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corneille_clitandre (80882B)


      1 N’en doute plus, mon cœur, un amant hypocrite
      2 
      3 Feignant de m’adorer, brûle pour Hippolyte :
      4 
      5 Dorise m’en a dit le secret rendez-vous
      6 
      7 Où leur naissante ardeur se cache aux yeux de tous ;
      8 
      9 Et pour les y surprendre elle m’y doit conduire,
     10 
     11 Sitôt que le soleil commencera de luire.
     12 
     13 Mais qu’elle est paresseuse à me venir trouver !
     14 
     15 La dormeuse m’oublie, et ne se peut lever.
     16 
     17 Toutefois, sans raison J’accuse sa paresse :
     18 
     19 La nuit, qui dure encor, fait que rien ne la presse :
     20 
     21 Ma jalouse fureur, mon dépit, mon amour,
     22 
     23 Ont troublé mon repos avant le point du jour :
     24 
     25 Mais elle, qui n’en fait aucune expérience,
     26 
     27 Etant sans intérêt, est sans impatience.
     28 
     29 Toi qui fais ma douleur, et qui fis mon souci,
     30 
     31 Ne tarde plus, volage, à te montrer ici ;
     32 
     33 Viens en hâte affermir ton indigne victoire ;
     34 
     35 Viens t’assurer l’éclat de cette infâme gloire ;
     36 
     37 Viens signaler ton nom par ton manque de foi.
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     39 Le jour s’en va paraître ; affronteur, hâte-toi.
     40 
     41 Mais, hélas ! cher ingrat, adorable parjure,
     42 
     43 Ma timide voix tremble à te dire une injure ;
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     45 Si j’écoute l’amour, il devient si puissant,
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     47 Qu’en dépit de Dorise il te fait innocent :
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     49 Je ne sais lequel croire, et j’aime tant ce doute,
     50 
     51 Que j’ai peur d’en sortir entrant dans cette route.
     52 
     53 Je crains ce que je cherche, et je ne connais pas
     54 
     55 De plus grand heur pour moi que d’y perdre mes pas.
     56 
     57 Ah, mes yeux ! si jamais vos fonctions propices
     58 
     59 À mon cœur amoureux firent de bons services,
     60 
     61 Apprenez aujourd’hui quel est votre devoir :
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     63 Le moyen de me plaire est de me décevoir ;
     64 
     65 Si vous ne m’abusez, si vous n’êtes faussaires,
     66 
     67 Vous êtes de mon heur les cruels adversaires.
     68 
     69 Et toi, soleil, qui vas, en ramenant le jour,
     70 
     71 Dissiper une erreur si chère à mon amour,
     72 
     73 Puisqu’il faut qu’avec toi ce que je crains éclate,
     74 
     75 Souffre qu’encore un peu l’ignorance me flatte.
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     77 Mais je te parle en vain, et l’aube, de ses rais,
     78 
     79 A déjà reblanchi le haut de ces forêts.
     80 
     81 Si je puis me fier à sa lumière sombre,
     82 
     83 Dont l’éclat brille à peine et dispute avec l’ombre,
     84 
     85 J’entrevois le sujet de mon jaloux ennui,
     86 
     87 Et quelqu’un de ses gens qui conteste avec lui.
     88 
     89 Rentre, pauvre abusée, et cache-toi de sorte
     90 
     91 Que tu puisses l’entendre à travers cette porte.
     92 
     93 Ce devoir, ou plutôt cette importunité,
     94 
     95 Au lieu de m’assurer de ta fidélité,
     96 
     97 Marque trop clairement ton peu d’obéissance.
     98 
     99 Laisse-moi seul, Lysarque, une heure en ma puissance ;
    100 
    101 Que retiré du monde et du bruit de la cour,
    102 
    103 Je puisse dans ces bois consulter mon amour ;
    104 
    105 Que là Caliste seule occupe mes pensées,
    106 
    107 Et par le souvenir de ses faveurs passées,
    108 
    109 Assure mon espoir de celles que j’attends ;
    110 
    111 Qu’un entretien rêveur durant ce peu de temps
    112 
    113 M’instruise des moyens de plaire à cette belle,
    114 
    115 Allume dans mon cœur de nouveaux feux pour elle :
    116 
    117 Enfin, sans persister dans l’obstination,
    118 
    119 Laisse-moi suivre ici mon inclination.
    120 
    121 Cette inclination, qui jusqu’ici vous mène,
    122 
    123 À me la déguiser vous donne trop de peine.
    124 
    125 Il ne faut point, monsieur, beaucoup l’examiner :
    126 
    127 L’heure et le lieu suspects font assez deviner
    128 
    129 Qu’en même temps que vous s’échappe quelque dame…
    130 
    131 Vous m’entendez assez. Juge mieux de ma flamme,
    132 
    133 Et ne présume point que je manque de foi
    134 
    135 À celle que j’adore, et qui brûle pour moi.
    136 
    137 J’aime mieux contenter ton humeur curieuse,
    138 
    139 Qui par ces faux soupçons m’est trop injurieuse.
    140 
    141 Tant s’en faut que le change ait pour moi des appas,
    142 
    143 Tant s’en faut qu’en ces bois il attire mes pas :
    144 
    145 J’y vais… Mais pourrais-tu le savoir et le taire ?
    146 
    147 Qu’ai-je fait qui vous porte à craindre le contraire ?
    148 
    149 Tu vas apprendre tout ; mais aussi, l’ayant su,
    150 
    151 Avise à ta retraite. Hier, un cartel reçu
    152 
    153 De la part d’un rival… Vous le nommez ? Clitandre.
    154 
    155 Au pied du grand rocher il me doit seul attendre ;
    156 
    157 Et là, l’épée au poing, nous verrons qui des deux
    158 
    159 Mérite d’embraser Caliste de ses feux
    160 
    161 De sorte qu’un second… Sans me faire une offense,
    162 
    163 Ne peut se présenter à prendre ma défense :
    164 
    165 Nous devons seul à seul vider notre débat.
    166 
    167 Ne pensez pas sans moi terminer ce combat :
    168 
    169 L’écuyer de Clitandre est homme de courage,
    170 
    171 Il sera trop heureux que mon défi l’engage
    172 
    173 À s’acquitter vers lui d’un semblable devoir,
    174 
    175 Et je vais de ce pas y faire mon pouvoir.
    176 
    177 Ta volonté suffit ; va-t’en donc, et désiste
    178 
    179 De plus m’offrir une aide à mériter Caliste.
    180 
    181 Vous obéir ici me coûterait trop cher,
    182 
    183 Et je serais honteux qu’on me pût reprocher
    184 
    185 D’avoir su le sujet d’une telle sortie,
    186 
    187 Sans trouver les moyens d’être de la partie.
    188 
    189 Qu’il s’en est bien défait ! qu’avec dextérité
    190 
    191 Le fourbe se prévaut de son autorité !
    192 
    193 Qu’il trouve un beau prétexte en ses flammes éteintes !
    194 
    195 Et que mon nom lui sert à colorer ses feintes !
    196 
    197 Il y va cependant, le perfide qu’il est !
    198 
    199 Hippolyte le charme, Hippolyte lui plaît ;
    200 
    201 Et ses lâches désirs l’emportent où l’appelle
    202 
    203 Le cartel amoureux de sa flamme nouvelle.
    204 
    205 Je n’en puis plus douter, mon feu désabusé
    206 
    207 Ne tient plus le parti de ce cœur déguisé.
    208 
    209 Allons, ma chère sœur, allons à la vengeance,
    210 
    211 Allons de ses douceurs tirer quelque allégeance ;
    212 
    213 Allons, et sans te mettre en peine de m’aider,
    214 
    215 Ne prends aucun souci que de me regarder.
    216 
    217 Pour en venir à bout, il suffit de ma rage ;
    218 
    219 D’elle j’aurai la force ainsi que le courage ;
    220 
    221 Et déjà, dépouillant tout naturel humain,
    222 
    223 Je laisse à ses transports à gouverner ma main.
    224 
    225 Vois-tu comme, suivant de si furieux guides,
    226 
    227 Elle cherche déjà les yeux de ces perfides,
    228 
    229 Et comme de fureur tous mes sens animés
    230 
    231 Menacent les appas qui les avaient charmés ?
    232 
    233 Modère ces bouillons d’une âme colérée,
    234 
    235 Ils sont trop violents pour être de durée ;
    236 
    237 Pour faire quelque mal, c’est frapper de trop loin.
    238 
    239 Réserve ton courroux tout entier au besoin ;
    240 
    241 Sa plus forte chaleur se dissipe en paroles,
    242 
    243 Ses résolutions en deviennent plus molles :
    244 
    245 En lui donnant de l’air, son ardeur s’alentit.
    246 
    247 Ce n’est que faute d’air que le feu s’amortit.
    248 
    249 Allons, et tu verras qu’ainsi le mien s’allume,
    250 
    251 Que ma douleur aigrie en a plus d’a mertume,
    252 
    253 Et qu’ainsi mon esprit ne fait que s’exciter
    254 
    255 À ce que ma colère a droit d’exécuter.
    256 
    257 Si ma ruse est enfin de son effet suivie,
    258 
    259 Cette aveugle chaleur te va coûter la vie :
    260 
    261 Un fer caché me donne en ces lieux écartés
    262 
    263 La vengeance des maux que me font tes beautés.
    264 
    265 Tu m’ôtes Rosidor, tu possèdes son âme :
    266 
    267 Il n’a d’yeux que pour toi, que mépris pour ma flamme ;
    268 
    269 Mais puisque tous mes soins ne le peuvent gagner,
    270 
    271 J’en punirai l’objet qui m’en fait dédaigner.
    272 
    273 En ce déguisement on ne peut nous connaître,
    274 
    275 Et sans doute bientôt le jour qui vient de naître
    276 
    277 Conduira Rosidor, séduit d’un faux cartel,
    278 
    279 Aux lieux où cette main lui garde un coup mortel.
    280 
    281 Vos vœux, si mal reçus de l’ingrate Dorise,
    282 
    283 Qui l’idolâtre autant comme elle vous méprise,
    284 
    285 Ne rencontreront plus aucun empêchement.
    286 
    287 Mais je m’étonne fort de son aveuglement,
    288 
    289 Et je ne comprends point cet orgueilleux caprice
    290 
    291 Qui fait qu’elle vous traite avec tant d’injustice.
    292 
    293 Vos rares qualités… Au lieu de me flatter,
    294 
    295 Voyons si le projet ne saurait avorter,
    296 
    297 Si la supercherie… Elle est si bien tissue,
    298 
    299 Qu’il faut manquer de sens pour douter de l’issue.
    300 
    301 Clitandre aime Caliste, et comme son rival,
    302 
    303 Il a trop de sujet de lui vouloir du mal.
    304 
    305 Moi que depuis dix ans il tient à son service,
    306 
    307 D’écrire comme lui j’ai trouvé l’artifice ;
    308 
    309 Si bien que ce cartel, quoique tout de ma main,
    310 
    311 À son dépit jaloux s’imputera soudain.
    312 
    313 Que ton subtil esprit a de grands avantages !
    314 
    315 Mais le nom du porteur ? Lycaste, un de ses pages.
    316 
    317 Celui qui fait le guet auprès du rendez-vous ?
    318 
    319 Lui-même, et le voici qui s’avance vers nous :
    320 
    321 À force de courir il s’est mis hors d’haleine.
    322 
    323 Eh bien ! est-il venu ? N’en soyez plus en peine ;
    324 
    325 Il est où vous savez, et tout bouffi d’orgueil,
    326 
    327 Il n’y pense à rien moins qu’à son propre cercueil.
    328 
    329 Ne perdons point de temps. Nos masques, nos épées !
    330 
    331 Qu’il me tarde déjà que, dans son sang trempées,
    332 
    333 Elles ne me font voir à mes pieds étendu
    334 
    335 Le seul qui sert d’obstacle au bonheur qui m’est dû !
    336 
    337 Ah ! qu’il va bien trouver d’autres gens que Clitandre !
    338 
    339 Mais pourquoi ces habits ? qui te les fait reprendre ?
    340 
    341 Pour notre sûreté, portons-les avec nous,
    342 
    343 De peur que, cependant que nous serons aux coups,
    344 
    345 Quelque maraud, conduit par sa bonne aventure,
    346 
    347 Ne nous laisse tous trois en mauvaise posture.
    348 
    349 Quand il faudra donner, sans les perdre des yeux,
    350 
    351 Au pied du premier arbre ils seront beaucoup mieux.
    352 
    353 Prends-en donc même soin après la chose faite.
    354 
    355 Ne craignez pas sans eux que je fasse retraite.
    356 
    357 Sus donc ! chacun déjà devrait être masqué.
    358 
    359 Allons, qu’il tombe mort aussitôt qu’attaqué.
    360 
    361 Réserve à d’autres temps cette ardeur de courage
    362 
    363 Qui rend de ta valeur un si grand témoignage.
    364 
    365 Ce duel que tu dis ne se peut concevoir.
    366 
    367 Tu parles de Clitandre, et je viens de le voir
    368 
    369 Que notre jeune prince enlevait à la chasse.
    370 
    371 Tu les as vus passer ? Par cette même place.
    372 
    373 Sans doute que ton maître a quelque occasion
    374 
    375 Qui le fait t’éblouir par cette illusion.
    376 
    377 Non, il parlait du cœur ; je connais sa franchise.
    378 
    379 S’il est ainsi, je crains que par quelque surprise
    380 
    381 Ce généreux guerrier, sous le nombre abattu,
    382 
    383 Ne cède aux envieux que lui fait sa vertu.
    384 
    385 À présent il n’a point d’ennemis que je sache ;
    386 
    387 Mais, quelque événement que le destin nous cache,
    388 
    389 Si tu veux m’obliger, viens, de grâce, avec moi,
    390 
    391 Que nous donnions ensemble avis de tout au roi.
    392 
    393 Ma sœur, l’heure s’avance, et nous serons à peine,
    394 
    395 Si nous ne retournons, au lever de la reine.
    396 
    397 Je ne vois point mon traître, Hippolyte non plus.
    398 
    399 Voici qui va trancher tes soucis superflus ;
    400 
    401 Voici dont je vais rendre, aux dépens de ta vie,
    402 
    403 Et ma flamme vengée, et ma haine assouvie.
    404 
    405 Tout beau, tout beau, ma sœur, tu veux m’épouvanter ;
    406 
    407 Mais je te connais trop pour m’en inquiéter,
    408 
    409 Laisse la feinte à part, et mettons, je te prie,
    410 
    411 À les trouver bientôt toute notre industrie.
