plint

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Author: Antoine Amarilli <a3nm@a3nm.net>
Date:   Wed, 26 Dec 2012 10:42:49 +0100

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diff --git a/README b/README @@ -16,6 +16,9 @@ this program (see file "COPYING"). If not, see <http://www.gnu.org/licenses/>. bottle.py is a third-party file, its license is in file LICENSE_bottle. +test/boileau is from Wikisource and test/baudelaire is from Project Gutenberg. +Both of them are in the public domain. + == 1. Features == plint is a tool to check French poetry. Specifically, it validates metric, @@ -66,8 +69,13 @@ along the lines of: poem2html/make_poem.sh poem_file > www/poem.html done +To run plint on test files, you can use test.sh. However, because of known bugs, +some errors will be reported on the test files. + == 4. Related work == * http://pentametron.com/ * http://virga.org/cvf/alexanql.php +* http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/37/73/48/PDF/1.Rythme_et_rime_de_l_alexandrin_classique_-_V_Beaudouin_2000.pdf +* http://www.oulipo.net/docannexe/file/16251/MetreenregleRFLA-Beaudouin200405.pdf diff --git a/test.sh b/test.sh @@ -1 +1,2 @@ +echo "It is normal that some errors occur when running this script" for a in test/*.tpl; do echo "$a"; ./plint.py $a < ${a%.tpl}; done diff --git a/test/bad/metric.tpl b/test/bad/metric.tpl @@ -1 +0,0 @@ -6/6 diff --git a/test/baudelaire b/test/baudelaire @@ -0,0 +1,49 @@ +La sottise, l'erreur, le péché, la lésine, +Occupent nos esprits et travaillent nos corps, +Et nous alimentons nos aimables remords, +Comme les mendiants nourrissent leur vermine. + +Nos péchés sont têtus, nos repentirs sont lâches, +Nous nous faisons payer grassement nos aveux, +Et nous rentrons gaîment dans le chemin bourbeux, +Croyant par de vils pleurs laver toutes nos taches. + +Sur l'oreiller du mal c'est Satan Trismégiste +Qui berce longuement notre esprit enchanté, +Et le riche métal de notre volonté +Est tout vaporisé par ce savant chimiste. + +C'est le Diable qui tient les fils qui nous remuent! +Aux objets répugnants nous trouvons des appas; +Chaque jour vers l'Enfer nous descendons d'un pas, +Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. + +Ainsi qu'un débauché pauvre qui baise et mange +Le sein martyrisé d'une antique catin, +Nous volons,,,, au passage un plaisir clandestin +Que nous pressons bien fort comme une vieille orange. + +Serré, fourmillant, comme un million d'helminthes, +Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons, +Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons +Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes. + +Si le viol, le poison, le poignard, l'incendie, +N'ont pas encor brodé de leurs plaisants desseins +Le canevas banal de nos piteux destins, +C'est que notre âme, hélas! n'est pas assez hardie. + +Mais parmi les chacals, les panthères, les lices, +Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents, +Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants +Dans la ménagerie infâme de nos vices, + +Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde! +Quoiqu'il ne pousse ni grands gestes ni grands cris, +Il ferait volontiers de la terre un débris +Et dans un bâillement avalerait le monde; + +C'est l'Ennui!--L'œil chargé d'un pleur involontaire, +Il rêve d'échafauds en fumant son houka. +Tu le connais, lecteur, ce monstre délicat, +--Hypocrite lecteur,--mon semblable,--mon frère! diff --git a/test/baudelaire.tpl b/test/baudelaire.tpl @@ -1,4 +1,5 @@ -6/6 X A -6/6 x B -6/6 x B -6/6 X A +! diaeresis:permissive +6/6 A:no x +6/6 B:no X +6/6 B:no X +6/6 A:no x diff --git a/test/boileau b/test/boileau @@ -0,0 +1,7396 @@ +Qu'en savantes leçons votre Muse fertile +Partout joigne au plaisant le solide et l'utile. +Un lecteur sage fuit un vain amusement +Et veut mettre à profit son divertissement. + +Que votre âme et vos moeurs, peintes dans vos ouvrages, +N'offrent jamais de vous que de nobles images. +Je ne puis estimer ces dangereux auteurs +Qui de l'honneur, en vers, infâmes déserteurs, + +Je chante les combats, et ce prélat terrible +Qui par ses longs travaux et sa force invincible, +Dans une illustre église exerçant son grand coeur, +Fit placer à la fin un lutrin dans le choeur. +C'est en vain que le chantre, abusant d'un faux titre, +Deux fois l'en fit ôter par les mains du chapitre : +Ce prélat, sur le banc de son rival altier +Deux fois le reportant, l'en couvrit tout entier. +Muse redis-mois donc quelle ardeur de vengeance +De ces hommes sacrés rompit l'intelligence, +Et troubla si longtemps deux célèbres rivaux. +Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots ! +Et toi, fameux héros, dont la sage entremise +De ce schisme naissant débarrassa l'Eglise, +Viens d'un regard heureux animer mon projet, +Et garde-toi de rire en ce grave sujet. +tatatatatata tatata tatatelle : +Paris voyait fleurir son antique chapelle : +Ses chanoines vermeils et brillants de santé +S'engraissaient d'une longue et sainte oisiveté ; +Sans sortir de leurs lits plus doux que des hermines, +Ces pieux fainéants faisaient chanter matines, +Veillaient à bien dîner, et laissaient en leur lieu +A des chantres gagés le soin de louer Dieu : +Quand la Discorde, encor toute noire de crimes, +Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes, +Avec cet air hideux qui fait frémir la Paix, +S'arrêter près d'un arbre au pied de son palais, +Là, d'un oeil attentif contemplant son empire, +A l'aspect du tumulte elle-même s'admire. +Elle y voit par le coche et d'Evreux et du Mans +Accourir à grand flots ses fidèles Normands : +Elle y voit aborder le marquis, la comtesse, +Le bourgeois, le manant, le clergé, la noblesse ; +Et partout des plaideurs les escadrons épars +Faire autour de Thémis flotter ses étendards. +Mais une église seule à ses yeux immobile +Garde au sein du tumulte une assiette tranquille. +Elle seule la brave ; elle seule aux procès +De ses paisibles murs veut défendre l'accès. +La Discorde, à l'aspect d'un calme qui l'offense, +Fait siffler ses serpents, s'excite à la vengeance +Sa bouche se remplit d'un poison odieux, +Et de longs traits de feu lui sortent par les yeux. +Quoi ! dit-elle d'un ton qui fit trembler les vitres, +J'aurai pu jusqu'ici brouiller tous les chapitres, +Diviser Cordeliers, Carmes et Célestins ; +J'aurai fait soutenir un siège aux Augustins : +Et cette église seule, à mes ordres rebelle, +Nourrira dans son sein une paix éternelle ! +Suis-je donc la Discorde ? et, parmi les mortels, +Qui voudra désormais encenser mes autels ? +A ces mots, d'un bonnet couvrant sa tête énorme, +Elle prend d'un vieux chantre et la taille et la forme : +Elle peint de bourgeons son visage guerrier, +Et s'en va de ce pas trouver le trésorier. +Dans le réduit obscur d'une alcôve enfoncée +S'élève un lit de plume à grand frais amassée : +Quatre rideaux pompeux, par un double contour, +En défendent l'entrée à la clarté du jour. +Là, parmi les douceurs d'un tranquille silence, +Règne sur le duvet une heureuse indolence : +C'est là que le prélat, muni d'un déjeuner, +Dormant d'un léger somme, attendait le dîner. +La jeunesse en sa fleur brille sur son visage : +Son menton sur son sein descend à double étage ; +Et son corps ramassé dans sa courte grosseur +Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur. +La déesse en entrant, qui voit la nappe mise, +Admire un si bel ordre, et reconnaît l'Eglise : +Et, marchant à grand pas vers le lieu du repos, +Au prélat sommeillant elle adresse ces mots : +Tu dors, Prélat, tu dors, et là haut à ta place +Le chantre aux yeux du choeur étale son audace, +Chante les orémus, fait des processions, +Et répand à grands flots les bénédictions. +Tu dors ! Attends-tu donc que, sans bulle et sans titre, +Il te ravisse encor le rochet et la mitre ? +Sort de ce lit oiseux qui te tient attaché, +Et renonce au repos, ou bien à l'évêché. +Elle dit, et, du vent de sa bouche profane, +Lui souffle avec ces mots l'ardeur de la chicane. +Le prélat se réveille, et, plein d'émotion, +Lui donne toutefois la bénédiction. +Tel qu'on voit un taureau qu'une guêpe en furie +A piqué dans les flancs aux dépens de sa vie ; +Le superbe animal, agité de tourments, +Exhale sa douleur en longs mugissements ; +Tel le fougueux prélat, que ce songe épouvante, +Querelle en se levant et laquais et servante ; +Et, d'un juste courroux rallumant sa vigueur, +Même avant le dîner, parle d'aller au choeur. +Le prudent Gilotin, son aumônier fidèle, +En vain par ses conseils sagement le rappelle ; +Lui montre le péril ; que midi va sonner ; +Qu'il va faire, s'il sort, refroidir le dîner. +Quelle fureur, dit-il, quel aveugle caprice, +Quand le dîner est prêt, vous appelle à l'office ? +De votre dignité soutenez mieux l'éclat : +Est-ce pour travailler que vous êtes prélat ? +A quoi bon ce dégoût et ce zèle inutile ? +Est-il donc pour jeûner quatre-temps ou vigile ? +reprenez vos esprits et souvenez-vous bien +Qu'un dîner réchauffé ne valut jamais rien. +Ainsi dit Gilotin ; et ce ministre sage +Sur table, au même instant, fit servir le potage. +Le prélat voit la soupe, et plein d'un saint respect, +Demeure quelque temps muet à cet aspect. +Il cède, dîne enfin : mais, toujours plus farouche, +Les morceaux trop hâtés se pressent dans sa bouche. +Gilotin en frémit, et, sortant de fureur, +Chez tous ses partisans va semer la terreur. +On voit courir chez lui leurs troupes éperdues, +Comme l'on voit marcher les bataillons de grues +Quand le Pygmée altier, redoublant ses efforts, +De l'Hèbre ou du Styrmon vient d'occuper les bords. +A l'aspect imprévu de leur foule agréable, +Le prélat radouci veut se lever de table : +La couleur lui renaît, sa voix change de ton ; +Il fait par Gilotin rapporter un jambon. +Lui-même le premier pour honorer la troupe, +D'un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe ; +Il l'avale d'un trait : et chacun l'imitant, +La cruche au large ventre est vide en un instant. +Sitôt que du nectar la troupe est abreuvée, +On dessert : et soudain, la nappe étant levée, +Le prélat, d'une voix conforme à son malheur, +Leur confie en ces mots sa trop juste douleur : +Illustres compagnons de mes longues fatigues, +Qui m'avez soutenu par vos pieuses ligues, +Et par qui, maître enfin d'un chapitre insensé, +Seul à Magnificat je me vois encensé ; +Souffrirez-vous toujours qu'un orgueilleux m'outrage ; +Que le chantre à vos yeux détruise votre ouvrage, +Usurpe tous mes droits, et s'égalant à moi, +Donne à votre lutrin et le ton et la loi ? +Ce matin même encor, ce n'est point un mensonge, +Une divinité me l'a fait voir en songe : +L'insolent s'emparant du fruit de mes travaux, +A prononcé pour moi le Benedicat vos ! +Oui, pour mieux m'égorger, il prend mes propres armes. +Le prélat à ces mots verse un torrent de larmes. +Il veut, mais vainement, poursuivre son discours ; +Ses sanglots redoublés en arrêtent le cours. +Le zélé Gilotin, qui prend part à sa gloire, +Pour lui rendre la voix, fait rapporter à boire : +Quand Sidrae, à qui l'âge allonge le chemin, +Arrive dans la chambre, un bâton à la main, +Ce vieillard dans le choeur a déjà vu quatre âges ; +Il sait de tous les temps les différents usages : +Et son rare savoir, de simple marguillier, +L'éleva par degrés au rang de chevecier. +A l'aspect du prélat qui tombe en défaillance, +Il devine son mal, il se ride, il s'avance ; +Et d'un ton paternel réprimant ses douleurs : +Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et les pleurs, +Prélat ; et pour sauver tes droits et ton empire, +Ecoute seulement ce que le ciel m'inspire. +Vers cet endroit du choeur où le chantre orgueilleux +Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux, +Sur ce rang d'ais serrés qui forment sa clôture +Fut jadis un lutrin d'inégale structure, +Dont les flancs élargis de leur vaste contour +Ombrageaient pleinement tous les lieux d'alentour. +Derrière ce lutrin, ainsi qu'au fond d'un antre, +A peine sur son banc on discernait le chantre : +Tandis qu'à l'autre banc le prélat radieux, +Découvert au grand jour, attirait tous les yeux. +Mais un démon, fatal à cette ample machine, +Soit qu'une main la nuit eût hâté sa ruine, +Soit qu'ainsi de tout temps l'ordonnât le destin, +Fit tomber à nos yeux le pupitre un matin. +J'eus beau prendre le ciel et le chantre à partie, +Il fallut l'emporter dans notre sacristie, +Où depuis trente hivers, sans gloire enseveli, +Il languit tout poudreux dans un honteux oubli. +Entends-moi donc, Prélat. Dès que l'ombre tranquille +Viendra d'un crêpe noir envelopper la ville, +Il faut que trois de nous, sans tumulte et sans bruit, +Partent, à la faveur de la naissante nuit, +Et du lutrin rompu réunissant la masse, +Aillent d'un zèle adroit le remettre en sa place. +Si le chantre demain ose le renverser, +Alors de cent arrêts tu peux le terrasser. +Pour soutenir tes droits, que le ciel autorise, +Abyme tout plutôt : c'est l'esprit de l'Eglise ; +C'est par là qu'un prélat signale sa vigueur. +Ne borne pas ta gloire à prier dans un choeur : +Ces vertus dans Aleth peuvent être en usage ; +Mais dans Paris, plaidons ; c'est là notre partage. +Tes bénédictions, dans le trouble croissant, +Tu pourras les répandre et par vingt et par cent ; +Et, pour braver le chantre en son orgueil extrême, +Les répandre à ses yeux, et le bénir lui-même. +Ce discours aussitôt frappe tous les esprits ; +Et le prélat charmé l'approuve par des cris. +Il veut que, sur-le-champ, dans la troupe on choisisse +Les trois que Dieu destine à ce pieux office : +Mais chacun prétend part à cet illustre emploi. +Le sort, dit le prélat, vous servira de loi. +Que l'on tire au billet ceux que l'on doit élire. +Il dit, on obéit, on se presse d'écrire. +Aussitôt trente noms, sur le papier tracés, +Sont au fond d'un bonnet par billets entassés. +Pour tirer ces billets avec moins d'artifice, +Guillaume, enfant de choeur, prête sa main novice : +Son front nouveau tondu, symbole de candeur, +Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur. +Cependant le prélat, l'oeil au ciel, la main nue, +Bénit trois fois les noms, et trois fois les remue. +Il tourne le bonnet : l'enfant tire et Brontin +Est le premier des noms qu'apporte le destin. +Le prélat en conçoit un favorable augure +Et ce nom dans la troupe excite un doux murmure. +On se tait ; et bientôt on voit paraître au jour +Le nom, le fameux nom du perruquier l'Amour. +Ce nouvel Adonis, à la blonde crinière, +Est l'unique souci d'Anne sa perruquière : +Ils s'adorent l'un l'autre ; et ce couple charmant +S'unit longtemps, dit-on, avant le sacrement ; +Mais, depuis trois moissons, à leur saint assemblage +L'official a joint le nom de mariage. +Ce perruquier superbe est l'effroi du quartier, +Et son courage est peint sur son visage altier. +Un des noms reste encore et le prélat par grâce +Une dernière fois les brouille et les ressasse. +Chacun croit que son nom est le dernier des trois. +Mais que ne dis-tu point, ô puissant porte-croix, +Boirude, sacristain, cher appui de ton maître, +Lorsqu'aux yeux du prélat tu vis ton nom paraître ! +On dit que ton front jaune, et ton teint sans couleur, +perdit en ce moment son antique pâleur ; +Et que ton corps goutteux, plein d'une ardeur guerrière, +Pour sauter au plancher fit deux pas en arrière. +Chacun bénit tout haut l'arbitre des humains, +Qui remet leur bon droit en de si bonnes mains. +Aussitôt on se lève ; et l'assemblée en foule, +Avec un bruit confus, par les portes s'écoule. +Le prélat resté seul calme un peu son dépit, +Et jusques au souper se couche et s'assoupit. +Cependant cet oiseau qui prône les merveilles, +Ce monstre composé de bouches et d'oreilles, +Qui, sans cesse volant de climats en climats, +Dit partout ce qu'il sait et ce qu'il ne sait pas ; +La Renommée enfin, cette prompte courrière, +Va d'un mortel effroi glacer la perruquière ; +Lui dit que son époux, d'un faux zèle conduit, +Pour placer un lutrin doit veiller cette nuit. +A ce triste récit, tremblante, désolée, +Elle accourt, l'oeil en feu, la tête échevelée, +Et trop sûre d'un mal qu'on pense lui celer : +Oses-tu bien encor, traître, dissimuler ? +Dit-elle : et ni la foi que ta main m'a donnée, +Ni nos embrassements qu'a suivis l'hyménée, +Ni ton épouse enfin toute prête à périr, +Ne sauraient donc t'ôter cette ardeur de courir ? +Perfide ! si du moins, à ton devoir fidèle, +Tu veillais pour orner quelque tête nouvelle ! +L'espoir d'un juste gain consolant ma langueur +Pourrait de ton absence adoucir la longueur. +Mais quel zèle indiscret, quelle aveugle entreprise +Arme aujourd'hui ton bras en faveur d'une église ? +Où vas-tu cher époux, est-ce que tu me fuis ? +As-tu donc oublié tant de si douces nuits ? +Quoi ! d'un oeil sans pitié vois-tu couler mes larmes ? +Au nom de nos baisers jadis si plein de charmes, +Si mon coeur, de tout temps facile à tes désirs, +N'a jamais d'un moment différé tes plaisirs ; +Si pour te prodiguer mes plus tendres caresses, +Je n'ai point exigé ni serments, ni promesses ; +Si toi seul à mon lit enfin eus toujours part ; +Diffère au moins d'un jour ce funeste départ . +En achevant ces mots cette amante enflammée +Sur un placet voisin tombe demi-pâmée. +Son époux s'en émeut, et son coeur éperdu +Entre deux passions demeure suspendu ; +Mais enfin rappelant son audace première : +Ma femme, lui dit-il d'une voix douce et fière, +Je ne veux point nier les solides bienfaits +Dont ton amour prodigue a comblé mes souhaits, +Et le Rhin de ses flots ira grossir la Loire +Avant que tes faveurs sortent de ma mémoire ; +Mais ne présume pas qu'en te donnant ma foi +L'hymen m'ait pour jamais asservi sous ta loi. +Si le ciel en mes mains eût mis ma destinée, +Nous aurions fui tous deux le joug de l'hyménée ; +Et, sans nous opposer ces devoirs prétendus, +Nous goûterions encor des plaisirs défendus. +Cesse donc à mes yeux d'étaler un vain titre : +Ne m'ôte pas l'honneur d'élever un pupitre, +Et toi-même, donnant un frein à tes désirs, +Raffermis la vertu qu'ébranlent tes soupirs. +Que te dirai-je enfin ? C'est le ciel qui m'appelle, +Une église, un prélat m'engage en sa querelle, +Il faut partir : j'y cours. Dissipe tes douleurs , +Et ne me trouble plus par ces indignes pleurs. +Il la quitte à ces mots. Son amante effarée +Demeure le teint pâle, et la vue égarée : +La force l'abandonne ; et sa bouche, trois fois +Voulant le rappeler, ne trouve plus de voix. +Elle fuit, et de pleurs inondant son visage, +Seule pour s'enfermer vole au cinquième étage. +Mais d'un bouge prochain accourant à ce bruit, +Sa servante Alizon la rattrape et la suit. +Les ombres cependant, sur la ville épandues, +Du faîte des maisons descendent dans les rues . +Le souper hors du coeur chasse les chapelains, +Et de chantres buvant les cabarets sont pleins. +Le redouté Brontin, que son devoir éveille, +Sort à l'instant, chargé d'une triple bouteille, +D'un vin dont Gilotin, qui savait tout prévoir, +Au sortir du conseil eut soin de le pourvoir. +L'odeur d'un jus si doux lui rend la faim moins rude. +Il est bientôt suivi du sacristain Boirude ; +Et tous deux, de ce pas, s'en vont avec chaleur +Du trop lent perruquier réveiller la valeur. +Partons, lui dit Brontin : déjà le jour plus sombre, +Dans les eaux s'éteignant, va faire place à l'ombre. +D'où vient ce noir chagrin que je lis dans tes yeux ? +Quoi ? le pardon sonnant te retrouve en ces lieux ! +Où donc est ce grand coeur dont tantôt l'allégresse +Semblait du jour trop long accuser la paresse ? +Marche, et suis nous du moins où l'honneur nous attend. +Le perruquier honteux rougit en l'écoutant. +Aussitôt de longs clous il prend une poignée : +Sur son épaule il charge une lourde cognée ; +Et derrière son dos, qui tremble sous le poids, +Il attache une scie en forme de carquois : +Il sort au même instant, il se met à leur tête. +A suivre ce grand chef l'un et l'autre s'apprête : +Leur coeur semble allumé d'un zèle tout nouveau ; +Brontin tient un maillet ; et Boirude un marteau. +La lune, qui du ciel voit leur démarche altière, +Retire en leur faveur sa paisible lumière. +La Discorde en sourit, et, les suivant des yeux, +De joie, en les voyant, pousse un cri dans les cieux. +L'air, qui gémit du cri de l'horrible déesse, +Va jusque dans Citeaux réveiller la Mollesse. +C'est là qu'en un dortoir elle fait son séjour : +Les Plaisirs nonchalants folâtrent à l'entour ; +L'un pétrit dans un coin l'embonpoint des chanoines ; +L'autre broie en riant le vermillon des moines : +La Volupté la sert avec des yeux dévots, +Et toujours le Sommeil lui verse des pavots. +Ce soir, plus que jamais, en vain il les redouble. +La Mollesse à ce bruit se réveille, se trouble : +Quand la Nuit, qui déjà va tout envelopper, +D'un funeste récit vient encor la frapper ; +Lui conte du prélat l'entreprise nouvelle : +Aux pieds des murs sacrés d'une sainte chapelle, +Elle a vu trois guerriers, ennemis de la paix, +Marcher à la faveur de ses voiles épais. +La Discorde en ces lieux menace de s'accraître : +Demain avec l'aurore un lutrin va paraître, +Qui doit y soulever un peuple de mutins : +Ainsi le ciel l'écrit au livre des destins. +A ce triste discours, qu'un long soupir achève, +La Mollesse, en pleurant, sur un bras se relève, +Ouvre un oeil languissant, et, d'une faible voix, +Laisse tomber ces mots qu'elle interrompt vingt fois : +O Nuit ! que m'as-tu dit ? quel démon sur la terre +Souffle dans tous les coeurs la fatigue et la guerre ? +Hélas ! qu'est devenu ce temps, cet heureux temps, +Où les rois s'honoraient du nom de fainéants, +S'endormaient sur le trône, et me servant sans honte +Laissaient leur sceptre aux mains ou d'un maire ou d'un comte ! +Aucun soin n'approchait de leur paisible cour : +On reposait la nuit, on dormait tout le jour. +Seulement au printemps, quand Flore dans les plaines +Faisait taire des vents les bruyantes haleines, +Quatre boeufs attelés, d'un pas tranquille et lent, +Promenaient dans Paris le monarque indolent. +Ce doux siècle n'est plus. Le ciel impitoyable +A placé sur le trône un prince infatigable. +Il brave mes douceurs, il est sourd à ma voix : +Tous les jours il m'éveille au bruit de ses exploits. +Rien ne peut arrêter sa vigilante audace : +L'été n'a point de feux, l'hiver n'a point de glace. +J'entends à son seul nom tous mes sujets frémir +En vain deux fois la paix a voulu l'endormir ; +Loin de moi son courage, entraîné par la gloire, +Ne se plaît qu'à courir de victoire en victoire. +Je me fatiguerais de te tracer le cours +Des outrages cruels qu'il me fait tous les jours. +Je croyais, loin des lieux où ce prince m'exile, +Que l'Eglise du moins m'assurait un asile. +Mais qu'en vain j'espérais y régner sans effroi : +Moines, abbés prieurs, tout s'arme contre moi. +Par mon exil honteux la Trappe est ennoblie ; +J'ai vu dans Saint Denys la réforme établie ; +La Carme, le Feuillant, s'endurcit aux travaux ; +Et la règle déjà se remet dans Clairvaux. +Citeaux dormait encor, et la sainte Chapelle +Conservait du vieux temps l'oisiveté fidèle : +Et voici qu'un lutrin, prêt à tout renverser, +D'un séjour si chéri vient encor me chasser ! +O toi, de mon repos, compagne aimable et sombre, +A de si noirs forfaits prêteras-tu ton ombre ? +Ah ! Nuit, si tant de fois, dans les bras de l'amour, +Je t'admis aux plaisirs que je cachais au jour, +Du moins ne permets pas... La Mollesse oppressée +Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée ; +Et, lasse de parler, succombant sous l'effort, +Soupire, étend les bras, ferme l'oeil et s'endort. +Mais la nuit aussitôt de ses ailes affreuses +Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses, +Revole vers Paris, et, hâtant son retour, +Déjà de Mont-Lhéri voit la fameuse tour. +Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue, +Sur la cime d'un roc s'allongent dans la nue, +Et présentant de loin leur objet ennuyeux, +Du passant qui le fuit semblent suivre ses yeux. +Mille oiseaux effrayants, mille corbeaux funèbres, +De ces murs désertés habitent les ténèbres. +Là, depuis trente hivers, un hibou retiré +Trouvait contre le jour un refuge assuré. +Des désastres fameux ce messager fidèle +Sait toujours des malheurs la première nouvelle, +Et, tout prêt d'en semer le présage odieux, +Il attendait la nuit dans ces sauvages lieux. +Aux cris qu'à son abord vers le ciel il envoie, +Il rend tous ses voisins attristés de sa joie. +La plaintive Progné de douleur en frémit ; +Et, dans les bois prochains, Philomène en gémit. +Suis-moi, lui dit la Nuit. L'oiseau plein d'allégresse +Reconnaît à ce ton la voix de sa maîtresse. +Il la suit : et tous deux, d'un cours précipité, +De Paris à l'instant abordent la cité ; +Là, s'élançant d'un vol que le vent favorise, +Ils montent au sommet de la fatale église. +La Nuit baisse la vue, et, du haut du clocher, +Observe les guerriers, les regarde marcher. +Elle voit le barbier qui, d'une main légère, +Tient un verre de vin qui rit dans la fougère ; +Et chacun, tour à tour s'inondant de ce jus, +Célébrer, en riant, Gilotin et Bacchus. +Ils triomphent, dit-elle, et leur âme abusée +Se promet dans mon ombre une victoire aisée : +Mais allons ; il est temps qu'il connaissent la Nuit. +A ces mots, regardant le hibou qui la suit, +Elle perce les murs de la voûte sacrée ; +Jusqu'à la sacristie elle s'ouvre une entrée +Et, dans le ventre creux du pupitre fatal, +Va placer de ce pas le sinistre animal. +Mais les trois champions, pleins de vin et d'audace, +Du palais cependant passent la grande place ; +Et, suivant de Bacchus les auspices sacrés, +De l'auguste chapelle ils montent les degrés. +Ils atteignaient déjà le superbe portique +Où Ribou le libraire, au fond de sa boutique, +Sous vingt fidèles clefs, garde et tient en dépôt +L'amas toujours entier des écrits de Haynaut : +Quand Boirude, qui voit que le péril approche, +Les arrête, et, tirant un fusil de sa poche, +Des veines d'un caillou, qu'il frappe au même instant, +Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant ; +Et bientôt, au brasier d'une mèche enflammée, +Montre, à l'aide du soufre, une cire allumée. +Cet astre tremblotant, dont le jour les conduit, +Est pour eux un soleil au milieu de la nuit. +Le temple à sa faveur est ouvert par Boirude : +Ils passent de la nef la vaste solitude, +Et dans la sacristie entrant, non sans terreur, +En percent jusqu'au fond la ténébreuse horreur. +C'est là que du lutrin gît la machine énorme : +La troupe quelque temps en admire la forme. +Mais le barbier, qui tient les moments précieux : +Ce spectacle n'est pas pour amuser nos yeux, +Dit-il : ce temps est cher, portons-le dans le temple : +C'est là qu'il faut demain qu'un prélat le contemple. +Et d'un bras, à ces mots, qui peut tout ébranler, +Lui-même, se courbant, s'apprête à le rouler. +Mais à peine il y touche, ô prodige incroyable ! +Que du pupitre sort une voix effroyable. +Brontin en est ému, le sacristain pâlit ; +Le perruquier commence à regretter son lit. +Dans son hardi projet toutefois il s'obstine ; +Lorsque des flanc poudreux de la vaste machine +L'oiseau sort en courroux, et, d'un cri menaçant, +Achève d'étonner le barbier frémissant : +De ses ailes dans l'air secouant la poussière, +Dans la main de Boirude il éteint la lumière. +Les guerriers à ce coup demeurent confondus ; +Ils regagnent la nef, de frayeur éperdus : +Sous leurs corps tremblotants leurs genoux s'affaiblissent, +D'une subite horreur leurs cheveux se hérissent ; +Et bientôt, au travers des ombres de la nuit, +Le timide escadron se dissipe et s'enfuit. +Ainsi lorsqu'en un coin, qui leur tient lieu d'asile, +D'écoliers libertins une troupe indocile, +Loin des yeux d'un préfet au travail assidu +Va tenir quelquefois un brelan défendu : +Si du vaillant Argas la figure effrayante +Dans l'ardeur du plaisir à leurs yeux se présente, +Le jeu cesse à l'instant, l'asile est déserté, +Et tout fuit à grand pas le tyran redouté. +La Discorde, qui voit leur honteuse disgrâce, +Dans les airs, cependant tonne, éclate, menace, +Et, malgré la frayeur dont leurs coeurs sont glacés, +S'apprête à réunir ses soldats dispersés. +Aussitôt de Sidrac elle emprunte l'image : +Elle ride son front, allonge son visage, +Sur un bâton noueux laisse courber son corps, +Dont la chicane semble animer les ressorts ; +Prend un cierge en sa main, et d'une voix cassée, +Vient ainsi gourmander la troupe terrassée. +Lâches, où fuyez-vous ? quelle peur vous abat ? +Aux cris du vil oiseau vous cédez sans combat ? +Où sont ces beaux discours jadis si pleins d'audace ? +Craignez-vous d'un hibou l'impuissante grimace ? +Que feriez-vous, hélas, si quelque exploit nouveau +Chaque jour, comme moi, vous traînait au barreau ; +S'il fallait, sans amis, briguant une audience, +D'un magistrat glacé soutenir la présence, +Ou, d'un nouveau procès, hardi solliciteur, +Aborder sans argent un clerc de rapporteur ? +Croyez-moi, mes enfants, je vous parle à bon titre : +J'ai moi seul autrefois plaidé tout un chapitre ; +Et le barreau n'a point de monstres si hagards, +Dont mon oeil n'ait cent fois soutenu les regards. +Tous les jours sans trembler j'assiégeais leurs passages. +L'Eglise était alors fertile en grands courages : +Le moindre d'entre nous, sans argent, sans appui, +Eût plaidé le prélat, et le chantre avec lui. +Le monde, de qui l'âge avance les ruines, +Ne peut plus enfanter de ces âmes divines : +Mais que vos coeurs, du moins, imitant leurs vertus, +De l'aspect d'un hibou ne soient pas abattus. +Songez quel déshonneur va souiller votre gloire, +Quand le chantre demain entendra sa victoire. +Vous verrez tous les jours le chanoine insolent, +Au seul mot de hibou, vous sourire en parlant. +Votre âme, à ce penser, de colère murmure : +Allez donc de ce pas en prévenir l'injure ; +Méritez les lauriers qui vous sont réservés, +Et ressouvenez-vous quel prélat vous servez. +Mais déjà la fureur dans vos yeux étincelle. +Marchez, courez, volez où l'honneur vous appelle. +Que le prélat, surpris d'un changement si prompt, +Apprenne la vengeance aussitôt que l'affront. +En achevant ces mots, la déesse guerrière +De son pied trace en l'air un sillon de lumière ; +rend aux trois champions leur intrépidité, +Et les laisse tout pleins de sa divinité. +C'est ainsi, grand Condé, qu'en ce combat célèbre, +Où ton bras fit trembler le Rhin, l'Escaut et l'Ebre, +Lorsqu'aux plaines de Lens nos bataillons poussés +Furent presque à tes yeux ouverts ou renversés, +Ta valeur, arrêtant les troupes fugitives, +Rallia d'un regard leurs cohortes craintives ; +Répandit dans leurs rangs ton esprit belliqueux, +Et força la victoire à te suivre avec eux. +La colère à l'instant succédant à la crainte, +Ils rallument le feu de leur bougie éteinte : +Ils rentrent ; l'oiseau sort : l'escadron raffermi +Rit du honteux départ d'un si faible ennemi. +Aussitôt dans le choeur la machine emportée +Est sur le banc du chantre à grand bruit remontée. +Ses ais demi-pourris, que l'âge a relâchés, +Sont à coups de maillet unis et rapprochés. +Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent, +Les murs en sont émus, les voûtes en mugissent. +Et l'orgue même en pousse un long gémissement. +Que fais-tu, chantre, hélas ! dans ce triste moment ? +Tu dors d'un profond somme, et ton coeur sans alarmes +Ne sait pas qu'on bâtit l'instrument de tes larmes ! +Oh ! que si quelque bruit, par un heureux réveil, +T'annonçait du lutrin le funeste appareil ; +Avant que de souffrir qu'on en posât la masse, +Tu viendrais en apôtre expirer dans ta place ; +Et, martyr glorieux d'un point d'honneur nouveau +Offrir ton corps aux clous et ta tête au marteau. +Mais déjà sur ton banc la machine enclavée +Est, durant ton sommeil, à ta honte élevée. +Le sacristain achève en deux coups de rabot ; +Et le pupitre enfin tourne sur son pivot. +Les cloches, dans les airs, de leurs voix argentines, +Appelaient à grand bruit les chantres à matines ; +Quand leur chef, agité d'un sommeil effrayant, +Encor tout en sueur se réveille en criant. +Aux élans redoublés de sa voix douloureuse, +Tous ses valets tremblants quittent la plume oiseuse ; +Le vigilant Girot court à lui le premier : +C'est d'un maître si saint le plus digne officier ; +La porte dans le choeur à sa garde est commise : +Valet souple au logis, fier huissier à l'église. +Quel chagrin, lui dit-il, trouble votre sommeil ? +Quoi ! voulez-vous au choeur prévenir le soleil ? +Ah ! dormez, et laissez à des chantres vulgaires +Le soin d'aller sitôt mériter leurs salaires. +Ami, lui dit le chantre encor pâle d'horreur, +N'insulte point, de grâce, à ma juste terreur : +Mêle plutôt ici tes soupirs à mes plaintes, +Et tremble en écoutant le sujet de mes craintes. +Pour la seconde fois un sommeil grâcieux +Avait sous ses pavots appesanti mes yeux ; +Quand, l'esprit enivré d'une douce fumée, +J'ai cru remplir au choeur ma place accoutumée. +Là, triomphant aux yeux des chantres impuissants, +Je bénissais le peuple, et j'avalais l'encens ; +Lorsque du fond caché de notre sacristie +Une épaisse nuée à longs flots est sortie, +Qui, s'ouvrant à mes yeux, dans un bleuâtre éclat +M'a fait voir un serpent conduit par le prélat. +Du corps de ce dragon, plein de soufre et de nitre, +Une tête sortait en forme de pupitre, +Dont le triangle affreux, tout hérissé de crins, +Surpassait en grosseur nos plus épais lutrins. +Animé par son guide, en sifflant il s'avance : +Contre moi sur mon banc je le vois qui s'élance. +J'ai crié, mais en vain : et, fuyant sa fureur, +Je me suis réveillé plein de trouble et d'horreur. +Le chantre, s'arrêtant à cet endroit funeste, +A ses yeux effrayés laisse dire le reste. +Girot en vain l'assure, et, riant de sa peur, +Nomme sa vision l'effet d'une vapeur : +Le désolé vieillard, qui hait la raillerie, +Lui défend de parler, sort du lit en furie. +On apporte à l'instant ses somptueux habits, +Où sur l'ouate molle éclata le tabis. +D'une longue soutane il endosse la moire, +Prend ses gants violets, les marques de sa gloire ; +Et saisit, en pleurant, ce rochet qu'autrefois +Le prélat trop jaloux lui rogna de trois doigts. +Aussitôt d'un bonnet ornant sa tête grise, +Déjà l'aumuce en main il marche vers l'église, +Et, hâtant de ses ans l'importune langueur, +Court, vole, et, le premier, arrive dans le choeur. +O toi qui, sur ces bords qu'une eau dormante mouille +Vit combattre autrefois le rat et la grenouille ; +Qui, par les traits hardis d'un bizarre pinceau, +Mit l'Italie en feu pour la perte d'un seau ; +Muse, prête à ma bouche une voix plus sauvage, +Pour chanter le dépit, la colère, la rage, +Que le chantre sentit allumer dans son sang +A l'aspect du pupitre élevé sur son banc. +D'abord pâle et muet, de colère immobile, +A force de douleur, il demeura tranquille ; +Mais sa voix s'échappant au travers des sanglots +Dans sa bouche à la fin fit passage à ces mots : +La voilà donc, Girot, cette hydre épouvantable +Que m'a fait voir un songe, hélas ! trop véritable ! +Je le vois ce dragon tout prêt à m'égorger, +Ce pupitre fatal qui me doit ombrager ! +Prélat, que t'ai-je fait ? quelle rage envieuse +Rend pour me tourmenter ton âme ingénieuse ? +Quoi ! même dans ton lit, cruel, entre deux draps, +Ta profane fureur ne se repose pas ! +O ciel ! quoi ! sur mon banc une honteuse masse +Désormais me va faire un cachot de ma place ! +Inconnu dans l'église, ignoré dans ce lieu, +Je ne pourrai donc plus être vu que de Dieu ! +Ah ! plutôt qu'un moment cet affront m'obscurcisse, +Renonçons à l'autel, abandonnons l'office ; +Et, sans lasser le ciel par de chants superflus, +Ne voyons plus un choeur où l'on ne nous voit plus. +Sortons... Mais cependant mon ennemi tranquille +Jouira sur son banc de ma rage inutile, +Et verra dans le choeur le pupitre exhaussé +Tourner sur le pivot où sa main l'a placé ! +Non, s'il n'est abattu, je ne saurais plus vivre. +A moi, Girot, je veux que mon bras l'en délivre. +Périssons s'il le faut, mais de ses ais brisés +Entraînons, en mourant, les restes divisés. +A ces mots, d'une main par la rage affermie, +Il saisissait déjà la machine ennemie. +Lorsqu'en ce sacré lieu, par un heureux hasard, +Entre Jean le choriste, et le sonneur Girard +Deux Manseaux renommés, en qui l'expérience +Pour les procès est jointe à la vaste science. +L'un et l'autre aussitôt prend part à son affront. +Toutefois condamnant un mouvement trop prompt +Du lutrin, disent-ils, abattons la machine : +Mais ne nous chargeons pas tous seuls de sa ruine ; +Et que tantôt, aux yeux du chapitre assemblé, +Il soit sous trente mains en plein jour accablé. +Ces mots des mains du chantre arrachent le pupitre. +J'y consens, leur dit-il ; assemblons le chapitre. +Allez donc de ce pas, par de saints hurlements, +Vous-mêmes appeler les chanoines dormants. +Partez. Mais ce discours les surprend et les glace. +Nous ! qu'en ce vain projet, pleins d'une folle audace, +Nous allions, dit Girard, la nuit nous engager ! +De notre complaisance osez-vous l'exiger ? +Hé ! seigneur ! quand nos cris pourraient, du fond des rues, +De leurs appartements percer les avenues, +Réveiller ces valets autour d'eux étendus, +De leurs sacrés repos ministres assidus, +Et pénétrer des lits aux bruits inaccessibles ; +Pensez-vous, au moment que les ombres paisibles +A ces lits enchanteurs ont su les attacher. +Que la voix d'un mortel les en puisse arracher ? +Deux chantres feront-ils, dans l'ardeur de vous plaire, +Ce que depuis trente ans six cloches n'ont pu faire ? +Ah ! je vois bien où tend tout ce discours trompeur, +Reprend le chaud vieillard : le prélat vous fait peur. +Je vous ai vus cent fois, sous sa main bénissante, +Courber servilement une épaule tremblante. +Hé bien ! allez ; sous lui fléchissez les genoux : +Je saurai réveiller les chanoines sans vous. +Viens, Girot, seul ami qui me reste fidèle : +Prenons du saint jeudi la bruyante crécelle. +Suis-moi. Qu'à son lever le soleil aujourd'hui +trouve tout le chapitre éveillé devant lui. +Il dit. Du fond poudreux d'une armoire sacrée +Par les mains de Girot la crécelle est tirée. +Ils sortent à l'instant, et, par d'heureux efforts, +Du lugubre instrument font crier les ressorts. +Pour augmenter l'effroi, la Discorde infernale +Monte dans le palais, entre dans la grand'salle, +Et, du fond de cet antre, au travers de la nuit, +Fait sortir le démon du tumulte et du bruit. +Le quartier alarmé n'a plus d'yeux qui sommeillent ; +Déjà de toutes parts les chanoines s'éveillent +L'on croit que le tonnerre est tombé sur les toits, +Et que l'église brûle une seconde fois ; +L'autre, encor agité de vapeurs plus funèbres, +Pense être au jeudi saint, croit que l'on dit ténèbres, +Et déjà tout confus, tenant midi sonné, +En soi-même frémit de n'avoir point dîné. +Ainsi, lorsque tout prêt à briser cent murailles +Louis, la foudre en main abandonnant Versailles, +Au retour du soleil et des zéphyrs nouveaux, +Fait dans les champs de Mars déployer les drapeaux ; +Au seul bruit répandu de sa marche étonnante, +Le Danube s'émeut, le Tage s'épouvante, +Bruxelle attend le coup qui la doit foudroyer, +Et le Batave encore est prêt à se noyer. +Mais en vain dans leurs lits un juste effroi les presse : +Aucun ne laisse encor la plume enchanteresse. +Pour les en arracher Girot s'inquiétant +Va crier qu'au chapitre un repas les attend. +Ce mot, dans tous les coeurs répand la vigilance. +Tout s'ébranle, tout sort, tout marche en diligence. +Ils courent au chapitre, et chacun se pressant +Flatte d'un doux espoir son appétit naissant. +Mais, ô d'un déjeuner vaine et frivole attente ! +A peine ils sont assis, que, d'une voix dolente, +Le chantre désolé, lamentant son malheur, +Fait mourir l'appétit et naître la douleur. +Le seul chanoine Evrard, d'abstinence incapable, +Ose encor proposer qu'on apporte la table. +Mais il a beau presser, aucun ne lui répond : +Quand le premier rompant ce silence profond, +Alain tousse et se lève ; Alain, ce savant homme, +Qui de Bauny vingt fois a lu toute la somme, +Qui possède Abéli, qui sait tout Raconis, +Et même entend, dit-on, le latin d'A-Kempis. +N'en doutez point, leur dit ce savant canoniste, +Ce coup part, j'en suis sûr, d'une main janséniste. +Mes yeux en sont témoins : j'ai vu moi-même hier +Entrer chez le prélat le chapelain Garnier. +Arnaud, cet hérétique ardent à nous détruire, +Par ce ministre adroit tente de le séduire : +Sans doute il aura lu dans son saint Augustin +Qu'autrefois saint Louis érigea ce lutrin ; +Il va nous inonder des torrents de sa plume. +Il faut, pour lui répondre, ouvrir plus d'un volume. +Consultons sur ce point quelque auteur signalé ; +Voyons si des lutrins Bauny n'a point parlé +Etudions enfin, il en est temps encore ; +Et, pour ce grand projet, tantôt dès que l'aurore +Rallumera le jour dans l'onde enseveli, +Que chacun prenne en main le moelleux Abéli. +Ce conseil imprévu de nouveau les étonne : +Surtout le gras Evrard d'épouvante en frissonne. +Moi, dit-il, qu'à mon âge, écolier tout nouveau, +J'aille pour un lutrin me troubler le cerveau ! +O le plaisant conseil ! Non, non, songeons à vivre : +Va maigrir, si tu veux, et sécher sur un livre. +Pour moi, je lis la bible autant que l'alcoran : +Je sais ce qu'un fermier nous doit rendre par an ; +Sur quelle vigne à Reims nous avons hypothèque : +Vingt muids rangés chez moi font ma bibliothèque. +En plaçant un pupitre on croit nous rabaisser : +Mon bras seul sans latin saura le renverser. +Que m'importe qu'Arnaud me condamne ou m'approuve ? +J'abats ce qui me nuit partout où je le trouve : +C'est là mon sentiments. A quoi bon tant d'apprêts ? +Du reste