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boileau (345719B)


      1 Qu'en savantes leçons votre Muse fertile
      2 Partout joigne au plaisant le solide et l'utile.
      3 Un lecteur sage fuit un vain amusement
      4 Et veut mettre à profit son divertissement.
      5 
      6 Que votre âme et vos moeurs, peintes dans vos ouvrages,
      7 N'offrent jamais de vous que de nobles images.
      8 Je ne puis estimer ces dangereux auteurs
      9 Qui de l'honneur, en vers, infâmes déserteurs,
     10 
     11 Je chante les combats, et ce prélat terrible
     12 Qui par ses longs travaux et sa force invincible,
     13 Dans une illustre église exerçant son grand coeur,
     14 Fit placer à la fin un lutrin dans le choeur.
     15 C'est en vain que le chantre, abusant d'un faux titre,
     16 Deux fois l'en fit ôter par les mains du chapitre :
     17 Ce prélat, sur le banc de son rival altier
     18 Deux fois le reportant, l'en couvrit tout entier.
     19 Muse redis-mois donc quelle ardeur de vengeance
     20 De ces hommes sacrés rompit l'intelligence,
     21 Et troubla si longtemps deux célèbres rivaux.
     22 Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots !
     23 Et toi, fameux héros, dont la sage entremise
     24 De ce schisme naissant débarrassa l'Eglise,
     25 Viens d'un regard heureux animer mon projet,
     26 Et garde-toi de rire en ce grave sujet.
     27 tatatatatata tatata tatatelle :
     28 Paris voyait fleurir son antique chapelle :
     29 Ses chanoines vermeils et brillants de santé
     30 S'engraissaient d'une longue et sainte oisiveté ;
     31 Sans sortir de leurs lits plus doux que des hermines,
     32 Ces pieux fainéants faisaient chanter matines,
     33 Veillaient à bien dîner, et laissaient en leur lieu
     34 A des chantres gagés le soin de louer Dieu :
     35 Quand la Discorde, encor toute noire de crimes,
     36 Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes,
     37 Avec cet air hideux qui fait frémir la Paix,
     38 S'arrêter près d'un arbre au pied de son palais,
     39 Là, d'un oeil attentif contemplant son empire,
     40 A l'aspect du tumulte elle-même s'admire.
     41 Elle y voit par le coche et d'Evreux et du Mans
     42 Accourir à grand flots ses fidèles Normands :
     43 Elle y voit aborder le marquis, la comtesse,
     44 Le bourgeois, le manant, le clergé, la noblesse ;
     45 Et partout des plaideurs les escadrons épars
     46 Faire autour de Thémis flotter ses étendards.
     47 Mais une église seule à ses yeux immobile
     48 Garde au sein du tumulte une assiette tranquille.
     49 Elle seule la brave ; elle seule aux procès
     50 De ses paisibles murs veut défendre l'accès.
     51 La Discorde, à l'aspect d'un calme qui l'offense,
     52 Fait siffler ses serpents, s'excite à la vengeance
     53 Sa bouche se remplit d'un poison odieux,
     54 Et de longs traits de feu lui sortent par les yeux.
     55 Quoi ! dit-elle d'un ton qui fit trembler les vitres,
     56 J'aurai pu jusqu'ici brouiller tous les chapitres,
     57 Diviser Cordeliers, Carmes et Célestins ;
     58 J'aurai fait soutenir un siège aux Augustins :
     59 Et cette église seule, à mes ordres rebelle,
     60 Nourrira dans son sein une paix éternelle !
     61 Suis-je donc la Discorde ? et, parmi les mortels,
     62 Qui voudra désormais encenser mes autels ?
     63 A ces mots, d'un bonnet couvrant sa tête énorme,
     64 Elle prend d'un vieux chantre et la taille et la forme :
     65 Elle peint de bourgeons son visage guerrier,
     66 Et s'en va de ce pas trouver le trésorier.
     67 Dans le réduit obscur d'une alcôve enfoncée
     68 S'élève un lit de plume à grand frais amassée :
     69 Quatre rideaux pompeux, par un double contour,
     70 En défendent l'entrée à la clarté du jour.
     71 Là, parmi les douceurs d'un tranquille silence,
     72 Règne sur le duvet une heureuse indolence :
     73 C'est là que le prélat, muni d'un déjeuner,
     74 Dormant d'un léger somme, attendait le dîner.
     75 La jeunesse en sa fleur brille sur son visage :
     76 Son menton sur son sein descend à double étage ;
     77 Et son corps ramassé dans sa courte grosseur
     78 Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.
     79 La déesse en entrant, qui voit la nappe mise,
     80 Admire un si bel ordre, et reconnaît l'Eglise :
     81 Et, marchant à grand pas vers le lieu du repos,
     82 Au prélat sommeillant elle adresse ces mots :
     83 Tu dors, Prélat, tu dors, et là haut à ta place
     84 Le chantre aux yeux du choeur étale son audace,
     85 Chante les orémus, fait des processions,
     86 Et répand à grands flots les bénédictions.
     87 Tu dors ! Attends-tu donc que, sans bulle et sans titre,
     88 Il te ravisse encor le rochet et la mitre ?
     89 Sort de ce lit oiseux qui te tient attaché,
     90 Et renonce au repos, ou bien à l'évêché.
     91 Elle dit, et, du vent de sa bouche profane,
     92 Lui souffle avec ces mots l'ardeur de la chicane.
     93 Le prélat se réveille, et, plein d'émotion,
     94 Lui donne toutefois la bénédiction.
     95 Tel qu'on voit un taureau qu'une guêpe en furie
     96 A piqué dans les flancs aux dépens de sa vie ;
     97 Le superbe animal, agité de tourments,
     98 Exhale sa douleur en longs mugissements ;
     99 Tel le fougueux prélat, que ce songe épouvante,
    100 Querelle en se levant et laquais et servante ;
    101 Et, d'un juste courroux rallumant sa vigueur,
    102 Même avant le dîner, parle d'aller au choeur.
    103 Le prudent Gilotin, son aumônier fidèle,
    104 En vain par ses conseils sagement le rappelle ;
    105 Lui montre le péril ; que midi va sonner ;
    106 Qu'il va faire, s'il sort, refroidir le dîner.
    107 Quelle fureur, dit-il, quel aveugle caprice,
    108 Quand le dîner est prêt, vous appelle à l'office ?
    109 De votre dignité soutenez mieux l'éclat :
    110 Est-ce pour travailler que vous êtes prélat ?
    111 A quoi bon ce dégoût et ce zèle inutile ?
    112 Est-il donc pour jeûner quatre-temps ou vigile ?
    113 reprenez vos esprits et souvenez-vous bien
    114 Qu'un dîner réchauffé ne valut jamais rien.
    115 Ainsi dit Gilotin ; et ce ministre sage
    116 Sur table, au même instant, fit servir le potage.
    117 Le prélat voit la soupe, et plein d'un saint respect,
    118 Demeure quelque temps muet à cet aspect.
    119 Il cède, dîne enfin : mais, toujours plus farouche,
    120 Les morceaux trop hâtés se pressent dans sa bouche.
    121 Gilotin en frémit, et, sortant de fureur,
    122 Chez tous ses partisans va semer la terreur.
    123 On voit courir chez lui leurs troupes éperdues,
    124 Comme l'on voit marcher les bataillons de grues
    125 Quand le Pygmée altier, redoublant ses efforts,
    126 De l'Hèbre ou du Styrmon vient d'occuper les bords.
    127 A l'aspect imprévu de leur foule agréable, 
    128 Le prélat radouci veut se lever de table :
    129 La couleur lui renaît, sa voix change de ton ;
    130 Il fait par Gilotin rapporter un jambon.
    131 Lui-même le premier pour honorer la troupe,
    132 D'un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe ;
    133 Il l'avale d'un trait : et chacun l'imitant,
    134 La cruche au large ventre est vide en un instant.
    135 Sitôt que du nectar la troupe est abreuvée,
    136 On dessert : et soudain, la nappe étant levée,
    137 Le prélat, d'une voix conforme à son malheur,
    138 Leur confie en ces mots sa trop juste douleur :
    139 Illustres compagnons de mes longues fatigues,
    140 Qui m'avez soutenu par vos pieuses ligues,
    141 Et par qui, maître enfin d'un chapitre insensé,
    142 Seul à Magnificat je me vois encensé ;
    143 Souffrirez-vous toujours qu'un orgueilleux m'outrage ;
    144 Que le chantre à vos yeux détruise votre ouvrage,
    145 Usurpe tous mes droits, et s'égalant à moi,
    146 Donne à votre lutrin et le ton et la loi ?
    147 Ce matin même encor, ce n'est point un mensonge,
    148 Une divinité me l'a fait voir en songe :
    149 L'insolent s'emparant du fruit de mes travaux,
    150 A prononcé pour moi le Benedicat vos !
    151 Oui, pour mieux m'égorger, il prend mes propres armes.
    152 Le prélat à ces mots verse un torrent de larmes.
    153 Il veut, mais vainement, poursuivre son discours ;
    154 Ses sanglots redoublés en arrêtent le cours.
    155 Le zélé Gilotin, qui prend part à sa gloire,
    156 Pour lui rendre la voix, fait rapporter à boire :
    157 Quand Sidrac, à qui l'âge allonge le chemin, 
    158 Arrive dans la chambre, un bâton à la main,
    159 Ce vieillard dans le choeur a déjà vu quatre âges ;
    160 Il sait de tous les temps les différents usages :
    161 Et son rare savoir, de simple marguillier,
    162 L'éleva par degrés au rang de chevecier.
    163 A l'aspect du prélat qui tombe en défaillance,
    164 Il devine son mal, il se ride, il s'avance ;
    165 Et d'un ton paternel réprimant ses douleurs :
    166 Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et les pleurs,
    167 Prélat ; et pour sauver tes droits et ton empire,
    168 Ecoute seulement ce que le ciel m'inspire.
    169 Vers cet endroit du choeur où le chantre orgueilleux
    170 Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux,
    171 Sur ce rang d'ais serrés qui forment sa clôture
    172 Fut jadis un lutrin d'inégale structure,
    173 Dont les flancs élargis de leur vaste contour
    174 Ombrageaient pleinement tous les lieux d'alentour.
    175 Derrière ce lutrin, ainsi qu'au fond d'un antre,
    176 A peine sur son banc on discernait le chantre :
    177 Tandis qu'à l'autre banc le prélat radieux,
    178 Découvert au grand jour, attirait tous les yeux.
    179 Mais un démon, fatal à cette ample machine,
    180 Soit qu'une main la nuit eût hâté sa ruine,
    181 Soit qu'ainsi de tout temps l'ordonnât le destin,
    182 Fit tomber à nos yeux le pupitre un matin.
    183 J'eus beau prendre le ciel et le chantre à partie,
    184 Il fallut l'emporter dans notre sacristie,
    185 Où depuis trente hivers, sans gloire enseveli,
    186 Il languit tout poudreux dans un honteux oubli.
    187 Entends-moi donc, Prélat. Dès que l'ombre tranquille
    188 Viendra d'un crêpe noir envelopper la ville,
    189 Il faut que trois de nous, sans tumulte et sans bruit,
    190 Partent, à la faveur de la naissante nuit,
    191 Et du lutrin rompu réunissant la masse,
    192 Aillent d'un zèle adroit le remettre en sa place.
    193 Si le chantre demain ose le renverser,
    194 Alors de cent arrêts tu peux le terrasser.
    195 Pour soutenir tes droits, que le ciel autorise,
    196 Abyme tout plutôt : c'est l'esprit de l'Eglise ;
    197 C'est par là qu'un prélat signale sa vigueur.
    198 Ne borne pas ta gloire à prier dans un choeur :
    199 Ces vertus dans Aleth peuvent être en usage ;
    200 Mais dans Paris, plaidons ; c'est là notre partage.
    201 Tes bénédictions, dans le trouble croissant,
    202 Tu pourras les répandre et par vingt et par cent ;
    203 Et, pour braver le chantre en son orgueil extrême,
    204 Les répandre à ses yeux, et le bénir lui-même.
    205 Ce discours aussitôt frappe tous les esprits ;
    206 Et le prélat charmé l'approuve par des cris.
    207 Il veut que, sur-le-champ, dans la troupe on choisisse
    208 Les trois que Dieu destine à ce pieux office :
    209 Mais chacun prétend part à cet illustre emploi.
    210 Le sort, dit le prélat, vous servira de loi.
    211 Que l'on tire au billet ceux que l'on doit élire.
    212 Il dit, on obéit, on se presse d'écrire.
    213 Aussitôt trente noms, sur le papier tracés,
    214 Sont au fond d'un bonnet par billets entassés.
    215 Pour tirer ces billets avec moins d'artifice,
    216 Guillaume, enfant de choeur, prête sa main novice :
    217 Son front nouveau tondu, symbole de candeur,
    218 Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.
    219 Cependant le prélat, l'oeil au ciel, la main nue,
    220 Bénit trois fois les noms, et trois fois les remue.
    221 Il tourne le bonnet : l'enfant tire et Brontin
    222 Est le premier des noms qu'apporte le destin.
    223 Le prélat en conçoit un favorable augure
    224 Et ce nom dans la troupe excite un doux murmure.
    225 On se tait ; et bientôt on voit paraître au jour
    226 Le nom, le fameux nom du perruquier l'Amour.
    227 Ce nouvel Adonis, à la blonde crinière,
    228 Est l'unique souci d'Anne sa perruquière :
    229 Ils s'adorent l'un l'autre ; et ce couple charmant
    230 S'unit longtemps, dit-on, avant le sacrement ;
    231 Mais, depuis trois moissons, à leur saint assemblage
    232 L'official a joint le nom de mariage.
    233 Ce perruquier superbe est l'effroi du quartier,
    234 Et son courage est peint sur son visage altier.
    235 Un des noms reste encore et le prélat par grâce 
    236 Une dernière fois les brouille et les ressasse.
    237 Chacun croit que son nom est le dernier des trois.
    238 Mais que ne dis-tu point, ô puissant porte-croix,
    239 Boirude, sacristain, cher appui de ton maître,
    240 Lorsqu'aux yeux du prélat tu vis ton nom paraître !
    241 On dit que ton front jaune, et ton teint sans couleur,
    242 perdit en ce moment son antique pâleur ;
    243 Et que ton corps goutteux, plein d'une ardeur guerrière,
    244 Pour sauter au plancher fit deux pas en arrière.
    245 Chacun bénit tout haut l'arbitre des humains,
    246 Qui remet leur bon droit en de si bonnes mains.
    247 Aussitôt on se lève ; et l'assemblée en foule,
    248 Avec un bruit confus, par les portes s'écoule.
    249 Le prélat resté seul calme un peu son dépit,
    250 Et jusques au souper se couche et s'assoupit.
    251 Cependant cet oiseau qui prône les merveilles,
    252 Ce monstre composé de bouches et d'oreilles,
    253 Qui, sans cesse volant de climats en climats,
    254 Dit partout ce qu'il sait et ce qu'il ne sait pas ;
    255 La Renommée enfin, cette prompte courrière,
    256 Va d'un mortel effroi glacer la perruquière ;
    257 Lui dit que son époux, d'un faux zèle conduit,
    258 Pour placer un lutrin doit veiller cette nuit.
    259 A ce triste récit, tremblante, désolée,
    260 Elle accourt, l'oeil en feu, la tête échevelée,
    261 Et trop sûre d'un mal qu'on pense lui celer :
    262 Oses-tu bien encor, traître, dissimuler ?
    263 Dit-elle : et ni la foi que ta main m'a donnée,
    264 Ni nos embrassements qu'a suivis l'hyménée,
    265 Ni ton épouse enfin toute prête à périr,
    266 Ne sauraient donc t'ôter cette ardeur de courir ?
    267 Perfide ! si du moins, à ton devoir fidèle,
    268 Tu veillais pour orner quelque tête nouvelle !
    269 L'espoir d'un juste gain consolant ma langueur
    270 Pourrait de ton absence adoucir la longueur.
    271 Mais quel zèle indiscret, quelle aveugle entreprise
    272 Arme aujourd'hui ton bras en faveur d'une église ?
    273 Où vas-tu cher époux, est-ce que tu me fuis ?
    274 As-tu donc oublié tant de si douces nuits ?
    275 Quoi ! d'un oeil sans pitié vois-tu couler mes larmes ?
    276 Au nom de nos baisers jadis si plein de charmes,
    277 Si mon coeur, de tout temps facile à tes désirs,
    278 N'a jamais d'un moment différé tes plaisirs ;
    279 Si pour te prodiguer mes plus tendres caresses,
    280 Je n'ai point exigé ni serments, ni promesses ;
    281 Si toi seul à mon lit enfin eus toujours part ;
    282 Diffère au moins d'un jour ce funeste départ .
    283 En achevant ces mots cette amante enflammée
    284 Sur un placet voisin tombe demi-pâmée.
    285 Son époux s'en émeut, et son coeur éperdu 
    286 Entre deux passions demeure suspendu ;
    287 Mais enfin rappelant son audace première :
    288 Ma femme, lui dit-il d'une voix douce et fière,
    289 Je ne veux point nier les solides bienfaits
    290 Dont ton amour prodigue a comblé mes souhaits,
    291 Et le Rhin de ses flots ira grossir la Loire
    292 Avant que tes faveurs sortent de ma mémoire ;
    293 Mais ne présume pas qu'en te donnant ma foi
    294 L'hymen m'ait pour jamais asservi sous ta loi.
    295 Si le ciel en mes mains eût mis ma destinée,
    296 Nous aurions fui tous deux le joug de l'hyménée ;
    297 Et, sans nous opposer ces devoirs prétendus,
    298 Nous goûterions encor des plaisirs défendus.
    299 Cesse donc à mes yeux d'étaler un vain titre :
    300 Ne m'ôte pas l'honneur d'élever un pupitre,
    301 Et toi-même, donnant un frein à tes désirs,
    302 Raffermis la vertu qu'ébranlent tes soupirs.
    303 Que te dirai-je enfin ? C'est le ciel qui m'appelle,
    304 Une église, un prélat m'engage en sa querelle,
    305 Il faut partir : j'y cours. Dissipe tes douleurs ,
    306 Et ne me trouble plus par ces indignes pleurs.
    307 Il la quitte à ces mots. Son amante effarée
    308 Demeure le teint pâle, et la vue égarée :
    309 La force l'abandonne ; et sa bouche, trois fois
    310 Voulant le rappeler, ne trouve plus de voix.
    311 Elle fuit, et de pleurs inondant son visage,
    312 Seule pour s'enfermer vole au cinquième étage.
    313 Mais d'un bouge prochain accourant à ce bruit,
    314 Sa servante Alizon la rattrape et la suit.
    315 Les ombres cependant, sur la ville épandues,
    316 Du faîte des maisons descendent dans les rues .
    317 Le souper hors du coeur chasse les chapelains,
    318 Et de chantres buvant les cabarets sont pleins.
    319 Le redouté Brontin, que son devoir éveille,
    320 Sort à l'instant, chargé d'une triple bouteille,
    321 D'un vin dont Gilotin, qui savait tout prévoir,
    322 Au sortir du conseil eut soin de le pourvoir.
    323 L'odeur d'un jus si doux lui rend la faim moins rude. 
    324 Il est bientôt suivi du sacristain Boirude ;
    325 Et tous deux, de ce pas, s'en vont avec chaleur 
    326 Du trop lent perruquier réveiller la valeur.
    327 Partons, lui dit Brontin : déjà le jour plus sombre,
    328 Dans les eaux s'éteignant, va faire place à l'ombre.
    329 D'où vient ce noir chagrin que je lis dans tes yeux ?
    330 Quoi ? le pardon sonnant te retrouve en ces lieux !
    331 Où donc est ce grand coeur dont tantôt l'allégresse
    332 Semblait du jour trop long accuser la paresse ?
    333 Marche, et suis nous du moins où l'honneur nous attend.
    334 Le perruquier honteux rougit en l'écoutant.
    335 Aussitôt de longs clous il prend une poignée :
    336 Sur son épaule il charge une lourde cognée ;
    337 Et derrière son dos, qui tremble sous le poids,
    338 Il attache une scie en forme de carquois :
    339 Il sort au même instant, il se met à leur tête.
    340 A suivre ce grand chef l'un et l'autre s'apprête :
    341 Leur coeur semble allumé d'un zèle tout nouveau ;
    342 Brontin tient un maillet ; et Boirude un marteau.
    343 La lune, qui du ciel voit leur démarche altière,
    344 Retire en leur faveur sa paisible lumière.
    345 La Discorde en sourit, et, les suivant des yeux,
    346 De joie, en les voyant, pousse un cri dans les cieux.
    347 L'air, qui gémit du cri de l'horrible déesse,
    348 Va jusque dans Citeaux réveiller la Mollesse.
    349 C'est là qu'en un dortoir elle fait son séjour :
    350 Les Plaisirs nonchalants folâtrent à l'entour ;
    351 L'un pétrit dans un coin l'embonpoint des chanoines ;
    352 L'autre broie en riant le vermillon des moines :
    353 La Volupté la sert avec des yeux dévots,
    354 Et toujours le Sommeil lui verse des pavots.
    355 Ce soir, plus que jamais, en vain il les redouble.
    356 La Mollesse à ce bruit se réveille, se trouble :
    357 Quand la Nuit, qui déjà va tout envelopper,
    358 D'un funeste récit vient encor la frapper ;
    359 Lui conte du prélat l'entreprise nouvelle :
    360 Aux pieds des murs sacrés d'une sainte chapelle,
    361 Elle a vu trois guerriers, ennemis de la paix,
    362 Marcher à la faveur de ses voiles épais.
    363 La Discorde en ces lieux menace de s'accraître :
    364 Demain avec l'aurore un lutrin va paraître,
    365 Qui doit y soulever un peuple de mutins :
    366 Ainsi le ciel l'écrit au livre des destins.
    367 A ce triste discours, qu'un long soupir achève,
    368 La Mollesse, en pleurant, sur un bras se relève,
    369 Ouvre un oeil languissant, et, d'une faible voix,
    370 Laisse tomber ces mots qu'elle interrompt vingt fois :
    371 O Nuit ! que m'as-tu dit ? quel démon sur la terre
    372 Souffle dans tous les coeurs la fatigue et la guerre ?
    373 Hélas ! qu'est devenu ce temps, cet heureux temps,
    374 Où les rois s'honoraient du nom de fainéants,
    375 S'endormaient sur le trône, et me servant sans honte
    376 Laissaient leur sceptre aux mains ou d'un maire ou d'un comte !
    377 Aucun soin n'approchait de leur paisible cour :
    378 On reposait la nuit, on dormait tout le jour.
    379 Seulement au printemps, quand Flore dans les plaines
    380 Faisait taire des vents les bruyantes haleines,
    381 Quatre boeufs attelés, d'un pas tranquille et lent,
    382 Promenaient dans Paris le monarque indolent.
    383 Ce doux siècle n'est plus. Le ciel impitoyable
    384 A placé sur le trône un prince infatigable.
    385 Il brave mes douceurs, il est sourd à ma voix :
    386 Tous les jours il m'éveille au bruit de ses exploits.
    387 Rien ne peut arrêter sa vigilante audace :
    388 L'été n'a point de feux, l'hiver n'a point de glace.
    389 J'entends à son seul nom tous mes sujets frémir
    390 En vain deux fois la paix a voulu l'endormir ;
    391 Loin de moi son courage, entraîné par la gloire,
    392 Ne se plaît qu'à courir de victoire en victoire.
    393 Je me fatiguerais de te tracer le cours
    394 Des outrages cruels qu'il me fait tous les jours.
    395 Je croyais, loin des lieux où ce prince m'exile,
    396 Que l'Eglise du moins m'assurait un asile.
    397 Mais qu'en vain j'espérais y régner sans effroi :
    398 Moines, abbés prieurs, tout s'arme contre moi.
    399 Par mon exil honteux la Trappe est ennoblie ;
    400 J'ai vu dans Saint Denys la réforme établie ;
    401 La Carme, le Feuillant, s'endurcit aux travaux ;
    402 Et la règle déjà se remet dans Clairvaux.
    403 Citeaux dormait encor, et la sainte Chapelle
    404 Conservait du vieux temps l'oisiveté fidèle :
    405 Et voici qu'un lutrin, prêt à tout renverser,
    406 D'un séjour si chéri vient encor me chasser !
    407 O toi, de mon repos, compagne aimable et sombre,
    408 A de si noirs forfaits prêteras-tu ton ombre ?
    409 Ah ! Nuit, si tant de fois, dans les bras de l'amour,
    410 Je t'admis aux plaisirs que je cachais au jour,
    411 Du moins ne permets pas... La Mollesse oppressée
    412 Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée ;
    413 Et, lasse de parler, succombant sous l'effort,
    414 Soupire, étend les bras, ferme l'oeil et s'endort.
    415 Mais la nuit aussitôt de ses ailes affreuses
    416 Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses,
    417 Revole vers Paris, et, hâtant son retour,
    418 Déjà de Mont-Lhéri voit la fameuse tour.
    419 Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue,
    420 Sur la cime d'un roc s'allongent dans la nue,
    421 Et présentant de loin leur objet ennuyeux,
    422 Du passant qui le fuit semblent suivre ses yeux.
    423 Mille oiseaux effrayants, mille corbeaux funèbres,
    424 De ces murs désertés habitent les ténèbres.
    425 Là, depuis trente hivers, un hibou retiré
    426 Trouvait contre le jour un refuge assuré.
    427 Des désastres fameux ce messager fidèle
    428 Sait toujours des malheurs la première nouvelle,
    429 Et, tout prêt d'en semer le présage odieux,
    430 Il attendait la nuit dans ces sauvages lieux.
    431 Aux cris qu'à son abord vers le ciel il envoie,
    432 Il rend tous ses voisins attristés de sa joie.
    433 La plaintive Progné de douleur en frémit ;
    434 Et, dans les bois prochains, Philomène en gémit.
    435 Suis-moi, lui dit la Nuit. L'oiseau plein d'allégresse
    436 Reconnaît à ce ton la voix de sa maîtresse.
    437 Il la suit : et tous deux, d'un cours précipité,
    438 De Paris à l'instant abordent la cité ;
    439 Là, s'élançant d'un vol que le vent favorise,
    440 Ils montent au sommet de la fatale église.
    441 La Nuit baisse la vue, et, du haut du clocher,
    442 Observe les guerriers, les regarde marcher.
    443 Elle voit le barbier qui, d'une main légère,
    444 Tient un verre de vin qui rit dans la fougère ;
    445 Et chacun, tour à tour s'inondant de ce jus,
    446 Célébrer, en riant, Gilotin et Bacchus.
    447 Ils triomphent, dit-elle, et leur âme abusée
    448 Se promet dans mon ombre une victoire aisée :
    449 Mais allons ; il est temps qu'il connaissent la Nuit.
    450 A ces mots, regardant le hibou qui la suit,
    451 Elle perce les murs de la voûte sacrée ;
    452 Jusqu'à la sacristie elle s'ouvre une entrée
    453 Et, dans le ventre creux du pupitre fatal,
    454 Va placer de ce pas le sinistre animal.
    455 Mais les trois champions, pleins de vin et d'audace,
    456 Du palais cependant passent la grande place ;
    457 Et, suivant de Bacchus les auspices sacrés,
    458 De l'auguste chapelle ils montent les degrés.
    459 Ils atteignaient déjà le superbe portique
    460 Où Ribou le libraire, au fond de sa boutique,
    461 Sous vingt fidèles clefs, garde et tient en dépôt
    462 L'amas toujours entier des écrits de Haynaut :
    463 Quand Boirude, qui voit que le péril approche,
    464 Les arrête, et, tirant un fusil de sa poche,
    465 Des veines d'un caillou, qu'il frappe au même instant,
    466 Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant ;
    467 Et bientôt, au brasier d'une mèche enflammée,
    468 Montre, à l'aide du soufre, une cire allumée.
    469 Cet astre tremblotant, dont le jour les conduit,
    470 Est pour eux un soleil au milieu de la nuit.
    471 Le temple à sa faveur est ouvert par Boirude :
    472 Ils passent de la nef la vaste solitude,
    473 Et dans la sacristie entrant, non sans terreur,
    474 En percent jusqu'au fond la ténébreuse horreur.
    475 C'est là que du lutrin gît la machine énorme :
    476 La troupe quelque temps en admire la forme.
    477 Mais le barbier, qui tient les moments précieux :
    478 Ce spectacle n'est pas pour amuser nos yeux,
    479 Dit-il : ce temps est cher, portons-le dans le temple :
    480 C'est là qu'il faut demain qu'un prélat le contemple.
    481 Et d'un bras, à ces mots, qui peut tout ébranler,
    482 Lui-même, se courbant, s'apprête à le rouler.
    483 Mais à peine il y touche, ô prodige incroyable !
    484 Que du pupitre sort une voix effroyable.
    485 Brontin en est ému, le sacristain pâlit ;
    486 Le perruquier commence à regretter son lit.
    487 Dans son hardi projet toutefois il s'obstine ;
    488 Lorsque des flanc poudreux de la vaste machine
    489 L'oiseau sort en courroux, et, d'un cri menaçant,
    490 Achève d'étonner le barbier frémissant :
    491 De ses ailes dans l'air secouant la poussière,
    492 Dans la main de Boirude il éteint la lumière.
    493 Les guerriers à ce coup demeurent confondus ;
    494 Ils regagnent la nef, de frayeur éperdus :
    495 Sous leurs corps tremblotants leurs genoux s'affaiblissent,
    496 D'une subite horreur leurs cheveux se hérissent ;
    497 Et bientôt, au travers des ombres de la nuit,
    498 Le timide escadron se dissipe et s'enfuit.
    499 Ainsi lorsqu'en un coin, qui leur tient lieu d'asile,
    500 D'écoliers libertins une troupe indocile,
    501 Loin des yeux d'un préfet au travail assidu
    502 Va tenir quelquefois un brelan défendu :
    503 Si du vaillant Argas la figure effrayante
    504 Dans l'ardeur du plaisir à leurs yeux se présente,
    505 Le jeu cesse à l'instant, l'asile est déserté,
    506 Et tout fuit à grand pas le tyran redouté.
    507 La Discorde, qui voit leur honteuse disgrâce,
    508 Dans les airs, cependant tonne, éclate, menace,
    509 Et, malgré la frayeur dont leurs coeurs sont glacés,
    510 S'apprête à réunir ses soldats dispersés.
    511 Aussitôt de Sidrac elle emprunte l'image :
    512 Elle ride son front, allonge son visage,
    513 Sur un bâton noueux laisse courber son corps,
    514 Dont la chicane semble animer les ressorts ;
    515 Prend un cierge en sa main, et d'une voix cassée,
    516 Vient ainsi gourmander la troupe terrassée.
    517 Lâches, où fuyez-vous ? quelle peur vous abat ?
    518 Aux cris du vil oiseau vous cédez sans combat ?
    519 Où sont ces beaux discours jadis si pleins d'audace ?
    520 Craignez-vous d'un hibou l'impuissante grimace ?
    521 Que feriez-vous, hélas, si quelque exploit nouveau
    522 Chaque jour, comme moi, vous traînait au barreau ;
    523 S'il fallait, sans amis, briguant une audience,
    524 D'un magistrat glacé soutenir la présence,
    525 Ou, d'un nouveau procès, hardi solliciteur,
    526 Aborder sans argent un clerc de rapporteur ?
    527 Croyez-moi, mes enfants, je vous parle à bon titre :
    528 J'ai moi seul autrefois plaidé tout un chapitre ;
    529 Et le barreau n'a point de monstres si hagards,
    530 Dont mon oeil n'ait cent fois soutenu les regards.
    531 Tous les jours sans trembler j'assiégeais leurs passages.
    532 L'Eglise était alors fertile en grands courages :
    533 Le moindre d'entre nous, sans argent, sans appui,
    534 Eût plaidé le prélat, et le chantre avec lui.
    535 Le monde, de qui l'âge avance les ruines,
    536 Ne peut plus enfanter de ces âmes divines :
    537 Mais que vos coeurs, du moins, imitant leurs vertus,
    538 De l'aspect d'un hibou ne soient pas abattus.
    539 Songez quel déshonneur va souiller votre gloire,
    540 Quand le chantre demain entendra sa victoire.
    541 Vous verrez tous les jours le chanoine insolent,
    542 Au seul mot de hibou, vous sourire en parlant.
    543 Votre âme, à ce penser, de colère murmure :
    544 Allez donc de ce pas en prévenir l'injure ;
    545 Méritez les lauriers qui vous sont réservés,
    546 Et ressouvenez-vous quel prélat vous servez.
    547 Mais déjà la fureur dans vos yeux étincelle.
    548 Marchez, courez, volez où l'honneur vous appelle.
    549 Que le prélat, surpris d'un changement si prompt,
    550 Apprenne la vengeance aussitôt que l'affront.
    551 En achevant ces mots, la déesse guerrière
    552 De son pied trace en l'air un sillon de lumière ;
    553 rend aux trois champions leur intrépidité,
    554 Et les laisse tout pleins de sa divinité.
    555 C'est ainsi, grand Condé, qu'en ce combat célèbre,
    556 Où ton bras fit trembler le Rhin, l'Escaut et l'Ebre,
    557 Lorsqu'aux plaines de Lens nos bataillons poussés
    558 Furent presque à tes yeux ouverts ou renversés,
    559 Ta valeur, arrêtant les troupes fugitives,
    560 Rallia d'un regard leurs cohortes craintives ;
    561 Répandit dans leurs rangs ton esprit belliqueux,
    562 Et força la victoire à te suivre avec eux.
    563 La colère à l'instant succédant à la crainte,
    564 Ils rallument le feu de leur bougie éteinte :
    565 Ils rentrent ; l'oiseau sort : l'escadron raffermi
    566 Rit du honteux départ d'un si faible ennemi.
    567 Aussitôt dans le choeur la machine emportée
    568 Est sur le banc du chantre à grand bruit remontée.
    569 Ses ais demi-pourris, que l'âge a relâchés,
    570 Sont à coups de maillet unis et rapprochés.
    571 Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent,
    572 Les murs en sont émus, les voûtes en mugissent.
    573 Et l'orgue même en pousse un long gémissement.
    574 Que fais-tu, chantre, hélas ! dans ce triste moment ?
    575 Tu dors d'un profond somme, et ton coeur sans alarmes
    576 Ne sait pas qu'on bâtit l'instrument de tes larmes !
    577 Oh ! que si quelque bruit, par un heureux réveil,
    578 T'annonçait du lutrin le funeste appareil ;
    579 Avant que de souffrir qu'on en posât la masse,
    580 Tu viendrais en apôtre expirer dans ta place ;
    581 Et, martyr glorieux d'un point d'honneur nouveau
    582 Offrir ton corps aux clous et ta tête au marteau.
    583 Mais déjà sur ton banc la machine enclavée
    584 Est, durant ton sommeil, à ta honte élevée.
    585 Le sacristain achève en deux coups de rabot ;
    586 Et le pupitre enfin tourne sur son pivot.
    587 Les cloches, dans les airs, de leurs voix argentines, 
    588 Appelaient à grand bruit les chantres à matines ;
    589 Quand leur chef, agité d'un sommeil effrayant,
    590 Encor tout en sueur se réveille en criant.
    591 Aux élans redoublés de sa voix douloureuse,
    592 Tous ses valets tremblants quittent la plume oiseuse ;
    593 Le vigilant Girot court à lui le premier :
    594 C'est d'un maître si saint le plus digne officier ;
    595 La porte dans le choeur à sa garde est commise :
    596 Valet souple au logis, fier huissier à l'église.
    597 Quel chagrin, lui dit-il, trouble votre sommeil ?
    598 Quoi ! voulez-vous au choeur prévenir le soleil ?
    599 Ah ! dormez, et laissez à des chantres vulgaires
    600 Le soin d'aller sitôt mériter leurs salaires.
    601 Ami, lui dit le chantre encor pâle d'horreur,
    602 N'insulte point, de grâce, à ma juste terreur :
    603 Mêle plutôt ici tes soupirs à mes plaintes,
    604 Et tremble en écoutant le sujet de mes craintes.
    605 Pour la seconde fois un sommeil grâcieux
    606 Avait sous ses pavots appesanti mes yeux ;
    607 Quand, l'esprit enivré d'une douce fumée,
    608 J'ai cru remplir au choeur ma place accoutumée.
    609 Là, triomphant aux yeux des chantres impuissants,
    610 Je bénissais le peuple, et j'avalais l'encens ;
    611 Lorsque du fond caché de notre sacristie
    612 Une épaisse nuée à longs flots est sortie,
    613 Qui, s'ouvrant à mes yeux, dans un bleuâtre éclat
    614 M'a fait voir un serpent conduit par le prélat.
    615 Du corps de ce dragon, plein de soufre et de nitre,
    616 Une tête sortait en forme de pupitre,
    617 Dont le triangle affreux, tout hérissé de crins,
    618 Surpassait en grosseur nos plus épais lutrins.
    619 Animé par son guide, en sifflant il s'avance :
    620 Contre moi sur mon banc je le vois qui s'élance.
    621 J'ai crié, mais en vain : et, fuyant sa fureur,
    622 Je me suis réveillé plein de trouble et d'horreur.
    623 Le chantre, s'arrêtant à cet endroit funeste,
    624 A ses yeux effrayés laisse dire le reste.
    625 Girot en vain l'assure, et, riant de sa peur,
    626 Nomme sa vision l'effet d'une vapeur :
    627 Le désolé vieillard, qui hait la raillerie,
    628 Lui défend de parler, sort du lit en furie.
    629 On apporte à l'instant ses somptueux habits,
    630 Où sur l'ouate molle éclata le tabis.
    631 D'une longue soutane il endosse la moire,
    632 Prend ses gants violets, les marques de sa gloire ;
    633 Et saisit, en pleurant, ce rochet qu'autrefois
    634 Le prélat trop jaloux lui rogna de trois doigts.
    635 Aussitôt d'un bonnet ornant sa tête grise,
    636 Déjà l'aumuce en main il marche vers l'église,
    637 Et, hâtant de ses ans l'importune langueur, 
    638 Court, vole, et, le premier, arrive dans le choeur.
    639 O toi qui, sur ces bords qu'une eau dormante mouille
    640 Vit combattre autrefois le rat et la grenouille ;
    641 Qui, par les traits hardis d'un bizarre pinceau,
    642 Mit l'Italie en feu pour la perte d'un seau ;
    643 Muse, prête à ma bouche une voix plus sauvage,
    644 Pour chanter le dépit, la colère, la rage,
    645 Que le chantre sentit allumer dans son sang
    646 A l'aspect du pupitre élevé sur son banc.
    647 D'abord pâle et muet, de colère immobile,
    648 A force de douleur, il demeura tranquille ;
    649 Mais sa voix s'échappant au travers des sanglots
    650 Dans sa bouche à la fin fit passage à ces mots :
    651 La voilà donc, Girot, cette hydre épouvantable
    652 Que m'a fait voir un songe, hélas ! trop véritable !
    653 Je le vois ce dragon tout prêt à m'égorger,
    654 Ce pupitre fatal qui me doit ombrager !
    655 Prélat, que t'ai-je fait ? quelle rage envieuse
    656 Rend pour me tourmenter ton âme ingénieuse ?
    657 Quoi ! même dans ton lit, cruel, entre deux draps,
    658 Ta profane fureur ne se repose pas !
    659 O ciel ! quoi ! sur mon banc une honteuse masse
    660 Désormais me va faire un cachot de ma place !
    661 Inconnu dans l'église, ignoré dans ce lieu,
    662 Je ne pourrai donc plus être vu que de Dieu !
    663 Ah ! plutôt qu'un moment cet affront m'obscurcisse,
    664 Renonçons à l'autel, abandonnons l'office ;
    665 Et, sans lasser le ciel par de chants superflus,
    666 Ne voyons plus un choeur où l'on ne nous voit plus.
    667 Sortons... Mais cependant mon ennemi tranquille
    668 Jouira sur son banc de ma rage inutile,
    669 Et verra dans le choeur le pupitre exhaussé
    670 Tourner sur le pivot où sa main l'a placé !
    671 Non, s'il n'est abattu, je ne saurais plus vivre.
    672 A moi, Girot, je veux que mon bras l'en délivre.
    673 Périssons s'il le faut, mais de ses ais brisés
    674 Entraînons, en mourant, les restes divisés.
    675 A ces mots, d'une main par la rage affermie,
    676 Il saisissait déjà la machine ennemie.
    677 Lorsqu'en ce sacré lieu, par un heureux hasard,
    678 Entre Jean le choriste, et le sonneur Girard
    679 Deux Manseaux renommés, en qui l'expérience
    680 Pour les procès est jointe à la vaste science.
    681 L'un et l'autre aussitôt prend part à son affront.
    682 Toutefois condamnant un mouvement trop prompt
    683 Du lutrin, disent-ils, abattons la machine :
    684 Mais ne nous chargeons pas tous seuls de sa ruine ;
    685 Et que tantôt, aux yeux du chapitre assemblé,
    686 Il soit sous trente mains en plein jour accablé.
    687 Ces mots des mains du chantre arrachent le pupitre.
    688 J'y consens, leur dit-il ; assemblons le chapitre.
    689 Allez donc de ce pas, par de saints hurlements,
    690 Vous-mêmes appeler les chanoines dormants.
    691 Partez. Mais ce discours les surprend et les glace.
    692 Nous ! qu'en ce vain projet, pleins d'une folle audace,
    693 Nous allions, dit Girard, la nuit nous engager !
    694 De notre complaisance osez-vous l'exiger ?
    695 Hé ! seigneur ! quand nos cris pourraient, du fond des rues,
    696 De leurs appartements percer les avenues,
    697 Réveiller ces valets autour d'eux étendus,
    698 De leurs sacrés repos ministres assidus,
    699 Et pénétrer des lits aux bruits inaccessibles ;
    700 Pensez-vous, au moment que les ombres paisibles 
    701 A ces lits enchanteurs ont su les attacher.
    702 Que la voix d'un mortel les en puisse arracher ?
    703 Deux chantres feront-ils, dans l'ardeur de vous plaire,
    704 Ce que depuis trente ans six cloches n'ont pu faire ?
    705 Ah ! je vois bien où tend tout ce discours trompeur,
    706 Reprend le chaud vieillard : le prélat vous fait peur.
    707 Je vous ai vus cent fois, sous sa main bénissante,
    708 Courber servilement une épaule tremblante.
    709 Hé bien ! allez ; sous lui fléchissez les genoux :
    710 Je saurai réveiller les chanoines sans vous.
    711 Viens, Girot, seul ami qui me reste fidèle :
    712 Prenons du saint jeudi la bruyante crécelle.
    713 Suis-moi. Qu'à son lever le soleil aujourd'hui
    714 trouve tout le chapitre éveillé devant lui.
    715 Il dit. Du fond poudreux d'une armoire sacrée
    716 Par les mains de Girot la crécelle est tirée.
    717 Ils sortent à l'instant, et, par d'heureux efforts,
    718 Du lugubre instrument font crier les ressorts.
    719 Pour augmenter l'effroi, la Discorde infernale
    720 Monte dans le palais, entre dans la grand'salle,
    721 Et, du fond de cet antre, au travers de la nuit,
    722 Fait sortir le démon du tumulte et du bruit.
    723 Le quartier alarmé n'a plus d'yeux qui sommeillent ;
    724 Déjà de toutes parts les chanoines s'éveillent
    725 L'on croit que le tonnerre est tombé sur les toits,
    726 Et que l'église brûle une seconde fois ;
    727 L'autre, encor agité de vapeurs plus funèbres,
    728 Pense être au jeudi saint, croit que l'on dit ténèbres,
    729 Et déjà tout confus, tenant midi sonné,
    730 En soi-même frémit de n'avoir point dîné.
    731 Ainsi, lorsque tout prêt à briser cent murailles
    732 Louis, la foudre en main abandonnant Versailles,
    733 Au retour du soleil et des zéphyrs nouveaux,
    734 Fait dans les champs de Mars déployer les drapeaux ;
    735 Au seul bruit répandu de sa marche étonnante,
    736 Le Danube s'émeut, le Tage s'épouvante,
    737 Bruxelle attend le coup qui la doit foudroyer,
    738 Et le Batave encore est prêt à se noyer.
    739 Mais en vain dans leurs lits un juste effroi les presse :
    740 Aucun ne laisse encor la plume enchanteresse.
    741 Pour les en arracher Girot s'inquiétant
    742 Va crier qu'au chapitre un repas les attend.
    743 Ce mot, dans tous les coeurs répand la vigilance.
    744 Tout s'ébranle, tout sort, tout marche en diligence.
    745 Ils courent au chapitre, et chacun se pressant
    746 Flatte d'un doux espoir son appétit naissant.
    747 Mais, ô d'un déjeuner vaine et frivole attente !
    748 A peine ils sont assis, que, d'une voix dolente,
    749 Le chantre désolé, lamentant son malheur,
    750 Fait mourir l'appétit et naître la douleur.
    751 Le seul chanoine Evrard, d'abstinence incapable,
    752 Ose encor proposer qu'on apporte la table.
    753 Mais il a beau presser, aucun ne lui répond :
    754 Quand le premier rompant ce silence profond,
    755 Alain tousse et se lève ; Alain, ce savant homme,
    756 Qui de Bauny vingt fois a lu toute la somme,
    757 Qui possède Abéli, qui sait tout Raconis,
    758 Et même entend, dit-on, le latin d'A-Kempis.
    759 N'en doutez point, leur dit ce savant canoniste,
    760 Ce coup part, j'en suis sûr, d'une main janséniste.
    761 Mes yeux en sont témoins : j'ai vu moi-même hier
    762 Entrer chez le prélat le chapelain Garnier.
    763 Arnaud, cet hérétique ardent à nous détruire,
    764 Par ce ministre adroit tente de le séduire :
    765 Sans doute il aura lu dans son saint Augustin
    766 Qu'autrefois saint Louis érigea ce lutrin ;
    767 Il va nous inonder des torrents de sa plume.
    768 Il faut, pour lui répondre, ouvrir plus d'un volume.
    769 Consultons sur ce point quelque auteur signalé ;
    770 Voyons si des lutrins Bauny n'a point parlé
    771 Etudions enfin, il en est temps encore ;
    772 Et, pour ce grand projet, tantôt dès que l'aurore
    773 Rallumera le jour dans l'onde enseveli,
    774 Que chacun prenne en main le moelleux Abéli.
    775 Ce conseil imprévu de nouveau les étonne :
    776 Surtout le gras Evrard d'épouvante en frissonne.
    777 Moi, dit-il, qu'à mon âge, écolier tout nouveau,
    778 J'aille pour un lutrin me troubler le cerveau !
    779 O le plaisant conseil ! Non, non, songeons à vivre :
    780 Va maigrir, si tu veux, et sécher sur un livre.
    781 Pour moi, je lis la bible autant que l'alcoran :
    782 Je sais ce qu'un fermier nous doit rendre par an ;
    783 Sur quelle vigne à Reims nous avons hypothèque :
    784 Vingt muids rangés chez moi font ma bibliothèque.
    785 En plaçant un pupitre on croit nous rabaisser :
    786 Mon bras seul sans latin saura le renverser.
    787 Que m'importe qu'Arnaud me condamne ou m'approuve ?
    788 J'abats ce qui me nuit partout où je le trouve :
    789 C'est là mon sentiments. A quoi bon tant d'apprêts ?
    790 Du reste déjeûnons, messieurs, et buvons frais.
    791 Ce discours, que soutient l'embonpoint du visage,
    792 Rétablit l'appétit, réchauffe le courage.
    793 Mais le chantre surtout en paraît rassuré,
    794 Oui, dit-il, le pupitre a déjà trop duré.
    795 Allons sur sa ruine assurer ma vengeance :
    796 Donnons à ce grand oeuvre une heure d'abstinence,
    797 Et qu'au retour tantôt un ample déjeûner
    798 Longtemps nous tienne à table, et s'unisse au dîner.
    799 Aussitôt il se lève, et la troupe fidèle
    800 Par ces mots attirants sent redoubler son zèle.
    801 Ils marchent droit au coeur d'un pas audacieux.
    802 Et bientôt le lutrin se fait voir à leurs yeux.
    803 A ce terrible objet aucun d'eux ne consulte,
    804 Sur l'ennemi commun ils fondent en tumulte,
    805 Ils sapent le pivot, qui se défend en vain ;
    806 Chacun sur lui d'un coup veut honorer sa main.
    807 Enfin sous tant d'efforts la machine succombe,
    808 Et son corps entr'ouvert chancelle, éclate et tombe :
    809 Tel sur les monts glacés des farouches Gélons
    810 Tombe un chêne battu des voisins aquilons ;
    811 Ou tel, abandonné de ses poutres usées,
    812 Fond enfin un vieux toit sous ses tuiles brisées.
    813 La masse est emportée, et ses ais arrachés
    814 Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.
    815 L'Aurore cependant, d'un juste effroi troublée,
    816 Des chanoines levés voit la troupe assemblée,
    817 Et contemple longtemps, avec des yeux confus,
    818 Ces visages fleuris qu'elle n'a jamais vus.
    819 Chez Sidrac aussitôt Brontin d'un pied fidèle
    820 Du pupitre abattu va porter la nouvelle.
    821 Le vieillard de ses soins bénit l'heureux succès,
    822 Et sur le bois détruit bâtit mille procès.
    823 L'espoir d'un doux tumulte échauffant son courage,
    824 Il ne sent plus le poids ni les glaces de l'âge ;
    825 Et chez le trésorier, de ce pas, à grand bruit,
    826 Vient éclater au jour les crimes de la nuit.
    827 Au récit imprévu de l'horrible insolence,
    828 Le prélat hors du lit impétueux s'élance
    829 Vainement d'un breuvage à deux mains apporté
    830 Gilotin avant tout le veut voir humecté :
    831 Il veut partir à jeun. Il se peigne, il s'apprête ;
    832 L'ivoire trop hâté deux fois rompt sur sa tête,
    833 Et deux fois de sa main le buis tombe en morceaux ;
    834 Tel Hercule filant rompait tous les fuseaux,
    835 Il sort demi-paré. Mais déjà sur sa porte
    836 Il voit de saints guerriers une ardente cohorte,
    837 Qui tous, remplis pour lui d'une égale vigueur,
    838 Sont prêts, pour le servir, à déserter le choeur.
    839 Mais le vieillard condamne un projet inutile.
    840 Nos destins sont, dit-il, écrits chez la Sibylle :
    841 Son antre n'est pas loin ; allons la consulter,
    842 Et subissons la loi qu'elle nous va dicter.
    843 Il dit : à ce conseil, où la raison domine,
    844 Sur ses pas au barreau la troupe s'achemine,
    845 Et bientôt dans le temple, entend, non sans frémir,
    846 De l'antre redouté les soupiraux gémir.
    847 Entre ces vieux appuis dont l'affreuse grand'salle
    848 Soutient l'énorme poids de sa voûte infernale,
    849 Est un pilier fameux, des plaideurs respecté,
    850 Et toujours de Normands à midi fréquenté.
    851 Là, sur des tas poudreux de sacs et de pratique,
    852 Hurle tous les matins une Sibylle étique :
    853 On l'appelle Chicane ; et ce monstre odieux
    854 Jamais pour l'équité n'eut d'oreilles ni d'yeux.
    855 La Disette au teint blême, et la triste Famine,
    856 Les Chagrins dévorants, et l'infâme Ruine,
    857 Enfants infortunés de ses raffinements,
    858 Troublent l'air d'alentour de longs gémissements.
    859 Sans cesse feuilletant les lois et la coutume,
    860 Pour consumer autrui, le monstre se consume ;
    861 Et, dévorant maison, palais, châteaux entiers,
    862 Rend pour des monceaux d'or de vains tas de papiers.
    863 Sous le coupable effort de ta noire insolence,
    864 Thémis a vu cent fois chanceler sa balance.
    865 Incessamment il va de détour en détour.
    866 Comme un hibou, souvent il se dérobe au jour :
    867 Tantôt, les yeux en feu, c'est un lion superbe ;
    868 Tantôt, humble serpent, il se glisse sous l'herbe.
    869 En vain, pour le dompter, le plus juste des rois
    870 Fit régler le chaos des ténébreuses lois ;
    871 Ses griffes vainement par Pussort accourcies,
    872 Se rallongent déjà, toujours d'encre noircies ;
    873 Et ses ruses, perçant et digues et remparts,
    874 Par cent brèches déjà rentrent de toutes parts.
    875 Le vieillard humblement l'aborde et le salue,
    876 Et faisant, avant tout, briller l'or à sa vue :
    877 Reine des longs procès, dit-il, dont le savoir
    878 Rend la force inutile, et les lois sans pouvoir,
    879 Toi, pour qui dans le Mans le laboureur moissonne,
    880 Pour qui naissent à Caen tous les fruits de l'automne :
    881 Si, dès mes premiers ans, heurtant tous les mortels,
    882 L'encre a toujours pour loi coulé sur tes autels,
    883 Daigne encor me connaître en ma saison dernière ;
    884 D'un prélat qui t'implore exauce la prière.
    885 Un rival orgueilleux, de sa gloire offensé,
    886 A détruit le lutrin par nos mains redressé.
    887 Epuise en sa faveur ta science fatale :
    888 Du digeste et du code ouvre-nous le dédale;
    889 Et montre-nous cet art, connu de tes amis,
    890 Qui, dans ses propres lois, embarrasse Thémis.
    891 La Sibylle, à ces mots, déjà hors d'elle-même,
    892 Fait lire sa fureur sur son visage blême,
    893 Et, pleine du démon qui la vient oppresser,
    894 Par ces mots étonnants tâche à le repousser.
    895 Chantres, ne craignez plus une audace insensée.
    896 Je vois, je vois au choeur la masse replacée :
    897 Mais il faut des combats. Tel est l'arrêt du sort,
    898 Et surtout évitez un dangereux accord.
    899 Là bornant son discours, encor tout écumante,
    900 Elle souffle aux guerriers l'esprit qui la tourmente ;
    901 Et dans leurs coeurs brûlants de la soif de plaider
    902 Verse l'amour de nuire, et la peur de céder.
    903 Pour tracer à loisir une longue requête,
    904 A retourner chez soi leur brigade s'apprête.
    905 Sous leurs pas diligents le chemin disparoît,
    906 Et le pilier, loin d'eux, déjà baisse et décroît.
    907 Loin du bruit cependant les chanoines à table
    908 Immolent trente mets à leur faim indomptable.
    909 Leur appétit fougueux, par l'objet excité,
    910 Parcourt tous les recoins d'un monstrueux pâté ;
    911 Par le sel irritant la soif est allumée :
    912 Lorsque d'un pied léger la prompte Renommée,
    913 Semant partout l'effroi, vient au chantre éperdu
    914 Conter l'affreux détail de l'oracle rendu.
    915 Il se lève, enflammé de muscat et de bile,
    916 Et prétend à son tour consulter la Sibylle.
    917 Evrard a beau gémir du repas déserté,
    918 Lui-même est au barreau par le nombre emporté.
    919 Par les détours étroits d'une barrière oblique,
    920 Ils gagnent les degrés, et le perron antique
    921 Où sans cesse, étalant bons et méchants écrits,
    922 Barbin vend aux passants les auteurs à tout prix.
    923 Là le chantre à grand bruit arrive et se fait place,
    924 Dans le fatal instant que, d'un égale audace,
    925 Le prélat et sa troupe , à pas tumultueux,
    926 Descendaient du palais l'escalier tortueux.
    927 L'un et l'autre rival, s'arrêtant au passage,
    928 Se mesure des yeux, s'observe, s'envisage ;
    929 Une égale fureur anime les esprits :
    930 Tels deux fougueux taureaux, de jalousie épris
    931 Auprès d'une génisse au front large et superbe
    932 Oubliant tous les jours le pâturage et l'herbe,
    933 A l'aspect l'un de l'autre, embrasés, furieux,
    934 Déjà le front baissé, se menacent des yeux.
    935 Mais Evrard, en passant coudoyé par Boirude,
    936 Ne sait point contenir son aigre inquiétude ;
    937 Il entre chez Barbin, et, d'un bras irrité,
    938 Saisissant du Cyrus un volume écarté,
    939 Il lance au sacristain le tome épouvantable.
    940 Boirude fuit le coup : le volume effroyable
    941 Lui rase le visage, et, droit dans l'estomac,
    942 Va frapper en sifflant l'infortuné Sidrac.
    943 Le vieillard, accablé de l'horrible Artamène,
    944 Tombe aux pieds du prélat, sans pouls et sans haleine.
    945 Sa troupe le croit mort, et chacun empressé
    946 Se croit frappé du coup dont il le voit blessé.
    947 Aussitôt contre Evrard vingt champions s'élancent ;
    948 Pour soutenir leur choc les chanoine s'avancent.
    949 La Discorde triomphe, et du combat fatal
    950 Par un cri donne en l'air l'effroyable signal.
    951 Chez le libraire absent tout entre, tout se mêle :
    952 Les livres sur Evrard fondent comme la grêle
    953 Qui, dans un grand jardin, à coups impétueux,
    954 Abat l'honneur naissant des rameaux fructueux.
    955 Chacun s'arme au hasard du livre qu'il rencontre :
    956 L'un tient l'Edit d'amour, l'autre en saisit la Montre ;
    957 L'un prend le seul Jonas qu'on ait vu relié ;
    958 L'autre un Tasse français, en naissant oublié.
    959 L'élève de Barbin, commis à la boutique,
    960 veut en vain s'opposer à leur fureur gothique :
    961 Les volumes, sans choix à la tête jetés,
    962 Sur le perron poudreux volent de tous côtés :
    963 Là, près d'un Guarini, Térence tombe à terre ;
    964 Là, Xénophon dans l'air heurte contre un la Serre,
    965 Oh ! que d'écrits obscurs, de livres ignorés,
    966 Furent en ce grand jour de la poudre tirés !
    967 Vous en fûtes tirés, Almerinde et Simandre :
    968 Et toi, rebut du peuple, inconnu Caloandre, 
    969 Dans ton repos, dit-on, saisi par Gaillerbois,
    970 Tu vis le jour alors pour la première fois.
    971 Chaque coup sur la chair laisse une meurtrissure :
    972 Déjà plus d'un guerrier se plaint d'une blessure.
    973 D'un le Vayer épais Giraut est renversé :
    974 Marineau, d'un Brébeuf à l'épaule blessé,
    975 En sent par tout le bras une douleur amère,
    976 Et maudit le Pharsale aux provinces si chère.
    977 D'un Pinchêne in-quarto Dodillon étourdi
    978 A longtemps le teint pâle et le coeur affadi.
    979 Au plus fort du combat le chapelain Garagne,
    980 Vers le sommet du front atteint d'un Charlemagne,
    981 (Des vers de ce poème effet prodigieux)!