    412 
    413 Va, va, ne songe plus à leurs fausses amours,
    414 
    415 Dont le récit n’était qu’une embûche à tes jours :
    416 
    417 Rosidor t’est fidèle, et cette feinte amante
    418 
    419 Brûle aussi peu pour lui que je fais pour Pymante.
    420 
    421 Déloyale ! ainsi donc ton courage inhumain…
    422 
    423 Ces injures en l’air n’arrêtent point ma main.
    424 
    425 Le reproche honteux d’une action si noire…
    426 
    427 Qui se venge en secret, en secret en fait gloire.
    428 
    429 T’ai-je donc pu, ma sœur, déplaire en quelque point ?
    430 
    431 Oui, puisque Rosidor t’aime et ne m’aime point ;
    432 
    433 C’est assez m’offenser que d’être ma rivale.
    434 
    435 Meurs, brigand ! Ah, malheur ! cette branche fatale
    436 
    437 A rompu mon épée. Assassins… Toutefois,
    438 
    439 J’ai de quoi me défendre une seconde fois.
    440 
    441 N’est-ce pas Rosidor qui m’arrache les armes ?
    442 
    443 Ah ! qu’il me va causer de périls et de larmes !
    444 
    445 Fuis, Dorise, et fuyant laisse-toi reprocher
    446 
    447 Que tu fuis aujourd’hui ce qui t’est le plus cher.
    448 
    449 C’est lui-même de vrai. Rosidor ! Ah ! je pâme,
    450 
    451 Et la peur de sa mort ne me laisse point d’âme.
    452 
    453 Adieu, mon cher espoir. Celui-ci dépêché,
    454 
    455 C’est de toi maintenant que j’aurai bon marché.
    456 
    457 Nous sommes seul à seul. Quoi ! ton peu d’assurance
    458 
    459 Ne met plus qu’en tes pieds sa dernière espérance ?
    460 
    461 Marche sans emprunter d’ailes de ton effroi :
    462 
    463 Je ne cours point après des lâches comme toi.
    464 
    465 Il suffit de ces deux. Mais qui pourraient-ils être ?
    466 
    467 Ah, ciel ! le masque ôté me les fait trop connaître !
    468 
    469 Le seul Clitandre arma contre moi ces voleurs ;
    470 
    471 Celui-ci fut toujours vêtu de ses couleurs ;
    472 
    473 Voilà son écuyer, dont la pâleur exprime
    474 
    475 Moins de traits de la mort que d’horreurs de son crime.
    476 
    477 Et ces deux reconnus, je douterais en vain
    478 
    479 De celui que sa fuite a sauvé de ma main.
    480 
    481 Trop indigne rival, crois-tu que ton absence
    482 
    483 Donne à tes lâchetés quelque ombre d’innocence,
    484 
    485 Et qu’après avoir vu renverser ton dessein,
    486 
    487 Un désaveu démente et tes gens et ton seing ?
    488 
    489 Ne le présume pas ; sans autre conjecture.
    490 
    491 Je te rends convaincu de ta seule écriture,
    492 
    493 Sitôt que j’aurai pu faire ma plainte au roi.
    494 
    495 Mais quel piteux objet se vient offrir à moi ?
    496 
    497 Traîtres, auriez-vous fait sur un si beau visage,
    498 
    499 Attendant Rosidor, l’essai de votre rage ?
    500 
    501 C’est Caliste elle-même ! Ah, dieux, injustes dieux !
    502 
    503 Ainsi donc, pour montrer ce spectacle à mes yeux,
    504 
    505 Votre faveur barbare a conservé ma vie !
    506 
    507 Je n’en veux point chercher d’auteurs que votre envie :
    508 
    509 La nature, qui perd ce qu’elle a de parfait,
    510 
    511 Sur tout autre que vous eût vengé ce forfait,
    512 
    513 Et vous eût accablés, si vous n’étiez ses maîtres.
    514 
    515 Vous m’envoyez en vain ce fer contre des traîtres.
    516 
    517 Je ne veux point devoir mes déplorables jours
    518 
    519 À l’affreuse rigueur d’un si fatal secours.
    520 
    521 O vous qui me restez d’une troupe ennemie
    522 
    523 Pour marques de ma gloire et de son infamie,
    524 
    525 Blessures, hâtez-vous d’élargir vos canaux,
    526 
    527 Par où mon sang emporte et ma vie et mes maux !
    528 
    529 Ah ! pour l’être trop peu, blessures trop cruelles,
    530 
    531 De peur de m’obliger vous n’êtes pas mortelles.
    532 
    533 Eh quoi ! ce bel objet, mon aimable vainqueur,
    534 
    535 Avait-il seul le droit de me blesser au cœur ?
    536 
    537 Et d’où vient que la mort, à qui tout fait hommage,
    538 
    539 L’ayant si mal traité, respecte son image ?
    540 
    541 Noires divinités, qui tournez mon fuseau,
    542 
    543 Vous faut-il tant prier pour un coup de ciseau ?
    544 
    545 Insensé que je suis ! en ce malheur extrême,
    546 
    547 Je demande la mort à d’autres qu’à moi-même ;
    548 
    549 Aveugle ! je m’arrête à supplier en vain,
    550 
    551 Et pour me contenter j’ai de quoi dans la main.
    552 
    553 Il faut rendre ma vie au fer qui l’a sauvée ;
    554 
    555 C’est à lui qu’elle est due, il se l’est réservée ;
    556 
    557 Et l’honneur, quel qu’il soit, de finir mes malheurs,
    558 
    559 C’est pour me le donner qu’il l’ôte à des voleurs.
    560 
    561 Poussons donc hardiment. Mais, hélas ! cette épée
    562 
    563 Coulant entre mes doigts, laisse ma main trompée ;
    564 
    565 Et sa lame, timide à procurer mon bien,
    566 
    567 Au sang des assassins n’ose mêler le mien.
    568 
    569 Ma faiblesse importune à mon trépas s’oppose ;
    570 
    571 En vain je m’y résous, en vain je m’y dispose ;
    572 
    573 Mon reste de vigueur ne peut l’effectuer ;
    574 
    575 J’en ai trop pour mourir, trop peu pour me tuer :
    576 
    577 L’un me manque au besoin, et l’autre me résiste.
    578 
    579 Mais je vois s’entr’ouvrir les beaux yeux de Caliste,
    580 
    581 Les roses de son teint n’ont plus tant de pâleur,
    582 
    583 Et j’entends un soupir qui flatte ma douleur.
    584 
    585 Voyez, dieux inhumains, que, malgré votre envie,
    586 
    587 L’amour lui sait donner la moitié de ma vie,
    588 
    589 Qu’une âme désormais suffit à deux amants.
    590 
    591 Hélas ! qui me rappelle à de nouveaux tourments ?
    592 
    593 Si Rosidor n’est plus, pourquoi reviens-je au monde ?
    594 
    595 O merveilleux effet d’une amour sans seconde !
    596 
    597 Exécrable assassin qui rougis de son sang,
    598 
    599 Dépêche comme à lui de me percer le flanc,
    600 
    601 Prends de lui ce qui reste. Adorable cruelle,
    602 
    603 Est-ce ainsi qu’on reçoit un amant si fidèle ?
    604 
    605 Ne m’en fais point un crime ; encor pleine d’effroi,
    606 
    607 Je ne t’ai méconnu qu’en songeant trop à toi.
    608 
    609 J’avais si bien gravé là-dedans ton image,
    610 
    611 Qu’elle ne voulait pas céder à ton visage.
    612 
    613 Mon esprit, glorieux et jaloux de l’avoir,
    614 
    615 Enviait à mes yeux le bonheur de te voir.
    616 
    617 Mais quel secours propice a trompé mes alarmes ?
    618 
    619 Contre tant d’assassins qui t’a prêté des armes ?
    620 
    621 Toi-même, qui t’a mise à telle heure en ces lieux,
    622 
    623 Où je te vois mourir et revivre à mes yeux ?
    624 
    625 Quand l’amour une fois règne sur un courage…
    626 
    627 Mais tâchons de gagner jusqu’au premier village,
    628 
    629 Où ces bouillons de sang se puissent arrêter ;
    630 
    631 Là, j’aurai tout loisir de te le raconter,
    632 
    633 Aux charges qu’à mon tour aussi l’on m’entretienne.
    634 
    635 Allons ; ma volonté n’a de loi que la tienne ;
    636 
    637 Et l’amour, par tes yeux devenu tout-puissant,
    638 
    639 Rend déjà la vigueur à mon corps languissant.
    640 
    641 Il donne en même temps une aide à ta faiblesse,
    642 
    643 Puisqu’il fait que la mienne auprès de toi me laisse,
    644 
    645 Et qu’en dépit du sort ta Caliste aujourd’hui
    646 
    647 À tes pas chancelants pourra servir d’appui.
    648 
    649 Destins, qui réglez tout au gré de vos caprices,
    650 
    651 Sur moi donc tout à coup fondent vos injustices,
    652 
    653 Et trouvent à leurs traits si longtemps retenus,
    654 
    655 Afin de mieux frapper, des chemins inconnus ?
    656 
    657 Dites, que vous ont fait Rosidor ou Pymante ?
    658 
    659 Fournissez de raison, destins, qui me démente ;
    660 
    661 Dites ce qu’ils ont fait qui vous puisse émouvoir
    662 
    663 À partager si mal entre eux votre pouvoir ?
    664 
    665 Lui rendre contre moi l’impossible possible
    666 
    667 Pour rompre le succès d’un dessein infaillible,
    668 
    669 C’est prêter un miracle à son bras sans secours,
    670 
    671 Pour conserver son sang au péril de mes jours.
    672 
    673 Trois ont fondu sur lui sans le jeter en fuite ;
    674 
    675 À peine en m’y jetant moi-même je l’évite ;