déjeûnons, messieurs, et buvons frais. +Ce discours, que soutient l'embonpoint du visage, +Rétablit l'appétit, réchauffe le courage. +Mais le chantre surtout en paraît rassuré, +Oui, dit-il, le pupitre a déjà trop duré. +Allons sur sa ruine assurer ma vengeance : +Donnons à ce grand oeuvre une heure d'abstinence, +Et qu'au retour tantôt un ample déjeûner +Longtemps nous tienne à table, et s'unisse au dîner. +Aussitôt il se lève, et la troupe fidèle +Par ces mots attirants sent redoubler son zèle. +Ils marchent droit au coeur d'un pas audacieux. +Et bientôt le lutrin se fait voir à leurs yeux. +A ce terrible objet aucun d'eux ne consulte, +Sur l'ennemi commun ils fondent en tumulte, +Ils sapent le pivot, qui se défend en vain ; +Chacun sur lui d'un coup veut honorer sa main. +Enfin sous tant d'efforts la machine succombe, +Et son corps entr'ouvert chancelle, éclate et tombe : +Tel sur les monts glacés des farouches Gélons +Tombe un chêne battu des voisins aquilons ; +Ou tel, abandonné de ses poutres usées, +Fond enfin un vieux toit sous ses tuiles brisées. +La masse est emportée, et ses ais arrachés +Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés. +L'Aurore cependant, d'un juste effroi troublée, +Des chanoines levés voit la troupe assemblée, +Et contemple longtemps, avec des yeux confus, +Ces visages fleuris qu'elle n'a jamais vus. +Chez Sidrac aussitôt Brontin d'un pied fidèle +Du pupitre abattu va porter la nouvelle. +Le vieillard de ses soins bénit l'heureux succès, +Et sur le bois détruit bâtit mille procès. +L'espoir d'un doux tumulte échauffant son courage, +Il ne sent plus le poids ni les glaces de l'âge ; +Et chez le trésorier, de ce pas, à grand bruit, +Vient éclater au jour les crimes de la nuit. +Au récit imprévu de l'horrible insolence, +Le prélat hors du lit impétueux s'élance +Vainement d'un breuvage à deux mains apporté +Gilotin avant tout le veut voir humecté : +Il veut partir à jeun. Il se peigne, il s'apprête ; +L'ivoire trop hâté deux fois rompt sur sa tête, +Et deux fois de sa main le buis tombe en morceaux ; +Tel Hercule filant rompait tous les fuseaux, +Il sort demi-paré. Mais déjà sur sa porte +Il voit de saints guerriers une ardente cohorte, +Qui tous, remplis pour lui d'une égale vigueur, +Sont prêts, pour le servir, à déserter le choeur. +Mais le vieillard condamne un projet inutile. +Nos destins sont, dit-il, écrits chez la Sibylle : +Son antre n'est pas loin ; allons la consulter, +Et subissons la loi qu'elle nous va dicter. +Il dit : à ce conseil, où la raison domine, +Sur ses pas au barreau la troupe s'achemine, +Et bientôt dans le temple, entend, non sans frémir, +De l'antre redouté les soupiraux gémir. +Entre ces vieux appuis dont l'affreuse grand'salle +Soutient l'énorme poids de sa voûte infernale, +Est un pilier fameux, des plaideurs respecté, +Et toujours de Normands à midi fréquenté. +Là, sur des tas poudreux de sacs et de pratique, +Hurle tous les matins une Sibylle étique : +On l'appelle Chicane ; et ce monstre odieux +Jamais pour l'équité n'eut d'oreilles ni d'yeux. +La Disette au teint blême, et la triste Famine, +Les Chagrins dévorants, et l'infâme Ruine, +Enfants infortunés de ses raffinements, +Troublent l'air d'alentour de longs gémissements. +Sans cesse feuilletant les lois et la coutume, +Pour consumer autrui, le monstre se consume ; +Et, dévorant maison, palais, châteaux entiers, +Rend pour des monceaux d'or de vains tas de papiers. +Sous le coupable effort de ta noire insolence, +Thémis a vu cent fois chanceler sa balance. +Incessamment il va de détour en détour. +Comme un hibou, souvent il se dérobe au jour : +Tantôt, les yeux en feu, c'est un lion superbe ; +Tantôt, humble serpent, il se glisse sous l'herbe. +En vain, pour le dompter, le plus juste des rois +Fit régler le chaos des ténébreuses lois ; +Ses griffes vainement par Pussort accourcies, +Se rallongent déjà, toujours d'encre noircies ; +Et ses ruses, perçant et digues et remparts, +Par cent brèches déjà rentrent de toutes parts. +Le vieillard humblement l'aborde et le salue, +Et faisant, avant tout, briller l'or à sa vue : +Reine des longs procès, dit-il, dont le savoir +Rend la force inutile, et les lois sans pouvoir, +Toi, pour qui dans le Mans le laboureur moissonne, +Pour qui naissent à Caen tous les fruits de l'automne : +Si, dès mes premiers ans, heurtant tous les mortels, +L'encre a toujours pour loi coulé sur tes autels, +Daigne encor me connaître en ma saison dernière ; +D'un prélat qui t'implore exauce la prière. +Un rival orgueilleux, de sa gloire offensé, +A détruit le lutrin par nos mains redressé. +Epuise en sa faveur ta science fatale : +Du digeste et du code ouvre-nous le dédale; +Et montre-nous cet art, connu de tes amis, +Qui, dans ses propres lois, embarrasse Thémis. +La Sibylle, à ces mots, déjà hors d'elle-même, +Fait lire sa fureur sur son visage blême, +Et, pleine du démon qui la vient oppresser, +Par ces mots étonnants tâche à le repousser. +Chantres, ne craignez plus une audace insensée. +Je vois, je vois au choeur la masse replacée : +Mais il faut des combats. Tel est l'arrêt du sort, +Et surtout évitez un dangereux accord. +Là bornant son discours, encor tout écumante, +Elle souffle aux guerriers l'esprit qui la tourmente ; +Et dans leurs coeurs brûlants de la soif de plaider +Verse l'amour de nuire, et la peur de céder. +Pour tracer à loisir une longue requête, +A retourner chez soi leur brigade s'apprête. +Sous leurs pas diligents le chemin disparoît, +Et le pilier, loin d'eux, déjà baisse et décroît. +Loin du bruit cependant les chanoines à table +Immolent trente mets à leur faim indomptable. +Leur appétit fougueux, par l'objet excité, +Parcourt tous les recoins d'un monstrueux pâté ; +Par le sel irritant la soif est allumée : +Lorsque d'un pied léger la prompte Renommée, +Semant partout l'effroi, vient au chantre éperdu +Conter l'affreux détail de l'oracle rendu. +Il se lève, enflammé de muscat et de bile, +Et prétend à son tour consulter la Sibylle. +Evrard a beau gémir du repas déserté, +Lui-même est au barreau par le nombre emporté. +Par les détours étroits d'une barrière oblique, +Ils gagnent les degrés, et le perron antique +Où sans cesse, étalant bons et méchants écrits, +Barbin vend aux passants les auteurs à tout prix. +Là le chantre à grand bruit arrive et se fait place, +Dans le fatal instant que, d'un égale audace, +Le prélat et sa troupe , à pas tumultueux, +Descendaient du palais l'escalier tortueux. +L'un et l'autre rival, s'arrêtant au passage, +Se mesure des yeux, s'observe, s'envisage ; +Une égale fureur anime les esprits : +Tels deux fougueux taureaux, de jalousie épris +Auprès d'une génisse au front large et superbe +Oubliant tous les jours le pâturage et l'herbe, +A l'aspect l'un de l'autre, embrasés, furieux, +Déjà le front baissé, se menacent des yeux. +Mais Evrard, en passant coudoyé par Boirude, +Ne sait point contenir son aigre inquiétude ; +Il entre chez Barbin, et, d'un bras irrité, +Saisissant du Cyrus un volume écarté, +Il lance au sacristain le tome épouvantable. +Boirude fuit le coup : le volume effroyable +Lui rase le visage, et, droit dans l'estomac, +Va frapper en sifflant l'infortuné Sidrac. +Le vieillard, accablé de l'horrible Artamène, +Tombe aux pieds du prélat, sans pouls et sans haleine. +Sa troupe le croit mort, et chacun empressé +Se croit frappé du coup dont il le voit blessé. +Aussitôt contre Evrard vingt champions s'élancent ; +Pour soutenir leur choc les chanoine s'avancent. +La Discorde triomphe, et du combat fatal +Par un cri donne en l'air l'effroyable signal. +Chez le libraire absent tout entre, tout se mêle : +Les livres sur Evrard fondent comme la grêle +Qui, dans un grand jardin, à coups impétueux, +Abat l'honneur naissant des rameaux fructueux. +Chacun s'arme au hasard du livre qu'il rencontre : +L'un tient l'Edit d'amour, l'autre en saisit la Montre ; +L'un prend le seul Jonas qu'on ait vu relié ; +L'autre un Tasse français, en naissant oublié. +L'élève de Barbin, commis à la boutique, +veut en vain s'opposer à leur fureur gothique : +Les volumes, sans choix à la tête jetés, +Sur le perron poudreux volent de tous côtés : +Là, près d'un Guarini, Térence tombe à terre ; +Là, Xénophon dans l'air heurte contre un la Serre, +Oh ! que d'écrits obscurs, de livres ignorés, +Furent en ce grand jour de la poudre tirés ! +Vous en fûtes tirés, Almerinde et Simandre : +Et toi, rebut du peuple, inconnu Caloandre, +Dans ton repos, dit-on, saisi par Gaillerbois, +Tu vis le jour alors pour la première fois. +Chaque coup sur la chair laisse une meurtrissure : +Déjà plus d'un guerrier se plaint d'une blessure. +D'un le Vayer épais Giraut est renversé : +Marineau, d'un Brébeuf à l'épaule blessé, +En sent par tout le bras une douleur amère, +Et maudit le Pharsale aux provinces si chère. +D'un Pinchêne in-quarto Dodillon étourdi +A longtemps le teint pâle et le coeur affadi. +Au plus fort du combat le chapelain Garagne, +Vers le sommet du front atteint d'un Charlemagne, +(Des vers de ce poème effet prodigieux)! +Tout prêt à s'endormir, bâille, et ferme les yeux. +A plus d'un combattant la Clélie est fatale : +Girou dix fois par elle éclate et se signale. +Mais tout cède aux efforts du chanoine Fabri. +Ce guerrier, dans l'église aux querelles nourri, +Est robuste de corps, terrible de visage, +Et de l'eau dans son vin n'a jamais su l'usage. +Il terrasse lui seul et Guilbert et Grasset, +Et Gorillon la basse, et Grandin le fausset, +Et Gerbais l'agréable, et Guerin l'insipide. +Des chantres désormais la brigade timide +S'écarte, et du palais regagne les chemins : +Telle, à l'aspect d'un loup, terreur des champs voisins, +Fuit d'agneaux effrayés une troupe bêlante ; +Ou tels devant Achille, aux campagnes de Xanthe, +Les Troyens se sauvaient à l'abri de leurs tours, +Quand Brontin à Boirude adresse ce discours : +Illustre porte-croix, par qui notre bannière +N'a jamais en marchant fait un pas en arrière, +Un chanoine lui seul triomphant du prélat +Du rochet à nos yeux ternira-t-il l'éclat ? +Non, non : pour te couvrir de sa main redoutable, +Accepte de mon corps l'épaisseur favorable. +Viens, et, sous ce rempart, à ce guerrier hautain +Fais voler ce Quinault qui me reste à la main. +A ces mots, il lui tend le doux et tendre ouvrage. +Le sacristain, bouillant de zèle et de courage, +Le prend, se cache, approche, et, droit entre le syeux, +Frappe du noble écrit l'athlète audacieux. +Mais c'est pour l'ébranler une faible tempête, +Le livre sans vigueur mollit contre sa tête. +Le chanoine les voit, de colère embrasé : +Attendez, leur dit-il, couple lâche et rusé, +Et jugez si ma main, aux grands exploits novice, +Lance à mes ennemis un livre qui mollisse. +A ces mots il saisit un vieil Infortiat, +Grossi des visions d'Accurse et d'Alciat, +Inutile ramas de gothique écriture, +Dont quatre ais mal unis formaient la couverture, +Entouré à demi d'un vieux parchemin noir, +Où pendait à trois clous un reste de fermoir. +Sur l'ais qui le soutient auprès d'un Avicenne, +Deux des plus forts mortels l'ébranleraient à peine : +Le chanoine pourtant l'enlève sans effort, +Et, sur le couple pâle et déjà demi-mort, +Fait tomber à deux mains l'effroyable tonnerre. +Les guerriers de ce coup vont mesurer la terre, +Et, du bois et des clous meurtris et déchirés, +Longtemps, loin du perron, roulent sur les degrés. +Au spectacle étonnant de leur chute imprévue, +Le prélat pousse un cri qui pénètre la nue. +Il maudit dans son coeur le démon des combats, +Et de l'horreur du coup il recule six pas. +Mais bientôt rappelant son antique prouesse +Il tire du manteau sa dextre vengeresse ; +Il part, et, de ses doigts saintement allongés, +Bénit tous les passants, en deux files rangés. +Il sait que l'ennemi, que ce coup va surprendre, +Désormais sur ses pieds ne l'oserait attendre, +Et déjà voit pour lui tout ce peuple en courroux +Crier aux combattants : Profanes, à genoux ! +Le chantre, qui de loin voit approcher l'orage, +Dans son coeur éperdu cherche en vain du courage : +Sa fierté l'abandonne, il tremble, il cède, il fuit. +Le long des sacrés murs sa brigade le suit : +Tout s'écarte à l'instant ; mais aucun n'en réchappe ; +Partout le doigt vainqueur les suit et les rattrape. +Evrard seul, en un coin prudemment retiré, +Se croyait à couvert de l'insulte sacré : +Mais le prélat vers lui fait une marche adroite, +Il l'observe de l'oeil ; et tirant vers la droite, +Tout d'un coup tourne à gauche, et d'un bras fortuné +Bénit subitement le guerrier consterné. +Le chanoine, surpris de la foudre mortelle, +Se dresse, et lève en vain une tête rebelle ; +Sur ses genoux tremblants il tombe à cet aspect, +Et donne à la frayeur ce qu'il doit au respect. +Dans le temple aussitôt le prélat plein de gloire +Va goûter les doux fruits de sa sainte victoire ; +Et de leur vain projet les chanoines punis +S'en retournent chez eux, éperdus et bénis. +Tandis que tout conspire à la guerre sacrée, +La Piété sincère, aux Alpes retirée, +Du fond de son désert entend les tristes cris, +De ses sujets cachés dans les murs de Paris. +Elle quitte à l'instant sa retraite divine +La Foi, d'un pas certain, devant elle chemine ; +L'Espérance au front gai l'appuie et la conduit ; +Et, la bourse à la main, la Charité la suit. +Vers Paris elle vole, et d'une audace sainte, +Vient aux pieds de Thémis proférer cette plainte : +Vierge, effroi des méchants, appui de mes autels, +Qui, la balance en main, règle tous les mortels, +Ne viendrai-je jamais en tes bras salutaires +Que pousser des soupirs et pleurer mes misères ! +Ce n'est donc pas assez qu'au mépris de tes lois +L'Hypocrisie ait pris et mon nom et ma voix ; +Que, sous ce nom sacré, partout ses mains avares +Cherchent à me ravir crosses, mitres, tiares ! +Faudra-t-il voir encor cent monstres furieux +Ravager mes états usurpés à tes yeux ! +Dans les temps orageux de mon naissant empire, +Au sortir de baptême on courait au martyre. +Chacun, plein de mon nom, ne respirait que moi : +Le fidèle, attentif aux règles de sa loi, +Fuyant des vanités la dangereuse amorce, +Aux honneurs appelé, n'y montait que par force : +Ces coeurs, que les bourreaux ne faisaient point frémir, +A l'offre d'une mitre étaient prêts à gémir ; +Et, sans peur des travaux, sur mes traces divines +Couraient chercher le ciel au travers des épines. +Mais, depuis que l'Eglise eut, aux yeux des mortels, +De son sang en tous lieux cimenté ses autels, +Le calme dangereux succédant aux orages, +Une lâche tiédeur s'empara des courages, +De leur zèle brûlant l'ardeur se ralentit. +Sous le joug des péchés leur foi s'appesantit : +Le moine secoua la cilice et la haire, +Le chanoine indolent apprit à ne rien faire ; +Le prélat, par la brigue aux honneurs parvenu, +Ne sut plus qu'abuser d'un humble revenu, +Et pour toutes vertus fit, au dos d'un carrosse, +A côté d'une mitre armorier sa crosse ; +L'Ambition partout chassa l'Humilité ; +Dans la crasse du froc logea la Vanité. +Alors de tous les coeurs l'union fut détruite. +Dans mes cloîtres sacrés la Discorde introduite +Y bâtit de mon bien ses plus sûrs arsenaux ; +Traîne tous mes sujets au pied des tribunaux. +En vain à ses fureurs j'opposai mes prières ; +L'insolente, à mes yeux, marcha sous mes bannières. +Pour comble de misère, un tas de faux docteurs +Vint flatter les péchés de discours imposteurs ; +Infectant les esprits d'exécrables maximes, +Voulut faire à Dieu même approuver tous les crimes. +Une servile peur tint lieu de charité, +Le besoin d'aimer Dieu passa pour nouveauté ; +Et chacun à mes pieds, conservant sa malice, +N'apporta de vertu que l'aveu de son vice. +Pour éviter l'affront de ces noirs attentats, +J'allai chercher le calme au séjour des frimas, +Sur ces monts entourés d'une éternelle glace +Où jamais au printemps les hivers n'ont fait place. +Mais, jusques dans la nuit de mes sacrés déserts, +Le bruit de mes malheurs fait retentir les airs. +Aujourd'hui même encore une voix trop fidèle +M'a d'un triste désastre apporté la nouvelle : +J'apprends que, dans ce temple où le plus saint des rois +Consacra tout le fruit de ses pieux exploits, +Et signala pour moi sa pompeuse largesse, +L'implacable Discorde et l'infâme Mollesse, +Foulant aux pieds les lois, l'honneur et le devoir, +Usurpent en mon nom le souverain pouvoir. +Souffriras-tu, ma soeur, une action si noire ? +Quoi ! ce temple, à ta porte, élevé pour ma gloire, +Où jadis des humains j'attirais tous les voeux, +Sera de leurs combats le théâtre honteux ! +Non, non, il faut enfin que ma vengeance éclate : +Assez et trop longtemps l'impunité les flatte. +Prends ton glaive, et, fondant sur ces audacieux, +Viens aux yeux des mortels justifier les cieux. +Ainsi parle à sa soeur cette vierge enflammée : +La grâce est dans ses yeux d'un feu pur allumée. +Thémis sans différer lui promet son secours, +La flatte, la rassure et lui tient ce discours : +Chère et divine soeur, dont les mains secourables +Ont tant de fois séché les pleurs des misérables, +Pourquoi toi-même, en proie à tes vives douleurs, +Cherches-tu sans raison à grossir tes malheurs ? +En vain de tes sujets l'ardeur est ralentie ; +D'un ciment éternel ton Eglise est bâtie, +Et jamais de l'enfer les noirs frémissements +N'en sauraient ébranler les fermes fondements. +Au milieu des combats, des troubles, des querelles, +Ton nom encor chéri vit au sein des fidèles. +Crois-moi, dans ce lieu même où l'on veut t'opprimer, +Le trouble qui t'étonne est facile à calmer ; +Et, pour y rappeler la paix tant désirée, +Je vais t'ouvrir, ma soeur, une route assurée. +Prête-moi donc l'oreille, et retiens tes soupirs. +Vers ce temple fameux, si chers à tes désirs +Où le ciel fut pour toi si prodigue en miracles, +Non loin de ce palais où je rends mes oracles, +Est un vaste séjour des mortels révéré, +Et de clients soumis à toute heure entouré, +Là, sous le faix pompeux de ma pourpre honorable, +Veille au soin de ma gloire un homme incomparable, +Ariste, dont le Ciel et Louis ont fait choix +Pour régler ma balance et dispenser mes lois. +Par lui dans le barreau sur mon trône affermie +Je vois hurler en vain la chicane ennemie ; +Par lui la vérité ne craint plus l'imposteur, +Et l'orphelin n'est plus dévoré du tuteur. +Mais pourquoi vainement t'en retracer l'image ? +Tu le connais assez : Ariste est ton ouvrage. +C'est toi qui le formas dès ses plus jeunes ans : +Son mérite sans tache est un de tes présents. +Tes divines leçons, avec le lait sucées, +Allumèrent l'ardeur de ses nobles pensées. +Aussi son coeur, pour toi brûlant d'un si beau feu, +N'en fit point dans le monde un lâche désaveu ; +Et son zèle hardi, toujours prêt à paroître, +N'alla point se cacher dans le sombres d'un cloître. +Va le trouver, ma soeur a ton auguste nom, +Tout s'ouvrira d'abord en sa sainte maison. +Ton visage est connu de sa noble famille. +Tout y garde tes lois, enfants, soeurs, femme, fille. +Tes yeux d'un seul regard sauront le pénétrer ; +Et, pour obtenir tout, tu n'as qu'à te montrer. +Là s'arrêta Thémis. La Piété charmée +Sent renaître la joie en son âme calmée. +Elle court chez Ariste ; Et s'offrant à ses yeux : +Que me sert, lui dit-elle, Ariste qu'en tous lieux +Tu signales pour moi ton zèle et ton courage, +Si la Discorde impie à ma porte m'outrage ? +Elle court chez Ariste ; Et s'offrant à ses yeux : +Que me sert, lui dit-elle, Ariste qu'en tous lieux +A mes sacrés autels font un profane insulte, +Remplissent tout d'effroi, de trouble et de tumulte. +De leur crime à leurs yeux va-t-en peindre l'horreur : +Sauve-moi, sauve-les de leur propre fureur. +Elle sort à ces mots. Le héros en prière +Demeure tout couvert de feux et de lumière. +De la céleste fille il reconnaît l'éclat, +Et mande au même instant le chantre et le prélat. +Muse, c'est à ce coup que mon esprit timide +Dans sa course élevée a besoin qu'on le guide. +Pour chanter par quels soins, par quels nobles travaux +Un mortel sut fléchir ces superbes rivaux. +Mais plutôt, toi qui fis ce merveilleux ouvrage, +Ariste, c'est à toi d'en instruire nôtre âge. +Seul tu peux révéler par quel art tout puissant +Tu rendis tout-à-coup le chantre obéissant. +Tu sais par quel conseil rassemblant le chapitre +Lui-même, de sa main, reporta le pupitre ; +Et comment le prélat, de ses respects content, +Le fit du banc fatal enlever à l'instant. +Parle donc : c'est à toi d'éclaircir ces merveilles. +Il me suffit pour moi d'avoir su, par mes veilles +Jusqu'au sixième chant pousser ma fiction, +Et fait d'un vain pupitre un second Ilion. +Finissons. Aussi bien, quelque ardeur qui m'inspire, +Quand je songe au héros qui me reste à décrire, +Qu'il faut parler de toi, mon esprit éperdu +Demeure sans parole, interdit, confondu. +Ariste, c'est ainsi qu'en ce sénat illustre +Où