    982 Tout prêt à s'endormir, bâille, et ferme les yeux.
    983 A plus d'un combattant la Clélie est fatale :
    984 Girou dix fois par elle éclate et se signale.
    985 Mais tout cède aux efforts du chanoine Fabri.
    986 Ce guerrier, dans l'église aux querelles nourri,
    987 Est robuste de corps, terrible de visage,
    988 Et de l'eau dans son vin n'a jamais su l'usage.
    989 Il terrasse lui seul et Guilbert et Grasset,
    990 Et Gorillon la basse, et Grandin le fausset,
    991 Et Gerbais l'agréable, et Guerin l'insipide.
    992 Des chantres désormais la brigade timide
    993 S'écarte, et du palais regagne les chemins :
    994 Telle, à l'aspect d'un loup, terreur des champs voisins,
    995 Fuit d'agneaux effrayés une troupe bêlante ;
    996 Ou tels devant Achille, aux campagnes de Xanthe,
    997 Les Troyens se sauvaient à l'abri de leurs tours,
    998 Quand Brontin à Boirude adresse ce discours :
    999 Illustre porte-croix, par qui notre bannière
   1000 N'a jamais en marchant fait un pas en arrière,
   1001 Un chanoine lui seul triomphant du prélat
   1002 Du rochet à nos yeux ternira-t-il l'éclat ?
   1003 Non, non : pour te couvrir de sa main redoutable,
   1004 Accepte de mon corps l'épaisseur favorable.
   1005 Viens, et, sous ce rempart, à ce guerrier hautain
   1006 Fais voler ce Quinault qui me reste à la main.
   1007 A ces mots, il lui tend le doux et tendre ouvrage.
   1008 Le sacristain, bouillant de zèle et de courage,
   1009 Le prend, se cache, approche, et, droit entre le syeux,
   1010 Frappe du noble écrit l'athlète audacieux.
   1011 Mais c'est pour l'ébranler une faible tempête,
   1012 Le livre sans vigueur mollit contre sa tête.
   1013 Le chanoine les voit, de colère embrasé :
   1014 Attendez, leur dit-il, couple lâche et rusé,
   1015 Et jugez si ma main, aux grands exploits novice,
   1016 Lance à mes ennemis un livre qui mollisse.
   1017 A ces mots il saisit un vieil Infortiat,
   1018 Grossi des visions d'Accurse et d'Alciat,
   1019 Inutile ramas de gothique écriture,
   1020 Dont quatre ais mal unis formaient la couverture,
   1021 Entouré à demi d'un vieux parchemin noir,
   1022 Où pendait à trois clous un reste de fermoir.
   1023 Sur l'ais qui le soutient auprès d'un Avicenne,
   1024 Deux des plus forts mortels l'ébranleraient à peine :
   1025 Le chanoine pourtant l'enlève sans effort,
   1026 Et, sur le couple pâle et déjà demi-mort,
   1027 Fait tomber à deux mains l'effroyable tonnerre.
   1028 Les guerriers de ce coup vont mesurer la terre,
   1029 Et, du bois et des clous meurtris et déchirés,
   1030 Longtemps, loin du perron, roulent sur les degrés.
   1031 Au spectacle étonnant de leur chute imprévue,
   1032 Le prélat pousse un cri qui pénètre la nue.
   1033 Il maudit dans son coeur le démon des combats,
   1034 Et de l'horreur du coup il recule six pas.
   1035 Mais bientôt rappelant son antique prouesse
   1036 Il tire du manteau sa dextre vengeresse ;
   1037 Il part, et, de ses doigts saintement allongés, 
   1038 Bénit tous les passants, en deux files rangés.
   1039 Il sait que l'ennemi, que ce coup va surprendre,
   1040 Désormais sur ses pieds ne l'oserait attendre,
   1041 Et déjà voit pour lui tout ce peuple en courroux
   1042 Crier aux combattants : Profanes, à genoux !
   1043 Le chantre, qui de loin voit approcher l'orage,
   1044 Dans son coeur éperdu cherche en vain du courage :
   1045 Sa fierté l'abandonne, il tremble, il cède, il fuit.
   1046 Le long des sacrés murs sa brigade le suit :
   1047 Tout s'écarte à l'instant ; mais aucun n'en réchappe ;
   1048 Partout le doigt vainqueur les suit et les rattrape.
   1049 Evrard seul, en un coin prudemment retiré,
   1050 Se croyait à couvert de l'insulte sacré :
   1051 Mais le prélat vers lui fait une marche adroite,
   1052 Il l'observe de l'oeil ; et tirant vers la droite,
   1053 Tout d'un coup tourne à gauche, et d'un bras fortuné
   1054 Bénit subitement le guerrier consterné.
   1055 Le chanoine, surpris de la foudre mortelle,
   1056 Se dresse, et lève en vain une tête rebelle ;
   1057 Sur ses genoux tremblants il tombe à cet aspect,
   1058 Et donne à la frayeur ce qu'il doit au respect.
   1059 Dans le temple aussitôt le prélat plein de gloire
   1060 Va goûter les doux fruits de sa sainte victoire ;
   1061 Et de leur vain projet les chanoines punis
   1062 S'en retournent chez eux, éperdus et bénis.
   1063 Tandis que tout conspire à la guerre sacrée,
   1064 La Piété sincère, aux Alpes retirée,
   1065 Du fond de son désert entend les tristes cris,
   1066 De ses sujets cachés dans les murs de Paris.
   1067 Elle quitte à l'instant sa retraite divine
   1068 La Foi, d'un pas certain, devant elle chemine ;
   1069 L'Espérance au front gai l'appuie et la conduit ;
   1070 Et, la bourse à la main, la Charité la suit.
   1071 Vers Paris elle vole, et d'une audace sainte,
   1072 Vient aux pieds de Thémis proférer cette plainte :
   1073 Vierge, effroi des méchants, appui de mes autels,
   1074 Qui, la balance en main, règle tous les mortels,
   1075 Ne viendrai-je jamais en tes bras salutaires
   1076 Que pousser des soupirs et pleurer mes misères !
   1077 Ce n'est donc pas assez qu'au mépris de tes lois
   1078 L'Hypocrisie ait pris et mon nom et ma voix ;
   1079 Que, sous ce nom sacré, partout ses mains avares
   1080 Cherchent à me ravir crosses, mitres, tiares !
   1081 Faudra-t-il voir encor cent monstres furieux
   1082 Ravager mes états usurpés à tes yeux !
   1083 Dans les temps orageux de mon naissant empire,
   1084 Au sortir de baptême on courait au martyre.
   1085 Chacun, plein de mon nom, ne respirait que moi :
   1086 Le fidèle, attentif aux règles de sa loi,
   1087 Fuyant des vanités la dangereuse amorce,
   1088 Aux honneurs appelé, n'y montait que par force :
   1089 Ces coeurs, que les bourreaux ne faisaient point frémir,
   1090 A l'offre d'une mitre étaient prêts à gémir ;
   1091 Et, sans peur des travaux, sur mes traces divines 
   1092 Couraient chercher le ciel au travers des épines.
   1093 Mais, depuis que l'Eglise eut, aux yeux des mortels,
   1094 De son sang en tous lieux cimenté ses autels, 
   1095 Le calme dangereux succédant aux orages,
   1096 Une lâche tiédeur s'empara des courages,
   1097 De leur zèle brûlant l'ardeur se ralentit.
   1098 Sous le joug des péchés leur foi s'appesantit :
   1099 Le moine secoua la cilice et la haire,
   1100 Le chanoine indolent apprit à ne rien faire ;
   1101 Le prélat, par la brigue aux honneurs parvenu,
   1102 Ne sut plus qu'abuser d'un humble revenu,
   1103 Et pour toutes vertus fit, au dos d'un carrosse,
   1104 A côté d'une mitre armorier sa crosse ;
   1105 L'Ambition partout chassa l'Humilité ;
   1106 Dans la crasse du froc logea la Vanité.
   1107 Alors de tous les coeurs l'union fut détruite.
   1108 Dans mes cloîtres sacrés la Discorde introduite
   1109 Y bâtit de mon bien ses plus sûrs arsenaux ;
   1110 Traîne tous mes sujets au pied des tribunaux.
   1111 En vain à ses fureurs j'opposai mes prières ;
   1112 L'insolente, à mes yeux, marcha sous mes bannières.
   1113 Pour comble de misère, un tas de faux docteurs
   1114 Vint flatter les péchés de discours imposteurs ;
   1115 Infectant les esprits d'exécrables maximes,
   1116 Voulut faire à Dieu même approuver tous les crimes.
   1117 Une servile peur tint lieu de charité,
   1118 Le besoin d'aimer Dieu passa pour nouveauté ;
   1119 Et chacun à mes pieds, conservant sa malice,
   1120 N'apporta de vertu que l'aveu de son vice.
   1121 Pour éviter l'affront de ces noirs attentats,
   1122 J'allai chercher le calme au séjour des frimas,
   1123 Sur ces monts entourés d'une éternelle glace
   1124 Où jamais au printemps les hivers n'ont fait place.
   1125 Mais, jusques dans la nuit de mes sacrés déserts,
   1126 Le bruit de mes malheurs fait retentir les airs.
   1127 Aujourd'hui même encore une voix trop fidèle
   1128 M'a d'un triste désastre apporté la nouvelle :
   1129 J'apprends que, dans ce temple où le plus saint des rois
   1130 Consacra tout le fruit de ses pieux exploits,
   1131 Et signala pour moi sa pompeuse largesse,
   1132 L'implacable Discorde et l'infâme Mollesse,
   1133 Foulant aux pieds les lois, l'honneur et le devoir,
   1134 Usurpent en mon nom le souverain pouvoir.
   1135 Souffriras-tu, ma soeur, une action si noire ?
   1136 Quoi ! ce temple, à ta porte, élevé pour ma gloire,
   1137 Où jadis des humains j'attirais tous les voeux,
   1138 Sera de leurs combats le théâtre honteux !
   1139 Non, non, il faut enfin que ma vengeance éclate :
   1140 Assez et trop longtemps l'impunité les flatte.
   1141 Prends ton glaive, et, fondant sur ces audacieux,
   1142 Viens aux yeux des mortels justifier les cieux.
   1143 Ainsi parle à sa soeur cette vierge enflammée :
   1144 La grâce est dans ses yeux d'un feu pur allumée.
   1145 Thémis sans différer lui promet son secours,
   1146 La flatte, la rassure et lui tient ce discours :
   1147 Chère et divine soeur, dont les mains secourables
   1148 Ont tant de fois séché les pleurs des misérables,
   1149 Pourquoi toi-même, en proie à tes vives douleurs,
   1150 Cherches-tu sans raison à grossir tes malheurs ?
   1151 En vain de tes sujets l'ardeur est ralentie ;
   1152 D'un ciment éternel ton Eglise est bâtie,
   1153 Et jamais de l'enfer les noirs frémissements
   1154 N'en sauraient ébranler les fermes fondements.
   1155 Au milieu des combats, des troubles, des querelles,
   1156 Ton nom encor chéri vit au sein des fidèles.
   1157 Crois-moi, dans ce lieu même où l'on veut t'opprimer,
   1158 Le trouble qui t'étonne est facile à calmer ;
   1159 Et, pour y rappeler la paix tant désirée,
   1160 Je vais t'ouvrir, ma soeur, une route assurée.
   1161 Prête-moi donc l'oreille, et retiens tes soupirs.
   1162 Vers ce temple fameux, si chers à tes désirs
   1163 Où le ciel fut pour toi si prodigue en miracles,
   1164 Non loin de ce palais où je rends mes oracles,
   1165 Est un vaste séjour des mortels révéré,
   1166 Et de clients soumis à toute heure entouré,
   1167 Là, sous le faix pompeux de ma pourpre honorable,
   1168 Veille au soin de ma gloire un homme incomparable,
   1169 Ariste, dont le Ciel et Louis ont fait choix
   1170 Pour régler ma balance et dispenser mes lois.
   1171 Par lui dans le barreau sur mon trône affermie
   1172 Je vois hurler en vain la chicane ennemie ;
   1173 Par lui la vérité ne craint plus l'imposteur,
   1174 Et l'orphelin n'est plus dévoré du tuteur.
   1175 Mais pourquoi vainement t'en retracer l'image ?
   1176 Tu le connais assez : Ariste est ton ouvrage.
   1177 C'est toi qui le formas dès ses plus jeunes ans :
   1178 Son mérite sans tache est un de tes présents.
   1179 Tes divines leçons, avec le lait sucées,
   1180 Allumèrent l'ardeur de ses nobles pensées.
   1181 Aussi son coeur, pour toi brûlant d'un si beau feu,
   1182 N'en fit point dans le monde un lâche désaveu ;
   1183 Et son zèle hardi, toujours prêt à paroître,
   1184 N'alla point se cacher dans le sombres d'un cloître.
   1185 Va le trouver, ma soeur a ton auguste nom,
   1186 Tout s'ouvrira d'abord en sa sainte maison.
   1187 Ton visage est connu de sa noble famille.
   1188 Tout y garde tes lois, enfants, soeurs, femme, fille.
   1189 Tes yeux d'un seul regard sauront le pénétrer ;
   1190 Et, pour obtenir tout, tu n'as qu'à te montrer.
   1191 Là s'arrêta Thémis. La Piété charmée
   1192 Sent renaître la joie en son âme calmée.
   1193 Elle court chez Ariste ; Et s'offrant à ses yeux :
   1194 Que me sert, lui dit-elle, Ariste qu'en tous lieux
   1195 Tu signales pour moi ton zèle et ton courage,
   1196 Si la Discorde impie à ma porte m'outrage ?
   1197 Elle court chez Ariste ; Et s'offrant à ses yeux :
   1198 Que me sert, lui dit-elle, Ariste qu'en tous lieux
   1199 A mes sacrés autels font un profane insulte,
   1200 Remplissent tout d'effroi, de trouble et de tumulte.
   1201 De leur crime à leurs yeux va-t-en peindre l'horreur :
   1202 Sauve-moi, sauve-les de leur propre fureur.
   1203 Elle sort à ces mots. Le héros en prière
   1204 Demeure tout couvert de feux et de lumière.
   1205 De la céleste fille il reconnaît l'éclat,
   1206 Et mande au même instant le chantre et le prélat.
   1207 Muse, c'est à ce coup que mon esprit timide
   1208 Dans sa course élevée a besoin qu'on le guide.
   1209 Pour chanter par quels soins, par quels nobles travaux
   1210 Un mortel sut fléchir ces superbes rivaux.
   1211 Mais plutôt, toi qui fis ce merveilleux ouvrage,
   1212 Ariste, c'est à toi d'en instruire nôtre âge.
   1213 Seul tu peux révéler par quel art tout puissant
   1214 Tu rendis tout-à-coup le chantre obéissant.
   1215 Tu sais par quel conseil rassemblant le chapitre
   1216 Lui-même, de sa main, reporta le pupitre ;
   1217 Et comment le prélat, de ses respects content,
   1218 Le fit du banc fatal enlever à l'instant.
   1219 Parle donc : c'est à toi d'éclaircir ces merveilles.
   1220 Il me suffit pour moi d'avoir su, par mes veilles
   1221 Jusqu'au sixième chant pousser ma fiction,
   1222 Et fait d'un vain pupitre un second Ilion.
   1223 Finissons. Aussi bien, quelque ardeur qui m'inspire,
   1224 Quand je songe au héros qui me reste à décrire,
   1225 Qu'il faut parler de toi, mon esprit éperdu
   1226 Demeure sans parole, interdit, confondu.
   1227 Ariste, c'est ainsi qu'en ce sénat illustre
   1228 Où Thémis, par tes soins, reprend son premier lustre,
   1229 Quand, la première fois, un athlète nouveau
   1230 Vient combattre en champ clos aux joutes du barreau,
   1231 Souvent sans y penser ton auguste présence
   1232 Troublant par trop d'éclat sa timide éloquence,
   1233 Le nouveau Cicéron, tremblant, décoloré,
   1234 Cherche en vain son discours sur sa langue égaré :
   1235 En vain, pour gagner temps, dans ses transes affreuses,
   1236 Traîne d'un dernier mot les syllabes honteuses ;
   1237 Il hésite, il bégaie ; et le triste orateur
   1238 Demeure enfin muet aux yeux du spectateur.
   1239 
   1240 Ô vous donc qui, brûlant d'une ardeur périlleuse,
   1241 Courez du bel esprit la carrière épineuse,
   1242 N'allez pas sur des vers sans fruit vous consumer,
   1243 Ni prendre pour génie un amour de rimer ;
   1244 Craignez d'un vain plaisir les trompeuses amorces,
   1245 Et consultez longtemps votre esprit et vos forces.
   1246 
   1247 
   1248 C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur
   1249 Pense de l'art des vers atteindre la hauteur.
   1250 S'il ne sent point du Ciel l'influence secrète,
   1251 Si son astre en naissant ne l'a formé poète,
   1252 Dans son génie étroit il est toujours captif ;
   1253 Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif.
   1254 
   1255 L'un peut tracer en vers une amoureuse flamme ;
   1256 L'autre d'un trait plaisant aiguiser l'épigramme.
   1257 
   1258 La nature, fertile en Esprits excellents,
   1259 Sait entre les Auteurs partager les talents
   1260 L'un peut tracer en vers une amoureuse flamme ;
   1261 L'autre d'un trait plaisant aiguiser l'épigramme.
   1262 MALHERBE d'un héros peut vanter les exploits ;
   1263 RACAN, chanter Philis, les bergers et les bois
   1264 Mais souvent un esprit qui se flatte et qui s'aime
   1265 Méconnaît son génie et s'ignore soi-même :
   1266 Ainsi tel autrefois qu'on vit avec FARET
   1267 Charbonner de ses vers les murs d'un cabaret
   1268 S'en va, mal à propos, d'une voix insolente,
   1269 Chanter du peuple hébreu la fuite triomphante,
   1270 Et, poursuivant Moïse au travers des déserts,
   1271 Court avec Pharaon se noyer dans les mers.
   1272 
   1273 
   1274 Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant, ou sublime,
   1275 Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime ;
   1276 L'un l'autre vainement ils semblent se haïr ;
   1277 La rime est une esclave et ne doit qu'obéir.
   1278 Lorsqu'à la bien chercher d'abord on s'évertue,
   1279 L'esprit à la trouver aisément s'habitue ;
   1280 Au joug de la raison sans peine elle fléchit
   1281 Et, loin de la gêner, la sert et l'enrichit.
   1282 Mais, lorsqu'on la néglige, elle devient rebelle,
   1283 Et, pour la rattraper, le sens court après elle.
   1284 Aimez donc la raison : que toujours vos écrits
   1285 Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
   1286 
   1287 
   1288 La plupart, emportés d'une fougue insensée,
   1289 Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée
   1290 Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux,
   1291 S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux.
   1292 
   1293 
   1294 Évitons ces excès : laissons à l'Italie,
   1295 De tous ces faux brillants l'éclatante folie.
   1296 Tout doit tendre au bon sens : mais, pour y parvenir,
   1297 Le chemin est glissant et pénible à tenir ;
   1298 Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie.
   1299 La raison pour marcher n'a souvent qu'une voie.
   1300 
   1301 
   1302 Un auteur quelquefois, trop plein de son objet,
   1303 Jamais sans l'épuiser n'abandonne un sujet.
   1304 S'il rencontre un palais, il m'en dépeint la face ;
   1305 Il me promène après de terrasse en terrasse ;
   1306 Ici s'offre un perron ; là règne un corridor ;
   1307 Là ce balcon s'enferme en un balustre d'or.
   1308 Il compte des plafonds les ronds et les ovales ;
   1309 « Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales. »
   1310 Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
   1311 Et je me sauve à peine au travers du jardin.
   1312 Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile,
   1313 Et ne vous chargez point d'un détail inutile.
   1314 Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant ;
   1315 L'esprit rassasié le rejette à l'instant.
   1316 Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.
   1317 
   1318 
   1319 Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire
   1320 Un vers était trop faible, et vous le rendez dur ;
   1321 J'évite d'être long, et je deviens obscur ;
   1322 L'un n'est point trop fardé, mais sa Muse est trop nue ;
   1323 L'autre a peur de ramper, il se perd dans la nue.
   1324 
   1325 
   1326 Voulez-vous du public mériter les amours ?
   1327 Sans cesse en écrivant variez vos discours.
   1328 Un style trop égal et toujours uniforme
   1329 En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme.
   1330 On lit peu ces auteurs, nés pour nous ennuyer,
   1331 Qui toujours sur un ton semblent psalmodier.
   1332 
   1333 
   1334 Heureux qui, dans ses vers, sait d'une voix légère
   1335 Passer du grave au doux, du plaisant, au sévère !
   1336 Son livre, aimé du Ciel et chéri des lecteurs,
   1337 Est souvent chez Barbin entouré d'acheteurs.
   1338 
   1339 
   1340 Quoi que vous écriviez évitez la bassesse :
   1341 Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.
   1342 Au mépris du bon sens, le Burlesque effronté,
   1343 Trompa les yeux d'abord, plut par sa nouveauté.
   1344 
   1345 
   1346 On ne vit plus en vers que pointes triviales ;
   1347 Le Parnasse parla le langage des halles ;
   1348 La licence à rimer alors n'eut plus de frein,
   1349 Apollon travesti devint un TABARIN.
   1350 
   1351 
   1352 Cette contagion infecta les provinces,
   1353 Du clerc et du bourgeois passa jusques aux princes.
   1354 Le plus mauvais plaisant eut ses approbateurs ;
   1355 Et, jusqu'à d'ASSOUCI, tout trouva des lecteurs.
   1356 Mais de ce style enfin la cour désabusée
   1357 Dédaigna de ces vers l'extravagance aisée,
   1358 Distingua le naïf du plat et du bouffon,
   1359 Et laissa la province admirer le Typhon.
   1360 
   1361 
   1362 Que ce style jamais ne souille votre ouvrage.
   1363 Imitons de MAROT l'élégant badinage,
   1364 Et laissons le Burlesque aux Plaisants du Pont-Neuf.
   1365 
   1366 
   1367 Mais n'allez point aussi, sur les pas de BRÉBEUF,
   1368 Même en une Pharsale, entasser sur les rives
   1369 « De morts et de mourants cent montagnes plaintives ».
   1370 Prenez mieux votre ton, soyez Simple avec art,
   1371 Sublime sans orgueil, agréable sans fard.
   1372 
   1373 
   1374 N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire.
   1375 Ayez pour la cadence une oreille sévère :
   1376 Que toujours dans vos vers, le sens, coupant les mots,
   1377 Suspende l'hémistiche, en marque le repos.
   1378 Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée,
   1379 Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée,
   1380 Il est un heureux choix de mots harmonieux.
   1381 Fuyez des mauvais sons le concours odieux :
   1382 Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
   1383 Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée.
   1384 
   1385 
   1386 Durant les premiers ans du Parnasse françois,
   1387 Le caprice tout seul faisait toutes les lois.
   1388 La rime, au bout des mots assemblés sans mesure,
   1389 Tenait lieu d'ornements, de nombre et de césure.
   1390 VILLON sut le premier, dans ces siècles grossiers,
   1391 Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers.
   1392 MAROT, bientôt après, fit fleurir les ballades,
   1393 Tourna des triolets, rima des mascarades,
   1394 À des refrains réglés asservit les rondeaux
   1395 Et montra pour rimer des chemins tout nouveaux.
   1396 RONSARD, qui le suivit, par une autre méthode,
   1397 Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode,
   1398 Et toutefois longtemps eut un heureux destin.
   1399 Mais sa Muse, en français parlant grec et latin,
   1400 Vit, dans l'âge suivant, par un retour grotesque,
   1401 Tomber de ses grands mots le faste pédantesque.
   1402 Ce poète orgueilleux, trébuché de si haut,
   1403 Rendit plus retenus DESPORTES et BERTAUT.
   1404 
   1405 
   1406 Enfin MALHERBE vint, et, le premier en France,
   1407 Fit sentir dans les vers une juste cadence,
   1408 D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir,
   1409 Et réduisit la Muse aux règles du devoir.
   1410 Par ce sage écrivain la langue réparée
   1411 N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée.
   1412 Les stances avec grâce apprirent à tomber,
   1413 Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber.
   1414 Tout reconnut ses lois ; et ce guide fidèle
   1415 Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle.
   1416 Marchez donc sur ses pas; aimez sa pureté ;
   1417 Et de son tour heureux imitez la clarté.
   1418 Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre,
   1419 Mon esprit aussitôt commence à se détendre ;
   1420 Et, de vos vains discours prompt à se détacher,
   1421 Ne suit point un auteur qu'il faut toujours chercher.
   1422 
   1423 
   1424 Il est certains esprits dont les sombres pensées
   1425 Sont d'un nuage épais toujours embarrassées ;
   1426 Le jour de la raison ne le saurait percer.
   1427 Avant donc que d'écrire, apprenez à penser.
   1428 Selon que notre idée est plus ou moins obscure,
   1429 L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure.
   1430 Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
   1431 Et les mots pour le dire arrivent aisément.
   1432 
   1433 
   1434 Surtout qu'en vos écrits la langue révérée
   1435 Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée.
   1436 En vain, vous me frappez d'un son mélodieux,
   1437 Si le terme est impropre ou le tour vicieux :
   1438 Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme,
   1439 Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme.
   1440 Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin
   1441 Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.
   1442 
   1443 
   1444 Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse,
   1445 Et ne vous piquez point d'une folle vitesse
   1446 Un style si rapide, et qui court en rimant,
   1447 Marque moins trop d'esprit que peu de jugement.
   1448 J'aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène,
   1449 Dans un pré plein de fleurs lentement se promène,
   1450 Qu'un torrent débordé qui, d'un cours orageux,
   1451 Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux.
   1452 Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,
   1453 Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage
   1454 Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
   1455 Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.
   1456 
   1457 
   1458 C'est peu qu'en un ouvrage où les fautes fourmillent,
   1459 Des traits d'esprit, semés de temps en temps, pétillent.
   1460 Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ;
   1461 Que le début, la fin, répondent au milieu ;
   1462 Que d'un art délicat les pièces assorties
   1463 N'y forment qu'un seul tout de diverses parties,
   1464 Que jamais du sujet le discours s'écartant
   1465 N'aille chercher trop loin quelque mot éclatant.
   1466 
   1467 
   1468 Craignez-vous pour vos vers la censure publique ?
   1469 Soyez-vous à vous-même un sévère critique.
   1470 L'ignorance toujours est prête à s'admirer.
   1471 Faites-vous des amis prompts à vous censurer ;
   1472 Qu'ils soient de vos écrits les confidents sincères,
   1473 Et de tous vos défauts les zélés adversaires.
   1474 Dépouillez devant eux l'arrogance d'auteur,
   1475 Mais sachez de l'ami discerner le flatteur :
   1476 Tel vous semble applaudir, qui vous raille et vous joue.
   1477 Aimez qu'on vous conseille, et non pas qu'on vous loue.
   1478 
   1479 
   1480 Un flatteur aussitôt cherche à se récrier
   1481 Chaque vers qu'il entend le fait extasier.
   1482 Tout est charmant, divin, aucun mot ne le blesse ;
   1483 Il trépigne de joie, il pleure de tendresse ;
   1484 Il vous comble partout d'éloges fastueux...
   1485 La vérité n'a point cet air impétueux.
   1486 
   1487 
   1488 Un sage ami, toujours rigoureux, inflexible,
   1489 Sur vos fautes jamais ne vous laisse paisible :
   1490 Il ne pardonne point les endroits négligés,
   1491 Il renvoie en leur lieu les vers mal arrangés,
   1492 Il réprime des mots l'ambitieuse emphase ;
   1493 Ici le sens le choque, et plus loin c'est la phrase.
   1494 Votre construction semble un peu s'obscurcir,
   1495 Ce terme est équivoque : il le faut éclaircir...
   1496 C'est ainsi que vous parle un ami véritable.
   1497 
   1498 
   1499 Mais souvent sur ses vers un auteur intraitable,
   1500 À les protéger tous se croit intéressé,
   1501 Et d'abord prend en main le droit de l'offensé.
   1502 « De ce vers, direz-vous, l'expression est basse.
   1503 » — Ah ! Monsieur, pour ce vers je vous demande grâce,
   1504 » Répondra-t-il d'abord. — Ce mot me semble froid,
   1505 » Je le retrancherais. — C'est le plus bel endroit !
   1506 » — Ce tour ne me plaît pas. — Tout le monde l'admire. »
   1507 Ainsi toujours constant à ne se point dédire,
   1508 Qu'un mot dans son ouvrage ait paru vous blesser,
   1509 C'est un titre chez lui pour ne point l'effacer.
   1510 Cependant, à l'entendre, il chérit la critique ;
   1511 Vous avez sur ses vers un pouvoir despotique...
   1512 Mais tout ce beau discours dont il vient vous flatter
   1513 N'est rien qu'un piège adroit pour vous les réciter.
   1514 Aussitôt, il vous quitte ; et, content de sa Muse,
   1515 S'en va chercher ailleurs quelque fat qu'il abuse ;
   1516 Car souvent il en trouve : ainsi qu'en sots auteurs,
   1517 Notre siècle est fertile en sots admirateurs  ;
   1518 Et, sans ceux que fournit la ville et la province,
   1519 Il en est chez le duc, il en est chez le prince.
   1520 L'ouvrage le plus plat a, chez les courtisans,
   1521 De tout temps rencontré de zélés partisans ;
   1522 Et, pour finir enfin par un trait de satire,
   1523 Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire. 
   1524 
   1525 
   1526 Et, sans mêler à l'or l'éclat des diamants,
   1527 Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements
   1528 
   1529 Telle qu'une bergère, au plus beau jour de fête,
   1530 De superbes rubis ne charge point sa tête,
   1531 Et, sans mêler à l'or l'éclat des diamants,
   1532 Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements
   1533 Telle, aimable en son air, mais humble dans son style,
   1534 Doit éclater sans pompe une élégante Idylle.
   1535 Son tour, simple et naïf, n'a rien de fastueux
   1536 Et n'aime point l'orgueil d'un vers présomptueux.
   1537 Il faut que sa douceur flatte, chatouille, éveille,
   1538 Et jamais de grands mots n'épouvante l'oreille.
   1539 
   1540 Mais souvent dans ce style un rimeur aux abois
   1541 Jette là, de dépit, la flûte et le hautbois  ;
   1542 Et, follement pompeux, dans sa verve indiscrète,
   1543 Au milieu d'une églogue entonne la trompette.
   1544 De peur de l'écouter, Pan fuit dans les roseaux ;
   1545 Et les Nymphes, d'effroi, se cachent sous les eaux.
   1546 Au contraire cet autre, abject en son langage,
   1547 Fait parler ses bergers comme on parle au village.
   1548 Ses vers plats et grossiers, dépouillés d'agrément,
   1549 Toujours baisent la terre et rampent tristement :
   1550 On dirait que RONSARD, sur ses pipeaux rustiques,
   1551 Vient encor fredonner ses idylles gothiques,
   1552 Et changer, sans respect de l'oreille et du son,
   1553 Lycidas en Pierrot, et Philis en Toinon.
   1554 
   1555 Entre ces deux excès la route est difficile.
   1556 Suivez, pour la trouver, THÉOCRITE et VIRGILE
   1557 Que leurs tendres écrits, par les Grâces dictés,
   1558 Ne quittent point vos mains, jour et nuit feuilletés.
   1559 Seuls, dans leurs doctes vers, ils pourront vous apprendre
   1560 Par quel art, sans bassesse un auteur peut descendre ;
   1561 Chanter Flore, les champs, Pomone, les vergers ;
   1562 Au combat de la flûte animer deux bergers ;
   1563 Des plaisirs de l'amour vanter la douce amorce ;
   1564 Changer Narcisse en fleur, couvrir Daphné d'écorce ;
   1565 Et par quel art encor l'églogue, quelquefois,
   1566 Rend dignes d'un consul la campagne et les bois.
   1567 Telle est de ce poème et la force et la grâce.
   1568 
   1569 D'un ton un peu plus haut, mais pourtant sans audace,
   1570 La plaintive Élégie en longs habits de deuil,
   1571 Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil.
   1572 Elle peint des amants la joie et la tristesse,
   1573 Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse.
   1574 Mais, pour bien exprimer ces caprices heureux,
   1575 C'est peu d'être poète, il faut être amoureux.
   1576 
   1577 Je hais ces vains auteurs, dont la muse forcée
   1578 M'entretient de ses feux, toujours froide et glacée ;
   1579 Qui s'affligent par art, et, fous de sens rassis,
   1580 S'érigent pour rimer en amoureux transis.
   1581 Leurs transports les plus doux ne sont que phrases vaines.
   1582 Ils ne savent jamais que se charger de chaînes,
   1583 Que bénir leur martyre, adorer leur prison,
   1584 Et faire quereller les sens et la raison.
   1585 Ce n'était pas jadis sur ce ton ridicule
   1586 Qu'Amour dictait les vers que soupirait TIBULLE,
   1587 Ou que, du tendre OVIDE animant les doux sons,
   1588 Il donnait de son art les charmantes leçons.
   1589 Il faut que le coeur seul parle dans l'élégie.
   1590 
   1591 L'Ode, avec plus d'éclat et non moins d'énergie,
   1592 Élevant jusqu'au ciel son vol ambitieux,
   1593 Entretient dans ses vers commerce avec les dieux.
   1594 Aux athlètes dans Pise elle ouvre la barrière,
   1595 Chante un vainqueur poudreux au bout de la carrière,
   1596 Mène Achille sanglant aux bords du Simoïs,
   1597 Ou fait fléchir l'Escaut sous le joug de Louis.
   1598 Tantôt, comme une abeille ardente à son ouvrage,
   1599 Elle s'en va de fleurs dépouiller le rivage :
   1600 Elle peint les festins, les danses et les ris ;
   1601 Vante un baiser cueilli sur les lèvres d'Iris,
   1602 Qui mollement résiste, et, par un doux caprice,
   1603 Quelquefois le refuse afin qu'on le ravisse.
   1604 Son style impétueux souvent marche au hasard
   1605 Chez elle un beau désordre est un effet de l'art.
   1606 
   1607 Loin ces rimeurs craintifs dont l'esprit flegmatique
   1608 Garde dans ses fureurs un ordre didactique,
   1609 Qui, chantant d'un héros les progrès éclatants,
   1610 Maigres historiens, suivront l'ordre des temps !
   1611 Ils n'osent un moment perdre un sujet de vue :
   1612 Pour prendre Dôle, il faut que Lille soit rendue ;
   1613 Et que leur vers exact, ainsi que Mézerai,
   1614 Ait déjà fait tomber les remparts de Courtrai.
   1615 Apollon de son feu leur fut toujours avare.
   1616 
   1617 On dit, à ce propos, qu'un jour ce dieu bizarre,
   1618 Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois,
   1619 Inventa du Sonnet les rigoureuses lois ;
   1620 Voulut qu'en deux quatrains, de mesure pareille,
   1621 La rime, avec deux sons, frappât huit fois l'oreille ;
   1622 Et qu'ensuite six vers, artistement rangés,
   1623 Fussent en deux tercets par le sens partagés.
   1624 Surtout, de ce Poème il bannit la licence ;
   1625 Lui-même en mesura le nombre et la cadence ;
   1626 Défendit qu'un vers faible y pût jamais entrer,
   1627 Ni qu'un mot déjà mis osât s'y remontrer.
   1628 Du reste, il l'enrichit d'une beauté suprême
   1629 Un sonnet sans défaut vaut seul un long Poème.
   1630 Mais en vain mille auteurs y pensent arriver,
   1631 Et cet heureux phénix est encore à trouver.
   1632 À peine dans GOMBAUT, MAYNARD et MALLEVILLE,
   1633 En peut-on admirer deux ou trois entre mille ;
   1634 Le reste, aussi peu lu que ceux de Pelletier.
   1635 N'a fait de chez Sercy, qu'un saut chez l'épicier.
   1636 Pour enfermer son sens dans la borne prescrite,
   1637 La mesure est toujours trop longue ou trop petite.
   1638 
   1639 L'Épigramme, plus libre en son tour plus borné,
   1640 N'est souvent qu'un bon mot de deux rimes orné.
   1641 
   1642 Jadis, de nos auteurs les pointes ignorées
   1643 Furent de l'Italie en nos vers attirées.
   1644 Le vulgaire, ébloui de leur faux agrément,
   1645 À ce nouvel appât courut avidement.
   1646 La faveur du public excitant leur audace,
   1647 Leur nombre impétueux inonda le Parnasse.
   1648 Le madrigal d'abord en fut enveloppé ;
   1649 Le sonnet orgueilleux lui-même en fut frappé ;
   1650 La tragédie en fit ses plus chères délices ;
   1651 L'élégie en orna ses douloureux caprices ;
   1652 Un héros sur la scène eut soin de s'en parer,
   1653 Et, sans pointe, un amant n'osa plus soupirer
   1654 On vit tous les bergers, dans leurs plaintes nouvelles,
   1655 Fidèles à la pointe encor plus qu'à leurs belles ;
   1656 Chaque mot eut toujours deux visages divers ;
   1657 La prose la reçut aussi bien que les vers ;
   1658 L'avocat au Palais en hérissa son style,
   1659 Et le docteur en chaire en sema l'Évangile.
   1660 
   1661 La raison outragée enfin ouvrit les yeux,
   1662 La chassa pour jamais des discours sérieux ;
   1663 Et, dans tous ces écrits la déclarant infâme,
   1664 Par grâce lui laissa l'entrée en l'épigramme,
   1665 Pourvu que sa finesse, éclatant à propos,
   1666 Roulât sur la pensée et non pas sur les mots.
   1667 Ainsi de toutes parts les désordres cessèrent.
   1668 Toutefois, à la cour, les Turlupins, restèrent,
   1669 Insipides plaisants, bouffons infortunés,
   1670 D'un jeu de mots grossiers partisans surannés.
   1671 Ce n'est pas quelquefois qu'une Muse un peu fine,
   1672 Sur un mot, en passant, ne joue et ne badine,
   1673 Et d'un sens détourné n'abuse avec succès
   1674 Mais fuyez sur ce point un ridicule excès,
   1675 Et n'allez pas toujours d'une pointe, frivole
   1676 Aiguiser par la queue une épigramme folle.
   1677 
   1678 Tout poème est brillant de sa propre beauté.
   1679 Le Rondeau, né gaulois, a la naïveté.
   1680 La Ballade, asservie à ses vieilles maximes,
   1681 Souvent doit tout son lustre au caprice des rimes.
   1682 Le Madrigal, plus simple et plus noble en son tour,
   1683 Respire la douceur, la tendresse et l'amour.
   1684 
   1685 L'ardeur de se montrer, et non pas de médire,
   1686 Arma la Vérité du vers de la Satire.
   1687 LUCILE le premier osa la faire voir,
   1688 Aux vices des Romains présenta le miroir,
   1689 Vengea l'humble vertu de la richesse altière,
   1690 Et l'honnête homme à pied du faquin en litière.
   1691 HORACE à cette aigreur mêla son enjouement
   1692 On ne fut plus ni fat ni sot impunément ;
   1693 Et malheur à tout nom qui, propre à la censure
   1694 Put entrer dans un vers sans rompre la mesure!
   1695 
   1696 PERSE, en ses vers obscurs, mais serrés et pressants,
   1697 Affecta d'enfermer moins de mots que de sens.
   1698 JUVÉNAL, élevé dans les cris de l'école,
   1699 Poussa jusqu'à l'excès sa mordante hyperbole.
   1700 Ses ouvrages, tout pleins d'affreuses vérités,
   1701 Étincellent pourtant de sublimes beautés
   1702 Soit que, sur un écrit arrivé de Caprée,
   1703 Il brise de Séjan la statue adorée ;
   1704 Soit qu'il fasse au conseil courir les sénateurs,
   1705 D'un tyran soupçonneux pâles adulateurs ;
   1706 Ou que, poussant à bout la luxure latine,
   1707 Aux portefaix de Rome il vende Messaline,
   1708 Ses écrits pleins de feu partout brillent aux yeux.
   1709 De ces maîtres savants disciple ingénieux,
   1710 RÉGNIER seul parmi nous formé sur leurs modèles,
   1711 Dans son vieux style encore a des grâces nouvelles.
   1712 Heureux, si ses discours, craints du chaste lecteur,
   1713 Ne se sentaient des lieux où fréquentait l'auteur,
   1714 Et si, du son hardi de ses rimes cyniques,
   1715 Il n'alarmait souvent les oreilles pudiques!
   1716 Le latin dans les mots brave l'honnêteté,
   1717 Mais le lecteur français veut être respecté ;
   1718 Du moindre sens impur la liberté l'outrage,
   1719 Si la pudeur des mots n'en adoucit l'image.
   1720 Je veux dans la satire un esprit de candeur,
   1721 Et fuis un effronté qui prêche la pudeur.
   1722 
   1723 D'un trait de ce poème en bons mots si fertile,
   1724 Le Français, né malin, forma le Vaudeville,
   1725 Agréable indiscret qui, conduit par le chant,
   1726 Passe de bouche en bouche et s'accroît en marchant.
   1727 La liberté française en ses vers se déploie :
   1728 Cet enfant du plaisir veut naître dans la joie.
   1729 Toutefois n'allez pas, goguenard dangereux,
   1730 Faire Dieu le sujet d'un badinage affreux.
   1731 À la fin tous ces jeux, que l'athéisme élève,
   1732 Conduisent tristement le plaisant à la Grève.
   1733 Il faut, même en chansons, du bon sens et de l'art
   1734 Mais pourtant on a vu le vin et le hasard
   1735 Inspirer quelquefois une Muse grossière
   1736 Et fournir, sans génie, un couplet à Linière.
   1737 Mais, pour un vain bonheur qui vous a fait rimer,
   1738 Gardez qu'un sot orgueil ne vous vienne enfumer.
   1739 Souvent, l'auteur altier de quelque chansonnette
   1740 Au même instant prend droit de se croire poète
   1741 Il ne dormira plus qu'il n'ait fait un sonnet,
   1742 Il met tous les matins six impromptus au net.
   1743 Encore est-ce un miracle, en ses vagues furies,
   1744 Si bientôt, imprimant ses sottes rêveries,
   1745 Il ne se fait graver au-devant du recueil,
   1746 Couronné de lauriers, par la main de Nanteuil. 
   1747 
   1748 
   1749 
   1750 D'un pinceau délicat l'artifice agréable
   1751 Du plus affreux objet fait un objet aimable.
   1752 
   1753 
   1754 Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux,
   1755 Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux ;
   1756 D'un pinceau délicat l'artifice agréable
   1757 Du plus affreux objet fait un objet aimable.
   1758 Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs
   1759 D'Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs,
   1760 D'Oreste parricide exprima les alarmes,
   1761 Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes.
   1762 
   1763 Vous donc qui, d'un beau feu pour le théâtre épris,
   1764 Venez en vers pompeux y disputer le prix,
   1765 Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages
   1766 Où tout Paris en foule apporte ses suffrages,
   1767 Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés,
   1768 Soient au bout de vingt ans encor redemandés ?
   1769 Que dans tous vos discours la passion émue
   1770 Aille chercher le coeur, l'échauffe et le remue.
   1771 Si, d'un beau mouvement l'agréable fureur
   1772 Souvent ne nous remplit d'une douce terreur,
   1773 Ou n'excite en notre âme une pitié charmante,
   1774 En vain vous étalez une scène savante ;
   1775 Vos froids raisonnements ne feront qu'attiédir
   1776 Un spectateur toujours paresseux d'applaudir,
   1777 Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
   1778 Justement fatigué, s'endort ou vous critique.
   1779 Le secret est d'abord de plaire et de toucher
   1780 Inventez des ressorts qui puissent m'attacher.
   1781 
   1782 Que dès les premiers vers, l'action préparée
   1783 Sans peine du sujet aplanisse l'entrée.
   1784 Je me ris d'un acteur qui, lent à s'exprimer,
   1785 De ce qu'il veut, d'abord, ne sait pas m'informer,
   1786 Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue,
   1787 D'un divertissement me fait une fatigue.
   1788 J'aimerais mieux encor qu'il déclinât son nom,
   1789 Et dît : « Je suis Oreste, ou bien Agamemnon »,
   1790 Que d'aller, par un tas de confuses merveilles,
   1791 Sans rien dire à l'esprit, étourdir les oreilles.
   1792 Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué.
   1793 
   1794 Que le lieu de la Scène y soit fixe et marqué.
   1795 Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées,
   1796 Sur la scène en un jour renferme des années.
   1797 Là, souvent, le héros d'un spectacle grossier,
   1798 Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
   1799 Mais nous, que la raison à ses règles engage,
   1800 Nous voulons qu'avec art l'action se ménage ;
   1801 Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
   1802 Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.
   1803 
   1804 Jamais au spectateur n'offrez rien d'incroyable
   1805 Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.
   1806 Une merveille absurde est pour moi sans appas :
   1807 L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas.
   1808 Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose
   1809 Les yeux, en le voyant, saisiraient mieux la chose ;
   1810 Mais il est des objets que l'art judicieux
   1811 Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux.
   1812 
   1813 Que le trouble toujours croissant de scène en scène
   1814 À son comble arrivé se débrouille sans peine.
   1815 L'esprit ne se sent point plus vivement frappé
   1816 Que lorsqu'en un sujet d'intrigue enveloppé,
   1817 D'un secret tout à coup la vérité connue
   1818 Change tout, donne à tout une face imprévue.
   1819 
   1820 La tragédie, informe et grossière en naissant,
   1821 N'était qu'un simple choeur, où chacun, en dansant,
   1822 Et du dieu des raisins entonnant les louanges,
   1823 S'efforçait d'attirer de fertiles vendanges.
   1824 Là, le vin et la joie éveillant les esprits,
   1825 Du plus habile chantre un bouc était le prix.
   1826 THESPIS fut le premier qui, barbouillé de lie,
   1827 Promena dans les bourgs cette heureuse folie ;
   1828 Et d'acteurs mal ornés chargeant un tombereau,
   1829 Amusa les passants d'un spectacle nouveau.
   1830 ESCHYLE dans le choeur jeta les personnages,
   1831 D'un masque plus honnête habilla les visages,
   1832 Sur les ais d'un théâtre en public exhaussé,
   1833 Fit paraître l'acteur d'un brodequin chaussé.
   1834 SOPHOCLE enfin, donnant l'essor à son génie,
   1835 Accrut encor la pompe, augmenta l'harmonie,
   1836 Intéressa le choeur dans toute l'action,
   1837 Des vers trop raboteux polit l'expression,
   1838 Lui donna chez les Grecs cette hauteur divine
   1839 Où jamais n'atteignit la faiblesse latine.
   1840 
   1841 Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré
   1842 Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré.
   1843 De pèlerins, dit-on, une troupe grossière,
   1844 En public, à Paris, y monta la première ;
   1845 Et, sottement zélée en sa simplicité,
   1846 Joua les Saints, la Vierge et Dieu, par piété.
   1847 Le savoir, à la fin dissipant l'ignorance,
   1848 Fit voir de ce projet la dévote imprudence.
   1849 On chassa ces docteurs prêchant sans mission ;
   1850 On vit renaître Hector, Andromaque, Ilion.
   1851 Seulement, les acteurs laissant le masque antique,
   1852 Le violon tint lieu de choeur et de musique.
   1853 
   1854 Bientôt l'amour, fertile en tendres sentiments,
   1855 S'empara du théâtre ainsi que des romans.
   1856 De cette passion la sensible peinture
   1857 Est pour aller au coeur la route la plus sûre.
   1858 Peignez donc, j'y consens, les héros amoureux
   1859 Mais ne m'en formez Pas des bergers doucereux
   1860 Qu'Achille aime autrement que Tircis et Philène ;
   1861 N'allez pas d'un Cyrus nous faire un Artamène ;
   1862 Et que l'amour, souvent de remords combattu,
   1863 Paraisse une faiblesse et non une vertu.
   1864 
   1865 Des héros de roman fuyez les petitesses
   1866 Toutefois, aux grands coeurs donnez quelques faiblesses.
   1867 Achille déplairait moins bouillant et moins prompt
   1868 J'aime à lui voir verser des pleurs pour un affront.
   1869 À ces petits défauts marqués dans sa peinture,
   1870 L'esprit avec plaisir reconnaît la nature.
   1871 Qu'il soit sur ce modèle en vos écrits tracé
   1872 Qu'Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ;
   1873 Que pour ses dieux Énée ait un respect austère.
   1874 Conservez à chacun son propre caractère.
   1875 Des siècles, des pays étudiez les moeurs
   1876 Les climats font souvent les diverses humeurs.
   1877 
   1878 Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie,
   1879 L'air ni l'esprit français à l'antique Italie ;
   1880 Et, sous des noms romains faisant notre portrait,
   1881 Peindre Caton galant, et Brutus dameret.
   1882 Dans un roman frivole aisément tout s'excuse ;
   1883 C'est assez qu'en courant la fiction amuse ;
   1884 Trop de rigueur alors serait hors de saison
   1885 Mais la scène demande une exacte raison.
   1886 L'étroite bienséance y veut être gardée.
   1887 
   1888 D'un nouveau personnage inventez-vous l'idée ?
   1889 Qu'en tout avec soi-même il se montre d'accord,
   1890 Et qu'il soit jusqu'au bout tel qu'on l'a vu d'abord.
   1891 
   1892 Souvent, sans y penser, un écrivain qui s'aime
   1893 Forme tous ses héros semblables à soi-même ;
   1894 Tout a l'humeur gasconne en un auteur gascon
   1895 CALPRENÈDE et JUBA parlent du même ton.
   1896 La nature est en nous plus diverse et plus sage
   1897 Chaque passion parle un différent langage
   1898 La colère est superbe et veut des mots altiers,
   1899 L'abattement s'explique en des termes moins fiers.
   1900 Que, devant Troie en flamme, Hécube désolée
   1901 Ne vienne pas pousser une plainte ampoulée,
   1902 Ni sans raison décrire en quel affreux pays
   1903 « Par sept bouches l'Euxin reçoit le Tanaïs ».
   1904 Tous ces pompeux amas d'expressions frivoles
   1905 Sont d'un déclamateur amoureux des paroles.
   1906 Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez.
   1907 Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.
   1908 Ces grands mots dont alors l'acteur emplit sa bouche
   1909 Ne partent point d'un coeur que sa misère touche.
   1910 
   1911 Le théâtre, fertile en censeurs pointilleux,
   1912 Chez nous pour se produire est un champ périlleux.
   1913 Un auteur n'y fait pas de faciles conquêtes ;
   1914 Il trouve à le siffler des bouches toujours prêtes.
   1915 Chacun le peut traiter de fat et d'ignorant ;
   1916 C'est un droit qu'à la porte on achète en entrant.
   1917 Il faut qu'en cent façons, pour plaire, il se replie ;
   1918 Que tantôt il s'élève et tantôt s'humilie  ;
   1919 Qu'en nobles sentiments il soit partout fécond  ;
   1920 Qu'il soit aisé, solide, agréable, profond ;
   1921 Que de traits surprenants sans cesse il nous réveille,
   1922 Qu'il coure dans ses vers de merveille en merveille ;
   1923 Et que tout ce qu'il dit, facile à retenir,
   1924 De son ouvrage en nous laisse un long souvenir.
   1925 Ainsi la Tragédie agit, marche et s'explique.
   1926 
   1927 D'un air plus grand encor la Poésie épique,
   1928 Dans le vaste récit d'une longue action,
   1929 Se soutient par la fable et vit de fiction.
   1930 Là, pour nous enchanter, tout est mis en usage ;
   1931 Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage.