    676 
    677 Loin de laisser la vie, il a su l’arracher ;
    678 
    679 Loin de céder au nombre, il l’a su retrancher :
    680 
    681 Toute votre faveur, à son aide occupée,
    682 
    683 Trouve à le mieux armer en rompant son épée,
    684 
    685 Et ressaisit ses mains, par celles du hasard,
    686 
    687 L’une d’une autre épée, et l’autre d’un poignard.
    688 
    689 O honte ! ô déplaisirs ! ô désespoir ! ô rage !
    690 
    691 Ainsi donc un rival pris à mon avantage
    692 
    693 Ne tombe dans mes rets que pour les déchirer !
    694 
    695 Son bonheur qui me brave ose l’en retirer,
    696 
    697 Lui donne sur mes gens une prompte victoire,
    698 
    699 Et fait de son péril un sujet de sa gloire !
    700 
    701 Retournons animés d’un courage plus fort,
    702 
    703 Retournons, et du moins perdons-nous dans sa mort.
    704 
    705 Sortez de vos cachots, infernales Furies ;
    706 
    707 Apportez à m’aider toutes vos barbaries ;
    708 
    709 Qu’avec vous tout l’enfer m’aide en ce noir dessein
    710 
    711 Qu’un sanglant désespoir me verse dans le sein.
    712 
    713 J’avais de point en point l’entreprise tramée,
    714 
    715 Comme dans mon esprit vous me l’aviez formée ;
    716 
    717 Mais contre Rosidor tout le pouvoir humain
    718 
    719 N’a que de la faiblesse ; il y faut votre main.
    720 
    721 En vain, cruelles sœurs, ma fureur vous appelle ;
    722 
    723 En vain vous armeriez l’enfer pour ma querelle :
    724 
    725 La terre vous refuse un passage à sortir.
    726 
    727 Ouvre du moins ton sein, terre, pour m’engloutir ;
    728 
    729 N’attends pas que Mercure avec son caducée
    730 
    731 M’en fasse après ma mort l’ouverture forcée ;
    732 
    733 N’attends pas qu’un supplice, hélas ! trop mérité,
    734 
    735 Ajoute l’infamie à tant de lâcheté ;
    736 
    737 Préviens-en la rigueur ; rends toi-même justice
    738 
    739 Aux projets avortés d’un si noir artifice.
    740 
    741 Mes cris s’en vont en l’air, et s’y perdent sans fruit.
    742 
    743 Dedans mon désespoir, tout me fuit ou me nuit :
    744 
    745 La terre n’entend point la douleur qui me presse ;
    746 
    747 Le ciel me persécute, et l’enfer me délaisse.
    748 
    749 Affronte-les, Pymante, et sauve en dépit d’eux
    750 
    751 Ta vie et ton honneur d’un pas si dangereux.
    752 
    753 Si quelque espoir te reste, il n’est plus qu’en toi-même ;
    754 
    755 Et, si tu veux t’aider, ton mal n’est pas extrême.
    756 
    757 Passe pour villageois dans un lieu si fatal ;
    758 
    759 Et réservant ailleurs la mort de ton rival,
    760 
    761 Fais que d’un même habit la trompeuse apparence
    762 
    763 Qui le mit en péril, te mette en assurance.
    764 
    765 Mais ce masque l’empêche, et me vient reprocher
    766 
    767 Un crime qu’il découvre au lieu de me cacher.
    768 
    769 Ce damnable instrument de mon traître artifice,
    770 
    771 Après mon coup manqué, n’en est plus que l’indice,
    772 
    773 Et ce fer qui tantôt, inutile en ma main,
    774 
    775 Que ma fureur jalouse avait armée en vain,
    776 
    777 Sut si mal attaquer et plus mal me défendre,
    778 
    779 N’est propre désormais qu’à me faire surprendre.
    780 
    781 Allez, témoins honteux de mes lâches forfaits,
    782 
    783 N’en produisez non plus de soupçons que d’effets.
    784 
    785 Ainsi n’ayant plus rien qui démente ma feinte,
    786 
    787 Dedans cette forêt je marcherai sans crainte,
    788 
    789 Tant que… Mon grand ami ! Monsieur ? Viens çà ; dis-nous,
    790 
    791 N’as-tu point ici vu deux cavaliers aux coups ?
    792 
    793 Non, monsieur. Ou l’un d’eux se sauver à la fuite ?
    794 
    795 Non, monsieur. Ni passer dedans ces bois sans suite ?
    796 
    797 Attendez, il y peut avoir quelque huit jours…
    798 
    799 Je parle d’aujourd’hui : laisse là ces discours ;
    800 
    801 Réponds précisément. Pour aujourd’hui, je pense…
    802 
    803 Toutefois, si la chose était de conséquence,
    804 
    805 Dans le prochain village on saurait aisément…
    806 
    807 Donnons jusques au lieu, c’est trop d’amusement.
    808 
    809 Ce départ favorable enfin me rend la vie
    810 
    811 Que tant de questions m’avaient presque ravie.
    812 
    813 Cette troupe d’archers aveugles en ce point,
    814 
    815 Trouve ce qu’elle cherche et ne s’en saisit point ;
    816 
    817 Bien que leur conducteur donne assez à connaître
    818 
    819 Qu’ils vont pour arrêter l’ennemi de son maître,
    820 
    821 J’échappe néanmoins en ce pas hasardeux
    822 
    823 D’aussi près de la mort que je me voyais d’eux.
    824 
    825 Que j’aime ce péril, dont la vaine menace
    826 
    827 Promettait un orage, et se tourne en bonace,
    828 
    829 Ce péril qui ne veut que me faire trembler,
    830 
    831 Ou plutôt qui se montre, et n’ose m’accabler !
    832 
    833 Qu’à bonne heure défait d’un masque et d’une épée,
    834 
    835 J’ai leur crédulité sous ces habits trompée !
    836 
    837 De sorte qu’à présent deux corps désanimés
    838 
    839 Termineront l’exploit de tant de gens armés,
    840 
    841 Corps qui gardent tous deux un naturel si traître,
    842 
    843 Qu’encore après leur mort ils vont trahir leur maître,
    844 
    845 Et le faire l’auteur de cette lâcheté,
    846 
    847 Pour mettre à ses dépens Pymante en sûreté !
    848 
    849 Mes habits, rencontrés sous les yeux de Lysarque,
    850 
    851 Peuvent de mes forfaits donner seuls quelque marque ;
    852 
    853 Mais s’il ne les voit pas, lors sans aucun effroi
    854 
    855 Je n’ai qu’à me ranger en hâte auprès du roi,
    856 
    857 Où je verrai tantôt avec effronterie
    858 
    859 Clitandre convaincu de ma supercherie.
    860 
    861 Cela ne suffit pas ; il faut chercher encor,
    862 
    863 Et trouver, s’il se peut, Clitandre ou Rosidor.
    864 
    865 Amis, Sa Majesté, par ma bouche avertie
    866 
    867 Des soupçons que j’avais touchant cette partie,
    868 
    869 Voudra savoir au vrai ce qu’ils sont devenus.
    870 
    871 Pourrait-elle en douter ? Ces deux corps reconnus
    872 
    873 Font trop voir le succès de toute l’entreprise.
    874 
    875 Et qu’en présumes-tu ? Que malgré leur surprise,
    876 
    877 Leur nombre avantageux, et leur déguisement,
    878 
    879 Rosidor de leurs mains se tire heureusement,
    880 
    881 Ce n’est qu’en me flattant que tu te le figures ;
    882 
    883 Pour moi, je n’en conçois que de mauvais augures,
    884 
    885 Et présume plutôt que son bras valeureux
    886 
    887 Avant que de mourir s’est immolé ces deux.
    888 
    889 Mais où serait son corps ? Au creux de quelque roche,
    890 
    891 Où les traîtres, voyant notre troupe si proche,
    892 
    893 N’auront pas eu loisir de mettre encor ceux-ci,
    894 
    895 De qui le seul aspect rend le crime éclairci.
    896 
    897 Monsieur, connaissez-vous ce fer et cette garde ?
    898 
    899 Donne-moi, que je voie. Oui, plus je les regarde,
    900 
    901 Plus j’ai par eux d’avis du déplorable sort
    902 
    903 D’un maître qui n’a pu s’en dessaisir que mort.
    904 
    905 Monsieur, avec cela j’ai vu dans cette route
    906 
    907 Des pas mêlés de sang distillé goutte à goutte.
    908 
    909 Suivons-les au hasard. Vous autres, enlevez
    910 
    911 Promptement ces deux corps que nous avons trouvés.
    912 
    913 Ce cheval trop fougueux m’incommode à la chasse ;
    914 
    915 Tiens-m’en un autre prêt, tandis qu’en cette place,
    916 
    917 À l’ombre des ormeaux l’un dans l’autre enlacés,
    918 
    919 Clitandre m’entretient de ses travaux passés.
    920 
    921 Qu’au reste, les veneurs, allant sur leurs brisées,
    922 
    923 Ne forcent pas le cerf, s’il est aux reposées ;
    924 
    925 Qu’ils prennent connaissance, et pressent mollement,
    926 
    927 Sans le donner aux chiens qu’à mon commandement.
    928 
    929 Achève maintenant l’histoire commencée
    930 
    931 De ton affection si mal récompensée.
    932 
    933 Ce récit ennuyeux de ma triste langueur,
    934 
    935 Mon prince, ne vaut pas le tirer en longueur ;
    936 
    937 J’ai tout dit en un mot : cette fière Caliste
    938 
    939 Dans ses cruels mépris incessamment persiste ;
    940 
    941 C’est toujours elle-même ; et sous sa dure loi,
    942 
    943 Tout ce qu’elle a d’orgueil se réserve pour moi.
    944 
    945 Cependant qu’un rival, ses plus chères délices,
    946 
    947 Redouble ses plaisirs en voyant mes supplices.
    948 
    949 Ou tu te plains à faux, ou, puissamment épris,
    950 
    951 Ton courage demeure insensible aux mépris ;
    952 
    953 Et je m’étonne fort comme ils n’ont dans ton âme
    954 
    955 Rétabli ta raison, ou dissipé ta flamme.
    956 
    957 Quelques charmes secrets mêlés dans ses rigueurs
    958 
    959 Etouffent en naissant la révolte des cœurs ;
    960 
    961 Et le mien auprès d’elle, à quoi qu’il se dispose,
    962 
    963 Murmurant de son mal, en adore la cause.
    964 
    965 Mais puisque son dédain, au lieu de te guérir,
    966 
    967 Ranime ton amour, qu’il dût faire mourir,
    968 
    969 Sers-toi de mon pouvoir ; en ma faveur, la reine
    970 
    971 Tient et tiendra toujours Rosidor en haleine ;
    972 
    973 Mais son commandement dans peu, si tu le veux,
    974 
    975 Te met, à ma prière, au comble de tes vœux.
    976 
    977 Avise donc ; tu sais qu’un fils peut tout sur elle.
    978 
    979 Malgré tous les mépris de cette âme cruelle,
    980 
    981 Dont un autre a charmé les inclinations,
    982 
    983 J’ai toujours du respect pour ses perfections,
    984 
    985 Et je serais marri qu’aucune violence…
    986 
    987 L’amour sur le respect emporte la balance.
    988 
    989 Je brûle ; et le bonheur de vaincre ses froideurs,
    990 
    991 Je ne le veux devoir qu’à mes vives ardeurs ;
    992 
    993 Je ne la veux gagner qu’à force de services.
    994 
    995 Tandis, tu veux donc vivre en d’éternels supplices ?
    996 
    997 Tandis, ce m’est assez qu’un riv al préféré
    998 
    999 N’obtient, non plus que moi, le succès espéré.
   1000 
   1001 À la longue ennuyés, la moindre négligence
   1002 
   1003 Pourra de leurs esprits rompre l’intelligence ;
   1004 
   1005 Un temps bien pris alors me donne en un moment
   1006 
   1007 Ce que depuis trois ans je poursuis vainement.
   1008 
   1009 Mon prince, trouvez bon… N’en dis pas davantage ;
   1010 
   1011 Celui-ci qui me vient faire quelque message,
   1012 
   1013 Apprendrait malgré toi l’état de tes amours.
   1014 
   1015 Pardonnez-moi, seigneur, si je romps vos discours ;
   1016 
   1017 C’est en obéissant au roi qui me l’ordonne,
   1018 
   1019 Et rappelle Clitandre auprès de sa personne.
   1020 
   1021 Qui ? Clitandre, seigneur. Et que lui veut le roi ?
   1022 
   1023 De semblables secrets ne s’ouvrent pas à moi.
   1024 
   1025 Je n’en sais que penser ; et la cause i ncertaine
   1026 
   1027 De ce commandement tient mon esprit en peine.
   1028 
   1029 Pourrai-je me résoudre à te laisser aller
   1030 
   1031 Sans savoir les motifs qui te font rappeler ?
   1032 
   1033 C’est, à mon jugement, quelque prompte entreprise,
   1034 
   1035 Dont l’exécution à moi seul est remise ;
   1036 
   1037 Mais, quoi que là-dessus j’ose m’imaginer,
   1038 
   1039 C’est à moi d’obéir sans rien examiner.
   1040 
   1041 J’y consens à regret : va, mais qu’il te souvienne
   1042 
   1043 Que je chéris ta vie à l’égal de la mienne ;
   1044 
   1045 Et si tu veux m’ôter de cette anxiété,
   1046 
   1047 Que j’en sache au plus tôt toute la vérité.
   1048 
   1049 Ce cor m’appelle. Adieu. Toute la chasse prête
   1050 
   1051 N’attend que ma présence à relancer la bête.
   1052 
   1053 Achève, malheureuse, achève de vêtir
   1054 
   1055 Ce que ton mauvais sort laisse à te garantir.
   1056 
   1057 Si de tes trahisons la jalouse impuissance
   1058 
   1059 Sut donner un faux crime à la même in nocence,
   1060 
   1061 Recherche maintenant, par un plus juste effet,
   1062 
   1063 Une fausse innocence à cacher ton forfait.
   1064 
   1065 Quelle honte importune au visage te monte
   1066 
   1067 Pour un sexe quitté dont tu n’es que de honte ?
   1068 
   1069 Il t’abhorre lui-même ; et ce déguisement,
   1070 
   1071 En le désavouant, l’oblige pleinement.
   1072 
   1073 Après avoir perdu sa douceur naturelle,
   1074 
   1075 Dépouille sa pudeur, qui te messied sans elle ;
   1076 
   1077 Dérobe tout d’un temps, par ce crime nouveau,
   1078 
   1079 Et l’autre aux yeux du monde, et ta tête au bourreau.
   1080 
   1081 Si tu veux empêcher ta perte inévitable,
   1082 
   1083 Deviens plus criminelle, et parais moins coupable.
   1084 
   1085 Par une fausseté tu tombes en danger,
   1086 
   1087 Par une fausseté sache t’en dégager.
   1088 
   1089 Fausseté détestable, où me viens-tu réduire ?
   1090 
   1091 Honteux déguisement, où me vas-tu conduire ?
   1092 
   1093 Ici de tous côtés l’effroi suit mon erreur,
   1094 
   1095 Et j’y suis à moi-même une nouvelle horreur :
   1096 
   1097 L’image de Caliste à ma fureur soustraite
   1098 
   1099 Y brave fièrement ma timide retraite,
   1100 
   1101 Encor si son trépas, secondant mon désir,
   1102 
   1103 Mêlait à mes douleurs l’ombre d’un faux plaisir !
   1104 
   1105 Mais tels sont les excès du malheur qui m’opprime,
   1106 
   1107 Qu’il ne m’est pas permis de jouir de mon crime ;
   1108 
   1109 Dans l’état pitoyable où le sort me réduit,
   1110 
   1111 J’en mérite la peine et n’en ai pas le fruit ;
   1112 
   1113 Et tout ce que j’ai fait contre mon ennemie
   1114 
   1115 Sert à croître sa gloire avec mon infamie.
   1116 
   1117 N’importe, Rosidor de mes cruels destins
   1118 
   1119 Tient de quoi repousser ses lâches assassins.
   1120 
   1121 Sa valeur, inutile en sa main désarmée,
   1122 
   1123 Sans moi ne vivrait plus que chez la renommée :
   1124 
   1125 Ainsi rien désormais ne pourrait m’enflammer ;
   1126 
   1127 N’ayant plus que haïr, je n’aurais plus qu’aimer.
   1128 
   1129 Fâcheuse loi du sort qui s’obstine à ma peine,
   1130 
   1131 Je sauve mon amour, et je manque à ma haine.
   1132 
   1133 Ces contraires succès, demeurant sans effet,
   1134 
   1135 Font naître mon malheur de mon heur imparfait.
   1136 
   1137 Toutefois l’orgueilleux pour qui mon cœur soupire
   1138 
   1139 De moi seule aujourd’hui tient le jour qu’il respire :
   1140 
   1141 Il m’en est redevable, et peut-être à son tour
   1142 
   1143 Cette obligation produira quelque amour.
   1144 
   1145 Dorise, à quels pensers ton espoir se ravale !
   1146 
   1147 S’il vit par ton moyen, c’est pour une rivale.
   1148 
   1149 N’attends plus, n’attends plus que haine de sa part ;
   1150 
   1151 L’offense vint de toi, le secours, du hasard.
   1152 
   1153 Malgré les vains efforts de ta ruse traîtresse,
   1154 
   1155 Le hasard, par tes mains, le rend à sa maîtresse.
   1156 
   1157 Ce péril mutuel qui conserve leurs jours
   1158 
   1159 D’un contre-coup égal va croître leurs amours.
   1160 
   1161 Heureux couple d’amants que le destin assemble,
   1162 
   1163 Qu’il expose en péril, qu’il en retire ensemble !
   1164 
   1165 O dieux ! voici Géronte, et je le croyais mort.
   1166 
   1167 Malheureux compagnon de mon funeste sort…
   1168 
   1169 Ton œil t’abuse. Hélas ! misérable, regarde
   1170 
   1171 Qu’au lieu de Rosidor ton erreur me poignarde.
   1172 
   1173 Ne crains pas, cher ami, ce funeste accident,
   1174 
   1175 Je te connais assez, je suis… Mais, impudent,
   1176 
   1177 Où m’allait engager mon erreur indiscrète ?
   1178 
   1179 Monsieur, pardonnez-moi la faute que j’ai faite.
   1180 
   1181 Un berger d’ici près a quitté ses brebis
   1182 
   1183 Pour s’en aller au camp presqu’en pareils habits ;
   1184 
   1185 Et d’abord vous prenant pour ce mien camarade,
   1186 
   1187 Mes sens d’aise aveuglés ont fait cette escapade.
   1188 
   1189 Ne craignez point au reste un pauvre villageois
   1190 
   1191 Qui seul et désarmé court à travers ces bois.
   1192 
   1193 D’un ordre assez précis l’heure presque expirée
   1194 
   1195 Me défend des discours de plus longue durée.
   1196 
   1197 À mon empressement pardonnez cet adieu ;