Thémis, par tes soins, reprend son premier lustre, +Quand, la première fois, un athlète nouveau +Vient combattre en champ clos aux joutes du barreau, +Souvent sans y penser ton auguste présence +Troublant par trop d'éclat sa timide éloquence, +Le nouveau Cicéron, tremblant, décoloré, +Cherche en vain son discours sur sa langue égaré : +En vain, pour gagner temps, dans ses transes affreuses, +Traîne d'un dernier mot les syllabes honteuses ; +Il hésite, il bégaie ; et le triste orateur +Demeure enfin muet aux yeux du spectateur. + +Ô vous donc qui, brûlant d'une ardeur périlleuse, +Courez du bel esprit la carrière épineuse, +N'allez pas sur des vers sans fruit vous consumer, +Ni prendre pour génie un amour de rimer ; +Craignez d'un vain plaisir les trompeuses amorces, +Et consultez longtemps votre esprit et vos forces. + + +C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur +Pense de l'art des vers atteindre la hauteur. +S'il ne sent point du Ciel l'influence secrète, +Si son astre en naissant ne l'a formé poète, +Dans son génie étroit il est toujours captif ; +Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif. + +L'un peut tracer en vers une amoureuse flamme ; +L'autre d'un trait plaisant aiguiser l'épigramme. + +La nature, fertile en Esprits excellents, +Sait entre les Auteurs partager les talents +L'un peut tracer en vers une amoureuse flamme ; +L'autre d'un trait plaisant aiguiser l'épigramme. +MALHERBE d'un héros peut vanter les exploits ; +RACAN, chanter Philis, les bergers et les bois +Mais souvent un esprit qui se flatte et qui s'aime +Méconnaît son génie et s'ignore soi-même : +Ainsi tel autrefois qu'on vit avec FARET +Charbonner de ses vers les murs d'un cabaret +S'en va, mal à propos, d'une voix insolente, +Chanter du peuple hébreu la fuite triomphante, +Et, poursuivant Moïse au travers des déserts, +Court avec Pharaon se noyer dans les mers. + + +Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant, ou sublime, +Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime ; +L'un l'autre vainement ils semblent se haïr ; +La rime est une esclave et ne doit qu'obéir. +Lorsqu'à la bien chercher d'abord on s'évertue, +L'esprit à la trouver aisément s'habitue ; +Au joug de la raison sans peine elle fléchit +Et, loin de la gêner, la sert et l'enrichit. +Mais, lorsqu'on la néglige, elle devient rebelle, +Et, pour la rattraper, le sens court après elle. +Aimez donc la raison : que toujours vos écrits +Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix. + + +La plupart, emportés d'une fougue insensée, +Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée +Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux, +S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux. + + +Évitons ces excès : laissons à l'Italie, +De tous ces faux brillants l'éclatante folie. +Tout doit tendre au bon sens : mais, pour y parvenir, +Le chemin est glissant et pénible à tenir ; +Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie. +La raison pour marcher n'a souvent qu'une voie. + + +Un auteur quelquefois, trop plein de son objet, +Jamais sans l'épuiser n'abandonne un sujet. +S'il rencontre un palais, il m'en dépeint la face ; +Il me promène après de terrasse en terrasse ; +Ici s'offre un perron ; là règne un corridor ; +Là ce balcon s'enferme en un balustre d'or. +Il compte des plafonds les ronds et les ovales ; +« Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales. » +Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin, +Et je me sauve à peine au travers du jardin. +Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile, +Et ne vous chargez point d'un détail inutile. +Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant ; +L'esprit rassasié le rejette à l'instant. +Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire. + + +Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire +Un vers était trop faible, et vous le rendez dur ; +J'évite d'être long, et je deviens obscur ; +L'un n'est point trop fardé, mais sa Muse est trop nue ; +L'autre a peur de ramper, il se perd dans la nue. + + +Voulez-vous du public mériter les amours ? +Sans cesse en écrivant variez vos discours. +Un style trop égal et toujours uniforme +En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme. +On lit peu ces auteurs, nés pour nous ennuyer, +Qui toujours sur un ton semblent psalmodier. + + +Heureux qui, dans ses vers, sait d'une voix légère +Passer du grave au doux, du plaisant, au sévère ! +Son livre, aimé du Ciel et chéri des lecteurs, +Est souvent chez Barbin entouré d'acheteurs. + + +Quoi que vous écriviez évitez la bassesse : +Le style le moins noble a pourtant sa noblesse. +Au mépris du bon sens, le Burlesque effronté, +Trompa les yeux d'abord, plut par sa nouveauté. + + +On ne vit plus en vers que pointes triviales ; +Le Parnasse parla le langage des halles ; +La licence à rimer alors n'eut plus de frein, +Apollon travesti devint un TABARIN. + + +Cette contagion infecta les provinces, +Du clerc et du bourgeois passa jusques aux princes. +Le plus mauvais plaisant eut ses approbateurs ; +Et, jusqu'à d'ASSOUCI, tout trouva des lecteurs. +Mais de ce style enfin la cour désabusée +Dédaigna de ces vers l'extravagance aisée, +Distingua le naïf du plat et du bouffon, +Et laissa la province admirer le Typhon. + + +Que ce style jamais ne souille votre ouvrage. +Imitons de MAROT l'élégant badinage, +Et laissons le Burlesque aux Plaisants du Pont-Neuf. + + +Mais n'allez point aussi, sur les pas de BRÉBEUF, +Même en une Pharsale, entasser sur les rives +« De morts et de mourants cent montagnes plaintives ». +Prenez mieux votre ton, soyez Simple avec art, +Sublime sans orgueil, agréable sans fard. + + +N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire. +Ayez pour la cadence une oreille sévère : +Que toujours dans vos vers, le sens, coupant les mots, +Suspende l'hémistiche, en marque le repos. +Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée, +Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée, +Il est un heureux choix de mots harmonieux. +Fuyez des mauvais sons le concours odieux : +Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée +Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée. + + +Durant les premiers ans du Parnasse françois, +Le caprice tout seul faisait toutes les lois. +La rime, au bout des mots assemblés sans mesure, +Tenait lieu d'ornements, de nombre et de césure. +VILLON sut le premier, dans ces siècles grossiers, +Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers. +MAROT, bientôt après, fit fleurir les ballades, +Tourna des triolets, rima des mascarades, +À des refrains réglés asservit les rondeaux +Et montra pour rimer des chemins tout nouveaux. +RONSARD, qui le suivit, par une autre méthode, +Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode, +Et toutefois longtemps eut un heureux destin. +Mais sa Muse, en français parlant grec et latin, +Vit, dans l'âge suivant, par un retour grotesque, +Tomber de ses grands mots le faste pédantesque. +Ce poète orgueilleux, trébuché de si haut, +Rendit plus retenus DESPORTES et BERTAUT. + + +Enfin MALHERBE vint, et, le premier en France, +Fit sentir dans les vers une juste cadence, +D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir, +Et réduisit la Muse aux règles du devoir. +Par ce sage écrivain la langue réparée +N'offrit plus rien de rude à l'oreille épurée. +Les stances avec grâce apprirent à tomber, +Et le vers sur le vers n'osa plus enjamber. +Tout reconnut ses lois ; et ce guide fidèle +Aux auteurs de ce temps sert encor de modèle. +Marchez donc sur ses pas; aimez sa pureté ; +Et de son tour heureux imitez la clarté. +Si le sens de vos vers tarde à se faire entendre, +Mon esprit aussitôt commence à se détendre ; +Et, de vos vains discours prompt à se détacher, +Ne suit point un auteur qu'il faut toujours chercher. + + +Il est certains esprits dont les sombres pensées +Sont d'un nuage épais toujours embarrassées ; +Le jour de la raison ne le saurait percer. +Avant donc que d'écrire, apprenez à penser. +Selon que notre idée est plus ou moins obscure, +L'expression la suit, ou moins nette, ou plus pure. +Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement, +Et les mots pour le dire arrivent aisément. + + +Surtout qu'en vos écrits la langue révérée +Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée. +En vain, vous me frappez d'un son mélodieux, +Si le terme est impropre ou le tour vicieux : +Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme, +Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme. +Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin +Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain. + + +Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse, +Et ne vous piquez point d'une folle vitesse +Un style si rapide, et qui court en rimant, +Marque moins trop d'esprit que peu de jugement. +J'aime mieux un ruisseau qui, sur la molle arène, +Dans un pré plein de fleurs lentement se promène, +Qu'un torrent débordé qui, d'un cours orageux, +Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux. +Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage, +Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage +Polissez-le sans cesse et le repolissez ; +Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. + + +C'est peu qu'en un ouvrage où les fautes fourmillent, +Des traits d'esprit, semés de temps en temps, pétillent. +Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ; +Que le début, la fin, répondent au milieu ; +Que d'un art délicat les pièces assorties +N'y forment qu'un seul tout de diverses parties, +Que jamais du sujet le discours s'écartant +N'aille chercher trop loin quelque mot éclatant. + + +Craignez-vous pour vos vers la censure publique ? +Soyez-vous à vous-même un sévère critique. +L'ignorance toujours est prête à s'admirer. +Faites-vous des amis prompts à vous censurer ; +Qu'ils soient de vos écrits les confidents sincères, +Et de tous vos défauts les zélés adversaires. +Dépouillez devant eux l'arrogance d'auteur, +Mais sachez de l'ami discerner le flatteur : +Tel vous semble applaudir, qui vous raille et vous joue. +Aimez qu'on vous conseille, et non pas qu'on vous loue. + + +Un flatteur aussitôt cherche à se récrier +Chaque vers qu'il entend le fait extasier. +Tout est charmant, divin, aucun mot ne le blesse ; +Il trépigne de joie, il pleure de tendresse ; +Il vous comble partout d'éloges fastueux... +La vérité n'a point cet air impétueux. + + +Un sage ami, toujours rigoureux, inflexible, +Sur vos fautes jamais ne vous laisse paisible : +Il ne pardonne point les endroits négligés, +Il renvoie en leur lieu les vers mal arrangés, +Il réprime des mots l'ambitieuse emphase ; +Ici le sens le choque, et plus loin c'est la phrase. +Votre construction semble un peu s'obscurcir, +Ce terme est équivoque : il le faut éclaircir... +C'est ainsi que vous parle un ami véritable. + + +Mais souvent sur ses vers un auteur intraitable, +À les protéger tous se croit intéressé, +Et d'abord prend en main le droit de l'offensé. +« De ce vers, direz-vous, l'expression est basse. +» — Ah ! Monsieur, pour ce vers je vous demande grâce, +» Répondra-t-il d'abord. — Ce mot me semble froid, +» Je le retrancherais. — C'est le plus bel endroit ! +» — Ce tour ne me plaît pas. — Tout le monde l'admire. » +Ainsi toujours constant à ne se point dédire, +Qu'un mot dans son ouvrage ait paru vous blesser, +C'est un titre chez lui pour ne point l'effacer. +Cependant, à l'entendre, il chérit la critique ; +Vous avez sur ses vers un pouvoir despotique... +Mais tout ce beau discours dont il vient vous flatter +N'est rien qu'un piège adroit pour vous les réciter. +Aussitôt, il vous quitte ; et, content de sa Muse, +S'en va chercher ailleurs quelque fat qu'il abuse ; +Car souvent il en trouve : ainsi qu'en sots auteurs, +Notre siècle est fertile en sots admirateurs ; +Et, sans ceux que fournit la ville et la province, +Il en est chez le duc, il en est chez le prince. +L'ouvrage le plus plat a, chez les courtisans, +De tout temps rencontré de zélés partisans ; +Et, pour finir enfin par un trait de satire, +Un sot trouve toujours un plus sot qui l'admire. + + +Et, sans mêler à l'or l'éclat des diamants, +Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements + +Telle qu'une bergère, au plus beau jour de fête, +De superbes rubis ne charge point sa tête, +Et, sans mêler à l'or l'éclat des diamants, +Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements +Telle, aimable en son air, mais humble dans son style, +Doit éclater sans pompe une élégante Idylle. +Son tour, simple et naïf, n'a rien de fastueux +Et n'aime point l'orgueil d'un vers présomptueux. +Il faut que sa douceur flatte, chatouille, éveille, +Et jamais de grands mots n'épouvante l'oreille. + +Mais souvent dans ce style un rimeur aux abois +Jette là, de dépit, la flûte et le hautbois ; +Et, follement pompeux, dans sa verve indiscrète, +Au milieu d'une églogue entonne la trompette. +De peur de l'écouter, Pan fuit dans les roseaux ; +Et les Nymphes, d'effroi, se cachent sous les eaux. +Au contraire cet autre, abject en son langage, +Fait parler ses bergers comme on parle au village. +Ses vers plats et grossiers, dépouillés d'agrément, +Toujours baisent la terre et rampent tristement : +On dirait que RONSARD, sur ses pipeaux rustiques, +Vient encor fredonner ses idylles gothiques, +Et changer, sans respect de l'oreille et du son, +Lycidas en Pierrot, et Philis en Toinon. + +Entre ces deux excès la route est difficile. +Suivez, pour la trouver, THÉOCRITE et VIRGILE +Que leurs tendres écrits, par les Grâces dictés, +Ne quittent point vos mains, jour et nuit feuilletés. +Seuls, dans leurs doctes vers, ils pourront vous apprendre +Par quel art, sans bassesse un auteur peut descendre ; +Chanter Flore, les champs, Pomone, les vergers ; +Au combat de la flûte animer deux bergers ; +Des plaisirs de l'amour vanter la douce amorce ; +Changer Narcisse en fleur, couvrir Daphné d'écorce ; +Et par quel art encor l'églogue, quelquefois, +Rend dignes d'un consul la campagne et les bois. +Telle est de ce poème et la force et la grâce. + +D'un ton un peu plus haut, mais pourtant sans audace, +La plaintive Élégie en longs habits de deuil, +Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil. +Elle peint des amants la joie et la tristesse, +Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse. +Mais, pour bien exprimer ces caprices heureux, +C'est peu d'être poète, il faut être amoureux. + +Je hais ces vains auteurs, dont la muse forcée +M'entretient de ses feux, toujours froide et glacée ; +Qui s'affligent par art, et, fous de sens rassis, +S'érigent pour rimer en amoureux transis. +Leurs transports les plus doux ne sont que phrases vaines. +Ils ne savent jamais que se charger de chaînes, +Que bénir leur martyre, adorer leur prison, +Et faire quereller les sens et la raison. +Ce n'était pas jadis sur ce ton ridicule +Qu'Amour dictait les vers que soupirait TIBULLE, +Ou que, du tendre OVIDE animant les doux sons, +Il donnait de son art les charmantes leçons. +Il faut que le coeur seul parle dans l'élégie. + +L'Ode, avec plus d'éclat et non moins d'énergie, +Élevant jusqu'au ciel son vol ambitieux, +Entretient dans ses vers commerce avec les dieux. +Aux athlètes dans Pise elle ouvre la barrière, +Chante un vainqueur poudreux au bout de la carrière, +Mène Achille sanglant aux bords du Simoïs, +Ou fait fléchir l'Escaut sous le joug de Louis. +Tantôt, comme une abeille ardente à son ouvrage, +Elle s'en va de fleurs dépouiller le rivage : +Elle peint les festins, les danses et les ris ; +Vante un baiser cueilli sur les lèvres d'Iris, +Qui mollement résiste, et, par un doux caprice, +Quelquefois le refuse afin qu'on le ravisse. +Son style impétueux souvent marche au hasard +Chez elle un beau désordre est un effet de l'art. + +Loin ces rimeurs craintifs dont l'esprit flegmatique +Garde dans ses fureurs un ordre didactique, +Qui, chantant d'un héros les progrès éclatants, +Maigres historiens, suivront l'ordre des temps ! +Ils n'osent un moment perdre un sujet de vue : +Pour prendre Dôle, il faut que Lille soit rendue ; +Et que leur vers exact, ainsi que Mézerai, +Ait déjà fait tomber les remparts de Courtrai. +Apollon de son feu leur fut toujours avare. + +On dit, à ce propos, qu'un jour ce dieu bizarre, +Voulant pousser à bout tous les rimeurs françois, +Inventa du Sonnet les rigoureuses lois ; +Voulut qu'en deux quatrains, de mesure pareille, +La rime, avec deux sons, frappât huit fois l'oreille ; +Et qu'ensuite six vers, artistement rangés, +Fussent en deux tercets par le sens partagés. +Surtout, de ce Poème il bannit la licence ; +Lui-même en mesura le nombre et la cadence ; +Défendit qu'un vers faible y pût jamais entrer, +Ni qu'un mot déjà mis osât s'y remontrer. +Du reste, il l'enrichit d'une beauté suprême +Un sonnet sans défaut vaut seul un long Poème. +Mais en vain mille auteurs y pensent arriver, +Et cet heureux phénix est encore à trouver. +À peine dans GOMBAUT, MAYNARD et MALLEVILLE, +En peut-on admirer deux ou trois entre mille ; +Le reste, aussi peu lu que ceux de Pelletier. +N'a fait de chez Sercy, qu'un saut chez l'épicier. +Pour enfermer son sens dans la borne prescrite, +La mesure est toujours trop longue ou trop petite. + +L'Épigramme, plus libre en son tour plus borné, +N'est souvent qu'un bon mot de deux rimes orné. + +Jadis, de nos auteurs les pointes ignorées +Furent de l'Italie en nos vers attirées. +Le vulgaire, ébloui de leur faux agrément, +À ce nouvel appât courut avidement. +La faveur du public excitant leur audace, +Leur nombre impétueux inonda le Parnasse. +Le madrigal d'abord en fut enveloppé ; +Le sonnet orgueilleux lui-même en fut frappé ; +La tragédie en fit ses plus chères délices ; +L'élégie en orna ses douloureux caprices ; +Un héros sur la scène eut soin de s'en parer, +Et, sans pointe, un amant n'osa plus soupirer +On vit tous les bergers, dans leurs plaintes nouvelles, +Fidèles à la pointe encor plus qu'à leurs belles ; +Chaque mot eut toujours deux visages divers ; +La prose la reçut aussi bien que les vers ; +L'avocat au Palais en hérissa son style, +Et le docteur en chaire en sema l'Évangile. + +La raison outragée enfin ouvrit les yeux, +La chassa pour jamais des discours sérieux ; +Et, dans tous ces écrits la déclarant infâme, +Par grâce lui laissa l'entrée en l'épigramme, +Pourvu que sa finesse, éclatant à propos, +Roulât sur la pensée et non pas sur les mots. +Ainsi de toutes parts les désordres cessèrent. +Toutefois, à la cour, les Turlupins, restèrent, +Insipides plaisants, bouffons infortunés, +D'un jeu de mots grossiers partisans surannés. +Ce n'est pas quelquefois qu'une Muse un peu fine, +Sur un mot, en passant, ne joue et ne badine, +Et d'un sens détourné n'abuse avec succès +Mais fuyez sur ce point un ridicule excès, +Et n'allez pas toujours d'une pointe, frivole +Aiguiser par la queue une épigramme folle. + +Tout poème est brillant de sa propre beauté. +Le Rondeau, né gaulois, a la naïveté. +La Ballade, asservie à ses vieilles maximes, +Souvent doit tout son lustre au caprice des rimes. +Le Madrigal, plus simple et plus noble en son tour, +Respire la douceur, la tendresse et l'amour. + +L'ardeur de se montrer, et non pas de médire, +Arma la Vérité du vers de la Satire. +LUCILE le premier osa la faire voir, +Aux vices des Romains présenta le miroir, +Vengea l'humble vertu de la richesse altière, +Et l'honnête homme à pied du faquin en litière. +HORACE à cette aigreur mêla son enjouement +On ne fut plus ni fat ni sot impunément ; +Et malheur à tout nom qui, propre à la censure +Put entrer dans un vers sans rompre la mesure! + +PERSE, en ses vers obscurs, mais serrés et pressants, +Affecta d'enfermer moins de mots que de sens. +JUVÉNAL, élevé dans les cris de l'école, +Poussa jusqu'à l'excès sa mordante hyperbole. +Ses ouvrages, tout pleins d'affreuses vérités, +Étincellent pourtant de sublimes beautés +Soit que, sur un écrit arrivé de Caprée, +Il brise de Séjan la statue adorée ; +Soit qu'il fasse au conseil courir les sénateurs, +D'un tyran soupçonneux pâles adulateurs ; +Ou que, poussant à bout la luxure latine, +Aux portefaix de Rome il vende Messaline, +Ses écrits pleins de feu partout brillent aux yeux. +De ces maîtres savants disciple ingénieux, +RÉGNIER seul parmi nous formé sur leurs modèles, +Dans son vieux style encore a des grâces nouvelles. +Heureux, si ses discours, craints du chaste lecteur, +Ne se sentaient des lieux où fréquentait l'auteur, +Et si, du son hardi de ses rimes cyniques, +Il n'alarmait souvent les oreilles pudiques! +Le latin dans les mots brave l'honnêteté, +Mais le lecteur français veut être respecté ; +Du moindre sens impur la