 2582 2583 Quiconque désormais voudrait lui ressembler. 2584 2585 Dites vous-même au roi qu’une telle innocence 2586 2587 Légitime en ce point ma désobéissance, 2588 2589 Et qu’un homme sans crime avait bien mérité 2590 2591 Que j’usasse pour lui de quelque autorité. 2592 2593 Je vous suis. Cependant que mon heur est extrême, 2594 2595 Ami, que je chéris à l’égal de moi-même, 2596 2597 D’avoir su justement venir à ton secours 2598 2599 Lorsqu’un infâme glaive allait trancher tes jours, 2600 2601 Et qu’un injuste sort, ne trouvant point d’obstacle, 2602 2603 Apprêtait de ta tête un indigne spectacle ! 2604 2605 Ainsi qu’un autre Alcide, en m’arrachant des fers, 2606 2607 Vous m’avez aujourd’hui retiré des enfers ; 2608 2609 Et moi dorénavant j’arrête mon envie 2610 2611 À ne servir qu’un prince à qui je dois la vie. 2612 2613 Réserve pour Caliste une part de tes soins. 2614 2615 C’est à quoi désormais je veux penser le moins. 2616 2617 Le moins ! Quoi ! désormais Caliste en ta pensée 2618 2619 N’aurait plus que le rang d’une image effacée ? 2620 2621 J’ai honte que mon cœur auprès d’elle attaché 2622 2623 De son ardeur pour vous ait souvent relâché, 2624 2625 Ait souvent pour le sien quitté votre service : 2626 2627 C’est par là que j’avais mérité mon supplice ; 2628 2629 Et pour m’en faire naître un juste repentir, 2630 2631 Il semble que les dieux y voulaient consentir ; 2632 2633 Mais votre heureux retour a calmé cet orage. 2634 2635 Tu me fais assez lire au fond de ton courage : 2636 2637 La crainte de la mort en chasse des appas 2638 2639 Qui t’ont mis au péril d’un si honteux trépas, 2640 2641 Puisque sans cet amour la fourbe mal conçue 2642 2643 Eût manqué contre toi de prétexte et d’issue ; 2644 2645 Ou peut-être à présent tes désirs amoureux 2646 2647 Tournent vers des objets un peu moins rigoureux. 2648 2649 Doux ou cruels, aucun désormais ne me touche. 2650 2651 L’amour dompte aisément l’esprit le plus farouche ; 2652 2653 C’est à ceux de notre âge un puissant ennemi. 2654 2655 Tu ne connais encor ses forces qu’à demi ; 2656 2657 Ta résolution, un peu trop violente, 2658 2659 N’a pas bien consulté ta jeunesse bouillante. 2660 2661 Mais que veux-tu, Cléon, et qu’est-il arrivé ? 2662 2663 Pymante de vos mains se serait-il sauvé ? 2664 2665 Non, seigneur ; acquittés de la charge commise, 2666 2667 Nos veneurs ont conduit Pymante, et moi Dorise ; 2668 2669 Et je viens seulement prendre un ordre nouveau. 2670 2671 Qu’on m’attende avec eux aux portes du château. 2672 2673 Allons, allons au roi montrer ton innocence ; 2674 2675 Les auteurs des forfaits sont en notre puissance ; 2676 2677 Et l’un d’eux, convaincu dès le premier aspect, 2678 2679 Ne te laissera plus aucunement suspect. 2680 2681 Amants les mieux payés de votre longue peine, 2682 2683 Vous de qui l’espérance est la moins incertaine, 2684 2685 Et qui vous figurez, après tant de longueurs, 2686 2687 Avoir droit sur les corps dont vous tenez les cœurs, 2688 2689 En est-il parmi vous de qui l’âme contente 2690 2691 Goûte plus de plaisir que moi dans son attente ? 2692 2693 En est-il parmi vous de qui l’heur à venir 2694 2695 D’un espoir mieux fondé se puisse entretenir ? 2696 2697 Mon esprit, que captive un objet adorable, 2698 2699 Ne l’éprouva jamais autre que favorable, 2700 2701 J’ignorerais encor ce que c’est que mépris, 2702 2703 Si le sort d’un rival ne me l’avait appris. 2704 2705 Je te plains toutefois, Clitandre, et la colère 2706 2707 D’un grand roi qui te perd me semble trop sévère. 2708 2709 Tes desseins par l’effet n’étaient que trop punis ; 2710 2711 Nous voulant séparer, tu nous as réunis. 