   1198 
   1199 Je perdrais trop, monsieur, à tarder en ce lieu.
   1200 
   1201 Ami, qui que tu sois, si ton âme sensible
   1202 
   1203 À la compassion peut se rendre accessible,
   1204 
   1205 Un jeune gentilhomme implore ton secours ;
   1206 
   1207 Prends pitié de mes maux pour trois ou quatre jours ;
   1208 
   1209 Durant ce peu de temps, accorde une retraite
   1210 
   1211 Sous ton chaume rustique à ma fuite secrète :
   1212 
   1213 D’un ennemi puissant la haine me poursuit,
   1214 
   1215 Et n’ayant pu qu’à peine éviter cette nuit…
   1216 
   1217 L’affaire qui me presse est assez importante
   1218 
   1219 Pour ne pouvoir, monsieur, répondre à votre attente.
   1220 
   1221 Mais si vous me donniez le loisir d’un moment,
   1222 
   1223 Je vous assurerais d’être ici promptement ;
   1224 
   1225 Et j’estime qu’alors il me serait facile
   1226 
   1227 Contre cet ennemi de vous faire un asile.
   1228 
   1229 Mais, avant ton retour, si quelque instant fatal
   1230 
   1231 M’exposait par malheur aux yeux de ce brutal,
   1232 
   1233 Et que l’emportement de son humeur altière…
   1234 
   1235 Pour ne rien hasarder, cachez-vous là derrière.
   1236 
   1237 Souffre que je te suive, et que mes tristes pas…
   1238 
   1239 J’ai des secrets, monsieur, qui ne le souffrent pas,
   1240 
   1241 Et ne puis rien pour vous, à moins que de m’attendre.
   1242 
   1243 Avisez au parti que vous avez à prendre.
   1244 
   1245 Va donc, je t’attendrai. Cette touffe d’ormeaux
   1246 
   1247 Vous pourra cependant couvrir de ses rameaux.
   1248 
   1249 Enfin, grâces au ciel, ayant su m’en défaire,
   1250 
   1251 Je puis seul aviser à ce que je dois faire.
   1252 
   1253 Qui qu’il soit, il a vu Rosidor attaqué,
   1254 
   1255 Et sait assurément que nous l’avons manqué ;
   1256 
   1257 N’en étant point connu, je n’en ai rien à craindre,
   1258 
   1259 Puisqu’ainsi déguisé tout ce que je veux feindre
   1260 
   1261 Sur son esprit crédule obtient un tel pouvoir.
   1262 
   1263 Toutefois plus j’y songe, et plus je pense voir,
   1264 
   1265 Par quelque grand effet de vengeance divine,
   1266 
   1267 En ce faible témoin l’auteur de ma ruine :
   1268 
   1269 Son indice douteux, pour peu qu’il ait de jour,
   1270 
   1271 N’éclaircira que trop mon forfait à la cour.
   1272 
   1273 Simple ! j’ai peur encor que ce malheur m’avienne,
   1274 
   1275 Et je puis éviter ma perte par la sienne !
   1276 
   1277 Et mêmes on dirait qu’un antre tout exprès
   1278 
   1279 Me garde mon épée au fond de ces forêts :
   1280 
   1281 C’est en ce lieu fatal qu’il me le faut conduire ;
   1282 
   1283 C’est là qu’un heureux coup l’empêche de me nuire.
   1284 
   1285 Je ne m’y puis résoudre ; un reste de pitié
   1286 
   1287 Violente mon cœur à des traits d’amitié ;
   1288 
   1289 En vain je lui résiste et tâche à me défendre
   1290 
   1291 D’un secret mouvement que je ne puis comprendre :
   1292 
   1293 Son âge, sa beauté, sa grâce, son maintien,
   1294 
   1295 Forcent mes sentiments à lui vouloir du bien ;
   1296 
   1297 Et l’air de son visage a quelque mignardise
   1298 
   1299 Qui ne tire pas mal à celle de Dorise.
   1300 
   1301 Ah ! que tant de malheurs m’auraient favorisé,
   1302 
   1303 Si c’était elle-même en habit déguisé !
   1304 
   1305 J’en meurs déjà de joie, et mon âme ravie
   1306 
   1307 Abandonne le soin du reste de ma vie.
   1308 
   1309 Je ne suis plus à moi, quand je viens à penser
   1310 
   1311 À quoi l’occasion me pourrait dispenser.
   1312 
   1313 Quoi qu’il en soit, voyant tant de ses traits ensemble,
   1314 
   1315 Je porte du respect à ce qui lui ressemble.
   1316 
   1317 Misérable Pymante, ainsi donc tu te perds !
   1318 
   1319 Encor qu’il tienne un peu de celle que tu sers,
   1320 
   1321 Etouffe ce témoin pour assurer ta tête ;
   1322 
   1323 S’il est, comme il le dit, battu d’une tempête,
   1324 
   1325 Au lieu qu’en ta cabane il cherche quelque port,
   1326 
   1327 Fais que dans cette grotte il rencontre sa mort.
   1328 
   1329 Modère-toi, cruel ; et plutôt examine
   1330 
   1331 Sa parole, son teint, et sa taille, et sa mine :
   1332 
   1333 Si c’est Dorise, alors révoque cet arrêt ;
   1334 
   1335 Sinon, que la pitié cède à ton intérêt.
   1336 
   1337 L’admirable rencontre a mon âme ravie
   1338 
   1339 De voir que deux amants s’entre-doivent la vie,
   1340 
   1341 De voir que ton péril la tire de danger,
   1342 
   1343 Que le sien te fournit de quoi t’en dégager,
   1344 
   1345 Qu’à deux desseins divers la même heure choisie
   1346 
   1347 Assemble en même lieu pareille jalousie,
   1348 
   1349 Et que l’heureux malheur qui vous a menacés
   1350 
   1351 Avec tant de justesse a ses temps compassés !
   1352 
   1353 Sire, ajoutez du ciel l’occulte providence :
   1354 
   1355 Sur deux amants il verse une même influence ;
   1356 
   1357 Et comme l’un par l’autre il a su nous sauver,
   1358 
   1359 Il semble l’un pour l’autre exprès nous conserver.
   1360 
   1361 Je t’entends, Rosidor ; par là tu me veux dire
   1362 
   1363 Qu’il faut qu’avec le ciel ma volonté conspire,
   1364 
   1365 Et ne s’oppose pas à ses justes décrets,
   1366 
   1367 Qu’il vient de témoigner par tant d’avis secrets.
   1368 
   1369 Eh bien ! je veux moi-même en parler à la reine ;
   1370 
   1371 Elle se fléchira, ne t’en mets pas en peine.
   1372 
   1373 Achève seulement de me rendre raison
   1374 
   1375 De ce qui t’arriva depuis sa pâmoison.
   1376 
   1377 Sire, un mot désormais suffit pour ce qui reste.
   1378 
   1379 Lysarque et vos archers depuis ce lieu funeste
   1380 
   1381 Se laissèrent conduire aux traces de mon sang,
   1382 
   1383 Qui, durant le chemin, me dégouttait du flanc ;
   1384 
   1385 Et me trouvant enfin dessous un toit rustique,
   1386 
   1387 Ranimé par les soins de son amour pudique,
   1388 
   1389 Leurs bras officieux m’ont ici rapporté,
   1390 
   1391 Pour en faire ma plainte à Votre Majesté.
   1392 
   1393 Non pas que je soupire après une vengeance
   1394 
   1395 Qui ne peut me donner qu’une fausse allégeance :
   1396 
   1397 Le prince aime Clitandre, et mon respect consent
   1398 
   1399 Que son affection le déclare innocent ;
   1400 
   1401 Mais si quelque pitié d’une telle infortune
   1402 
   1403 Peut souffrir aujourd’hui que je vous importune,
   1404 
   1405 Otant par un hymen l’espoir à mes rivaux,
   1406 
   1407 Sire, vous taririez la source de nos maux.
   1408 
   1409 Tu fuis à te venger ; l’objet de ta maîtresse
   1410 
   1411 Fait qu’un tel désir cède à l’amour qui te presse ;
   1412 
   1413 Aussi n’est-ce qu’à moi de punir ces forfaits,
   1414 
   1415 Et de montrer à tous par de puissants effets
   1416 
   1417 Qu’attaquer Rosidor c’est se prendre à moi-même :
   1418 
   1419 Tant je veux que chacun respecte ce que j’aime !
   1420 
   1421 Je le ferai bien voir. Quand ce perfide tour
   1422 
   1423 Aurait eu pour objet le moindre de ma cour,
   1424 
   1425 Je devrais au public, par un honteux supplice,
   1426 
   1427 De telles trahisons l’exemplaire justice.
   1428 
   1429 Mais Rosidor surpris, et blessé comme il l’est,
   1430 
   1431 Au devoir d’un vrai roi joint mon propre intérêt.
   1432 
   1433 Je lui ferai sentir, à ce traître Clitandre,
   1434 
   1435 Quelque part que le prince y puisse ou veuille prendre,
   1436 
   1437 Combien mal à propos sa folle vanité
   1438 
   1439 Croyait dans sa faveur trouver l’impunité.
   1440 
   1441 Je tiens cet assassin ; un soupçon véritable,
   1442 
   1443 Que m’ont donné les corps d’un couple détestable,
   1444 
   1445 De son lâche attentat m’avait si bien instruit,
   1446 
   1447 Que déjà dans les fers il en reçoit le fruit.
   1448 
   1449 Toi, qu’avec Rosidor le bonheur a sauvée,
   1450 
   1451 Tu te peux assurer que, Dorise trouvée,
   1452 
   1453 Comme ils avaient choisi même heure à votre mort,
   1454 
   1455 En même heure tous deux auront un même sort.
   1456 
   1457 Sire, ne songez pas à cette misérable ;
   1458 
   1459 Rosidor garanti me rend sa red evable ;
   1460 
   1461 Et je me sens forcée à lui vouloir du bien
   1462 
   1463 D’avoir à votre État conservé ce soutien.
   1464 
   1465 Le généreux orgueil des âmes magnanimes
   1466 
   1467 Par un noble dédain sait pardonner les crimes ;
   1468 
   1469 Mais votre aspect m’emporte à d’autres sentiments,
   1470 
   1471 Dont je ne puis cacher les justes mouvements ;
   1472 
   1473 Ce teint pâle à tous deux me rougit de colère,
   1474 
   1475 Et vouloir m’adoucir, c’est vouloir me déplaire.
   1476 
   1477 Mais, sire, que sait-on ? peut-être ce rival,
   1478 
   1479 Qui m’a fait, après tout, plus de bien que de mal,
   1480 
   1481 Sitôt qu’il vous plaira d’écouter sa défense,
   1482 
   1483 Saura de ce forfait purger son innocence.
   1484 
   1485 Et par où la purger ? Sa main d’un trait mortel
   1486 
   1487 A signé son arrêt en signant ce cartel.
   1488 
   1489 Peut-il désavouer ce qu’assure un tel gage,
   1490 
   1491 Envoyé de [sa] part, et rendu par son page ?
   1492 
   1493 Peut-il désavouer que ses gens déguisés
   1494 
   1495 De son commandement ne soient autorisés ?
   1496 
   1497 Les deux, tout morts qu’ils sont, qu’on les traîne à la boue,
   1498 
   1499 L’autre, aussitôt que pris, se verra sur la roue ;
   1500 
   1501 Et pour le scélérat que je tiens prisonnier,
   1502 
   1503 Ce jour que nous voyons lui sera le dernier.
   1504 
   1505 Qu’on l’amène au conseil ; par forme il faut l’entendre,
   1506 
   1507 Et voir par quelle adresse il pourra se défendre.
   1508 
   1509 Toi, pense à te guérir, et crois que pour le mieux,
   1510 
   1511 Je ne veux pas montrer ce perfide à tes yeux :
   1512 
   1513 Sans doute qu’aussitôt qu’il se ferait paraître,
   1514 
   1515 Ton sang rejaillirait au visage du traître.
   1516 
   1517 L’apparence déçoit, et souvent on a vu
   1518 
   1519 Sortir la vérité d’un moyen imprévu,
   1520 
   1521 Bien que la conjecture y fût encor plus forte ;
   1522 
   1523 Du moins, sire, apaisez l’ardeur qui vous transporte ;
   1524 
   1525 Que, l’âme plus tranquille et l’esprit plus remis,
   1526 
   1527 Le seul pouvoir des lois perde nos ennemis.
   1528 
   1529 Sans plus m’importuner, ne songe qu’à tes plaies.
   1530 
   1531 Non, il ne fut jamais d’apparences si vraies.
   1532 
   1533 Douter de ce forfait, c’est manquer de raison.
   1534 
   1535 Derechef, ne prends soin que de ta guérison.
   1536 
   1537 Ah ! que ce grand courroux sensiblement m’afflige !
   1538 
   1539 C’est ainsi que le roi, te refusant, t’oblige :
   1540 
   1541 Il te donne beaucoup en ce qu’il t’interdit,
   1542 
   1543 Et tu gagnes beaucoup d’y perdre ton crédit.
   1544 
   1545 On voit dans ces refus une marque certaine
   1546 
   1547 Que contre Rosidor toute prière est vaine.
   1548 
   1549 Ses violents transports sont d’assurés témoins
   1550 
   1551 Qu’il t’écouterait mieux s’il te chérissait moins.
   1552 
   1553 Mais un plus long séjour pourrait ici te nuire :
   1554 
   1555 Ne perdons plus de temps ; laisse-moi te conduire
   1556 
   1557 Jusque dans l’antichambre où Lysarque t’attend,
   1558 
   1559 Et montre désormais un esprit plus content.
   1560 
   1561 Si près de te quitter… N’achève pas ta plainte.
   1562 
   1563 Tous deux nous ressentons cette commune atteinte ;
   1564 
   1565 Mais d’un fâcheux respect la tyrannique loi
   1566 
   1567 M’appelle chez la reine et m’éloigne de toi.
   1568 
   1569 Il me lui faut conter comme l’on m’a surprise,
   1570 
   1571 Excuser mon absence en accusant Dorise ;
   1572 
   1573 Et lui dire comment, par un cruel destin,
   1574 
   1575 Mon devoir auprès d’elle a manqué ce matin.
   1576 
   1577 Va donc, et quand son âme, après la chose sue,
   1578 
   1579 Fera voir la pitié qu’elle en aura conçue,
   1580 
   1581 Figure-lui si bien Clitandre tel qu’il est
   1582 
   1583 Qu’elle n’ose en ses feux prendre plus d’intérêt.
   1584 
   1585 Ne crains pas désormais que mon amour s’oublie ;
   1586 
   1587 Répare seulement ta vigueur affaiblie :
   1588 
   1589 Sache bien te servir de la faveur du roi,
   1590 
   1591 Et pour tout le surplus repose-t’en sur moi.
   1592 
   1593 Je ne sais si je veille, ou si ma rêverie
   1594 
   1595 À mes sens endormis fait quelque tromperie ;