liberté l'outrage, +Si la pudeur des mots n'en adoucit l'image. +Je veux dans la satire un esprit de candeur, +Et fuis un effronté qui prêche la pudeur. + +D'un trait de ce poème en bons mots si fertile, +Le Français, né malin, forma le Vaudeville, +Agréable indiscret qui, conduit par le chant, +Passe de bouche en bouche et s'accroît en marchant. +La liberté française en ses vers se déploie : +Cet enfant du plaisir veut naître dans la joie. +Toutefois n'allez pas, goguenard dangereux, +Faire Dieu le sujet d'un badinage affreux. +À la fin tous ces jeux, que l'athéisme élève, +Conduisent tristement le plaisant à la Grève. +Il faut, même en chansons, du bon sens et de l'art +Mais pourtant on a vu le vin et le hasard +Inspirer quelquefois une Muse grossière +Et fournir, sans génie, un couplet à Linière. +Mais, pour un vain bonheur qui vous a fait rimer, +Gardez qu'un sot orgueil ne vous vienne enfumer. +Souvent, l'auteur altier de quelque chansonnette +Au même instant prend droit de se croire poète +Il ne dormira plus qu'il n'ait fait un sonnet, +Il met tous les matins six impromptus au net. +Encore est-ce un miracle, en ses vagues furies, +Si bientôt, imprimant ses sottes rêveries, +Il ne se fait graver au-devant du recueil, +Couronné de lauriers, par la main de Nanteuil. + + + +D'un pinceau délicat l'artifice agréable +Du plus affreux objet fait un objet aimable. + + +Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux, +Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux ; +D'un pinceau délicat l'artifice agréable +Du plus affreux objet fait un objet aimable. +Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs +D'Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs, +D'Oreste parricide exprima les alarmes, +Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes. + +Vous donc qui, d'un beau feu pour le théâtre épris, +Venez en vers pompeux y disputer le prix, +Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages +Où tout Paris en foule apporte ses suffrages, +Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés, +Soient au bout de vingt ans encor redemandés ? +Que dans tous vos discours la passion émue +Aille chercher le coeur, l'échauffe et le remue. +Si, d'un beau mouvement l'agréable fureur +Souvent ne nous remplit d'une douce terreur, +Ou n'excite en notre âme une pitié charmante, +En vain vous étalez une scène savante ; +Vos froids raisonnements ne feront qu'attiédir +Un spectateur toujours paresseux d'applaudir, +Et qui, des vains efforts de votre rhétorique +Justement fatigué, s'endort ou vous critique. +Le secret est d'abord de plaire et de toucher +Inventez des ressorts qui puissent m'attacher. + +Que dès les premiers vers, l'action préparée +Sans peine du sujet aplanisse l'entrée. +Je me ris d'un acteur qui, lent à s'exprimer, +De ce qu'il veut, d'abord, ne sait pas m'informer, +Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue, +D'un divertissement me fait une fatigue. +J'aimerais mieux encor qu'il déclinât son nom, +Et dît : « Je suis Oreste, ou bien Agamemnon », +Que d'aller, par un tas de confuses merveilles, +Sans rien dire à l'esprit, étourdir les oreilles. +Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué. + +Que le lieu de la Scène y soit fixe et marqué. +Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées, +Sur la scène en un jour renferme des années. +Là, souvent, le héros d'un spectacle grossier, +Enfant au premier acte, est barbon au dernier. +Mais nous, que la raison à ses règles engage, +Nous voulons qu'avec art l'action se ménage ; +Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli +Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. + +Jamais au spectateur n'offrez rien d'incroyable +Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. +Une merveille absurde est pour moi sans appas : +L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas. +Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose +Les yeux, en le voyant, saisiraient mieux la chose ; +Mais il est des objets que l'art judicieux +Doit offrir à l'oreille et reculer des yeux. + +Que le trouble toujours croissant de scène en scène +À son comble arrivé se débrouille sans peine. +L'esprit ne se sent point plus vivement frappé +Que lorsqu'en un sujet d'intrigue enveloppé, +D'un secret tout à coup la vérité connue +Change tout, donne à tout une face imprévue. + +La tragédie, informe et grossière en naissant, +N'était qu'un simple choeur, où chacun, en dansant, +Et du dieu des raisins entonnant les louanges, +S'efforçait d'attirer de fertiles vendanges. +Là, le vin et la joie éveillant les esprits, +Du plus habile chantre un bouc était le prix. +THESPIS fut le premier qui, barbouillé de lie, +Promena dans les bourgs cette heureuse folie ; +Et d'acteurs mal ornés chargeant un tombereau, +Amusa les passants d'un spectacle nouveau. +ESCHYLE dans le choeur jeta les personnages, +D'un masque plus honnête habilla les visages, +Sur les ais d'un théâtre en public exhaussé, +Fit paraître l'acteur d'un brodequin chaussé. +SOPHOCLE enfin, donnant l'essor à son génie, +Accrut encor la pompe, augmenta l'harmonie, +Intéressa le choeur dans toute l'action, +Des vers trop raboteux polit l'expression, +Lui donna chez les Grecs cette hauteur divine +Où jamais n'atteignit la faiblesse latine. + +Chez nos dévots aïeux le théâtre abhorré +Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré. +De pèlerins, dit-on, une troupe grossière, +En public, à Paris, y monta la première ; +Et, sottement zélée en sa simplicité, +Joua les Saints, la Vierge et Dieu, par piété. +Le savoir, à la fin dissipant l'ignorance, +Fit voir de ce projet la dévote imprudence. +On chassa ces docteurs prêchant sans mission ; +On vit renaître Hector, Andromaque, Ilion. +Seulement, les acteurs laissant le masque antique, +Le violon tint lieu de choeur et de musique. + +Bientôt l'amour, fertile en tendres sentiments, +S'empara du théâtre ainsi que des romans. +De cette passion la sensible peinture +Est pour aller au coeur la route la plus sûre. +Peignez donc, j'y consens, les héros amoureux +Mais ne m'en formez Pas des bergers doucereux +Qu'Achille aime autrement que Tircis et Philène ; +N'allez pas d'un Cyrus nous faire un Artamène ; +Et que l'amour, souvent de remords combattu, +Paraisse une faiblesse et non une vertu. + +Des héros de roman fuyez les petitesses +Toutefois, aux grands coeurs donnez quelques faiblesses. +Achille déplairait moins bouillant et moins prompt +J'aime à lui voir verser des pleurs pour un affront. +À ces petits défauts marqués dans sa peinture, +L'esprit avec plaisir reconnaît la nature. +Qu'il soit sur ce modèle en vos écrits tracé +Qu'Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ; +Que pour ses dieux Énée ait un respect austère. +Conservez à chacun son propre caractère. +Des siècles, des pays étudiez les moeurs +Les climats font souvent les diverses humeurs. + +Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie, +L'air ni l'esprit français à l'antique Italie ; +Et, sous des noms romains faisant notre portrait, +Peindre Caton galant, et Brutus dameret. +Dans un roman frivole aisément tout s'excuse ; +C'est assez qu'en courant la fiction amuse ; +Trop de rigueur alors serait hors de saison +Mais la scène demande une exacte raison. +L'étroite bienséance y veut être gardée. + +D'un nouveau personnage inventez-vous l'idée ? +Qu'en tout avec soi-même il se montre d'accord, +Et qu'il soit jusqu'au bout tel qu'on l'a vu d'abord. + +Souvent, sans y penser, un écrivain qui s'aime +Forme tous ses héros semblables à soi-même ; +Tout a l'humeur gasconne en un auteur gascon +CALPRENÈDE et JUBA parlent du même ton. +La nature est en nous plus diverse et plus sage +Chaque passion parle un différent langage +La colère est superbe et veut des mots altiers, +L'abattement s'explique en des termes moins fiers. +Que, devant Troie en flamme, Hécube désolée +Ne vienne pas pousser une plainte ampoulée, +Ni sans raison décrire en quel affreux pays +« Par sept bouches l'Euxin reçoit le Tanaïs ». +Tous ces pompeux amas d'expressions frivoles +Sont d'un déclamateur amoureux des paroles. +Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez. +Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez. +Ces grands mots dont alors l'acteur emplit sa bouche +Ne partent point d'un coeur que sa misère touche. + +Le théâtre, fertile en censeurs pointilleux, +Chez nous pour se produire est un champ périlleux. +Un auteur n'y fait pas de faciles conquêtes ; +Il trouve à le siffler des bouches toujours prêtes. +Chacun le peut traiter de fat et d'ignorant ; +C'est un droit qu'à la porte on achète en entrant. +Il faut qu'en cent façons, pour plaire, il se replie ; +Que tantôt il s'élève et tantôt s'humilie ; +Qu'en nobles sentiments il soit partout fécond ; +Qu'il soit aisé, solide, agréable, profond ; +Que de traits surprenants sans cesse il nous réveille, +Qu'il coure dans ses vers de merveille en merveille ; +Et que tout ce qu'il dit, facile à retenir, +De son ouvrage en nous laisse un long souvenir. +Ainsi la Tragédie agit, marche et s'explique. + +D'un air plus grand encor la Poésie épique, +Dans le vaste récit d'une longue action, +Se soutient par la fable et vit de fiction. +Là, pour nous enchanter, tout est mis en usage ; +Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage. +Chaque vertu devient une divinité : +Minerve est la prudence, et Vénus la beauté ; +Ce n'est plus la vapeur, qui produit le tonnerre, +C'est Jupiter armé pour effrayer la terre ; +Un orage terrible aux yeux des matelots, +C'est Neptune en courroux qui gourmande les flots ; +Écho n'est plus un son qui dans l'air retentisse, +C'est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse. +Ainsi, dans cet amas de nobles fictions, +Le poète s'égaye en mille inventions, +Orne, élève, embellit, agrandit toutes choses, +Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses. +Qu'Énée et ses vaisseaux, par le vent écartés, +Soient aux bords africains d'un orage emportés, +Ce n'est qu'une aventure ordinaire et commune, +Qu'un coup peu surprenant des traits de la fortune. +Mais que Junon, constante en son aversion, +Poursuive sur les flots les restes d'Ilion ; +Qu'Éole, en sa faveur, les chassant d'Italie, +Ouvre aux vents mutinés les prisons d'Éolie ; +Que Neptune en courroux, s'élevant sur la mer, +D'un mot calme les flots, mette la paix dans l'air, +Délivre les vaisseaux, des Syrtes les arrache, +C'est là ce qui surprend, frappe, saisit, attache. +Sans tous ces ornements le vers tombe en langueur, +La poésie est morte ou rampe sans vigueur, +Le poète n'est plus qu'un orateur timide, +Qu'un froid historien d'une fable insipide. + +C'est donc bien vainement que nos auteurs déçus, +Bannissant de leurs vers ces ornements reçus, +Pensent faire agir Dieu, ses saints et ses prophètes, +Comme ces dieux éclos du cerveau des poètes ; +Mettent à chaque pas le lecteur en enfer, +N'offrent rien qu'Astaroth, Belzébuth, Lucifer... +De la foi d'un chrétien les mystères terribles +D'ornements égayés ne sont point susceptibles. +L'Évangile à l'esprit n'offre de tous côtés +Que pénitence à faire et tourments mérités ; +Et de vos fictions le mélange coupable +Même à ses vérités donne l'air de la fable. +Et quel objet, enfin, à présenter aux yeux +Que le diable toujours hurlant contre les Cieux, +Qui de votre héros veut rabaisser la gloire, +Et souvent avec Dieu balance la victoire! + +LE TASSE, dira-t-on, l'a fait avec succès. +Je ne veux point ici lui faire son procès : +Mais, quoi que notre siècle à sa gloire publie, +Il n'eût point de son livre illustré l'Italie, +Si son sage héros, toujours en oraison, +N'eût fait que mettre enfin Satan à la raison ; +Et si Renaud, Argant, Tancrède et sa maîtresse +N'eussent de son sujet égayé la tristesse. + +Ce n'est que pas j'approuve, en un sujet chrétien, +Un auteur follement idolâtre et païen. +Mais, dans une profane et riante peinture, +De n'oser de la fable employer la figure ; +De chasser les Tritons de l'empire des eaux ; +D'ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux ; +D'empêcher que Caron, dans la fatale barque, +Ainsi que le berger ne passe le monarque : +C'est d'un scrupule vain s'alarmer sottement, +Et vouloir aux lecteurs plaire sans agrément. +Bientôt ils défendront de peindre la Prudence, +De donner à Thémis ni bandeau ni balance, +De figurer aux yeux la Guerre au front d'airain, +Ou le Temps qui s'enfuit une horloge à la main ; +Et partout, des discours, comme une idolâtrie, +Dans leur faux zèle iront chasser l'allégorie. +Laissons-les s'applaudir de leur pieuse erreur ; +Mais pour nous bannissons une vaine terreur, +Et, fabuleux chrétiens, n'allons point, dans nos songes, +Du Dieu de vérité faire un dieu de mensonges. + +La fable offre à l'esprit mille agréments divers ; +Là tous les noms heureux semblent nés pour les vers, +Ulysse, Agamemnon, Oreste, Idoménée, +Hélène, Ménélas, Pâris, Hector, Énée... +Ô le plaisant projet d'un poète ignorant, +Qui de tant de héros va choisir Childebrand ! +D'un seul nom quelquefois le son dur ou bizarre +Rend un poème entier ou burlesque ou barbare. + +Voulez-vous longtemps plaire et jamais ne lasser? +Faites choix d'un héros propre à m'intéresser, +En valeur éclatant, en vertus magnifique +Qu'en lui, jusqu'aux défauts, tout se montre héroïque ; +Que ses faits surprenants soient dignes d'être ouïs +Qu'il soit tel que César, Alexandre ou Louis, +Non tel que Polynice et son perfide frère : +On s'ennuie aux exploits d'un conquérant vulgaire. + +N'offrez point un sujet d'incidents trop chargé. +Le seul courroux d'Achille, avec art ménagé, +Remplit abondamment une Iliade entière : +Souvent trop d'abondance appauvrit la matière. + +Soyez vif et pressé dans vos narrations ; +Soyez riche et pompeux dans vos descriptions. +C'est là qu'il faut des vers étaler l'élégance ; +N'y présentez jamais de basse circonstance. +N'imitez pas ce fou qui, décrivant les mers, +Et peignant, au milieu de leurs flots entr'ouverts, +L'Hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres, +Met, pour le voir passer, les poissons aux fenêtres ; +Peint-le petit enfant qui « va, saute, revient, » +Et joyeux, à sa mère offre un caillou qu'il tient ». +Sur de trop vains objets c'est arrêter la vue. + +Donnez à votre ouvrage une juste étendue. +Que le début soit simple et n'ait rien d'affecté. +N'allez pas dès l'abord, sur Pégase monté, +Crier à vos lecteurs, d'une voix de tonnerre +« Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre. » +Que produira l'auteur, après tous ces grands cris ? +La montagne en travail enfante une souris. +Oh ! que j'aime bien mieux cet auteur plein d'adresse +Qui, sans faire d'abord de si haute promesse, +Me dit d'un ton aisé, doux, simple, harmonieux : +« Je chante les combats, et cet homme pieux » +Qui, des bords phrygiens conduit dans l'Ausonie, » +Le premier aborda les champs de Lavinie » +Sa Muse en arrivant ne met pas tout en feu, +Et, pour donner beaucoup, ne nous promet que peu ; +Bientôt vous la verrez, prodiguant les miracles, +Du destin des Latins prononcer les oracles, +De Styx et d'Achéron peindre les noirs torrents +Et déjà les Césars dans l'Élysée errants. + +De figures sans nombre égarez votre ouvrage ; +Que tout y fasse aux yeux une riante image : +On peut être à la fois et pompeux et plaisant ; +Et je hais un sublime ennuyeux et pesant. +J'aime mieux Arioste et ses fables comiques +Que ces auteurs, toujours froids et mélancoliques, +Qui, dans leur sombre humeur, se croiraient faire affront +Si les Grâces jamais leur déridaient le front. + +On dirait que pour plaire, instruit par la nature, +Homère ait à Vénus dérobé sa ceinture. +Sort livre est d'agréments un fertile trésor +Tout ce qu'il a touché se convertit en or ; +Tout reçoit dans ses mains une nouvelle grâce ; +Partout il divertit et jamais il ne lasse. +Une heureuse chaleur anime ses discours ; +Il ne s'égare point en de trop longs détours. +Sans garder dans ses vers un ordre méthodique, +Son sujet, de soi-même, et s'arrange et s'explique ; +Tout, sans faire d'apprêts, s'y prépare aisément ; +Chaque vers, chaque mot court à l'événement. +Aimez donc ses écrits, mais d'un amour sincère ; +C'est avoir profité que de savoir s'y plaire. + +Un poème excellent, où tout marche et se suit, +N'est pas de ces travaux qu'un caprice produit : +Il veut du temps, des soins ; et ce pénible ouvrage +Jamais d'un écolier ne fut l'apprentissage. +Mais souvent parmi nous un poète sans art, +Qu'un beau feu quelquefois échauffa par hasard, +Enflant d'un vain orgueil son esprit chimérique, +Fièrement prend en main la trompette héroïque. +Sa muse déréglée, en ses vers vagabonds, +Ne s'élève jamais que par sauts et par bonds ; +Et son feu, dépourvu de sens et de lecture, +S'éteint à chaque pas, faute de nourriture. +Mais en vain le public, prompt à le mépriser, +De son mérite faux le veut désabuser ; +Lui-même, applaudissant à son maigre génie, +Se donne par ses mains l'encens qu'on lui dénie ; +VIRGILE, au prix de lui, n'a point d'invention ; +HOMÈRE n'entend point la noble fiction... +Si contre cet arrêt le siècle se rebelle, +À la postérité d'abord il en appelle, +Mais, attendant qu'ici le bon sens de retour +Ramène triomphants ses ouvrages au jour, +Leurs tas, au magasin, cachés à la lumière, +Combattent tristement les vers et la poussière. +Laissons-les donc entre eux s'escrimer en repos, +Et, sans nous égarer, suivons notre propos. + +Des succès fortunés du spectacle tragique, +Dans Athènes naquit la Comédie antique. +Là le Grec, né moqueur, par mille jeux plaisants, +Distilla le venin de ses traits médisants. +Aux accès insolents d'une bouffonne joie +La sagesse, l'esprit, l'honneur furent en proie. +On vit par le public un poète avoué +S'enrichir aux dépens du mérite joué ; +Et Socrate par lui, dans un choeur de nuées, +D'un vil amas de peuple attirer les huées. +Enfin, de la licence on arrêta le cours : +Le magistrat des lois emprunta le secours, +Et, rendant par édit les poètes plus sages, +Défendit de marquer les noms et les visages. +Le théâtre perdit son antique fureur ; +la comédie apprit à rire sans aigreur, +Sans fiel et sans venin sut instruire et reprendre, +Et plut innocemment dans les vers de MÉNANDRE. +Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir, +S'y vit avec plaisir, ou crut ne s'y point voir : +L'avare, des premiers, rit du tableau fidèle +D'un avare souvent tracé sur son modèle ; +Et, mille fois, un fat finement exprimé +Méconnut le portrait sur lui-même formé. + +Que la nature donc soit votre étude unique, +Auteurs qui prétendez aux honneurs du comique. +Quiconque voit bien l'homme et, d'un esprit profond, +De tant de coeurs cachés a pénétré le fond ; +Qui sait bien ce que c'est qu'un prodigue, un avare, +Un honnête homme, un fat, un jaloux, un bizarre, +Sur une scène heureuse il peut les étaler, +Et les faire à nos yeux vivre, agir et parler. +Présentez-en partout les images naïves ; +Que chacun y soit peint des couleurs les plus vives. +La nature, féconde en bizarres portraits, +Dans chaque âme est marquée à de différents traits ; +Un geste la découvre, un rien la fait paraître. +Mais tout esprit n'a pas des yeux pour la connaître. +Le temps, qui change tout, change aussi nos humeurs ; +Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses moeurs. +Un jeune homme, toujours bouillant dans ses caprices, +Est prompt à recevoir l'impression des vices ; +Est vain dans ses discours, volage en ses désirs, +Rétif à la censure et fou dans les plaisirs. +L'âge viril, plus mûr, inspire un air plus sage, +Se pousse auprès des grands, s'intrigue, se ménage, +Contre les coups du sort songe à se maintenir, +Et loin dans le présent regarde l'avenir. +La vieillesse chagrine incessamment amasse ; +Garde, non pas pour soi, les trésors qu'elle entasse ; +Marche en tous ses desseins d'un pas lent et glacé ; +Toujours plaint le présent et vante le passé ; +Inhabile aux plaisirs, dont la jeunesse abuse, +Blâme en eux les douceurs que l'âge lui refuse. +Ne faites point parler vos acteurs au hasard, +Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard. + +Étudiez la cour et connaissez la ville : +L'une et l'autre est toujours en modèles fertile. +C'est par là que MOLIÈRE, illustrant ses écrits, +Peut-être de son art eût remporté le prix, +Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures, +Il n'eût point fait souvent grimacer ses figures, +Quitté, pour le bouffon, l'agréable et le fin, +Et sans honte à Térence allié Tabarin. +Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe, +Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope. +Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs, +N'admet point en ses vers de tragiques douleurs ; +Mais