2712 2713 Il ne te fallait point de plus cruels supplices 2714 2715 Que de te voir toi-même auteur de nos délices, 2716 2717 Puisqu’il n’est pas à croire, après ce lâche tour, 2718 2719 Que le prince ose plus traverser notre amour. 2720 2721 Ton crime t’a rendu désormais trop infâme 2722 2723 Pour tenir ton parti sans s’exposer au blâme : 2724 2725 On devient ton complice à te favoriser. 2726 2727 Mais, hélas ! mes pensers, qui vous vient diviser ? 2728 2729 Quel plaisir de vengeance à présent vous engage ? 2730 2731 Faut-il qu’avec Caliste un rival vous partage ? 2732 2733 Retournez, retournez vers mon unique bien : 2734 2735 Que seul dorénavant il soit votre entretien ; 2736 2737 Ne vous repaissez plus que de sa seule idée ; 2738 2739 Faites-moi voir la mienne en son âme gardée. 2740 2741 Ne vous arrêtez pas à peindre sa beauté, 2742 2743 C’est par où mon esprit est le moins enchanté ; 2744 2745 Elle servit d’amorce à mes désirs avides ; 2746 2747 Mais ils ont su trouver des objets plus solides : 2748 2749 Mon feu qu’elle alluma fût mort au premier jour, 2750 2751 S’il n’eût été nourri d’un réciproque amour. 2752 2753 Oui, Caliste, et je veux toujours qu’il m’en souvienne, 2754 2755 J’aperçus aussitôt ta flamme que la mienne : 2756 2757 L’amour apprit ensemble à nos cœurs à brûler ; 2758 2759 L’amour apprit ensemble à nos yeux à parler ; 2760 2761 Et sa timidité lui donna la prudence 2762 2763 De n’admettre que nous en notre confidence : 2764 2765 Ainsi nos passions se dérobaient à tous ; 2766 2767 Ainsi nos feux secrets n’ayant point de jaloux… 2768 2769 Mais qui vient jusqu’ici troubler mes rêveries ? 2770 2771 Celle qui voudrait voir tes blessures guéries, 2772 2773 Celle… Ah ! mon heur, jamais je n’obtiendrais sur moi 2774 2775 De pardonner ce crime à tout autre qu’à toi. 2776 2777 De notre amour naissant la douceur et la gloire 2778 2779 De leur charmante idée occupaient ma mémoire ; 2780 2781 Je flattais ton image, elle me reflattait ; 2782 2783 Je lui faisais des vœux, elle les acceptait ; 2784 2785 Je formais des désirs, elle en aimait l’hommage. 2786 2787 La désavoueras-tu, cette flatteuse image ? 2788 2789 Voudras-tu démentir notre entretien secret ? 2790 2791 Seras-tu plus mauvaise enfin que ton portrait ? 2792 2793 Tu pourrais de sa part te faire tant promettre, 2794 2795 Que je ne voudrais pas tout à fait m’y remettre ; 2796 2797 Quoiqu’à dire le vrai je ne sais pas trop bien 2798 2799 En quoi je dédirais ce secret entretien, 2800 2801 Si ta pleine santé me donnait lieu de dire 2802 2803 Quelle borne à tes vœux je puis et dois prescrire. 2804 2805 Prends soin de te guérir, et les miens plus contents… 2806 2807 Mais je te le dirai quand il en sera temps. 2808 2809 Cet énigme enjoué n’a point d’incertitude 2810 2811 Qui soit propre à donner beaucoup d’inquiétude, 2812 2813 Et si j’ose entrevoir dans son obscurité, 2814 2815 Ma guérison importe à plus qu’à ma santé. 2816 2817 Mais dis tout, ou du moins souffre que je devine, 2818 2819 Et te dise à mon tour ce que je m’imagine. 2820 2821 Tu dois, par complaisance au peu que j’ai d’appas, 2822 2823 Feindre d’entendre mal ce que je ne dis pas, 2824 2825 Et ne point m’envier un moment de délices 2826 2827 Que fait goûter l’amour en ces petits supplices. 2828 2829 Doute donc, sois en peine, et montre un cœur gêné 2830 2831 D’une amoureuse peur d’avoir mal deviné ; 2832 2833 Tremble sans craindre trop ; hésite, mais aspire ; 2834 2835 Attends de ma bonté qu’il me plaise tout dire, 2836 2837 Et sans en concevoir d’espoir trop affermi, 2838 2839 N’espère qu’à demi, quand je parle à demi. 2840 2841 Tu parles à demi, mais un secret langage 2842 2843 Qui va jusques au cœur m’en dit bien davantage, 2844 2845 Et tes yeux sont du tien de mauvais truchements, 2846 2847 Ou rien plus ne s’oppose à nos contentements. 