   1596 
   1597 Peu s’en faut, dans l’excès de ma confusion,
   1598 
   1599 Que je ne prenne tout pour une illusion.
   1600 
   1601 Clitandre prisonnier ! je n’en fais pas croyable
   1602 
   1603 Ni l’air sale et puant d’un cachot effroyable
   1604 
   1605 Ni de ce faible jour l’incertaine clarté,
   1606 
   1607 Ni le poids de ces fers dont je suis arrêté ;
   1608 
   1609 Je les sens, je les vois ; mais mon âme innocente
   1610 
   1611 Dément tous les objets que mon œil lui présente
   1612 
   1613 Et, le désavouant, défend à ma raison
   1614 
   1615 De me persuader que je sois en prison.
   1616 
   1617 Jamais aucun forfait, aucun dessein infâme
   1618 
   1619 N’a pu souiller ma main, ni glisser dans mon âme ;
   1620 
   1621 Et je suis retenu dans ces funestes lieux !
   1622 
   1623 Non, cela ne se peut : vous vous trompez, mes yeux ;
   1624 
   1625 J’aime mieux rejeter vos plus clairs témoignages,
   1626 
   1627 J’aime mieux démentir ce qu’on me fait d’outrages,
   1628 
   1629 Que de m’imaginer, sous un si juste roi,
   1630 
   1631 Qu’on peuple les prisons d’innocents comme moi.
   1632 
   1633 Cependant je m’y trouve ; et bien que ma pensée
   1634 
   1635 Recherche à la rigueur ma conduite passée,
   1636 
   1637 Mon exacte censure a beau l’examiner,
   1638 
   1639 Le crime qui me perd ne se peut deviner ;
   1640 
   1641 Et quelque grand effort que fasse ma mémoire,
   1642 
   1643 Elle ne me fournit que des sujets de gloire.
   1644 
   1645 Ah ! prince, c’est quelqu’un de vos faveurs jaloux
   1646 
   1647 Qui m’impute à forfait d’être chéri de vous.
   1648 
   1649 Le temps qu’on m’en sépare, on le donne à l’envie,
   1650 
   1651 Comme une liberté d’attenter sur ma vie.
   1652 
   1653 Le cœur vous le disait, et je ne sais comment
   1654 
   1655 Mon destin me poussa dans cet aveuglement
   1656 
   1657 De rejeter l’avis de mon dieu tutélaire ;
   1658 
   1659 C’est là ma seule faute, et c’en est le salaire,
   1660 
   1661 C’en est le châtiment que je reçois ici.
   1662 
   1663 On vous venge, mon prince, en me traitant ainsi ;
   1664 
   1665 Mais vous saurez montrer, embrassant ma défense,
   1666 
   1667 Que qui vous venge ainsi puissamment vous offense,
   1668 
   1669 Les perfides auteurs de ce complot maudit,
   1670 
   1671 Qu’à me persécuter votre absence enhardit,
   1672 
   1673 À votre heureux retour verront que ces tempêtes,
   1674 
   1675 Clitandre préservé, n’abattront que leurs têtes.
   1676 
   1677 Mais on ouvre, et quelqu’un, dans cette sombre horreur,
   1678 
   1679 Par son visage affreux redouble ma terreur.
   1680 
   1681 Permettez que ma main de ces fers vous détache.
   1682 
   1683 Suis-je libre déjà ? Non encor, que je sache.
   1684 
   1685 Quoi ! ta seule pitié s’y hasarde pour moi ?
   1686 
   1687 Non, c’est un ordre exprès de vous conduire au roi.
   1688 
   1689 Ne m’apprendras-tu point le crime qu’on m’impute,
   1690 
   1691 Et quel lâche imposteur ainsi me persécute ?
   1692 
   1693 Descendons : Un prévôt, qui vous attend là-bas,
   1694 
   1695 Vous pourra mieux que moi contenter sur ce cas.
   1696 
   1697 En vain pour m’éblouir vous usez de la ruse,
   1698 
   1699 Mon esprit, quoique lourd, aisément ne s’abuse :
   1700 
   1701 Ce que vous me cachez, je le lis dans vos yeux.
   1702 
   1703 Quelque revers d’amour vous conduit en ces lieux ;
   1704 
   1705 N’est-il pas vrai, monsieur ? et même cette aiguille
   1706 
   1707 Sent assez les faveurs de quelque belle fille :
   1708 
   1709 Elle est, ou je me trompe, un gage de sa foi.
   1710 
   1711 O malheureuse aiguille ! Hélas ! c’est fait de moi.
   1712 
   1713 Sans doute votre plaie à ce mot s’est rouverte.
   1714 
   1715 Monsieur, regrettez-vous son absence, ou sa perte ?
   1716 
   1717 Vous aurait-elle bien pour un autre quitté,
   1718 
   1719 Et payé vos ardeurs d’une infidélité ?
   1720 
   1721 Vous ne répondez point ; cette rougeur confuse,
   1722 
   1723 Quoique vous vous taisiez, clairement vous accuse.
   1724 
   1725 Brisons là : ce discours vous fâcherait enfin,
   1726 
   1727 Et c’était pour tromper la longueur du chemin,
   1728 
   1729 Qu’après plusieurs discours, ne sachant que vous dire,
   1730 
   1731 J’ai touché sur un point dont votre cœur soupire,
   1732 
   1733 Et de quoi fort souvent on aime mieux parler
   1734 
   1735 Que de perdre son temps à des propos en l’air.
   1736 
   1737 Ami, ne porte plus la sonde en mon courage :
   1738 
   1739 Ton entretien commun me charme davantage ;
   1740 
   1741 Il ne peut me lasser, indifférent qu’il est ;
   1742 
   1743 Et ce n’est pas aussi sans sujet qu’il me plaît.
   1744 
   1745 Ta conversation est tellement civile,
   1746 
   1747 Que pour un tel esprit ta naissance est trop vile ;
   1748 
   1749 Tu n’as de villageois que l’habit et le rang ;
   1750 
   1751 Tes rares qualités te font d’un autre sang ;
   1752 
   1753 Même, plus je te vois, plus en toi je remarque
   1754 
   1755 Des traits pareils à ceux d’un cavalier de marque :
   1756 
   1757 Il s’appelle Pymante, et ton air et ton port
   1758 
   1759 Ont avec tous les siens un merveilleux rapport.
   1760 
   1761 J’en suis tout glorieux, et de ma part je prise
   1762 
   1763 Votre rencontre autant que celle de Dorise,
   1764 
   1765 Autant que si le ciel, apaisant sa rigueur,
   1766 
   1767 Me faisait maintenant un présent de son cœur.
   1768 
   1769 Qui nommes-tu Dorise ? Une jeune cruelle
   1770 
   1771 Qui me fuit pour un autre. Et ce rival s’appelle ?
   1772 
   1773 Le berger Rosidor. Ami, ce nom si beau
   1774 
   1775 Chez vous donc se profane à garder un troupeau ?
   1776 
   1777 Madame, il ne faut plus que mon feu vous déguise
   1778 
   1779 Que sous ces faux habits il reconnaît Dorise.
   1780 
   1781 Je ne suis point surpris de me voir dans ces bois
   1782 
   1783 Ne passer à vos yeux que pour un villageois ;
   1784 
   1785 Votre haine pour moi fut toujours assez forte
   1786 
   1787 Pour déférer sans peine à l’habit que je porte.
   1788 
   1789 Cette fausse apparence aide et suit vos mépris ;
   1790 
   1791 Mais cette erreur vers vous ne m’a jamais surpris ;
   1792 
   1793 Je sais trop que le ciel n’a donné l’avantage
   1794 
   1795 De tant de raretés qu’à votre seul visage,
   1796 
   1797 Sitôt que je l’ai vu, j’ai cru voir en ces lieux
   1798 
   1799 Dorise déguisée, ou quelqu’un de nos dieux ;
   1800 
   1801 Et si j’ai quelque temps feint de vous méconnaître
   1802 
   1803 En vous prenant pour tel que vous vouliez paraître,
   1804 
   1805 Admirez mon amour, dont la discrétion
   1806 
   1807 Rendait à vos désirs cette submission,
   1808 
   1809 Et disposez de moi, qui borne mon envie
   1810 
   1811 À prodiguer pour vous tout ce que j’ai de vie.
   1812 
   1813 Pymante, eh quoi ! faut-il qu’en l’état où je suis
   1814 
   1815 Tes importunités augmentent mes ennuis ?
   1816 
   1817 Faut-il que dans ce bois ta rencontre funeste
   1818 
   1819 Vienne encor m’arracher le seul bien qui me reste,
   1820 
   1821 Et qu’ainsi mon malheur au dernier point venu
   1822 
   1823 N’ose plus espérer de n’être pas connu ?
   1824 
   1825 Voyez comme le ciel égale nos fortunes,
   1826 
   1827 Et comme, pour les faire entre nous deux communes,
   1828 
   1829 Nous réduisant ensemble à ces déguisements,
   1830 
   1831 Il montre avoir pour nous de pareils mouvements.
   1832 
   1833 Nous changeons bien d’habits, mais non pas de visages ;
   1834 
   1835 Nous changeons bien d’habits, mais non pas de courages ;
   1836 
   1837 Et ces masques trompeurs de nos conditions
   1838 
   1839 Cachent, sans les changer, nos inclinations.
   1840 
   1841 Me négliger toujours, et pour qui vous néglige !
   1842 
   1843 Que veux-tu ? son mépris plus que ton feu m’oblige ;
   1844 
   1845 J’y trouve, malgré moi, je ne sais quel appas,
   1846 
   1847 Par où l’ingrat me tue, et ne m’offense pas.
   1848 
   1849 Qu’espérez-vous enfin d’un amour si frivole
   1850 
   1851 Pour cet ingrat amant qui n’est plus qu’une idole ?
   1852 
   1853 Qu’une idole ! Ah ! ce mot me donne de l’effroi.
   1854 
   1855 Rosidor une idole ! Ah ! perfide, c’est toi,
   1856 
   1857 Ce sont tes trahisons qui l’empêchent de vivre.
   1858 
   1859 Je t’ai vu dans ce bois moi-même le poursuivre,
   1860 
   1861 Avantagé du nombre, et vêtu de façon
   1862 
   1863 Que ce rustique habit effaçait tout soupçon :
   1864 
   1865 Ton embûche a surpris une valeur si rare.
   1866 
   1867 Il est vrai, j’ai puni l’orgueil de ce barbare,
   1868 
   1869 De cet heureux ingrat, si cruel envers vous,
   1870 
   1871 Qui, maintenant par terre et percé de mes coups,
   1872 
   1873 Eprouve par sa mort comme un amant fidèle
   1874 
   1875 Venge votre beauté du mépris qu’on fait d’elle.
   1876 
   1877 Monstre de la nature, exécrable bourreau,
   1878 
   1879 Après ce lâche coup qui creuse mon tombeau,
   1880 
   1881 D’un compliment railleur ta malice me flatte !
   1882 
   1883 Fuis, fuis, que dessus toi ma vengeance n’éclate.
   1884 
   1885 Ces mains, ces faibles mains que vont armer les dieux,
   1886 
   1887 N’auront que trop de force à t’arracher les yeux,
   1888 
   1889 Que trop à t’imprimer sur ce hideux visage
   1890 
   1891 En mille traits de sang les marques de ma rage.
   1892 
   1893 Le courroux d’une femme, impétueux d’abord,
   1894 
   1895 Promet tout ce qu’il ose à son premier transport ;
   1896 
   1897 Mais comme il n’a pour lui que sa seule impuissance
   1898 
   1899 À force de grossir il meurt en sa naissance ;