son emploi n'est pas d'aller, dans une place, +De mots sales et bas charmer la populace. +Il faut que ses acteurs badinent noblement ; +Que son noeud bien formé se dénoue aisément ; +Que l'action, marchant où la raison la guide, +Ne se perde jamais dans une scène vide ; +Que son style humble et doux se relève à propos ; +Que ses discours, partout fertiles en bons mots, +Soient pleins de passions finement maniées, +Et les scènes toujours l'une à l'autre liées. +Aux dépens du bon sens gardez de plaisanter +Jamais de la nature il ne faut s'écarter. +Contemplez de quel air un père, dans Térence, +Vient d'un fils amoureux gourmander l'imprudence ; +De quel air cet amant écoute ses leçons +Et court chez sa maîtresse oublier ces chansons. +Ce n'est pas un portrait, une image semblable, +C'est un amant, un fils, un père véritable. + +J'aime sur le théâtre un agréable auteur +Qui, sans se diffamer aux yeux du spectateur, +Plaît par la raison seule, et jamais ne la choque. +Mais, pour un faux plaisant, à grossière équivoque, +Qui pour me divertir n'a que la saleté, +Qu'il s'en aille, s'il veut, sur deux tréteaux monté, +Amusant le Pont-Neuf de ses sornettes fades, +Aux laquais assemblés jouer ses mascarades. + + +Dans Florence, jadis, vivait un médecin, +Savant hâbleur, dit-on, et célèbre assassin. +Lui seul y fit longtemps la publique misère : +Là, le fils orphelin lui redemande un père ; +Ici, le frère pleure un frère empoisonné. +L'un meurt vide de sang, l'autre plein de séné ; +Le rhume à son aspect se change en pleurésie, +Et, par lui, la migraine est bientôt frénésie. +Il quitte enfin la ville, en tous lieux détesté. +De tous ses amis morts un seul ami resté +Le mène en sa maison de superbe structure +C'était un riche abbé, fou de l'architecture. +Le médecin, d'abord, semble né dans cet art, +Déjà de bâtiments parle comme Mansart : +D'un salon qu'on élève il condamne la face ; +Au vestibule obscur il marque une autre place, +Approuve l'escalier tourné d'autre façon... +Son ami le conçoit, et mande son maçon. +Le maçon vient, écoute, approuve et se corrige. +Enfin, pour abréger un si plaisant prodige, +Notre assassin renonce à son art inhumain ; +Et désormais, la règle et l'équerre à la main, +Laissant de Galien, la science suspecte, +De méchant médecin devient bon architecte. + +Son exemple est pour nous un précepte excellent. +Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent, +Ouvrier estimé dans un art nécessaire, +Qu'écrivain du commun et poète vulgaire. +Il est dans tout autre art des degrés différents, +On peut avec honneur remplir les seconds rangs ; +Mais, dans l'art dangereux de rimer et d'écrire, +Il n'est point de degrés du médiocre au pire ; +Qui dit froid écrivain dit détestable auteur... +Boyer est à Pinchêne, égal pour le lecteur ; +On ne lit guère plus Rampale et Mesnardière, +Que Magnon, du Souhait, Corbin et La Morlière. +Un fou du moins fait rire et peut nous égayer ; +Mais un froid écrivain ne sait rien qu'ennuyer. +J'aime mieux Bergerac, et sa burlesque audace +Que ces vers où Motin se morfond et nous glace. + +Ne vous enivrez point des éloges flatteurs, +Qu'un amas quelquefois de vains admirateurs +Vous donne en ces réduits, prompts à crier merveille. +Tel écrit récité se soutint à l'oreille, +Qui, dans l'impression au grand jour se montrant, +Ne soutient pas des yeux le regard pénétrant. +On sait de cent auteurs l'aventure tragique : +Et Gombaud tant loué garde encor la boutique. + +Écoutez tout le monde, assidu consultant. +Un fat, quelquefois, ouvre un avis important. +Quelques vers toutefois qu'Apollon vous inspire, +En tous lieux aussitôt ne courez pas les lire. +Gardez-vous d'imiter ce rimeur furieux +Qui, de ses vains écrits lecteur harmonieux, +Aborde en récitant quiconque le salue +Et poursuit de ses vers les passants dans la rue. +Il n'est temple si saint, des anges respecté, +Qui soit contre sa Muse un lieu de sûreté. + +Je vous l'ai déjà dit, aimez qu'on vous censure, +Et, souple à la raison, corrigez sans murmure. +Mais ne vous rendez pas dès qu'un sot vous reprend. + +Souvent, dans son orgueil, un subtil ignorant +Par d'injustes dégoûts combat toute une pièce, +Blâme des plus beaux vers la noble hardiesse. +On a beau réfuter ses vains raisonnements, +Son esprit se complaît dans ses faux jugements ; +Et sa faible raison, de clarté dépourvue, +Pense que rien n'échappe à sa débile vue. +Ses conseils sont à craindre ; et, si vous les croyez, +Pensant fuir un écueil, souvent vous vous noyez. + +Faites choix d'un censeur solide et salutaire, +Que la raison conduise et le savoir éclaire, +Et dont le crayon sûr d'abord aille chercher +L'endroit que l'on sent faible, et qu'on se veut cacher. +Lui seul éclaircira vos doutes ridicules, +De votre esprit tremblant lèvera les scrupules. +C'est lui qui vous dira par quel transport heureux +Quelquefois, dans sa course, un esprit vigoureux, +Trop resserré par l'art, sort des règles prescrites, +Et de l'art même apprend à franchir leurs limites. +Mais ce parfait censeur se trouve rarement +Tel excelle à rimer qui juge sottement ; +Tel s'est fait par ses vers distinguer dans la ville, +Qui jamais de Lucain n'a distingué Virgile. + +Auteurs, prêtez l'oreille à mes instructions. +Voulez-vous faire aimer vos riches fictions ? +Qu'en savantes leçons votre Muse fertile +Partout joigne au plaisant le solide et l'utile. +Un lecteur sage fuit un vain amusement +Et veut mettre à profit son divertissement. + +Que votre âme et vos moeurs, peintes dans vos ouvrages, +N'offrent jamais de vous que de nobles images. +Je ne puis estimer ces dangereux auteurs +Qui de l'honneur, en vers, infâmes déserteurs, +Trahissant la vertu sur un papier coupable, +Aux yeux de leurs lecteurs rendent le vice aimable. + +Je ne suis pas pourtant de ces tristes esprits +Qui, bannissant l'amour de tous chastes écrits, +D'un si riche ornement veulent priver la scène, +Traitent d'empoisonneurs et Rodrigue et Chimène... +L'amour le moins honnête, exprimé chastement, +N'excite point en nous de honteux mouvement. +Didon a beau gémir et m'étaler ses charmes, +Je condamne sa faute en partageant ses larmes. +Un auteur vertueux, dans ses vers innocents, +Ne corrompt point le coeur en chatouillant les sens +Son feu n'allume point de criminelle flamme. +Aimez donc la vertu, nourrissez-en votre âme. +En vain l'esprit est plein d'une noble vigueur, +Le vers se sent toujours des bassesses du coeur. + +Fuyez surtout, fuyez ces basses jalousies, +Des vulgaires esprits malignes frénésies. +Un sublime écrivain n'en peut être infecté ; +C'est un vice qui suit la médiocrité. +Du mérite éclatant cette sombre rivale +Contre lui chez les grands incessamment cabale, +Et, sur les pieds en vain tâchant de se hausser, +Pour s'égaler à lui cherche à le rabaisser. +Ne descendons jamais dans ces lâches intrigues ; +N'allons point à l'honneur par de honteuses brigues. + +Que les vers ne soient pas votre éternel emploi ; +Cultivez vos amis, soyez homme de foi : +C'est peu d'être agréable et charmant dans un livre, +Il faut savoir encor et converser et vivre. + +Travaillez pour la gloire, et qu'un sordide gain +Ne soit jamais l'objet d'un illustre écrivain. +Je sais qu'un noble esprit peut, sans honte et sans crime, +Tirer de son travail un tribut légitime ; +Mais je ne puis souffrir ces auteurs renommés, +Qui, dégoûtés de gloire et d'argent affamés, +Mettent leur Apollon aux gages d'un libraire +Et font d'un art divin un métier mercenaire. + +Avant que la raison, s'expliquant par la voix, +Eût instruit les humains, eût enseigné les lois, +Tous les hommes suivaient la grossière nature, +Dispersés dans les bois couraient à la pâture : +La force tenait lieu de droit et d'équité ; +Le meurtre s'exerçait avec impunité. +Mais du discours enfin l'harmonieuse adresse +De ces sauvages moeurs adoucit la rudesse, +Rassembla les humains dans les forêts épars, +Enferma les cités de murs et de remparts, +De l'aspect du supplice effraya l'insolence, +Et sous l'appui des lois mit la faible innocence. +Cet ordre fut, dit-on, le fruit des premiers vers. +De là sont nés ces bruits reçus dans l'univers, +Qu'aux accents dont Orphée emplit les monts de Thrace, +Les tigres amollis dépouillaient leur audace ; +Qu'aux accords d'Amphion les pierres se mouvaient, +Et sur les monts thébains en ordre s'élevaient. +L'harmonie en naissant produisit ces miracles. +Depuis, le Ciel en vers fit parler les oracles ; +Du sein d'un prêtre, ému d'une divine horreur, +Apollon par des vers exhala sa fureur. +Bientôt, ressuscitant les héros des vieux âges, +Homère aux grands exploits anima les courages. +Hésiode à son tour, par d'utiles leçons, +Des champs trop paresseux vint hâter les moissons. +En mille écrits fameux la sagesse tracée +Fut, à l'aide des vers, aux mortels annoncée ; +Et partout, des esprits ses préceptes vainqueurs, +Introduits par l'oreille, entrèrent dans les coeurs. +Pour tant d'heureux bienfaits, les Muses révérées +Furent d'un juste encens dans la Grèce honorées ; +Et leur art, attirant le culte des mortels, +À sa gloire en cent lieux vit dresser des autels. +Mais enfin l'indigence amenant la bassesse, +Le Parnasse oublia sa première noblesse ; +Un vil amour du gain, infestant les esprits, +De mensonges grossiers souilla tous les écrits, +Et partout, enfantant mille ouvrages frivoles, +Trafiqua du discours et vendit les paroles. + +Ne vous flétrissez point par un vice si bas. +Si l'or seul a pour vous d'invincibles appas, +Fuyez ces lieux charmants qu'arrose le Permesse +Ce n'est point sur ses bords qu'habite la richesse. +Aux plus savants auteurs, comme aux plus grands guerriers, +Apollon ne promet qu'un nom et des lauriers. + +« Mais quoi! dans la disette une muse affamée +» Ne peut pas, dira-t-on, subsister de fumée ! +» Un auteur qui, pressé d'un besoin importun, +» Le soir entend crier ses entrailles à jeun, +» Goûte peu d'Hélicon les douces promenades ! +» Horace a bu son soûl quand il voit les Ménades ; +» Et, libre du souci qui trouble Colletet, +» N'attend pas pour dîner le succès d'un sonnet ! » + +Il est vrai : mais enfin cette affreuse disgrâce +Rarement parmi nous afflige le Parnasse. +Et que craindre en ce siècle, où toujours les beaux-arts +D'un astre favorable éprouvent les regards, +Où d'un prince éclairé la sage prévoyance +Fait partout au mérite ignorer l'indigence? + +Musez, dictez sa gloire à tous vos nourrissons ; +Son nom vaut mieux pour eux que toutes vos leçons. +Que Corneille, pour lui rallumant son audace, +Soit encor le Corneille et du Cid et d'Horace ; +Que Racine, enfantant des miracles nouveaux, +De ses héros sur lui forme tous les tableaux ; +Que de son nom, chanté par la bouche des belles, +Benserade, en tous lieux amuse les ruelles ; +Que Segrais, dans l'églogue, en charme les forêts ; +Que pour lui l'épigramme aiguise tous ses traits. +Mais quel heureux auteur, dans une autre Énéide, +Aux bords du Rhin tremblant conduira cet Alcide ? +Quelle savante lyre, au bruit de ses exploits, +Fera marcher encor les rochers et les bois ; +Chantera le Batave, éperdu dans l'orage, +Soi-même se noyant pour sortir du naufrage ; +Dira les bataillons sous Mastrich enterrés, +Dans ces affreux assauts du soleil éclairés ? + +Mais, tandis que je parle, une gloire nouvelle +Vers ce vainqueur rapide aux Alpes vous appelle. +Déjà Dôle et Salins sous le joug ont ployé ; +Besançon fume encor sur son roc foudroyé. +Où sont ces grands guerriers dont les fatales ligues +Devaient à ce trajet opposer tant de digues ? +Est-ce encore en fuyant qu'ils pensent l'arrêter, +Fiers du honteux honneur d'avoir su l'éviter ? +Que de remparts détruits ! Que de villes forcées ! +Que de moissons de gloire en courant amassées ! + +Auteurs, pour les chanter, redoublez vos transports +Le sujet ne veut pas de vulgaires efforts. +Pour moi, qui, jusqu'ici nourri dans la satire, +N'ose encor manier la trompette et la lyre, +Vous me verrez pourtant, dans ce champ glorieux, +Vous animer du moins de la voix et des yeux ; +Vous offrir ces leçons que ma Muse au Parnasse +Rapporta, jeune encor, du commerce d'Horace ; +Seconder votre ardeur, échauffer vos esprits, +Et vous montrer de loin la couronne et le prix. +Mais aussi pardonnez, si, plein de ce beau zèle, +De tous vos pas fameux observateur fidèle, +Quelquefois du bon or je sépare le faux, +Et des auteurs grossiers j'attaque les défauts, +Censeur un peu fâcheux, mais souvent nécessaire, +Plus enclin à blâmer que savant à bien faire. + +Et qui seul, sans ministre, à l'exemple des dieux, +Soutiens tout par toi-même, et vois tout par tes yeux, + +Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse +N'est point le fruit tardif d'une lente vieillesse, +Et qui seul, sans ministre, à l'exemple des dieux, +Soutiens tout par toi-même, et vois tout par tes yeux, +GRAND ROI, si jusqu'ici, par un trait de prudence, +J'ai demeuré pour toi dans un humble silence, +Ce n'est pas que mon coeur, vainement suspendu, +Balance pour t'offrir un encens qui t'est dû ; +Mais je sais peu louer ; et ma muse tremblante +Fuit d'un si grand fardeau la charge trop pesante, +Et, dans ce haut éclat où tu te viens offrir, +Touchant à tes lauriers, craindrait de les flétrir. +Ainsi, sans m'aveugler d'une vaine manie, +Je mesure mon vol à mon faible génie : +Plus sage en mon respect que ces hardis mortels +Qui d'un indigne encens profanent tes autels ; +Qui, dans ce champ d'honneur où le gain les amène, +Osent chanter ton nom, sans force et sans haleine ; +Et qui vont tous les jours, d'une importune voix, +T'ennuyer du récit de tes propres exploits. +L'un, en style pompeux habillant une églogue, +De ses rares vertus te fait un long prologue, +Et mêle, en se vantant soi-même à tout propos, +Les louanges d'un fat à celles d'un héros. +L'autre, en vain, se lassant à polir une rime, +Et reprenant vingt fois le rabot et la lime, +Grand et nouvel effort d'un esprit sans pareil ! +Dans la fin d'un sonnet te compare au soleil. +Sur le haut Hélicon leur veine méprisée +Fut toujours des neuf soeurs la fable et la risée. +Calliope jamais ne daigna leur parler, +Et Pégase pour eux refuse de voler. +Cependant à les voir, enflés de tant d'audace, +Te promettre en leur nom les faveurs du Parnasse, +On dirait qu'ils ont seuls l'oreille d'Apollon, +Qu'ils disposent de tout dans le sacré vallon : +C'est à leurs doctes mains, si l'on veut les en croire, +Que Phébus a commis tout le soin de ta gloire ; +Et ton nom, du midi jusqu'à l'ourse vanté, +Ne devra qu'à leurs vers son immortalité. +Mais plutôt, sans ce nom, dont la vive lumière +Donne un lustre éclatant à leur veine grossière, +Ils verraient leurs écrits, honte de l'univers, +Pourrir dans la poussière à la merci des vers. +A l'ombre de ton nom ils trouvent leur asile, +Comme on voit dans les champs un arbrisseau débile, +Qui, sans l'heureux appui qui le tient attaché, +Languirait tristement sur la terre couché. +Ce n'est pas que ma plume, injuste et téméraire, +Veuille blâmer en eux le dessein de te plaire ; +Et, parmi tant d'auteurs, je veux bien l'avouer, +Apollon en connaît qui te peuvent louer ; +Oui, je sais qu'entre ceux qui t'adressent leurs veilles, +Parmi les Pelletiers on compte des Corneilles. +Mais je ne puis souffrir qu'un esprit de travers, +Qui, pour rimer des mots, pense faire des vers +Se donne en te louant une gêne inutile : +Pour chanter un Auguste, il faut être un Virgile : +Et j'approuve les soins du monarque guerrier +Qui ne pouvait souffrir qu'un artisan grossier +Entreprît de tracer, d'une main criminelle, +Un portrait réservé pour le pinceau d'Apelle. +Moi donc, qui connais peu Phébus et ses douceurs, +Qui suis nouveau sevré sur le mont des neuf soeurs, +Attendant que pour toi l'âge ait mûri ma muse, +Sur de moindres sujets je l'exerce et l'amuse ; +Et, tandis que ton bras, des peuples redouté, +Va, la foudre à la main, rétablir l'équité, +Et retient les méchants par la peur des supplices, +Moi, la plume à la main, je gourmande les vices, +Et, gardant pour moi-même une juste rigueur, +Je confie au papier les secrets de mon coeur. +Ainsi, dès qu'une fois ma verve se réveille, +Comme on voit au printemps la diligente abeille +Qui du butin des fleurs va composer son miel, +Des sottises du temps je compose mon fiel : +Je vais de toutes parts où me guide ma veine, +Sans tenir en marchant une route certaine ; +Et, sans gêner ma plume en ce libre métier, +Je la laisse au hasard courir sur le papier. +Le mal est qu'en rimant, ma muse un peu légère +Nomme tout par son nom, et ne saurait rien taire. +C'est là ce qui fait peur aux esprits de ce temps, +Qui, tout blancs au dehors, sont tout noirs au dedans : +Ils tremblent qu'un censeur, que sa verve encourage, +Ne vienne en ses écrits démasquer leur visage, +Et, fouillant dans leurs moeurs en toute liberté, +N'aille du fond du puits tirer la vérité. +Tous ces gens éperdus au seul nom de satire +Font d'abord le procès à quiconque ose rire : +Ce sont eux que l'on voit, d'un discours insensé, +Publier dans Paris que tout est renversé, +Au moindre bruit qui court qu'un auteur les menace +De jouer des bigots la trompeuse grimace. +Pour eux un tel ouvrage est un monstre odieux ; +C'est offenser les lois, c'est s'attaquer aux cieux. +Mais bien que d'un faux zèle ils masquent leur faiblesse +Chacun voit qu'en effet la vérité les blesse : +En vain d'un lâche orgueil leur esprit revêtu +Se couvre du manteau d'une austère vertu ; +Leur coeur qui se connaît, et qui fuit la lumière, +S'il se moque de Dieu, craint Tartuffe et Molière. +Mais pourquoi sur ce point sans raison m'écarter ? +GRAND ROI, c'est mon défaut, je ne saurais flatter : +Je ne sais point au ciel placer un ridicule, +D'un nain faire un Atlas, ou d'un lâche un Hercule. +Et, sans cesse en esclave, à la suite des grands, +A des dieux sans vertu prodiguer mon encens. +On ne me verra point d'une veine forcée, +Même pour te louer, déguiser ma pensée ; +Et, quelque grand que soit ton pouvoir souverain, +Si mon coeur en ces vers ne parlait par ma main, +Il n'est espoir de biens, ni raison, ni maxime, +Qui pût en ta faveur m'arracher une rime. +Mais lorsque je te vois, d'une si noble ardeur, +T'appliquer sans relâche aux soins de ta grandeur, +Faire honte à ces rois que le travail étonne, +Et qui sont accablés du faix de leur couronne ; +Quand je vois ta sagesse en ses justes projets, +D'une heureuse abondance enrichir tes sujets, +Fouler aux pieds l'orgueil et du Tage et du Tibre +Nous faire de la mer une campagne libre, +Et tes braves guerriers, secondant ton grand coeur, +Rendre à l'aigle éperdu sa première vigueur ; +La France sous tes lois maîtriser la fortune ; +Et nos vaisseaux domptant l'un et l'autre Neptune, +Nous aller chercher l'or, malgré l'onde et le vent, +Aux lieux où le soleil le forme en se levant, +Alors, sans consulter si Phébus l'en avoue, +Ma muse toute en feu me prévient et te loue. +Mais bientôt la raison arrivant au secours +Vient d'un si beau projet interrompre le cours, +Et me fait concevoir, quelque ardeur qui m'emporte, +Que je n'ai ni le ton, ni la voix assez forte. +Aussitôt je m'effraie, et mon esprit troublé +Laisse là le fardeau dont il est accablé ; +Et, sans passer plus loin, finissant mon ouvrage, +Comme un pilote en mer qu'épouvante l'orage, +Dès que le bord paraît, sans songer où je suis, +Je me sauve à la nage, et j'aborde où je puis. +Damon, ce grand auteur, dont la muse fertile +Amusa si longtemps et la cour et la ville, +Mais qui, n'étant vêtu que de simple bureau, +Passe l'été sans linge et l'hiver sans manteau ; +Et de qui le corps sec et la mine affamée +N'en sont pas mieux refait pour tant de renommée ; +Las de perdre en rimant et sa peine et son bien, +D'emprunter en tous lieux et de ne gagner rien, +Sans habits, sans argent, ne sachant plus que faire, +Vient de s'enfuir, chargé de sa seule misère ; +Et, bien loin des sergents, des clercs et du palais, +Va chercher un repos qu'il ne trouva jamais ; +Sans attendre qu'ici la justice ennemie +L'enferme en un cachot le reste de sa vie, +Ou que d'un bonnet vert le salutaire affront +Flétrisse les lauriers qui lui couvrent le front. +Mais le jour qu'il partit, plus défait et plus blême +Que n'est un pénitent sur la fin d'un carême, +La colère dans l'âme et le feu dans les yeux, +Il distilla sa rage en ces tristes adieux : +Puisqu'en ce lieu, jadis aux muses si commode, +Le mérite et l'esprit ne sont plus à la mode, +Qu'un poète, dit-il, s'y voit maudit de Dieu, +Et qu'ici la vertu n'a plus ni feu ni lieu, +Allons du moins chercher quelque antre ou quelque roche +D'où jamais ni l'huissier ni le sergent n'approche, +Et sans lasser le ciel par des vœux impuissants, +Mettons-nous à l'abri des injures du temps ; +Tandis que, libre encor, malgré les