   1932 Chaque vertu devient une divinité :
   1933 Minerve est la prudence, et Vénus la beauté ;
   1934 Ce n'est plus la vapeur, qui produit le tonnerre,
   1935 C'est Jupiter armé pour effrayer la terre ;
   1936 Un orage terrible aux yeux des matelots,
   1937 C'est Neptune en courroux qui gourmande les flots ;
   1938 Écho n'est plus un son qui dans l'air retentisse,
   1939 C'est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.
   1940 Ainsi, dans cet amas de nobles fictions,
   1941 Le poète s'égaye en mille inventions,
   1942 Orne, élève, embellit, agrandit toutes choses,
   1943 Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses.
   1944 Qu'Énée et ses vaisseaux, par le vent écartés,
   1945 Soient aux bords africains d'un orage emportés,
   1946 Ce n'est qu'une aventure ordinaire et commune,
   1947 Qu'un coup peu surprenant des traits de la fortune.
   1948 Mais que Junon, constante en son aversion,
   1949 Poursuive sur les flots les restes d'Ilion ;
   1950 Qu'Éole, en sa faveur, les chassant d'Italie,
   1951 Ouvre aux vents mutinés les prisons d'Éolie ;
   1952 Que Neptune en courroux, s'élevant sur la mer,
   1953 D'un mot calme les flots, mette la paix dans l'air,
   1954 Délivre les vaisseaux, des Syrtes les arrache,
   1955 C'est là ce qui surprend, frappe, saisit, attache.
   1956 Sans tous ces ornements le vers tombe en langueur,
   1957 La poésie est morte ou rampe sans vigueur,
   1958 Le poète n'est plus qu'un orateur timide,
   1959 Qu'un froid historien d'une fable insipide.
   1960 
   1961 C'est donc bien vainement que nos auteurs déçus,
   1962 Bannissant de leurs vers ces ornements reçus,
   1963 Pensent faire agir Dieu, ses saints et ses prophètes,
   1964 Comme ces dieux éclos du cerveau des poètes ;
   1965 Mettent à chaque pas le lecteur en enfer,
   1966 N'offrent rien qu'Astaroth, Belzébuth, Lucifer...
   1967 De la foi d'un chrétien les mystères terribles
   1968 D'ornements égayés ne sont point susceptibles.
   1969 L'Évangile à l'esprit n'offre de tous côtés
   1970 Que pénitence à faire et tourments mérités ;
   1971 Et de vos fictions le mélange coupable
   1972 Même à ses vérités donne l'air de la fable.
   1973 Et quel objet, enfin, à présenter aux yeux
   1974 Que le diable toujours hurlant contre les Cieux,
   1975 Qui de votre héros veut rabaisser la gloire,
   1976 Et souvent avec Dieu balance la victoire!
   1977 
   1978 LE TASSE, dira-t-on, l'a fait avec succès.
   1979 Je ne veux point ici lui faire son procès :
   1980 Mais, quoi que notre siècle à sa gloire publie,
   1981 Il n'eût point de son livre illustré l'Italie,
   1982 Si son sage héros, toujours en oraison,
   1983 N'eût fait que mettre enfin Satan à la raison ;
   1984 Et si Renaud, Argant, Tancrède et sa maîtresse
   1985 N'eussent de son sujet égayé la tristesse.
   1986 
   1987 Ce n'est que pas j'approuve, en un sujet chrétien,
   1988 Un auteur follement idolâtre et païen.
   1989 Mais, dans une profane et riante peinture,
   1990 De n'oser de la fable employer la figure ;
   1991 De chasser les Tritons de l'empire des eaux ;
   1992 D'ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux ;
   1993 D'empêcher que Caron, dans la fatale barque,
   1994 Ainsi que le berger ne passe le monarque :
   1995 C'est d'un scrupule vain s'alarmer sottement,
   1996 Et vouloir aux lecteurs plaire sans agrément.
   1997 Bientôt ils défendront de peindre la Prudence,
   1998 De donner à Thémis ni bandeau ni balance,
   1999 De figurer aux yeux la Guerre au front d'airain,
   2000 Ou le Temps qui s'enfuit une horloge à la main ;
   2001 Et partout, des discours, comme une idolâtrie,
   2002 Dans leur faux zèle iront chasser l'allégorie.
   2003 Laissons-les s'applaudir de leur pieuse erreur ;
   2004 Mais pour nous bannissons une vaine terreur,
   2005 Et, fabuleux chrétiens, n'allons point, dans nos songes,
   2006 Du Dieu de vérité faire un dieu de mensonges.
   2007 
   2008 La fable offre à l'esprit mille agréments divers ;
   2009 Là tous les noms heureux semblent nés pour les vers,
   2010 Ulysse, Agamemnon, Oreste, Idoménée,
   2011 Hélène, Ménélas, Pâris, Hector, Énée...
   2012 Ô le plaisant projet d'un poète ignorant,
   2013 Qui de tant de héros va choisir Childebrand !
   2014 D'un seul nom quelquefois le son dur ou bizarre
   2015 Rend un poème entier ou burlesque ou barbare.
   2016 
   2017 Voulez-vous longtemps plaire et jamais ne lasser?
   2018 Faites choix d'un héros propre à m'intéresser,
   2019 En valeur éclatant, en vertus magnifique
   2020 Qu'en lui, jusqu'aux défauts, tout se montre héroïque ;
   2021 Que ses faits surprenants soient dignes d'être ouïs
   2022 Qu'il soit tel que César, Alexandre ou Louis,
   2023 Non tel que Polynice et son perfide frère :
   2024 On s'ennuie aux exploits d'un conquérant vulgaire.
   2025 
   2026 N'offrez point un sujet d'incidents trop chargé.
   2027 Le seul courroux d'Achille, avec art ménagé,
   2028 Remplit abondamment une Iliade entière :
   2029 Souvent trop d'abondance appauvrit la matière.
   2030 
   2031 Soyez vif et pressé dans vos narrations ;
   2032 Soyez riche et pompeux dans vos descriptions.
   2033 C'est là qu'il faut des vers étaler l'élégance ;
   2034 N'y présentez jamais de basse circonstance.
   2035 N'imitez pas ce fou qui, décrivant les mers,
   2036 Et peignant, au milieu de leurs flots entr'ouverts,
   2037 L'Hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres,
   2038 Met, pour le voir passer, les poissons aux fenêtres ;
   2039 Peint-le petit enfant qui « va, saute, revient, »
   2040 Et joyeux, à sa mère offre un caillou qu'il tient ».
   2041 Sur de trop vains objets c'est arrêter la vue.
   2042 
   2043 Donnez à votre ouvrage une juste étendue.
   2044 Que le début soit simple et n'ait rien d'affecté.
   2045 N'allez pas dès l'abord, sur Pégase monté,
   2046 Crier à vos lecteurs, d'une voix de tonnerre
   2047 « Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre. »
   2048 Que produira l'auteur, après tous ces grands cris ?
   2049 La montagne en travail enfante une souris.
   2050 Oh ! que j'aime bien mieux cet auteur plein d'adresse
   2051 Qui, sans faire d'abord de si haute promesse,
   2052 Me dit d'un ton aisé, doux, simple, harmonieux :
   2053 « Je chante les combats, et cet homme pieux »
   2054 Qui, des bords phrygiens conduit dans l'Ausonie, »
   2055 Le premier aborda les champs de Lavinie »
   2056 Sa Muse en arrivant ne met pas tout en feu,
   2057 Et, pour donner beaucoup, ne nous promet que peu ;
   2058 Bientôt vous la verrez, prodiguant les miracles,
   2059 Du destin des Latins prononcer les oracles,
   2060 De Styx et d'Achéron peindre les noirs torrents
   2061 Et déjà les Césars dans l'Élysée errants.
   2062 
   2063 De figures sans nombre égarez votre ouvrage ;
   2064 Que tout y fasse aux yeux une riante image :
   2065 On peut être à la fois et pompeux et plaisant ;
   2066 Et je hais un sublime ennuyeux et pesant.
   2067 J'aime mieux Arioste et ses fables comiques
   2068 Que ces auteurs, toujours froids et mélancoliques,
   2069 Qui, dans leur sombre humeur, se croiraient faire affront
   2070 Si les Grâces jamais leur déridaient le front.
   2071 
   2072 On dirait que pour plaire, instruit par la nature,
   2073 Homère ait à Vénus dérobé sa ceinture.
   2074 Sort livre est d'agréments un fertile trésor
   2075 Tout ce qu'il a touché se convertit en or ;
   2076 Tout reçoit dans ses mains une nouvelle grâce ;
   2077 Partout il divertit et jamais il ne lasse.
   2078 Une heureuse chaleur anime ses discours ;
   2079 Il ne s'égare point en de trop longs détours.
   2080 Sans garder dans ses vers un ordre méthodique,
   2081 Son sujet, de soi-même, et s'arrange et s'explique ;
   2082 Tout, sans faire d'apprêts, s'y prépare aisément ;
   2083 Chaque vers, chaque mot court à l'événement.
   2084 Aimez donc ses écrits, mais d'un amour sincère ;
   2085 C'est avoir profité que de savoir s'y plaire.
   2086 
   2087 Un poème excellent, où tout marche et se suit,
   2088 N'est pas de ces travaux qu'un caprice produit :
   2089 Il veut du temps, des soins ; et ce pénible ouvrage
   2090 Jamais d'un écolier ne fut l'apprentissage.
   2091 Mais souvent parmi nous un poète sans art,
   2092 Qu'un beau feu quelquefois échauffa par hasard,
   2093 Enflant d'un vain orgueil son esprit chimérique,
   2094 Fièrement prend en main la trompette héroïque.
   2095 Sa muse déréglée, en ses vers vagabonds,
   2096 Ne s'élève jamais que par sauts et par bonds ;
   2097 Et son feu, dépourvu de sens et de lecture,
   2098 S'éteint à chaque pas, faute de nourriture.
   2099 Mais en vain le public, prompt à le mépriser,
   2100 De son mérite faux le veut désabuser ;
   2101 Lui-même, applaudissant à son maigre génie,
   2102 Se donne par ses mains l'encens qu'on lui dénie ;
   2103 VIRGILE, au prix de lui, n'a point d'invention ;
   2104 HOMÈRE n'entend point la noble fiction...
   2105 Si contre cet arrêt le siècle se rebelle,
   2106 À la postérité d'abord il en appelle,
   2107 Mais, attendant qu'ici le bon sens de retour
   2108 Ramène triomphants ses ouvrages au jour,
   2109 Leurs tas, au magasin, cachés à la lumière,
   2110 Combattent tristement les vers et la poussière.
   2111 Laissons-les donc entre eux s'escrimer en repos,
   2112 Et, sans nous égarer, suivons notre propos.
   2113 
   2114 Des succès fortunés du spectacle tragique,
   2115 Dans Athènes naquit la Comédie antique.
   2116 Là le Grec, né moqueur, par mille jeux plaisants,
   2117 Distilla le venin de ses traits médisants.
   2118 Aux accès insolents d'une bouffonne joie
   2119 La sagesse, l'esprit, l'honneur furent en proie.
   2120 On vit par le public un poète avoué
   2121 S'enrichir aux dépens du mérite joué ;
   2122 Et Socrate par lui, dans un choeur de nuées,
   2123 D'un vil amas de peuple attirer les huées.
   2124 Enfin, de la licence on arrêta le cours :
   2125 Le magistrat des lois emprunta le secours,
   2126 Et, rendant par édit les poètes plus sages,
   2127 Défendit de marquer les noms et les visages.
   2128 Le théâtre perdit son antique fureur ;
   2129 la comédie apprit à rire sans aigreur,
   2130 Sans fiel et sans venin sut instruire et reprendre,
   2131 Et plut innocemment dans les vers de MÉNANDRE.
   2132 Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir,
   2133 S'y vit avec plaisir, ou crut ne s'y point voir :
   2134 L'avare, des premiers, rit du tableau fidèle
   2135 D'un avare souvent tracé sur son modèle ;
   2136 Et, mille fois, un fat finement exprimé
   2137 Méconnut le portrait sur lui-même formé.
   2138 
   2139 Que la nature donc soit votre étude unique,
   2140 Auteurs qui prétendez aux honneurs du comique.
   2141 Quiconque voit bien l'homme et, d'un esprit profond,
   2142 De tant de coeurs cachés a pénétré le fond ;
   2143 Qui sait bien ce que c'est qu'un prodigue, un avare,
   2144 Un honnête homme, un fat, un jaloux, un bizarre,
   2145 Sur une scène heureuse il peut les étaler,
   2146 Et les faire à nos yeux vivre, agir et parler.
   2147 Présentez-en partout les images naïves ;
   2148 Que chacun y soit peint des couleurs les plus vives.
   2149 La nature, féconde en bizarres portraits,
   2150 Dans chaque âme est marquée à de différents traits ;
   2151 Un geste la découvre, un rien la fait paraître.
   2152 Mais tout esprit n'a pas des yeux pour la connaître.
   2153 Le temps, qui change tout, change aussi nos humeurs ;
   2154 Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses moeurs.
   2155 Un jeune homme, toujours bouillant dans ses caprices,
   2156 Est prompt à recevoir l'impression des vices ;
   2157 Est vain dans ses discours, volage en ses désirs,
   2158 Rétif à la censure et fou dans les plaisirs.
   2159 L'âge viril, plus mûr, inspire un air plus sage,
   2160 Se pousse auprès des grands, s'intrigue, se ménage,
   2161 Contre les coups du sort songe à se maintenir,
   2162 Et loin dans le présent regarde l'avenir.
   2163 La vieillesse chagrine incessamment amasse ;
   2164 Garde, non pas pour soi, les trésors qu'elle entasse ;
   2165 Marche en tous ses desseins d'un pas lent et glacé ;
   2166 Toujours plaint le présent et vante le passé ;
   2167 Inhabile aux plaisirs, dont la jeunesse abuse,
   2168 Blâme en eux les douceurs que l'âge lui refuse.
   2169 Ne faites point parler vos acteurs au hasard,
   2170 Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard.
   2171 
   2172 Étudiez la cour et connaissez la ville :
   2173 L'une et l'autre est toujours en modèles fertile.
   2174 C'est par là que MOLIÈRE, illustrant ses écrits,
   2175 Peut-être de son art eût remporté le prix,
   2176 Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures,
   2177 Il n'eût point fait souvent grimacer ses figures,
   2178 Quitté, pour le bouffon, l'agréable et le fin,
   2179 Et sans honte à Térence allié Tabarin.
   2180 Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe,
   2181 Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope.
   2182 Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs,
   2183 N'admet point en ses vers de tragiques douleurs ;
   2184 Mais son emploi n'est pas d'aller, dans une place,
   2185 De mots sales et bas charmer la populace.
   2186 Il faut que ses acteurs badinent noblement ;
   2187 Que son noeud bien formé se dénoue aisément ;
   2188 Que l'action, marchant où la raison la guide,
   2189 Ne se perde jamais dans une scène vide ;
   2190 Que son style humble et doux se relève à propos ;
   2191 Que ses discours, partout fertiles en bons mots,
   2192 Soient pleins de passions finement maniées,
   2193 Et les scènes toujours l'une à l'autre liées.
   2194 Aux dépens du bon sens gardez de plaisanter
   2195 Jamais de la nature il ne faut s'écarter.
   2196 Contemplez de quel air un père, dans Térence,
   2197 Vient d'un fils amoureux gourmander l'imprudence ;
   2198 De quel air cet amant écoute ses leçons
   2199 Et court chez sa maîtresse oublier ces chansons.
   2200 Ce n'est pas un portrait, une image semblable,
   2201 C'est un amant, un fils, un père véritable.
   2202 
   2203 J'aime sur le théâtre un agréable auteur
   2204 Qui, sans se diffamer aux yeux du spectateur,
   2205 Plaît par la raison seule, et jamais ne la choque.
   2206 Mais, pour un faux plaisant, à grossière équivoque,
   2207 Qui pour me divertir n'a que la saleté,
   2208 Qu'il s'en aille, s'il veut, sur deux tréteaux monté,
   2209 Amusant le Pont-Neuf de ses sornettes fades,
   2210 Aux laquais assemblés jouer ses mascarades. 
   2211 
   2212 
   2213 Dans Florence, jadis, vivait un médecin,
   2214 Savant hâbleur, dit-on, et célèbre assassin.
   2215 Lui seul y fit longtemps la publique misère :
   2216 Là, le fils orphelin lui redemande un père ;
   2217 Ici, le frère pleure un frère empoisonné.
   2218 L'un meurt vide de sang, l'autre plein de séné ;
   2219 Le rhume à son aspect se change en pleurésie,
   2220 Et, par lui, la migraine est bientôt frénésie.
   2221 Il quitte enfin la ville, en tous lieux détesté.
   2222 De tous ses amis morts un seul ami resté
   2223 Le mène en sa maison de superbe structure
   2224 C'était un riche abbé, fou de l'architecture.
   2225 Le médecin, d'abord, semble né dans cet art,
   2226 Déjà de bâtiments parle comme Mansart :
   2227 D'un salon qu'on élève il condamne la face ;
   2228 Au vestibule obscur il marque une autre place,
   2229 Approuve l'escalier tourné d'autre façon...
   2230 Son ami le conçoit, et mande son maçon.
   2231 Le maçon vient, écoute, approuve et se corrige.
   2232 Enfin, pour abréger un si plaisant prodige,
   2233 Notre assassin renonce à son art inhumain ;
   2234 Et désormais, la règle et l'équerre à la main,
   2235 Laissant de Galien, la science suspecte,
   2236 De méchant médecin devient bon architecte.
   2237 
   2238 Son exemple est pour nous un précepte excellent.
   2239 Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent,
   2240 Ouvrier estimé dans un art nécessaire,
   2241 Qu'écrivain du commun et poète vulgaire.
   2242 Il est dans tout autre art des degrés différents,
   2243 On peut avec honneur remplir les seconds rangs ;
   2244 Mais, dans l'art dangereux de rimer et d'écrire,
   2245 Il n'est point de degrés du médiocre au pire ;
   2246 Qui dit froid écrivain dit détestable auteur...
   2247 Boyer est à Pinchêne, égal pour le lecteur ;
   2248 On ne lit guère plus Rampale et Mesnardière,
   2249 Que Magnon, du Souhait, Corbin et La Morlière.
   2250 Un fou du moins fait rire et peut nous égayer ;
   2251 Mais un froid écrivain ne sait rien qu'ennuyer.
   2252 J'aime mieux Bergerac, et sa burlesque audace
   2253 Que ces vers où Motin se morfond et nous glace.
   2254 
   2255 Ne vous enivrez point des éloges flatteurs,
   2256 Qu'un amas quelquefois de vains admirateurs
   2257 Vous donne en ces réduits, prompts à crier merveille.
   2258 Tel écrit récité se soutint à l'oreille,
   2259 Qui, dans l'impression au grand jour se montrant,
   2260 Ne soutient pas des yeux le regard pénétrant.
   2261 On sait de cent auteurs l'aventure tragique :
   2262 Et Gombaud tant loué garde encor la boutique.
   2263 
   2264 Écoutez tout le monde, assidu consultant.
   2265 Un fat, quelquefois, ouvre un avis important.
   2266 Quelques vers toutefois qu'Apollon vous inspire,
   2267 En tous lieux aussitôt ne courez pas les lire.
   2268 Gardez-vous d'imiter ce rimeur furieux
   2269 Qui, de ses vains écrits lecteur harmonieux,
   2270 Aborde en récitant quiconque le salue
   2271 Et poursuit de ses vers les passants dans la rue.
   2272 Il n'est temple si saint, des anges respecté,
   2273 Qui soit contre sa Muse un lieu de sûreté.
   2274 
   2275 Je vous l'ai déjà dit, aimez qu'on vous censure,
   2276 Et, souple à la raison, corrigez sans murmure.
   2277 Mais ne vous rendez pas dès qu'un sot vous reprend.
   2278 
   2279 Souvent, dans son orgueil, un subtil ignorant
   2280 Par d'injustes dégoûts combat toute une pièce,
   2281 Blâme des plus beaux vers la noble hardiesse.
   2282 On a beau réfuter ses vains raisonnements,
   2283 Son esprit se complaît dans ses faux jugements ;
   2284 Et sa faible raison, de clarté dépourvue,
   2285 Pense que rien n'échappe à sa débile vue.
   2286 Ses conseils sont à craindre ; et, si vous les croyez,
   2287 Pensant fuir un écueil, souvent vous vous noyez.
   2288 
   2289 Faites choix d'un censeur solide et salutaire,
   2290 Que la raison conduise et le savoir éclaire,
   2291 Et dont le crayon sûr d'abord aille chercher
   2292 L'endroit que l'on sent faible, et qu'on se veut cacher.
   2293 Lui seul éclaircira vos doutes ridicules,
   2294 De votre esprit tremblant lèvera les scrupules.
   2295 C'est lui qui vous dira par quel transport heureux
   2296 Quelquefois, dans sa course, un esprit vigoureux,
   2297 Trop resserré par l'art, sort des règles prescrites,
   2298 Et de l'art même apprend à franchir leurs limites.
   2299 Mais ce parfait censeur se trouve rarement
   2300 Tel excelle à rimer qui juge sottement ;
   2301 Tel s'est fait par ses vers distinguer dans la ville,
   2302 Qui jamais de Lucain n'a distingué Virgile.
   2303 
   2304 Auteurs, prêtez l'oreille à mes instructions.
   2305 Voulez-vous faire aimer vos riches fictions ?
   2306 Qu'en savantes leçons votre Muse fertile
   2307 Partout joigne au plaisant le solide et l'utile.
   2308 Un lecteur sage fuit un vain amusement
   2309 Et veut mettre à profit son divertissement.
   2310 
   2311 Que votre âme et vos moeurs, peintes dans vos ouvrages,
   2312 N'offrent jamais de vous que de nobles images.
   2313 Je ne puis estimer ces dangereux auteurs
   2314 Qui de l'honneur, en vers, infâmes déserteurs,
   2315 Trahissant la vertu sur un papier coupable,
   2316 Aux yeux de leurs lecteurs rendent le vice aimable.
   2317 
   2318 Je ne suis pas pourtant de ces tristes esprits
   2319 Qui, bannissant l'amour de tous chastes écrits,
   2320 D'un si riche ornement veulent priver la scène,
   2321 Traitent d'empoisonneurs et Rodrigue et Chimène...
   2322 L'amour le moins honnête, exprimé chastement,
   2323 N'excite point en nous de honteux mouvement.
   2324 Didon a beau gémir et m'étaler ses charmes,
   2325 Je condamne sa faute en partageant ses larmes.
   2326 Un auteur vertueux, dans ses vers innocents,
   2327 Ne corrompt point le coeur en chatouillant les sens
   2328 Son feu n'allume point de criminelle flamme.
   2329 Aimez donc la vertu, nourrissez-en votre âme.
   2330 En vain l'esprit est plein d'une noble vigueur,
   2331 Le vers se sent toujours des bassesses du coeur.
   2332 
   2333 Fuyez surtout, fuyez ces basses jalousies,
   2334 Des vulgaires esprits malignes frénésies.
   2335 Un sublime écrivain n'en peut être infecté ;
   2336 C'est un vice qui suit la médiocrité.
   2337 Du mérite éclatant cette sombre rivale
   2338 Contre lui chez les grands incessamment cabale,
   2339 Et, sur les pieds en vain tâchant de se hausser,
   2340 Pour s'égaler à lui cherche à le rabaisser.
   2341 Ne descendons jamais dans ces lâches intrigues ;
   2342 N'allons point à l'honneur par de honteuses brigues.
   2343 
   2344 Que les vers ne soient pas votre éternel emploi ;
   2345 Cultivez vos amis, soyez homme de foi :
   2346 C'est peu d'être agréable et charmant dans un livre,
   2347 Il faut savoir encor et converser et vivre.
   2348 
   2349 Travaillez pour la gloire, et qu'un sordide gain
   2350 Ne soit jamais l'objet d'un illustre écrivain.
   2351 Je sais qu'un noble esprit peut, sans honte et sans crime,
   2352 Tirer de son travail un tribut légitime ;
   2353 Mais je ne puis souffrir ces auteurs renommés,
   2354 Qui, dégoûtés de gloire et d'argent affamés,
   2355 Mettent leur Apollon aux gages d'un libraire
   2356 Et font d'un art divin un métier mercenaire.
   2357 
   2358 Avant que la raison, s'expliquant par la voix,
   2359 Eût instruit les humains, eût enseigné les lois,
   2360 Tous les hommes suivaient la grossière nature,
   2361 Dispersés dans les bois couraient à la pâture :
   2362 La force tenait lieu de droit et d'équité ;
   2363 Le meurtre s'exerçait avec impunité.
   2364 Mais du discours enfin l'harmonieuse adresse
   2365 De ces sauvages moeurs adoucit la rudesse,
   2366 Rassembla les humains dans les forêts épars,
   2367 Enferma les cités de murs et de remparts,
   2368 De l'aspect du supplice effraya l'insolence,
   2369 Et sous l'appui des lois mit la faible innocence.
   2370 Cet ordre fut, dit-on, le fruit des premiers vers.
   2371 De là sont nés ces bruits reçus dans l'univers,
   2372 Qu'aux accents dont Orphée emplit les monts de Thrace,
   2373 Les tigres amollis dépouillaient leur audace ;
   2374 Qu'aux accords d'Amphion les pierres se mouvaient,
   2375 Et sur les monts thébains en ordre s'élevaient.
   2376 L'harmonie en naissant produisit ces miracles.
   2377 Depuis, le Ciel en vers fit parler les oracles ;
   2378 Du sein d'un prêtre, ému d'une divine horreur,
   2379 Apollon par des vers exhala sa fureur.
   2380 Bientôt, ressuscitant les héros des vieux âges,
   2381 Homère aux grands exploits anima les courages.
   2382 Hésiode à son tour, par d'utiles leçons,
   2383 Des champs trop paresseux vint hâter les moissons.
   2384 En mille écrits fameux la sagesse tracée
   2385 Fut, à l'aide des vers, aux mortels annoncée ;
   2386 Et partout, des esprits ses préceptes vainqueurs,
   2387 Introduits par l'oreille, entrèrent dans les coeurs.
   2388 Pour tant d'heureux bienfaits, les Muses révérées
   2389 Furent d'un juste encens dans la Grèce honorées ;
   2390 Et leur art, attirant le culte des mortels,
   2391 À sa gloire en cent lieux vit dresser des autels.
   2392 Mais enfin l'indigence amenant la bassesse,
   2393 Le Parnasse oublia sa première noblesse ;
   2394 Un vil amour du gain, infestant les esprits,
   2395 De mensonges grossiers souilla tous les écrits,
   2396 Et partout, enfantant mille ouvrages frivoles,
   2397 Trafiqua du discours et vendit les paroles.
   2398 
   2399 Ne vous flétrissez point par un vice si bas.
   2400 Si l'or seul a pour vous d'invincibles appas,
   2401 Fuyez ces lieux charmants qu'arrose le Permesse
   2402 Ce n'est point sur ses bords qu'habite la richesse.
   2403 Aux plus savants auteurs, comme aux plus grands guerriers,
   2404 Apollon ne promet qu'un nom et des lauriers.
   2405 
   2406 « Mais quoi! dans la disette une muse affamée
   2407 » Ne peut pas, dira-t-on, subsister de fumée !
   2408 » Un auteur qui, pressé d'un besoin importun,
   2409 » Le soir entend crier ses entrailles à jeun,
   2410 » Goûte peu d'Hélicon les douces promenades !
   2411 » Horace a bu son soûl quand il voit les Ménades ;
   2412 » Et, libre du souci qui trouble Colletet,
   2413 » N'attend pas pour dîner le succès d'un sonnet ! »
   2414 
   2415 Il est vrai : mais enfin cette affreuse disgrâce
   2416 Rarement parmi nous afflige le Parnasse.
   2417 Et que craindre en ce siècle, où toujours les beaux-arts
   2418 D'un astre favorable éprouvent les regards,
   2419 Où d'un prince éclairé la sage prévoyance
   2420 Fait partout au mérite ignorer l'indigence?
   2421 
   2422 Musez, dictez sa gloire à tous vos nourrissons ;
   2423 Son nom vaut mieux pour eux que toutes vos leçons.
   2424 Que Corneille, pour lui rallumant son audace,
   2425 Soit encor le Corneille et du Cid et d'Horace ;
   2426 Que Racine, enfantant des miracles nouveaux,
   2427 De ses héros sur lui forme tous les tableaux ;
   2428 Que de son nom, chanté par la bouche des belles,
   2429 Benserade, en tous lieux amuse les ruelles ;
   2430 Que Segrais, dans l'églogue, en charme les forêts ;
   2431 Que pour lui l'épigramme aiguise tous ses traits.
   2432 Mais quel heureux auteur, dans une autre Énéide,
   2433 Aux bords du Rhin tremblant conduira cet Alcide ?
   2434 Quelle savante lyre, au bruit de ses exploits,
   2435 Fera marcher encor les rochers et les bois ;
   2436 Chantera le Batave, éperdu dans l'orage,
   2437 Soi-même se noyant pour sortir du naufrage ;
   2438 Dira les bataillons sous Mastrich enterrés,
   2439 Dans ces affreux assauts du soleil éclairés ?
   2440 
   2441 Mais, tandis que je parle, une gloire nouvelle
   2442 Vers ce vainqueur rapide aux Alpes vous appelle.
   2443 Déjà Dôle et Salins sous le joug ont ployé ;
   2444 Besançon fume encor sur son roc foudroyé.
   2445 Où sont ces grands guerriers dont les fatales ligues
   2446 Devaient à ce trajet opposer tant de digues ?
   2447 Est-ce encore en fuyant qu'ils pensent l'arrêter,
   2448 Fiers du honteux honneur d'avoir su l'éviter ?
   2449 Que de remparts détruits ! Que de villes forcées !
   2450 Que de moissons de gloire en courant amassées !
   2451 
   2452 Auteurs, pour les chanter, redoublez vos transports
   2453 Le sujet ne veut pas de vulgaires efforts.
   2454 Pour moi, qui, jusqu'ici nourri dans la satire,
   2455 N'ose encor manier la trompette et la lyre,
   2456 Vous me verrez pourtant, dans ce champ glorieux,
   2457 Vous animer du moins de la voix et des yeux ;
   2458 Vous offrir ces leçons que ma Muse au Parnasse
   2459 Rapporta, jeune encor, du commerce d'Horace ;
   2460 Seconder votre ardeur, échauffer vos esprits,
   2461 Et vous montrer de loin la couronne et le prix.
   2462 Mais aussi pardonnez, si, plein de ce beau zèle,
   2463 De tous vos pas fameux observateur fidèle,
   2464 Quelquefois du bon or je sépare le faux,
   2465 Et des auteurs grossiers j'attaque les défauts,
   2466 Censeur un peu fâcheux, mais souvent nécessaire,
   2467 Plus enclin à blâmer que savant à bien faire. 
   2468 
   2469 Et qui seul, sans ministre, à l'exemple des dieux,
   2470 Soutiens tout par toi-même, et vois tout par tes yeux,
   2471 
   2472 Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse
   2473 N'est point le fruit tardif d'une lente vieillesse,
   2474 Et qui seul, sans ministre, à l'exemple des dieux,
   2475 Soutiens tout par toi-même, et vois tout par tes yeux,
   2476 GRAND ROI, si jusqu'ici, par un trait de prudence,
   2477 J'ai demeuré pour toi dans un humble silence,
   2478 Ce n'est pas que mon coeur, vainement suspendu,
   2479 Balance pour t'offrir un encens qui t'est dû ;
   2480 Mais je sais peu louer ; et ma muse tremblante
   2481 Fuit d'un si grand fardeau la charge trop pesante,
   2482 Et, dans ce haut éclat où tu te viens offrir,
   2483 Touchant à tes lauriers, craindrait de les flétrir.
   2484 Ainsi, sans m'aveugler d'une vaine manie,
   2485 Je mesure mon vol à mon faible génie :
   2486 Plus sage en mon respect que ces hardis mortels
   2487 Qui d'un indigne encens profanent tes autels ;
   2488 Qui, dans ce champ d'honneur où le gain les amène,
   2489 Osent chanter ton nom, sans force et sans haleine ;
   2490 Et qui vont tous les jours, d'une importune voix,
   2491 T'ennuyer du récit de tes propres exploits.
   2492 L'un, en style pompeux habillant une églogue,
   2493 De ses rares vertus te fait un long prologue,
   2494 Et mêle, en se vantant soi-même à tout propos,
   2495 Les louanges d'un fat à celles d'un héros.
   2496 L'autre, en vain, se lassant à polir une rime,
   2497 Et reprenant vingt fois le rabot et la lime,
   2498 Grand et nouvel effort d'un esprit sans pareil !
   2499 Dans la fin d'un sonnet te compare au soleil.
   2500 Sur le haut Hélicon leur veine méprisée
   2501 Fut toujours des neuf soeurs la fable et la risée.
   2502 Calliope jamais ne daigna leur parler,
   2503 Et Pégase pour eux refuse de voler.
   2504 Cependant à les voir, enflés de tant d'audace,
   2505 Te promettre en leur nom les faveurs du Parnasse,
   2506 On dirait qu'ils ont seuls l'oreille d'Apollon,
   2507 Qu'ils disposent de tout dans le sacré vallon :
   2508 C'est à leurs doctes mains, si l'on veut les en croire,
   2509 Que Phébus a commis tout le soin de ta gloire ;
   2510 Et ton nom, du midi jusqu'à l'ourse vanté,
   2511 Ne devra qu'à leurs vers son immortalité.
   2512 Mais plutôt, sans ce nom, dont la vive lumière
   2513 Donne un lustre éclatant à leur veine grossière,
   2514 Ils verraient leurs écrits, honte de l'univers,
   2515 Pourrir dans la poussière à la merci des vers.
   2516 A l'ombre de ton nom ils trouvent leur asile,
   2517 Comme on voit dans les champs un arbrisseau débile,
   2518 Qui, sans l'heureux appui qui le tient attaché,
   2519 Languirait tristement sur la terre couché.
   2520 Ce n'est pas que ma plume, injuste et téméraire,
   2521 Veuille blâmer en eux le dessein de te plaire ;
   2522 Et, parmi tant d'auteurs, je veux bien l'avouer,
   2523 Apollon en connaît qui te peuvent louer ;
   2524 Oui, je sais qu'entre ceux qui t'adressent leurs veilles,
   2525 Parmi les Pelletiers on compte des Corneilles.
   2526 Mais je ne puis souffrir qu'un esprit de travers,
   2527 Qui, pour rimer des mots, pense faire des vers
   2528 Se donne en te louant une gêne inutile :
   2529 Pour chanter un Auguste, il faut être un Virgile :
   2530 Et j'approuve les soins du monarque guerrier
   2531 Qui ne pouvait souffrir qu'un artisan grossier
   2532 Entreprît de tracer, d'une main criminelle,
   2533 Un portrait réservé pour le pinceau d'Apelle.
   2534 Moi donc, qui connais peu Phébus et ses douceurs,
   2535 Qui suis nouveau sevré sur le mont des neuf soeurs,
   2536 Attendant que pour toi l'âge ait mûri ma muse,
   2537 Sur de moindres sujets je l'exerce et l'amuse ;
   2538 Et, tandis que ton bras, des peuples redouté,
   2539 Va, la foudre à la main, rétablir l'équité,
   2540 Et retient les méchants par la peur des supplices,
   2541 Moi, la plume à la main, je gourmande les vices,
   2542 Et, gardant pour moi-même une juste rigueur,
   2543 Je confie au papier les secrets de mon coeur.
   2544 Ainsi, dès qu'une fois ma verve se réveille,
   2545 Comme on voit au printemps la diligente abeille
   2546 Qui du butin des fleurs va composer son miel,
   2547 Des sottises du temps je compose mon fiel :
   2548 Je vais de toutes parts où me guide ma veine,
   2549 Sans tenir en marchant une route certaine ;
   2550 Et, sans gêner ma plume en ce libre métier,
   2551 Je la laisse au hasard courir sur le papier.
   2552 Le mal est qu'en rimant, ma muse un peu légère
   2553 Nomme tout par son nom, et ne saurait rien taire.
   2554 C'est là ce qui fait peur aux esprits de ce temps,
   2555 Qui, tout blancs au dehors, sont tout noirs au dedans :
   2556 Ils tremblent qu'un censeur, que sa verve encourage,
   2557 Ne vienne en ses écrits démasquer leur visage,
   2558 Et, fouillant dans leurs moeurs en toute liberté,
   2559 N'aille du fond du puits tirer la vérité.
   2560 Tous ces gens éperdus au seul nom de satire
   2561 Font d'abord le procès à quiconque ose rire :
   2562 Ce sont eux que l'on voit, d'un discours insensé,
   2563 Publier dans Paris que tout est renversé,
   2564 Au moindre bruit qui court qu'un auteur les menace
   2565 De jouer des bigots la trompeuse grimace.
   2566 Pour eux un tel ouvrage est un monstre odieux ;
   2567 C'est offenser les lois, c'est s'attaquer aux cieux.
   2568 Mais bien que d'un faux zèle ils masquent leur faiblesse
   2569 Chacun voit qu'en effet la vérité les blesse :
   2570 En vain d'un lâche orgueil leur esprit revêtu
   2571 Se couvre du manteau d'une austère vertu ;
   2572 Leur coeur qui se connaît, et qui fuit la lumière,
   2573 S'il se moque de Dieu, craint Tartuffe et Molière.
   2574 Mais pourquoi sur ce point sans raison m'écarter ?
   2575 GRAND ROI, c'est mon défaut, je ne saurais flatter :
   2576 Je ne sais point au ciel placer un ridicule,
   2577 D'un nain faire un Atlas, ou d'un lâche un Hercule.
   2578 Et, sans cesse en esclave, à la suite des grands,
   2579 A des dieux sans vertu prodiguer mon encens.
   2580 On ne me verra point d'une veine forcée,
   2581 Même pour te louer, déguiser ma pensée ;
   2582 Et, quelque grand que soit ton pouvoir souverain,
   2583 Si mon coeur en ces vers ne parlait par ma main,
   2584 Il n'est espoir de biens, ni raison, ni maxime,
   2585 Qui pût en ta faveur m'arracher une rime.
   2586 Mais lorsque je te vois, d'une si noble ardeur,
   2587 T'appliquer sans relâche aux soins de ta grandeur,
   2588 Faire honte à ces rois que le travail étonne,
   2589 Et qui sont accablés du faix de leur couronne ;
   2590 Quand je vois ta sagesse en ses justes projets,
   2591 D'une heureuse abondance enrichir tes sujets,
   2592 Fouler aux pieds l'orgueil et du Tage et du Tibre
   2593 Nous faire de la mer une campagne libre,
   2594 Et tes braves guerriers, secondant ton grand coeur,
   2595 Rendre à l'aigle éperdu sa première vigueur ;
   2596 La France sous tes lois maîtriser la fortune ;
   2597 Et nos vaisseaux domptant l'un et l'autre Neptune,
   2598 Nous aller chercher l'or, malgré l'onde et le vent,
   2599 Aux lieux où le soleil le forme en se levant,
   2600 Alors, sans consulter si Phébus l'en avoue,
   2601 Ma muse toute en feu me prévient et te loue.
   2602 Mais bientôt la raison arrivant au secours
   2603 Vient d'un si beau projet interrompre le cours,
   2604 Et me fait concevoir, quelque ardeur qui m'emporte,
   2605 Que je n'ai ni le ton, ni la voix assez forte.
   2606 Aussitôt je m'effraie, et mon esprit troublé
   2607 Laisse là le fardeau dont il est accablé ;
   2608 Et, sans passer plus loin, finissant mon ouvrage,
   2609 Comme un pilote en mer qu'épouvante l'orage,
   2610 Dès que le bord paraît, sans songer où je suis,
   2611 Je me sauve à la nage, et j'aborde où je puis.
   2612 Damon, ce grand auteur, dont la muse fertile
   2613 Amusa si longtemps et la cour et la ville,
   2614 Mais qui, n'étant vêtu que de simple bureau,
   2615 Passe l'été sans linge et l'hiver sans manteau ;
   2616 Et de qui le corps sec et la mine affamée
   2617 N'en sont pas mieux refait pour tant de renommée ;
   2618 Las de perdre en rimant et sa peine et son bien,
   2619 D'emprunter en tous lieux et de ne gagner rien,
   2620 Sans habits, sans argent, ne sachant plus que faire,
   2621 Vient de s'enfuir, chargé de sa seule misère ;
   2622 Et, bien loin des sergents, des clercs et du palais,
   2623 Va chercher un repos qu'il ne trouva jamais ;
   2624 Sans attendre qu'ici la justice ennemie
   2625 L'enferme en un cachot le reste de sa vie,
   2626 Ou que d'un bonnet vert le salutaire affront
   2627 Flétrisse les lauriers qui lui couvrent le front.
   2628 Mais le jour qu'il partit, plus défait et plus blême
   2629 Que n'est un pénitent sur la fin d'un carême,
   2630 La colère dans l'âme et le feu dans les yeux,
   2631 Il distilla sa rage en ces tristes adieux :
   2632 Puisqu'en ce lieu, jadis aux muses si commode,
   2633 Le mérite et l'esprit ne sont plus à la mode,
   2634 Qu'un poète, dit-il, s'y voit maudit de Dieu,
   2635 Et qu'ici la vertu n'a plus ni feu ni lieu,
   2636 Allons du moins chercher quelque antre ou quelque roche
   2637 D'où jamais ni l'huissier ni le sergent n'approche,
   2638 Et sans lasser le ciel par des vœux impuissants,
   2639 Mettons-nous à l'abri des injures du temps ;
   2640 Tandis que, libre encor, malgré les destinées,
   2641 Mon corps n'est point courbé sous le faix des années,
   2642 Qu'on ne voit point mes pas sous l'âge chanceler,
   2643 Et qu'il reste à la parque encor de quoi filer :
   2644 C'est là dans mon malheur le seul conseil à suivre.
   2645 Que George vive ici, puisque George y sait vivre,
   2646 Qu'un million comptant, par ses fourbes acquis,
   2647 De clerc, jadis laquais a fait comte et marquis :
   2648 Que Jacquin vive ici, dont l'adresse funeste
   2649 A plus causé de maux que la guerre et la peste ;
   2650 Qui de ses revenus écrits par alphabet,
   2651 Peut fournir aisément un calepin complet.
   2652 Qu'il règne dans ces lieux, il a droit de s'y plaire.
   2653 Mais moi, vivre à Paris ! Eh ! qu'y viendrais-je faire ?
   2654 Je ne sais ni tromper, ni feindre, ni mentir,
   2655 Et, quand je le pourrais, je n'y puis consentir.
   2656 Je ne sais point en lâche essuyer les outrages
   2657 D'un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages,
   2658 De mes sonnets flatteurs lasser tout l'univers,
   2659 Et vendre au plus offrant mon encens et mes vers :
   2660 Pour un si bas emploi ma muse est trop altière.
   2661 Je suis rustique et fier, et j'ai l'âme grossière :
   2662 Je ne puis rien nommer, si ce n'est par son nom,
   2663 J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.
   2664 De servir un amant, je n'en ai pas l'adresse ;
   2665 J'ignore ce grand art qui gagne une maîtresse,
   2666 Et je suis, à Paris, triste, pauvre et reclus,
   2667 Ainsi qu'un corps sans âme, ou devenu perclus.
   2668 Mais pourquoi, dira-t-on, cette vertu sauvage
   2669 Qui court à l'hôpital et n'est plus en usage ?
   2670 La richesse permet une juste fierté ;
   2671 Mais il faut être souple avec la pauvreté.
   2672 C'est par là qu'un auteur que presse l'indigence
   2673 Peut des astres malins corriger l'influence,
   2674 Et que le sort burlesque, en ce siècle de fer,
   2675 D'un pédant, quand il veut, sait faire un duc et pair.
   2676 Ainsi de la vertu la fortune se joue :
   2677 Tel aujourd'hui triomphe au plus haut de sa roue,
   2678 Qu'on verrait, de couleurs bizarrement orné,
   2679 Conduire le carrosse où l'on le voit traîné,
   2680 Si dans les droits du roi sa funeste science
   2681 Par deux ou trois avis n'eût ravagé la France.
   2682 Je sais qu'un juste effroi, l'éloignant de ces lieux,
   2683 L'a fait pour quelques mois disparaître à nos yeux :
   2684 Mais en vain pour un temps une taxe l'exile ;
   2685 On le verra bientôt pompeux en cette ville,
   2686 Marcher encor chargé des dépouilles d'autrui ;
   2687 Et jouir du ciel même irrité contre lui ;
   2688 Tandis que Colletet, crotté jusqu'à l'échine,
   2689 S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine,
   2690 Savant en ce métier, si cher aux beaux esprits,
   2691 Dont Montmaur autrefois fit leçon dans Paris.
   2692 Il est vrai que du roi la bonté secourable
   2693 Jette enfin sur la muse un regard favorable,
   2694 Et, réparant du sort l'aveuglement fatal,
   2695 Va tirer désormais Phébus de l'hôpital.
   2696 On doit tout espérer d'un monarque si juste ;
   2697 Mais sans un Mécénas à quoi sert un Auguste ?
   2698 Et fait comme je suis, au siècle d'aujourd'hui,
   2699 Qui voudra s'abaisser à me servir d'appui ?
   2700 Et puis, comment percer cette foule effroyable
   2701 De rimeurs affamés dont le nombre l'accable ;
   2702 Qui, dès que sa main s'ouvre, y courent les premiers,
   2703 Et ravissent un bien qu'on devait aux derniers ;
   2704 Comme on voit les frelons, troupe lâche et stérile,
   2705 Aller piller le miel que l'abeille distille ?
   2706 Cessons donc d'aspirer à ce prix tant vanté
   2707 Que donne la faveur à l'importunité.
   2708 Saint-Amant n'eut du ciel que sa veine en partage :
   2709 L'habit qu'il eut sur lui fut son seul héritage ;
   2710 Un lit et deux placets composaient tout son bien ;
   2711 Ou, pour en mieux parler, Saint-Amant n'avait rien.
   2712 Mais quoi ! las de traîner une vie importune,
   2713 Il engagea ce rien pour chercher la fortune,
   2714 Et, tout chargé de vers qu'il devait mettre au jour,
   2715 Conduit d'un vain espoir, il parut à la cour.
   2716 Qu'arriva-t-il enfin de sa muse abusée ?
   2717 Il en revint couvert de honte et de risée
   2718 Et la fièvre, au retour, terminant son destin,
   2719 Fit par avance en lui ce qu'aurait fait la faim.
   2720 Un poète à la cour fut jadis à la mode ;
   2721 Mais des fous aujourd'hui c'est le plus incommode,
   2722 Et l'esprit le plus beau, l'auteur le plus poli,
   2723 N'y parviendra jamais au sort de l'Angeli.
   2724 Faut-il donc désormais jouer un nouveau rôle ?
   2725 Dois-je, las d'Apollon, recourir à Bartole ?
   2726 Et, feuilletant Louet allongé par Brodeau,
   2727 D'une robe à longs plis balayer le barreau ?
   2728 Mais à ce seul penser je sens que je m'égare.
   2729 Moi ! que j'aille crier dans ce pays barbare,
   2730 Où l'on voit tous les jours l'innocence aux abois
   2731 Errer dans les détours d'un dédale de lois,
   2732 Et, dans l'amas confus des chicanes énormes,
   2733 Ce qui fut blanc au fond rendu noir par les formes ;
   2734 Où Patru gagne moins qu'Uot et Le Mazier,
   2735 Et dont les Cicérons se font chez Pé-Fournier.
   2736 Avant qu'un tel dessein m'entre dans la pensée,
   2737 On pourra voir la Seine à la Saint-Jean glacée ;
   2738 Arnauld à Charenton devenir huguenot,
   2739 Saint-Sorlin janséniste, et Saint-Pavin bigot.
   2740 Quittons donc pour jamais une ville importune,
   2741 Où l'honneur est en guerre avecque la fortune ;
   2742 Où le vice orgueilleux s'érige en souverain,
   2743 Et va la mitre en tête et la crosse à la main ;
   2744 Où la science triste, affreuse, et délaissée,
   2745 Est partout des bons lieux comme infâme chassée ;
   2746 Où le seul art en vogue est l'art de bien voler ;
   2747 Où tout me choque ; enfin, où. . . Je n'ose parler.
   2748 Et quel homme si froid ne serait plein de bile,
   2749 A l'aspect odieux des mœurs de cette ville ?
   2750 Qui pourrait les souffrir ? et qui, pour les blâmer,
   2751 Malgré muse et Phébus n'apprendrait à rimer ?
   2752 Non, non, sur ce sujet, pour écrire avec grâce,
   2753 Il ne faut point monter au sommet du Parnasse ;
   2754 Et, sans aller rêver dans le double vallon,
   2755 La colère suffit et vaut un Apollon.
   2756 Tout beau, dira quelqu'un, vous entrez en furie.
   2757 A quoi bon ces grands mots ? doucement, je vous prie :
   2758 Ou bien montez en chaire, et là, comme un docteur,
   2759 Allez de vos sermons endormir l'auditeur :
   2760 C'est là que bien ou mal on a droit de tout dire.
   2761 Ainsi parle un esprit qu'irrite la satire,
   2762 Qui contre ses défauts croit être en sûreté,
   2763 En raillant d'un censeur la triste austérité,
   2764 Qui fait l'homme intrépide, et, tremblant de faiblesse,
   2765 Attend pour croire en Dieu que la fièvre le presse ;
   2766 Et, toujours dans l'orage au ciel levant les mains,
   2767 Dès que l'air est calmé, rit des faibles humains.
   2768 Car de penser alors qu'un Dieu tourne le monde,
   2769 Et règle les ressorts de la machine ronde,
   2770 Ou qu'il est une vie au-delà du trépas,
   2771 C'est là, tout haut du moins, ce qu'il n'avouera pas.
   2772 Pour moi, qu'en santé même un autre monde étonne,
   2773 Qui crois l'âme immortelle, et que c'est Dieu qui tonne,
   2774 Il vaut mieux pour jamais me bannir de ce lieu.
   2775 Je me retire donc. Adieu, Paris, adieu.
   2776 
   2777 Rare et fameux Esprit, dont la fertile veine
   2778 Ignore en écrivant le travail et la peine ;
   2779 Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts,
   2780 Et qui sçais à quel coin se marquent les bons vers.
   2781 Dans les combats d'esprit sçavant Maistre d'escrime,
   2782 Enseigne moi, Molière, où tu trouves la rime.
   2783 On diroit, quand tu veux, qu'elle te vient chercher :
   2784 Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ;