2848 2849 Je l’avais bien prévu, que ton impatience 2850 2851 Porterait ton espoir à trop de confiance ; 2852 2853 Que, pour craindre trop peu, tu devinerais mal. 2854 2855 Quoi ! la reine ose encor soutenir mon rival ? 2856 2857 Et sans avoir d’horreur d’une action si noire… 2858 2859 Elle a l’âme trop haute et chérit trop la gloire 2860 2861 Pour ne pas s’accorder aux volonté du roi, 2862 2863 Qui d’un heureux hymen récompense ta foi… 2864 2865 Si notre heureux malheur a produit ce miracle, 2866 2867 Qui peut à nos désirs mettre encor quelque obstacle ? 2868 2869 Tes blessures. Allons, je suis déjà guéri. 2870 2871 Ce n’est pas pour un jour que je veux un mari, 2872 2873 Et je ne puis souffrir que ton ardeur hasarde 2874 2875 Un bien que de ton roi la prudence retarde. 2876 2877 Prends soin de te guérir, mais guérir tout à fait, 2878 2879 Et crois que tes désirs… N’auront aucun effet. 2880 2881 N’auront aucun effet ! Qui te le persuade ? 2882 2883 Un corps peut-il guérir, dont le cœur est malade ? 2884 2885 Tu m’as rendu mon change, et m’as fait quelque peur ; 2886 2887 Mais je sais le remède aux blessures du cœur. 2888 2889 Les tiennes, attendant le jour que tu souhaites, 2890 2891 Auront pour médecins mes yeux qui les ont faites ; 2892 2893 Je me rends désormais assidue à te voir. 2894 2895 Cependant, ma chère âme, il est de mon devoir 2896 2897 Que sans perdre de temps j’aille rendre en personne 2898 2899 D’humbles grâces au roi du bonheur qu’il nous donne. 2900 2901 Je me charge pour toi de ce remercîment. 2902 2903 Toutefois qui saurait que pour ce compliment 2904 2905 Une heure hors d’ici ne pût beaucoup te nuire, 2906 2907 Je voudrais en ce cas moi-même t’y conduire, 2908 2909 Et j’aimerais mieux être un peu plus tard à toi, 2910 2911 Que tes justes devoirs manquassent vers ton roi. 2912 2913 Mes blessures n’ont point, dans leurs faibles atteintes, 2914 2915 Sur quoi ton amitié puisse fonder ses craintes. 2916 2917 Viens donc, et puisqu’enfin nous faisons mêmes vœux, 2918 2919 En le remerciant parle au nom de tous deux. 2920 2921 Que souvent notre esprit, trompé par l’apparence, 2922 2923 Règle ses mouvements avec peu d’as surance ! 2924 2925 Qu’il est peu de lumière en nos entendements, 2926 2927 Et que d’incertitude en nos raisonnements ! 2928 2929 Qui voudra désormais se fier aux impostures 2930 2931 Qu’en notre jugement forment les conjectures : 2932 2933 Tu suffis pour apprendre à la postérité 2934 2935 Combien la vraisemblance a peu de vérité. 2936 2937 Jamais jusqu’à ce jour la raison en déroute 2938 2939 N’a conçu tant d’erreur avec si peu de doute ; 2940 2941 Jamais, par des soupçons si faux et si pressants, 2942 2943 On n’a jusqu’à ce jour convaincu d’innocents. 2944 2945 J’en suis honteux, Clitandre, et mon âme confuse 2946 2947 De trop de promptitude en soi-même s’accuse. 2948 2949 Un roi doit se donner, quand il est irrité, 2950 2951 Ou plus de retenue, ou moins d’autorité. 2952 2953 Perds-en le souvenir, et pour moi, je te jure 2954 2955 Qu’à force de bienfaits j’en répare l’injure. 2956 2957 Que Votre Majesté, sire, n’estime pas 2958 2959 Qu’il faille m’attirer par de nouveaux appas. 2960 2961 L’honneur de vous servir m’apporte assez de gloire, 2962 2963 Et je perdrais le mien, si quelqu’un pouvait croire 2964 2965 Que mon devoir penchât au refroidissement, 2966 2967 Sans le flatteur espoir d’un agrandissement. 2968 2969 Vous n’avez exercé qu’une juste colère : 2970 2971 On est trop criminel quand on peut vous déplaire ; 2972 2973 Et, tout chargé de fers, ma plus forte douleur 2974 2975 Ne s’en osa jamais prendre qu’à mon malheur. 