   1900 
   1901 Ou s’étouffant soi-même, à la fin ne produit
   1902 
   1903 Que point ou peu d’effet après beaucoup de bruit.
   1904 
   1905 Va, va, ne prétends pas que le mien s’adoucisse :
   1906 
   1907 Il faut que ma fureur ou l’enfer te punisse ;
   1908 
   1909 Le reste des humains ne saurait inventer
   1910 
   1911 De gêne qui te puisse à mon gré tourmenter.
   1912 
   1913 Si tu ne crains mes bras, crains de meilleures armes ;
   1914 
   1915 Crains tout ce que le ciel m’a départi de charmes :
   1916 
   1917 Tu sais quelle est leur force, et ton cœur la ressent ;
   1918 
   1919 Crains qu’elle ne m’assure un vengeur plus puissant.
   1920 
   1921 Ce courroux, dont tu ris, en fera la conquête
   1922 
   1923 De quiconque à ma haine exposera ta tête,
   1924 
   1925 De quiconque mettra ma vengeance en mon choix.
   1926 
   1927 Adieu : j’en perds le temps à crier dans ce bois :
   1928 
   1929 Mais tu verras bientôt si je vaux quelque chose,
   1930 
   1931 Et si ma rage en vain se promet ce qu’elle ose.
   1932 
   1933 J’aime tant cette ardeur à me faire périr,
   1934 
   1935 Que je veux bien moi-même avec vous y courir.
   1936 
   1937 Traître ! ne me suis point. Prendre seule la fuite !
   1938 
   1939 Vous vous égareriez à marcher sans conduite ;
   1940 
   1941 Et d’ailleurs votre habit, où je ne comprends rien,
   1942 
   1943 Peut avoir du mystère aussi bien que le mien.
   1944 
   1945 L’asile dont tantôt vous faisiez la demande
   1946 
   1947 Montre quelque besoin d’un bras qui vous défende ;
   1948 
   1949 Et mon devoir vers vous serait mal acquitté,
   1950 
   1951 S’il ne vous avait mise en lieu de sûreté.
   1952 
   1953 Vous pensez m’échapper quand je vous le témoigne ;
   1954 
   1955 Mais vous n’irez pas loin que je ne vous rejoigne.
   1956 
   1957 L’amour que j’ai pour vous, malgré vos dures lois,
   1958 
   1959 Sait trop ce qu’il vous doit, et ce que je me dois.
   1960 
   1961 Je te le dis encor, tu perds temps à me suivre ;
   1962 
   1963 Souffre que de tes yeux ta pitié me délivre :
   1964 
   1965 Tu redoubles mes maux par de tels entretiens.
   1966 
   1967 Prenez à votre tour quelque pitié des miens,
   1968 
   1969 Madame, et tarissez ce déluge de larmes ;
   1970 
   1971 Pour rappeler un mort ce sont de faibles armes ;
   1972 
   1973 Et, quoi que vous conseille un inutile ennui,
   1974 
   1975 Vos cris et vos sanglots ne vont point jusqu’à lui.
   1976 
   1977 Si mes sanglots ne vont où mon cœur les envoie,
   1978 
   1979 Du moins par eux mon âme y trouvera la voie ;
   1980 
   1981 S’il lui faut un passage afin de s’envoler,
   1982 
   1983 Ils le lui vont ouvrir en le fermant à l’air.
   1984 
   1985 Sus donc, sus, mes sanglots ! redoublez vos secousses :
   1986 
   1987 Pour un tel désespoir vous les avez trop douces :
   1988 
   1989 Faites pour m’étouffer de plus puissants efforts.
   1990 
   1991 Ne songez plus, madame, à rejoindre les morts ;
   1992 
   1993 Pensez plutôt à ceux qui n’ont point d’autre envie
   1994 
   1995 Que d’employer pour vous le reste de leur vie ;
   1996 
   1997 Pensez plutôt à ceux dont le service offert
   1998 
   1999 Accepté vous conserve, et refusé vous perd.
   2000 
   2001 Crois-tu donc, assassin, m’acquérir par ton crime ?
   2002 
   2003 Qu’innocent méprisé, coupable je t’estime ?
   2004 
   2005 À ce compte, tes feux n’ayant pu m’émouvoir,
   2006 
   2007 Ta noire perfidie obtiendrait ce pouvoir ?
   2008 
   2009 Je chérirais en toi la qualité de traître,
   2010 
   2011 Et mon affection commencerait à naître
   2012 
   2013 Lorsque tout l’univers a droit de te haïr ?
   2014 
   2015 Si j’oubliai l’honneur jusques à le trahir,
   2016 
   2017 Si, pour vous posséder, mon esprit, tout de flamme,
   2018 
   2019 N’a rien cru de honteux, n’a rien trouvé d’infâme,
   2020 
   2021 Voyez par là, voyez l’excès de mon ardeur :
   2022 
   2023 Par cet aveuglement jugez de sa grandeur.
   2024 
   2025 Non, non, ta lâcheté, que j’y vois trop certaine,
   2026 
   2027 N’a servi qu’à donner des raisons à ma haine.
   2028 
   2029 Ainsi ce que j’avais pour toi d’aversion
   2030 
   2031 Vient maintenant d’ailleurs que d’inclination :
   2032 
   2033 C’est la raison, c’est elle à présent qui me guide
   2034 
   2035 Aux mépris que je fais des flammes d’un perfide.
   2036 
   2037 Je ne sache raison qui s’oppose à mes vœux,
   2038 
   2039 Puisqu’ici la raison n’est que ce que je veux,
   2040 
   2041 Et, ployant dessous moi, permet à mon envie
   2042 
   2043 De recueillir les fruits de vous avoir servie.
   2044 
   2045 Il me faut des faveurs malgré vos cruautés.
   2046 
   2047 Exécrable ! ainsi donc tes désirs effrontés
   2048 
   2049 Voudraient sur ma faiblesse user de violence ?
   2050 
   2051 Je ris de vos refus, et sais trop la licence
   2052 
   2053 Que me donne l’amour en cette occasion.
   2054 
   2055 Traître ! ce ne sera qu’à ta confusion.
   2056 
   2057 Ah, cruelle ! Ah, brigand ! Ah, que viens-tu de faire ?
   2058 
   2059 De punir l’attentat d’un infâme corsaire.
   2060 
   2061 Ton sang m’en répondra ; tu m’auras beau prier,
   2062 
   2063 Tu mourras. Fuis, Dorise, et laisse-le crier.
   2064 
   2065 Où s’est-elle cachée ? où l’emporte sa fuite ?
   2066 
   2067 Où faut-il que ma rage adresse ma poursuite ?
   2068 
   2069 La tigresse m’échappe, et, telle qu’un éclair,
   2070 
   2071 En me frappant les yeux, elle se perd en l’air ;
   2072 
   2073 Ou plutôt, l’un perdu, l’autre m’est inutile ;
   2074 
   2075 L’un s’offusque du sang qui de l’autre distille.
   2076 
   2077 Coule, coule, mon sang : en de si grands malheurs,
   2078 
   2079 Tu dois avec raison me tenir lieu de pleurs :
   2080 
   2081 Ne verser désormais que des larmes communes,
   2082 
   2083 C’est pleurer lâchement de telles infortunes.
   2084 
   2085 Je vois de tous côtés mon supplice approcher ;
   2086 
   2087 N’osant me découvrir, je ne me puis cacher.
   2088 
   2089 Mon forfait avorté se lit dans ma disgrâce,
   2090 
   2091 Et ces gouttes de sang me font suivre à la trace.
   2092 
   2093 Miraculeux effet ! Pour traître que je sois,
   2094 
   2095 Mon sang l’est encor plus, et sert tout à la fois
   2096 
   2097 De pleurs à ma douleur, d’indices à ma prise,
   2098 
   2099 De peine à mon forfait, de vengeance à Dorise.
   2100 
   2101 O toi qui, secondant son courage inhumain,
   2102 
   2103 Loin d’orner ses cheveux, déshonores sa main,
   2104 
   2105 Exécrable instrument de sa brutale rage,
   2106 
   2107 Tu devais pour le moins respecter son image ;
   2108 
   2109 Ce portrait accompli d’un chef-d’œuvre des cieux,
   2110 
   2111 Imprimé dans mon cœur, exprimé dans mes yeux,
   2112 
   2113 Quoi que te commandât une âme si cruelle,
   2114 
   2115 Devait être adoré de ta pointe rebelle.
   2116 
   2117 Honteux restes d’amour qui brouillez mon cerveau !
   2118 
   2119 Quoi ! puis-je en ma maîtresse adorer mon bourreau ?
   2120 
   2121 Remettez-vous, mes sens ; rassure-toi, ma rage ;
   2122 
   2123 Reviens, mais reviens seule animer mon courage ;
   2124 
   2125 Tu n’as plus à débattre avec mes passions
   2126 
   2127 L’empire souverain dessus mes actions ;
   2128 
   2129 L’amour vient d’expirer, et ses flammes éteintes
   2130 
   2131 Ne t’imposeront plus leurs infâmes contraintes.
   2132 
   2133 Dorise ne tient plus dedans mon souvenir
   2134 
   2135 Que ce qu’il faut de place à l’ardeur de punir :
   2136 
   2137 Je n’ai plus rien en moi qui n’en veuille à sa vie.
   2138 
   2139 Sus donc, qui me la rend ? Destins, si votre envie,
   2140 
   2141 Si votre haine encor s’obstine à mes tourments,
   2142 
   2143 Jusqu’à me réserver à d’autres châtiments,
   2144 
   2145 Faites que je mérite, en trouvant l’inhumaine,
   2146 
   2147 Par un nouveau forfait, une nouvelle peine,
   2148 
   2149 Et ne me traitez pas avec tant de rigueur
   2150 
   2151 Que mon feu ni mon fer ne touchent point son cœur.
   2152 
   2153 Mais ma fureur se joue, et demi-languissante,
   2154 
   2155 S’amuse au vain éclat d’une voix impuissante.
   2156 
   2157 Recourons aux effets, cherchons de toutes parts ;
   2158 
   2159 Prenons dorénavant pour guides les hasards.
   2160 
   2161 Quiconque ne pourra me montrer la cruelle,
   2162 
   2163 Que son sang aussitôt me réponde pour elle ;
   2164 
   2165 Et ne suivant ainsi qu’une incertaine erreur,
   2166 
   2167 Remplissons tous ces lieux de carnage et d’horreur.
   2168 
   2169 Mes menaces déjà font trembler tout le monde :
   2170 
   2171 Le vent fuit d’épouvante, et le tonnerre en gronde ;
   2172 
   2173 L’œil du ciel s’en retire, et par un voile noir,
   2174 
   2175 N’y pouvant résister, se défend d’en rien voir ;
   2176 
   2177 Cent nuages épais se distillant en larmes,
   2178 
   2179 À force de pitié, veulent m’ôter les armes,
   2180 
   2181 La nature étonnée embrasse mon courroux,
   2182 
   2183 Et veut m’offrir Dorise, ou devancer mes coups.
   2184 
   2185 Tout est de mon parti : le ciel même n’envoie
   2186 
   2187 Tant d’éclairs redoublés qu’afin que je la voie.
   2188 
   2189 Quelques lieux où l’effroi porte ses pas errants,
   2190 
   2191 Ils sont entrecoupés de mille gros torrents.
   2192 
   2193 Que je serais heureux, si cet éclat de foudre,
   2194 
   2195 Pour m’en faire raison, l’avait réduite en poudre !
   2196 
   2197 Allons voir ce miracle, et désarmer nos mains,
   2198 
   2199 Si le ciel a daigné prévenir nos desseins.
   2200 
   2201 Destins, soyez enfin de mon intelligence,
   2202 
   2203 Et vengez mon affront, ou souffrez ma vengeance !
   2204 
   2205 Quel bonheur m’accompagne en ce moment fatal !
   2206 
   2207 Le tonnerre a sous moi foudroyé mon cheval,
   2208 
   2209 Et consumant sur lui toute sa violence,
   2210 
   2211 Il m’a porté respect parmi son insolence.
   2212 
   2213 Tous mes gens, écartés par un subit effroi,
   2214 
   2215 Loin d’être à mon secours, ont fui d’autour de moi,
   2216 
   2217 Ou, déjà dispersés par l’ardeur de la chasse,
   2218 
   2219 Ont dérobé leur tête à sa fière menace.
   2220 
   2221 Cependant seul, à pied, je pense à tous moments
   2222 
   2223 Voir le dernier débris de tous les éléments,
   2224 
   2225 Dont l’obstination à se faire la guerre
   2226 
   2227 Met toute la nature au pouvoir du tonnerre.
   2228 
   2229 Dieux, si vous témoignez par là votre courroux,
   2230 
   2231 De Clitandre ou de moi lequel menacez-vous ?
   2232 
   2233 La perte m’est égale, et la même tempête
   2234 
   2235 Qui l’aurait accablé tomberait sur ma tête.
   2236 
   2237 Pour le moins, justes dieux, s’il court quelque danger,
   2238 
   2239 Souffrez que je le puisse avec lui partager !
   2240 
   2241 J’en découvre à la fin quelque meilleur présage ;
   2242 
   2243 L’haleine manque aux vents, et la force à l’orage ;
   2244 
   2245 Les éclairs, indignés d’être éteints par les eaux,
   2246 
   2247 En ont tari la source et séché les ruisseaux,
   2248 
   2249 Et déjà le soleil de ses rayons essuie
   2250 
   2251 Sur ces moites rameaux le reste de la pluie ;
   2252 
   2253 Au lieu du bruit affreux des foudres décochés,
   2254 
   2255 Les petits oisillons, encor demi-cachés…