   2785 Et sans qu'un long détour t'arreste, ou t'embarrasse,
   2786 A peine as-tu parlé, qu'elle-mesme s'y place.
   2787 Mais moi qu'un vain caprice, une bizarre humeur,
   2788 Pour mes péchez, je croi, fit devenir Rimeur :
   2789 Dans ce rude métier, où mon esprit se tuë,
   2790 En vain pour la trouver, je travaille, et je suë.
   2791 Souvent j'ai beau rêver du matin jusqu'au soir :
   2792 Quand je veux dire blanc, la quinteuse dit noir.
   2793 Si je veux d'un Galant dépeindre la figure,
   2794 Ma plume pour rimer trouve l'Abbé de Gure :
   2795 Si je pense exprimer un Auteur sans défaut,
   2796 La Raison dit Virgile, et la rime Quinaut.
   2797 Enfin quoi que je fasse, ou que je veüille faire,
   2798 La Bizarre toujours vient m'offrir le contraire.
   2799 De rage quelquefois ne pouvant la trouver,
   2800 Triste, las, et confus, je cesse d'y réver :
   2801 Et maudissant vingt fois le Demon qui m'inspire,
   2802 Je fais mille sermens de ne jamais écrire :
   2803 Mais quand j'ai bien maudit et Muses et Phebus,
   2804 Je la voi qui paroist, quand je n'y pense plus.
   2805 Aussi-tost, malgré moi, tout mon feu se rallume :
   2806 Je reprens sur le champ le papier et la plume,
   2807 Et de mes vains sermens perdant le souvenir,
   2808 J'attens de vers en vers qu'elle daigne venir.
   2809 Encor, si pour rimer, dans sa verve indiscrete,
   2810 Ma muse au moins souffroit une froide epithete :
   2811 Je ferois comme un autre ; et sans chercher si loin,
   2812 J'aurois toûjours des mots pour les coudre au besoin.
   2813 Si je loüois Philis, En miracles féconde ;
   2814 Je trouverois bientost, A. nulle autre seconde.
   2815 Si je voulois vanter un objet Nompareil ;
   2816 Je mettrois à l'instant, Plus beau que le Soleil.
   2817 Enfin parlant toûjours d'Astres et de Merveilles,
   2818 De Chef-d'œuvre des Cieux, de Beautez sans pareilles,
   2819 Avec tous ces beaux mots souvent mis au hazard,
   2820 Je pourois aisément, sans génie, et sans art,
   2821 Et transposant cent fois et le Nom et le Verbe,
   2822 Dans mes vers recousus mettre en pièces Malherbe :
   2823 Mais mon Esprit tremblant sur le choix de ses mots,
   2824 N'en dira jamais un, s'il ne tombe à propos :
   2825 Et ne sçauroit souffrir, qu'une phrase insipide
   2826 Vienne à la fin d'un vers remplir la place vuide :
   2827 Ainsi, recommençant un ouvrage vingt fois,
   2828 Si j'écris quatre mots, j'en effaceray trois.
   2829 Maudit soit le premier, dont la verve insensée
   2830 Dans les bornes d'un vers renferma sa pensée,
   2831 Et donnant à ses mots une étroite prison,
   2832 Voulut avec la Rime enchaîner la Raison.
   2833 Sans ce métier fatal au repos de ma vie,
   2834 Mes jours pleins de loisir couleraient sans envie.
   2835 Je n'aurois qu'à chanter, rire, boire d'autant ;
   2836 Et comme un gras Chanoine, à mon aise, et content,
   2837 Passer tranquillement, sans souci, sans affaire,
   2838 La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire.
   2839 Mon cœur exempt de soins, libre de passion,
   2840 Sçait donner une borne à son ambition,
   2841 Et fuiant des grandeurs la presence importune,
   2842 Je ne vais point au Louvre adorer la Fortune :
   2843 Et je serois heureux, si pour me consumer,
   2844 Un Destin envieux ne m'avoit fait rimer.
   2845 Mais depuis le moment que cette frenesie
   2846 De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie,
   2847 Et qu'un Demon jaloux de mon contentement,
   2848 M'inspira le dessein d'écrire poliment ;
   2849 Tous les jours malgré moi, cloüé sur un Ouvrage,
   2850 Retouchant un endroit, effaçant une page,
   2851 Enfin passant ma vie en ce triste métier,
   2852 J'envie en écrivant le sort de Pelletier,
   2853 Bienheureux Scutari, dont la fertile plume
   2854 Peut tous les mois sans peine enfanter un volume.
   2855 Tes écrits, il est vrai, sans forme et languissans,
   2856 Semblent estre formez en dépit du bon sens :
   2857 Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire,
   2858 Un Marchand pour les vendre, et des Sots pour les lire.
   2859 Et quand la Rime enfin se trouve au bout des vers,
   2860 Qu'importe que le reste y soit mis de travers ?
   2861 Malheureux mille fois celuy, dont la manie
   2862 Veut aux regles de l'Art asservir son genie.
   2863 Un Sot en écrivant fait tout avec plaisir :
   2864 Il n'a point en ses vers l'embarras de choisir :
   2865 Et toujours amoureux de ce qu'il vient d'écrire,
   2866 Ravi d'étonnement, en soi-mesme il s'admire.
   2867 Mais un Esprit sublime, en vain veut s'élever
   2868 A ce degré parfait qu'il tâche de trouver :
   2869 Et toûjours mécontent de ce qu'il vient de faire,
   2870 Il plaist à tout le monde, et ne sçauroit se plaire.
   2871 Et tel, dont en tous lieux chacun vante l'Esprit,
   2872 Voudroit pour son repos n'avoir jamais écrit.
   2873 Toi donc, qui vois les maux où ma Muse s'abîme,
   2874 De grâce, enseigne-moi l'art de trouver la Rime :
   2875 Ou, puisqu'enfin tes soins y seroient superflus,
   2876 Molière, enseigne moi l'Art de ne rimer plus.
   2877 
   2878 Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère,
   2879 D'où vous vient aujourd'hui cet air sombre et sévère,
   2880 Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier
   2881 A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier ?
   2882 Qu'est devenu ce teint dont la couleur fleurie
   2883 Semblait d'ortolans seuls et de bisques nourrie,
   2884 Où la joie en son lustre attirait les regards,
   2885 Et le vin en rubis brillait de toutes parts ?
   2886 Qui vous a pu plonger dans cette humeur chagrine ?
   2887 A-t-on par quelque édit réformé la cuisine ?
   2888 Ou quelque longue pluie, inondant vos vallons,
   2889 A-t-elle fait couler vos vins et vos melons ?
   2890 Répondez donc enfin, ou bien je me retire.
   2891 Ah ! de grâce, un moment, souffrez que je respire.
   2892 Je sors de chez un fat, qui, pour m'empoisonner,
   2893 Je pense, exprès chez lui m'a forcé de dîner.
   2894 Je l'avais bien prévu. Depuis près d'une année
   2895 J'éludais tous les jours sa poursuite obstinée.
   2896 Mais hier il m'aborde, et, me serrant la main,
   2897 Ah ! monsieur, m'a-t-il dit, je vous attends demain.
   2898 N'y manquez pas au moins. J'ai quatorze bouteilles
   2899 D'un vin vieux... Boucingo n'en a point de pareilles
   2900 Et je gagerais bien que, chez le commandeur,
   2901 Villandri priserait sa sève et sa verdeur.
   2902 Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle ;
   2903 Et Lambert, qui plus est, m'a donné sa parole.
   2904 C'est tout dire en un mot, et vous le connaissez. -
   2905 Quoi ! Lambert ? - Oui, Lambert. A demain. - C'est assez.
   2906 Ce matin donc, séduit par sa vaine promesse,
   2907 J'y cours, midi sonnant, au sortir de la messe.
   2908 A peine étais-je entré, que ravi de me voir,
   2909 Mon homme, en m'embrassant, m'est venu recevoir ;
   2910 Et, montrant à mes yeux une allégresse entière,
   2911 Nous n'avons, m'a-t-il dit, ni Lambert ni Molière ;
   2912 Mais, puisque je vous vois, je me tiens trop content.
   2913 Vous êtes un brave homme ; entrez : on vous attend.
   2914 A ces mots, mais trop tard, reconnaissant ma faute,
   2915 Je le suis en tremblant dans une chambre haute,
   2916 Où, malgré les volets, le soleil irrité
   2917 Formait un poêle ardent au milieu de l'été.
   2918 Le couvert était mis dans ce lieu de plaisance,
   2919 Où j'ai trouvé d'abord, pour toute connaissance,
   2920 Deux nobles campagnards grands lecteurs de romans,
   2921 Qui m'ont dit tout Cyrus dans leurs longs compliments.
   2922 J'enrageais. Cependant on apporte un potage,
   2923 Un coq y paraissait en pompeux équipage,
   2924 Qui, changeant sur ce plat et d'état et de nom,
   2925 Par tous les conviés s'est appelé chapon.
   2926 Deux assiettes suivaient, dont l'une était ornée
   2927 D'une langue en ragoût, de persil couronnée ;
   2928 L'autre, d'un godiveau tout brûlé par dehors,
   2929 Dont un beurre gluant inondait tous les bords.
   2930 On s'assied : mais d'abord notre troupe serrée
   2931 Tenait à peine autour d'une table carrée,
   2932 Où chacun, malgré soi, l'un sur l'autre porté,
   2933 Faisait un tour à gauche, et mangeait de côté.
   2934 Jugez en cet état, si je pouvais me plaire,
   2935 Moi qui ne compte rien ni le vin ni la chère,
   2936 Si l'on n'est plus au large assis en un festin,
   2937 Qu'aux sermons de Cassaigne, ou de l'abbé Cotin.
   2938 Notre hôte cependant, s'adressant à la troupe,
   2939 Que vous semble, a-t-il dit, du goût de cette soupe ?
   2940 Sentez-vous le citron dont on a mis le jus
   2941 Avec des jaunes d'œufs mêlés dans du verjus ?
   2942 Ma foi, vive Mignot et tout ce qu'il apprête !
   2943 Les cheveux cependant me dressaient à la tête :
   2944 Car Mignot, c'est tout dire, et dans le monde entier
   2945 Jamais empoisonneur ne sut mieux son métier.
   2946 J'approuvais tout pourtant de la mine et du geste,
   2947 Pensant qu'au moins le vin dût réparer le reste.
   2948 Pour m'en éclaircir donc, j'en demande ; et d'abord
   2949 Un laquais effronté m'apporte un rouge bord
   2950 D'un Auvernat fumeux, qui, mêlé de Lignage,
   2951 Se vendait chez Crenet pour vin de l'Hermitage,
   2952 Et qui, rouge et vermeil, mais fade et doucereux,
   2953 N'avait rien qu'un goût plat, et qu'un déboire affreux.
   2954 A peine ai-je senti cette liqueur traîtresse,
   2955 Que de ces vins mêlés j'ai reconnu l'adresse.
   2956 Toutefois avec l'eau que j'y mets à foison,
   2957 J'espérais adoucir la force du poison.
   2958 Mais, qui l'aurait pensé ? pour comble de disgrâce,
   2959 Par le chaud qu'il faisait nous n'avions point de glace.
   2960 Point de glace, bon Dieu ! dans le fort de l'été !
   2961 Au mois de juin ! Pour moi, j'étais si transporté,
   2962 Que, donnant de fureur tout le festin au diable,
   2963 Je me suis vu vingt fois prêt à quitter la table ;
   2964 Et, dût-on m'appeler et fantasque et bourru,
   2965 J'allais sortir enfin quand le rôt a paru.
   2966 Sur un lièvre flanqué de six poulets étiques,
   2967 S'élevaient trois lapins, animaux domestiques,
   2968 Qui, dès leur tendre enfance élevés dans Paris,
   2969 Sentaient encor le chou dont ils furent nourris.
   2970 Autour de cet amas de viandes entassées
   2971 Régnait un long cordon d'alouettes pressées,
   2972 Et sur les bords du plat six pigeons étalés
   2973 Présentaient pour renfort leurs squelettes brûlés.
   2974 A côté de ce plat paraissaient deux salades,
   2975 L'une de pourpier jaune, et l'autre d'herbes fades,
   2976 Dont l'huile de fort loin saisissait l'odorat,
   2977 Et nageait dans des flots de vinaigre rosat.
   2978 Tous mes sots, à l'instant changeant de contenance,
   2979 Ont loué du festin la superbe ordonnance ;
   2980 Tandis que mon faquin qui se voyait priser,
   2981 Avec un ris moqueur les priait d'excuser.
   2982 Surtout certain hâbleur, à la gueule affamée,
   2983 Qui vint à ce festin conduit par la fumée,
   2984 Et qui s'est dit profès dans l'ordre des coteaux,
   2985 A fait, en bien mangeant, l'éloge des morceaux.
   2986 Je riais de le voir, avec sa mine étique,
   2987 Son rabat jadis blanc, et sa perruque antique,
   2988 En lapins de garenne ériger nos clapiers,
   2989 Et nos pigeons cauchois en superbes ramiers ;
   2990 Et, pour flatter notre hôte, observant son visage,
   2991 Composer sur ses yeux son geste et son langage ;
   2992 Quand notre hôte charmé, m'avisant sur ce point :
   2993 Qu'avez-vous donc, dit-il, que vous ne mangez point ?
   2994 Je vous trouve aujourd'hui l'âme toute inquiète,
   2995 Et les morceaux entiers restent sur votre assiette.
   2996 Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout.
   2997 Ah ! monsieur, ces poulets sont d'un merveilleux goût,
   2998 Ces pigeons sont dodus, mangez, sur ma parole.
   2999 J'aime à voir aux lapins cette chair blanche et molle.
   3000 Ma foi, tout est passable, il le faut confesser,
   3001 Et Mignot aujourd'hui s'est voulu surpasser,
   3002 Quand on parle de sauce, il faut qu'on y raffine ;
   3003 Pour moi, j'aime surtout que le poivre y domine :
   3004 J'en suis fourni, Dieu sait ! et j'ai tout Pelletier
   3005 Roulé dans mon office en cornets de papier.
   3006 A tous ces beaux discours j'étais comme une pierre,
   3007 Ou comme la statue est au Festin de Pierre ;
   3008 Et, sans dire un seul mot, j'avalais au hasard,
   3009 Quelque aile de poulet dont j'arrachais le lard.
   3010 Cependant mon hâbleur, avec une voix haute,
   3011 Porte à mes campagnards la santé de notre hôte,
   3012 Qui tous deux pleins de joie, en jetant un grand cri,
   3013 Avec un rouge bord acceptent son défi.
   3014 Un si galant exploit réveillant tout le monde,
   3015 On a porté partout des verres à la ronde,
   3016 Où les doigts des laquais, dans la crasse tracés,
   3017 Témoignaient par écrit qu'on les avait rincés :
   3018 Quand un des conviés, d'un ton mélancolique,
   3019 Lamentant tristement une chanson bachique,
   3020 Tous mes sots à la fois ravis de l'écouter,
   3021 Détonnant de concert, se mettent à chanter.
   3022 La musique sans doute était rare et charmante !
   3023 L'un traîne en longs fredons une voix glapissante,
   3024 Et l'autre, l'appuyant de son aigre fausset,
   3025 Semble un violon faux qui jure sous l'archet.
   3026 Sur ce point, un jambon d'assez maigre apparence
   3027 Arrive sous le nom de jambon de Mayence.
   3028 Un valet le portait, marchant à pas comptés,
   3029 Comme un recteur suivi des quatre facultés.
   3030 Deux marmitons crasseux, revêtus de serviettes,
   3031 Lui servaient de massiers, et portaient deux assiettes,
   3032 L'une de champignons avec des ris de veau,
   3033 Et l'autre de pois verts qui se noyaient dans l'eau.
   3034 Un spectacle si beau surprenant l'assemblée,
   3035 Chez tous les conviés la joie est redoublée ;
   3036 Et la troupe à l'instant, cessant de fredonner,
   3037 D'un ton gravement fou s'est mise à raisonner.
   3038 Le vin au plus muet fournissant des paroles,
   3039 Chacun a débité ses maximes frivoles,
   3040 Réglé les intérêts de chaque potentat,
   3041 Corrigé la police, et réformé l'Etat,
   3042 Puis, de là s'embarquant dans la nouvelle guerre,
   3043 A vaincu la Hollande, ou battu l'Angleterre.
   3044 Enfin, laissant en paix tous ces peuples divers,
   3045 De propos en propos on a parlé de vers.
   3046 Là, tous mes sots, enflés d'une nouvelle audace,
   3047 Ont jugé des auteurs en maîtres du Parnasse :
   3048 Mais notre hôte surtout, pour la justesse et l'art,
   3049 Elevait jusqu'au ciel Théophile et Ronsard ;
   3050 Quand un des campagnards relevant sa moustache,
   3051 Et son feutre à grands poils ombragé d'un pennache,
   3052 Impose à tous silence, et d'un ton de docteur :
   3053 Morbleu ! dit-il, La Serre est un charmant auteur !
   3054 Ses vers sont d'un beau style, et sa prose est coulante.
   3055 La Pucelle est encore une œuvre bien galante,
   3056 Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant.
   3057 Le Pays, sans mentir, est un bouffon plaisant :
   3058 Mais je ne trouve rien de beau dans ce Voiture.
   3059 Ma foi, le jugement sert bien dans la lecture.
   3060 A mon gré, le Corneille est joli quelquefois.
   3061 En vérité, pour moi j'aime le beau françois.
   3062 Je ne sais pas pourquoi l'on vante l'Alexandre,
   3063 Ce n'est qu'un glorieux qui ne dit rien de tendre,
   3064 Les héros chez Quinault parlent bien autrement,
   3065 Et jusqu'à Je vous hais, tout s'y dit tendrement.
   3066 On dit qu'on l'a drapé dans certaine satire ;
   3067 Qu'un jeune homme... Ah ! je sais ce que vous voulez dire,
   3068 A répondu notre hôte : "Un auteur sans défaut,
   3069 "La raison dit Virgile, et la rime Quinault."
   3070 - Justement. A mon gré, la pièce est assez plate.
   3071 Et puis, blâmer Quinault !... Avez-vous vu l'Astrate ?
   3072 C'est là ce qu'on appelle un ouvrage achevé.
   3073 Surtout "l'Anneau royal" me semble bien trouvé.
   3074 Son sujet est conduit d'une belle manière ;
   3075 Et chaque acte, en sa pièce, est une pièce entière.
   3076 Je ne puis plus souffrir ce que les autres font.
   3077 Il est vrai que Quinault est un esprit profond,
   3078 A repris certain fat, qu'à sa mine discrète
   3079 Et son maintien jaloux j'ai reconnu poète,
   3080 Mais il en est pourtant qui le pourraient valoir.
   3081 Ma foi, ce n'est pas vous qui nous le ferez voir,
   3082 A dit mon campagnard avec une voix claire,
   3083 Et déjà tout bouillant de vin et de colère.
   3084 Peut-être, a dit l'auteur pâlissant de courroux :
   3085 Mais vous, pour en parler, vous y connaissez-vous ?
   3086 Mieux que vous mille fois, dit le noble en furie.
   3087 Vous ? mon Dieu ! mêlez-vous de boire, je vous prie,
   3088 A l'auteur sur-le-champ aigrement reparti.
   3089 Je suis donc un sot ? moi ? vous en avez menti,
   3090 Reprend le campagnard ; et, sans plus de langage,
   3091 Lui jette pour défi son assiette au visage.
   3092 L'autre esquive le coup, et l'assiette volant
   3093 S'en va frapper le mur, et revient en roulant.
   3094 A cet affront, l'auteur, se levant de la table,
   3095 Lance à mon campagnard un regard effroyable ;
   3096 Et, chacun vainement se ruant entre deux,
   3097 Nos braves s'accrochant se prennent aux cheveux.
   3098 Aussitôt sous leurs pieds les tables renversées
   3099 Font voir un long débris de bouteilles cassées :
   3100 En vain à lever tout les valets sont fort prompts,
   3101 Et les ruisseaux de vin coulent aux environs.
   3102 Enfin, pour arrêter cette lutte barbare,
   3103 De nouveau l'on s'efforce, on crie, on les sépare ;
   3104 Et, leur première ardeur passant en un moment,
   3105 On a parlé de paix et d'accommodement.
   3106 Mais, tandis qu'à l'envi tout le monde y conspire,
   3107 J'ai gagné doucement la porte sans rien dire,
   3108 Avec un bon serment que, si pour l'avenir
   3109 En pareille cohue on me peut retenir,
   3110 Je consens de bon cœur, pour punir ma folie,
   3111 Que tous les vins pour moi deviennent vins de Brie,
   3112 Qu'à Paris le gibier manque tous les hivers,
   3113 Et qu'à peine au mois d'août l'on mange des pois verts.
   3114 
   3115 
   3116 D'où vient, cher Le Vayer, que l'homme le moins sage
   3117 Croit toujours seul avoir la sagesse en partage,
   3118 Et qu'il n'est point de fou, qui, par belles raisons,
   3119 Ne loge son voisin aux Petites-Maisons ?
   3120 Un pédant enivré de sa vaine science,
   3121 Tout hérissé de grec, tout bouffi d'arrogance,
   3122 Et qui, de mille auteurs retenus mot pour mot,
   3123 Dans sa tête entassés, n'a souvent fait qu'un sot,
   3124 Croit qu'un livre fait tout, et que, sans Aristote,
   3125 La raison ne voit goutte, et le bon sens radote.
   3126 D'autre part un galant, de qui tout le métier
   3127 Est de courir le jour de quartier en quartier,
   3128 Et d'aller, à l'abri d'une perruque blonde,
   3129 De ses froides douceurs fatiguer le beau monde,
   3130 Condamne la science, et, blâmant tout écrit,
   3131 Croit qu'en lui l'ignorance est un titre d'esprit :
   3132 Que c'est des gens de cour le plus beau privilège,
   3133 Et renvoie un savant dans le fond d'un collège.
   3134 Un bigot orgueilleux, qui, dans sa vanité,
   3135 Croit duper jusqu'à Dieu par son zèle affecté,
   3136 Couvrant tous ses défauts d'une sainte apparence,
   3137 Damne tous les humains, de sa pleine puissance.
   3138 Un libertin d'ailleurs, qui, sans âme et sans foi,
   3139 Se fait de son plaisir une suprême loi,
   3140 Tient que ces vieux propos de démons et de flammes
   3141 Sont bons pour étonner des enfants et des femmes,
   3142 Que c'est s'embarrasser de soucis superflus,
   3143 Et qu'enfin tout dévot a le cerveau perclus.
   3144 En un mot, qui voudrait épuiser ces matières,
   3145 Peignant de tant d'esprits les diverses manières,
   3146 Il compterait plutôt combien, dans un printemps,
   3147 Guénaud et l'antimoine ont fait mourir de gens,
   3148 Et combien la Neveu, devant son mariage,
   3149 A de fois au public, vendu son pucelage
   3150 Mais, sans errer en vain dans ces vagues propos,
   3151 Et pour rimer ici ma pensée en deux mots,
   3152 N'en déplaise à ces fous nommés sages de Grèce,
   3153 En ce monde il n'est point de parfaite sagesse :
   3154 Tous les hommes sont fous, et, malgré tous leurs soins
   3155 Ne diffèrent entre eux que du plus ou du moins.
   3156 Comme on voit qu'en un bois que cent routes séparent
   3157 Les voyageurs sans guide assez souvent s'égarent,
   3158 L'un à droit, l'autre à gauche, et, courant vainement,
   3159 La même erreur les fait errer diversement :
   3160 Chacun suit dans le monde une route incertaine,
   3161 Selon que son erreur le joue et le promène ;
   3162 Et tel y fait l'habile et nous traite de fous,
   3163 Qui sous le nom de sage est le plus fou de tous.
   3164 Mais, quoi que sur ce point la satire publie,
   3165 Chacun veut en sagesse ériger sa folie,
   3166 Et, se laissant régler à son esprit tortu,
   3167 De ses propres défauts se fait une vertu.
   3168 Ainsi, cela soit dit pour qui veut se connaître,
   3169 Le plus sage est celui qui ne pense point l'être ;
   3170 Qui, toujours pour un autre enclin vers la douceur,
   3171 Se regarde soi-même en sévère censeur,
   3172 Rend à tous ses défauts une exacte justice,
   3173 Et fait sans se flatter le procès à son vice.
   3174 Mais chacun pour soi-même est toujours indulgent.
   3175 Un avare, idolâtre et fou de son argent,
   3176 Rencontrant la disette au sein de l'abondance,
   3177 Appelle sa folie une rare prudence,
   3178 Et met toute sa gloire et son souverain bien
   3179 A grossir un trésor qui ne lui sert de rien.
   3180 Plus il le voit accru, moins il en sait l'usage.
   3181 Sans mentir, l'avarice est une étrange rage,
   3182 Dira cet autre fou non moins privé de sens,
   3183 Qui jette, furieux, son bien à tous venants,
   3184 Et dont l'âme inquiète, à soi-même importune,
   3185 Se fait un embarras de sa bonne fortune.
   3186 Qui des deux en effet est le plus aveuglé ?
   3187 L'un et l'autre, à mon sens, ont le cerveau troublé.
   3188 Répondra, chez Frédoc, ce marquis sage et prude,
   3189 Et qui sans cesse au jeu, dont il fait son étude,
   3190 Attendant son destin d'un quatorze ou d'un sept,
   3191 Voit sa vie ou sa mort sortir de son cornept.
   3192 Que si d'un sort fâcheux la maligne inconstance
   3193 Vient par un coup fatal faire tourner la chance,
   3194 Vous le verrez bientôt, les cheveux hérissés,
   3195 Et les yeux vers le ciel de fureur élancés,
   3196 Ainsi qu'un possédé que le prêtre exorcise,
   3197 Fêter dans ses serments tous les saints de l'Eglise.
   3198 Qu'on le lie ; où je crains, à son air furieux,
   3199 Que ce nouveau Titan n'escalade les cieux.
   3200 Mais laissons-le plutôt en proie à son caprice ;
   3201 Sa folie, aussi bien, lui tient lieu de supplice.
   3202 Il est d'autres erreurs dont l'aimable poison
   3203 D'un charme bien plus doux enivre la raison :
   3204 L'esprit dans ce nectar heureusement s'oublie.
   3205 Chapelain veut rimer, et c'est là sa folie.
   3206 Mais bien que ses durs vers, d'épithètes enflés,
   3207 Soient des moindres grimauds chez Ménage sifflés,
   3208 Lui-même il s'applaudit, et, d'un esprit tranquille,
   3209 Prend le pas au Parnasse au-dessus de Virgile.
   3210 Que ferait-il, hélas ! si quelque audacieux
   3211 Allait pour son malheur lui dessiller les yeux,
   3212 Lui faisant voir ces vers et sans force et sans grâces
   3213 Montés sur deux grands mots, comme sur deux échasses,
   3214 Ces termes sans raison l'un de l'autre écartés,
   3215 Et ces froids ornements à la ligne plantés ?
   3216 Qu'il maudirait le jour où son âme insensée
   3217 Perdit l'heureuse erreur qui charmait sa pensée !
   3218 Jadis certain bigot, d'ailleurs homme sensé,
   3219 D'un mal assez bizarre eut le cerveau blessé,
   3220 S'imaginant sans cesse, en sa douce manie,
   3221 Des esprits bienheureux entendre l'harmonie.
   3222 Enfin, un médecin, fort expert en son art,
   3223 Le guérit par adresse, ou plutôt par hasard ;
   3224 Mais voulant de ses soins exiger le salaire,
   3225 Moi ! vous payer ! lui dit le bigot en colère,
   3226 Vous dont l'art infernal, par des secrets maudits,
   3227 En me tirant d'erreur m'ôte du paradis !
   3228 J'approuve son courroux ; car puisqu'il faut le dire,
   3229 Souvent de tous nos maux la raison est le pire.
   3230 C'est elle qui, farouche, au milieu des plaisirs,
   3231 D'un remords importun vient brider nos désirs.
   3232 La fâcheuse a pour nous des rigueurs sans pareilles ;
   3233 C'est un pédant qu'on a sans cesse à ses oreilles,
   3234 Qui toujours nous gourmande, et, loin de nous toucher,
   3235 Souvent, comme Joli, perd son temps à prêcher.
   3236 En vain certains rêveurs nous l'habillent en reine,
   3237 Veulent sur tous nos sens la rendre souveraine,
   3238 Et, s'en formant en terre une divinité,
   3239 Pensent aller par elle à la félicité :
   3240 C'est elle, disent-ils, qui nous montre à bien vivre.
   3241 Ces discours, il est vrai, sont fort beaux dans un livre ;
   3242 Je les estime fort ; mais je trouve en effet
   3243 Que le plus fou souvent est le plus satisfait.
   3244 
   3245 La noblesse, Dangeau, n'est pas une chimère,
   3246 Quand, sous l'étroite loi d'une vertu sévère,
   3247 Un homme issu d'un sang fécond en demi-dieux,
   3248 Suit, comme toi, la trace où marchaient ses aïeux.
   3249 Mais je ne puis souffrir qu'un fat, dont la mollesse
   3250 N'a rien pour s'appuyer qu'une vaine noblesse,
   3251 Se pare insolemment du mérite d'autrui,
   3252 Et me vante un honneur qui ne vient pas de lui.
   3253 Je veux que la valeur de ses aïeux antiques
   3254 Ait fourni de matière aux plus vieilles chroniques,
   3255 Et que l'un des Capets, pour honorer leur nom,
   3256 Ait de trois fleurs de lis doté leur écusson :
   3257 Que sert ce vain amas d'une inutile gloire,
   3258 Si, de tant de héros célèbres dans l'histoire,
   3259 Il ne peut rien offrir aux yeux de l'univers
   3260 Que de vieux parchemins qu'ont épargnés les vers ;
   3261 Si, tout sorti qu'il est d'une source divine,
   3262 Son cœur dément en lui sa superbe origine,
   3263 Et n'ayant rien de grand qu'une sotte fierté,
   3264 S'endort dans une lâche et molle oisiveté ?
   3265 Cependant, à le voir avec tant d'arrogance
   3266 Vanter le faux éclat de sa haute naissance,
   3267 On dirait que le ciel est soumis à sa loi,
   3268 Et que Dieu l'a pétri d'autre limon que moi.
   3269 Dites-nous, grand héros, esprit rare et sublime,
   3270 Entre tant d'animaux, qui sont ceux qu'on estime ?
   3271 On fait cas d'un coursier qui, fier et plein de cœur,
   3272 Fait paraître en courant sa bouillante vigueur ;
   3273 Qui jamais ne se lasse, et qui dans la carrière
   3274 S'est couvert mille fois d'une noble poussière.
   3275 Mais la postérité d'Alfane et de Bayard,
   3276 Quand ce n'est qu'une rosse, est vendue au hasard,
   3277 Sans respect des aïeux dont elle est descendue,
   3278 Et va porter la malle, ou tirer la charrue.
   3279 Pourquoi donc voulez-vous que, par un sot abus,
   3280 Chacun respecte en vous un honneur qui n'est plus ?
   3281 On ne m'éblouit point d'une, apparence vaine :
   3282 La vertu, d'un cœur noble est la marque certaine.
   3283 Si vous êtes sorti de ces héros fameux,
   3284 Montrez-nous cette ardeur qu'on vit briller en eux,
   3285 Ce zèle pour l'honneur, cette horreur pour le vice.
   3286 Respectez-vous les lois ? fuyez-vous l'injustice ?
   3287 Savez-vous pour la gloire oublier le repos,
   3288 Et dormir en plein champ le harnais sur le dos ?
   3289 Je vous connais pour noble à ces illustres marques.
   3290 Alors soyez issu des plus fameux monarques,
   3291 Venez de mille aïeux, et si ce n'est assez,
   3292 Feuilletez à loisir tous les siècles passés ;
   3293 Voyez de quel guerrier il vous plaît de descendre
   3294 Choisissez de César, d'Achille, ou d'Alexandre :
   3295 En vain un faux censeur voudrait vous démentir,
   3296 Et si vous n'en sortez, vous en devez sortir.
   3297 Mais, fussiez-vous issu d'Hercule en droite ligne,
   3298 Si vous ne faites voir qu'une bassesse indigne,
   3299 Ce long amas d'aïeux que vous diffamez tous,
   3300 Sont autant de témoins qui parlent contre vous ;
   3301 Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie
   3302 Ne sert plus que de jour à votre ignominie.
   3303 En vain, tout fier d'un sang que vous déshonorez,
   3304 Vous dormez à l'abri de ces noms révérés ;
   3305 En vain vous vous couvrez des vertus de vos pères,
   3306 Ce ne sont à mes yeux que de vaines chimères ;
   3307 Je ne vois rien en vous qu'un lâche, un imposteur,
   3308 Un traître, un scélérat, un perfide, un menteur,
   3309 Un fou dont les accès vont jusqu'à la furie,
   3310 Et d'un tronc fort illustre une branche pourrie.
   3311 Je m'emporte peut-être, et ma muse en fureur
   3312 Verse dans ses discours trop de fiel et d'aigreur :
   3313 Il faut avec les grands un peu de retenue.
   3314 Hé bien ! je m'adoucis. Votre race est connue.
   3315 Depuis quand ? répondez. Depuis mille ans entiers,
   3316 Et vous pouvez fournir deux fois seize quartiers :
   3317 C'est beaucoup. Mais enfin les preuves en sont claires,
   3318 Tous les livres sont pleins des titres de vos pères ;
   3319 Leurs noms sont échappés du naufrage des temps.
   3320 Mais qui m'assurera qu'en ce long cercle d'ans,
   3321 A leurs fameux époux vos aïeules fidèles,
   3322 Aux douceurs des galants furent toujours rebelles ?
   3323 Et comment savez-vous si quelque audacieux
   3324 N'a point interrompu le cours de vos aïeux ;
   3325 Et si leur sang tout pur, avecque leur noblesse,
   3326 Est passé jusqu'à vous de Lucrèce en Lucrèce ?
   3327 Que maudit soit le jour où cette vanité
   3328 Vint ici de nos mœurs souiller la pureté !
   3329 Dans les temps bienheureux du monde en son enfance,
   3330 Chacun mettait sa gloire en sa seule innocence ;
   3331 Chacun vivait content, et sous d'égales lois,
   3332 Le mérite y faisait la noblesse et les rois ;
   3333 Et, sans chercher l'appui d'une naissance illustre,
   3334 Un héros de soi-même empruntait tout son lustre.
   3335 Mais enfin par le temps le mérite avili
   3336 Vit l'honneur en roture, et le vice anobli ;
   3337 Et l'orgueil, d'un faux titre appuyant sa faiblesse,
   3338 Maîtrisa les humains sous le nom de noblesse.
   3339 De là vinrent en foule et marquis et barons :
   3340 Chacun pour ses vertus n'offrit plus que des noms.
   3341 Aussitôt maint esprit fécond en rêveries,
   3342 Inventa le blason avec les armoiries ;
   3343 De ses termes obscurs fit un langage à part ;
   3344 Composa tous ces mots de Cimier et d'Ecart
   3345 De Pal, de Contre-pal, de Lambel, et de Face,
   3346 Et tout ce que Segond dans son Mercure entasse.
   3347 Une vaine folie enivrant la raison,
   3348 L'honneur triste et honteux ne fut plus de saison.
   3349 Alors, pour soutenir son rang et sa naissance,
   3350 Il fallut étaler le luxe et la dépense ;
   3351 Il fallut habiter un superbe palais,
   3352 Faire par les couleurs distinguer ses valets :
   3353 Et, traînant en tous lieux de pompeux équipages,
   3354 Le duc et le marquis se reconnut aux pages.
   3355 Bientôt, pour subsister, la noblesse sans bien
   3356 Trouva l'art d'emprunter et de ne rendre rien ;
   3357 Et, bravant des sergents la timide cohorte,
   3358 Laissa le créancier se morfondre à la porte.
   3359 Mais, pour comble, à la fin, le marquis en prison
   3360 Sous le faix des procès vit tomber sa maison.
   3361 Alors le noble altier, pressé de l'indigence,
   3362 Humblement du faquin rechercha l'alliance ;
   3363 Avec lui trafiquant d'un nom si précieux,
   3364 Par un lâche contrat vendit tous ses aïeux ;
   3365 Et, corrigeant ainsi la fortune ennemie,
   3366 Rétablit son honneur à force d'infamie.
   3367 Car, si l'éclat de l'or ne relève le sang,
   3368 En vain l'on fait briller la splendeur de son rang.
   3369 L'amour de vos aïeux passe en vous pour manie,
   3370 Et chacun pour parent vous fuit et vous renie.
   3371 Mais quand un homme est riche, il vaut toujours son prix.
   3372 Et l'eût-on vu porter la mandille à Paris,
   3373 N'eût-il de son vrai nom ni titre ni mémoire,
   3374 D'Hozier lui trouvera cent aïeux dans l'histoire.
   3375 Toi donc, qui, de mérite et d'honneurs revêtu,
   3376 Des écueils de la cour as sauvé ta vertu,
   3377 Dangeau, qui, dans le rang où notre roi t'appelle,
   3378 Le vois, toujours orné d'une gloire nouvelle,
   3379 Et plus brillant par soi que par l'éclat des lis,
   3380 Dédaigner tous ces rois dans la pourpre amollis ;
   3381 Fuir d'un honteux loisir la douceur importune ;
   3382 A ses sages conseils asservir la fortune ;
   3383 Et, de tout son bonheur ne devant rien qu'à soi,
   3384 Montrer à l'univers ce que c'est qu'être roi :
   3385 Si tu veux te couvrir d'un éclat légitime,
   3386 Va par mille beaux faits mériter son estime ;
   3387 Sers un si noble maître ; et fais voir qu'aujourd'hui
   3388 Ton prince a des sujets qui sont dignes de lui.
   3389 
   3390 
   3391 Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières,
   3392 Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ?
   3393 
   3394 Qui frappe l'air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ?
   3395 Est-ce donc pour veiller qu'on se couche à Paris ?
   3396 Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières,
   3397 Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ?
   3398 J'ai beau sauter du lit, plein de trouble et d'effroi,
   3399 Je pense qu'avec eux tout l'enfer est chez moi  :
   3400 L'un miaule en grondant comme un tigre en furie,
   3401 L'autre roule sa voix comme un enfant qui crie.
   3402 Ce n'est pas tout encor, les souris et les rats
   3403 Semblent, pour m'éveiller, s'entendre avec les chats,
   3404 Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure,
   3405 Que jamais, en plein jour, ne fut l'abbé de Pure.
   3406 Tout conspire à la fois à troubler mon repos,
   3407 Et je me plains ici du moindre de mes maux :
   3408 Car à peine les coqs, commençant leur ramage,
   3409 Auront de cris aigus frappé le voisinage,
   3410 Qu'un affreux serrurier, que le ciel en courroux
   3411 A fait pour mes péchés, trop voisin de chez nous,
   3412 Avec un fer maudit, qu'à grand bruit il apprête,
   3413 De cent coups de marteau me va fendre la tête.
   3414 J'entends déjà partout les charrettes courir,
   3415 Les maçons travailler, les boutiques s'ouvrir :
   3416 Tandis que dans les airs mille cloches émues,
   3417 D'un funèbre concert font retentir les nues ;
   3418 Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents,
   3419 Pour honorer les morts font mourir les vivants.
   3420 Encor je bénirais la bonté souveraine,
   3421 Si le ciel à ces maux avait borné ma peine ;
   3422 Mais si seul en mon lit je peste avec raison,
   3423 C'est encor pis vingt fois en quittant la maison :
   3424 En quelque endroit que j'aille, il faut fendre la presse
   3425 D'un peuple d'importuns qui fourmillent sans cesse :
   3426 L'un me heurte d'un ais dont je suis tout froissé ;
   3427 Je vois d'un autre coup mon chapeau renversé.
   3428 Là, d'un enterrement la funèbre ordonnance,
   3429 D'un pas lugubre et lent vers l'église s'avance ;
   3430 Et plus loin des laquais l'un l'autre s'agaçans,
   3431 Font aboyer les chiens et jurer les passants.
   3432 Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage.
   3433 Là, je trouve une croix de funeste présage,
   3434 Et des couvreurs grimpés au toit d'une maison,
   3435 En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison.
   3436 Là, sur une charrette une poutre branlante
   3437 Vient menaçant de loin la foule qu'elle augmente,
   3438 Six chevaux attelés à ce fardeau pesant
   3439 Ont peine à l'émouvoir sur le pavé glissant.
   3440 D'un carrosse en passant il accroche une roue,
   3441 Et du choc le renverse en un grand tas de boue :
   3442 Quand un autre à l'instant s'efforçant de passer,
   3443 Dans le même embarras se vient embarrasser
   3444 Vingt carrosses bientôt arrivant à la file,
   3445 Y sont en moins de rien suivis de plus de mille,
   3446 Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux
   3447 Conduit en cet endroit un grand troupeau de bœufs.
   3448 Chacun prétend passer ; l'un mugit, l'autre jure ;
   3449 Des mulets en sonnant augmentent le murmure.
   3450 Aussitôt cent chevaux dans la foule appelés,
   3451 De l'embarras qui croît ferment les défilés,
   3452 Et partout, des passants enchaînant les brigades,
   3453 Au milieu de la paix font voir les barricades.
   3454 On n'entend que des cris poussés confusément :
   3455 Dieu, pour s'y faire ouïr, tonnerait vainement.
   3456 Moi donc, qui dois souvent en certain lieu me rendre,
   3457 Le jour déjà baissant, et qui suis las d'attendre,
   3458 Ne sachant plus tantôt à quel saint me vouer,
   3459 Je me mets au hasard de me faire rouer.
   3460 Je saute vingt ruisseaux, j'esquive, je me pousse ;
   3461 Guénaud sur son cheval en passant m'éclabousse :
   3462 Et, n'osant plus paraître en l'état où je suis,
   3463 Sans songer où je vais, je me sauve où je puis.
   3464 Tandis que dans un coin en grondant je m'essuie,
   3465 Souvent pour m'achever, il survient une pluie :
   3466 On dirait que le ciel, qui se fond tout en eau,
   3467 Veuille inonder ces lieux d'un déluge nouveau.
   3468 Pour traverser la rue, au milieu de l'orage,
   3469 Un ais sur deux pavés forme un étroit passage ;
   3470 Le plus hardi laquais n'y marche qu'en tremblant :
   3471 Il faut pourtant passer sur ce pont chancelant ;
   3472 Et les nombreux torrents qui tombent des gouttières,
   3473 Grossissant les ruisseaux, en ont fait des rivières.
   3474 J'y passe en trébuchant ; mais, malgré l'embarras,
   3475 La frayeur de la nuit précipite mes pas.
   3476 Car, sitôt que du soir les ombres pacifiques
   3477 D'un double cadenas font fermer les boutiques ;
   3478 Que, retiré chez lui, le paisible marchand
   3479 Va revoir ses billets et compter son argent ;
   3480 Que dans le Marché-Neuf tout est calme et tranquille,
   3481 Les voleurs à l'instant s'emparent de la ville.
   3482 Le bois le plus funeste et le moins fréquenté
   3483 Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté.
   3484 Malheur donc à celui qu'une affaire imprévue
   3485 Engage un peu trop tard au détour d'une rue !
   3486 Bientôt quatre bandits lui serrant les côtés :
   3487 La bourse !... Il faut se rendre ; ou bien non, résistez,
   3488 Afin que votre mort, de tragique mémoire,
   3489 Des massacres fameux aille grossir l'histoire.
   3490 Pour moi, fermant ma porte, et cédant au sommeil,
   3491 Tous les jours je me couche avecque le soleil :
   3492 Mais en ma chambre à peine ai-je éteint la lumière,
   3493 Qu'il ne m'est plus permis de fermer la paupière.
   3494 Des filous effrontés, d'un coup de pistolet,
   3495 Ebranlent ma fenêtre, et percent mon volet :
   3496 J'entends crier partout : Au meurtre ! On m'assassine !
   3497 Ou : Le feu vient de prendre à la maison voisine !
   3498 Tremblant et demi-mort, je me lève à ce bruit,
   3499 Et souvent sans pourpoint je cours toute la nuit.
   3500 Car le feu, dont la flamme en ondes se déploie,
   3501 Fait de notre quartier une seconde Troie,
   3502 Où maint Grec affamé, maint avide Argien,
   3503 Au travers des charbons va piller le Troyen.
   3504 Enfin sous mille crocs la maison abîmée
   3505 Entraîne aussi le feu qui se perd en fumée.
   3506 Je me retire donc, encor pâle d'effroi,
   3507 Mais le jour est venu quand je rentre chez moi.
   3508 Je fais pour reposer un effort inutile :
   3509 Ce n'est qu'à prix d'argent qu'on dort en cette ville.
   3510 Il faudrait, dans l'enclos d'un vaste logement,
   3511 Avoir loin de la rue un autre appartement.
   3512 Paris est pour un riche un pays de Cocagne,
   3513 Sans sortir de la ville, il trouve la campagne :
   3514 Il peut dans son jardin, tout peuplé d'arbres verts,
   3515 Receler le printemps au milieu des hivers ;
   3516 Et, foulant le parfum de ses plantes fleuries,
   3517 Aller entretenir ses douces rêveries.
   3518 Mais moi, grâce au destin, qui n'ai ni feu ni lieu,
   3519 Je me loge où je puis, et comme il plaît à Dieu.
   3520 
   3521 Muse, changeons de style, et quittons la satire :
   3522 C'est un méchant métier que celui de médire ;
   3523 A l'auteur qui l'embrasse il est toujours fatal :
   3524 Le mal qu'on dit d'autrui ne produit que du mal.
   3525 Maint poète, aveuglé d'une telle manie,
   3526 En courant à l'honneur trouve l'ignominie ;
   3527 Et tel mot, pour avoir réjoui le lecteur,
   3528 A coûté bien souvent des larmes à l'auteur.
   3529 Un éloge ennuyeux, un froid panégyrique,
   3530 Peut pourrir à son aise au fond d'une boutique,
   3531 Ne craint point du public les jugements divers,
   3532 Et n'a pour ennemis que la poudre et les vers :
   3533 Mais un auteur malin, qui rit et qui fait rire,
   3534 Qu'on blâme en le lisant, et pourtant qu'on veut lire,
   3535 Dans ses plaisants accès qui se croit tout permis,
   3536 De ses propres rieurs se fait des ennemis.
   3537 Un discours trop sincère aisément nous outrage :
   3538 Chacun dans ce miroir pense voir son visage :
   3539 Et tel, en vous lisant admire chaque trait,
   3540 Qui dans le fond de l'âme et vous craint et vous hait.
   3541 Muse, c'est donc en vain que la main vous démange.
   3542 S'il faut rimer ici, rimons quelque louange ;
   3543 Et cherchons un héros parmi cet univers,
   3544 Digne de notre encens et digne de nos vers.
   3545 Mais à ce grand effort en vain je vous anime :
   3546 Je ne puis pour louer rencontrer une rime ;
   3547 Dès que j'y veux rêver, ma veine est aux abois.
   3548 J'ai beau frotter mon front, j'ai beau mordre mes doigts,
   3549 Je ne puis arracher du creux de ma cervelle
   3550 Que des vers plus forcés que ceux de la Pucelle.
   3551 Je pense être à la gêne, et, pour un tel dessein,
   3552 La plume et le papier résistent à ma main.
   3553 Mais, quand il faut railler, j'ai ce que je souhaite.
   3554 Alors, certes, alors je me connais poète :
   3555 Phébus, dès que je parle, est prêt à m'exaucer ;
   3556 Mes mots viennent sans peine, et courent se placer.
   3557 Faut-il peindre un fripon fameux dans cette ville ?
   3558 Ma main, sans que j'y rêve, écrira Raumaville.
   3559 Faut-il d'un sot parfait montrer l'original ?
   3560 Ma plume au bout du vers d'abord trouve Sofal :
   3561 Je sens que mon esprit travaille de génie.
   3562 Faut-il d'un froid rimeur dépeindre la manie ?
   3563 Mes vers comme un torrent, coulent sur le papier :
   3564 Je rencontre à la fois Perrin et Pelletier,
   3565 Bonnecorse, Pradon, Colletet, Titreville ;
   3566 Et, pour un que je veux, j'en trouve plus de mille.
   3567 Aussitôt je triomphe ; et ma muse en secret
   3568 S'estime et s'applaudit du beau coup qu'elle a fait.
   3569 C'est en vain qu'au milieu de ma fureur extrême
   3570 Je me fais quelquefois des leçons à moi-même ;
   3571 En vain je veux au moins faire grâce à quelqu'un :
   3572 Ma plume aurait regret d'en épargner aucun :
   3573 Et sitôt qu'une fois la verve me domine,
   3574 Tout ce qui s'offre à moi passe par l'étamine.
   3575 Le mérite pourtant m'est toujours précieux :
   3576 Mais tout fat me déplaît, et me blesse les yeux ;
   3577 Je le poursuis partout, comme un chien fait sa proie,
   3578 Et ne le sens jamais qu'aussitôt je n'aboie.
   3579 Enfin, sans perdre temps en de si vains propos,
   3580 Je sais coudre une rime au bout de quelques mots.
   3581 Souvent j'habille en vers une maligne prose :
   3582 C'est par là que je vaux, si je vaux quelque chose.
   3583 Ainsi, soit que bientôt, par une dure loi,
   3584 La mort d'un vol affreux vienne fondre sur moi,
   3585 Soit que le ciel me garde un cours long et tranquille,
   3586 A Rome ou dans Paris, aux champs ou dans la ville,
   3587 Dût ma muse par là choquer tout l'univers,
   3588 Riche, gueux, triste ou gai, je veux faire des vers.
   3589 Pauvre esprit, dira-t-on, que je plains ta folie !
   3590 Modère ces bouillons de ta mélancolie ;
   3591 Et garde qu'un de ceux que tu penses blâmer
   3592 N'éteigne dans ton sang cette ardeur de rimer.
   3593 Hé quoi ! lorsqu'autrefois Horace, après Lucile,
   3594 Exhalait en bons mots les vapeurs de sa bile,
   3595 Et, vengeant la vertu par des traits éclatants,
   3596 Allait ôter le masque aux vices de son temps ;
   3597 Ou bien quand Juvénal, de sa mordante plume
   3598 Faisant couler des flots de fiel et d'amertume,
   3599 Gourmandait en courroux tout le peuple latin,
   3600 L'un ou l'autre, fit-il une tragique fin ?
   3601 Et que craindre après tout, d'une fureur si vaine ?
   3602 Personne ne connaît ni mon nom ni ma veine :
   3603 On ne voit point mes vers, à l'envi de Montreuil,
   3604 Grossir impunément les feuillets d'un recueil.
   3605 A peine quelquefois je me force à les lire,
   3606 Pour plaire à quelque ami que charme la satire,
   3607 Qui me flatte peut-être, et, d'un air imposteur,
   3608 Rit tout haut de l'ouvrage, et tout bas de l'auteur.
   3609 Enfin c'est mon plaisir ; je veux me satisfaire.
   3610 Je ne puis bien parler, et ne saurais me taire ;
   3611 Et, dès qu'un mot plaisant vient luire à mon esprit
   3612 Je n'ai point de repos qu'il ne soit en écrit :
   3613 Je ne résiste point au torrent qui m'entraîne.
   3614 Mais c'est assez parlé ; prenons un peu d'haleine.
   3615 Ma main, pour cette fois, commence à se lasser.
   3616 Finissons. Mais demain, Muse, à recommencer.
   3617 De Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rome,
   3618 Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme.
   3619 De tous les animaux qui s'élèvent dans l'air,
   3620 Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer,
   3621 De Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rome,
   3622 Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme.
   3623 Quoi ! dira-t-on d'abord, un ver, une fourmi,
   3624 Un insecte rampant qui ne vit qu'à demi,
   3625 Un taureau qui rumine, une chèvre qui broute,
   3626 Ont l'esprit mieux tourné que n'a l'homme ? Oui sans doute.
   3627 Ce discours te surprend, docteur, je l'aperçoi.
   3628 L'homme de la nature est le chef et le roi :
   3629 Bois, prés, champs, animaux, tout est pour son usage,
   3630 Et lui seul a, dis-tu, la raison en partage.
   3631 Il est vrai de tout temps, la raison fut son lot :
   3632 Mais de là je conclus que l'homme est le plus sot.
   3633 Ces propos, diras-tu, sont bons dans la satire,
   3634 Pour égayer d'abord un lecteur qui veut rire :
   3635 Mais il faut les prouver. En forme. - J'y consens.
   3636 Réponds-moi donc, docteur, et mets-moi sur les bancs.
   3637 Qu'est-ce que la sagesse ? une égalité d'âme
   3638 Que rien ne peut troubler, qu'aucun désir n'enflamme,
   3639 Qui marche en ses conseils à pas plus mesurés
   3640 Qu'un doyen au palais ne monte les degrés.
   3641 Or cette égalité dont se forme le sage,
   3642 Qui jamais moins que l'homme en a connu l'usage ?
   3643 La fourmi tous les ans traversant les guérets,
   3644 Grossit ses magasins des trésors de Cérets ;
   3645 Et dès que l'aquilon ramenant la froidure,
   3646 Vient de ses noirs frimas attrister la nature,
   3647 Cet animal, tapi dans son obscurité,
   3648 Jouit l'hiver des biens conquis durant l'été.
   3649 Mais on ne la voit point, d'une humeur inconstante,
   3650 Paresseuse au printemps, en hiver diligente,
   3651 Affronter en plein champ les fureurs de janvier,
   3652 Ou demeurer oisive au retour du bélier.
   3653 Mais l'homme, sans arrêt dans sa course insensée,
   3654 Voltige incessamment de pensée en pensée :
   3655 Son cœur, toujours flottant entre mille embarras,
   3656 Ne sait ni ce qu'il veut ni ce qu'il ne veut pas.
   3657 Ce qu'un jour il abhorre, en l'autre il le souhaite.
   3658 Moi ! j'irais épouser une femme coquette !
   3659 J'irais, par ma constance aux affronts endurci,
   3660 Me mettre au rang des saints qu'a célébrés Bussi !
   3661 Assez de sots sans moi feront parler la ville,
   3662 Disait, le mois passé, ce marquis indocile,
   3663 Qui, depuis quinze jours dans le piège arrêté,
   3664 Entre les bons maris pour exemple cité,
   3665 Croit que Dieu tout exprès d'une côte nouvelle
   3666 A tiré pour lui seul une femme fidèle.
   3667 Voilà l'homme en effet. Il va du blanc au noir :
   3668 Il condamne au matin ses sentiments du soir :
   3669 Importun à tout autre, à soi-même incommode,
   3670 Il change à tous moments d'esprit comme de mode :
   3671 Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc,
   3672 Aujourd'hui dans un casque et demain dans un froc.
   3673 Cependant à le voir plein de vapeurs légères,
   3674 Soi-même se bercer de ses propres chimères,
   3675 Lui seul de la nature est la base et l'appui,
   3676 Et le dixième ciel ne tourne que pour lui.
   3677 De tous les animaux, il est, dit-il, le maître.
   3678 - Qui pourrait le nier, poursuis-tu. - Moi, peut-être.
   3679 Mais, sans examiner si, vers les antres sourds,
   3680 L'ours a peur du passant, ou le passant de l'ours ;
   3681 Et si, sur un édit des pâtres de Nubie,
   3682 Les lions de Barca videraient la Libye ;
   3683 Ce maître prétendu qui leur donne des lois,
   3684 Ce roi des animaux, combien a-t-il de rois ?
   3685 L'ambition, l'amour, l'avarice, ou la haine,
   3686 Tiennent comme un forçat son esprit à la chaîne.
   3687 Le sommeil sur ses yeux commence à s'épancher :
   3688 Debout, dit l'avarice, il est temps de marcher.
   3689 Hé ! laissez-moi. - Debout ! - Un moment ! - Tu répliques ?
   3690 - A peine le soleil fait ouvrir les boutiques.
   3691 - N'importe, lève-toi. - Pour quoi faire après tout ? -
   3692 Pour courir l'Océan de l'un à l'autre bout,
   3693 Chercher jusqu'au Japon la porcelaine et l'ambre,
   3694 Rapporter de Goa le poivre et le gingembre.
   3695 - Mais j'ai des biens en foule, et je m'en puis passer.
   3696 - On n'en peut trop avoir ; et pour en amasser
   3697 Il ne faut épargner ni crime, ni parjure ;
   3698 Il faut souffrir la faim et coucher sur la dure ;
   3699 Eût-on plus de trésors que n'en perdit Galet,
   3700 N'avoir en sa maison ni meubles, ni valet ;
   3701 Parmi les tas de blés vivre de seigle et d'orge ;
   3702 De peur de perdre un liard souffrir qu'on vous égorge.
   3703 - Et pourquoi cette épargne enfin ? - L'ignores-tu ?
   3704 Afin qu'un héritier, bien nourri, bien vêtu,
   3705 Profitant d'un trésor en tes mains inutile,
   3706 De son train quelque jour embarrasse la ville.
   3707 Que faire ? Il faut partir : les matelots sont prêts.
   3708 Ou, si pour l'entraîner l'argent manque d'attraits,
   3709 Bientôt l'ambition et toute son escorte
   3710 Dans le sein du repos vient le prendre à main-forte,
   3711 L'envoie en furieux, au milieu des hasards,
   3712 Se faire estropier sur les pas des Césars ;
   3713 Et cherchant sur la brèche une mort indiscrète,
   3714 De sa folle valeur embellir la gazette.
   3715 Tout beau, dira quelqu'un, raillez plus à propos ;
   3716 Ce vice fut toujours la vertu des héros.
   3717 Quoi donc ! à votre avis, fut-ce un fou qu'Alexandre ?
   3718 - Qui ? cet écervelé qui mit l'Asie en cendre ?
   3719 Ce fougueux l'Angely, qui, de sang altéré,
   3720 Maître du monde entier s'y trouvait trop serré !
   3721 L'enragé qu'il était, né roi d'une province
   3722 Qu'il pouvait gouverner en bon et sage prince,
   3723 S'en alla follement, et pensant être dieu,
   3724 Courir comme un bandit qui n'a ni feu ni lieu ;
   3725 Et, traînant avec soi les horreurs de la guerre,
   3726 De sa vaste folie emplir toute la terre ;
   3727 Heureux, si de son temps, pour cent bonnes raisons,
   3728 La Macédoine eût eu des Petites-Maisons,
   3729 Et qu'un sage tuteur l'eût en cette demeure,
   3730 Par avis de parents, enfermé de bonne heure !
   3731 Mais, sans nous égarer dans ces digressions,
   3732 Traiter, comme Senaut, toutes les passions ;
   3733 Et, les distribuant par classes et par titres,
   3734 Dogmatiser en vers, et rimer par chapitres,
   3735 Laissons-en discourir La Chambre ou Coeffeteau,
   3736 Et voyons l'homme enfin par l'endroit le plus beau.
   3737 Lui seul, vivant, dit-on, dans l'enceinte des villes,
   3738 Fait voir d'honnêtes mœurs, des coutumes civiles,
   3739 Se fait des gouverneurs, des magistrats, des rois,
   3740 Observe une police, obéit à des lois.
   3741 Il est vrai. Mais pourtant sans loi et sans police,
   3742 Sans craindre archers, prévôt, ni suppôt de justice,
   3743 Voit-on les loups brigands, comme nous inhumains
   3744 Pour détrousser les loups courir les grands chemins ?
   3745 Jamais, pour s'agrandir, vit-on dans sa manie
   3746 Un tigre en factions partager l'Hyrcanie ?
   3747 L'ours a-t-il dans les bois la guerre avec les ours ?
   3748 Le vautour dans les airs fond-il sur les vautours ?
   3749 A-t-on vu quelquefois dans les plaines d'Afrique,
   3750 Déchirant à l'envi leur propre république,
   3751 "Lions contre lions, parents contre parents
   3752 "Combattre follement pour le choix des tyrans ?"