2976 2977 Seigneur, moi qui connais le fond de son courage, 2978 2979 Et qui n’ai jamais vu de fard en son langage, 2980 2981 Je tiendrais à bonheur que Votre Majesté 2982 2983 M’acceptât pour garant de sa fidélité. 2984 2985 Ne nous arrêtons plus sur la reconnaissance 2986 2987 Et de mon injustice et de son innocence ; 2988 2989 Passons aux criminels. Toi dont la trahison 2990 2991 A fait si lourdement trébucher ma raison, 2992 2993 Approche, scélérat. Un homme de courage 2994 2995 Se met avec honneur en un tel équipage ? 2996 2997 Attaque, le plus fort, un rival plus heureux ? 2998 2999 Et présumant encor cet exploit dangereux, 3000 3001 À force de présents et d’infâmes pratiques, 3002 3003 D’un autre cavalier corrompt les domestiques ? 3004 3005 Prend d’un autre le nom, et contrefait son seing, 3006 3007 Afin qu’exécutant son perfide dessein, 3008 3009 Sur un homme innocent tombent les conjectures ? 3010 3011 Parle, parle, confesse, et préviens les tortures. 3012 3013 Sire, écoutez-en donc la pure vérité, 3014 3015 Votre seule faveur a fait ma lâcheté, 3016 3017 Vous, dis-je. Et cet objet dont l’amour me transporte. 3018 3019 L’honneur doit pouvoir tout sur les gens de ma sorte ; 3020 3021 Mais recherchant la mort de qui vous est si cher, 3022 3023 Pour en avoir le fruit il me fallait cacher : 3024 3025 Reconnu pour l’auteur d’une telle surprise, 3026 3027 Le moyen d’approcher de vous ou de Dorise ? 3028 3029 Tu dois aller plus outre, et m’imputer encor 3030 3031 L’attentat sur mon fils comme sur Rosidor ; 3032 3033 Car je ne touche point à Dorise outragée ; 3034 3035 Chacun, en te voyant, la voit assez vengée, 3036 3037 Et coupable elle-même, elle a bien mérité 3038 3039 L’affront qu’elle a reçu de ta témérité. 3040 3041 Un crime attire l’autre, et, de peur d’un supplice, 3042 3043 On tâche, en étouffant ce qu’on en voit d’indice, 3044 3045 De paraître innocent à force de forfaits. 3046 3047 Je ne suis criminel sinon manque d’effets, 3048 3049 Et sans l’âpre rigueur du sort qui me tourmente, 3050 3051 Vous pleureriez le prince et souffririez Pymante. 3052 3053 Mais que tardez-vous plus ? J’ai tout dit : punissez. 3054 3055 Est-ce là le regret de tes crimes passés ? 3056 3057 Otez-le-moi d’ici : je ne puis voir sans honte 3058 3059 Que de tant de forfaits il tient si peu de conte. 3060 3061 Dites à mon conseil que, pour le châtiment, 3062 3063 J’en laisse à ses avis le libre jugement ; 3064 3065 Mais qu’après son arrêt je saurai reconnaître 3066 3067 L’amour que vers son prince il aura fait paraître. 3068 3069 Viens çà, toi, maintenant, monstre de cruauté, 3070 3071 Qui joins l’assassinat à la déloyauté, 3072 3073 Détestable Alecton, que la reine déçue 3074 3075 Avait naguère au rang de ses fille s reçue ! 3076 3077 Quel barbare, ou plutôt quelle peste d’enfer 3078 3079 Se rendit ton complice et te donna ce fer ? 3080 3081 L’autre jour, dans ce bois trouvé par aventure, 3082 3083 Sire, il donna sujet à toute l’imposture ; 3084 3085 Mille jaloux serpents qui me rongeaient le sein 3086 3087 Sur cette occasion formèrent mon dessein : 3088 3089 Je le cachai dès lors. Il est tout manifeste 3090 3091 Que ce fer n’est enfin qu’un misérable reste 3092 3093 Du malheureux duel où le triste Arimant 3094 3095 Laissa son corps sans âme, et Daphné sans amant. 3096 3097 Mais quant à son forfait, un ver de jalousie 3098 3099 Jette souvent notre âme en telle frénésie, 3100 3101 Que la raison, qu’aveugle un plein emportement, 3102 3103 Laisse notre conduite à son dérèglement ; 3104 3105 Lors tout ce qu’il produit mérite qu’on l’excuse. 3106 3107 De si faibles raisons mon esprit ne s’abuse. 