   2256 
   2257 Mais je verrai bientôt quelques-uns de ma suite :
   2258 
   2259 Je le juge à ce bruit. Enfin, malgré ta fuite,
   2260 
   2261 Je te retiens, barbare. Hélas ! Songe à mourir ;
   2262 
   2263 Tout l’univers ici ne te peut secourir.
   2264 
   2265 L’égorger à ma vue ! ô l’indigne spectacle !
   2266 
   2267 Sus, sus, à ce brigand opposons un obstacle.
   2268 
   2269 Arrête, scélérat ! Téméraire, où vas-tu ?
   2270 
   2271 Sauver ce gentilhomme à tes pieds abattu.
   2272 
   2273 Traître, n’avance pas ; c’est le prince. N’importe ;
   2274 
   2275 Il m’oblige à sa mort, m’ayant vu de la sorte.
   2276 
   2277 Est-ce là le respect que tu dois à mon rang ?
   2278 
   2279 Je ne connais ici ni qualités ni sang.
   2280 
   2281 Quelque respect ailleurs que ta naissance obtienne,
   2282 
   2283 Pour assurer ma vie, il faut perdre la tienne.
   2284 
   2285 S’il me demeure encor quelque peu de vigueur,
   2286 
   2287 Si mon débile bras ne dédit point mon cœur,
   2288 
   2289 J’arrêterai le tien. Que fais-tu, misérable ?
   2290 
   2291 Je détourne le coup d’un forfait exécrable.
   2292 
   2293 Avec ces vains efforts crois-tu m’en empêcher ?
   2294 
   2295 Par une heureuse adresse il l’a fait trébucher.
   2296 
   2297 Assassin, rends l’épée. Ecoute, il est fort proche :
   2298 
   2299 C’est sa voix qui résonne au creux de cette roche,
   2300 
   2301 Et c’est lui que tantôt nous avions entendu.
   2302 
   2303 Prends ce fer en ta main. Ah, cieux ! je suis perdu.
   2304 
   2305 Oui, je le vois. Seigneur, quelle aventure étrange,
   2306 
   2307 Quel malheureux destin en cet état vous range ?
   2308 
   2309 Garrottez ce maraud ; les couples de vos chiens
   2310 
   2311 Vous y pourront servir, faute d’autres liens.
   2312 
   2313 Je veux qu’à mon retour une prompte justice
   2314 
   2315 Lui fasse ressentir par l’éclat d’un supplice,
   2316 
   2317 Sans armer contre lui que les lois de l’État,
   2318 
   2319 Que m’attaquer n’est pas un léger attentat.
   2320 
   2321 Sachez que s’il échappe il y va de vos têtes.
   2322 
   2323 Si nous manquons, seigneur, les voilà toutes prêtes.
   2324 
   2325 Admirez cependant le foudre et ses efforts,
   2326 
   2327 Qui, dans cette forêt, ont consumé trois corps :
   2328 
   2329 En voici les habits, qui sans aucun dommage
   2330 
   2331 Semblent avoir bravé la fureur de l’orage.
   2332 
   2333 Tu montres à mes yeux de merveilleux effets.
   2334 
   2335 Mais des marques plutôt de merveilleux forfaits.
   2336 
   2337 Ces habits, dont n’a point approché le tonnerre,
   2338 
   2339 Sont aux plus criminels qui vivent sur la terre :
   2340 
   2341 Connaissez-les, grand prince, et voyez devant vous
   2342 
   2343 Pymante prisonnier, et Dorise à genoux. 
   2344 
   2345 Que ce soit là Pymante, et que tu sois Dorise !
   2346 
   2347 Quelques étonnements qu’une telle surprise
   2348 
   2349 Jette dans votre esprit, que vos yeux ont déçu,
   2350 
   2351 D’autres le saisiront quand vous aurez tout su.
   2352 
   2353 La honte de paraître en un tel équipage
   2354 
   2355 Coupe ici ma parole et l’étouffe au passage ;
   2356 
   2357 Souffrez que je reprenne en un coin de ce bois
   2358 
   2359 Avec mes vêtements l’usage de la voix,
   2360 
   2361 Pour vous conter le reste en habit plus sortable.
   2362 
   2363 Cette honte me plaît ; ta prière équitable,
   2364 
   2365 En faveur de ton sexe et du secours prêté,
   2366 
   2367 Suspendra jusqu’alors ma curiosité
   2368 
   2369 Tandis, sans m’éloigner beaucoup de cette place,
   2370 
   2371 Je vais sur ce coteau pour découvrir la chasse.
   2372 
   2373 Tu l’y ramèneras. Vous, s’il ne veut marcher,
   2374 
   2375 Gardez-le cependant au pied de ce rocher.
   2376 
   2377 Dans ces funestes lieux, où la seule inclémence
   2378 
   2379 D’un rigoureux destin réduit mon innocence,
   2380 
   2381 Je n’attends désormais du reste des humains
   2382 
   2383 Ni faveur, ni secours, si ce n’est par tes mains.
   2384 
   2385 Je ne connais que trop où tend ce préambule.
   2386 
   2387 Vous n’avez pas affaire à quelque homme crédule :
   2388 
   2389 Tous, dans cette prison, dont je porte les clés,
   2390 
   2391 Se disent comme vous du malheur accablés,
   2392 
   2393 Et la justice à tous est injuste ; de sorte
   2394 
   2395 Que la pitié me doit leur faire ouvrir la porte ;
   2396 
   2397 Mais je me tiens toujours ferme dans mon devoir :
   2398 
   2399 Soyez coupable ou non, je n’en veux rien savoir ;
   2400 
   2401 Le roi, quoi qu’il en soit, vous a mis en ma garde.
   2402 
   2403 Il me suffit ; le reste en rien ne me regarde.
   2404 
   2405 Tu juges mes desseins autres qu’ils ne sont pas.
   2406 
   2407 Je tiens l’éloignement pire que le trépas,
   2408 
   2409 Et la terre n’a point de si douce province
   2410 
   2411 Où le jour m’agréât loin des yeux de mon prince.
   2412 
   2413 Hélas ! si tu voulais l’envoyer avertir
   2414 
   2415 Du péril dont sans lui je ne saurais sortir,
   2416 
   2417 Ou qu’il lui fût porté de ma part une lettre,
   2418 
   2419 De la sienne en ce cas je t’ose bien promettre
   2420 
   2421 Que son retour soudain des plus riches te rend :
   2422 
   2423 Que cet anneau t’en serve et d’arrhe et de garant :
   2424 
   2425 Tends la main et l’esprit vers un bonheur si proche.
   2426 
   2427 Monsieur, jusqu’à présent j’ai vécu sans reproche,
   2428 
   2429 Et pour me suborner promesses ni présents
   2430 
   2431 N’ont et n’auront jamais de charmes suffisants.
   2432 
   2433 C’est de quoi je vous donne une entière assurance :
   2434 
   2435 Perdez-en le dessein avecque l’espérance ;
   2436 
   2437 Et puisque vous dressez des pièges à ma foi,
   2438 
   2439 Adieu, ce lieu devient trop dangereux pour moi.
   2440 
   2441 Va, tigre ! va, cruel, barbare, impitoyable !
   2442 
   2443 Ce noir cachot n’a rien tant que toi d’effroyable.
   2444 
   2445 Va, porte aux criminels tes regards, dont l’horreur
   2446 
   2447 Peut seule aux innocents imprimer la terreur :
   2448 
   2449 Ton visage déjà commençait mon supplice ;
   2450 
   2451 Et mon injuste sort, dont tu te fais complice,
   2452 
   2453 Ne t’envoyait ici que pour m’épouvanter,
   2454 
   2455 Ne t’envoyait ici que pour me tourmenter.
   2456 
   2457 Cependant, malheureux, à qui me dois-je prendre
   2458 
   2459 D’une accusation que je ne puis comprendre ?
   2460 
   2461 A-t-on rien vu jamais, a-t-on rien vu de tel ?
   2462 
   2463 Mes gens assassinés me rendent criminel ;
   2464 
   2465 L’auteur du coup s’en vante, et l’on m’en calomnie ;
   2466 
   2467 On le comble d’honneur, et moi d’ignominie ;
   2468 
   2469 L’échafaud qu’on m’apprête au sortir de prison,
   2470 
   2471 C’est par où de ce meurtre on me fait la raison.
   2472 
   2473 Mais leur déguisement d’autre côté m’étonne :
   2474 
   2475 Jamais un bon dessein ne déguisa personne ;
   2476 
   2477 Leur masque les condamne, et mon seing contrefait,
   2478 
   2479 M’imputant un cartel, me charge d’un forfait.
   2480 
   2481 Mon jugement s’aveugle, et, ce que je déplore,
   2482 
   2483 Je me sens bien trahi, mais par qui ? je l’ignore ;
   2484 
   2485 Et mon esprit troublé, dans ce confus rapport,
   2486 
   2487 Ne voit rien de certain que ma honteuse mort.
   2488 
   2489 Traître, qui que tu sois, rival, ou domestique,
   2490 
   2491 Le ciel te garde encore un destin plus tragique.
   2492 
   2493 N’importe, vif ou mort, les gouffres des enfers
   2494 
   2495 Auront pour ton supplice encor de pires fers.
   2496 
   2497 Là, mille affreux bourreaux t’attendent dans les flammes ;
   2498 
   2499 Moins les corps sont punis, plus ils gênent les âmes,
   2500 
   2501 Et par des cruautés qu’on ne peut concevoir,
   2502 
   2503 Ils vengent l’innocence au-delà de l’espoir.
   2504 
   2505 Et vous, que désormais je n’ose plus attendre,
   2506 
   2507 Prince, qui m’honoriez d’une amitié si tendre,
   2508 
   2509 Et dont l’éloignement fait mon plus grand malheur,
   2510 
   2511 Bien qu’un crime imputé noircisse ma valeur,
   2512 
   2513 Que le prétexte faux d’une action si noire
   2514 
   2515 Ne laisse plus de moi qu’une sale mémoire,
   2516 
   2517 Permettez que mon nom, qu’un bourreau va ternir,
   2518 
   2519 Dure sans infamie en votre souvenir.
   2520 
   2521 Ne vous repentez point de vos faveurs passées,
   2522 
   2523 Comme chez un perfide indignement placées :
   2524 
   2525 J’ose, j’ose espérer qu’un jour la vérité
   2526 
   2527 Paraîtra toute nue à la postérité,
   2528 
   2529 Et je tiens d’un tel heur l’attente si certaine,
   2530 
   2531 Qu’elle adoucit déjà la rigueur de ma peine ;
   2532 
   2533 Mon âme s’en chatouille, et ce plaisir secret
   2534 
   2535 La prépare à sortir avec moins de regret.
   2536 
   2537 Vous m’avez dit tous deux d’étranges aventures.
   2538 
   2539 Ah, Clitandre ! ainsi donc de fausses conjectures
   2540 
   2541 T’accablent, malheureux, sous le courroux du roi.
   2542 
   2543 Ce funeste récit me met tout hors de moi.
   2544 
   2545 Hâtant un peu le pas, quelque espoir me demeure
   2546 
   2547 Que vous arriverez auparavant qu’il meure.
   2548 
   2549 Si je n’y viens à temps, ce perfide en ce cas
   2550 
   2551 À son ombre immolé ne me suffira pas.
   2552 
   2553 C’est trop peu de l’auteur de tant d’énormes crimes ;
   2554 
   2555 Innocent, il aura d’innocentes victimes.
   2556 
   2557 Où que soit Rosidor, il le suivra de près,
   2558 
   2559 Et je saurai changer ses myrtes en cyprès.
   2560 
   2561 Souiller ainsi vos mains du sang de l’innocence !
   2562 
   2563 Mon déplaisir m’en donne une entière licence.
   2564 
   2565 J’en veux, comme le roi, faire autant à mon tour ;
   2566 
   2567 Et puisqu’en sa faveur on prévient mon retour,
   2568 
   2569 Il est trop criminel. Mais que viens-je d’entendre ?
   2570 
   2571 Je me tiens presque sûr de sauver mon Clitandre ;
   2572 
   2573 La chasse n’est pas loin, où prenant un cheval,
   2574 
   2575 Je préviendrai le coup de mon malheur fatal ;
   2576 
   2577 Il suffit de Cléon pour ramener Dorise.
   2578 
   2579 Vous autres, gardez bien de lâcher votre prise ;
   2580 
   2581 Un supplice l’attend, qui doit faire trembler
   2582 
   2583 Quiconque désormais voudrait lui ressembler.
   2584 
   2585 Dites vous-même au roi qu’une telle innocence
   2586 
   2587 Légitime en ce point ma désobéissance,
   2588 
   2589 Et qu’un homme sans crime avait bien mérité
   2590 
   2591 Que j’usasse pour lui de quelque autorité.
   2592 
   2593 Je vous suis. Cependant que mon heur est extrême,
   2594 
   2595 Ami, que je chéris à l’égal de moi-même,
   2596 
   2597 D’avoir su justement venir à ton secours
   2598 
   2599 Lorsqu’un infâme glaive allait trancher tes jours,
   2600 
   2601 Et qu’un injuste sort, ne trouvant point d’obstacle,
   2602 
   2603 Apprêtait de ta tête un indigne spectacle !
   2604 
   2605 Ainsi qu’un autre Alcide, en m’arrachant des fers,
   2606 
   2607 Vous m’avez aujourd’hui retiré des enfers ;
   2608 
   2609 Et moi dorénavant j’arrête mon envie
   2610 
   2611 À ne servir qu’un prince à qui je dois la vie.