   3753 L'animal le plus fier qu'enfante la nature
   3754 Dans un autre animal respecte sa figure,
   3755 De sa rage avec lui modère les accès,
   3756 Vit sans bruit, sans débats, sans noise, sans procès.
   3757 Un aigle, sur un champ prétendant droit d'aubaine,
   3758 Ne fait point appeler un aigle à la huitaine ;
   3759 Jamais contre un renard chicanant un poulet
   3760 Un renard de son sac n'alla charger Rolet ;
   3761 Jamais la biche en rut n'a, pour fait d'impuissance,
   3762 Traîné du fond des bois un cerf à l'audience ;
   3763 Et jamais juge, entre eux ordonnant le congrès,
   3764 De ce burlesque mot n'a sali ses arrêts.
   3765 On ne connaît chez eux ni placets ni requêtes,
   3766 Ni haut, ni bas conseil, ni chambre des enquêtes.
   3767 Chacun l'un avec l'autre en toute sûreté,
   3768 Vit sous les pures lois de la simple équité,
   3769 L'homme seul, l'homme seul, en sa fureur extrême,
   3770 Met un brutal honneur à s'égorger soi-même.
   3771 C'était peu que sa main conduite par l'enfer,
   3772 Eût pétri le salpêtre, eût aiguisé le fer :
   3773 Il fallait que sa rage à l'univers funeste,
   3774 Allât encor de lois embrouiller un Digeste ;
   3775 Cherchant pour l'obscurcir des gloses, des docteurs,
   3776 Accablât l'équité sous des monceaux d'auteurs,
   3777 Et pour comble de maux apportât dans la France
   3778 Des harangueurs du temps l'ennuyeuse éloquence.
   3779 Doucement, diras-tu ! que sert de s'emporter ?
   3780 L'homme a ses passions, on n'en saurait douter ;
   3781 Il a comme la mer ses flots et ses caprices :
   3782 Mais ses moindres vertus balancent tous ses vices.
   3783 N'est-ce pas l'homme enfin dont l'art audacieux
   3784 Dans le tour d'un compas a mesuré les cieux ?
   3785 Dont la vaste science, embrassant toutes choses,
   3786 A fouillé la nature, en a percé les causes ?
   3787 Les animaux ont-ils des universités ?
   3788 Voit-on fleurir chez eux les quatre facultés ?
   3789 Y voit-on des savants en droit, en médecine,
   3790 Endosser l'écarlate et se fourrer d'hermine ?
   3791 Non, sans doute ; et jamais chez eux un médecin
   3792 N'empoisonna les bois de son art assassin.
   3793 Jamais docteur armé d'un argument frivole
   3794 Ne s'enroua chez eux sur les bancs d'une école.
   3795 Mais sans chercher au fond, si notre esprit déçu
   3796 Sait rien de ce qu'il sait, s'il a jamais rien su,
   3797 Toi-même réponds-moi : Dans le siècle où nous sommes,
   3798 Est-ce au pied du savoir qu'on mesure les hommes ?
   3799 Veux-tu voir tous les grands à ta porte courir ?
   3800 Dit un père à son fils dont le poil va fleurir ;
   3801 Prends-moi le bon parti : laisse là tous les livres.
   3802 Cent francs au denier cinq combien font-ils ? - Vingt livres.
   3803 C'est bien dit. Va, tu sais tout ce qu'il faut savoir.
   3804 Que de biens, que d'honneurs sur toi s'en vont pleuvoir !
   3805 Exerce-toi, mon fils, dans ces hautes sciences ;
   3806 Prends, au lieu d'un Platon, le Guidon des finances.
   3807 Sache quelle province enrichit les traitants ;
   3808 Combien le sel au roi peut fournir tous les ans.
   3809 Endurcis-toi le cœur, sois arabe, corsaire,
   3810 Injuste, violent, sans foi, double, faussaire.
   3811 Ne va point sottement faire le généreux :
   3812 Engraisse-toi, mon fils, du suc des malheureux ;
   3813 Et, trompant de Colbert la prudence importune,
   3814 Va par tes cruautés mériter la fortune.
   3815 Aussitôt tu verras poètes, orateurs,
   3816 Rhéteurs, grammairiens, astronomes, docteurs,
   3817 Dégrader les héros pour te mettre en leurs places,
   3818 De tes titres pompeux enfler leurs dédicaces,
   3819 Te prouver à toi-même, en grec, hébreu, latin,
   3820 Que tu sais de leur art et le fort et le fin.
   3821 Quiconque est riche est tout : sans sagesse il est sage ;
   3822 Il a, sans rien savoir, la science en partage,
   3823 Il a l'esprit, le cœur, le mérite, le rang,
   3824 La vertu, la valeur, la dignité, le sang ;
   3825 Il est aimé des grands, il est chéri des belles :
   3826 Jamais surintendant ne trouva de cruelles.
   3827 L'or même à la laideur donne un teint de beauté :
   3828 Mais tout devient affreux avec la pauvreté.
   3829 C'est ainsi qu'à son fils un usurier habile
   3830 Trace vers la richesse une route facile :
   3831 Et souvent tel y vient, qui sait, pour tout secrept,
   3832 Cinq et quatre font neuf, ôtez deux, reste sept.
   3833 Après cela, docteur, va pâlir sur la Bible,
   3834 Va marquer les écueils de cette mer terrible ;
   3835 Perce la sainte horreur de ce livre divin ;
   3836 Confonds dans un ouvrage et Luther et Calvin,
   3837 Débrouille des vieux temps les querelles célèbres ;
   3838 Eclaircis des rabbins les savantes ténèbres :
   3839 Afin qu'en ta vieillesse un livre en maroquin
   3840 Aille offrir ton travail à quelque heureux faquin,
   3841 Qui, pour digne loyer de la Bible éclaircie,
   3842 Te paye en l'acceptant d'un "Je vous remercie".
   3843 Ou, si ton cœur aspire à des honneurs plus grands
   3844 Quitte là le bonnet, la Sorbonne et les bancs ;
   3845 Et, prenant désormais un emploi salutaire,
   3846 Mets-toi chez un banquier, ou bien chez un notaire :
   3847 Laisse-là saint Thomas s'accorder avec Scot ;
   3848 Et conclus avec moi qu'un docteur n'est qu'un sot.
   3849 Un docteur ! diras-tu. Parlez de vous, poète ;
   3850 C'est pousser un peu loin votre muse indiscrète.
   3851 Mais, sans perdre en discours le temps hors de saison,
   3852 L'homme, venez au fait, n'a-t-il pas la raison ?
   3853 N'est-ce pas son flambeau, son pilote fidèle ?
   3854 Oui. Mais de quoi lui sert que sa voix le rappelle,
   3855 Si, sur la foi des vents tout prêt à s'embarquer,
   3856 Il ne voit point d'écueil qu'il ne l'aille choquer ?
   3857 Et que sert à Cotin la raison qui lui crie :
   3858 N'écris plus, guéris-toi d'une vaine furie,
   3859 Si tous ces vains conseils, loin de la réprimer,
   3860 Ne font qu'accroître en lui la fureur de rimer ?
   3861 Tous les jours de ses vers, qu'à grand bruit il récite,
   3862 Il met chez lui voisins, parents, amis, en fuite ;
   3863 Car, lorsque son démon commence à l'agiter,
   3864 Tout, jusqu'à sa servante, est prêt à déserter.
   3865 Un âne, pour le moins, instruit par la nature,
   3866 A l'instinct qui le guide obéit sans murmure,
   3867 Ne va point follement de sa bizarre voix
   3868 Défier aux chansons les oiseaux dans les bois :
   3869 Sans avoir la raison, il marche sur sa route.
   3870 L'homme seul, qu'elle éclaire, en plein jour ne voit goutte ;
   3871 Réglé par ses avis, fait tout à contre-temps,
   3872 Et dans tout ce qu'il fait n'a ni raison ni sens.
   3873 Tout lui plaît et déplaît, tout le choque et l'oblige ;
   3874 Sans raison il est gai, sans raison il s'afflige
   3875 Son esprit au hasard aime, évite, poursuit,
   3876 Défait, refait, augmente, ôte, élève, détruit,
   3877 Et voit-on, comme lui, les ours ni les panthères
   3878 S'effrayer sottement de leurs propres chimères,
   3879 Plus de douze attroupés craindre le nombre impair,
   3880 Ou croire qu'un corbeau les menace dans l'air.
   3881 Jamais l'homme, dis-moi, vit-il la bête folle
   3882 Sacrifier à l'homme, adorer son idole,
   3883 Lui venir, comme au dieu des saisons et des vents,
   3884 Demander à genoux la pluie ou le beau temps ?
   3885 Non, mais cent fois la bête a vu l'homme hypocondre
   3886 Adorer le métal que lui-même il fit fondre ;
   3887 A vu dans un pays les timides mortels
   3888 Trembler aux pieds d'un singe assis sur leurs autels ;
   3889 Et sur les bords du Nil les peuples imbéciles,
   3890 L'encensoir à la main chercher les crocodiles.
   3891 Mais pourquoi, diras-tu, cet exemple odieux ?
   3892 Que peut servir ici l'Egypte et ses faux dieux ?
   3893 Quoi ! me prouverez-vous par ce discours profane
   3894 Que l'homme, qu'un docteur est au-dessous d'un âne ?
   3895 Un âne, le jouet de tous les animaux,
   3896 Un stupide animal, sujet à mille maux ;
   3897 Dont le nom seul en soi comprend une satire !
   3898 - Oui, d'un âne : et qu'a-t-il qui nous excite à rire ?
   3899 Nous nous moquons de lui : mais s'il pouvait un jour,
   3900 Docteur, sur nos défauts s'exprimer à son tour ;
   3901 Si, pour nous réformer, le ciel prudent et sage
   3902 De la parole enfin lui permettait l'usage ;
   3903 Qu'il pût dire tout haut ce qu'il se dit tout bas ;
   3904 Ah ! docteur, entre nous, que ne dirait-il pas ?
   3905 Et que peut-il penser lorsque dans une rue,
   3906 Au milieu de Paris, il promène sa vue ;
   3907 Qu'il voit de toutes parts les hommes bigarrés,
   3908 Les uns gris, les uns noirs, les autres chamarrés ?
   3909 Que dit-il quand il voit, avec la mort en trousse,
   3910 Courir chez un malade un assassin en housse ;
   3911 Qu'il trouve de pédants un escadron fourré,
   3912 Suivi par un recteur de bedeaux entouré ;
   3913 Ou qu'il voit la Justice, en grosse compagnie,
   3914 Mener tuer un homme avec cérémonie ?
   3915 Que pense-t-il de nous lorsque sur le midi
   3916 Un hasard au palais le conduit un jeudi ;
   3917 Lorsqu'il entend de loin, d'une gueule infernale,
   3918 La chicane en fureur mugir dans la grand'salle ?
   3919 Que dit-il quand il voit les juges, les huissiers,
   3920 Les clercs, les procureurs, les sergents, les greffiers ?
   3921 Oh ! que si l'âne alors, à bon droit misanthrope,
   3922 Pouvait trouver la voix qu'il eut au temps d'Esope ;
   3923 De tous côtés, docteur, voyant les hommes fous,
   3924 Qu'il dirait de bon cœur, sans en être jaloux,
   3925 Content de ses chardons, et secouant la tête :
   3926 Ma foi, non plus que nous, l'homme n'est qu'une bête !
   3927 C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler.
   3928 Vous avez des défauts que je ne puis celer :
   3929 Assez et trop longtemps ma lâche complaisance
   3930 De vos jeux criminels a nourri l'insolence ;
   3931 Mais, puisque vous poussez ma patience à bout,
   3932 Une fois en ma vie il faut vous dire tout.
   3933 On croirait à vous voir dans vos libres caprices
   3934 Discourir en Caton des vertus et des vices,
   3935 Décider du mérite et du prix des auteurs,
   3936 Et faire impunément la leçon aux docteurs,
   3937 Qu'étant seul à couvert des traits de la satire
   3938 Vous avez tout pouvoir de parler et d'écrire.
   3939 Mais moi, qui dans le fond sais bien ce que j'en crois,
   3940 Qui compte tous les jours vos défauts par mes doigts,
   3941 Je ris, quand je vous vois, si faible et si stérile,
   3942 Prendre sur vous le soin de réformer la ville,
   3943 Dans vos discours chagrins plus aigre et plus mordant
   3944 Qu'une femme en furie, ou Gautier en plaidant.
   3945 Mais répondez un peu. Quelle verve indiscrète
   3946 Sans l'aveu des neuf sœurs vous a rendu poète ?
   3947 Sentez-vous, dites-moi, ces violents transports
   3948 Qui d'un esprit divin font mouvoir les ressorts ?
   3949 Qui vous a pu souffler une si folle audace ?
   3950 Phébus a-t-il pour vous aplani le Parnasse ?
   3951 Et ne savez-vous pas que, sur ce mont sacré,
   3952 Qui ne vole au sommet tombe au plus bas degré,
   3953 Et qu'à moins d'être au rang d'Horace ou de Voiture
   3954 On rampe dans la fange avec l'abbé de Pure ?
   3955 Que si tous mes efforts ne peuvent réprimer
   3956 Cet ascendant malin qui vous force à rimer,
   3957 Sans perdre en vains discours tout le fruit de vos veilles,
   3958 Osez chanter du roi les augustes merveilles :
   3959 Là, mettant à profit vos caprices divers,
   3960 Vous verriez tous les ans fructifier vos vers,
   3961 Et par l'espoir du gain votre muse animée
   3962 Vendrait au poids de l'or une once de fumée.
   3963 Mais en vain, direz-vous, je pense vous tenter
   3964 Par l'éclat d'un fardeau trop pesant à porter.
   3965 Tout chantre ne peut pas, sur le ton d'un Orphée,
   3966 Entonner en grands vers "la Discorde étouffée" ;
   3967 Peindre "Bellone en feu tonnant de toutes parts",
   3968 "Et le Belge effrayé fuyant sur ses remparts."
   3969 Sur un ton si hardi, sans être téméraire,
   3970 Racan pourrait chanter au défaut d'un Homère ;
   3971 Mais pour Cotin et moi, qui rimons au hasard,
   3972 Que l'amour de blâmer fit poètes par art,
   3973 Quoiqu'un tas de grimauds vante notre éloquence,
   3974 Le plus sûr est pour nous de garder le silence.
   3975 Un poème insipide et sottement flatteur
   3976 Déshonore à la fois le héros et l'auteur :
   3977 Enfin de tels projets passent notre faiblesse.
   3978 Ainsi parle un esprit languissant de mollesse
   3979 Qui, sous l'humble dehors d'un respect affecté,
   3980 Cache le noir venin de sa malignité.
   3981 Mais, dussiez-vous en l'air voir vos ailes fondues,
   3982 Ne valait-il pas mieux vous perdre dans les nues
   3983 Que d'aller sans raison, d'un style peu chrétien,
   3984 Faire insulte en rimant à qui ne vous dit rien,
   3985 Et du bruit dangereux d'un livre téméraire,
   3986 A vos propres périls enrichir le libraire ?
   3987 Vous vous flattez peut-être, en votre vanité,
   3988 D'aller comme un Horace à l'immortalité ;
   3989 Et déjà vous croyez dans vos rimes obscures
   3990 Aux Saumaises futurs préparer des tortures.
   3991 Mais combien d'écrivains, d'abord si bien reçus,
   3992 Sont de ce fol espoir honteusement déçus !
   3993 Combien, pour quelques mois, ont vu fleurir leur livre,
   3994 Dont les vers en paquet se vendent à la livre !
   3995 Vous pourrez voir, un temps, vos écrits estimés
   3996 Courir de main en main par la ville semés ;
   3997 Puis de là tout poudreux, ignorés sur la terre,
   3998 Suivre chez l'épicier Neufgermain et La Serre ;
   3999 Ou de trente feuillets réduits peut-être à neuf,
   4000 Parer, demi-rongés, les rebords du pont Neuf.
   4001 Le bel honneur pour vous, en voyant vos ouvrages
   4002 Occuper le loisir des laquais et des pages,
   4003 Et souvent dans un coin renvoyés à l'écart
   4004 Servir de second tome aux airs du Savoyard !
   4005 Mais je veux que le sort, par un heureux caprice,
   4006 Fasse de vos écrits prospérer la malice,
   4007 Et qu'enfin votre livre aille, au gré de vos vœux,
   4008 Faire siffler Cotin chez nos derniers neveux ;
   4009 Que vous sert-il qu'un jour l'avenir vous estime,
   4010 Si vos vers aujourd'hui vous tiennent lieu de crime,
   4011 Et ne produisent rien, pour fruit de leurs bons mots,
   4012 Que l'effroi du public et la haine des sots ?
   4013 Quel démon vous irrite et vous porte à médire ?
   4014 Un livre vous déplaît : qui vous force à le lire ?
   4015 Laissez mourir un fat dans son obscurité.
   4016 Un auteur ne peut-il pourrir en sûreté ?
   4017 Le Jonas inconnu sèche dans la poussière ;
   4018 Le David imprimé n'a point vu la lumière ;
   4019 Le Moïse commence à moisir par les bords.
   4020 Quel mal cela fait-il ? Ceux qui sont morts sont morts.
   4021 Le tombeau contre vous ne peut-il les défendre ?
   4022 Et qu'ont fait tant d'auteurs, pour remuer leur cendre ?
   4023 Que vous ont fait Perrin, Bardin, Pradon, Hainaut,
   4024 Colletet, Pelletier, Titreville, Quinault,
   4025 Dont les noms en cent lieux, placés comme en leurs niches,
   4026 Vont de vos vers malins remplir les hémistiches ?
   4027 Ce qu'ils font vous ennuie. O le plaisant détour !
   4028 Ils ont bien ennuyé le roi, toute la cour,
   4029 Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime,
   4030 Retranché les auteurs, ou supprimé la rime.
   4031 Ecrive qui voudra : chacun à ce métier
   4032 Peut perdre impunément de l'encre et du papier.
   4033 Un roman, sans blesser les lois ni la coutume,
   4034 Peut conduire un héros au dixième volume.
   4035 De là vient que Paris voit chez lui de tout temps
   4036 Les auteurs à grands flots déborder tous les ans ;
   4037 Et n'a point de portail où, jusques aux corniches,
   4038 Tous les piliers ne soient enveloppés d'affiches.
   4039 Vous seul, plus dégoûté, sans pouvoir et sans nom,
   4040 Viendrez régler les droits et l'état d'Apollon !
   4041 Mais vous, qui raffinez sur les écrits des autres,
   4042 De quel oeil pensez-vous qu'on regarde les vôtres ?
   4043 Il n'est rien en ce temps à couvert de vos coups ;
   4044 Mais savez-vous aussi comme on parle de vous ?
   4045 Gardez-vous, dira l'un, de cet esprit critique :
   4046 On ne sait bien souvent quelle mouche le pique ;
   4047 Mais c'est un jeune fou qui se croit tout permis,
   4048 Et qui pour un bon mot va perdre vingt amis.
   4049 Il ne pardonne pas aux vers de la Pucelle,
   4050 Et croit régler le monde au gré de sa cervelle.
   4051 Jamais dans le barreau trouva-t-il rien de bon ?
   4052 Peut-on si bien prêcher qu'il ne dorme au sermon ?
   4053 Mais lui, qui fait ici le régent du Parnasse,
   4054 N'est qu'un gueux revêtu des dépouilles d'Horace ;
   4055 Avant lui Juvénal avait dit en latin
   4056 "Qu'on est assis à l'aise aux sermons de Cotin."
   4057 L'un et l'autre avant lui s'étaient plaints de la rime,
   4058 Et c'est aussi sur eux qu'il rejette son crime :
   4059 Il cherche à se couvrir de ces noms glorieux.
   4060 J'ai peu lu ces auteurs, mais tout n'irait que mieux,
   4061 Quand de ces médisants l'engeance toute entière
   4062 Irait la tête en bas rimer dans la rivière.
   4063 Voilà comme on vous traite : et le monde effrayé
   4064 Vous regarde déjà comme un homme noyé.
   4065 En vain quelque rieur, prenant votre défense,
   4066 Veut faire au moins, de grâce, adoucir la sentence ;
   4067 Rien n'apaise un lecteur toujours tremblant d'effroi,
   4068 Qui voit peindre en autrui ce qu'il remarque en soi.
   4069 Vous ferez-vous toujours des affaires nouvelles ?
   4070 Et faudra-t-il sans cesse essuyer des querelles ?
   4071 N'entendrai-je qu'auteurs se plaindre et murmurer ?
   4072 Jusqu'à quand vos fureurs doivent-elles durer ?
   4073 Répondez, mon Esprit ; ce n'est plus raillerie :
   4074 Dites... Mais, direz-vous, pourquoi cette furie ?
   4075 Quoi, pour un maigre auteur que je glose en passant,
   4076 Est-ce un crime, après tout, et si noir et si grand ?
   4077 Et qui, voyant un fat s'applaudir d'un ouvrage
   4078 Où la droite raison trébuche à chaque page,
   4079 Ne s'écrie aussitôt : "L'impertinent auteur !
   4080 "L'ennuyeux écrivain ! Le maudit traducteur !
   4081 "A quoi bon mettre au jour tous ces discours frivoles,
   4082 "Et ces riens enfermés dans de grandes paroles ?"
   4083 Est-ce donc là médire, ou parler franchement ?
   4084 Non, non, la médisance y va plus doucement.
   4085 Si l'on vient à chercher pour quel secret mystère
   4086 Alidor à ses frais bâtit un monastère :
   4087 "Alidor !" dit un fourbe, "il est de mes amis,
   4088 "Je l'ai connu laquais avant qu'il fût commis :
   4089 "C'est un homme d'honneur, de piété profonde,
   4090 "Et qui veut rendre à Dieu ce qu'il a pris au monde."
   4091 Voilà jouer d'adresse, et médire avec art ;
   4092 Et c'est avec respect enfoncer le poignard.
   4093 Un esprit né sans fard, sans basse complaisance,
   4094 Fuit ce ton radouci que prend la médisance.
   4095 Mais de blâmer des vers ou durs ou languissants,
   4096 De choquer un auteur qui choque le bons sens,
   4097 De railler un plaisant qui ne sait pas nous plaire,
   4098 C'est ce que tout lecteur eut toujours droit de faire.
   4099 Tous les jours à la cour un sot de qualité
   4100 Peut juger de travers avec impunité ;
   4101 A Malherbe, à Racan, préférer Théophile,
   4102 Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile.
   4103 Un clerc, pour quinze sous, sans craindre le holà,
   4104 Peut aller au parterre attaquer Attila ;
   4105 Et, si le roi des Huns ne lui charme l'oreille,
   4106 Traiter de visigoths tous les vers de Corneille.
   4107 Il n'est valet d'auteur, ni copiste à Paris,
   4108 Qui, la balance en main, ne pèse les écrits.
   4109 Dès que l'impression fait éclore un poète,
   4110 Il est esclave né de quiconque l'achète :
   4111 Il se soumet lui-même aux caprices d'autrui,
   4112 Et ses écrits tout seuls doivent parler pour lui.
   4113 Un auteur à genoux, dans une humble préface,
   4114 Au lecteur qu'il ennuie a beau demander grâce ;
   4115 Il ne gagnera rien sur ce juge irrité,
   4116 Qui lui fait son procès de pleine autorité.
   4117 Et je serai le seul qui ne pourrai rien dire !
   4118 On sera ridicule, et je n'oserai rire !
   4119 Et qu'ont produit mes vers de si pernicieux,
   4120 Pour armer contre moi tant d'auteurs furieux ?
   4121 Loin de les décrier, je les ai fait paraître :
   4122 Et souvent, sans ces vers qui les ont fait connaître,
   4123 Leur talent dans l'oubli demeurerait caché.
   4124 Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché ?
   4125 La satire ne sert qu'à rendre un fat illustre :
   4126 C'est une ombre au tableau, qui lui donne du lustre.
   4127 En les blâmant enfin j'ai dit ce que j'en croi ;
   4128 Et tel qui m'en reprend en pense autant que moi.
   4129 "Il a tort", dira l'un ; "pourquoi faut-il qu'il nomme ?
   4130 "Attaquer Chapelain ! ah ! c'est un si bon homme !
   4131 "Balzac en fait l'éloge en cent endroits divers.
   4132 "Il est vrai, s'il m'eût cru, qu'il n'eût point fait de vers.
   4133 "Il se tue à rimer : que n'écrit-il en prose ?"
   4134 Voilà ce que l'on dit. Et que dis-je autre chose ?
   4135 En blâmant ses écrits, ai-je d'un style affreux
   4136 Distillé sur sa vie un venin dangereux ?
   4137 Ma muse, en l'attaquant, charitable et discrète,
   4138 Sait de l'homme d'honneur distinguer le poète.
   4139 Qu'on vante en lui la foi, l'honneur, la probité ;
   4140 Qu'on prise sa candeur et sa civilité ;
   4141 Qu'il soit doux, complaisant, officieux, sincère :
   4142 On le veut, j'y souscris, et suis prêt de me taire.
   4143 Mais que pour un modèle on montre ses écrits,
   4144 Qu'il soit le mieux renté de tous les beaux esprits,
   4145 Comme roi des auteurs qu'on l'élève à l'empire :
   4146 Ma bile alors s'échauffe, et je brûle d'écrire,
   4147 Et, s'il ne m'est permis de le dire au papier,
   4148 J'irai creuser la terre, et, comme ce barbier,
   4149 Faire dire aux roseaux par un nouvel organe :
   4150 "Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne."
   4151 Quel tort lui fais-je enfin ? Ai-je par un écrit
   4152 Pétrifié sa veine et glacé son esprit ?
   4153 Quand un livre au palais se vend et se débite,
   4154 Que chacun par ses yeux juge de son mérite,
   4155 Que Billaine l'étale au deuxième pilier,
   4156 Le dégoût d'un censeur peut-il le décrier ?
   4157 En vain contre le Cid un ministre se ligue :
   4158 Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue,
   4159 L'Académie en corps a beau le censurer :
   4160 Le public révolté s'obstine à l'admirer.
   4161 Mais, lorsque Chapelain met une œuvre en lumière,
   4162 Chaque lecteur d'abord lui devient un Lignière.
   4163 En vain il a reçu l'encens de mille auteurs :
   4164 Son livre en paraissant dément tous ses flatteurs.
   4165 Ainsi, sans m'accuser, quand tout Paris le joue,
   4166 Qu'il s'en prenne à ses vers que Phébus désavoue ;
   4167 Qu'il s'en prenne à sa muse allemande en françois.
   4168 Mais laissons Chapelain pour la dernière fois.
   4169 La satire, dit-on, est un métier funeste,
   4170 Qui plaît à quelques gens, et choque tout le reste.
   4171 La suite en est à craindre : en ce hardi métier
   4172 La peur plus d'une fois fit repentir Régnier.
   4173 Quittez ces vains plaisirs dont l'appât vous abuse :
   4174 A de plus doux emplois occupez votre muse ;
   4175 Et laissez à Feuillet réformer l'univers.
   4176 Et sur quoi donc faut-il que s'exercent mes vers ?
   4177 Irai-je dans une ode, en phrases de Malherbe,
   4178 "Troubler dans ses roseaux le Danube superbe ;
   4179 "Délivrer de Sion le peuple gémissant ;
   4180 "Faire trembler Memphis, ou pâlir le Croissant.
   4181 "Et, passant du Jourdain les ondes alarmées,
   4182 "Cueillir" mal à propos, "les palmes idumées" ?
   4183 Viendrai-je, en une églogue, entouré de troupeaux,
   4184 Au milieu de Paris enfler mes chalumeaux,
   4185 Et, dans mon cabinet assis au pied des hêtres,
   4186 Faire dire aux échos des sottises champêtres ?
   4187 Faudra-t-il de sens froid, et sans être amoureux,
   4188 Pour quelque Iris en l'air faire le langoureux ;
   4189 Lui prodiguer les noms de Soleil et d'Aurore,
   4190 Et, toujours bien mangeant, mourir par métaphore ?
   4191 Je laisse aux doucereux ce langage affété,
   4192 Où s'endort un esprit de mollesse hébété.
   4193 La satire, en leçons, en nouveautés fertile,
   4194 Sait seule assaisonner le plaisant et l'utile,
   4195 Et, d'un vers qu'elle épure aux rayons du bons sens,
   4196 Détrompe les esprits des erreurs de leur temps.
   4197 Elle seule, bravant l'orgueil et l'injustice,
   4198 Va jusque sous le dais faire pâlir le vice,
   4199 Et souvent sans rien craindre, à l'aide d'un bon mot,
   4200 Va venger la raison des attentats d'un sot.
   4201 C'est ainsi que Lucile, appuyé de Lélie,
   4202 Fit justice en son temps des Cotins d'Italie,
   4203 Et qu'Horace, jetant le sel à pleines mains,
   4204 Se jouait aux dépens des Pelletiers romains.
   4205 C'est elle qui, m'ouvrant le chemin qu'il faut suivre,
   4206 M'inspira dès quinze ans la haine d'un sot livre ;
   4207 Et sur ce mont fameux, où j'osai la chercher,
   4208 Fortifia mes pas et m'apprit à marcher.
   4209 C'est pour elle, en un mot, que j'ai fait vœu d'écrire.
   4210 Toutefois, s'il le faut, je veux bien m'en dédire,
   4211 Et, pour calmer enfin tous ces flots d'ennemis,
   4212 Réparer en mes vers les maux que j'ai commis.
   4213 Puisque vous le voulez, je vais changer de style.
   4214 Je le déclare donc : Quinault est un Virgile ;
   4215 Pradon comme un soleil en nos ans a paru ;
   4216 Pelletier écrit mieux qu'Ablancourt ni Patru ;
   4217 Cotin, à ses sermons traînant toute la terre,
   4218 Fend les flots d'auditeurs pour aller à sa chaire ;
   4219 Saufal est le phénix des Esprits relevés ;
   4220 Perrin... Bon, mon esprit ! courage ! poursuivez.
   4221 Mais ne voyez-vous pas que leur troupe en furie
   4222 Va prendre encor ces vers pour une raillerie ?
   4223 Et Dieu sait aussitôt que d'auteurs en courroux,
   4224 Que de rimeurs blessés s'en vont fondre sur vous !
   4225 Vous les verrez bientôt, féconds en impostures,
   4226 Amasser contre vous des volumes d'injures,
   4227 Traiter en vos écrits chaque vers d'attentat,
   4228 Et d'un mot innocent faire un crime d'Etat.
   4229 Vous aurez beau vanter le roi dans vos ouvrages,
   4230 Et de ce nom sacré sanctifier vos pages ;
   4231 Qui méprise Cotin n'estime point son roi,
   4232 Et n'a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi.
   4233 Mais quoi ! répondrez-vous, Cotin nous peut-il nuire ?
   4234 Et par ses cris enfin que saurait-il produire ?
   4235 Interdire à mes vers, dont peut-être il fait cas,
   4236 L'entrée aux pensions où je ne prétends pas ?
   4237 Non, pour louer un roi que tout l'univers loue,
   4238 Ma langue n'attend point que l'argent la dénoue,
   4239 Et, sans espérer rien de mes faibles écrits,
   4240 L'honneur de le louer m'est un trop digne prix ;
   4241 On me verra toujours, sage dans mes caprices,
   4242 De ce même pinceau dont j'ai noirci les vices
   4243 Et peint du nom d'auteur tant de sots revêtus,
   4244 Lui marquer mon respect et tracer ses vertus.
   4245 Je vous crois ; mais pourtant on crie, on vous menace,
   4246 Je crains peu, direz-vous, les braves du Parnasse.
   4247 Hé ! mon Dieu, craignez tout d'un auteur en courroux,
   4248 Qui peut... - Quoi ? - Je m'entends. - Mais encor - Taisez-vous !
   4249 
   4250 Enfin, bornant le cours de tes galanteries,
   4251 Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries.
   4252 Sur l’argent, c’est tout dire, on est déjà d’accord.
   4253 Ton beau père futur vide son coffre-fort :
   4254 Et déja le notaire a, d’un style énergique,
   4255 Griffonné de ton joug l’instrument authentique.
   4256 C’est bien fait. Il est temps de fixer tes désirs.
   4257 Ainsi que ses chagrins l’hymen a ses plaisirs.
   4258 Quelle joie en effet, quelle douceur extrême !
   4259 De se voir caressé d’une épouse qu’on aime :
   4260 De s’entendre appeller petit cœur, ou mon bon ;
   4261 De voir autour de soi croître dans sa maison,
   4262 Sous les paisibles lois d’une agréable mère,
   4263 De petits citoyens dont on croit être père !
   4264 Quel charme ! Au moindre mal qui nous vient menacer,
   4265 De la voir aussitôt accourir, s’empresser,
   4266 S’effrayer d’un péril qui n’a point d’apparence,
   4267 Et souvent de douleur se pâmer par avance.
   4268 Car tu ne seras point de ces jaloux affreux,
   4269 Habiles à se rendre inquiets, malheureux
   4270 Qui tandis qu’une épouse à leurs yeux se désole,
   4271 Pensent toujours qu’un autre en secret la console.
   4272 Mais quoi, je vois déjà que ce discours t’aigrit.
   4273 « Carmé de Juvénal, et plein de son esprit
   4274 Venez-vous, diras-tu, dans une pièce outrée,
   4275 Comme lui nous chanter : que dès le temps de Rhée
   4276 La chasteté déja, la rougeur sur le front,
   4277 Avait chez les humains reçu plus d’un affront :
   4278 Qu’on vit avec le fer naître les injustices,
   4279 L’impiété, l’orgueil, et tous les autres vices,
   4280 Mais que la bonne foi dans l’amour conjugal
   4281 N’alla point jusqu’au temps du troisième métal ?
   4282 Ces mots ont dans sa bouche une emphase admirable :
   4283 Mais je vous dirai, moi, sans alléguer la fable,
   4284 Que si sous Adam même, et loin avant Noé,
   4285 Le vice audacieux des hommes avoué
   4286 A la triste innocence en tous lieux fit la guerre,
   4287 Il demeura pourtant de l’honneur sur la terre :
   4288 Qu’aux temps les plus féconds en Phrynés, en Laïs,
   4289 Plus d’une Pénélope honora son pays ;
   4290 Et que même aujourd’hui, sur ces fameux modèles,
   4291 On peut trouver encor quelques femmes fidèles. »
   4292 – Sans doute ; et dans Paris, si je sais bien compter,
   4293 Il en est jusqu’à trois, que je pourrais citer.
   4294 Ton épouse dans peu sera la quatrième.
   4295 Je le veux croire ainsi : mais la chasteté même,
   4296 Sous ce beau nom d’épouse, entrât-t-elle chez toi ;
   4297 De retour d’un voyage en arrivant, crois-moi,
   4298 Fais toujours du logis avertir la maîtresse.
   4299 Tel partit tout baigné des pleurs de sa Lucrèce ;
   4300 Qui faute d’avoir pris ce soin judicieux,
   4301 Trouva. Tu sais… – « je sais que d’un conte odieux
   4302 Vous avez comme moi sali votre mémoire.
   4303 Mais laissons là, dis-tu, Joconde et son histoire.
   4304 Du projet d’un hymen déja fort avancé,
   4305 Devant vous aujourd’hui criminel dénoncé,
   4306 Et mis sur la sellette aux pieds de la critique,
   4307 Je vois bien tout de bon qu’il faut que je m’explique.
   4308 Jeune autrefois par vous dans le monde conduit,
   4309 J’ai trop bien profité, pour n’être pas instruit
   4310 A quels discours malins le mariage expose.
   4311 Je sais, que c’est un texte où chacun fait sa glose :
   4312 Que de maris trompés tout rit dans l’univers,
   4313 Epigrammes, chansons, rondeaux, fables en vers,
   4314 Satire, comédie ; et sur cette matière
   4315 J’ai vu tout ce qu’ont fait La Fontaine et Molière :
   4316 J’ai lu tout ce qu’ont dit Villon et Saint-Gelais,
   4317 Arioste, Marot, Boccace, Rabelais,
   4318 Et tous ces vieux recueils de satires naïves,
   4319 Des malices du sexe immortelles archives.
   4320 Mais tout bien balancé, j’ai pourtant reconnu,
   4321 Que de ces contes vains, le monde entretenu
   4322 N’en a pas de l’hymen moins vu fleurir l’usage ;
   4323 Que sous ce joug moqué tout à la fin s’engage :
   4324 Qu’à ce commun filet les railleurs mêmes pris,
   4325 Ont été très souvent de commodes maris ;
   4326 Et que pour être heureux sous ce joug salutaire,
   4327 Tout dépend en un mot du bon choix qu’on sait faire.
   4328 Enfin, il faut ici parler de bonne foi,
   4329 Je vieillis, et ne puis regarder sans effroi,
   4330 Ces neveux affamés, dont l’importun visage
   4331 De mon bien à mes yeux fait déjà le partage.
   4332 Je crois déjà les voir au moment annoncé
   4333 Qu’à la fin, sans retour, leur cher oncle est passé,
   4334 Sur quelques pleurs forcés qu’ils auront soin qu’on voie,
   4335 Se faire consoler du sujet de leur joie.
   4336 Je me fais un plaisir, à ne vous rien celer,
   4337 De pouvoir, moi vivant, dans peu les désoler ;
   4338 Et, trompant un espoir pour eux si plein de charmes,
   4339 Arracher de leurs yeux de véritables larmes.
   4340 Vous dirai-je encor plus ? Soit faiblesse, ou raison,
   4341 Je suis las de me voir les soirs en ma maison
   4342 Seul avec des valets, souvent voleurs et traîtres,
   4343 Et toujours, à coup sûr, ennemis de leurs maîtres.
   4344 Je ne me couche point, qu’aussitôt dans mon lit
   4345 Un souvenir fâcheux n’apporte à mon esprit
   4346 Ces histoires de morts lamentables, tragiques,
   4347 Dont Paris tous les ans peut grossir ses chroniques.
   4348 Dépouillons-nous ici d’une vaine fierté.
   4349 Nous naissons, nous vivons pour la société.
   4350 A nous-mêmes livrés dans une solitude,
   4351 Notre bonheur bientôt fait notre inquiétude ;
   4352 Et si, durant un jour, notre premier aïeul
   4353 Plus riche d’une côte avait vécu tout seul,
   4354 Je doute, en sa demeure alors si fortunée,
   4355 S’il n’eût point prié Dieu d’abréger la journée.
   4356 N’allons donc point ici reformer l’univers,
   4357 Ni par de vains discours, et de frivoles vers
   4358 Etalant au public notre misanthropie,
   4359 Censurer le lien le plus doux de la vie.
   4360 Laissons là, croyez-moi, le monde tel qu’il est.
   4361 L’hyménée est un joug, et c’est ce qui m’en plaît.
   4362 L’homme en ses passions toujours errant sans guide,
   4363 A besoin qu’on lui mette et le mors et la bride.
   4364 Son pouvoir malheureux ne sert qu’à le gêner,
   4365 Et pour le rendre libre, il le faut enchaîner.
   4366 C’est ainsi que souvent la main de Dieu l’assiste. »
   4367 – Ha bon ! Voilà parler en docte janséniste,
   4368 Alcippe, et sur ce point si savamment touché,
   4369 Desmares, dans Saint-Roch, n’aurait pas mieux prêché.
   4370 Mais c’est trop t’insulter. Quittons la raillerie.
   4371 Parlons sans hyperbole et sans plaisanterie.
   4372 Tu viens de mettre ici l’hymen en son beau jour.
   4373 Entends donc : et permets que je prêche à mon tour.
   4374 L’épouse que tu prends, sans tache en sa conduite,
   4375 Aux vertus, m’a-t-on dit, dans Port-Royal instruite,
   4376 Aux lois de son devoir règle tous ses désirs.
   4377 Mais qui peut t’assurer, qu’invincible aux plaisirs
   4378 Chez toi dans une vie ouverte à la licence,
   4379 Elle conservera sa première innocence ?
   4380 Par toi-même bientôt conduite à l’opéra,
   4381 De quel air penses-tu, que ta sainte verra
   4382 D’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse,
   4383 Ces danses, ces héros à voix luxurieuse ;
   4384 Entendra ces discours sur l’amour seul roulants,
   4385 Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands ;
   4386 Saura d’eux qu’à l’amour comme au seul Dieu suprême,
   4387 On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même :
   4388 Qu’on ne sauroit trop tôt se laisser enflammer :
   4389 Qu’on n’a reçu du ciel un cœur que pour aimer ;
   4390 Et tous ces lieux communs de morale lubrique,
   4391 Que Lully réchauffa des sons de sa musique ?
   4392 Mais de quels mouvements dans son cœur excités
   4393 Sentira-t-elle alors tous ses sens agités ?
   4394 Je ne te répons pas, qu’au retour moins timide,
   4395 Digne écoliere enfin d’Angélique et d’Armide,
   4396 Elle n’aille à l’instant pleine de ces doux sons,
   4397 Avec quelque Médor pratiquer ces leçons.
   4398 Supposons toutefois, qu’encor fidèle et pure,
   4399 Sa vertu de ce choc revienne sans blessure :
   4400 Bientôt dans ce grand monde, où tu vas l’entraîner,
   4401 Au milieu des écueils qui vont l’environner,
   4402 Crois-tu que toujours ferme aux bords du précipice
   4403 Elle pourra marcher sans que le pied lui glisse ?
   4404 Que toujours insensible aux discours enchanteurs
   4405 D’un idolâtre amas de jeunes séducteurs,
   4406 Sa sagesse jamais ne deviendra folie ?
   4407 D’abord tu la verras, ainsi que dans Clélie,
   4408 Recevant ses amants sous le doux nom d’amis,
   4409 S’en tenir avec eux aux petits soins permis :
   4410 Puis, bientôt en grande eau sur le fleuve du tendre,
   4411 Naviguer à souhait, tout dire, et tout entendre.
   4412 Et ne présume pas que Vénus, ou Satan
   4413 Souffre qu’elle en demeure aux termes du roman.
   4414 Dans le crime il suffit qu’une fois on débute,
   4415 Une chute toujours attire une autre chute.
   4416 L’honneur est comme une île escarpée et sans bords.
   4417 On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors.
   4418 Peut-être, avant deux ans ardente à te déplaire,
   4419 Eprise d’un cadet, ivre d’un mousquetaire,
   4420 Nous la verrons hanter les plus honteux brelans,
   4421 Donner chez la Cornu rendez-vous aux galants ;
   4422 De Phèdre dédaignant la pudeur enfantine,
   4423 Suivre à front découvert Zouzou et Messaline ;
   4424 Conter pour grands exploits vingt hommes ruinés,
   4425 Blessés, battus pour elle, et quatre assassinés ;
   4426 Trop heureux ! Si toujours femme désordonnée,
   4427 Sans mesure et sans règle au vice abandonnée,
   4428 Par cent traits d’impudence aisés à ramasser,
   4429 Elle t’acquiert au moins un droit pour la chasser.
   4430 Mais que deviendras-tu ? Si, folle en son caprice,
   4431 N’aimant que le scandale et l’éclat dans le vice,
   4432 Bien moins pour son plaisir, que pour t’inquiéter,
   4433 Au fond peu vicieuse elle aime à coqueter ?
   4434 Entre nous, verras-tu, d’un esprit bien tranquille,
   4435 Chez ta femme aborder et la cour et la ville ?
   4436 Tout, hormis toi, chez toi, rencontre un doux accueil.
   4437 L’un est payé d’un mot, et l’autre d’un coup d’oeil.
   4438 Ce n’est que pour toi seul qu’elle est fière et chagrine.
   4439 Aux autres elle est douce, agréable, badine :
   4440 C’est pour eux qu’elle étale et l’or, et le brocard ;
   4441 Que chez toi se prodigue et le rouge et le fard,
   4442 Et qu’une main sçavante, avec tant d’artifice,
   4443 Bâtit de ses cheveux le galant édifice.
   4444 Dans sa chambre, crois-moi, n’entre point tout le jour.
   4445 Si tu veux posséder ta Lucrèce à son tour,
   4446 Attends, discret mari, que la belle en cornette
   4447 Le soir ait étalé son teint sur la toilette,
   4448 Et dans quatre mouchoirs, de sa beauté salis,
   4449 Envoie au blanchisseur ses roses et ses lis.
   4450 Alors, tu peux entrer : mais sage en sa présence
   4451 Ne va pas murmurer de sa folle dépense.
   4452 D’abord l’argent en main paye et vite et comptant.
   4453 Mais non, fais mine un peu d’en être mécontent,
   4454 Pour la voir aussitôt, sur ses deux pieds haussée,
   4455 Déplorer sa vertu si mal récompensée.
   4456 Un mari ne veut pas fournir à ses besoins !
   4457 Jamais femme après tout a-t-elle coûté moins ?
   4458 A cinq cents louis d’or, tout au plus, chaque année,
   4459 Sa dépense en habits n’est-elle pas bornée ?
   4460 Que répondre ? Je vois, qu’à de si justes cris,
   4461 Toi-même convaincu déjà tu t’attendris,
   4462 Tout prêt à la laisser, pourvu qu’elle s’appaise,
   4463 Dans ton coffre en pleins sacs puiser tout à son aise.
   4464 A quoi bon en effet t’alarmer de si peu ?
   4465 Hé ! Que serait-ce donc, si le démon du jeu
   4466 Versant dans son esprit sa ruineuse rage,
   4467 Tous les jours mis par elle à deux doigts du naufrage
   4468 Tu voyais tous tes biens au sort abandonnés
   4469 Devenir le butin d’un pique ou d’un sonnés !
   4470 Le doux charme pour toi ! De voir chaque journée
   4471 De nobles champions ta femme environnée,
   4472 Sur une table longue et façonnée exprès,
   4473 D’un tournois de bassette ordonner les apprêts :
   4474 Ou, si par un arrêt la grossière police
   4475 D’un jeu si nécessaire interdit l’exercice,
   4476 Ouvrir sur cette table un champ au lansquenet,
   4477 Ou promener trois dés chassés de son cornet :
   4478 Puis sur une autre table, avec un air plus sombre,
   4479 S’en aller méditer une vole au jeu d’ombre ;
   4480 S’écrier sur un as mal à propos jeté :
   4481 Se plaindre d’un gâno qu’on n’a point écouté ;
   4482 Ou, querellant tout bas le ciel qu’elle regarde,
   4483 A la bête gémir d’un roi venu sans garde.
   4484 Chez elle en ces emplois, l’aube du lendemain
   4485 Souvent la trouve encor les cartes à la main.
   4486 Alors, pour se coucher les quittant, non sans peine,
   4487 Elle plaint le malheur de la nature humaine
   4488 Qui veut qu’en un sommeil, où tout s’ensevelit,
   4489 Tant d’heures, sans jouer, se consument au lit.
   4490 Toutefois en partant la troupe la console,
   4491 Et d’un prochain retour chacun donne parole.
   4492 C’est ainsi qu’une femme en doux amusemens
   4493 Sait du temps qui s’envole employer les moments ;
   4494 C’est ainsi que souvent par une forcenée,
   4495 Une triste famille à l’hôpital traînée,
   4496 Voit ses biens en décret sur tous les murs écrits,
   4497 De sa déroute illustre effrayer tout Paris.
   4498 Mais que plutôt son jeu mille fois te ruine,
   4499 Que si la famélique et honteuse Lésine,
   4500 Venant, mal à propos, la saisir au collet,
   4501 Elle te réduisait à vivre sans valet,
   4502 Comme ce magistrat de hideuse mémoire
   4503 Dont je veux bien ici te crayonner l’histoire.
   4504 Dans la robe on vantait son illustre maison.
   4505 Il était plein d’esprit, de sens, et de raison.
   4506 Seulement pour l’argent un peu trop de faiblesse,
   4507 De ces vertus en lui ravalait la noblesse.
   4508 Sa table toutefois, sans superfluité,
   4509 N’avait rien que d’honnête en sa frugalité :
   4510 Chez lui deux bons chevaux de pareille encolure
   4511 Trouvoient dans l’écurie une pleine pâture,
   4512 Et du foin, que leur bouche au ratelier laissait,
   4513 De surcroît une mule encor se nourrissait.
   4514 Mais cette soif de l’or qui le brûlait dans l’âme
   4515 Le fit enfin songer à choisir une femme ;
   4516 Et l’honneur dans ce choix ne fut point regardé.
   4517 Vers son triste penchant son naturel guidé
   4518 Le fit dans une avare et sordide famille
   4519 Chercher un monstre affreux sous l’habit d’une fille,
   4520 Et sans trop s’enquérir d’où la laide venait,
   4521 Il sut, ce fut assez, l’argent qu’on lui donnait.
   4522 Rien ne le rebuta ; ni sa vue éraillée,
   4523 Ni sa masse de chair bizarrement taillée ;
   4524 Et trois-cent mille francs avec elle obtenus
   4525 La firent à ses yeux plus belle que Vénus.
   4526 Il l’épouse, et bientôt son hôtesse nouvelle
   4527 Le prêchant, lui fit voir qu’il estoit au prix d’elle
   4528 Un vrai dissipateur, un parfait débauché.
   4529 Lui-même le sentit, reconnut son péché,
   4530 Se confessa prodigue, et plein de repentance
   4531 Offrit sur ses avis de régler sa dépense.
   4532 Aussitôt de chez eux tout rôti disparut :
   4533 Le pain bis renfermé d’une moitié décrut :
   4534 Les deux chevaux, la mule, au marché s’envolèrent,
   4535 Deux grands laquais à jeun, sur le soir s’en allèrent.
   4536 De ces coquins déjà l’on se trouvoit lassé,
   4537 Et pour n’en plus revoir le reste fut chassé.
   4538 Deux servantes déjà largement souffletées,
   4539 Avaient à coups de pied descendu les montées,
   4540 Et se voyant enfin hors de ce triste lieu
   4541 Dans la rue en avaient rendu grâces à Dieu.
   4542 Un vieux valet restait, seul chéri de son maître,
   4543 Que toujours il servit, et qu’il avoit vu naître,
   4544 Et qui de quelque somme amassée au bon temps
   4545 Vivoit encor chez eux, partie à ses dépens.
   4546 Sa vue embarrassait ; il fallut s’en défaire :
   4547 Il fut de la maison chassé comme un corsaire.
   4548 Voilà nos deux époux, sans valets, sans enfants,
   4549 Tous seuls dans leur logis libres et triomphants.
   4550 Alors on ne mit plus de borne à la lésine.
   4551 On condamna la cave, on ferma la cuisine :
   4552 Pour ne s’en point servir aux plus rigoureux mois,
   4553 Dans le fond d’un grenier on séquestra le bois.
   4554 L’un et l’autre dès lors vécut à l’aventure
   4555 Des présents qu’à l’abri de la magistrature,
   4556 Le mari quelquefois des plaideurs extorquait,
   4557 Ou de ce que la femme aux voisins escroquait.
   4558 Mais, pour bien mettre ici leur crasse en tout son lustre,
   4559 Il faut voir du logis sortir ce couple illustre ;
   4560 Il faut voir le mari tout poudreux, tout souillé,
   4561 Couvert d’un vieux chapeau de cordon dépouillé,
   4562 Et de sa robe en vain de pièces rajeunie,
   4563 A pied dans les ruisseaux traînant l’ignominie.
   4564 Mais qui pourroit compter le nombre de haillons,
   4565 De pièces, de lambeaux, de sales guenillons,
   4566 De chiffons ramassés dans la plus noire ordure,
   4567 Dont la femme aux bons jours composait sa parure ?
   4568 Décrirai-je ses bas en trente endroits percés,
   4569 Ses souliers grimaçants vingt fois rapetassés,
   4570 Ses coiffes d’où pendait au bout d’une ficelle
   4571 Un vieux masque pelé presque aussi hideux qu’elle ?
   4572 Peindrai-je son jupon bigarré de latin
   4573 Qu’ensemble composaient trois thèses de satin,
   4574 Présent qu’en un procès sur certain privilège
   4575 Firent à son mari les régents d’un collège,
   4576 Et qui sur cette jupe à maint rieur encor
   4577 Derrière elle faisait dire, argumentabor ?
   4578 Mais peut-être j’invente une fable frivole.
   4579 Déments donc tout Paris, qui prenant la parole,
   4580 Sur ce sujet encor de bons témoins pourvu,
   4581 Tout prêt à le prouver, te dira : « je l’ai vu,
   4582 Vingt ans j’ai vu ce couple uni d’un même vice
   4583 A tous mes habitants montrer que l’avarice
   4584 Peut faire dans les biens trouver la pauvreté,
   4585 Et nous réduire à pis que la mendicité.
   4586 Des voleurs qui chez eux pleins d’espérance entrèrent
   4587 De cette triste vie enfin les délivrerent.
   4588 Digne et funeste fruit du nœud le plus affreux
   4589 Dont l’hymen ait jamais uni deux malheureux.
   4590 Ce récit passe un peu l’ordinaire mesure.
   4591 Mais un exemple enfin si digne de censure
   4592 Peut-il dans la satire occuper moins de mots ?
   4593 Chacun sait son métier : suivons notre propos.
   4594 Nouveau prédicateur aujourd’hui, je l’avoue,
   4595 Ecolier, ou plutôt singe de Bourdaloue,
   4596 Je me plais à remplir mes sermons de portraits.
   4597 En voilà déja trois peints d’assez heureux traits,
   4598 La femme sans honneur, la coquette, et l’avare.
   4599 Il faut y joindre encor la revêche bizarre,
   4600 Qui sans cesse d’un ton par la colère aigri,
   4601 Gronde, choque, dément, contredit un mari.
   4602 Il n’est point de repos ni de paix avec elle.
   4603 Son mariage n’est qu’une longue querelle.
   4604 Laisse-t-elle un moment respirer son époux ?
   4605 Ses valets sont d’abord l’objet de son courroux,
   4606 Et sur le ton grondeur, lors qu’elle les harangue,
   4607 Il faut voir de quels mots elle enrichit la langue.
   4608 Ma plume ici traçant ces mots par alphabet,
   4609 Pourroit d’un nouveau tome augmenter Richelet.
   4610 Tu crains peu d’essuyer cette étrange furie.
   4611 En trop bon lieu, dis-tu, ton épouse nourrie
   4612 Jamais de tels discours ne te rendra martyr.
   4613 Mais eût-elle sucé la raison dans Saint Cyr,
   4614 Crois-tu que d’une fille humble, honnête, charmante,
   4615 L’hymen n’ait jamais fait de femme extravagante ?
   4616 Combien n’a-t-on point vu de belles aux doux yeux,
   4617 Avant le mariage, anges si gracieux,
   4618 Tout à coup se changeant en bourgeoises sauvages,
   4619 Vrais démons, apporter l’enfer dans leurs ménages,
   4620 Et découvrant l’orgueil de leurs rudes esprits,
   4621 Sous leur fontange altière asservir leurs maris ?
   4622 Et puis, quelque douceur dont brille ton épouse,
   4623 Penses-tu, si jamais elle devient jalouse,
   4624 Que son âme livrée à ses tristes soupçons,
   4625 De la raison encor écoute les leçons ?
   4626 Alors, Alcippe, alors, tu verras de ses œuvres.
   4627 Résous-toi, pauvre époux, à vivre de couleuvres :
   4628 A la voir tous les jours, dans ses fougueux accès,
   4629 A ton geste, à ton rire intenter un procès :
   4630 Souvent de ta maison gardant les avenues,
   4631 Les cheveux hérissés, t’attendre au coin des rues :
   4632 Te trouver en des lieux de vingt portes fermés,
   4633 Et partout où tu vas, dans ses yeux enflammés
   4634 T’offrir non pas d’Isis , la tranquille Euménide,
   4635 Mais la vraie Alecto peinte dans l’Enéide ,
   4636 Un tison à la main chez le roi Latinus,
   4637 Soufflant sa rage au sein d’Amate et de Turnus.
   4638 Mais quoi ? Je chausse ici le cothurne tragique.
   4639 Reprenons au plutôt le brodequin comique,
   4640 Et d’objets moins affreux songeons à te parler.
   4641 Dis-moi donc, laissant là cette folle hurler,
   4642 T’accommodes-tu mieux de ces douces ménades,
   4643 Qui, dans leurs vains chagrins sans mal toujours malades,
   4644 Se font des mois entiers sur un lit effronté
   4645 Traiter d’une visible et parfaite santé,
   4646 Et douze fois par jour dans leur molle indolence,
   4647 Aux yeux de leurs maris tombent en défaillance ?
   4648 « Quel sujet, dira l’un, peut donc si fréquemment
   4649 Mettre ainsi cette belle aux bords du monument ?
   4650 La Parque ravissant ou son fils ou sa fille,
   4651 A-t-elle moissonné l’espoir de sa famille ? »
   4652 Non : il est question de réduire un mari
   4653 A chasser un valet dans la maison chéri,
   4654 Et qui, parce qu’il plaît, a trop su lui déplaire ;
   4655 Ou de rompre un voyage utile et nécessaire :
   4656 Mais qui la priverait huit jours de ses plaisirs,
   4657 Et qui loin d’un galant, objet de ses désirs...
   4658 Ô ! Que pour la punir de cette comédie,
   4659 Ne lui vois-je une vraie et triste maladie !
   4660 Mais ne nous fâchons point. Peut-être avant deux jours,
   4661 Courtois et Denyau mandés à son secours,
   4662 Digne ouvrage de l’art dont Hippocrate traite,
   4663 Lui sauront bien ôter cette santé d’athlète :
   4664 Pour consumer l’humeur qui fait son embonpoint,
   4665 Lui donner sagement le mal qu’elle n’a point,
   4666 Et fuyant de Fagon les maximes énormes,
   4667 Au tombeau mérité la mettre dans les formes.
   4668 Dieu veuille avoir son âme, et nous délivre d’eux.
   4669 Pour moi, grand ennemi de leur art hasardeux,
   4670 Je ne puis cette fois que je ne les excuse.
   4671 Mais à quels vains discours est-ce que je m’amuse ?
   4672 Il faut sur des sujets plus grands, plus curieux,
   4673 Attacher de ce pas ton esprit et tes yeux.
   4674 Qui s’offrira d’abord ? Bon, c’est cette savante
   4675 Qu’estime Roberval, et que Sauveur fréquente.
   4676 D’où vient qu’elle a l’oeil trouble, et le teint si terni ?
   4677 C’est que sur le calcul, dit-on, de Cassini,
   4678 Un astrolabe en main, elle a dans sa gouttière
   4679 A suivre Jupiter passé la nuit entière.
   4680 Gardons de la troubler. Sa science, je croi,
   4681 Aura pour s’occuper ce jour plus d’un emploi.
   4682 D’un nouveau microscope on doit en sa présence
   4683 Tantôt chez Dalancé faire l’expérience ;
   4684 Puis d’une femme morte avec son embryon,
   4685 Il faut chez Du Vernay voir la dissection.
   4686 Rien n’échappe aux regards de notre curieuse.
   4687 Mais qui vient sur ses pas ? C’est une précieuse,
   4688 Reste de ces esprits jadis si renommés,
   4689 Que d’un coup de son art Molière a diffamés.
   4690 De tous leurs sentiments cette noble héritière
   4691 Maintient encore ici leur secte façonnière.
   4692 C’est chez elle toujours que les fades auteurs
   4693 S’en vont se consoler du mépris des lecteurs.
   4694 Elle y reçoit leur plainte, et sa docte demeure,
   4695 Aux Perrins, aux Corras est ouverte à toute heure.
   4696 Là du faux bel esprit se tiennent les bureaux.
   4697 Là tous les vers sont bons, pourvu qu’ils soient nouveaux.
   4698 Au mauvais goût public la belle y fait la guerre :
   4699 Plaint Pradon opprimé des sifflets du parterre :
   4700 Rit des vains amateurs du grec et du latin ;
   4701 Dans la balance met Aristote et Cotin ;
   4702 Puis, d’une main encor plus fine et plus habile
   4703 Pèse sans passion Chapelain et Virgile ;
   4704 Remarque en ce dernier beaucoup de pauvretés ;
   4705 Mais pourtant confessant qu’il a quelques beautés,
   4706 Ne trouve en Chapelain, quoi qu’ait dit la satire,
   4707 Autre défaut, sinon, qu’on ne le sauroit lire ;
   4708 Et pour faire goûter son livre à l’univers,
   4709 Croit qu’il faudrait en prose y mettre tous les vers.
   4710 « A quoi bon m’étaler cette bizarre école,
   4711 Du mauvais sens, dis-tu, prêché par une folle ?
   4712 De livres et d’écrits bourgeois admirateur,
   4713 Vais-je épouser ici quelque apprentie auteur ?
   4714 Savez-vous que l’épouse avec qui je me lie
   4715 Compte entre ses parents des princes d’Italie ?
   4716 Sort d’aïeux dont les noms... « – Je t’entends, et je voi
   4717 D’où vient que tu t’es fait secrétaire du roi.
   4718 Il fallait de ce titre appuyer ta naissance.
   4719 Cependant, t’avouerai-je ici mon insolence ?
   4720 Si quelque objet pareil chez moi, deçà les monts,
   4721 Pour m’épouser entrait avec tous ces grands noms,
   4722 Le sourcil rehaussé d’orgueilleuses chimères,
   4723 Je lui dirais bientôt : « je connais tous vos pères :
   4724 Je sais qu’ils ont brillé dans ce fameux combat
   4725 Où sous l’un des Valois Enghien sauva l’état.
   4726 D’Hozier n’en convient pas : mais, quoi qu’il en puisse être :
   4727 Je ne suis point si sot que d’épouser mon maître.
   4728 Ainsi donc au plutôt délogeant de ces lieux,
   4729 Allez, princesse, allez avec tous vos aïeux
   4730 Sur le pompeux débris des lances espagnoles
   4731 Coucher, si vous voulez, aux champs de Cerizoles.
   4732 Ma maison, ni mon lit ne sont point faits pour vous. »
   4733 – « J’admire, poursuis-tu, votre noble courroux.