3108 3109 Seigneur, quoi qu’il en soit, un fils qu’elle vous rend, 3110 3111 Sous votre bon plaisir sa défense entreprend ; 3112 3113 Innocente ou coupable, elle assura ma vie. 3114 3115 Ma justice en ce cas la donne à ton envie ; 3116 3117 Ta prière obtient même avant que demander 3118 3119 Ce qu’aucune raison ne pouvait t’accorder. 3120 3121 Le pardon t’est acquis : relève-toi , Dorise, 3122 3123 Et va dire partout, en liberté remise, 3124 3125 Que le prince aujourd’hui te préserve à la fois 3126 3127 Des fureurs de Pymante et des rigueurs des lois. 3128 3129 Après une bonté tellement excessive, 3130 3131 Puisque votre clémence ordonne que je vive, 3132 3133 Permettez désormais, sire, que mes desseins 3134 3135 Prennent des mouvements plus réglés et plus sains ; 3136 3137 Souffrez que pour pleurer mes actions brutales, 3138 3139 Je fasse ma retraite avecque les vestales, 3140 3141 Et qu’une criminelle indigne d’être au jour 3142 3143 Se puisse renfermer en leur sacré séjour. 3144 3145 Te bannir de la cour après m’être obligée, 3146 3147 Ce serait trop montrer ma faveur négligée. 3148 3149 N’arrêtez point au monde un objet odieux, 3150 3151 De qui chacun, d’horreur, détournerait les yeux. 3152 3153 Fusses-tu mille fois encor plus méprisable, 3154 3155 Ma faveur te va rendre assez considérable 3156 3157 Pour t’acquérir ici mille inclinations. 3158 3159 Outre l’attrait puissant de tes perfections, 3160 3161 Mon respect à l’amour tout le monde convie 3162 3163 Vers celle à qui je dois et qui me doit la vie. 3164 3165 Fais-le voir, cher Clitandre, et tourne ton désir 3166 3167 Du côté que ton prince a voulu te choisir : 3168 3169 Réunis mes faveurs t’unissant à Dorise. 3170 3171 Mais par cette union mon esprit se divise, 3172 3173 Puisqu’il faut que je donne aux devoirs d’un époux 3174 3175 La moitié des pensers qui ne sont dus qu’à vous. 3176 3177 Ce partage m’oblige, et je tiens tes pensées 3178 3179 Vers un si beau sujet d’autant mieux adressées, 3180 3181 Que je lui veux céder ce qui m’en appartient. 3182 3183 Taisez-vous, j’aperçois notre blessé qui vient. 3184 3185 Au comble de tes vœux, sûr de ton mariage, 3186 3187 N’es-tu point satisfait ? que veux-tu davantage ? 3188 3189 L’apprendre de vous, sire, et pour remerciements 3190 3191 Nous offrir l’un et l’autre à vos commandements. 3192 3193 Si mon commandement peut sur toi quelque chose, 3194 3195 Et si ma volonté de la tienne dispose, 3196 3197 Embrasse un cavalier indigne des liens 3198 3199 Où l’a mis aujourd’hui la trahison des siens. 3200 3201 Le prince heureusement l’a sauvé du supplice, 3202 3203 Et ces deux que ton bras dérobe à ma justice, 3204 3205 Corrompus par Pymante, avaient juré ta mort ! 3206 3207 Le suborneur depuis n’a pas eu meilleur sort, 3208 3209 Et ce traître, à présent tombé sous ma puissance, 3210 3211 Clitandre fait trop voir quelle est son innocence. 3212 3213 Sire, vous le savez, le cœur me l’avait dit, 3214 3215 Et si peu que j’avais près de vous de crédit, 3216 3217 Je l’employai dès lors contre votre colère. 3218 3219 En moi dorénavant faites état d’un frère. 3220 3221 En moi, d’un serviteur dont l’amour éperdu 3222 3223 Ne vous conteste plus un prix qui vous est dû. 3224 3225 Si le pardon du roi me peut donner le vôtre, 3226 3227 Si mon crime… Ah ! ma sœur, tu me prends pour une autre, 3228 3229 Si tu crois que je puisse encor m’en souvenir. 3230 3231 Tu ne veux plus songer qu’à ce jour à venir 3232 3233 Où Rosidor guéri termine un hyménée. 3234 3235 Clitandre, en attendant cette heureuse journée, 3236 3237 Tâchera d’allumer en son âme des feux 3238 3239 Pour celle que mon fils désire, et que je veux ; 3240 3241 À qui, pour réparer sa faute criminelle, 3242 3243 Je défends désormais de se montrer cruelle ; 3244 3245 Et nous verrons alors cueillir en même jour 3246 3247 À deux couples d’amants les fruits de leur amour.