   2612 
   2613 Réserve pour Caliste une part de tes soins.
   2614 
   2615 C’est à quoi désormais je veux penser le moins.
   2616 
   2617 Le moins ! Quoi ! désormais Caliste en ta pensée
   2618 
   2619 N’aurait plus que le rang d’une image effacée ?
   2620 
   2621 J’ai honte que mon cœur auprès d’elle attaché
   2622 
   2623 De son ardeur pour vous ait souvent relâché,
   2624 
   2625 Ait souvent pour le sien quitté votre service :
   2626 
   2627 C’est par là que j’avais mérité mon supplice ;
   2628 
   2629 Et pour m’en faire naître un juste repentir,
   2630 
   2631 Il semble que les dieux y voulaient consentir ;
   2632 
   2633 Mais votre heureux retour a calmé cet orage.
   2634 
   2635 Tu me fais assez lire au fond de ton courage :
   2636 
   2637 La crainte de la mort en chasse des appas
   2638 
   2639 Qui t’ont mis au péril d’un si honteux trépas,
   2640 
   2641 Puisque sans cet amour la fourbe mal conçue
   2642 
   2643 Eût manqué contre toi de prétexte et d’issue ;
   2644 
   2645 Ou peut-être à présent tes désirs amoureux
   2646 
   2647 Tournent vers des objets un peu moins rigoureux.
   2648 
   2649 Doux ou cruels, aucun désormais ne me touche.
   2650 
   2651 L’amour dompte aisément l’esprit le plus farouche ;
   2652 
   2653 C’est à ceux de notre âge un puissant ennemi.
   2654 
   2655 Tu ne connais encor ses forces qu’à demi ;
   2656 
   2657 Ta résolution, un peu trop violente,
   2658 
   2659 N’a pas bien consulté ta jeunesse bouillante.
   2660 
   2661 Mais que veux-tu, Cléon, et qu’est-il arrivé ?
   2662 
   2663 Pymante de vos mains se serait-il sauvé ?
   2664 
   2665 Non, seigneur ; acquittés de la charge commise,
   2666 
   2667 Nos veneurs ont conduit Pymante, et moi Dorise ;
   2668 
   2669 Et je viens seulement prendre un ordre nouveau.
   2670 
   2671 Qu’on m’attende avec eux aux portes du château.
   2672 
   2673 Allons, allons au roi montrer ton innocence ;
   2674 
   2675 Les auteurs des forfaits sont en notre puissance ;
   2676 
   2677 Et l’un d’eux, convaincu dès le premier aspect,
   2678 
   2679 Ne te laissera plus aucunement suspect.
   2680 
   2681 Amants les mieux payés de votre longue peine,
   2682 
   2683 Vous de qui l’espérance est la moins incertaine,
   2684 
   2685 Et qui vous figurez, après tant de longueurs,
   2686 
   2687 Avoir droit sur les corps dont vous tenez les cœurs,
   2688 
   2689 En est-il parmi vous de qui l’âme contente
   2690 
   2691 Goûte plus de plaisir que moi dans son attente ?
   2692 
   2693 En est-il parmi vous de qui l’heur à venir
   2694 
   2695 D’un espoir mieux fondé se puisse entretenir ?
   2696 
   2697 Mon esprit, que captive un objet adorable,
   2698 
   2699 Ne l’éprouva jamais autre que favorable,
   2700 
   2701 J’ignorerais encor ce que c’est que mépris,
   2702 
   2703 Si le sort d’un rival ne me l’avait appris.
   2704 
   2705 Je te plains toutefois, Clitandre, et la colère
   2706 
   2707 D’un grand roi qui te perd me semble trop sévère.
   2708 
   2709 Tes desseins par l’effet n’étaient que trop punis ;
   2710 
   2711 Nous voulant séparer, tu nous as réunis.
   2712 
   2713 Il ne te fallait point de plus cruels supplices
   2714 
   2715 Que de te voir toi-même auteur de nos délices,
   2716 
   2717 Puisqu’il n’est pas à croire, après ce lâche tour,
   2718 
   2719 Que le prince ose plus traverser notre amour.
   2720 
   2721 Ton crime t’a rendu désormais trop infâme
   2722 
   2723 Pour tenir ton parti sans s’exposer au blâme :
   2724 
   2725 On devient ton complice à te favoriser.
   2726 
   2727 Mais, hélas ! mes pensers, qui vous vient diviser ?
   2728 
   2729 Quel plaisir de vengeance à présent vous engage ?
   2730 
   2731 Faut-il qu’avec Caliste un rival vous partage ?
   2732 
   2733 Retournez, retournez vers mon unique bien :
   2734 
   2735 Que seul dorénavant il soit votre entretien ;
   2736 
   2737 Ne vous repaissez plus que de sa seule idée ;
   2738 
   2739 Faites-moi voir la mienne en son âme gardée.
   2740 
   2741 Ne vous arrêtez pas à peindre sa beauté,
   2742 
   2743 C’est par où mon esprit est le moins enchanté ;
   2744 
   2745 Elle servit d’amorce à mes désirs avides ;
   2746 
   2747 Mais ils ont su trouver des objets plus solides :
   2748 
   2749 Mon feu qu’elle alluma fût mort au premier jour,
   2750 
   2751 S’il n’eût été nourri d’un réciproque amour.
   2752 
   2753 Oui, Caliste, et je veux toujours qu’il m’en souvienne,
   2754 
   2755 J’aperçus aussitôt ta flamme que la mienne :
   2756 
   2757 L’amour apprit ensemble à nos cœurs à brûler ;
   2758 
   2759 L’amour apprit ensemble à nos yeux à parler ;
   2760 
   2761 Et sa timidité lui donna la prudence
   2762 
   2763 De n’admettre que nous en notre confidence :
   2764 
   2765 Ainsi nos passions se dérobaient à tous ;
   2766 
   2767 Ainsi nos feux secrets n’ayant point de jaloux…
   2768 
   2769 Mais qui vient jusqu’ici troubler mes rêveries ?
   2770 
   2771 Celle qui voudrait voir tes blessures guéries,
   2772 
   2773 Celle… Ah ! mon heur, jamais je n’obtiendrais sur moi
   2774 
   2775 De pardonner ce crime à tout autre qu’à toi.
   2776 
   2777 De notre amour naissant la douceur et la gloire
   2778 
   2779 De leur charmante idée occupaient ma mémoire ;
   2780 
   2781 Je flattais ton image, elle me reflattait ;
   2782 
   2783 Je lui faisais des vœux, elle les acceptait ;
   2784 
   2785 Je formais des désirs, elle en aimait l’hommage.
   2786 
   2787 La désavoueras-tu, cette flatteuse image ?
   2788 
   2789 Voudras-tu démentir notre entretien secret ?
   2790 
   2791 Seras-tu plus mauvaise enfin que ton portrait ?
   2792 
   2793 Tu pourrais de sa part te faire tant promettre,
   2794 
   2795 Que je ne voudrais pas tout à fait m’y remettre ;
   2796 
   2797 Quoiqu’à dire le vrai je ne sais pas trop bien
   2798 
   2799 En quoi je dédirais ce secret entretien,
   2800 
   2801 Si ta pleine santé me donnait lieu de dire
   2802 
   2803 Quelle borne à tes vœux je puis et dois prescrire.
   2804 
   2805 Prends soin de te guérir, et les miens plus contents…
   2806 
   2807 Mais je te le dirai quand il en sera temps.
   2808 
   2809 Cet énigme enjoué n’a point d’incertitude
   2810 
   2811 Qui soit propre à donner beaucoup d’inquiétude,
   2812 
   2813 Et si j’ose entrevoir dans son obscurité,
   2814 
   2815 Ma guérison importe à plus qu’à ma santé.
   2816 
   2817 Mais dis tout, ou du moins souffre que je devine,
   2818 
   2819 Et te dise à mon tour ce que je m’imagine.
   2820 
   2821 Tu dois, par complaisance au peu que j’ai d’appas,
   2822 
   2823 Feindre d’entendre mal ce que je ne dis pas,
   2824 
   2825 Et ne point m’envier un moment de délices
   2826 
   2827 Que fait goûter l’amour en ces petits supplices.
   2828 
   2829 Doute donc, sois en peine, et montre un cœur gêné
   2830 
   2831 D’une amoureuse peur d’avoir mal deviné ;
   2832 
   2833 Tremble sans craindre trop ; hésite, mais aspire ;
   2834 
   2835 Attends de ma bonté qu’il me plaise tout dire,
   2836 
   2837 Et sans en concevoir d’espoir trop affermi,
   2838 
   2839 N’espère qu’à demi, quand je parle à demi.
   2840 
   2841 Tu parles à demi, mais un secret langage
   2842 
   2843 Qui va jusques au cœur m’en dit bien davantage,
   2844 
   2845 Et tes yeux sont du tien de mauvais truchements,
   2846 
   2847 Ou rien plus ne s’oppose à nos contentements.
   2848 
   2849 Je l’avais bien prévu, que ton impatience
   2850 
   2851 Porterait ton espoir à trop de confiance ;
   2852 
   2853 Que, pour craindre trop peu, tu devinerais mal.
   2854 
   2855 Quoi ! la reine ose encor soutenir mon rival ?
   2856 
   2857 Et sans avoir d’horreur d’une action si noire…
   2858 
   2859 Elle a l’âme trop haute et chérit trop la gloire
   2860 
   2861 Pour ne pas s’accorder aux volonté du roi,
   2862 
   2863 Qui d’un heureux hymen récompense ta foi…
   2864 
   2865 Si notre heureux malheur a produit ce miracle,
   2866 
   2867 Qui peut à nos désirs mettre encor quelque obstacle ?
   2868 
   2869 Tes blessures. Allons, je suis déjà guéri.
   2870 
   2871 Ce n’est pas pour un jour que je veux un mari,
   2872 
   2873 Et je ne puis souffrir que ton ardeur hasarde
   2874 
   2875 Un bien que de ton roi la prudence retarde.
   2876 
   2877 Prends soin de te guérir, mais guérir tout à fait,
   2878 
   2879 Et crois que tes désirs… N’auront aucun effet.
   2880 
   2881 N’auront aucun effet ! Qui te le persuade ?
   2882 
   2883 Un corps peut-il guérir, dont le cœur est malade ?
   2884 
   2885 Tu m’as rendu mon change, et m’as fait quelque peur ;
   2886 
   2887 Mais je sais le remède aux blessures du cœur.
   2888 
   2889 Les tiennes, attendant le jour que tu souhaites,
   2890 
   2891 Auront pour médecins mes yeux qui les ont faites ;
   2892 
   2893 Je me rends désormais assidue à te voir.
   2894 
   2895 Cependant, ma chère âme, il est de mon devoir
   2896 
   2897 Que sans perdre de temps j’aille rendre en personne
   2898 
   2899 D’humbles grâces au roi du bonheur qu’il nous donne.
   2900 
   2901 Je me charge pour toi de ce remercîment.
   2902 
   2903 Toutefois qui saurait que pour ce compliment
   2904 
   2905 Une heure hors d’ici ne pût beaucoup te nuire,
   2906 
   2907 Je voudrais en ce cas moi-même t’y conduire,
   2908 
   2909 Et j’aimerais mieux être un peu plus tard à toi,
   2910 
   2911 Que tes justes devoirs manquassent vers ton roi.
   2912 
   2913 Mes blessures n’ont point, dans leurs faibles atteintes,
   2914 
   2915 Sur quoi ton amitié puisse fonder ses craintes.
   2916 
   2917 Viens donc, et puisqu’enfin nous faisons mêmes vœux,
   2918 
   2919 En le remerciant parle au nom de tous deux.
   2920 
   2921 Que souvent notre esprit, trompé par l’apparence,
   2922 
   2923 Règle ses mouvements avec peu d’as surance !
   2924 
   2925 Qu’il est peu de lumière en nos entendements,
   2926 
   2927 Et que d’incertitude en nos raisonnements !
   2928 
   2929 Qui voudra désormais se fier aux impostures
   2930 
   2931 Qu’en notre jugement forment les conjectures :
   2932 
   2933 Tu suffis pour apprendre à la postérité
   2934 
   2935 Combien la vraisemblance a peu de vérité.
   2936 
   2937 Jamais jusqu’à ce jour la raison en déroute
   2938 
   2939 N’a conçu tant d’erreur avec si peu de doute ;
   2940 
   2941 Jamais, par des soupçons si faux et si pressants,
   2942 
   2943 On n’a jusqu’à ce jour convaincu d’innocents.
   2944 
   2945 J’en suis honteux, Clitandre, et mon âme confuse
   2946 
   2947 De trop de promptitude en soi-même s’accuse.
   2948 
   2949 Un roi doit se donner, quand il est irrité,
   2950 
   2951 Ou plus de retenue, ou moins d’autorité.
   2952 
   2953 Perds-en le souvenir, et pour moi, je te jure
   2954 
   2955 Qu’à force de bienfaits j’en répare l’injure.
   2956 
   2957 Que Votre Majesté, sire, n’estime pas
   2958 
   2959 Qu’il faille m’attirer par de nouveaux appas.
   2960 
   2961 L’honneur de vous servir m’apporte assez de gloire,
   2962 
   2963 Et je perdrais le mien, si quelqu’un pouvait croire
   2964 
   2965 Que mon devoir penchât au refroidissement,
   2966 
   2967 Sans le flatteur espoir d’un agrandissement.
   2968 
   2969 Vous n’avez exercé qu’une juste colère :
   2970 
   2971 On est trop criminel quand on peut vous déplaire ;
   2972 
   2973 Et, tout chargé de fers, ma plus forte douleur
   2974 
   2975 Ne s’en osa jamais prendre qu’à mon malheur.
   2976 
   2977 Seigneur, moi qui connais le fond de son courage,
   2978 
   2979 Et qui n’ai jamais vu de fard en son langage,
   2980 
   2981 Je tiendrais à bonheur que Votre Majesté
   2982 
   2983 M’acceptât pour garant de sa fidélité.
   2984 
   2985 Ne nous arrêtons plus sur la reconnaissance
   2986 
   2987 Et de mon injustice et de son innocence ;
   2988 
   2989 Passons aux criminels. Toi dont la trahison
   2990 
   2991 A fait si lourdement trébucher ma raison,
   2992 
   2993 Approche, scélérat. Un homme de courage
   2994 
   2995 Se met avec honneur en un tel équipage ?
   2996 
   2997 Attaque, le plus fort, un rival plus heureux ?
   2998 
   2999 Et présumant encor cet exploit dangereux,
   3000 
   3001 À force de présents et d’infâmes pratiques,
   3002 
   3003 D’un autre cavalier corrompt les domestiques ?
   3004 
   3005 Prend d’un autre le nom, et contrefait son seing,
   3006 
   3007 Afin qu’exécutant son perfide dessein,
   3008 
   3009 Sur un homme innocent tombent les conjectures ?
   3010 
   3011 Parle, parle, confesse, et préviens les tortures.
   3012 
   3013 Sire, écoutez-en donc la pure vérité,
   3014 
   3015 Votre seule faveur a fait ma lâcheté,
   3016 
   3017 Vous, dis-je. Et cet objet dont l’amour me transporte.
   3018 
   3019 L’honneur doit pouvoir tout sur les gens de ma sorte ;
   3020 
   3021 Mais recherchant la mort de qui vous est si cher,
   3022 
   3023 Pour en avoir le fruit il me fallait cacher :
   3024 
   3025 Reconnu pour l’auteur d’une telle surprise,
   3026 
   3027 Le moyen d’approcher de vous ou de Dorise ?
   3028 
   3029 Tu dois aller plus outre, et m’imputer encor
   3030 
   3031 L’attentat sur mon fils comme sur Rosidor ;
   3032 
   3033 Car je ne touche point à Dorise outragée ;
   3034 
   3035 Chacun, en te voyant, la voit assez vengée,
   3036 
   3037 Et coupable elle-même, elle a bien mérité
   3038 
   3039 L’affront qu’elle a reçu de ta témérité.
   3040 
   3041 Un crime attire l’autre, et, de peur d’un supplice,
   3042 
   3043 On tâche, en étouffant ce qu’on en voit d’indice,
   3044 
   3045 De paraître innocent à force de forfaits.
   3046 
   3047 Je ne suis criminel sinon manque d’effets,
   3048 
   3049 Et sans l’âpre rigueur du sort qui me tourmente,
   3050 
   3051 Vous pleureriez le prince et souffririez Pymante.
   3052 
   3053 Mais que tardez-vous plus ? J’ai tout dit : punissez.
   3054 
   3055 Est-ce là le regret de tes crimes passés ?
   3056 
   3057 Otez-le-moi d’ici : je ne puis voir sans honte
   3058 
   3059 Que de tant de forfaits il tient si peu de conte.
   3060 
   3061 Dites à mon conseil que, pour le châtiment,
   3062 
   3063 J’en laisse à ses avis le libre jugement ;
   3064 
   3065 Mais qu’après son arrêt je saurai reconnaître
   3066 
   3067 L’amour que vers son prince il aura fait paraître.
   3068 
   3069 Viens çà, toi, maintenant, monstre de cruauté,
   3070 
   3071 Qui joins l’assassinat à la déloyauté,
   3072 
   3073 Détestable Alecton, que la reine déçue
   3074 
   3075 Avait naguère au rang de ses fille s reçue !
   3076 
   3077 Quel barbare, ou plutôt quelle peste d’enfer
   3078 
   3079 Se rendit ton complice et te donna ce fer ?
   3080 
   3081 L’autre jour, dans ce bois trouvé par aventure,
   3082 
   3083 Sire, il donna sujet à toute l’imposture ;
   3084 
   3085 Mille jaloux serpents qui me rongeaient le sein
   3086 
   3087 Sur cette occasion formèrent mon dessein :
   3088 
   3089 Je le cachai dès lors. Il est tout manifeste
   3090 
   3091 Que ce fer n’est enfin qu’un misérable reste
   3092 
   3093 Du malheureux duel où le triste Arimant
   3094 
   3095 Laissa son corps sans âme, et Daphné sans amant.
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   3097 Mais quant à son forfait, un ver de jalousie
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   3099 Jette souvent notre âme en telle frénésie,
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   3101 Que la raison, qu’aveugle un plein emportement,
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   3103 Laisse notre conduite à son dérèglement ;
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   3105 Lors tout ce qu’il produit mérite qu’on l’excuse.
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   3107 De si faibles raisons mon esprit ne s’abuse.
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   3109 Seigneur, quoi qu’il en soit, un fils qu’elle vous rend,
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   3111 Sous votre bon plaisir sa défense entreprend ;
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   3113 Innocente ou coupable, elle assura ma vie.
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   3115 Ma justice en ce cas la donne à ton envie ;
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   3117 Ta prière obtient même avant que demander
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   3119 Ce qu’aucune raison ne pouvait t’accorder.
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   3121 Le pardon t’est acquis : relève-toi , Dorise,
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   3123 Et va dire partout, en liberté remise,
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   3125 Que le prince aujourd’hui te préserve à la fois
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   3127 Des fureurs de Pymante et des rigueurs des lois.
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   3129 Après une bonté tellement excessive,
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   3131 Puisque votre clémence ordonne que je vive,
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   3133 Permettez désormais, sire, que mes desseins
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   3135 Prennent des mouvements plus réglés et plus sains ;
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   3137 Souffrez que pour pleurer mes actions brutales,
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   3139 Je fasse ma retraite avecque les vestales,
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   3141 Et qu’une criminelle indigne d’être au jour
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   3143 Se puisse renfermer en leur sacré séjour.
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   3145 Te bannir de la cour après m’être obligée,
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   3147 Ce serait trop montrer ma faveur négligée.
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   3149 N’arrêtez point au monde un objet odieux,
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   3151 De qui chacun, d’horreur, détournerait les yeux.
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   3153 Fusses-tu mille fois encor plus méprisable,
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   3155 Ma faveur te va rendre assez considérable
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   3157 Pour t’acquérir ici mille inclinations.
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   3159 Outre l’attrait puissant de tes perfections,
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   3161 Mon respect à l’amour tout le monde convie
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   3163 Vers celle à qui je dois et qui me doit la vie.
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   3165 Fais-le voir, cher Clitandre, et tourne ton désir
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   3167 Du côté que ton prince a voulu te choisir :
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   3169 Réunis mes faveurs t’unissant à Dorise.
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   3171 Mais par cette union mon esprit se divise,
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   3173 Puisqu’il faut que je donne aux devoirs d’un époux
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   3175 La moitié des pensers qui ne sont dus qu’à vous.
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   3177 Ce partage m’oblige, et je tiens tes pensées
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   3179 Vers un si beau sujet d’autant mieux adressées,
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   3181 Que je lui veux céder ce qui m’en appartient.
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   3183 Taisez-vous, j’aperçois notre blessé qui vient.
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   3185 Au comble de tes vœux, sûr de ton mariage,
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   3187 N’es-tu point satisfait ? que veux-tu davantage ?
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   3189 L’apprendre de vous, sire, et pour remerciements
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   3191 Nous offrir l’un et l’autre à vos commandements.
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   3193 Si mon commandement peut sur toi quelque chose,
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   3195 Et si ma volonté de la tienne dispose,
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   3197 Embrasse un cavalier indigne des liens
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   3199 Où l’a mis aujourd’hui la trahison des siens.
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   3201 Le prince heureusement l’a sauvé du supplice,
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   3203 Et ces deux que ton bras dérobe à ma justice,
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   3205 Corrompus par Pymante, avaient juré ta mort !
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   3207 Le suborneur depuis n’a pas eu meilleur sort,
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   3209 Et ce traître, à présent tombé sous ma puissance,
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   3211 Clitandre fait trop voir quelle est son innocence.
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   3213 Sire, vous le savez, le cœur me l’avait dit,
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   3215 Et si peu que j’avais près de vous de crédit,
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   3217 Je l’employai dès lors contre votre colère.
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   3219 En moi dorénavant faites état d’un frère.
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   3221 En moi, d’un serviteur dont l’amour éperdu
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   3223 Ne vous conteste plus un prix qui vous est dû.
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   3225 Si le pardon du roi me peut donner le vôtre,
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   3227 Si mon crime… Ah ! ma sœur, tu me prends pour une autre,
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   3229 Si tu crois que je puisse encor m’en souvenir.
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   3231 Tu ne veux plus songer qu’à ce jour à venir
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   3233 Où Rosidor guéri termine un hyménée.
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   3235 Clitandre, en attendant cette heureuse journée, 
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   3237 Tâchera d’allumer en son âme des feux
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   3239 Pour celle que mon fils désire, et que je veux ;
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   3241 À qui, pour réparer sa faute criminelle,
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   3243 Je défends désormais de se montrer cruelle ;
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   3245 Et nous verrons alors cueillir en même jour
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   3247 À deux couples d’amants les fruits de leur amour.