destinées, +Mon corps n'est point courbé sous le faix des années, +Qu'on ne voit point mes pas sous l'âge chanceler, +Et qu'il reste à la parque encor de quoi filer : +C'est là dans mon malheur le seul conseil à suivre. +Que George vive ici, puisque George y sait vivre, +Qu'un million comptant, par ses fourbes acquis, +De clerc, jadis laquais a fait comte et marquis : +Que Jacquin vive ici, dont l'adresse funeste +A plus causé de maux que la guerre et la peste ; +Qui de ses revenus écrits par alphabet, +Peut fournir aisément un calepin complet. +Qu'il règne dans ces lieux, il a droit de s'y plaire. +Mais moi, vivre à Paris ! Eh ! qu'y viendrais-je faire ? +Je ne sais ni tromper, ni feindre, ni mentir, +Et, quand je le pourrais, je n'y puis consentir. +Je ne sais point en lâche essuyer les outrages +D'un faquin orgueilleux qui vous tient à ses gages, +De mes sonnets flatteurs lasser tout l'univers, +Et vendre au plus offrant mon encens et mes vers : +Pour un si bas emploi ma muse est trop altière. +Je suis rustique et fier, et j'ai l'âme grossière : +Je ne puis rien nommer, si ce n'est par son nom, +J'appelle un chat un chat, et Rolet un fripon. +De servir un amant, je n'en ai pas l'adresse ; +J'ignore ce grand art qui gagne une maîtresse, +Et je suis, à Paris, triste, pauvre et reclus, +Ainsi qu'un corps sans âme, ou devenu perclus. +Mais pourquoi, dira-t-on, cette vertu sauvage +Qui court à l'hôpital et n'est plus en usage ? +La richesse permet une juste fierté ; +Mais il faut être souple avec la pauvreté. +C'est par là qu'un auteur que presse l'indigence +Peut des astres malins corriger l'influence, +Et que le sort burlesque, en ce siècle de fer, +D'un pédant, quand il veut, sait faire un duc et pair. +Ainsi de la vertu la fortune se joue : +Tel aujourd'hui triomphe au plus haut de sa roue, +Qu'on verrait, de couleurs bizarrement orné, +Conduire le carrosse où l'on le voit traîné, +Si dans les droits du roi sa funeste science +Par deux ou trois avis n'eût ravagé la France. +Je sais qu'un juste effroi, l'éloignant de ces lieux, +L'a fait pour quelques mois disparaître à nos yeux : +Mais en vain pour un temps une taxe l'exile ; +On le verra bientôt pompeux en cette ville, +Marcher encor chargé des dépouilles d'autrui ; +Et jouir du ciel même irrité contre lui ; +Tandis que Colletet, crotté jusqu'à l'échine, +S'en va chercher son pain de cuisine en cuisine, +Savant en ce métier, si cher aux beaux esprits, +Dont Montmaur autrefois fit leçon dans Paris. +Il est vrai que du roi la bonté secourable +Jette enfin sur la muse un regard favorable, +Et, réparant du sort l'aveuglement fatal, +Va tirer désormais Phébus de l'hôpital. +On doit tout espérer d'un monarque si juste ; +Mais sans un Mécénas à quoi sert un Auguste ? +Et fait comme je suis, au siècle d'aujourd'hui, +Qui voudra s'abaisser à me servir d'appui ? +Et puis, comment percer cette foule effroyable +De rimeurs affamés dont le nombre l'accable ; +Qui, dès que sa main s'ouvre, y courent les premiers, +Et ravissent un bien qu'on devait aux derniers ; +Comme on voit les frelons, troupe lâche et stérile, +Aller piller le miel que l'abeille distille ? +Cessons donc d'aspirer à ce prix tant vanté +Que donne la faveur à l'importunité. +Saint-Amant n'eut du ciel que sa veine en partage : +L'habit qu'il eut sur lui fut son seul héritage ; +Un lit et deux placets composaient tout son bien ; +Ou, pour en mieux parler, Saint-Amant n'avait rien. +Mais quoi ! las de traîner une vie importune, +Il engagea ce rien pour chercher la fortune, +Et, tout chargé de vers qu'il devait mettre au jour, +Conduit d'un vain espoir, il parut à la cour. +Qu'arriva-t-il enfin de sa muse abusée ? +Il en revint couvert de honte et de risée +Et la fièvre, au retour, terminant son destin, +Fit par avance en lui ce qu'aurait fait la faim. +Un poète à la cour fut jadis à la mode ; +Mais des fous aujourd'hui c'est le plus incommode, +Et l'esprit le plus beau, l'auteur le plus poli, +N'y parviendra jamais au sort de l'Angeli. +Faut-il donc désormais jouer un nouveau rôle ? +Dois-je, las d'Apollon, recourir à Bartole ? +Et, feuilletant Louet allongé par Brodeau, +D'une robe à longs plis balayer le barreau ? +Mais à ce seul penser je sens que je m'égare. +Moi ! que j'aille crier dans ce pays barbare, +Où l'on voit tous les jours l'innocence aux abois +Errer dans les détours d'un dédale de lois, +Et, dans l'amas confus des chicanes énormes, +Ce qui fut blanc au fond rendu noir par les formes ; +Où Patru gagne moins qu'Uot et Le Mazier, +Et dont les Cicérons se font chez Pé-Fournier. +Avant qu'un tel dessein m'entre dans la pensée, +On pourra voir la Seine à la Saint-Jean glacée ; +Arnauld à Charenton devenir huguenot, +Saint-Sorlin janséniste, et Saint-Pavin bigot. +Quittons donc pour jamais une ville importune, +Où l'honneur est en guerre avecque la fortune ; +Où le vice orgueilleux s'érige en souverain, +Et va la mitre en tête et la crosse à la main ; +Où la science triste, affreuse, et délaissée, +Est partout des bons lieux comme infâme chassée ; +Où le seul art en vogue est l'art de bien voler ; +Où tout me choque ; enfin, où. . . Je n'ose parler. +Et quel homme si froid ne serait plein de bile, +A l'aspect odieux des mœurs de cette ville ? +Qui pourrait les souffrir ? et qui, pour les blâmer, +Malgré muse et Phébus n'apprendrait à rimer ? +Non, non, sur ce sujet, pour écrire avec grâce, +Il ne faut point monter au sommet du Parnasse ; +Et, sans aller rêver dans le double vallon, +La colère suffit et vaut un Apollon. +Tout beau, dira quelqu'un, vous entrez en furie. +A quoi bon ces grands mots ? doucement, je vous prie : +Ou bien montez en chaire, et là, comme un docteur, +Allez de vos sermons endormir l'auditeur : +C'est là que bien ou mal on a droit de tout dire. +Ainsi parle un esprit qu'irrite la satire, +Qui contre ses défauts croit être en sûreté, +En raillant d'un censeur la triste austérité, +Qui fait l'homme intrépide, et, tremblant de faiblesse, +Attend pour croire en Dieu que la fièvre le presse ; +Et, toujours dans l'orage au ciel levant les mains, +Dès que l'air est calmé, rit des faibles humains. +Car de penser alors qu'un Dieu tourne le monde, +Et règle les ressorts de la machine ronde, +Ou qu'il est une vie au-delà du trépas, +C'est là, tout haut du moins, ce qu'il n'avouera pas. +Pour moi, qu'en santé même un autre monde étonne, +Qui crois l'âme immortelle, et que c'est Dieu qui tonne, +Il vaut mieux pour jamais me bannir de ce lieu. +Je me retire donc. Adieu, Paris, adieu. + +Rare et fameux Esprit, dont la fertile veine +Ignore en écrivant le travail et la peine ; +Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts, +Et qui sçais à quel coin se marquent les bons vers. +Dans les combats d'esprit sçavant Maistre d'escrime, +Enseigne moi, Molière, où tu trouves la rime. +On diroit, quand tu veux, qu'elle te vient chercher : +Jamais au bout du vers on ne te voit broncher ; +Et sans qu'un long détour t'arreste, ou t'embarrasse, +A peine as-tu parlé, qu'elle-mesme s'y place. +Mais moi qu'un vain caprice, une bizarre humeur, +Pour mes péchez, je croi, fit devenir Rimeur : +Dans ce rude métier, où mon esprit se tuë, +En vain pour la trouver, je travaille, et je suë. +Souvent j'ai beau rêver du matin jusqu'au soir : +Quand je veux dire blanc, la quinteuse dit noir. +Si je veux d'un Galant dépeindre la figure, +Ma plume pour rimer trouve l'Abbé de Gure : +Si je pense exprimer un Auteur sans défaut, +La Raison dit Virgile, et la rime Quinaut. +Enfin quoi que je fasse, ou que je veüille faire, +La Bizarre toujours vient m'offrir le contraire. +De rage quelquefois ne pouvant la trouver, +Triste, las, et confus, je cesse d'y réver : +Et maudissant vingt fois le Demon qui m'inspire, +Je fais mille sermens de ne jamais écrire : +Mais quand j'ai bien maudit et Muses et Phebus, +Je la voi qui paroist, quand je n'y pense plus. +Aussi-tost, malgré moi, tout mon feu se rallume : +Je reprens sur le champ le papier et la plume, +Et de mes vains sermens perdant le souvenir, +J'attens de vers en vers qu'elle daigne venir. +Encor, si pour rimer, dans sa verve indiscrete, +Ma muse au moins souffroit une froide epithete : +Je ferois comme un autre ; et sans chercher si loin, +J'aurois toûjours des mots pour les coudre au besoin. +Si je loüois Philis, En miracles féconde ; +Je trouverois bientost, A. nulle autre seconde. +Si je voulois vanter un objet Nompareil ; +Je mettrois à l'instant, Plus beau que le Soleil. +Enfin parlant toûjours d'Astres et de Merveilles, +De Chef-d'œuvre des Cieux, de Beautez sans pareilles, +Avec tous ces beaux mots souvent mis au hazard, +Je pourois aisément, sans génie, et sans art, +Et transposant cent fois et le Nom et le Verbe, +Dans mes vers recousus mettre en pièces Malherbe : +Mais mon Esprit tremblant sur le choix de ses mots, +N'en dira jamais un, s'il ne tombe à propos : +Et ne sçauroit souffrir, qu'une phrase insipide +Vienne à la fin d'un vers remplir la place vuide : +Ainsi, recommençant un ouvrage vingt fois, +Si j'écris quatre mots, j'en effaceray trois. +Maudit soit le premier, dont la verve insensée +Dans les bornes d'un vers renferma sa pensée, +Et donnant à ses mots une étroite prison, +Voulut avec la Rime enchaîner la Raison. +Sans ce métier fatal au repos de ma vie, +Mes jours pleins de loisir couleraient sans envie. +Je n'aurois qu'à chanter, rire, boire d'autant ; +Et comme un gras Chanoine, à mon aise, et content, +Passer tranquillement, sans souci, sans affaire, +La nuit à bien dormir, et le jour à rien faire. +Mon cœur exempt de soins, libre de passion, +Sçait donner une borne à son ambition, +Et fuiant des grandeurs la presence importune, +Je ne vais point au Louvre adorer la Fortune : +Et je serois heureux, si pour me consumer, +Un Destin envieux ne m'avoit fait rimer. +Mais depuis le moment que cette frenesie +De ses noires vapeurs troubla ma fantaisie, +Et qu'un Demon jaloux de mon contentement, +M'inspira le dessein d'écrire poliment ; +Tous les jours malgré moi, cloüé sur un Ouvrage, +Retouchant un endroit, effaçant une page, +Enfin passant ma vie en ce triste métier, +J'envie en écrivant le sort de Pelletier, +Bienheureux Scutari, dont la fertile plume +Peut tous les mois sans peine enfanter un volume. +Tes écrits, il est vrai, sans forme et languissans, +Semblent estre formez en dépit du bon sens : +Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire, +Un Marchand pour les vendre, et des Sots pour les lire. +Et quand la Rime enfin se trouve au bout des vers, +Qu'importe que le reste y soit mis de travers ? +Malheureux mille fois celuy, dont la manie +Veut aux regles de l'Art asservir son genie. +Un Sot en écrivant fait tout avec plaisir : +Il n'a point en ses vers l'embarras de choisir : +Et toujours amoureux de ce qu'il vient d'écrire, +Ravi d'étonnement, en soi-mesme il s'admire. +Mais un Esprit sublime, en vain veut s'élever +A ce degré parfait qu'il tâche de trouver : +Et toûjours mécontent de ce qu'il vient de faire, +Il plaist à tout le monde, et ne sçauroit se plaire. +Et tel, dont en tous lieux chacun vante l'Esprit, +Voudroit pour son repos n'avoir jamais écrit. +Toi donc, qui vois les maux où ma Muse s'abîme, +De grâce, enseigne-moi l'art de trouver la Rime : +Ou, puisqu'enfin tes soins y seroient superflus, +Molière, enseigne moi l'Art de ne rimer plus. + +Quel sujet inconnu vous trouble et vous altère, +D'où vous vient aujourd'hui cet air sombre et sévère, +Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier +A l'aspect d'un arrêt qui retranche un quartier ? +Qu'est devenu ce teint dont la couleur fleurie +Semblait d'ortolans seuls et de bisques nourrie, +Où la joie en son lustre attirait les regards, +Et le vin en rubis brillait de toutes parts ? +Qui vous a pu plonger dans cette humeur chagrine ? +A-t-on par quelque édit réformé la cuisine ? +Ou quelque longue pluie, inondant vos vallons, +A-t-elle fait couler vos vins et vos melons ? +Répondez donc enfin, ou bien je me retire. +Ah ! de grâce, un moment, souffrez que je respire. +Je sors de chez un fat, qui, pour m'empoisonner, +Je pense, exprès chez lui m'a forcé de dîner. +Je l'avais bien prévu. Depuis près d'une année +J'éludais tous les jours sa poursuite obstinée. +Mais hier il m'aborde, et, me serrant la main, +Ah ! monsieur, m'a-t-il dit, je vous attends demain. +N'y manquez pas au moins. J'ai quatorze bouteilles +D'un vin vieux... Boucingo n'en a point de pareilles +Et je gagerais bien que, chez le commandeur, +Villandri priserait sa sève et sa verdeur. +Molière avec Tartuffe y doit jouer son rôle ; +Et Lambert, qui plus est, m'a donné sa parole. +C'est tout dire en un mot, et vous le connaissez. - +Quoi ! Lambert ? - Oui, Lambert. A demain. - C'est assez. +Ce matin donc, séduit par sa vaine promesse, +J'y cours, midi sonnant, au sortir de la messe. +A peine étais-je entré, que ravi de me voir, +Mon homme, en m'embrassant, m'est venu recevoir ; +Et, montrant à mes yeux une allégresse entière, +Nous n'avons, m'a-t-il dit, ni Lambert ni Molière ; +Mais, puisque je vous vois, je me tiens trop content. +Vous êtes un brave homme ; entrez : on vous attend. +A ces mots, mais trop tard, reconnaissant ma faute, +Je le suis en tremblant dans une chambre haute, +Où, malgré les volets, le soleil irrité +Formait un poêle ardent au milieu de l'été. +Le couvert était mis dans ce lieu de plaisance, +Où j'ai trouvé d'abord, pour toute connaissance, +Deux nobles campagnards grands lecteurs de romans, +Qui m'ont dit tout Cyrus dans leurs longs compliments. +J'enrageais. Cependant on apporte un potage, +Un coq y paraissait en pompeux équipage, +Qui, changeant sur ce plat et d'état et de nom, +Par tous les conviés s'est appelé chapon. +Deux assiettes suivaient, dont l'une était ornée +D'une langue en ragoût, de persil couronnée ; +L'autre, d'un godiveau tout brûlé par dehors, +Dont un beurre gluant inondait tous les bords. +On s'assied : mais d'abord notre troupe serrée +Tenait à peine autour d'une table carrée, +Où chacun, malgré soi, l'un sur l'autre porté, +Faisait un tour à gauche, et mangeait de côté. +Jugez en cet état, si je pouvais me plaire, +Moi qui ne compte rien ni le vin ni la chère, +Si l'on n'est plus au large assis en un festin, +Qu'aux sermons de Cassaigne, ou de l'abbé Cotin. +Notre hôte cependant, s'adressant à la troupe, +Que vous semble, a-t-il dit, du goût de cette soupe ? +Sentez-vous le citron dont on a mis le jus +Avec des jaunes d'œufs mêlés dans du verjus ? +Ma foi, vive Mignot et tout ce qu'il apprête ! +Les cheveux cependant me dressaient à la tête : +Car Mignot, c'est tout dire, et dans le monde entier +Jamais empoisonneur ne sut mieux son métier. +J'approuvais tout pourtant de la mine et du geste, +Pensant qu'au moins le vin dût réparer le reste. +Pour m'en éclaircir donc, j'en demande ; et d'abord +Un laquais effronté m'apporte un rouge bord +D'un Auvernat fumeux, qui, mêlé de Lignage, +Se vendait chez Crenet pour vin de l'Hermitage, +Et qui, rouge et vermeil, mais fade et doucereux, +N'avait rien qu'un goût plat, et qu'un déboire affreux. +A peine ai-je senti cette liqueur traîtresse, +Que de ces vins mêlés j'ai reconnu l'adresse. +Toutefois avec l'eau que j'y mets à foison, +J'espérais adoucir la force du poison. +Mais, qui l'aurait pensé ? pour comble de disgrâce, +Par le chaud qu'il faisait nous n'avions point de glace. +Point de glace, bon Dieu ! dans le fort de l'été ! +Au mois de juin ! Pour moi, j'étais si transporté, +Que, donnant de fureur tout le festin au diable, +Je me suis vu vingt fois prêt à quitter la table ; +Et, dût-on m'appeler et fantasque et bourru, +J'allais sortir enfin quand le rôt a paru. +Sur un lièvre flanqué de six poulets étiques, +S'élevaient trois lapins, animaux domestiques, +Qui, dès leur tendre enfance élevés dans Paris, +Sentaient encor le chou dont ils furent nourris. +Autour de cet amas de viandes entassées +Régnait un long cordon d'alouettes pressées, +Et sur les bords du plat six pigeons étalés +Présentaient pour renfort leurs squelettes brûlés. +A côté de ce plat paraissaient deux salades, +L'une de pourpier jaune, et l'autre d'herbes fades, +Dont l'huile de fort loin saisissait l'odorat, +Et nageait dans des flots de vinaigre rosat. +Tous mes sots, à l'instant changeant de contenance, +Ont loué du festin la superbe ordonnance ; +Tandis que mon faquin qui se voyait priser, +Avec un ris moqueur les priait d'excuser. +Surtout certain hâbleur, à la gueule affamée, +Qui vint à ce festin conduit par la fumée, +Et qui s'est dit profès dans l'ordre des coteaux, +A fait, en bien mangeant, l'éloge des morceaux. +Je riais de le voir, avec sa mine étique, +Son rabat jadis blanc, et sa perruque antique, +En lapins de garenne ériger nos clapiers, +Et nos pigeons cauchois en superbes ramiers ; +Et, pour flatter notre hôte, observant son visage, +Composer sur ses yeux son geste et son langage ; +Quand notre hôte charmé, m'avisant sur ce point : +Qu'avez-vous donc, dit-il, que vous ne mangez point ? +Je vous trouve aujourd'hui l'âme toute inquiète, +Et les morceaux entiers restent sur votre assiette. +Aimez-vous la muscade ? on en a mis partout. +Ah ! monsieur, ces poulets sont d'un merveilleux goût, +Ces pigeons sont dodus, mangez, sur ma parole. +J'aime à voir aux lapins cette chair blanche et molle. +Ma foi, tout est passable, il le faut confesser, +Et Mignot aujourd'hui s'est voulu surpasser, +Quand on parle de sauce, il faut qu'on y raffine ; +Pour moi, j'aime surtout que le poivre y domine : +J'en suis fourni, Dieu sait ! et j'ai tout Pelletier +Roulé dans mon office en cornets de papier. +A tous ces beaux discours j'étais comme une pierre, +Ou comme la statue est au Festin de Pierre ; +Et, sans dire un seul mot, j'avalais au hasard, +Quelque aile de poulet dont j'arrachais le lard. +Cependant mon hâbleur, avec une voix haute, +Porte à mes campagnards la santé de notre hôte, +Qui tous deux pleins de joie, en jetant un grand cri, +Avec un rouge bord acceptent son défi. +Un si galant exploit réveillant tout le monde, +On a porté partout des verres à la ronde, +Où les doigts des laquais, dans la crasse tracés, +Témoignaient par écrit qu'on les avait rincés : +Quand un des conviés, d'un ton mélancolique, +Lamentant tristement une chanson bachique, +Tous mes sots à la fois ravis de l'écouter, +Détonnant de concert, se mettent à chanter. +La musique sans doute était rare et charmante ! +L'un traîne en longs fredons une voix glapissante, +Et l'autre, l'appuyant de son aigre fausset, +Semble un violon faux qui jure sous l'archet. +Sur ce point, un jambon d'assez maigre apparence +Arrive sous le nom de jambon de Mayence. +Un valet le portait, marchant à pas comptés, +Comme un recteur suivi des quatre facultés. +Deux marmitons crasseux, revêtus de serviettes, +Lui servaient de massiers, et portaient deux assiettes, +L'une de champignons avec des ris de veau, +Et l'autre de pois verts qui se noyaient dans l'eau. +Un spectacle si beau surprenant l'assemblée, +Chez tous les conviés la joie est redoublée ; +Et la troupe à l'instant, cessant de fredonner, +D'un ton gravement fou s'est mise à raisonner. +Le vin au plus muet fournissant des paroles, +Chacun a débité ses maximes frivoles, +Réglé les intérêts de chaque potentat, +Corrigé la police, et réformé l'Etat, +Puis, de là s'embarquant dans la nouvelle guerre, +A vaincu la Hollande, ou battu l'Angleterre. +Enfin, laissant en paix tous ces peuples divers, +De propos en propos on a parlé de vers. +Là, tous mes sots, enflés d'une nouvelle audace, +Ont jugé des auteurs en maîtres du Parnasse : +Mais notre hôte surtout, pour la justesse et l'art, +Elevait jusqu'au ciel Théophile et Ronsard ; +Quand un des campagnards relevant sa moustache, +Et son feutre à grands poils ombragé d'un pennache, +Impose à tous silence, et d'un ton de docteur : +Morbleu ! dit-il, La Serre est un charmant auteur ! +Ses vers sont d'un beau style, et sa prose est coulante. +La Pucelle est encore une œuvre bien galante, +Et je ne sais pourquoi je bâille en la lisant. +Le Pays, sans mentir, est un bouffon plaisant : +Mais je ne trouve rien de beau dans ce Voiture. +Ma foi, le jugement sert bien dans la lecture. +A mon gré, le Corneille est joli quelquefois. +En vérité, pour moi j'aime le beau françois. +Je ne sais pas pourquoi l'on vante l'Alexandre, +Ce n'est qu'un glorieux qui ne dit rien de tendre, +Les héros chez Quinault parlent bien autrement, +Et jusqu'à Je vous hais, tout s'y dit tendrement. +On dit qu'on l'a drapé dans certaine satire ; +Qu'un jeune homme... Ah ! je sais ce que vous voulez dire, +A répondu notre hôte : "Un auteur sans défaut, +"La raison dit Virgile, et la rime Quinault." +- Justement. A mon gré, la pièce est assez plate. +Et puis, blâmer Quinault !... Avez-vous