   4734 Souvenez-vous pourtant que ma famille illustre
   4735 De l’assistance au sceau ne tire point son lustre !
   4736 Et que né dans Paris de magistrats connus,
   4737 Je ne suis point ici de ces nouveaux venus,
   4738 De ces nobles sans nom, que par plus d’une voie
   4739 La province souvent en guêtres nous envoie.
   4740 Mais eussé-je comme eux des meuniers pour parents,
   4741 Mon épouse vînt-elle encor d’aïeux plus grands,
   4742 On ne la verrait point, vantant son origine,
   4743 À son triste mari reprocher la farine.
   4744 Son cœur toujours nouri dans la dévotion,
   4745 De trop bonne heure apprit l’humiliation :
   4746 Et pour vous détromper de la pensée étrange,
   4747 Que l’hymen aujourd’hui la corrompe et la change,
   4748 Sachez qu’en notre accord elle a, pour premier point,
   4749 Exigé, qu’un époux ne la contraindrait point
   4750 A traîner après elle un pompeux équipage,
   4751 Ni surtout de souffrir, par un profane usage,
   4752 Qu’à l’église jamais devant le Dieu jaloux,
   4753 Un fastueux carreau soit vu sous ses genoux.
   4754 Telle est l’humble vertu qui dans son âme empreinte... »
   4755 – Je le vois bien, tu vas épouser une sainte :
   4756 Et dans tout ce grand zèle, il n’est rien d’affecté.
   4757 Sais-tu bien cependant sous cette humilité
   4758 L’orgueil que quelquefois nous cache une bigote,
   4759 Alcippe, et connais-tu la nation dévote ?
   4760 Il te faut de ce pas en tracer quelques traits,
   4761 Et par ce grand portrait finir tous mes portraits.
   4762 A Paris, à la cour on trouve, je l’avoue,
   4763 Des femmes dont le zèle est digne qu’on le loue,
   4764 Qui s’occupent du bien en tout temps, en tout lieu.
   4765 J’en sais une chérie et du monde et de Dieu,
   4766 Humble dans les grandeurs, sage dans la fortune ;
   4767 Qui gémit, comme Esther, de sa gloire importune :
   4768 Que le vice lui-même est contraint d’estimer,
   4769 Et que sur ce tableau d’abord tu vas nommer.
   4770 Mais pour quelques vertus si pures, si sincères,
   4771 Combien y trouve-t-on d’impudentes faussaires,
   4772 Qui sous un vain dehors d’austère piété
   4773 De leurs crimes secrets cherchent l’impunité,
   4774 Et couvrent de Dieu même empreint sur leur visage
   4775 De leurs honteux plaisirs l’affreux libertinage ?
   4776 N’attends pas qu’à tes yeux j’aille ici l’étaler.
   4777 Il vaut mieux le souffrir que de le dévoiler.
   4778 De leurs galants exploits les Bussis, les Brantômes
   4779 Pouraient avec plaisir te compiler des tomes ;
   4780 Mais pour moi dont le front trop aisément rougit,
   4781 Ma bouche a déja peur de t’en avoir trop dit.
   4782 Rien n’égale en fureur, en monstrueux caprices,
   4783 Une fausse vertu qui s’abandonne aux vices.
   4784 De ces femmes pourtant l’hypocrite noirceur,
   4785 Au moins pour un mari garde quelque douceur.
   4786 Je les aime encor mieux qu’une bigotte altière,
   4787 Qui dans son fol orgueil, aveugle et sans lumière,
   4788 À peine sur le seuil de la dévotion,
   4789 Pense atteindre au sommet de la perfection :
   4790 Qui du soin qu’elle prend de me gêner sans cesse,
   4791 Va quatre fois par mois se vanter à confesse,
   4792 Et les yeux vers le ciel, pour se le faire ouvrir,
   4793 Offre à Dieu les tourments qu’elle me fait souffrir.
   4794 Sur cent pieux devoirs aux saints elle est égale.
   4795 Elle lit Rodriguez, fait l’oraison mentale,
   4796 Va pour les malheureux quêter dans les maisons,
   4797 Hante les hôpitaux, visite les prisons,
   4798 Tous les jours à l’église entend jusqu’à six messes :
   4799 Mais de combattre en elle, et dompter ses foiblesses,
   4800 Sur le fard, sur le jeu, vaincre sa passion,
   4801 Mettre un frein à son luxe, à son ambition,
   4802 Et soumettre l’orgueil de son esprit rebelle :
   4803 C’est ce qu’en vain le ciel voudrait exiger d’elle.
   4804 Et peut-il, dira-t-elle, en effet l’exiger ?
   4805 Elle a son directeur, c’est à lui d’en juger.
   4806 Il faut, sans différer, savoir ce qu’il en pense.
   4807 Bon ! Vers nous à propos je le vois qui s’avance.
   4808 Qu’il paraît bien nourri ! Quel vermillon ! Quel teint !
   4809 Le printemps dans sa fleur sur son visage est peint :
   4810 Cependant, à l’entendre, il se soutient à peine.
   4811 Il eut encore hier la fièvre et la migraine :
   4812 Et sans les prompts secours qu’on prit soin d’apporter,
   4813 Il serait sur son lit peut-être à tremblotter.
   4814 Mais de tous les mortels, grâce aux dévotes âmes,
   4815 Nul n’est si bien soigné qu’un directeur de femmes.
   4816 Quelque léger dégoût vient-il le travailler ?
   4817 Une faible vapeur le fait-elle bâiller ?
   4818 Un escadron coiffé d’abord court à son aide :
   4819 L’une chauffe un bouillon, l’autre apprête un remède,
   4820 Chez lui sirops exquis, ratafias vantés,
   4821 Confitures surtout volent de tous côtés.
   4822 Car de tous mets sucrés, secs, en pâte, ou liquides,
   4823 Les estomacs dévots toujours furent avides :
   4824 Le premier massepain pour eux, je crois, se fit,
   4825 Et le premier citron à Rouen fut confit.
   4826 Notre docteur bientôt va lever tous ses doutes,
   4827 Du paradis pour elle il aplanit les routes ;
   4828 Et loin sur ses défauts de la mortifier
   4829 Lui-même prend le soin de la justifier.
   4830 « Pourquoi vous alarmer d’une vaine censure ?
   4831 Du rouge qu’on vous voit on s’étonne, on murmure.
   4832 Mais a-t-on, dira-t-il, sujet de s’étonner ?
   4833 Est-ce qu’à faire peur on veut vous condamner ?
   4834 Aux usages reçus il faut qu’on s’accommode,
   4835 Une femme surtout doit tribut à la mode.
   4836 L’orgueil brille, dit-on, sur vos pompeux habits.
   4837 L’oeil à peine soutient l’éclat de vos rubis.
   4838 Dieu veut-il qu’on étale un luxe si profane ?
   4839 Oui, lorsqu’à l’étaler notre rang nous condamne.
   4840 Mais ce grand jeu chez vous comment l’autoriser ?
   4841 Le jeu fut de tout temps, permis pour s’amuser.
   4842 On ne peut pas toujours travailler, prier, lire :
   4843 Il vaut mieux s’occuper à jouer qu’à médire.
   4844 Le plus grand jeu joué dans cette intention,
   4845 Peut même devenir une bonne action.
   4846 Tout est sanctifié par une âme pieuse.
   4847 Vous êtes, poursuit-on, avide, ambitieuse,
   4848 Sans cesse vous brûlez de voir tous vos parens,
   4849 Engloutir à la cour charges, dignités, rangs.
   4850 Votre bon naturel en cela pour eux brille.
   4851 Dieu ne nous défend point d’aimer notre famille.
   4852 D’ailleurs tous vos parens sont sages, vertueux.
   4853 Il est bon d’empêcher ces emplois fastueux,
   4854 D’être donnés peut-être à des âmes mondaines,
   4855 Éprises du néant des vanités humaines.
   4856 Laissez-là, croyez-moi, gronder les indévots,
   4857 Et sur votre salut demeurez en repos. »
   4858 Sur tous ces points douteux c’est ainsi qu’il prononce.
   4859 Alors croyant d’un ange entendre la réponse,
   4860 Sa dévote s’incline et calmant son esprit,
   4861 A cet ordre d’en haut sans réplique souscrit.
   4862 Ainsi pleine d’erreurs, qu’elle croit légitimes,
   4863 Sa tranquille vertu conserve tous ses crimes :
   4864 Dans un cœur tous les jours nourri du sacrement
   4865 Maintient la vanité, l’orgueil, l’entêtement,
   4866 Et croit que devant Dieu ses fréquents sacrilèges
   4867 Sont pour entrer au ciel d’assurés privilèges.
   4868 Voilà le digne fruit des soins de son docteur.
   4869 Encore est-ce beaucoup, si ce guide imposteur,
   4870 Par les chemins fleuris d’un charmant quiétisme
   4871 Tout à coup l’amenant au vrai molinosisme,
   4872 Il ne lui fait bientôt, aide de Lucifer,
   4873 Goûter en paradis les plaisirs de l’enfer.
   4874 Mais dans ce doux état molle, délicieuse,
   4875 La hais-tu plus, dis-moi, que cette bilieuse,
   4876 Qui follement outrée en sa séverité,
   4877 Baptisant son chagrin du nom de piété,
   4878 Dans sa charité fausse, où l’amour propre abonde,
   4879 Croit que c’est aimer Dieu que haïr tout le monde.
   4880 Il n’est rien où d’abord son soupçon attaché
   4881 Ne présume du crime, et ne trouve un péché.
   4882 Pour une fille honnête et pleine d’innocence,
   4883 Croit-elle en ses valets voir quelque complaisance ?
   4884 Réputés criminels les voilà tous chassés,
   4885 Et chez elle à l’instant par d’autres remplacés.
   4886 Son mari qu’une affaire appelle dans la ville,
   4887 Et qui chez lui, sortant, a tout laissé tranquille,
   4888 Se trouve assez surpris, rentrant dans la maison,
   4889 De voir que le portier lui demande son nom,
   4890 Et que parmi ses gens changés en son absence,
   4891 Il cherche vainement quelqu’un de connoissance.
   4892 « Fort bien ! Le trait est bon. Dans les femmes» , dis-tu,
   4893 « Enfin, vous n’approuvez ni vice, ni vertu.
   4894 Voilà le sexe peint d’une noble manière !
   4895 Et Théophraste même aidé de La Bruyère,
   4896 Ne m’en pourrait pas faire un plus riche tableau.
   4897 C’est assez : il est temps de quitter le pinceau.
   4898 Vous avez désormais épuisé la satire. »
   4899 – Epuisé, cher Alcippe ! Ah ! Tu me ferais rire !
   4900 Sur ce vaste sujet si j’allais tout tracer,
   4901 Tu verrais sous ma main des tomes s’amasser.
   4902 Dans le sexe j’ai peint la piété caustique.
   4903 Et que serait-ce donc, si censeur plus tragique,
   4904 J’allois t’y faire voir l’athéisme établi,
   4905 Et non moins que l’honneur le ciel mis en oubli ?
   4906 Si j’allois t’y montrer plus d’une capanée,
   4907 Pour souveraine loi mettant la destinée,
   4908 Du tonnerre dans l’air bravant les vains carreaux,
   4909 Et nous parlant de Dieu du ton de Des-Barreaux ?
   4910 Mais, sans aller chercher cette femme infernale,
   4911 T’ai-je encor peint, dis-moi, la fantasque inégale,
   4912 Qui m’aimant le matin, souvent me hait le soir ?
   4913 T’ai-je peint la maligne aux yeux faux, au cœur noir ?
   4914 T’ai-je encore exprimé la brusque impertinente ?
   4915 T’ai-je tracé la vieille à morgue dominante,
   4916 Qui veut vingt ans encore après le sacrement,
   4917 Exiger d’un mari les respects d’un amant ?
   4918 T’ai-je fait voir de joie une belle animée,
   4919 Qui souvent d’un repas sortant toute enfumée,
   4920 Fait même à ses amants trop faibles d’estomac
   4921 Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac ?
   4922 T’ai-je encore décrit la dame brelandière,
   4923 Qui des joueurs chez soi se fait cabaretière,
   4924 Et souffre des affronts que ne souffriroit pas
   4925 L’hôtesse d’une auberge à dix sous par repas ?
   4926 Ai-je offert à tes yeux ces tristes Tysiphones,
   4927 Ces monstres pleins d’un fiel, que n’ont point les lionnes,
   4928 Qui prenant en dégoût les fruits nés de leur flanc,
   4929 S’irritent sans raison contre leur propre sang ;
   4930 Toujours en des fureurs que les plaintes aigrissent,
   4931 Battent dans leurs enfans l’époux qu’elles haïssent,
   4932 Et font de leur maison digne de Phalaris,
   4933 Un séjour de douleurs, de larmes et de cris ?
   4934 Enfin t’ai-je dépeint la superstitieuse,
   4935 La pédante au ton fier, la bourgeoise ennuyeuse,
   4936 Celle qui de son chat fait son seul entretien,
   4937 Celle qui toujours parle et ne dit jamais rien ?
   4938 Il en est des milliers : mais ma bouche enfin lasse
   4939 Des trois-quarts, pour le moins, veut bien te faire grâce.
   4940 « J’entends. C’est pousser loin la modération.
   4941 Ah ! Finissez, dis-tu, la déclamation.
   4942 Pensez-vous qu’ébloui de vos vaines paroles,
   4943 J’ignore qu’en effet tous ces discours frivoles
   4944 Ne sont qu’un badinage, un simple jeu d’esprit
   4945 D’un censeur, dans le fond, qui folâtre et qui rit,
   4946 Plein du même projet qui vous vint dans la tête,
   4947 Quand vous plaçâtes l’homme au dessous de la bête ?
   4948 Mais enfin vous et moi c’est assez badiner.
   4949 Il est temps de conclure ; et pour tout terminer,
   4950 Je ne dirai qu’un mot. La fille qui m’enchante,
   4951 Noble, sage, modeste, humble, honnête, touchante,
   4952 N’a pas un des défauts que vous m’avez fait voir.
   4953 Si par un sort pourtant qu’on ne peut concevoir,
   4954 La belle tout à coup rendue insociable,
   4955 D’ange, ce sont vos mots, se transformait en diable :
   4956 Vous me verriez bientôt, sans me désespérer,
   4957 Lui dire : hé bien, madame, il faut nous séparer.
   4958 Nous ne sommes pas faits, je le vois, l’un pour l’autre.
   4959 Mon bien se monte à tant : tenez, voilà le vôtre.
   4960 Partez : délivrons-nous d’un mutuel souci. »
   4961 – Alcippe, tu crois donc qu’on se sépare ainsi ?
   4962 Pour sortir de chez toi, sur cette offre offensante,
   4963 As-tu donc oublié qu’il faut qu’elle y consente ?
   4964 Et crois-tu qu’aisément elle puisse quitter
   4965 Le savoureux plaisir de t’y persécuter ?
   4966 Bientôt son procureur, pour elle usant sa plume,
   4967 De ses prétentions, va t’offrir un volume.
   4968 Car, grâce au droit reçu chez les parisiens,
   4969 Gens de douce nature, et maris bons chrétiens,
   4970 Dans ses prétentions une femme est sans borne.
   4971 Alcippe, à ce discours, je te trouve un peu morne.
   4972 « Des arbitres, dis-tu, pourront nous accorder. »
   4973 – Des arbitres... tu crois l’empêcher de plaider ?
   4974 Sur ton chagrin déjà contente d’elle-même,
   4975 Ce n’est point tous ses droits, c’est le procès qu’elle aime.
   4976 Pour elle un bout d’arpent qu’il faudra disputer,
   4977 Vaut mieux qu’un fief entier acquis sans contester.
   4978 Avec elle il n’est point de droit qui s’éclaircisse,
   4979 Point de procès si vieux qui ne se rajeunisse,
   4980 Et sur l’art de former un nouvel embarras,
   4981 Devant elle Rolet mettrait pavillon bas.
   4982 Crois-moi, pour la fléchir trouve enfin quelque voie :
   4983 Ou je ne réponds pas dans peu qu’on ne te voie
   4984 Sous le faix des procès abattu, consterné,
   4985 Triste, à pied, sans laquais, maigre, sec, ruiné,
   4986 Vingt fois dans ton malheur résolu de te pendre,
   4987 Et, pour comble de maux, réduit à la reprendre.
   4988 
   4989 A s’en voir revêtu chacun met son bonheur ;
   4990 Et tout crie ici-bas : L’honneur ! vive l’honneur !
   4991 
   4992 Oui, l’honneur, Valincour, est chéri dans le monde :
   4993 Chacun, pour l’exalter en paroles abonde ;
   4994 A s’en voir revêtu chacun met son bonheur ;
   4995 Et tout crie ici-bas : L’honneur ! vive l’honneur !
   4996     Entendons discourir, sur les bancs des galères,
   4997 Ce forçat abhorré, même de ses confrères ;
   4998 Il plaint, par un arrêt injustement donné,
   4999 L’honneur en sa personne à ramer condamné :
   5000 En un mot, parcourons et la mer et la terre ;
   5001 Interrogeons marchands, financiers, gens de guerre,
   5002 Courtisans, magistrats : chez eux, si je les croi,
   5003 L’intérêt ne peut rien, l’honneur seul fait la loi.
   5004 Cependant, lorsqu’aux yeux leur portant la lanterne,
   5005 J’examine au grand jour l’esprit qui les gouverne,
   5006 Je n’aperçois partout que folle ambition,
   5007 Faiblesse, iniquité, fourbe, corruption,
   5008 Que ridicule orgueil de soi-même idolâtre.
   5009 Le monde, à mon avis, est comme un grand théâtre,
   5010 Où chacun en public, l’un par l’autre abusé,
   5011 Souvent à ce qu’il est joue un rôle opposé.
   5012 Tous les jours on y voit, orné d’un faux visage,
   5013 Impudemment le fou représenter le sage ;
   5014 L’ignorant s’ériger en savant fastueux,
   5015 Et le plus vil faquin trancher du vertueux.
   5016 Mais, quelque fol espoir dont leur orgueil les berce,
   5017 Bientôt on les connaît, et la vérité perce.
   5018 On a beau se farder aux yeux de l’univers :
   5019 A la fin sur quelqu’un de nos vices couverts
   5020 Le public malin jette un œil inévitable ;
   5021 Et bientôt la censure, au regard formidable,
   5022 Sait, le crayon en main, marquer nos endroits faux
   5023 Et nous développer avec tous nos défauts.
   5024 Du mensonge toujours le vrai demeure maître,
   5025 Pour paraître honnête homme, en un mot, il faut l’être ;
   5026 Et jamais, quoi qu’il fasse, un mortel ici-bas
   5027 Ne peut aux yeux du monde être ce qu’il n’est pas.
   5028 En vain ce misanthrope aux yeux tristes et sombres
   5029 Veut, par un air riant, en éclaircir les ombres :
   5030 Le ris sur son visage est en mauvaise humeur ;
   5031 L’agrément fuit ses traits, ses caresses font peur ;
   5032 Ses mots les plus flatteurs paraissent des rudesses,
   5033 Et la vanité brille en toutes ses bassesses.
   5034 Le naturel toujours sort et sait se montrer :
   5035 Vainement on l’arrête, on le force à rentrer ;
   5036 Il rompt tout, perce tout, et trouve enfin passage.
   5037     Mais loin de mon projet je sens que je m’engage.
   5038 Revenons de ce pas à mon texte égaré.
   5039 L’honneur partout, disais-je, est du monde admiré ;
   5040 Mais l’honneur en effet qu’il faut que l’on admire,
   5041 Quel est-il, Valincour ? pourras-tu me le dire ?
   5042 L’ambitieux le met souvent à tout brûler ;
   5043 L’avare, à voir chez lui le Pactole rouler ;
   5044 Un faux brave, à vanter sa prouesse frivole,
   5045 Un vrai fourbe, à jamais ne garder sa parole ;
   5046 Ce poète, à noircir d’insipides papiers ;
   5047 Ce marquis, à savoir frauder ses créanciers ;
   5048 Un libertin, à rompre et jeûnes et carême ;
   5049 Un fou perdu d’honneur, à braver l’honneur même.
   5050 L’un d’eux a-t-il raison ? Qui pourrait le penser ?
   5051 Qu’est-ce donc que l’honneur que tout doit embrasser ?
   5052 Est-ce de voir, dis-moi, vanter notre éloquence,
   5053 D’exceller en courage, en adresse, en prudence ;
   5054 De voir à notre aspect tout trembler sous les cieux ;
   5055 De posséder enfin mille dons précieux ?
   5056 Mais avec tous ces dons de l’esprit et de l’âme
   5057 Un roi même souvent peut n’être qu’un infâme,
   5058 Qu’un Hérode, un Tibère effroyable à nommer.
   5059 Ou donc est cet honneur qui seul doit nous charmer ?
   5060 Quoi qu’en ses beaux discours Saint-Evremond nous prône,
   5061 Aujourd’hui j’en croirai Sénèque avant Pétrone.
   5062     Dans le monde il n’est rien de beau que l’équité :
   5063 Sans elle, la valeur, la force, la bonté,
   5064 Et toutes les vertus dont s’éblouit la terre,
   5065 Ne sont que faux brillants et que morceaux de verre.
   5066 Un injuste guerrier, terreur de l’univers,
   5067 Qui, sans sujet, courant chez cent peuples divers,
   5068 S’en va tout ravager jusqu’aux rives du Gange,
   5069 N’est qu’un plus grand voleur que Duterte et Saint-Ange.
   5070 Du premier des Césars on vante les exploits ;
   5071 Mais dans quel tribunal jugé suivant les lois,
   5072 Eût-il pu disculper son injuste manie ?
   5073 Qu’on livre son pareil en France à La Reynie,
   5074 Dans trois jours nous verrons le phénix des guerriers
   5075 Laisser sur l’échafaud sa tête et ses lauriers.
   5076 C’est d’un roi que l’on tient cette maxime auguste,
   5077 Que jamais on n’est grand qu’autant que l’on est juste.
   5078 Rassemblez à la fois Mithridate et Sylla ;
   5079 Joignez-y Tamerlan, Genséric, Attila :
   5080 Tous ces fiers conquérants, rois, princes, capitaines,
   5081 Sont moins grands à mes yeux que ce bourgeois d’Athènes
   5082 Qui sut, pour tous exploits, doux, modéré, frugal,
   5083 Toujours vers la justice, aller d’un pas égal.
   5084     Oui, la justice en nous est la vertu qui brille
   5085 Il faut de ses couleurs qu’ici-bas tout s’habille ;
   5086 Dans un mortel chéri, tout injuste qu’il est,
   5087 C’est quelque air d’équité qui séduit et qui plaît.
   5088 A cet unique appas l’âme est vraiment sensible :
   5089 Même aux yeux de l’injuste un injuste est horrible ;
   5090 Et tel qui n’admet point la probité chez lui
   5091 Souvent à la rigueur l’exige chez autrui.
   5092 Disons plus : il n’est point d’âme livrée au vice
   5093 Où l’on ne trouve encor des traces de justice.
   5094 Chacun de l’équité ne fait pas son flambeau ;
   5095 Tout n’est pas Caumartin, Bignon, ni d’Aguesseau.
   5096 Mais jusqu’en ces pays où tout vit de pillage,
   5097 Chez l’Arabe et le Scythe, elle est de quelque usage ;
   5098 Et du butin acquis en violant les lois,
   5099 C’est elle entre eux qui fait le partage et le choix.
   5100     Mais allons voir le vrai jusqu’en sa source même.
   5101 Un dévot aux yeux creux et d’abstinence blême,
   5102 S’il n’a point le cœur juste est affreux devant Dieu.
   5103 L’Evangile au chrétien ne dit en aucun lieu :
   5104 Sois dévot. Elle dit : Sois doux, simple, équitable.
   5105 Car d’un dévot souvent au chrétien véritable
   5106 La distance est deux fois plus longue, à mon avis,
   5107 Que du pôle antarctique au détroit de Davis.
   5108 Encor par ce dévot ne crois pas que j’entende
   5109 Tartuffe, ou Molinos et sa mystique bande :
   5110 J’entends un faux chrétien, mal instruit, mal guidé,
   5111 Et qui, de l’Evangile en vain persuadé,
   5112 N’en a jamais conçu l’esprit ni la justice ;
   5113 Un chrétien qui s’en sert pour disculper le vice ;
   5114 Qui toujours près des grands, qu’il prend soin d’abuser,
   5115 Sur leurs faibles honteux sait les autoriser,
   5116 Et croit pouvoir au ciel, par ses folles maximes,
   5117 Avec le sacrement faire entrer tous les crimes.
   5118 Des faux dévots pour moi voilà le vrai héros.
   5119     Mais, pour borner enfin tout ce vague propos,
   5120 Concluons qu’ici-bas, le seul honneur solide,
   5121 C’est de prendre toujours la vérité pour guide ;
   5122 De regarder en tout la raison et la loi ;
   5123 D’être doux pour tout autre, et rigoureux pour soi ;
   5124 D’accomplir tout le bien que le ciel nous inspire ;
   5125 Et d’être juste enfin : ce seul mot veut tout dire.
   5126 Je doute que le flot des vulgaires humains
   5127 A ce discours pourtant donne aisément les mains ;
   5128 Et, pour t’en dire ici la raison historique,
   5129 Souffre que je l’habille en fable allégorique.
   5130     Sous le bon roi Saturne, ami de la douceur,
   5131 L’honneur, cher Valincour, et l’équité, sa sœur,
   5132 De leurs sages conseils, éclairant tout le monde,
   5133 Régnaient, chéris du ciel, dans une paix profonde.
   5134 Tout vivait en commun sous ce couple adoré :
   5135 Aucun n’avait d’enclos ni de champ séparé.
   5136 La vertu n’était point sujette à l’ostracisme,
   5137 Ni ne s’appelait point alors un [jansénisme].
   5138 L’honneur, beau par soi-même, et sans vains ornements
   5139 N’étalait point aux yeux l’or ni les diamants ;
   5140 Et, jamais ne sortant de ses devoirs austères,
   5141 Maintenait de sa sœur les règles salutaires.
   5142 Mais une fois au ciel par les dieux appelé,
   5143 Il demeura longtemps au séjour étoilé.
   5144     Un fourbe cependant, assez haut de corsage,
   5145 Et qui lui ressemblait de geste et de visage,
   5146 Prend son temps, et partout ce hardi suborneur
   5147 S’en va chez les humains crier qu’il est l’honneur ;
   5148 Qu’il arrive du ciel, et que, voulant lui-même
   5149 Seul porter désormais le faix du diadème,
   5150 De lui seul il prétend qu’on reçoive la loi.
   5151 A ces discours trompeurs le monde ajoute foi.
   5152 L’innocente équité honteusement bannie,
   5153 Trouve à peine un désert où fuir l’ignominie.
   5154 Aussitôt sur un trône éclatant de rubis
   5155 L’imposteur monte orné de superbes habits.
   5156 La hauteur, le dédain, l’audace l’environnent ;
   5157 Et le luxe et l’orgueil de leurs mains le couronnent.
   5158 Tout fier il montre alors un front plus sourcilleux.
   5159 Et le Mien et le Tien, deux frères pointilleux,
   5160 Par son ordre amenant les procès et la guerre,
   5161 En tous lieux de ce pas vont partager la terre ;
   5162 En tous lieux, sous les noms de bon droit et de tort,
   5163 Vont chez elle établir le seul droit du plus fort.
   5164 Le nouveau roi triomphe, et, sur ce droit inique,
   5165 Bâtit de vaines lois un code fantastique ;
   5166 Avant tout aux mortels prescrit de se venger,
   5167 L’un l’autre au moindre affront les force à s’égorger,
   5168 Et dans leur âme, en vain de remords combattue,
   5169 Trace en lettres de sang ces deux mots : « Meurs » ou « tue ».
   5170 Alors, ce fut alors, sous ce vrai Jupiter,
   5171 Qu’on vit naître ici-bas le noir siècle de fer.
   5172 Le frère au même instant s’arma contre le frère ;
   5173 Le fils trempa ses mains dans le sang de son père ;
   5174 La soif de commander enfanta les tyrans,
   5175 Du Tanaïs au Nil porta les conquérants ;
   5176 L’ambition passa pour la vertu sublime,
   5177 Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime.
   5178 On ne vit plus que haine et que division,
   5179 Qu’envie, effroi, tumulte, horreur, confusion.
   5180     Le véritable Honneur sur la voûte céleste
   5181 Est enfin averti de ce trouble funeste.
   5182 Il part sans différer, et, descendu des cieux,
   5183 Va partout se montrer dans les terrestres lieux :
   5184 Mais il n’y fait plus voir qu’un visage incommode ;
   5185 On n’y peut plus souffrir ses vertus hors de mode ;
   5186 Et lui-même, traité de fourbe et d’imposteur,
   5187 Est contraint de ramper aux pieds du séducteur.
   5188 Enfin, las d’essuyer outrage sur outrage,
   5189 Il livre les humains à leur triste esclavage ;
   5190 S’en va trouver sa sœur, et dès ce même jour,
   5191 Avec elle s’envole au céleste séjour.
   5192 Depuis, toujours ici riche de leur ruine,
   5193 Sur les tristes mortels le faux honneur domine,
   5194 Gouverne tout, fait tout, dans ce bas univers ;
   5195 Et peut-être est-ce lui qui m’a dicté ces vers.
   5196 Mais en fût-il l’auteur, je conclus de sa fable
   5197 Que ce n’est qu’en Dieu seul qu’est l’honneur véritable.
   5198 Ou maudit ? car sans peine aux rimeurs hasardeux,
   5199 L'usage encor, je crois, laisse le choix des deux.
   5200 Du langage français bizarre hermaphrodite,
   5201 De quel genre te faire, équivoque maudite,
   5202 Ou maudit ? car sans peine aux rimeurs hasardeux,
   5203 L'usage encor, je crois, laisse le choix des deux.
   5204 Tu ne me réponds rien. Sors d'ici, fourbe insigne,
   5205 Mâle aussi dangereux que femelle maligne,
   5206 Qui crois rendre innocents les discours imposteurs ;
   5207 Tourment des écrivains, juste effroi des lecteurs ;
   5208 Par qui de mots confus sans cesse embarrassée
   5209 Ma plume, en écrivant, cherche en vain ma pensée.
   5210 Laisse-moi ; va charmer de tes vains agréments
   5211 Les yeux faux et gâtés de tes louches amants,
   5212 Et ne viens point ici de ton ombre grossière
   5213 Envelopper mon style, ami de la lumière.
   5214 Tu sais bien que jamais chez toi, dans mes discours,
   5215 Je n'ai d'un faux brillant emprunté le secours :
   5216 Fuis donc. Mais non, demeure ; un démon qui m'inspire
   5217 Veut qu'encore une utile et dernière satire,
   5218 De ce pas en mon livre exprimant tes noirceurs,
   5219 Se vienne, en nombre pair, joindre à ses onze sœurs ;
   5220 Et je sens que ta vue échauffe mon audace.
   5221 Viens, approche : voyons, malgré l'âge et sa glace,
   5222 Si ma muse aujourd'hui sortant de sa langueur,
   5223 Pourra trouver encore un reste de vigueur.
   5224 Mais où tend, dira-t-on, ce projet fantastique ?
   5225 Ne vaudrait-il pas mieux dans mes vers, moins caustique,
   5226 Répandre de tes jeux le sel réjouissant,
   5227 Que d'aller contre toi, sur ce ton menaçant,
   5228 Pousser jusqu'à l'excès ma critique boutade ?
   5229 Je ferais mieux, j'entends, d'imiter Bensserade.
   5230 C'est par lui qu'autrefois, mise en ton plus beau jour,
   5231 Tu sus, trompant les yeux du peuple et de la cour,
   5232 Leur faire, à la faveur de tes bluettes folles,
   5233 Goûter comme bons mots tes quolibets frivoles.
   5234 Mais ce n'est plus le temps : le public détrompé
   5235 D'un pareil enjouement ne se sent plus frappé.
   5236 Tes bons mots, autrefois délices des ruelles,
   5237 Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles,
   5238 Hors de mode aujourd'hui chez nos plus froids badins,
   5239 Sont des collets montés et des vertugadins.
   5240 Le lecteur ne sait plus admirer dans Voiture
   5241 De ton froid jeu de mots l'insipide figure :
   5242 C'est à regret qu'on voit cet auteur si charmant,
   5243 Et pour mille beaux traits vanté si justement,
   5244 Chez toi toujours cherchant quelque finesse aiguë,
   5245 Présenter au lecteur sa pensée ambiguë,
   5246 Et souvent du faux sens d'un proverbe affecté
   5247 Faire de son discours la piquante beauté.
   5248 Mais laissons là le tort qu'à ces brillants ouvrages
   5249 Fit le plat agrément de tes vains badinages.
   5250 Parlons des maux sans fin que ton sens de travers,
   5251 Source de toute erreur, sema dans l'univers :
   5252 Et, pour les contempler, jusque dans leur naissance,
   5253 Dès le temps nouveau-né, quand la Toute-Puissance
   5254 D'un mot forma le ciel, l'air, la terre et les flots,
   5255 N'est-ce pas toi, voyant le monde à peine éclos,
   5256 Qui, par l'éclat trompeur d'une funeste pomme,
   5257 Et tes mots ambigus, fis croire au premier homme
   5258 Qu'il allait, en goûtant de ce morceau fatal,
   5259 Comblé de tout savoir, à Dieu se rendre égal ?
   5260 Il en fit sur-le-champ la folle expérience :
   5261 Mais tout ce qu'il acquit de nouvelle science
   5262 Fut que, triste et honteux de voir sa nudité,
   5263 Il sut qu'il n'était plus, grâce à sa vanité,
   5264 Qu'un chétif animal pétri d'un peu de terre,
   5265 A qui la faim, la soif partout faisaient la guerre,
   5266 Et qui, courant toujours de malheur en malheur,
   5267 A la mort arrivait enfin par la douleur.
   5268 Oui, de tes noirs complots et de ta triste rage,
   5269 Le genre humain perdu fut le premier ouvrage :
   5270 Et bien que l'homme alors parût si rabaissé,
   5271 Par toi contre le ciel un orgueil insensé
   5272 Armant de ses neveux la gigantesque engeance,
   5273 Dieu résolut enfin, terrible en sa vengeance,
   5274 D'abîmer sous les eaux tous ces audacieux.
   5275 Mais avant qu'il lâchât les écluses des cieux,
   5276 Par un fils de Noé fatalement sauvée,
   5277 Tu fus, comme serpent, dans l'arche conservée,
   5278 Et d'abord poursuivant tes projets suspendus,
   5279 Chez les mortels restants, encor tout éperdus,
   5280 De nouveau tu semas tes captieux mensonges,
   5281 Et remplis leurs esprits de fables et de songes,
   5282 Tes voiles offusquant leurs yeux de toutes parts,
   5283 Dieu disparut lui-même à leurs troubles regards.
   5284 Alors ce ne fut plus que stupide ignorance,
   5285 Qu'impiété sans borne en son extravagance,
   5286 Puis, de cent dogmes faux la superstition
   5287 Répandant l'idolâtre et folle illusion
   5288 Sur la terre en tous lieux disposée à les suivre,
   5289 L'art se tailla des dieux d'or, d'argent et de cuivre,
   5290 Et l'artisan lui-même, humblement prosterné
   5291 Aux pieds du vain métal par sa main façonné,
   5292 Lui demanda les biens, la santé, la sagesse.
   5293 Le monde fut rempli de dieux de toute espèce :
   5294 On vit le peuple fou qui du Nil boit les eaux
   5295 Adorer les serpents, les poissons, les oiseaux ;
   5296 Aux chiens, aux chats, aux boucs offrir des sacrifices ;
   5297 Conjurer l'ail, l'oignon, d'être à ses vœux propices ;
   5298 Et croire follement maîtres de ses destins
   5299 Ces dieux nés du fumier porté dans ses jardins.
   5300 Bientôt te signalant par mille faux miracles,
   5301 Ce fut toi qui partout fis parler les oracles :
   5302 C'est par ton double sens dans leurs discours jeté
   5303 Qu'ils surent, en mentant, dire la vérité ;
   5304 Et sans crainte, rendant leurs réponses normandes,
   5305 Des peuples et des rois engloutir les offrandes.
   5306 Ainsi, loin du vrai jour par toi toujours conduit,
   5307 L'homme ne sortit plus de son épaisse nuit.
   5308 Pour mieux tromper ses yeux, ton adroit artifice
   5309 Fit à chaque vertu prendre le nom d'un vice :
   5310 Et par toi, de splendeur faussement revêtu,
   5311 Chaque vice emprunta le nom d'une vertu.
   5312 Par toi l'humilité devint une bassesse ;
   5313 La candeur se nomma grossièreté, rudesse.
   5314 Au contraire, l'aveugle et folle ambition
   5315 S'appela des grands cœurs la belle passion ;
   5316 Du nom de fierté noble on orna l'impudence,
   5317 Et la fourbe passa pour exquise prudence :
   5318 L'audace brilla seule aux yeux de l'univers ;
   5319 Et, pour vraiment héros, chez les hommes pervers,
   5320 On ne reconnut plus qu'usurpateurs iniques,
   5321 Que tyranniques rois censés grands politiques,
   5322 Qu'infâmes scélérats à la gloire aspirants,
   5323 Et voleurs revêtus du nom de conquérants.
   5324 Mais à quoi s'attacha ta savante malice,
   5325 Ce fut surtout à faire ignorer la justice.
   5326 Dans les plus claires lois ton ambiguïté
   5327 Répandant son adroite et fine obscurité,
   5328 Aux yeux embarrassés des juges les plus sages
   5329 Tout sens devint douteux, tout mot eut deux visages ;
   5330 Plus on crut pénétrer, moins on fut éclairci ;
   5331 Le texte fut souvent par la glose obscurci  :
   5332 Et, pour comble de maux, à tes raisons frivoles
   5333 L'éloquence prêtant l'ornement des paroles,
   5334 Tous les jours accablé sous leur commun effort,
   5335 Le vrai passa pour faux, et le bon droit eut tort.
   5336 Voilà comme, déchu de sa grandeur première,
   5337 Concluons, l'homme enfin perdit toute lumière,
   5338 Et, par tes yeux trompeurs se figurant tout voir,
   5339 Ne vit, ne sut plus rien, ne put plus rien savoir.
   5340 De la raison pourtant, par le vrai Dieu guidée,
   5341 Il resta quelque trace encor dans la Judée.
   5342 Chez les hommes ailleurs sous ton joug gémissants
   5343 Vainement on chercha la vertu, le droit sens :
   5344 Car, qu'est-ce, loin de Dieu, que l'humaine sagesse ?
   5345 Et Socrate, l'honneur de la profane Grèce,
   5346 Qu'était-il, en effet, de près examiné,
   5347 Qu'un mortel par lui-même au seul mal entraîné,
   5348 Et, malgré la vertu dont il faisait parade,
   5349 Très équivoque ami du jeune Alcibiade ?
   5350 Oui, j'ose hardiment l'affirmer contre toi,
   5351 Dans le monde idolâtre, asservi sous ta loi,
   5352 Par l'humaine raison de clarté dépourvue
   5353 L'humble et vraie équité fut à peine entrevue :
   5354 Et, par un sage altier, au seul faste attaché,
   5355 Le bien même accompli souvent fut un péché.
   5356 Pour tirer l'homme enfin de ce désordre extrême,
   5357 Il fallut qu'ici-bas Dieu, fait homme lui-même,
   5358 Vînt du sein lumineux de l'éternel séjour
   5359 De tes dogmes trompeurs dissiper le faux jour.
   5360 A l'aspect de ce Dieu les démons disparurent ;
   5361 Dans Delphes, dans Délos, tes oracles se turent,
   5362 Tout marqua, tout sentit sa venue en ces lieux ;
   5363 L'estropié marcha, l'aveugle ouvrit les yeux.
   5364 Mais bientôt contre lui ton audace rebelle,
   5365 Chez la nation même à son culte fidèle,
   5366 De tous côtés arma tes nombreux sectateurs,
   5367 Prêtres, pharisiens, rois, pontifes, docteurs.
   5368 C'est par eux que l'on vit la vérité suprême
   5369 De mensonge et d'erreur accusée elle-même,
   5370 Au tribunal humain le Dieu du ciel traîné,
   5371 Et l'auteur de la vie à mourir condamné.
   5372 Ta fureur toutefois à ce coup fut déçue,
   5373 Et pour toi ton audace eut une triste issue.
   5374 Dans la nuit du tombeau ce Dieu précipité
   5375 Se releva soudain tout brillant de clarté ;
   5376 Et partout sa doctrine en peu de temps portée
   5377 Fut du Gange et du Nil et du Tage écoutée.
   5378 Des superbes autels à leur gloire dressés
   5379 Tes ridicules dieux tombèrent renversés.
   5380 On vit en mille endroits leurs honteuses statues
   5381 Pour le plus bas usage utilement fondues ;
   5382 Et gémir vainement Mars, Jupiter, Vénus,
   5383 Urnes, vases, trépieds, vils meubles devenus.
   5384 Sans succomber pourtant tu soutins cet orage,
   5385 Et, sur l'idolâtrie enfin perdant courage,
   5386 Pour embarrasser l'homme en des nœuds plus subtils,
   5387 Tu courus chez Satan brouiller de nouveaux fils.
   5388 Alors, pour seconder ta triste frénésie,
   5389 Arriva de l'enfer ta fille l'hérésie,
   5390 Ce monstre, dès l'enfance à ton école instruit,
   5391 De tes leçons bientôt te fit goûter le fruit.
   5392 Par lui l'erreur, toujours finement apprêtée,
   5393 Sortant pleine d'attraits de sa bouche empestée,
   5394 De son mortel poison tout courut s'abreuver,
   5395 Et l'Eglise elle-même eut peine à s'en sauver.
   5396 Elle-même deux fois, presque toute arienne,
   5397 Sentit chez soi trembler la vérité chrétienne ;
   5398 Lorsque attaquant le Verbe et sa divinité,
   5399 D'une syllabe impie un saint mot augmenté
   5400 Remplit tous les esprits d'aigreurs si meurtrières,
   5401 Et fit de sang chrétien couler tant de rivières.
   5402 Le fidèle, au milieu de ces troubles confus,
   5403 Quelque temps égaré, ne se reconnut plus ;
   5404 Et dans plus d'un aveugle et ténébreux concile
   5405 Le mensonge parut vainqueur de l'Evangile.
   5406 Mais à quoi bon ici du profond des enfers,
   5407 Nouvel historien de tant de maux soufferts,
   5408 Rappeler Arius, Valentin et Pélage,
   5409 Et tous ces fiers démons que toujours d'âge en âge
   5410 Dieu, pour faire éclaircir à fond ses vérités,
   5411 A permis qu'aux chrétiens l'enfer ait suscités ?
   5412 Laissons hurler là-bas tous ces damnés antiques,
   5413 Et bornons nos regards aux troubles fanatiques
   5414 Que ton horrible fille ici sut émouvoir,
   5415 Quand Luther et Calvin, remplis de ton savoir,
   5416 Et soi-disant choisis pour réformer l'Eglise,
   5417 Vinrent du célibat affranchir la prêtrise,
   5418 Et, des vœux les plus saints blâmant l'austérité,
   5419 Aux moines las du joug rendre la liberté.
   5420 Alors n'admettant plus d'autorité visible,
   5421 Chacun fut de la foi censé juge infaillible ;
   5422 Et, sans être approuvé par le clergé romain,
   5423 Tout protestant fut pape, une bible à la main.
   5424 De cette erreur dans peu naquirent plus de sectes
   5425 Qu'en automne on ne voit de bourdonnants insectes
   5426 Fondre sur les raisins nouvellement mûris,
   5427 Ou qu'en toutes saisons sur les murs, à Paris,
   5428 On ne voit affichés de recueils d'amourettes,
   5429 De vers, de contes bleus, de frivoles sornettes.
   5430 Souvent peu recherchés du public nonchalant,
   5431 Mais vantés à coup sûr du Mercure Galant.
   5432 Ce ne fut plus partout que fous anabaptistes,
   5433 Qu'orgueilleux puritains, qu'exécrables déistes.
   5434 Le plus vil artisan eut ses dogmes à soi,
   5435 Et chaque chrétien fut de différente loi.
   5436 La discorde, au milieu de ces sectes altières,
   5437 En tous lieux cependant déploya ses bannières ;
   5438 Et ta fille, au secours des vains raisonnements
   5439 Appelant le ravage et les embrasements,
   5440 Fit, en plus d'un pays, aux villes désolées,
   5441 Sous l'herbe en vain chercher leurs églises brûlées.
   5442 L'Europe fut un champ de massacre et d'horreur,
   5443 Et l'orthodoxe même, aveugle en sa fureur,
   5444 De tes dogmes trompeurs nourrissant son idée,
   5445 Oublia la douceur aux chrétiens commandée,
   5446 Et crut, pour venger Dieu de ses fiers ennemis,
   5447 Tout ce que Dieu défend légitime et permis.
   5448 Au signal tout à coup donné pour le carnage,
   5449 Dans les villes, partout théâtres de leur rage,
   5450 Cent mille faux zélés, le fer en main courants,
   5451 Allèrent attaquer leurs amis, leurs parents ;
   5452 Et, sans distinction, dans tout sein hérétique
   5453 Pleins de joie enfoncer un poignard catholique.
   5454 Car quel lion, quel tigre égale en cruauté
   5455 Une injuste fureur qu'arme la piété ?
   5456 Ces fureurs, jusqu'ici du vain peuple admirées,
   5457 Etaient pourtant toujours de l'Eglise abhorrées,
   5458 Et, dans ton grand crédit pour te bien conserver,
   5459 Il fallait que le ciel parût les approuver :
   5460 Ce chef-d'œuvre devait couronner ton adresse.
   5461 Pour y parvenir donc, ton active souplesse,
   5462 Dans l'école abusant tes grossiers écrivains,
   5463 Fit croire à leurs esprits ridiculement vains
   5464 Qu'un sentiment impie, injuste, abominable,
   5465 Par deux ou trois d'entre eux réputé soutenable,
   5466 Prenait chez eux un sceau de probabilité
   5467 Qui même contre Dieu lui donnait sûreté ;
   5468 Et qu'un chrétien pouvait, rempli de confiance,
   5469 Même en le condamnant, le suivre en conscience.
   5470 C'est sur ce beau principe, admis si follement,
   5471 Qu'aussitôt tu posas l'énorme fondement
   5472 De la plus dangereuse et terrible morale
   5473 Que Lucifer, assis dans la chaire infernale,
   5474 Vomissant contre Dieu ses monstrueux sermons,
   5475 Ait jamais enseignée aux novices démons.
   5476 Soudain, au grand honneur de l'école païenne,
   5477 On entendit prêcher dans l'école chrétienne
   5478 Que sous le joug du vice un pécheur abattu
   5479 Pouvait, sans aimer Dieu ni même la vertu,
   5480 Par la seule frayeur au sacrement unie,
   5481 Admis au ciel, jouir de la gloire infinie ;
   5482 Et que, les clefs en main, sur ce seul passeport,
   5483 Saint Pierre à tous venants devait ouvrir d'abord.
   5484 Ainsi, pour éviter l'éternelle misère
   5485 Le vrai zèle au chrétien n'étant plus nécessaire,
   5486 Tu sus, dirigeant bien en eux l'intention,
   5487 De tout crime laver la coupable action.
   5488 Bientôt, se parjurer cessa d'être un parjure ;
   5489 L'argent à tout denier se prêta sans usure ;
   5490 Sans simonie, on put, contre un bien temporel,
   5491 Hardiment échanger un bien spirituel ;
   5492 Du soin d'aider le pauvre on dispensa l'avare,
   5493 Et même chez les rois le superflu fut rare.
   5494 C'est alors qu'on trouva, pour sortir d'embarras,
   5495 L'art de mentir tout haut en disant vrai tout bas.
   5496 C'est alors qu'on apprit qu'avec un peu d'adresse
   5497 Sans crime un prêtre peut vendre trois fois sa messe,
   5498 Pourvu que, laissant là son salut à l'écart,
   5499 Lui-même en la disant n'y prenne aucune part.
   5500 C'est alors que l'on sut qu'on peut, pour une pomme,
   5501 Sans blesser la justice assassiner un homme :
   5502 Assassiner ! ah ! non, je parle improprement,
   5503 Mais que, prêt à la perdre, on peut innocemment,
   5504 Surtout ne la pouvant sauver d'une autre sorte,
   5505 Massacrer le voleur qui fuit et qui l'emporte.
   5506 Enfin ce fut alors que, sans se corriger,
   5507 Tout pécheur... Mais où vais-je aujourd'hui m'engager ?
   5508 Veux-je d'un pape illustre, armé contre tes crimes,
   5509 A tes yeux mettre ici toute la bulle en rimes ;
   5510 Exprimer tes détours burlesquement pieux
   5511 Pour disculper l'impur, le gourmand, l'envieux,
   5512 Tes subtils faux-fuyants pour sauver la mollesse,
   5513 Le larcin, le duel, le luxe, la paresse,
   5514 En un mot, faire voir à fond développés
   5515 Tous ces dogmes affreux d'anathème frappés,
   5516 Que, sans peur débitant tes distinctions folles,
   5517 L'erreur encor pourtant maintient dans tes écoles ?
   5518 Mais sur ce seul projet soudain puis-je ignorer
   5519 A quels nombreux combats il faut me préparer ?
   5520 J'entends déjà d'ici tes docteurs frénétiques
   5521 Hautement me compter au rang des hérétiques ;
   5522 M'appeler scélérat, traître, fourbe, imposteur,
   5523 Froid plaisant, faux bouffon, vrai calomniateur,
   5524 De Pascal, de Wendrock, copiste misérable ;
   5525 Et, pour tout dire enfin, janséniste exécrable.
   5526 J'aurai beau condamner, en tous sens expliqués,
   5527 Les cinq dogmes fameux par ta main fabriqués ;
   5528 Blâmer de tes docteurs la morale risible,
   5529 C'est, selon eux, prêcher un calvinisme horrible ;
   5530 C'est nier qu'ici-bas par l'amour appelé
   5531 Dieu pour tous les humains voulut être immolé.
   5532 Prévenons tout ce bruit : trop tard, dans le naufrage,
   5533 Confus on se repent d'avoir bravé l'orage.
   5534 Halte-là donc, ma plume. Et toi, sors de ces lieux,
   5535 Monstre à qui, par un trait des plus capricieux,
   5536 Aujourd'hui terminant ma course satirique,
   5537 J'ai prêté dans mes vers une âme allégorique.
   5538 Fuis, va chercher ailleurs tes patrons bien-aimés.
   5539 Dans ces pays par toi rendus si renommés,
   5540 Où l'Orne épand ses eaux, et que la Sarthe arrose ;
   5541 Ou, si plus sûrement tu veux gagner ta cause,
   5542 Porte-la dans Trévoux, à ce beau tribunal
   5543 Où de nouveaux Midas un sénat monacal,
   5544 Tous les mois, appuyé de ta sœur l'ignorance,
   5545 Pour juger Apollon tient, dit-on, sa séance.
   5546 Dès que je prends la plume, Apollon éperdu
   5547 Semble me dire : Arrête, insensé ; que fais-tu ?
   5548    Grand roi, c’est vainement qu’abjurant la satire
   5549 Pour toi seul désormais j’avais fait vœu d’écrire.
   5550 Dès que je prends la plume, Apollon éperdu
   5551 Semble me dire : Arrête, insensé ; que fais-tu ?
   5552 Sais-tu dans quels périls aujourd’hui tu t’engages ?
   5553 Cette mer où tu cours est célèbre en naufrages.
   5554    Ce n’est pas qu’aisément, comme un autre, à ton char
   5555 Je ne pusse attacher Alexandre et César ;
   5556 Qu’aisément je ne pusse, en quelque ode insipide,
   5557 T’exalter aux dépens et de Mars et d’Alcide,
   5558 Te livrer le Bosphore, et, d’un vers incivil,
   5559 Proposer au sultan de te céder le Nil ;
   5560 Mais, pour te bien louer, une raison sévère
   5561 Me dit qu’il faut sortir de la route vulgaire ;
   5562 Qu’après avoir joué tant d’auteurs différents,
   5563 Phébus même auroit peur s’il entrait sur les rangs,
   5564 Que par des vers tout neufs, avoués du Parnasse,
   5565 Il faut de mes dégoûts justifier l’audace ;
   5566 Et, si ma muse enfin n’est égale à mon roi,
   5567 Que je prête aux Cotins des armes contre moi.
   5568    Est-ce là cet auteur, l’effroi de la Pucelle,
   5569 Qui devoit des bons vers nous tracer le modèle,
   5570 Ce censeur, diront-ils, qui nous réformoit tous ?
   5571 Quoi ! ce critique affreux n’en sait pas plus que nous ?
   5572 N’avons-nous pas cent fois, en faveur de la France,
   5573 Gomme lui dans nos vers pris Mempbis et Byzance,
   5574 Sur les bords de l’Euphrate abattu le turban,
   5575 Et coupé, pour rimer, les cèdres du Liban ?
   5576 De quel front aujourd’hui vient-il, sur nos brisées,
   5577 Se revêtir encor de nos phrases usées ?
   5578    Que répondrois-je alors ? Honteux et rebuté,
   5579 J’aurois beau me complaire en ma propre beauté,
   5580 Et, de mes tristes vers admirateur unique.
   5581 Plaindre, en les relisant, l’ignorance publique :
   5582 Quelque orgueil en secret dont s’aveugle un auteur,
   5583 Il est fâcheux, grand roi, de se voir sans lecteur,
   5584 Et d’aller, du récit de ta gloire immortelle,
   5585 Habiller chez Francœur le sucre et la canelle.
   5586 Ainsi, craignant toujours un funeste accident,
   5587 J’imite de Conrart le silence prudent :
   5588 Je laisse aux plus hardis l’honneur de la carrière,
   5589 Et regarde le champ, assis sur la barrière.
   5590    Malgré moi toutefois un mouvement secret
   5591 Vient flatter mon esprit, qui se tait à regret.
   5592 Quoi ! dis-je tout chagrin, dans ma verve infertile,
   5593 Des vertus de mon roi spectateur inutile,
   5594 Faudra-t-il sur sa gloire attendre à m’exercer
   5595 Que ma tremblante voix commence à se glacer ?
   5596 Dans un si beau projet, si ma muse rebelle
   5597 N’ose le suivre aux champs de Lille et de Bruxelle,
   5598 Sans le chercher au nord de l’Escaut et du Rhin,
   5599 La paix l’offre à mes yeux plus calme et plus serein.
   5600 Oui, grand roi, laissons là les sièges, les batailles :
   5601 Qu’un autre aille en rimant renverser les murailles ;
   5602 Et souvent, sur tes pas marchant sans ton aveu,
   5603 S’aille couvrir de sang, de poussière et de feu.
   5604 A quoi bon, d’une muse au carnage animée,
   5605 Échauffer ta valeur, déja trop allumée ?
   5606 Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaits,
   5607 Et ne nous lassons point des douceurs de la paix.
   5608    Pourquoi ces éléphants, ces armes, ce bagage,
   5609 Et ces vaisseaux tout prêts à quitter le rivage ?
   5610 Disoit au roi Pyrrhus un sage confident,
   5611 Conseiller très sensé d’un roi très imprudent.
   5612 Je vais, lui dit ce prince, à Rome où l’on m’appelle. —
   5613 Quoi faire ? — L’assiéger. — L’entreprise est fort belle,
   5614 Et digne seulement d’Alexandre ou de vous :
   5615 Mais, Rome prise enfin, seigneur, où courons-nous ? —
   5616 Du reste des Latins la conquête est facile. —
   5617 Sans doute, on les peut vaincre : est-ce tout ? — La Sicile
   5618 De là nous tend les bras, et bientôt sans effort
   5619 Syracuse reçoit nos vaisseaux dans son port.—
   5620 Bornez-vous là vos pas ? — Dès que nous l’aurons prise,
   5621 Il ne faut qu’un bon vent, et Carthage est conquise.
   5622 Les chemins sont ouverts : qui peut nous arrêter ? —
   5623 Je vous entends, seigneur, nous allons tout domter :
   5624 Nous allons traverser les sables de Lybie,
   5625 Asservir en passant l’Égypte, l’Arabie,
   5626 Courir de là le Gange en de nouveaux pays,
   5627 Faire trembler le Scythe aux bords du Tanaïs,
   5628 Et ranger sous nos lois tout ce vaste hémisphère. —
   5629 Mais, de retour enfin, que prétendez-vous faire ? —
   5630 Alors, cher Cinéas, victorieux, contents,
   5631 Nous pourrons rire à Taise, et prendre du bon temps. —
   5632 Eh ! seigneur, dès ce jour, sans sortir de l’Épire,
   5633 Du matin jusqu’au soir qui vous défend de rire ?
   5634    Le conseil étoit sage et facile à goûter :
   5635 Pyrrhus vivoit heureux s’il eût pu l’écouter ;
   5636 Mais à l’ambition d’opposer la prudence,
   5637 C’est aux prélats de cour prêcher la résidence.
   5638    Ce n’est pas que mon cœur, du travail ennemi,
   5639 Approuve un fainéant sur le trône endormi ;
   5640 Mais, quelques vains lauriers que promette la guerre,
   5641 On peut être héros sans ravager la terre.
   5642 Il est plus d’une gloire. En vain aux conquérants
   5643 L’erreur, parmi les rois, donne les premiers rangs ;
   5644 Entre les grands héros ce sont les plus vulgaires.
   5645 Chaque siècle est fécond en heureux téméraires ;
   5646 Chaque climat produit des favoris de Mars ;
   5647 La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars :
   5648 On a vu mille fois des fanges Méotides
   5649 Sortir des conquérants goths, vandales, gépides.
   5650 Mais un roi vraiment roi, qui, sage en ses projets,
   5651 Sache en un calme heureux maintenir ses sujets ;
   5652 Qui du bonheur public ait cimenté sa gloire,
   5653 Il faut pour le trouver courir toute l’histoire.
   5654 La terre compte peu de ces rois bienfaisants ;
   5655 Le ciel à les former se prépare long-temps.
   5656 Tel fut cet empereur sous qui Rome adorée
   5657 Vit renaître les jours de Saturne et de Rhée ;
   5658 Qui rendit de son joug l’univers amoureux ;
   5659 Qu’on n’alla jamais voir sans revenir heureux ;
   5660 Qui soupiroit le soir, si sa main fortunée
   5661 N’avoit par ses bienfaits signalé la journée.
   5662 Le cours ne fut pas long d’un empire si doux.
   5663    Mais où cherchè-je ailleurs ce qu’on trouve chez nous ?
   5664 Grand roi, sans recourir aux histoires antiques,
   5665 Ne t’avons-nous pas vu dans les plaines belgiques,
   5666 Quand l’ennemi vaincu, désertant ses remparts,
   5667 Au-devant de ton joug couroit de toutes parts,
   5668 Toi-même te borner au fort de ta victoire,
   5669 Et chercher dans la paix une plus juste gloire ?
   5670 Ce sont là les exploits que tu dois avouer ;
   5671 Et c’est par là, grand roi, que je te veux louer.
   5672 Assez d’autres, sans moi, d’un style moins timide,
   5673 Suivront au champ de Mars ton courage rapide ;
   5674 Iront de ta valeur effrayer l’univers,
   5675 Et camper devant Dôle au milieu des hivers.
   5676 Pour moi, loin des combats, sur un ton moins terrible,
   5677 Je dirai les exploits de ton règne paisible :
   5678 Je peindrai les plaisirs en foule renaissants ;
   5679 Les oppresseurs du peuple à leur tour gémissants.
   5680 On verra par quels soins ta sage prévoyance
   5681 Au fort de la famine entretint l’abondance ;
   5682 On verra les abus par ta main réformés,
   5683 La licence et l’orgueil en tous lieux réprimés ;
   5684 Du débris des traitants ton épargne grossie ;
   5685 Des subsides affreux la rigueur adoucie ;
   5686 Le soldat, dans la paix, sage et laborieux ;
   5687 Nos artisans grossiers rendus industrieux ;
   5688 Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles
   5689 Que payoit à leur art le luxe de nos villes.
   5690 Tantôt je tracerai tes pompeux bâtiments,
   5691 Du loisir d’un héros nobles amusements.
   5692 J’entends déja frémir les deux mers étonnées
   5693 De voir leurs flots unis au pied des Pyrénées.
   5694 Déja de tous côtés la chicane aux abois
   5695 S’enfuit au seul aspect de tes nouvelles lois.
   5696 Oh ! que ta main par là va sauver de pupilles !
   5697 Que de savants plaideurs désormais inutiles !
   5698 Qui ne sent point l’effet de tes soins généreux ?
   5699 L’univers sous ton règne a-t-il des malheureux ?
   5700 Est-il quelque vertu, dans les glaces de l'Ourse,
   5701 Ni dans ces lieux brûlés où le jour prend sa source,
   5702 Dont la triste indigence ose encore approcher,
   5703 Et qu'en foule tes dons d'abord n'aillent chercher ?
   5704 C'est par toi qu'on va voir les muses enrichies
   5705 De leur longue disette à jamais affranchies.
   5706 Grand roi, poursuis toujours, assure leur repos.
   5707 Sans elles un héros n’est pas long-temps héros :
   5708 Bientôt, quoi qu’il ait fait, la mort, d’une ombre noire,
   5709 Enveloppe avec lui son nom et son histoire.
   5710 En vain, pour s’exempter de l’oubli du cercueil,
   5711 Achille mit vingt fois tout Ilion en deuil ;
   5712 En vain, malgré les vents, aux bords de l’Hespérie,
   5713 Énée enfin porta ses dieux et sa patrie :
   5714 Sans le secours des vers, leurs noms tant publiés
   5715 Seroient depuis mille ans avec eux oubliés.
   5716 Non, à quelques hauts faits que ton destin t’appelle,
   5717 Sans le secours soigneux d’une muse fidèle
   5718 Pour t’immortaliser tu fais de vains efforts.
   5719 Apollon te la doit : ouvre-lui tes trésors.
   5720 En poètes fameux rends nos climats fertiles :
   5721 Un Auguste aisément peut faire des Virgiles.
   5722 Que d’illustres témoins de ta vaste bonté
   5723 Vont pour toi déposer à la postérité
   5724    Pour moi qui, sur ton nom déja brûlant d’écrire,
   5725 Sens au bout de ma plume expirer la satire,
   5726 Je n’ose de mes vers vanter ici le prix.
   5727 Toutefois si quelqu’un de mes foibles écrits
   5728 Des ans injurieux peut éviter l’outrage,
   5729 Peut-être pour ta gloire aura-t-il son usage.
   5730 Et comme tes exploits, étonnant les lecteurs,
   5731 Seront à peine crus sur la foi des auteurs ;
   5732 Si quelque esprit malin les veut traiter de fables,
   5733 On dira quelque jour, pour les rendre croyables :
   5734 Boileau, qui, dans ses vers pleins de sincérité,
   5735 Jadis à tout son siècle a dit la vérité,
   5736 Qui mit à tout blâmer son étude et sa gloire,
   5737 A pourtant de ce roi parlé comme l’histoire.
   5738 
   5739 Penses-tu qu’aucun d’eux veuille subir mes lois,
   5740 Ni suivre une raison qui parle par ma voix ?
   5741 
   5742 À quoi bon réveiller mes muses endormies,
   5743 Pour tracer aux auteurs des règles ennemies ?
   5744 Penses-tu qu’aucun d’eux veuille subir mes lois,
   5745 Ni suivre une raison qui parle par ma voix ?
   5746 Ô le plaisant docteur, qui, sur les pas d’Horace,
   5747 Vient prêcher, diront-ils, la réforme au Parnasse !
   5748 Nos écrits sont mauvais ; les siens valent-ils mieux ?
   5749 J’entends déjà d’ici Linière furieux
   5750 Qui m’appelle au combat sans prendre un plus long terme.
   5751 De l’encre, du papier! dit-il; qu’on nous enferme !
   5752 Voyons qui de nous deux, plus aisé dans ses vers,
   5753 Aura plus tôt rempli la page et le revers !
   5754 Moi donc, qui suis peu fait à ce genre d’escrime,
   5755 Je le laisse tout seul verser rime sur rime,
   5756 Et, souvent de dépit contre moi s’exerçant,
   5757 Punir de mes défauts le papier innocent.
   5758 Mais toi, qui ne crains point qu’un rimeur te noircisse,
   5759 Que fais-tu cependant seul en ton bénéfice ?
   5760 Attends-tu qu’un fermier, payant, quoiqu’un peu tard,
   5761 De ton bien pour le moins daigne te faire part ?
   5762 Vas-tu, grand défenseur des droits de ton église,
   5763 De tes moines mutins réprimer l’entreprise ?
   5764 Crois-moi, dût Auzanet t’assurer du succès,
   5765 Abbé, n’entreprends point même un juste procès.
   5766 N’imite point ces fous dont la sotte avarice
   5767 Va de ses revenus engraisser la justice ;
   5768 Qui, toujours assignant, et toujours assignés,
   5769 Souvent demeurent gueux de vingt procès gagnés.
   5770 Soutenons bien nos droits : sot est celui qui donne.
   5771 C’est ainsi devers Caen que tout Normand raisonne :
   5772 Ce sont là les leçons dont un père manceau
   5773 Instruit son fils novice au sortir du berceau.
   5774 Mais pour toi, qui, nourri bien en deçà de l’Oise,
   5775 As sucé la vertu picarde et champenoise,
   5776 Non, non, tu n’iras point, ardent bénéficier,
   5777 Faire enrouer pour toi Corbin ni le Mazier.
   5778 Toutefois si jamais quelque ardeur bilieuse
   5779 Allumait dans ton cœur l’humeur litigieuse,
   5780 Consulte-moi d’abord, et, pour la réprimer,
   5781 Retiens bien la leçon que je te vais rimer.
   5782    Un jour, dit un auteur, n’importe en quel chapitre,
   5783 Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître.
   5784 Tous deux la contestaient, lorsque dans leur chemin
   5785 La Justice passa, la balance à la main.
   5786 Devant elle à grand bruit ils expliquent la chose,
   5787 Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause.
   5788 La Justice, pesant ce droit litigieux,
   5789 Demande l’huître, l’ouvre, et l’avale à leurs yeux,
   5790 Et par ce bel arrêt terminant la bataille :
   5791 Tenez, voilà, dit-elle, à chacun une écaille.
   5792 Des sottises d’autrui nous vivons au Palais.
   5793 Messieurs, l’huître était bonne. Adieu. Vivez en paix.
   5794 
   5795 Oui, sans peine, au travers des sophismes de Claude,
   5796 Arnauld, des novateurs tu découvres la fraude,
   5797 Et romps de leurs erreurs les filets captieux :
   5798 Mais que sert que ta main leur dessille les yeux,
   5799 Si toujours dans leur âme une pudeur rebelle,
   5800 Près d’embrasser l’église, au prêche les rappelle ?
   5801 Non, ne crois pas que Claude, habile à se tromper,
   5802 Soit insensible aux traits dont tu le sais frapper ;
   5803 Mais un démon l’arrête, et, quand ta voix l’attire,
   5804 Lui dit : Si tu te rends, sais-tu ce qu’on va dire ?
   5805 Dans son heureux retour lui montre un faux malheur,
   5806 Lui peint de Charenton l’hérétique douleur ;
   5807 Et, balançant Dieu même en son âme flottante,
   5808 Fait mourir dans son cœur la vérité naissante.
   5809    Des superbes mortels le plus affreux lien,
   5810 N’en doutons point, Arnauld, c’est la honte du bien.
   5811 Des plus nobles vertus cette adroite ennemie
   5812 Peint l’honneur à nos yeux des traits de l’infamie,
   5813 Asservit nos esprits sous un joug rigoureux,
   5814 Et nous rend l’un de l’autre esclaves malheureux.
   5815 Par elle la vertu devient lâche et timide.
   5816 Vois-tu ce libertin en public intrépide,
   5817 Qui prêche contre un Dieu que dans son âme il croit ?
   5818 Il irait embrasser la vérité qu’il voit ;
   5819 Mais de ses faux amis il craint la raillerie,
   5820 Et ne brave ainsi Dieu que par poltronnerie.
   5821    C’est là de tous nos maux le fatal fondement.
   5822 Des jugements d’autrui nous tremblons follement ;
   5823 Et, chacun l’un de l’autre adorant les caprices,
   5824 Nous cherchons hors de nous nos vertus et nos vices.
   5825 Misérables jouets de notre vanité,
   5826 Faisons au moins l’aveu de notre infirmité.
   5827 À quoi bon, quand la fièvre en nos artères brûle,
   5828 Faire de notre mal un secret ridicule ?
   5829 Le feu sort de vos yeux pétillants et troublés,
   5830 Votre pouls inégal marche à pas redoublés :
   5831 Quelle fausse pudeur à feindre vous oblige ?
   5832 Qu’avez-vous ? Je n’ai rien. Mais... Je n’ai rien, vous dis-je,
   5833 Répondra ce malade à se taire obstiné.
   5834 Mais cependant voilà tout son corps gangrené ;
   5835 Et la fièvre, demain se rendant la plus forte,
   5836 Un bénitier aux pieds va l’étendre à la porte :
   5837 Prévenons sagement un si juste malheur.
   5838 Le jour fatal est proche, et vient comme un voleur.
   5839 Avant qu’à nos erreurs le ciel nous abandonne,
   5840 Profitons de l’instant que de grâce il nous donne.
   5841 Hâtons-nous ; le temps fuit, et nous traîne avec soi :
   5842 Le moment où je parle est déjà loin de moi.
   5843    Mais quoi ! toujours la honte en esclaves nous lie !
   5844 Oui, c’est toi qui nous perds, ridicule folie :
   5845 C’est toi qui fis tomber le premier malheureux,
   5846 Le jour que, d’un faux bien sottement amoureux,
   5847 Et n’osant soupçonner sa femme d’imposture,
   5848 Au démon, par pudeur, il vendit la nature.
   5849 Hélas ! avant ce jour qui perdit ses neveux,
   5850 Tous les plaisirs couraient au-devant de ses vœux.
   5851 La faim aux animaux ne faisait point la guerre ;
   5852 Le blé, pour se donner, sans peine ouvrant la terre,
   5853 N’attendait point qu’un bœuf pressé de l’aiguillon
   5854 Traçât à pas tardifs un pénible sillon ;
   5855 La vigne offrait partout des grappes toujours pleines
   5856 Et des ruisseaux de lait serpentaient dans les plaines.
   5857 Mais dès ce jour Adam, déchu de son état,
   5858 D’un tribut de douleur paya son attentat.
   5859 Il fallut qu’au travail son corps rendu docile
   5860 Forçât la terre avare à devenir fertile.
   5861 Le chardon importun hérissa les guérets ;
   5862 Le serpent venimeux rampa dans les forêts ;
   5863 La canicule en feu désola les campagnes ;
   5864 L’aquilon en fureur gronda sur les montagnes.
   5865 Alors, pour se couvrir durant l’âpre saison,
   5866 Il fallut aux brebis dérober leur toison.
   5867 La peste en même temps, la guerre et la famine,
   5868 Des malheureux humains jurèrent la ruine.
   5869    Mais aucun de ces maux n’égala les rigueurs
   5870 Que la mauvaise honte exerça dans les cœurs.
   5871 De ce nid à l’instant sortirent tous les vices.
   5872 L’avare, des premiers en proie à ses caprices,
   5873 Dans un infâme gain mettant l’honnêteté,
   5874 Pour toute honte alors compta la pauvreté.
   5875 L’honneur et la vertu n’osèrent plus paroître ;
   5876 La piété chercha les déserts et le cloître.
   5877 Depuis on n’a point vu de cœur si détaché
   5878 Qui par quelque lien ne tînt à ce péché.
   5879 Triste et funeste effet du premier de nos crimes !
   5880 Moi-même, Arnauld, ici, qui te prêche en ces rimes,
   5881 Plus qu’aucun des mortels par la honte abattu,
   5882 En vain j’arme contre elle une faible vertu.
   5883 Ainsi toujours douteux, chancelant et volage,
   5884 À peine du limon où le vice m’engage
   5885 J’arrache un pied timide, et sors en m’agitant,
   5886 Que l’autre m’y reporte et s’embourbe à l’instant.
   5887 Car si, comme aujourd’hui, quelque rayon de zèle
   5888 Allume dans mon cœur une clarté nouvelle,
   5889 Soudain, aux yeux d’autrui s’il faut la confirmer,
   5890 D’un geste, d’un regard, je me sens alarmer ;
   5891 Et même sur ces vers que je te viens d’écrire,
   5892 Je tremble en ce moment de ce que l’on va dire.
   5893 
   5894 
   5895 Ce pays, où cent murs n'ont pu te résister,
   5896 Grand roi, n'est pas en vers si facile à domter.
   5897 
   5898     En vain, pour te louer, ma muse toujours prête,
   5899 
   5900 Vingt fois de la Hollande a tenté la conquête :
   5901 Ce pays, où cent murs n'ont pu te résister,
   5902 Grand roi, n'est pas en vers si facile à domter.
   5903 Des villes que tu prends les noms durs et barbares
   5904 N'offrent de toutes parts que syllabes bizarres ;
   5905 Et, l'oreille effrayée, il faut depuis l'Issel,
   5906 Pour trouver un beau mot courir jusqu'au Tessel.
   5907 Oui, par-tout de son nom chaque place munie
   5908 Tient bon contre le vers, en détruit l'harmonie.
   5909 Et qui peut sans frémir aborder Voèrden ?
   5910 Quel vers ne tomberoit au seul nom de Heusden ?
   5911 Quelle muse à rimer en tous lieux disposée
   5912 Oseroit approcher des bords du Zuiderzée ?
   5913 Comment en vers heureux assiéger Doèsbourg,
   5914 Zutphen, Wageninghen, Harderwic, Knotzembourg ?
   5915 Il n'est fort, entre ceux que tu prends par centaines,
   5916 Qui ne puisse arrêter un rimeur six semaines :
   5917 Et par-tout sur le Whal, ainsi que sur le Leck,
   5918 Le vers est en déroute, et le poète à sec.
   5919 
   5920     Encor si tes exploits, moins grands et moins rapides,
   5921 
   5922 Laissoient prendre courage à nos muses timides,
   5923 Peut-être avec le temps, à force d'y rêver,
   5924 Par quelque coup de l'art nous pourrions nous sauver.
   5925 Mais, dès qu'on veut tenter cette vaste carrière,
   5926 Pégase s'effarouche et recule en arrière;
   5927 Mon Apollon s'étonne; et Nimégue est à toi,
   5928 Que ma muse est encore au camp devant Orsoi.
   5929    Aujourd'hui toutefois mon zèle m'encourage :
   5930 Il faut au moins du Rhin tenter l'heureux passage.
   5931 Un trop juste devoir veut que nous l'essayons.
   5932 Muses, pour le tracer, cherchez tous vos crayons :
   5933 Car, puisqu'en cet exploit tout paroît incroyable,
   5934 Que la vérité pure y ressemble à la fable,
   5935 De tous vos ornements vous pouvez l'égayer.
   5936 Venez donc, et sur-tout gardez bien d'ennuyer:
   5937 Vous savez des grands vers les disgraces tragiques ;
   5938 Et souvent on ennuie en termes magnifiques.
   5939 
   5940     Au pied du mont Adule, entre mille roseaux,
   5941 
   5942 Le Rhin tranquille, et fier du progrès de ses eaux,
   5943 Appuyé d'une main sur son urne penchante,
   5944 Dormoit au bruit flatteur de son onde naissante :
   5945 Lorsqu'un cri tout-à-coup suivi de mille cris.
   5946 Vient d'un calme si doux retirer ses esprits.
   5947 Il se trouble, il regarde, et par-tout sur ses rives
   5948 Il voit fuir à grands pas ses naïades craintives,
   5949 Qui toutes accourant vers leur humide roi,
   5950 Par un récit affreux redoublent son effroi.
   5951 Il apprend qu'un héros, conduit par la victoire,
   5952 A de ses bords fameux flétri l'antique gloire;
   5953 Que Rhinberg et Wesel, terrassés en deux jours,
   5954 D'un joug déja prochain menacent tout son cours.
   5955 Nous l'avons vu, dit l'une, affronter la tempête
   5956 De cent foudres d'airain tournés contre sa tête.
   5957 Il marche vers Tholus, et tes flots en courroux
   5958 Au prix de sa fureur sont tranquilles et doux.
   5959 Il a de Jupiter la taille et le visage;
   5960 Et, depuis ce Romain, dont l'insolent passage
   5961 Sur un pont en deux jours trompa tous tes efforts,
   5962 Jamais rien de si grand n'a paru sur tes bords.
   5963 
   5964     Le Rhin tremble et frémit à ces tristes nouvelles;
   5965 
   5966 Le feu sort à travers ses humides prunelles.
   5967 C'est donc trop peu, dit-il, que l'Escaut en deux mois
   5968 Ait appris à couler sous de nouvelles lois;
   5969 Et de mille remparts mon onde environnée
   5970 De ces fleuves sans nom suivra la destinée !
   5971 Ah! périssent mes eaux! ou par d'illustres coups
   5972 Montrons qui doit céder des mortels ou de nous.
   5973 
   5974     A ces mots, essuyant sa barbe limoneuse,
   5975 
   5976 Il prend d'un vieux guerrier la figure poudreuse.
   5977 Son front cicatricé rend son air furieux;
   5978 Et l'ardeur du combat étincelle en ses yeux.
   5979 En ce moment il part; et, couvert d'une nue,
   5980 Du fameux fort de Skink prend la route connue.
   5981 Là, contemplant son cours, il voit de toutes parts
   5982 Ses pâles défenseurs par la frayeur épars :
   5983 Il voit cent bataillons qui, loin de se défendre,
   5984 Attendent sur des murs l'ennemi pour se rendre.
   5985 Confus, il les aborde; et renforçant sa voix :
   5986 Grands arbitres, dit-il, des querelles des rois,
   5987 Est-ce ainsi que votre ame, aux périls aguerrie,
   5988 Soutient sur ces remparts l'honneur et la patrie?
   5989 Votre ennemi superbe, en cet instant fameux,
   5990 Du Rhin, près de Tholus, fend les flots écumeux :
   5991 Du moins en vous montrant sur la rive opposée,
   5992 N'oseriez-vous saisir une victoire aisée?
   5993 Allez, vils combattants, inutiles soldats;
   5994 Laissez là ces mousquets trop pesants pour vos bras :
   5995 Et, la faux à la main, parmi vos marécages,
   5996 Allez couper vos joncs et presser vos laitages ;
   5997 Ou, gardant les seuls bords qui vous peuvent couvrir,
   5998 Avec moi, de ce pas, venez vaincre ou mourir.
   5999 
   6000     Ce discours d'un guerrier que la colère enflamme
   6001 
   6002 Ressuscite l'honneur déja mort en leur ame ;
   6003 Et, leurs cœurs s'allumant d'un reste de chaleur,
   6004 La honte fait en eux l'effet de la valeur.
   6005 Ils marchent droit au fleuve, où Louis en personne,
   6006 Déja prêt à passer, instruit, dispose, ordonne.
   6007 Par son ordre Grammont le premier dans les flots
   6008 S'avance soutenu des regards du héros :
   6009 Son coursier écumant sous son maître intrépide,
   6010 Nage tout orgueilleux de la main qui le guide.
   6011 Revel le suit de près : sous ce chef redouté
   6012 Marche des cuirassiers l'escadron indomté.
   6013 Mais déja devant eux une chaleur guerrière
   6014 Emporte loin du bord le bouillant Lesdiguière,
   6015 Vivonne, Nantouillet, et Coislin, et Salart;
   6016 Chacun d'eux au péril veut la première part :
   6017 Vendôme, que soutient l'orgueil de sa naissance,
   6018 Au même instant dans l'onde impatient s'élance :
   6019 La Salle, Béringhen, Nogent, d'Ambre, Cavois,
   6020 Fendent les flots tremblants sous un si noble poids.
   6021 Louis, les animant du feu de son courage,
   6022 Se plaint de sa grandeur qui l'attache au rivage.
   6023 Par ses soins cependant trente légers vaisseaux
   6024 D'un tranchant aviron déja coupent les eaux :
   6025 Cent guerriers s'y jetant signalent leur audace.
   6026 Le Rhin les voit d'un œil qui porte la menace ;
   6027 Il s'avance en courroux. Le plomb vole à l'instant,
   6028 Et pleut de toutes parts sur l'escadron flottant.
   6029 Du salpêtre en fureur l'air s'échauffe et s'allume,
   6030 Et des coups redoublés tout le rivage fume.
   6031 Déja du plomb mortel plus d'un brave est atteint:
   6032 Sous les fougueux coursiers l'onde écume et se plaint.
   6033 De tant de coups affreux la tempête orageuse
   6034 Tient un temps sur les eaux la fortune douteuse;
   6035 Mais Louis d'un regard sait bientôt la fixer:
   6036 Le destin à ses yeux n'oseroit balancer.
   6037 Bientôt avec Grammont courent Mars et Bellone;
   6038 Le Rhin à leur aspect d'épouvante frissonne :
   6039 Quand, pour nouvelle alarme à ses esprits glacés,
   6040 Un bruit s'épand qu'Enguien et Condé sont passés:
   6041 Condé, dont le seul nom fait tomber les murailles,
   6042 Force les escadrons, et gagne les batailles ;
   6043 Enguien, de son hymen le seuoet digne fruit,
   6044 Par lui dès son enfance à la victoire instruit.
   6045 L'ennemi renversé fuit et gagne la plaine ;
   6046 Le dieu lui-même cède au torrent qui l'entraîne;
   6047 Et seul, désespéré, pleurant ses vains efforts,
   6048 Abandonne à Louis la victoire et ses bords.
   6049    Du fleuve ainsi domté la déroute éclatante
   6050 A Wurts jusqu'en son camp va porter l'épouvante.
   6051 Wurts, l'espoir du pays, et l'appui de ses murs;
   6052 Wurts... Ah ! quel nom, grand roi, quel Hector que ce Wurts !
   6053 Sans ce terrible nom, mal né pour les oreilles,
   6054 Que j'allois à tes yeux étaler de merveilles!
   6055 Bientôt on eût vu Skink dans mes vers emporté
   6056 De ses fameux remparts démentir la fierté ;
   6057 Bientôt.... Mais Wurts s'oppose à l'ardeur qui m'anime.
   6058 Finissons, il est temps : aussi bien si la rime
   6059 Alloit mal à propos m'engager dans Arnheim,
   6060 Je ne sais pour sortir de porte qu'Hildesheim.
   6061 
   6062     Oh! que le ciel, soigneux de notre poésie,
   6063 
   6064 Grand roi, ne nous fit-il plus voisins de l'Asie !
   6065 Bientôt victorieux de cent peuples altiers,
   6066 Tu nous aurois fourni des rimes à milliers.
   6067 Il n'est plaine en ces lieux si sèche et si stérile
   6068 Qui ne soit en beaux mots par-tout riche et fertile
   6069 Là, plus d'un bourg fameux par son antique nom
   6070 Vient offrir à l'oreille un agréable son.
   6071 Quel plaisir de te suivre aux rives du Scamandre ;
   6072 D'y trouver d'Ilion la poétique cendre ;
   6073 De juger si les Grecs, qui brisèrent ses tours,
   6074 Firent plus en dix ans que Louis en dix jours !
   6075 Mais pourquoi sans raison désespérer ma veine?
   6076 Est-il dans l'univers de plage si lointaine
   6077 Où ta valeur, grand roi, ne te puisse porter,
   6078 Et ne m'offre bientôt des exploits à chanter ?
   6079 Non, non, ne faisons plus de plaintes inutiles :
   6080 Puisqu'ainsi dans deux mois tu prends quarante villes,
   6081 Assuré des bons vers dont ton bras me répond,
   6082 Je t'attends dans deux ans aux bords de l'Hellespont.
   6083 
   6084     Esprit né pour la cour, et maître en l'art de plaire,
   6085 
   6086 Guilleragues, qui sais et parler et te taire,
   6087 Apprends-moi si je dois ou me taire ou parler.
   6088 Faut-il dans la satire encor me signaler,
   6089 Et, dans ce champ fécond en plaisantes malices,
   6090 Faire encore aux auteurs redouter mes caprices?
   6091 Jadis, non sans tumulte, on m'y vit éclater,
   6092 Quand mon esprit plus jeune, et prompt à s'irriter,
   6093 Aspiroit moins au nom de discret et de sage;
   6094 Que mes cheveux plus noirs ombrageoient mon visage.
   6095 Maintenant, que le temps a mûri mes desirs,
   6096 Que mon âge, amoureux de plus sages plaisirs,
   6097 Bientôt s'en va frapper à son neuvième lustre,
   6098 J'aime mieux mon repos qu'un embarras illustre.
   6099 Que d'une égale ardeur mille auteurs animés
   6100 Aiguisent contre moi leurs traits envenimés ;
   6101 Que tout, jusqu'à Pinchêne, et m'insulte et m'accable :
   6102 Aujourd'hui vieux lion je suis doux et traitable ;
   6103 Je n'arme point contre eux mes ongles émoussés.
   6104 Ainsi que mes beaux jours mes chagrins sont passés :
   6105 Je ne sens plus l'aigreur de ma bile première,
   6106 Et laisse aux froids rimeurs une libre carrière.
   6107 
   6108     Ainsi donc, philosophe à la raison soumis,
   6109 
   6110 Mes défauts désormais sont mes seuls ennemis :
   6111 C'est l'erreur que je fuis; c'est la vertu que j'aime.
   6112 Je songe à me connoître, et me cherche en moi-même.
   6113 Cest là l'unique étude où je veux m'attacher.
   6114 Que, l'astrolabe en main, un autre aille chercher
   6115 Si le soleil est fixe ou tourne sur son axe,
   6116 Si Saturne à nos yeux peut faire un parallaxe ;
   6117 Que Rohaut vainement sèche pour concevoir
   6118 Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir ;
   6119 Ou que Bernier compose et le sec et l'humide
   6120 Des corps ronds et crochus errant parmi le vide :
   6121 Pour moi, sur cette mer qu'ici-bas nous courons,
   6122 Je songe à me pourvoir d'esquif et d'avirons,
   6123 A régler mes desirs, à prévenir l'orage,
   6124 Et sauver, s'il se peut, ma raison du naufrage.
   6125 
   6126     C'est au repos d'esprit que nous aspirons tous;
   6127 
   6128 Mais ce repos heureux se doit chercher en nous.
   6129 Un fou rempli d'erreurs, que le trouble accompagne,
   6130 Et malade à la ville ainsi qu'à la campagne,
   6131 En vain monte à cheval pour tromper son ennui :
   6132 Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui.
   6133 Que crois-tu qu'Alexandre, en ravageant la terre,
   6134 Cherche parmi l'horreur, le tumulte et la guerre ?
   6135 Possédé d'un ennui qu'il ne sauroit domter,
   6136 Il craint d'être à soi-même, et songe à s'éviter.
   6137 C'est là ce qui l'emporte aux lieux où naît l'aurore,
   6138 Où le Perse est brûlé de l'astre qu'il adore.
   6139 
   6140     De nos propres malheurs auteurs infortunés,
   6141 
   6142 Nous sommes loin de nous à toute heure entraînés.
   6143 A quoi bon ravir l'or au sein du nouveau monde?
   6144 Le bonheur tant cherché sur la terre et sur l'onde
   6145 Est ici comme aux lieux où mûrit le coco,
   6146 Et se trouve à Paris de même qu'à Cusco :
   6147 On ne le tire point des veines du Potose.
   6148 Qui vit content de rien possède toute chose.
   6149 Mais, sans cesse ignorants de nos propres besoins,
   6150 Nous demandons au ciel ce qu'il nous faut le moins.
   6151 
   6152     Oh! que si cet hiver un rhume salutaire,
   6153 
   6154 Guérissant de tous maux mon avare beau-père,
   6155 Pouvoit, bien confessé, l'étendre en un cercueil,
   6156 Et remplir sa maison d'un agréable deuil !
   6157 Que mon ame, en ce jour de joie et d'opulence,
   6158 D'un superbe convoi plaindroit peu la dépense !
   6159 Disoit le mois passé, doux, honnête et soumis,
   6160 L'héritier affamé de ce riche commis
   6161 Qui, pour lui préparer cette douce journée,
   6162 Tourmenta quarante ans sa vie infortunée.
   6163 La mort vient de saisir le vieillard catherreux :
   6164 Voilà son gendre riche ; en est-il plus heureux?
   6165 Tout fier du faux éclat de sa vaine richesse,
   6166 Déja nouveau seigneur il vante sa noblesse.
   6167 Quoique fils de meunier, encor blanc du moulin,
   6168 Il est prêt à fournir ses titres en vélin.
   6169 En mille vains projets à toute heure il s'égare :
   6170 Le voilà fou, superbe, impertinent, bizarre,
   6171 Rêveur, sombre, inquiet, à soi-même ennuyeux.
   6172 Il vivroit plus content, si, comme ses aïeux,
   6173 Dans un habit conforme à sa vraie origine,
   6174 Sur le mulet encore il chargeoit la farine.
   6175 Mais ce discours n'est pas pour le peuple ignorant,
   6176 Que le faste éblouit d'un bonheur apparent.
   6177 L'argent, l'argent, dit-on; sans lui tout est stérile :
   6178 La vertu sans l'argent n'est qu'un meuble inutile.
   6179 L'argent en honnête homme érige un scélérat;
   6180 L'argent seul au palais peut faire un magistrat.
   6181 Qu'importe qu'en tous lieux on me traite d'infame ?
   6182 Dit ce fourbe sans foi, sans honneur et sans ame;
   6183 Dans mon coffre tout plein de rares qualités,
   6184 J'ai cent mille vertus en louis bien comptés.
   6185 Est-il quelque talent que l'argent ne me donne?
   6186 C'est ainsi qu'en son cœur ce financier raisonne.
   6187 Mais pour moi, que l'éclat ne sauroit décevoir,
   6188 Qui mets au rang des biens l'esprit et le savoir,
   6189 J'estime autant Patru même dans l'indigence,
   6190 Qu'un commis engraissé des malheurs de la France.
   6191 Non que je sois du goût de ce sage insensé
   6192 Qui, d'un argent commode esclave embarrassé,
   6193 Jeta tout dans la mer pour crier : Je suis libre.
   6194 De la droite raison je sens mieux l'équilibre ;
   6195 Mais je tiens qu'ici-bas, sans faire tant d'apprêts,
   6196 La vertu se contente et vit à peu de frais.
   6197 Pourquoi donc s'égarer en des projets si vagues?
   6198 
   6199     Ce que j'avance ici, crois-moi, cher Guilleragues,
   6200 
   6201 Ton ami dès l'enfance ainsi l'a pratiqué.
   6202 Mon père, soixante ans au travail appliqué,
   6203 En mourant me laissa, pour rouler et pour vivre,
   6204 Un revenu léger, et son exemple à suivre.
   6205 Mais bientôt amoureux d'un plus noble métier,
   6206 Fils, frère, oncle, cousin, beau-frère de greffier.
   6207 Pouvant charger mon bras d'une utile liasse,
   6208 J'allai loin du palais errer sur le Parnasse.
   6209 La famille en pâlit, et vit en frémissant
   6210 Dans la poudre du greffe un poète naissant :
   6211 On vit avec horreur une muse effrénée
   6212 Dormir chez un greffier la grasse matinée.
   6213 Dès-lors à la richesse il fallut renoncer :
   6214 Ne pouvant l'acquérir, j'appris à m'en passer;
   6215 Et sur-tout redoutant la basse servitude,
   6216 La libre vérité fut toute mon étude.
   6217 Dans ce métier funeste à qui veut s'enrichir,
   6218 Qui l'eût cru que pour moi le sort dût se fléchir ?
   6219 Mais du plus grand des rois la bonté sans limite,
   6220 Toujours prête à courir au-devant du mérite,
   6221 Crut voir dans ma franchise un mérite inconnu,
   6222 Et d'abord de ses dons enfla mon revenu.
   6223 La brigue ni l'envie à mon bonheur contraires,
   6224 Ni les cris douloureux de mes vains adversaires,
   6225 Ne purent dans leur course arrêter ses bienfaits.
   6226 C'en est trop : mon bonheur a passé mes souhaits.
   6227 Qu'à son gré désormais la fortune me joue;
   6228 On me verra dormir au branle de sa roue.
   6229 
   6230     Si quelque soin encore agite mon repos,
   6231 
   6232 C'est l'ardeur de louer un si fameux héros.
   6233 Ce soin ambitieux me tirant par l'oreille,
   6234 La nuit, lorsque je dors, en sursaut me réveille ;
   6235 Me dit que ses bienfaits, dont j'ose me vanter,
   6236 Par des vers immortels ont dû se mériter.
   6237 C'est là le seul chagrin qui trouble encor mon ame.
   6238 Mais si, dans le beau feu du zéle qui m'enflamme,
   6239 Par un ouvrage enfin des critiques vainqueur
   6240 Je puis sur ce sujet satisfaire mon cœur,
   6241 Guilleragues, plains-toi de mon humeur légère,
   6242 Si jamais, entraîné d'une ardeur étrangère,
   6243 Ou d'un vil intérêt reconnoissant la loi,
   6244 Je cherche mon bonheur autre part que chez moi.
   6245 
   6246 Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville,
   6247 Et contre eux la campagne est mon unique asile.
   6248 Du lieu qui m’y retient veux-tu voir le tableau ?
   6249 C’est un petit village, ou plutôt un hameau,
   6250 Bâti sur le penchant d’un long rang de collines,
   6251 D’où l’œil s’égare au loin dans les plaines voisines.
   6252 La Seine, au pied des monts que son flot vient laver,
   6253 Voit du sein de ses eaux vingt îles s’élever,
   6254 Qui, partageant son cours en diverses manières,
   6255 D’une rivière seule y forment vingt rivières.
   6256 Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,
   6257 Et de noyers souvent du passant insultés.
   6258 Le village au-dessus forme un amphithéâtre :
   6259 L’habitant ne connaît ni la chaux ni le plâtre ;
   6260 Et dans le roc, qui cède et se coupe aisément,
   6261 Chacun sait de sa main creuser son logement.
   6262 La maison du seigneur, seule un peu plus ornée,
   6263 Se présente au dehors de murs environnée.
   6264 Le soleil en naissant la regarde d’abord,
   6265 Et le mont la défend des outrages du nord.
   6266    C’est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquille
   6267 Met à profit les jours que la Parque me file.
   6268 Ici dans un vallon bornant tous mes désirs,
   6269 J’achète à peu de frais de solides plaisirs.
   6270 Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,
   6271 J’occupe ma raison d’utiles rêveries :
   6272 Tantôt, cherchant la fin d’un vers que je construi,
   6273 Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui ;
   6274 Quelquefois, aux appas d’un hameçon perfide,
   6275 J’amorce en badinant le poisson trop avide ;
   6276 Ou d’un plomb qui suit l’œil, et part avec l’éclair,
   6277 Je vais faire la guerre aux habitants de l’air.
   6278 Une table au retour, propre et non magnifique,
   6279 Nous présente un repas agréable et rustique :
   6280 Là, sans s’assujettir aux dogmes du Broussain,
   6281 Tout ce qu’on boit est bon, tout ce qu’on mange est sain ;
   6282 La maison le fournit, la fermière l’ordonne,
   6283 Et mieux que Bergerat l’appétit l’assaisonne.
   6284 Ô fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux !
   6285 Que, pour jamais foulant vos prés délicieux,
   6286 Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,
   6287 Et connu de vous seuls oublier tout le monde !
   6288    Mais à peine, du sein de vos vallons chéris
   6289 Arraché malgré moi, je rentre dans Paris,
   6290 Qu’en tous lieux les chagrins m’attendent au passage.
   6291 Un cousin, abusant d’un fâcheux parentage,
   6292 Veut qu’encor tout poudreux, et sans me débotter,
   6293 Chez vingt juges pour lui j’aille solliciter :
   6294 Il faut voir de ce pas les plus considérables ;
   6295 L’un demeure au Marais, et l’autre aux Incurables.
   6296 Je reçois vingt avis qui me glacent d’effroi :
   6297 Hier, dit-on, de vous on parla chez le roi,
   6298 Et d’attentat horrible on traita la satire. —
   6299 Et le roi, que dit-il ? — Le roi se prit à rire.
   6300 Contre vos derniers vers on est fort en courroux ;
   6301 Pradon a mis au jour un livre contre vous ;
   6302 Et chez le chapelier du coin de notre place,
   6303 Autour d’un caudebec j’en ai lu la préface ;
   6304 L’autre jour sur un mot la cour vous condamna ;
   6305 Le bruit court qu’avant-hier on vous assassina ;
   6306 Un écrit scandaleux sous votre nom se donne ;
   6307 D’un pasquin qu’on a fait, au Louvre on vous soupçonne.
   6308 Moi ? — Vous : on nous l’a dit dans le Palais-Royal.
   6309    Douze ans sont écoulés depuis le jour fatal
   6310 Qu’un libraire, imprimant les essais de ma plume,
   6311 Donna, pour mon malheur, un trop heureux volume.
   6312 Toujours, depuis ce temps, en proie aux sots discours,
   6313 Contre eux la vérité m’est un faible secours.
   6314 Vient-il de la province une satire fade,
   6315 D’un plaisant du pays insipide boutade ?
   6316 Pour la faire courir on dit qu’elle est de moi :
   6317 Et le sot campagnard le croit de bonne foi.
   6318 J’ai beau prendre à témoin et la cour et la ville :
   6319 Non ; à d’autres, dit-il : on connaît votre style.
   6320 Combien de temps ces vers vous ont-ils bien couté ? —
   6321 Ils ne sont point de moi, monsieur, en vérité :
   6322 Peut-on m’attribuer ces sottises étranges ? —
   6323 Ah! monsieur, vos mépris vous servent de louanges.
   6324    Ainsi, de cent chagrins dans Paris accablé,
   6325 Juge si, toujours triste, interrompu, troublé,
   6326 Lamoignon, j’ai le temps de courtiser les Muses !
   6327 Le monde cependant se rit de mes excuses,
   6328 Croit que, pour m’inspirer sur chaque événement,
   6329 Apollon doit venir au premier mandement.
   6330    Un bruit court que le roi va tout réduire en poudre,
   6331 Et dans Valencienne est entré comme un foudre ;
   6332 Que Cambrai, des Français l’épouvantable écueil,
   6333 A vu tomber enfin ses murs et son orgueil ;
   6334 Que devant Saint-Omer, Nassau, par sa défaite,
   6335 De Philippe vainqueur rend la gloire complète.
   6336 Dieu sait comme les vers chez vous s’en vont couler !
   6337 Dit d’abord un ami qui veut me cajoler ;
   6338 Et, dans ce temps guerrier, si fécond en Achilles,
   6339 Croit que l’on fait les vers comme l’on prend les villes.
   6340 Mais moi, dont le génie est mort en ce moment,
   6341 Je ne sais que répondre à ce vain compliment ;
   6342 Et, justement confus de mon peu d’abondance,
   6343 Je me fais un chagrin du bonheur de la France.
   6344    Qu’heureux est le mortel qui, du monde ignoré,
   6345 Vit content de soi-même en un coin retiré ;
   6346 Que l’amour de ce rien qu’on nomme renommée
   6347 N’a jamais enivré d’une vaine fumée ;
   6348 Qui de sa liberté forme tout son plaisir,
   6349 Et ne rend qu’à lui seul compte de son loisir !
   6350 Il n’a point à souffrir d’affronts ni d’injustices,
   6351 Et du peuple inconstant il brave les caprices.
   6352 Mais nous autres faiseurs de livres et d’écrits,
   6353 Sur les bords du Permesse aux louanges nourris,
   6354 Nous ne saurions briser nos fers et nos entraves,
   6355 Du lecteur dédaigneux honorables esclaves.
   6356 Du rang où notre esprit une fois s’est fait voir,
   6357 Sans un fâcheux éclat nous ne saurions déchoir.
   6358 Le public, enrichi du tribut de nos veilles,
   6359 Croit qu’on doit ajouter merveilles sur merveilles.
   6360 Au comble parvenus, il veut que nous croissions :
   6361 Il veut en vieillissant que nous rajeunissions.
   6362 Cependant tout décroît : et moi-même à qui l’âge
   6363 D’aucune ride encor n’a flétri le visage,
   6364 Déjà moins plein de feu, pour animer ma voix
   6365 J’ai besoin du silence et de l’ombre des bois :
   6366 Ma muse, qui se plaît dans leurs routes perdues,
   6367 Ne saurait plus marcher sur le pavé des rues.
   6368 Ce n’est que dans ces bois, propres à m’exciter,
   6369 Qu’Apollon quelquefois daigne encor m’écouter.
   6370    Ne demande donc plus par quelle humeur sauvage
   6371 Tout l’été, loin de toi, demeurant au village,
   6372 J’y passe obstinément les ardeurs du Lion,
   6373 Et montre pour Paris si peu de passion.
   6374 C’est à toi, Lamoignon, que le rang, la naissance,
   6375 Le mérite éclatant, et la haute éloquence,
   6376 Appellent dans Paris aux sublimes emplois,
   6377 Qu’il sied bien d’y veiller pour le maintien des lois.
   6378 Tu dois là tous tes soins au bien de ta patrie :
   6379 Tu ne t’en peux bannir que l’orphelin ne crie,
   6380 Que l’oppresseur ne montre un front audacieux ;
   6381 Et Thémis pour voir clair a besoin de tes yeux.
   6382 Mais pour moi, de Paris citoyen inhabile,
   6383 Qui ne lui puis fournir qu’un rêveur inutile,
   6384 Il me faut du repos, des prés et des forêts.
   6385 Laisse-moi donc ici, sous leurs ombrages frais,
   6386 Attendre que septembre ait ramené l’automne,
   6387 Et que Cérès contente ait fait place à Pomone.
   6388 Quand Bacchus comblera de ses nouveaux bienfaits
   6389 Le vendangeur ravi de ployer sous le faix,
   6390 Aussitôt ton ami, redoutant moins la ville,
   6391 T’ira joindre à Paris, pour s’enfuir à Bâville.
   6392 Là, dans le seul loisir que Thémis t’a laissé,
   6393 Tu me verras souvent à te suivre empressé ;
   6394 Pour monter à cheval rappelant mon audace,
   6395 Apprenti cavalier galoper sur ta trace.
   6396 Tantôt sur l’herbe assis, au pied de ces coteaux
   6397 Où Polycrène épand ses libérales eaux,
   6398 Lamoignon, nous irons, libres d’inquiétude,
   6399 Discourir des vertus dont tu fais ton étude ;
   6400 Chercher quels sont les biens véritables ou faux ;
   6401 Si l’honnête homme en soi doit souffrir des défauts ;
   6402 Quel chemin le plus droit à la gloire nous guide,
   6403 Ou la vaste science, ou la vertu solide.
   6404 C’est ainsi que chez toi tu sauras m’attacher.
   6405 Heureux si les fâcheux, prompts à nous y chercher,
   6406 N’y viennent point semer l’ennuyeuse tristesse !
   6407 Car, dans ce grand concours d’hommes de toute espèce,
   6408 Que sans cesse à Bâville attire le devoir,
   6409 Au lieu de quatre amis qu’on attendait le soir,
   6410 Quelquefois de fâcheux arrivent trois volées,
   6411 Qui du parc à l’instant assiègent les allées.
   6412 Alors sauve qui peut : et quatre fois heureux
   6413 Qui sait pour s’échapper quelque antre ignoré d’eux !
   6414 
   6415 
   6416 Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
   6417 N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
   6418 
   6419 Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur,
   6420 Emouvoir, étonner, ravir un spectateur !
   6421 Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
   6422 N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
   6423 Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé
   6424 En a fait, sous son nom, verser la Champmeslé.
   6425 Ne crois pas toutefois, par tes savants ouvrages,
   6426 Entraînant tous les cœurs, gagner tous les suffrages.
   6427 Sitôt que d’Apollon un génie inspiré
   6428 Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré,
   6429 En cent lieux contre lui les cabales s’amassent ;
   6430 Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent ;
   6431 Et son trop de lumière, importunant les yeux,
   6432 De ses propres amis lui fait des envieux.
   6433 La mort seule ici-bas, en terminant sa vie,
   6434 Peut calmer sur son nom l’injustice et l’envie ;
   6435 Faire au poids du bon sens peser tous ses écrits,
   6436 Et donner à ses vers leur légitime prix.
   6437    Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière,
   6438 Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière,
   6439 Mille de ces beaux traits, aujourd’hui si vantés,
   6440 Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
   6441 L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces,
   6442 En habits de marquis, en robes de comtesses,
   6443 Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
   6444 Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
   6445 Le commandeur voulait la scène plus exacte ;
   6446 Le vicomte, indigné, sortait au second acte :
   6447 L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu,
   6448 Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu ;
   6449 L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
   6450 Voulait venger la cour immolée au parterre.
   6451 Mais, sitôt que d’un trait de ses fatales mains,
   6452 La Parque l’eut rayé du nombre des humains,
   6453 On reconnut le prix de sa Muse éclipsée.
   6454 L’aimable Comédie, avec lui terrassée,
   6455 En vain d’un coup si rude espéra revenir,
   6456 Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.
   6457 Tel fut chez nous le sort du théâtre comique.
   6458 
   6459     Toi donc qui, t’élevant sur la scène tragique,
   6460 
   6461 Suis les pas de Sophocle, et, seul de tant d’esprits,
   6462 De Corneille vieilli sais consoler Paris,
   6463 Cesse de t’étonner si l’envie animée,
   6464 Attachant à ton nom sa rouille envenimée,
   6465 La calomnie en main, quelquefois te poursuit.
   6466 En cela, comme en tout, le ciel qui nous conduit,
   6467 Racine, fait briller sa profonde sagesse.
   6468 Le mérite en repos s’endort dans la paresse ;
   6469 Mais par les envieux un génie excité
   6470 Au comble de son art est mille fois monté ;
   6471 Plus on veut l’affaiblir, plus il croît et s’élance.
   6472 Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance ;
   6473 Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus
   6474 Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus.
   6475 
   6476     Moi-même, dont la gloire ici moins répandue
   6477 
   6478 Des pâles envieux ne blesse point la vue,
   6479 Mais qu’une humeur trop libre, un esprit peu soumis
   6480 De bonne heure a pourvu d’utiles ennemis,
   6481 Je dois plus à leur haine, il faut que je l’avoue,
   6482 Qu’au faible et vain talent dont la France me loue.
   6483 Leur venin, qui sur moi brûle de s’épancher,
   6484 Tous les jours en marchant m’empêche de broncher.
   6485 Je songe, à chaque trait que ma plume hasarde,
   6486 Que d’un œil dangereux leur troupe me regarde.
   6487 Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs,
   6488 Et je mets à profit leurs malignes fureurs.
   6489 Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre,
   6490 C’est en me guérissant que je sais leur répondre :
   6491 Et plus en criminel ils pensent m’ériger,
   6492 Plus, croissant en vertu, je songe à me venger.
   6493 
   6494     Imite mon exemple ; et lorsqu’une cabale,
   6495 
   6496 Un flot de vains auteurs follement te ravale,
   6497 Profite de leur haine et de leur mauvais sens,
   6498 Ris du bruit passager de leurs cris impuissants.
   6499 Que peut contre tes vers une ignorance vaine ?
   6500 Le Parnasse français, ennobli par ta veine,
   6501 Contre tous ces complots saura te maintenir,
   6502 Et soulever pour toi l’équitable avenir.
   6503 Eh ! qui, voyant un jour la douleur vertueuse
   6504 De Phèdre malgré soi perfide, incestueuse,
   6505 D’un si noble travail justement étonné,
   6506 Ne bénira d’abord le siècle fortuné
   6507 Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles,
   6508 Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ?
   6509 
   6510     Cependant laisse ici gronder quelques censeurs
   6511 
   6512 Qu’aigrissent de tes vers les charmantes douceurs.
   6513 Et qu’importe à nos vers que Perrin les admire ;
   6514 Que l’auteur du Jonas s’empresse pour les lire ;
   6515 Qu’ils charment de Senlis le poète idiot,
   6516 Ou le sec traducteur du français d’Amyot ;
   6517 Pourvu qu’avec éclat leurs rimes débitées
   6518 Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées ;
   6519 Pourvu qu’ils puissent plaire au plus puissant des rois ;
   6520 Qu’à Chantilli Condé les souffre quelquefois ;
   6521 Qu’Enghien en soit touché ; que Colbert et Vivonne,
   6522 Que la Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne,
   6523 Et mille autres qu’ici je ne puis faire entrer,
   6524 À leurs traits délicats se laissent pénétrer?
   6525 Et plût au ciel encor, pour couronner l’ouvrage,
   6526 Que Montausier voulût leur donner son suffrage !
   6527 C’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits.
   6528 Mais pour un tas grossier de frivoles esprits,
   6529 Admirateurs zélés de toute œuvre insipide,
   6530 Que, non loin de la place où Brioché préside,
   6531 Sans chercher dans les vers ni cadence ni son,
   6532 Il s’en aille admirer le savoir de Pradon !
   6533 
   6534 
   6535     Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire.
   6536 
   6537 Tu sais bien que mon style est né pour la satire;
   6538 Mais mon esprit, contraint de la désavouer,
   6539 Sous ton régne étonnant ne veut plus que louer.
   6540 Tantôt, dans les ardeurs de ce zèle incommode,
   6541 Je songe à mesurer les syllabes d'une ode;
   6542 Tantôt d'une Énéide auteur ambitieux,
   6543 Je m'en forme déjà le plan audacieux :
   6544 Ainsi, toujours flatté d'une douce manie,
   6545 Je sens de jour en jour dépérir mon génie;
   6546 Et mes vers, en ce style ennuyeux, sans appas,
   6547 Déshonorent ma plume, et ne t'honorent pas.
   6548 
   6549     Encor si ta valeur, à tout vaincre obstinée,
   6550 
   6551 Nous laissoit, pour le moins, respirer une année,
   6552 Peut-être mon esprit, prompt à ressusciter,
   6553 Du temps qu'il a perdu sauroit se racquitter.
   6554 Sur ses nombreux défauts, merveilleux à décrire,
   6555 Le siècle m'offre encor plus d'un bon mot à dire.
   6556 Mais à peine Dinan et Limbourg sont forcés,
   6557 Qu'il faut chanter Bouchain et Condé terrassés.
   6558 Ton courage, affamé de péril et de gloire,
   6559 Court d'exploits en exploits, de victoire en victoire.
   6560 Souvent ce qu'un seul jour te voit exécuter
   6561 Nous laisse pour un an d'actions à conter.
   6562 
   6563     Que si quelquefois, las de forcer des murailles,
   6564 
   6565 Le soin de tes sujets te rappelle à Versailles,
   6566 Tu viens m'embarrasser de mille autres vertus;
   6567 Te voyant de plus près, je t'admire encor plus.
   6568 Dans les nobles douceurs d'un séjour plein de charmes,
   6569 Tu n'es pas moins héros qu'au milieu des alarmes :
   6570 De ton trône agrandi portant seul tout le faix,
   6571 Tu cultives les arts; tu répands les bienfaits;
   6572 Tu sais récompenser jusqu'aux muses critiques.
   6573 Ah! crois-moi, c'en est trop. Nous autres satiriques,
   6574 Propres à relever les sottises du temps,
   6575 Nous sommes un peu nés pour être mécontents :
   6576 Notre muse, souvent paresseuse et stérile,
   6577 A besoin, pour marcher, de colère et de bile.
   6578 Notre style languit dans un remercîment;
   6579 Mais, grand roi, nous savons nous plaindre élégamment.
   6580 
   6581     Oh ! que, si je vivois sous les règnes sinistres
   6582 
   6583 De ces rois nés valets de leurs propres ministres,
   6584 Et qui, jamais en main ne prenant le timon,
   6585 Aux exploits de leur temps ne prêtoient que leur nom;
   6586 Que, sans les fatiguer d'une louange vaine,
   6587 Aisément les bons mots couleroient de ma veine !
   6588 Mais toujours sous ton règne il faut se récrier;
   6589 Toujours, les yeux au ciel, il faut remercier.
   6590 Sans cesse à t'admirer ma critique forcée
   6591 N'a plus en écrivant de maligne pensée;
   6592 Et mes chagrins, sans fiel et presque évanouis,
   6593 Font grace à tout le siècle en faveur de Louis.
   6594 En tous lieux cependant la Pharsale approuvée,
   6595 Sans crainte de mes vers, va la tête levée;
   6596 La licence par-tout règne dans les écrits :
   6597 Déja le mauvais sens, reprenant ses esprits,
   6598 Songe à nous redonner des poèmes épiques,
   6599 S'empare des discours mêmes académiques ;
   6600 Perrin a de ses vers obtenu le pardon;
   6601 Et la scène françoise est en proie à Pradon.
   6602 Et moi, sur ce sujet loin d'exercer ma plume,
   6603 J'amasse de tes faits le pénible volume ;
   6604 Et ma muse, occupée à cet unique emploi,
   6605 Ne regarde, n'entend, ne connoît plus que toi.
   6606 
   6607     Tu le sais bien pourtant, cette ardeur empressée
   6608 
   6609 N'est point en moi l'effet d'une ame intéressée.
   6610 Avant que tes bienfaits courussent me chercber,
   6611 Mon zèle impatient ne se pouvoit cacher :
   6612 Je n'admirois que toi. Le plaisir de le dire
   6613 Vint m'apprendre à louer au sein de la satire.
   6614 Et, depuis que tes dons sont venus m'accabler,
   6615 Loin de sentir mes vers avec eux redoubler,
   6616 Quelquefois, le dirai-je? un remords légitime,
   6617 Au fort de mon ardeur, vient refroidir ma rime.
   6618 Il me semble, grand roi, dans mes nouveaux écrits,
   6619 Que mon encens payé n'est plus du même prix.
   6620 J'ai peur que l'univers, qui sait ma récompense,
   6621 N'impute mes transports à ma reconnoissance;
   6622 Et que par tes présents mon vers décrédité
   6623 N'ait moins de poids pour toi dans la postérité.
   6624 
   6625     Toutefois je sais vaincre un remords qui te blesse.
   6626 
   6627 Si tout ce qui reçoit des fruits de ta largesse
   6628 A peindre tes exploits ne doit point s'engager,
   6629 Qui d'un si juste soin se pourra donc charger?
   6630 Ah! plutôt de nos sons redoublons l'harmonie:
   6631 Le zéle à mon esprit tiendra lieu de génie.
   6632 Horace tant de fois dans mes vers imité,
   6633 De vapeurs en son temps, comme moi tourmenté,
   6634 Pour amortir le feu de sa rate indocile,
   6635 Dans l'encre quelquefois sut égayer sa bile :
   6636 Mais de la même main qui peignit Tullius,
   6637 Qui d'affronts immortels couvrit Tigellius,
   6638 Il sut fléchir Glicère, il sut vanter Auguste,
   6639 Et marquer sur la lyre une cadence juste.
   6640 Suivons les pas fameux d'un si noble écrivain.
   6641 A ces mots, quelquefois prenant la lyre en main,
   6642 Au récit que pour toi je suis près d'entreprendre,
   6643 Je crois voir les rochers accourir pour m'entendre ;
   6644 Et déja mon vers coule à flots précipités,
   6645 Quand j'entends le lecteur qui me crie : Arrêtez.
   6646 Horace eut cent talents; mais la nature avare
   6647 Ne vous a rien donné qu'un peu d'humeur bizarre :
   6648 Vous passez en audace et Perse et Juvénal;
   6649 Mais sur le ton flatteur Pinchêne est votre égal.
   6650 A ce discours, grand roi, que pourrois-je répondre?
   6651 Je me sens sur ce point trop facile à confondre;
   6652 Et, sans trop relever des reproches si vrais,
   6653 Je m'arrête à l'instant, j'admire et je me tais.
   6654 
   6655 
   6656 Prêt à porter ton nom « de l’Èbre jusqu’au Gange, »
   6657 Croit te prendre aux filets d’une sotte louange.
   6658 
   6659 Dangereux ennemi de tout mauvais flatteur,
   6660 Seignelai, c’est en vain qu’un ridicule auteur,
   6661 Prêt à porter ton nom « de l’Èbre jusqu’au Gange, »
   6662 Croit te prendre aux filets d’une sotte louange.
   6663 Aussitôt ton esprit, prompt à se révolter,
   6664 S’échappe, et rompt le piège où l’on veut l’arrêter.
   6665 Il n’en est pas ainsi de ces esprits frivoles,
   6666 Que tout flatteur endort au son de ses paroles,
   6667 Qui, dans un vain sonnet, placés au rang des dieux,
   6668 Se plaisent à fouler l’Olympe radieux;
   6669 Et, fiers du haut étage où La Serre les loge,
   6670 Avalent sans dégoût le plus grossier éloge.
   6671 Tu ne te repais point d’encens à si bas prix.
   6672 Non que tu sois pourtant de ces rudes esprits
   6673 Qui regimbent toujours, quelque main qui les flatte.
   6674 Tu souffres la louange adroite et délicate,
   6675 Dont la trop forte odeur n’ébranle point les sens.
   6676 Mais un auteur novice à répandre l’encens,
   6677 Souvent à son héros, dans un bizarre ouvrage,
   6678 Donne de l’encensoir au travers du visage;
   6679 Va louer Monterey d’Oudenarde forcé,
   6680 Ou vante aux électeurs Turenne repoussé.
   6681 Tout éloge imposteur blesse une âme sincère.
   6682 Si, pour faire sa cour à ton illustre père,
   6683 Seignelay, quelque auteur, d’un faux zèle emporté,
   6684 Au lieu de peindre en lui la noble activité,
   6685 La solide vertu, la vaste intelligence,
   6686 Le zèle pour son roi, l’ardeur, la vigilance,
   6687 La constante équité, l’amour pour les beaux-arts,
   6688 Lui donnait les vertus d’Alexandre ou de Marts,
   6689 Et, pouvant justement l’égaler à Mécène,
   6690 Le comparait au fils de Pelée ou d’Alcmène:
   6691 Ses yeux, d’un tel discours faiblement éblouis,
   6692 Bientôt dans ce tableau reconnaîtraient Louis;
   6693 Et glaçant d’un regard la muse et le poète,
   6694 Imposeraient silence à sa verve indiscrète.
   6695 Un cœur noble est content de ce qu’il trouve en lui
   6696 Et ne s’applaudit point des qualités d’autrui.
   6697 Que me sert en effet qu’un admirateur fade
   6698 Vante mon embonpoint, si je me sens malade,
   6699 Si dans cet instant même un feu séditieux
   6700 Fait bouillonner mon sang et pétiller mes yeux ?
   6701 Rien n’est beau que le vrai: le vrai seul est aimable;
   6702 Il doit régner partout, et même dans la fable:
   6703 De toute fiction l’adroite fausseté
   6704 Ne tend qu’à faire aux yeux briller la vérité.
   6705 
   6706     Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces,
   6707 
   6708 Sont recherchés du peuple, et reçus chez les princes ?
   6709 Ce n’est pas que leurs sons, agréables, nombreux,
   6710 Soient toujours à l’oreille également heureux;
   6711 Qu’en plus d’un lieu le sens n’y gêne la mesure,
   6712 Et qu’un mot quelquefois n’y brave la césure:
   6713 Mais c’est qu’en eux le vrai, du mensonge vainqueur,
   6714 Partout se montre aux yeux, et va saisir le cœur;
   6715 Que le bien et le mal y sont prisés au juste;
   6716 Que jamais un faquin n’y tint un rang auguste;
   6717 Et que mon cœur, toujours conduisant mon esprit,
   6718 Ne dit rien aux lecteurs qu’à soi-même il n’ait dit.
   6719 Ma pensée au grand jour partout s’offre et s’expose;
   6720 Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.
   6721 C’est par là quelquefois que ma rime surprend;
   6722 C’est là ce que n’ont point Jonas ni Childebrand,
   6723 Ni tous ces vains amas de frivoles sornettes,
   6724 Montre, Miroir d’amour, Amitiés, Amourettes,
   6725 Dont le titre souvent est l’unique soutien,
   6726 Et qui, parlant beaucoup, ne disent jamais rien.
   6727 
   6728     Mais peut-être, enivré des vapeurs de ma muse,
   6729 
   6730 Moi-même en ma faveur, Seignelay, je m’abuse.
   6731 Cessons de nous flatter. Il n’est esprit si droit
   6732 Qui ne soit imposteur et faux par quelque endroit.
   6733 Sans cesse on prend le masque, et, quittant la nature,
   6734 On craint de se montrer sous sa propre figure.
   6735 Par là le plus sincère assez souvent déplaît.
   6736 Rarement un esprit ose être ce qu’il est.
   6737 Vois-tu cet importun que tout le monde évite,
   6738 Cet homme à toujours fuir, qui jamais ne vous quitte?
   6739 Il n’est pas sans esprit; mais, né triste et pesant,
   6740 Il veut être folâtre, évaporé, plaisant;
   6741 Il s’est fait de sa joie une loi nécessaire,
   6742 Et ne déplaît enfin que pour vouloir trop plaire.
   6743 La simplicité plaît sans étude et sans art.
   6744 Tout charme en un enfant dont la langue sans fard,
   6745 A peine du filet encor débarrassée,
   6746 Sait d’un air innocent bégayer sa pensée.
   6747 Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant;
   6748 Mais la nature est vraie, et d’abord on la sent;
   6749 C’est elle seule en tout qu’on admire et qu’on aime.
   6750 Un esprit né chagrin plaît par son chagrin même.
   6751 Chacun pris dans son air est agréable en soi:
   6752 Ce n’est que l’air d’autrui qui peut déplaire en moi.
   6753 
   6754     Ce marquis était né doux, commode, agréable;
   6755 
   6756 On vantait en tous lieux son ignorance aimable;
   6757 Mais, depuis quelques mois devenu grand docteur,
   6758 Il a pris un faux air, une sotte hauteur;
   6759 Il ne veut plus parler que de rime et de prose;
   6760 Des auteurs décriés il prend en main la cause;
   6761 Il rit du mauvais goût de tant d’hommes divers,
   6762 Et va voir l’opéra seulement pour les vers.
   6763 Voulant se redresser, soi-même on s’estropie,
   6764 Et d’un original on fait une copie.
   6765 L’ignorance vaut mieux qu’un savoir affecté.
   6766 Rien n’est beau, je reviens, que par la vérité:
   6767 C’est par elle qu’on plaît, et qu’on peut longtemps plaire.
   6768 L’esprit lasse aisément, si le cœur n’est sincère.
   6769 En vain par sa grimace un bouffon odieux
   6770 A table nous fait rire et divertit nos yeux:
   6771 Ses bons mots ont besoin de farine et de plâtre.
   6772 Prenez-le tête à tête, ôtez-lui son théâtre;
   6773 Ce n’est plus qu’un cœur bas, un coquin ténébreux;
   6774 Son visage essuyé n’a plus rien que d’affreux.
   6775 J’aime un esprit aisé qui se montre, qui s’ouvre,
   6776 Et qui plaît d’autant plus, que plus il se découvre.
   6777 Mais la seule vertu peut souffrir la clarté:
   6778 Le vice, toujours sombre, aime l’obscurité;
   6779 Pour paraître au grand jour il faut qu’il se déguise;
   6780 C’est lui qui de nos mœurs a banni la franchise.
   6781 
   6782     Jadis l’homme vivait au travail occupé,
   6783 
   6784 Et, ne trompant jamais, n’était jamais trompé.
   6785 On ne connaissait point la ruse et l’imposture;
   6786 Le Normand même alors ignorait le parjure.
   6787 Aucun rhéteur encore, arrangeant le discours,
   6788 N’avait d’un art menteur enseigné les détours.
   6789 Mais sitôt qu’aux humains, faciles à séduire,
   6790 L’abondance eut donné le loisir de se nuire,
   6791 La mollesse amena la fausse vanité.
   6792 Chacun chercha pour plaire un visage emprunté.
   6793 Pour éblouir les yeux, la fortune arrogante
   6794 Affecta d’étaler une pompe insolente;
   6795 L’or éclata partout sur les riches habits;
   6796 On polit l’émeraude, on tailla le rubis,
   6797 Et la laine et la soie, en cent façons nouvelles,
   6798 Apprirent à quitter leurs couleurs naturelles.
   6799 La trop courte beauté monta sur des patins;
   6800 La coquette tendit ses lacs tous les matins;
   6801 Et, mettant la céruse et le plâtre en usage,
   6802 Composa de sa main les fleurs de son visage.
   6803 L’ardeur de s’enrichir chassa la bonne foi:
   6804 Le courtisan n’eut plus de sentiments à soi.
   6805 Tout ne fut plus que fard, qu’erreur, que tromperie;
   6806 On vit partout régner la basse flatterie.
   6807 Le Parnasse surtout, fécond en imposteurs,
   6808 Diffama le papier par ses propos menteurs.
   6809 De là vint cet amas d’ouvrages mercenaires,
   6810 Stances, odes, sonnets, épîtres liminaires,
   6811 Où toujours le héros passe pour sans pareil,
   6812 Et, fût-il louche et borgne, est réputé soleil.
   6813 
   6814     Ne crois pas, toutefois, sur ce discours bizarre,
   6815 
   6816 Que, d’un frivole encens malignement avare,
   6817 J’en veuille sans raison frustrer tout l’univers.
   6818 La louange agréable est l’âme des beaux vers.
   6819 Mais je tiens, comme toi, qu’il faut qu’elle soit vraie,
   6820 Et que son tour adroit n’ait rien qui nous effraie.
   6821 Alors, comme j’ai dit, tu la sais écouter,
   6822 Et sans crainte à tes yeux on pourrait t’exalter.
   6823 Mais sans t’aller chercher des vertus dans les nues,
   6824 Il faudrait peindre en toi des vérités connues;
   6825 Décrire ton esprit ami de la raison,
   6826 Ton ardeur pour ton roi, puisée en ta maison:
   6827 A servir ses desseins ta vigilance heureuse;
   6828 Ta probité sincère, utile, officieuse.
   6829 Tel, qui hait à se voir peint en de faux portraits,
   6830 Sans chagrin voit tracer ses véritables traits.
   6831 Condé même, Condé, ce héros formidable,
   6832 Et, non moins qu’aux Flamands, aux flatteurs redoutable,
   6833 Ne s’offenserait pas si quelque adroit pinceau
   6834 Traçait de ses exploits le fidèle tableau;
   6835 Et dans Seneffe en feu contemplant sa peinture,
   6836 Ne désavoûrait pas Malherbe ni Voiture.
   6837 Mais malheur au poète insipide, odieux,
   6838 Qui viendrait le glacer d’un éloge ennuyeux!
   6839 Il aurait beau crier: « Premier prince du monde!
   6840 Courage sans pareil! lumière sans seconde! »
   6841 Ses vers, jetés d’abord sans tourner le feuillet,
   6842 Iraient dans l’antichambre amuser Pacolet.
   6843 
   6844 
   6845 
   6846 
   6847 
   6848     J'ai beau vous arrêter, ma remontrance est vaine;
   6849 
   6850 Allez, partez, mes Vers, dernier fruit de ma veine.
   6851 C'est trop languir chez moi dans un obscur séjour :
   6852 La prison vous déplaît, vous cherchez le grand jour;
   6853 Et déja chez Barbin, ambitieux libelles,
   6854 Vous brûlez d'étaler vos feuilles criminelles.
   6855 Vains et foibles enfants dans ma vieillesse nés,
   6856 Vous croyez sur les pas de vos heureux aînés
   6857 Voir bientôt vos bons mots, passant du peuple aux princes,
   6858 Charmer également la ville et les provinces;
   6859 Et, par le prompt effet d'un sel réjouissant,
   6860 Devenir quelquefois proverbes en naissant.
   6861 Mais perdez cette erreur dont l'appas vous amorce.
   6862 Le temps n'est plus, mes Vers, où ma muse en sa force,
   6863 Du Parnasse françois formant les nourrissons,
   6864 De si riches couleurs habilloit ses leçons;
   6865 Quand mon esprit, poussé d'un courroux légitime,
   6866 Vint devant la raison plaider contre la rime;
   6867 A tout le genre humain sut faire le procès,
   6868 Et s'attaqua soi-même avec tant de succès.
   6869 Alors il n'étoit point de lecteur si sauvage
   6870 Qui ne se déridât en lisant mon ouvrage,
   6871 Et qui, pour s'égayer, souvent dans ses discours,
   6872 D'un mot pris en mes vers n'empruntât le secours.
   6873 
   6874     Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse venue,
   6875 
   6876 Sous mes faux cheveux blonds déja toute chenue,
   6877 A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesants,
   6878 Onze lustres complets, surchargés de trois ans,
   6879 Cessez de présumer dans vos folles pensées,
   6880 Mes Vers, de voir en foule à vos rimes glacées
   6881 Courir, l'argent en main, les lecteurs empressés.
   6882 Nos beaux jours sont finis, nos honneurs sont passés;
   6883 Dans peu vous allez voir vos froides rêveries
   6884 Du public exciter les justes moqueries;
   6885 Et leur auteur, jadis à Regnier préféré,
   6886 A Pinchêne, à Linière, à Perrin comparé.
   6887 Vous aurez beau crier: « O vieillesse ennemie !
   6888 « N'a-t-il donc tant vécu que pour cette infamie »?
   6889 Vous n'entendrez par-tout qu'injurieux brocards
   6890 Et sur vous et sur lui fondre de toutes parts.
   6891 
   6892     Que veut-il? dira-t-on; quelle fougue indiscrète
   6893 
   6894 Ramène sur les rangs encor ce vain athlète?
   6895 Quels pitoyables vers! quel style languissant!
   6896 Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant,
   6897 De peur que tout-à-coup, efflanqué, sans haleine,
   6898 Il ne laisse en tombant son maître sur l'arène.
   6899 Ainsi s'expliqueront nos censeurs sourcilleux,
   6900 Et bientôt vous verrez mille auteurs pointilleux,
   6901 Pièce à pièce épluchant vos sons et vos paroles,
   6902 Interdire chez vous l'entrée aux hyperboles;
   6903 Traiter tout noble mot de terme hasardeux,
   6904 Et dans tous vos discours, comme monstres hideux,
   6905 Huer la métaphore et la métonymie,
   6906 Grands mots que Pradon croit des termes de chimie ;
   6907 Vous soutenir qu'un lit ne peut être effronté;
   6908 Que nommer la luxure est une impureté,
   6909 En vain contre ce flot d'aversion publique
   6910 Vous tiendrez quelque temps ferme sur la boutique ;
   6911 Vous irez à la fin, honteusement exclus,
   6912 Trouver au magasin Pyrame et Régulus,
   6913 Ou couvrir chez Thierry, d'une feuille encor neuve.
   6914 Les méditations de Buzée et d'Hayneuve;
   6915 Puis, en tristes lambeaux semés dans les marchés,
   6916 Souffrir tous les affronts au Jonas reprochés.
   6917 Mais quoi! de ces discours bravant la vaine attaque,
   6918 Déja, comme les vers de Cinna, d'Andromaque,
   6919 Vous croyez à grands pas chez la postérité
   6920 Courir, marqués au coin de l'immortalité!
   6921 Eh bien! contentez donc l'orgueil qui vous enivre;
   6922 Montrez-vous, j'y consens : mais du moins dans mon livre
   6923 Commencez par vous joindre à mes premiers écrits.
   6924 C'est là qu'à la faveur de vos frères chéris,
   6925 Peut-être enfin soufferts comme enfants de ma plume,
   6926 Vous pourrez vous sauver, épars dans le volume.
   6927 Que si mêmes un jour le lecteur gracieux,
   6928 Amorcé par mon nom, sur vous tourne les yeux,
   6929 Pour m'en récompenser, mes Vers, avec usure,
   6930 De votre auteur alors faites-lui la peinture :
   6931 Et sur-tout prenez soin d'effacer bien les traits
   6932 Dont tant de peintres faux ont flétri mes portraits.
   6933 Déposez hardiment qu'au fond cet homme horrible,
   6934 Ce censeur qu'ils ont peint si noir et si terrible,
   6935 Fut un esprit doux, simple, ami de l'équité,
   6936 Qui, cherchant dans ses vers la seule vérité,
   6937 Fit, sans être malin, ses plus grandes malices,
   6938 Et qu'enfin sa candeur seule a fait tous ses vices.
   6939 Dites que, harcelé par les plus vils rimeurs,
   6940 Jamais, blessant leurs vers, il n'effleura leurs moeurs :
   6941 Libre dans ses discours, mais pourtant toujours sage,
   6942 Assez foible de corps, assez doux de visage,
   6943 Ni petit, ni trop grand, très peu voluptueux,
   6944 Ami de la vertu plutôt que vertueux.
   6945 
   6946     Que si quelqu'un, mes Vers, alors vous importune
   6947 
   6948 Pour savoir mes parents, ma vie et ma fortune,
   6949 Contez-lui qu'allié d'assez hauts magistrats,
   6950 Fils d'un père greffier, né d'aïeux avocats,
   6951 Dès le berceau perdant une fort jeune mère,
   6952 Réduit seize ans après à pleurer mon vieux père,
   6953 J'allai d'un pas hardi, par moi-même guidé,
   6954 Et de mon seul génie en marchant secondé,
   6955 Studieux amateur et de Perse et d'Horace,
   6956 Assez près de Régnier m'asseoir sur le Parnasse;
   6957 Que, par un coup du sort au grand jour amené,
   6958 Et des bords du Permesse à la cour entraîné,
   6959 Je sus, prenant l'essor par des routes nouvelles,
   6960 Élever assez haut mes poétiques ailes;
   6961 Que ce roi dont le nom fait trembler tant de rois
   6962 Voulut bien que ma main crayonnât ses exploits;
   6963 Que plus d'un grand m'aima jusques à la tendresse;
   6964 Que ma vue à Colbert inspiroit l'alégresse;
   6965 Qu'aujourd'hui même encor, de deux sens affaibli,
   6966 Retiré de la cour, et non mis en oubli,
   6967 Plus d'un héros, épris des fruits de mon étude,
   6968 Vient quelquefois chez moi goûter la solitude.
   6969 
   6970     Mais des heureux regards de mon astre étonnant
   6971 
   6972 Marquez bien cet effet encor plus surprenant,
   6973 Qui dans mon souvenir aura toujours sa place :
   6974 Que de tant d'écrivains de l'école d'Ignace
   6975 Étant, comme je suis, ami si déclaré,
   6976 Ce docteur toutefois si craint, si révéré,
   6977 Qui contre eux de sa plume épuisa l'énergie,
   6978 Arnauld, le grand Arnauld, fit mon apologie.
   6979 Sur mon tombeau futur, mes Vers, pour l'énoncer,
   6980 Courez en lettres d'or de ce pas vous placer :
   6981 Allez, jusqu'où l'Aurore en naissant voit l'Hydaspe,
   6982 Chercher, pour l'y graver, le plus précieux jaspe :
   6983 Sur-tout à mes rivaux sachez bien l'étaler.
   6984 
   6985     Mais je vous retiens trop. C'est assez vous parler.
   6986 
   6987 Déja, plein du beau feu qui pour vous le transporte,
   6988 Barbin impatient chez moi frappe à la porte :
   6989 Il vient pour vous chercher. C'est lui : j'entends sa voix.
   6990 Adieu, mes Vers, adieu, pour la dernière fois.
   6991 
   6992 
   6993 
   6994 Toutefois, n’en déplaise aux transports frénétiques
   6995 Du fougueux moine auteur des troubles germaniques,
   6996 
   6997 
   6998 Docte abbé, tu dis vrai ; l’homme, au crime attaché,
   6999 En vain, sans aimer Dieu, croit sortir du péché.
   7000 Toutefois, n’en déplaise aux transports frénétiques
   7001 Du fougueux moine auteur des troubles germaniques,
   7002 Des tourments de l’enfer la salutaire peur
   7003 N’est pas toujours l’effet d’une noire vapeur
   7004 Qui, de remords sans fruit agitant le coupable,
   7005 Aux yeux de Dieu le rende encor plus haïssable.
   7006 Cette utile frayeur, propre à nous pénétrer,
   7007 Vient souvent de la grâce en nous prête d’entrer,
   7008 Qui veut dans notre cœur se rendre la plus forte ;
   7009 Et, pour se faire ouvrir, déjà frappe à la porte.
   7010 
   7011     Si le pécheur, poussé de ce saint mouvement,
   7012 
   7013 Reconnaissant son crime, aspire au sacrement,
   7014 Souvent Dieu tout à coup d’un vrai zèle l’enflamme ;
   7015 Le Saint-Esprit revient habiter dans son âme,
   7016 Y convertit enfin les ténèbres en jour,
   7017 Et la crainte servile en filial amour.
   7018 C’est ainsi que souvent la sagesse suprême
   7019 Pour chasser le démon se sert du démon même.
   7020 
   7021     Mais lorsqu’en sa malice un pécheur obstiné,
   7022 
   7023 Des horreurs de l’enfer vainement étonné,
   7024 Loin d’aimer, humble fils, son véritable père,
   7025 Craint et regarde Dieu comme un tyran sévère,
   7026 Au bien qu’il nous promet ne trouve aucun appas,
   7027 Et souhaite en son cœur que ce Dieu ne soit pas :
   7028 En vain, la peur sur lui remportant la victoire,
   7029 Aux pieds d’un prêtre il court décharger sa mémoire ;
   7030 Vil esclave toujours sous le joug du péché,
   7031 Au démon qu’il redoute il demeure attaché.
   7032 L’amour, essentiel à notre pénitence,
   7033 Doit être l’heureux fruit de notre repentance.
   7034 Non, quoi que l’ignorance enseigne sur ce point,
   7035 Dieu ne fait jamais grâce à qui ne l’aime point.
   7036 A le chercher la peur nous dispose et nous aide :
   7037 Mais il ne vient jamais, que l’amour ne succède.
   7038 Cessez de m’opposer vos discours imposteurs,
   7039 Confesseurs insensés, ignorants séducteurs,
   7040 Qui, pleins des vains propos que l’erreur vous débite
   7041 Vous figurez qu’en vous un pouvoir sans limite
   7042 Justifie à coup sûr tout pécheur alarmé,
   7043 Et que sans aimer Dieu l’on peut en être aimé.
   7044 
   7045     Quoi donc ! cher Renaudot, un chrétien effroyable,
   7046 
   7047 Qui jamais, servant Dieu, n’eut d’objet que le diable,
   7048 Pourra, marchant toujours dans des sentiers maudits,
   7049 Par des formalités gagner le paradis!
   7050 Et parmi les élus, dans la gloire éternelle,
   7051 Pour quelques sacrements reçus sans aucun zèle,
   7052 Dieu fera voir aux yeux des saints épouvantés
   7053 Son ennemi mortel assis à ses côtés !
   7054 Peut-on se figurer de si folles chimères ?
   7055 On voit pourtant, on voit des docteurs même austères
   7056 Qui, les semant partout, s’en vont pieusement
   7057 De toute piété saper le fondement ;
   7058 Qui, le cœur infecté d’erreurs si criminelles,
   7059 Se disent hautement les purs, les vrais fidèles ;
   7060 Traitant d’abord d’impie et d’hérétique affreux
   7061 Quiconque ose pour Dieu se déclarer contre eux.
   7062 De leur audace en vain les vrais chrétiens gémissent :
   7063 Prêts à la repousser, les plus hardis mollissent,
   7064 Et, voyant contre Dieu le diable accrédité,
   7065 N’osent qu’en bégayant prêcher la vérité.
   7066 Mollirons-nous aussi ? Non ; sans peur, sur ta trace,
   7067 Docte abbé, de ce pas j’irai leur dire en face :
   7068 Ouvrez les yeux enfin, aveugles dangereux ;
   7069 Oui, je vous le soutiens, il serait moins affreux
   7070 De ne point reconnaître un Dieu maître du monde,
   7071 Et qui régle à son gré le ciel, la terre et l’onde,
   7072 Qu’en avouant qu’il est, et qu’il sut tout former,
   7073 D’oser dire qu’on peut lui plaire sans l’aimer.
   7074 Un si bas, si honteux, si faux christianisme
   7075 Ne vaut pas des Platons l’éclairé paganisme ;
   7076 Et chérir les vrais biens, sans en savoir l’auteur,
   7077 Vaut mieux que, sans l’aimer, connaître un créateur.
   7078 Expliquons-nous pourtant. Par cette ardeur si sainte,
   7079 Que je veux qu’en un cœur amène enfin la crainte,
   7080 Je n’entends pas ici ce doux saisissement,
   7081 Ces transports pleins de joie et de ravissement
   7082 Qui font des bienheureux la juste récompense,
   7083 Et qu’un cœur rarement goûte ici par avance.
   7084 Dans nous l’amour de Dieu, fécond en saints désirs,
   7085 N’y produit pas toujours de sensibles plaisirs.
   7086 Souvent le cœur qui l’a ne le sait pas lui-même :
   7087 Tel craint de n’aimer pas, qui sincèrement aime ;
   7088 Et tel croit au contraire être brûlant d’ardeur,
   7089 Qui n’eut jamais pour Dieu que glace et que froideur.
   7090 C’est ainsi quelquefois qu’un indolent mystique,
   7091 Au milieu des péchés tranquille fanatique,
   7092 Du plus parfait amour pense avoir l’heureux don,
   7093 Et croit posséder Dieu dans les bras du démon.
   7094 
   7095     Voulez-vous donc savoir si la foi dans votre âme
   7096 
   7097 Allume les ardeurs d’une sincère flamme?
   7098 Consultez-vous vous-même. A ses règles soumis,
   7099 Pardonnez-vous sans peine à tous vos ennemis ?
   7100 Combattez-vous vos sens ? domptez-vous vos faiblesses ?
   7101 Dieu dans le pauvre est-il l’objet de vos largesses ?
   7102 Enfin dans tous ses points pratiquez-vous sa loi ?
   7103 Oui, dites-vous. Allez, vous l’aimez, croyez-moi.
   7104 Qui fait exactement ce que ma loi commande,
   7105 A pour moi, dit ce Dieu, l’amour que je demande.
   7106 Faites-le donc ; et, sûr qu’il nous veut sauver tous,
   7107 Ne vous alarmez point pour quelques vains dégoûts
   7108 Qu’en sa ferveur souvent la plus sainte âme éprouve :
   7109 Marchez, courez à lui : qui le cherche le trouve ;
   7110 Et plus de votre cœur il parait s’écarter,
   7111 Plus par vos actions songez à l’arrêter.
   7112 Mais ne soutenez point cet horrible blasphème,
   7113 Qu’un sacrement reçu, qu’un prêtre, que Dieu même,
   7114 Quoi que vos faux docteurs osent vous avancer,
   7115 De l’amour qu’on lui doit puissent vous dispenser.
   7116 
   7117     Mais s’il faut qu’avant tout, dans une âme chrétienne,
   7118 
   7119 Diront ces grands docteurs, l’amour de Dieu survienne,
   7120 Puisque ce seul amour suffit pour nous sauver,
   7121 De quoi le sacrement viendra-t-il nous laver?
   7122 Sa vertu n’est donc plus qu’une vertu frivole ?
   7123 Oh ! le bel argument digne de leur école !
   7124 Quoi ! dans l’amour divin en nos cœurs allumé,
   7125 Le vœu du sacrement n’est-il pas renfermé ?
   7126 Un païen converti, qui croit un Dieu suprême,
   7127 Peut-il être chrétien qu’il n’aspire au baptême,
   7128 Ni le chrétien en pleurs être vraiment touché,
   7129 Qu’il ne veuille à l’église avouer son péché ?
   7130 Du funeste esclavage où le démon nous traîne,
   7131 C’est le sacrement seul qui peut rompre la chaîne :
   7132 Aussi l’amour d’abord y court avidement ;
   7133 Mais lui-même il en est l’âme et le fondement.
   7134 Lorsqu’un pécheur, ému d’une humble repentance,
   7135 Par les degrés prescrits court à la pénitence,
   7136 S’il n’y peut parvenir, Dieu sait les supposer.
   7137 Le seul amour manquant ne peut point s’excuser :
   7138 C’est par lui que dans nous la grâce fructifie ;
   7139 C’est lui qui nous ranime et qui nous vivifie ;
   7140 Pour nous rejoindre à Dieu, lui seul est le lien ;
   7141 Et sans lui, foi, vertus, sacrements, tout n’est rien.
   7142 
   7143     A ces discours pressants que saurait-on répondre?
   7144 
   7145 Mais approchez ; je veux encor mieux vous confondre,
   7146 Docteurs. Dites-moi donc : quand nous sommes absous,
   7147 Le Saint-Esprit est-il, ou n’est-il pas en nous ?
   7148 S’il est en nous, peut-il, n’étant qu’amour lui-même,
   7149 Ne nous échauffer point de son amour suprême ?
   7150 Et s’il n’est pas en nous, Satan toujours vainqueur
   7151 Ne demeure-t-il pas maître de notre cœur ?
   7152 Avouez donc qu’il faut qu’en nous l’amour renaisse :
   7153 Et n’allez point, pour fuir la raison qui vous presse,
   7154 Donner le nom d’amour au trouble inanimé
   7155 Qu’au cœur d’un criminel la peur seule a formé.
   7156 L’ardeur qui justifie, et que Dieu nous envoie,
   7157 Quoique ici-bas souvent inquiète et sans joie,
   7158 Est pourtant cette ardeur, ce même feu d’amour,
   7159 Dont brûle un bienheureux en l’éternel séjour.
   7160 Dans le fatal instant qui borne notre vie,
   7161 Il faut que de ce feu notre âme soit remplie ;
   7162 Et Dieu, sourd à nos cris s’il ne l’y trouve pas,
   7163 Ne l’y rallume plus après notre trépas.
   7164 Rendez-vous donc enfin à ces clairs syllogismes ;
   7165 Et ne prétendez plus, par vos confus sophismes,
   7166 Pouvoir encore aux yeux du fidèle éclairé
   7167 Cacher l’amour de Dieu, dans l’école égaré.
   7168 Apprenez que la gloire où le ciel nous appelle
   7169 Un jour des vrais enfants doit couronner le zèle,
   7170 Et non les froids remords d’un esclave craintif,
   7171 Où crut voir Abéli quelque amour négatif.
   7172 
   7173     Mais quoi ! j’entends déjà plus d’un fier scolastique
   7174 
   7175 Qui, me voyant ici, sur ce ton dogmatique,
   7176 En vers audacieux traiter ces points sacrés,
   7177 Curieux, me demande où j’ai pris mes degrés ;
   7178 Et si, pour m’éclairer sur ces sombres matières,
   7179 Deux cents auteurs extraits m’ont prêté leurs lumières.
   7180 Non. Mais pour décider que l’homme, qu’un chrétien
   7181 Est obligé d’aimer l’unique auteur du bien,
   7182 Le Dieu qui le nourrit, le Dieu qui le fit naître,
   7183 Qui nous vint par sa mort donner un second être,
   7184 Faut-il avoir reçu le bonnet doctoral,
   7185 Avoir extrait Gamache, Isambert et du Val ?
   7186 Dieu dans son livre saint, sans chercher d’autre ouvrage
   7187 Ne l’a-t-il pas écrit lui-même à chaque page ?
   7188 De vains docteurs encore, ô prodige honteux !
   7189 Oseront nous en faire un problème douteux ;
   7190 Viendront traiter d’erreur digne de l’anathème
   7191 L’indispensable loi d’aimer Dieu pour lui-même,
   7192 Et, par un dogme faux dans nos jours enfanté,
   7193 Des devoirs du chrétien rayer la charité !
   7194 
   7195     Si j’allais consulter chez eux le moins sévère,
   7196 
   7197 Et lui disais : Un fils doit-il aimer son père ?
   7198 Ah ! peut-on en douter? dirait-il brusquement.
   7199 Et quand je leur demande en ce même moment :
   7200 L’homme, ouvrage d’un Dieu seul bon et seul aimable
   7201 Doit-il aimer ce Dieu, son père véritable ?
   7202 Leur plus rigide auteur n’ose le décider,
   7203 Et craint, en l’affirmant, de se trop hasarder !
   7204 
   7205     Je ne m’en puis défendre ; il faut que je t’écrive
   7206 
   7207 La figure bizarre, et pourtant assez vive,
   7208 Que je sus l’autre jour employer dans son lieu,
   7209 Et qui déconcerta ces ennemis de Dieu.
   7210 Au sujet d’un écrit qu’on nous venait de lire,
   7211 Un d’entre eux m’insulta sur ce que j’osai dire
   7212 Qu’il faut, pour être absous d’un crime confessé,
   7213 Avoir pour Dieu du moins un amour commencé.
   7214 Ce dogme, me dit-il, est un pur calvinisme.
   7215 Ô ciel ! me voilà donc dans l’erreur, dans le schisme,
   7216 Et partant réprouvé ! Mais, poursuivis-je alors,
   7217 Quand Dieu viendra juger les vivants et les morts,
   7218 Et des humbles agneaux, objets de sa tendresse,
   7219 Séparera des boucs la troupe pécheresse,
   7220 À tous il nous dira, sévère ou gracieux,
   7221 Ce qui nous fit impurs ou justes à ses yeux.
   7222 Selon vous donc, à moi réprouvé, bouc infâme :
   7223 « Va brûler, dira-t-il, en l’éternelle flamme,
   7224 Malheureux qui soutins que l’homme dut m’aimer,
   7225 Et qui, sur ce sujet trop prompt à déclamer,
   7226 Prétendis qu’il fallait, pour fléchir ma justice,
   7227 Que le pécheur, touché de l’horreur de son vice,
   7228 De quelque ardeur pour moi sentît les mouvements,
   7229 Et gardât le premier de mes commandements ! »
   7230 Dieu, si je vous en crois, me tiendra ce langage :
   7231 Mais à vous, tendre agneau, son plus cher héritage,
   7232 Orthodoxe ennemi d’un dogme si blâmé :
   7233 « Venez, vous dira-t-il, venez, mon bien-aimé ;
   7234 Vous qui, dans les détours de vos raisons subtiles,
   7235 Embarrassant les mots d’un des plus saints conciles,
   7236 Avez délivré l’homme, ô l’utile docteur !
   7237 De l’important fardeau d’aimer son créateur ;
   7238 Entrez au ciel : venez, comblé de mes louanges,
   7239 Du besoin d’aimer Dieu désabuser les anges ! »
   7240 
   7241     À de tels mots, si Dieu pouvait les prononcer,
   7242 
   7243 Pour moi je répondrais, je crois, sans l’offenser :
   7244 Oh! que pour vous mon cœur, moins dur et moins farouche,
   7245 Seigneur, n’a-t-il hélas ! parlé comme ma bouche !
   7246 Ce serait ma réponse à ce Dieu fulminant.
   7247 Mais vous, de ses douceurs objet fort surprenant,
   7248 Je ne sais pas comment, ferme en votre doctrine,
   7249 Des ironiques mots de sa bouche divine
   7250 Vous pourriez, sans rougeur et sans confusion
   7251 Soutenir l’amertume et la dérision.
   7252 
   7253     L’audace du docteur, par ce discours frappée,
   7254 
   7255 Demeura sans réplique à ma prosopopée.
   7256 Il sortit tout à coup, et, murmurant tout bas
   7257 Quelques termes d’aigreur que je n’entendis pas,
   7258 S’en alla chez Binsfeld, ou chez Basile Ponce,
   7259 Sur l’heure à mes raisons chercher une réponse.
   7260  
   7261 
   7262 Antoine, gouverneur de mon jardin d’Auteuil,
   7263 Qui diriges chez moi l’if et le chèvrefeuil,
   7264 
   7265 
   7266     Laborieux valet du plus commode maître
   7267 
   7268 Qui pour te rendre heureux ici-bas pouvait naître,
   7269 Antoine, gouverneur de mon jardin d’Auteuil,
   7270 Qui diriges chez moi l’if et le chèvrefeuil,
   7271 Et sur mes espaliers, industrieux génie,
   7272 Sais si bien exercer l’art de la Quintinie;
   7273 Oh ! que de mon esprit triste et mal ordonné,
   7274 Ainsi que de ce champ par toi si bien orné,
   7275 Ne puis-je faire ôter les ronces, les épines,
   7276 Et des défauts sans nombre arracher les racines !
   7277 
   7278     Mais parle : raisonnons. Quand, du matin au soir,
   7279 
   7280 Chez moi, poussant la bêche, ou portant l’arrosoir,
   7281 Tu fais d’un sable aride une terre fertile,
   7282 Et rends tout mon jardin à tes lois si docile,
   7283 Que dis-tu de m’y voir rêveur, capricieux,
   7284 Tantôt baissant le front, tantôt levant les yeux,
   7285 Des paroles dans l’air par élans envolées
   7286 Effrayer les oiseaux perchés dans mes allées ?
   7287 Ne soupçonnes-tu point qu’agité du démon
   7288 Ainsi que ce cousin des quatre fils Aimon
   7289 Dont tu lis quelquefois la merveilleuse histoire,
   7290 Je rumine en marchant quelque endroit du grimoire ?
   7291 Mais non : tu te souviens qu’au village on t’a dit
   7292 Que ton maître est nommé pour coucher par écrit
   7293 Les faits d’un roi plus grand en sagesse, en vaillance,
   7294 Que Charlemagne aidé des douze pairs de France.
   7295 Tu crois qu’il y travaille, et qu’au long de ce mur,
   7296 Peut-être en ce moment il prend Mons et Namur.
   7297 
   7298     Que penserais-tu donc, si l’on t’allait apprendre
   7299 
   7300 Que ce grand chroniqueur des gestes d’Alexandre,
   7301 Aujourd’hui méditant un projet tout nouveau,
   7302 S’agite, se démène, et s’use le cerveau,
   7303 Pour te faire à toi-même en rimes insensées
   7304 Un bizarre portrait de ses folles pensées ?
   7305 Mon maître, dirais-tu, passe pour un docteur ;
   7306 Et parle quelquefois mieux qu’un prédicateur :
   7307 Sous ces arbres pourtant, de si vaines sornettes
   7308 Il n’irait point troubler la paix de ces fauvettes,
   7309 S’il lui fallait toujours, comme moi, s’exercer,
   7310 Labourer, couper, tondre, aplanir, palisser;
   7311 Et, dans l’eau de ces puits sans relâche tirée,
   7312 De ce sable étancher la soif démesurée.
   7313 
   7314     Antoine, de nous deux tu crois donc, je le voi,
   7315 
   7316 Que le plus occupé dans ce jardin, c’est toi ?
   7317 Oh ! que tu changerais d’avis et de langage,
   7318 Si deux jours seulement, libre du jardinage,
   7319 Tout à coup devenu poète et bel esprit,
   7320 Tu t’allais engager à polir un écrit
   7321 Qui dît, sans s’avilir, les plus petites choses ;
   7322 Fît des plus secs chardons des œillets et des roses ;
   7323 Et sût, même aux discours de la rusticité,
   7324 Donner de l’élégance et de la dignité ;
   7325 Un ouvrage, en un mot, qui, juste en tous ses termes
   7326 Sût plaire à d’Aguesseau, sût satisfaire Termes ;
   7327 Sût, dis-je, contenter, en paraissant au jour,
   7328 Ce qu’ont d’esprits plus fins et la ville et la cour !
   7329 Bientôt de ce travail revenu sec et pâle,
   7330 Et le teint plus jauni que de vingt ans de hâle,
   7331 Tu dirais, reprenant ta pelle et ton râteau :
   7332 J’aime mieux mettre encor cent arpents au niveau,
   7333 Que d’aller follement, égaré dans les nues,
   7334 Me lasser à chercher des visions cornues,
   7335 Et, pour lier des mots si mal s’entr’accordants,
   7336 Prendre dans ce jardin la lune avec les dents.
   7337 Approche donc, et viens ; qu’un paresseux t’apprenne,
   7338 Antoine, ce que c’est que fatigue et que peine.
   7339 L’homme ici-bas, toujours inquiet et gêné,
   7340 Est, dans le repos même, au travail condamné.
   7341 La fatigue l’y suit. C’est en vain qu’aux poètes
   7342 Les neuf trompeuses Sœurs dans leurs douces retraites
   7343 Promettent du repos sous leurs ombrages frais :
   7344 Dans ces tranquilles bois pour eux plantés exprès,
   7345 La cadence aussitôt, la rime, la césure,
   7346 La riche expression, la nombreuse mesure,
   7347 Sorcières dont l’amour sait d’abord les charmer,
   7348 De fatigues sans fin viennent les consumer.
   7349 Sans cesse poursuivant ces fugitives fées,
   7350 On voit sous les lauriers haleter les Orphées.
   7351 Leur esprit toutefois se plait dans son tourment,
   7352 Et se fait de sa peine un noble amusement.
   7353 Mais je ne trouve point de fatigue si rude,
   7354 Que l’ennuyeux loisir d’un mortel sans étude,
   7355 Qui jamais ne sortant de sa stupidité,
   7356 Soutient, dans les langueurs de son oisiveté,
   7357 D’une lâche indolence esclave volontaire,
   7358 Le pénible fardeau de n’avoir rien à faire.
   7359 Vainement offusqué de ses pensers épais,
   7360 Loin du trouble et du bruit il croit trouver la paix :
   7361 Dans le calme odieux de sa sombre paresse,
   7362 Tous les honteux plaisirs, enfants de la mollesse,
   7363 Usurpant sur son âme un absolu pouvoir,
   7364 De monstrueux désirs le viennent émouvoir,
   7365 Irritent de ses sens la fureur endormie,
   7366 Et le font le jouet de leur triste infamie.
   7367 Puis sur leurs pas soudain arrivent les remords :
   7368 Et bientôt avec eux tous les fléaux du corps,
   7369 La pierre, la colique et les gouttes cruelles ;
   7370 Guenaud, Rainsant, Brayer, presque aussi tristes qu’elles,
   7371 Chez l’indigne mortel courent tous s’assembler,
   7372 De travaux douloureux le viennent accabler ;
   7373 Sur le duvet d’un lit, théâtre de ses gênes,
   7374 Lui font scier des rocs, lui font fendre des chênes,
   7375 Et le mettent au point d’envier ton emploi.
   7376 Reconnais donc, Antoine, et conclus avec moi
   7377 Que la pauvreté mâle, active et vigilante,
   7378 Est, parmi les travaux, moins lasse et plus contente
   7379 Que la richesse oisive au sein des voluptés.
   7380     Je te vais sur cela prouver deux vérités :
   7381 L’une, que le travail, aux hommes nécessaire,
   7382 Fait leur félicité plutôt que leur misère ;
   7383 Et l’autre, qu’il n’est point de coupable en repos.
   7384 C’est ce qu’il faut ici montrer en peu de mots.
   7385 Suis-moi donc. Mais je vois, sur ce début de prône,
   7386 Que ta bouche déjà s’ouvre large d’une aune,
   7387 Et que, les yeux fermés, tu baisses le menton.
   7388 Ma foi, le plus sûr est de finir ce sermon.
   7389 Aussi bien j’aperçois ces melons qui t’attendent,
   7390 Et ces fleurs qui là-bas entre elles se demandent
   7391 S’il est fête au village, et pour quel saint nouveau
   7392 On les laisse aujourd’hui si longtemps manquer d’eau.
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