vu l'Astrate ? +C'est là ce qu'on appelle un ouvrage achevé. +Surtout "l'Anneau royal" me semble bien trouvé. +Son sujet est conduit d'une belle manière ; +Et chaque acte, en sa pièce, est une pièce entière. +Je ne puis plus souffrir ce que les autres font. +Il est vrai que Quinault est un esprit profond, +A repris certain fat, qu'à sa mine discrète +Et son maintien jaloux j'ai reconnu poète, +Mais il en est pourtant qui le pourraient valoir. +Ma foi, ce n'est pas vous qui nous le ferez voir, +A dit mon campagnard avec une voix claire, +Et déjà tout bouillant de vin et de colère. +Peut-être, a dit l'auteur pâlissant de courroux : +Mais vous, pour en parler, vous y connaissez-vous ? +Mieux que vous mille fois, dit le noble en furie. +Vous ? mon Dieu ! mêlez-vous de boire, je vous prie, +A l'auteur sur-le-champ aigrement reparti. +Je suis donc un sot ? moi ? vous en avez menti, +Reprend le campagnard ; et, sans plus de langage, +Lui jette pour défi son assiette au visage. +L'autre esquive le coup, et l'assiette volant +S'en va frapper le mur, et revient en roulant. +A cet affront, l'auteur, se levant de la table, +Lance à mon campagnard un regard effroyable ; +Et, chacun vainement se ruant entre deux, +Nos braves s'accrochant se prennent aux cheveux. +Aussitôt sous leurs pieds les tables renversées +Font voir un long débris de bouteilles cassées : +En vain à lever tout les valets sont fort prompts, +Et les ruisseaux de vin coulent aux environs. +Enfin, pour arrêter cette lutte barbare, +De nouveau l'on s'efforce, on crie, on les sépare ; +Et, leur première ardeur passant en un moment, +On a parlé de paix et d'accommodement. +Mais, tandis qu'à l'envi tout le monde y conspire, +J'ai gagné doucement la porte sans rien dire, +Avec un bon serment que, si pour l'avenir +En pareille cohue on me peut retenir, +Je consens de bon cœur, pour punir ma folie, +Que tous les vins pour moi deviennent vins de Brie, +Qu'à Paris le gibier manque tous les hivers, +Et qu'à peine au mois d'août l'on mange des pois verts. + + +D'où vient, cher Le Vayer, que l'homme le moins sage +Croit toujours seul avoir la sagesse en partage, +Et qu'il n'est point de fou, qui, par belles raisons, +Ne loge son voisin aux Petites-Maisons ? +Un pédant enivré de sa vaine science, +Tout hérissé de grec, tout bouffi d'arrogance, +Et qui, de mille auteurs retenus mot pour mot, +Dans sa tête entassés, n'a souvent fait qu'un sot, +Croit qu'un livre fait tout, et que, sans Aristote, +La raison ne voit goutte, et le bon sens radote. +D'autre part un galant, de qui tout le métier +Est de courir le jour de quartier en quartier, +Et d'aller, à l'abri d'une perruque blonde, +De ses froides douceurs fatiguer le beau monde, +Condamne la science, et, blâmant tout écrit, +Croit qu'en lui l'ignorance est un titre d'esprit : +Que c'est des gens de cour le plus beau privilège, +Et renvoie un savant dans le fond d'un collège. +Un bigot orgueilleux, qui, dans sa vanité, +Croit duper jusqu'à Dieu par son zèle affecté, +Couvrant tous ses défauts d'une sainte apparence, +Damne tous les humains, de sa pleine puissance. +Un libertin d'ailleurs, qui, sans âme et sans foi, +Se fait de son plaisir une suprême loi, +Tient que ces vieux propos de démons et de flammes +Sont bons pour étonner des enfants et des femmes, +Que c'est s'embarrasser de soucis superflus, +Et qu'enfin tout dévot a le cerveau perclus. +En un mot, qui voudrait épuiser ces matières, +Peignant de tant d'esprits les diverses manières, +Il compterait plutôt combien, dans un printemps, +Guénaud et l'antimoine ont fait mourir de gens, +Et combien la Neveu, devant son mariage, +A de fois au public, vendu son pucelage +Mais, sans errer en vain dans ces vagues propos, +Et pour rimer ici ma pensée en deux mots, +N'en déplaise à ces fous nommés sages de Grèce, +En ce monde il n'est point de parfaite sagesse : +Tous les hommes sont fous, et, malgré tous leurs soins +Ne diffèrent entre eux que du plus ou du moins. +Comme on voit qu'en un bois que cent routes séparent +Les voyageurs sans guide assez souvent s'égarent, +L'un à droit, l'autre à gauche, et, courant vainement, +La même erreur les fait errer diversement : +Chacun suit dans le monde une route incertaine, +Selon que son erreur le joue et le promène ; +Et tel y fait l'habile et nous traite de fous, +Qui sous le nom de sage est le plus fou de tous. +Mais, quoi que sur ce point la satire publie, +Chacun veut en sagesse ériger sa folie, +Et, se laissant régler à son esprit tortu, +De ses propres défauts se fait une vertu. +Ainsi, cela soit dit pour qui veut se connaître, +Le plus sage est celui qui ne pense point l'être ; +Qui, toujours pour un autre enclin vers la douceur, +Se regarde soi-même en sévère censeur, +Rend à tous ses défauts une exacte justice, +Et fait sans se flatter le procès à son vice. +Mais chacun pour soi-même est toujours indulgent. +Un avare, idolâtre et fou de son argent, +Rencontrant la disette au sein de l'abondance, +Appelle sa folie une rare prudence, +Et met toute sa gloire et son souverain bien +A grossir un trésor qui ne lui sert de rien. +Plus il le voit accru, moins il en sait l'usage. +Sans mentir, l'avarice est une étrange rage, +Dira cet autre fou non moins privé de sens, +Qui jette, furieux, son bien à tous venants, +Et dont l'âme inquiète, à soi-même importune, +Se fait un embarras de sa bonne fortune. +Qui des deux en effet est le plus aveuglé ? +L'un et l'autre, à mon sens, ont le cerveau troublé. +Répondra, chez Frédoc, ce marquis sage et prude, +Et qui sans cesse au jeu, dont il fait son étude, +Attendant son destin d'un quatorze ou d'un sept, +Voit sa vie ou sa mort sortir de son cornept. +Que si d'un sort fâcheux la maligne inconstance +Vient par un coup fatal faire tourner la chance, +Vous le verrez bientôt, les cheveux hérissés, +Et les yeux vers le ciel de fureur élancés, +Ainsi qu'un possédé que le prêtre exorcise, +Fêter dans ses serments tous les saints de l'Eglise. +Qu'on le lie ; où je crains, à son air furieux, +Que ce nouveau Titan n'escalade les cieux. +Mais laissons-le plutôt en proie à son caprice ; +Sa folie, aussi bien, lui tient lieu de supplice. +Il est d'autres erreurs dont l'aimable poison +D'un charme bien plus doux enivre la raison : +L'esprit dans ce nectar heureusement s'oublie. +Chapelain veut rimer, et c'est là sa folie. +Mais bien que ses durs vers, d'épithètes enflés, +Soient des moindres grimauds chez Ménage sifflés, +Lui-même il s'applaudit, et, d'un esprit tranquille, +Prend le pas au Parnasse au-dessus de Virgile. +Que ferait-il, hélas ! si quelque audacieux +Allait pour son malheur lui dessiller les yeux, +Lui faisant voir ces vers et sans force et sans grâces +Montés sur deux grands mots, comme sur deux échasses, +Ces termes sans raison l'un de l'autre écartés, +Et ces froids ornements à la ligne plantés ? +Qu'il maudirait le jour où son âme insensée +Perdit l'heureuse erreur qui charmait sa pensée ! +Jadis certain bigot, d'ailleurs homme sensé, +D'un mal assez bizarre eut le cerveau blessé, +S'imaginant sans cesse, en sa douce manie, +Des esprits bienheureux entendre l'harmonie. +Enfin, un médecin, fort expert en son art, +Le guérit par adresse, ou plutôt par hasard ; +Mais voulant de ses soins exiger le salaire, +Moi ! vous payer ! lui dit le bigot en colère, +Vous dont l'art infernal, par des secrets maudits, +En me tirant d'erreur m'ôte du paradis ! +J'approuve son courroux ; car puisqu'il faut le dire, +Souvent de tous nos maux la raison est le pire. +C'est elle qui, farouche, au milieu des plaisirs, +D'un remords importun vient brider nos désirs. +La fâcheuse a pour nous des rigueurs sans pareilles ; +C'est un pédant qu'on a sans cesse à ses oreilles, +Qui toujours nous gourmande, et, loin de nous toucher, +Souvent, comme Joli, perd son temps à prêcher. +En vain certains rêveurs nous l'habillent en reine, +Veulent sur tous nos sens la rendre souveraine, +Et, s'en formant en terre une divinité, +Pensent aller par elle à la félicité : +C'est elle, disent-ils, qui nous montre à bien vivre. +Ces discours, il est vrai, sont fort beaux dans un livre ; +Je les estime fort ; mais je trouve en effet +Que le plus fou souvent est le plus satisfait. + +La noblesse, Dangeau, n'est pas une chimère, +Quand, sous l'étroite loi d'une vertu sévère, +Un homme issu d'un sang fécond en demi-dieux, +Suit, comme toi, la trace où marchaient ses aïeux. +Mais je ne puis souffrir qu'un fat, dont la mollesse +N'a rien pour s'appuyer qu'une vaine noblesse, +Se pare insolemment du mérite d'autrui, +Et me vante un honneur qui ne vient pas de lui. +Je veux que la valeur de ses aïeux antiques +Ait fourni de matière aux plus vieilles chroniques, +Et que l'un des Capets, pour honorer leur nom, +Ait de trois fleurs de lis doté leur écusson : +Que sert ce vain amas d'une inutile gloire, +Si, de tant de héros célèbres dans l'histoire, +Il ne peut rien offrir aux yeux de l'univers +Que de vieux parchemins qu'ont épargnés les vers ; +Si, tout sorti qu'il est d'une source divine, +Son cœur dément en lui sa superbe origine, +Et n'ayant rien de grand qu'une sotte fierté, +S'endort dans une lâche et molle oisiveté ? +Cependant, à le voir avec tant d'arrogance +Vanter le faux éclat de sa haute naissance, +On dirait que le ciel est soumis à sa loi, +Et que Dieu l'a pétri d'autre limon que moi. +Dites-nous, grand héros, esprit rare et sublime, +Entre tant d'animaux, qui sont ceux qu'on estime ? +On fait cas d'un coursier qui, fier et plein de cœur, +Fait paraître en courant sa bouillante vigueur ; +Qui jamais ne se lasse, et qui dans la carrière +S'est couvert mille fois d'une noble poussière. +Mais la postérité d'Alfane et de Bayard, +Quand ce n'est qu'une rosse, est vendue au hasard, +Sans respect des aïeux dont elle est descendue, +Et va porter la malle, ou tirer la charrue. +Pourquoi donc voulez-vous que, par un sot abus, +Chacun respecte en vous un honneur qui n'est plus ? +On ne m'éblouit point d'une, apparence vaine : +La vertu, d'un cœur noble est la marque certaine. +Si vous êtes sorti de ces héros fameux, +Montrez-nous cette ardeur qu'on vit briller en eux, +Ce zèle pour l'honneur, cette horreur pour le vice. +Respectez-vous les lois ? fuyez-vous l'injustice ? +Savez-vous pour la gloire oublier le repos, +Et dormir en plein champ le harnais sur le dos ? +Je vous connais pour noble à ces illustres marques. +Alors soyez issu des plus fameux monarques, +Venez de mille aïeux, et si ce n'est assez, +Feuilletez à loisir tous les siècles passés ; +Voyez de quel guerrier il vous plaît de descendre +Choisissez de César, d'Achille, ou d'Alexandre : +En vain un faux censeur voudrait vous démentir, +Et si vous n'en sortez, vous en devez sortir. +Mais, fussiez-vous issu d'Hercule en droite ligne, +Si vous ne faites voir qu'une bassesse indigne, +Ce long amas d'aïeux que vous diffamez tous, +Sont autant de témoins qui parlent contre vous ; +Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie +Ne sert plus que de jour à votre ignominie. +En vain, tout fier d'un sang que vous déshonorez, +Vous dormez à l'abri de ces noms révérés ; +En vain vous vous couvrez des vertus de vos pères, +Ce ne sont à mes yeux que de vaines chimères ; +Je ne vois rien en vous qu'un lâche, un imposteur, +Un traître, un scélérat, un perfide, un menteur, +Un fou dont les accès vont jusqu'à la furie, +Et d'un tronc fort illustre une branche pourrie. +Je m'emporte peut-être, et ma muse en fureur +Verse dans ses discours trop de fiel et d'aigreur : +Il faut avec les grands un peu de retenue. +Hé bien ! je m'adoucis. Votre race est connue. +Depuis quand ? répondez. Depuis mille ans entiers, +Et vous pouvez fournir deux fois seize quartiers : +C'est beaucoup. Mais enfin les preuves en sont claires, +Tous les livres sont pleins des titres de vos pères ; +Leurs noms sont échappés du naufrage des temps. +Mais qui m'assurera qu'en ce long cercle d'ans, +A leurs fameux époux vos aïeules fidèles, +Aux douceurs des galants furent toujours rebelles ? +Et comment savez-vous si quelque audacieux +N'a point interrompu le cours de vos aïeux ; +Et si leur sang tout pur, avecque leur noblesse, +Est passé jusqu'à vous de Lucrèce en Lucrèce ? +Que maudit soit le jour où cette vanité +Vint ici de nos mœurs souiller la pureté ! +Dans les temps bienheureux du monde en son enfance, +Chacun mettait sa gloire en sa seule innocence ; +Chacun vivait content, et sous d'égales lois, +Le mérite y faisait la noblesse et les rois ; +Et, sans chercher l'appui d'une naissance illustre, +Un héros de soi-même empruntait tout son lustre. +Mais enfin par le temps le mérite avili +Vit l'honneur en roture, et le vice anobli ; +Et l'orgueil, d'un faux titre appuyant sa faiblesse, +Maîtrisa les humains sous le nom de noblesse. +De là vinrent en foule et marquis et barons : +Chacun pour ses vertus n'offrit plus que des noms. +Aussitôt maint esprit fécond en rêveries, +Inventa le blason avec les armoiries ; +De ses termes obscurs fit un langage à part ; +Composa tous ces mots de Cimier et d'Ecart +De Pal, de Contre-pal, de Lambel, et de Face, +Et tout ce que Segond dans son Mercure entasse. +Une vaine folie enivrant la raison, +L'honneur triste et honteux ne fut plus de saison. +Alors, pour soutenir son rang et sa naissance, +Il fallut étaler le luxe et la dépense ; +Il fallut habiter un superbe palais, +Faire par les couleurs distinguer ses valets : +Et, traînant en tous lieux de pompeux équipages, +Le duc et le marquis se reconnut aux pages. +Bientôt, pour subsister, la noblesse sans bien +Trouva l'art d'emprunter et de ne rendre rien ; +Et, bravant des sergents la timide cohorte, +Laissa le créancier se morfondre à la porte. +Mais, pour comble, à la fin, le marquis en prison +Sous le faix des procès vit tomber sa maison. +Alors le noble altier, pressé de l'indigence, +Humblement du faquin rechercha l'alliance ; +Avec lui trafiquant d'un nom si précieux, +Par un lâche contrat vendit tous ses aïeux ; +Et, corrigeant ainsi la fortune ennemie, +Rétablit son honneur à force d'infamie. +Car, si l'éclat de l'or ne relève le sang, +En vain l'on fait briller la splendeur de son rang. +L'amour de vos aïeux passe en vous pour manie, +Et chacun pour parent vous fuit et vous renie. +Mais quand un homme est riche, il vaut toujours son prix. +Et l'eût-on vu porter la mandille à Paris, +N'eût-il de son vrai nom ni titre ni mémoire, +D'Hozier lui trouvera cent aïeux dans l'histoire. +Toi donc, qui, de mérite et d'honneurs revêtu, +Des écueils de la cour as sauvé ta vertu, +Dangeau, qui, dans le rang où notre roi t'appelle, +Le vois, toujours orné d'une gloire nouvelle, +Et plus brillant par soi que par l'éclat des lis, +Dédaigner tous ces rois dans la pourpre amollis ; +Fuir d'un honteux loisir la douceur importune ; +A ses sages conseils asservir la fortune ; +Et, de tout son bonheur ne devant rien qu'à soi, +Montrer à l'univers ce que c'est qu'être roi : +Si tu veux te couvrir d'un éclat légitime, +Va par mille beaux faits mériter son estime ; +Sers un si noble maître ; et fais voir qu'aujourd'hui +Ton prince a des sujets qui sont dignes de lui. + + +Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières, +Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ? + +Qui frappe l'air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ? +Est-ce donc pour veiller qu'on se couche à Paris ? +Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières, +Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ? +J'ai beau sauter du lit, plein de trouble et d'effroi, +Je pense qu'avec eux tout l'enfer est chez moi : +L'un miaule en grondant comme un tigre en furie, +L'autre roule sa voix comme un enfant qui crie. +Ce n'est pas tout encor, les souris et les rats +Semblent, pour m'éveiller, s'entendre avec les chats, +Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure, +Que jamais, en plein jour, ne fut l'abbé de Pure. +Tout conspire à la fois à troubler mon repos, +Et je me plains ici du moindre de mes maux : +Car à peine les coqs, commençant leur ramage, +Auront de cris aigus frappé le voisinage, +Qu'un affreux serrurier, que le ciel en courroux +A fait pour mes péchés, trop voisin de chez nous, +Avec un fer maudit, qu'à grand bruit il apprête, +De cent coups de marteau me va fendre la tête. +J'entends déjà partout les charrettes courir, +Les maçons travailler, les boutiques s'ouvrir : +Tandis que dans les airs mille cloches émues, +D'un funèbre concert font retentir les nues ; +Et, se mêlant au bruit de la grêle et des vents, +Pour honorer les morts font mourir les vivants. +Encor je bénirais la bonté souveraine, +Si le ciel à ces maux avait borné ma peine ; +Mais si seul en mon lit je peste avec raison, +C'est encor pis vingt fois en quittant la maison : +En quelque endroit que j'aille, il faut fendre la presse +D'un peuple d'importuns qui fourmillent sans cesse : +L'un me heurte d'un ais dont je suis tout froissé ; +Je vois d'un autre coup mon chapeau renversé. +Là, d'un enterrement la funèbre ordonnance, +D'un pas lugubre et lent vers l'église s'avance ; +Et plus loin des laquais l'un l'autre s'agaçans, +Font aboyer les chiens et jurer les passants. +Des paveurs en ce lieu me bouchent le passage. +Là, je trouve une croix de funeste présage, +Et des couvreurs grimpés au toit d'une maison, +En font pleuvoir l'ardoise et la tuile à foison. +Là, sur une charrette une poutre branlante +Vient menaçant de loin la foule qu'elle augmente, +Six chevaux attelés à ce fardeau pesant +Ont peine à l'émouvoir sur le pavé glissant. +D'un carrosse en passant il accroche une roue, +Et du choc le renverse en un grand tas de boue : +Quand un autre à l'instant s'efforçant de passer, +Dans le même embarras se vient embarrasser +Vingt carrosses bientôt arrivant à la file, +Y sont en moins de rien suivis de plus de mille, +Et, pour surcroît de maux, un sort malencontreux +Conduit en cet endroit un grand troupeau de bœufs. +Chacun prétend passer ; l'un mugit, l'autre jure ; +Des mulets en sonnant augmentent le murmure. +Aussitôt cent chevaux dans la foule appelés, +De l'embarras qui croît ferment les défilés, +Et partout, des passants enchaînant les brigades, +Au milieu de la paix font voir les barricades. +On n'entend que des cris poussés confusément : +Dieu, pour s'y faire ouïr, tonnerait vainement. +Moi donc, qui dois souvent en certain lieu me rendre, +Le jour déjà baissant, et qui suis las d'attendre, +Ne sachant plus tantôt à quel saint me vouer, +Je me mets au hasard de me faire rouer. +Je saute vingt ruisseaux, j'esquive, je me pousse ; +Guénaud sur son cheval en passant m'éclabousse : +Et, n'osant plus paraître en l'état où je suis, +Sans songer où je vais, je me sauve où je puis. +Tandis que dans un coin en grondant je m'essuie, +Souvent pour m'achever, il survient une pluie : +On dirait que le ciel, qui se fond tout en eau, +Veuille inonder ces lieux d'un déluge nouveau. +Pour traverser la rue, au milieu de l'orage, +Un ais sur deux pavés forme un étroit passage ; +Le plus hardi laquais n'y marche qu'en tremblant : +Il faut pourtant passer sur ce pont chancelant ; +Et les nombreux torrents qui tombent des gouttières, +Grossissant les ruisseaux, en ont fait des rivières. +J'y passe en trébuchant ; mais, malgré l'embarras, +La frayeur de la nuit précipite mes pas. +Car, sitôt que du soir les ombres pacifiques +D'un double cadenas font fermer les boutiques ; +Que, retiré chez lui, le paisible marchand +Va revoir ses billets et compter son argent ; +Que dans le Marché-Neuf tout est calme et tranquille, +Les voleurs à l'instant s'emparent de la ville. +Le bois le plus funeste et le moins fréquenté +Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté. +Malheur donc à celui qu'une affaire imprévue +Engage un peu trop tard au détour d'une rue ! +Bientôt quatre bandits lui serrant les côtés : +La bourse !... Il faut se rendre ; ou bien non, résistez, +Afin que votre mort, de tragique mémoire, +Des massacres fameux aille grossir l'histoire. +Pour moi, fermant ma porte, et cédant au sommeil, +Tous les jours je me couche avecque le soleil : +Mais en ma chambre à peine ai-je éteint la lumière, +Qu'il ne m'est plus permis de fermer la paupière. +Des filous effrontés, d'un coup de pistolet, +Ebranlent ma fenêtre, et percent mon volet : +J'entends crier partout : Au meurtre ! On m'assassine ! +Ou : Le feu vient de prendre à la maison voisine ! +Tremblant et demi-mort, je me lève à ce bruit, +Et souvent sans pourpoint je cours toute la nuit. +Car le feu, dont la flamme en ondes se déploie, +Fait de notre quartier une seconde Troie, +Où maint Grec affamé, maint avide Argien, +Au travers des charbons va piller le Troyen. +Enfin sous mille crocs la maison abîmée +Entraîne aussi le feu qui se perd en fumée. +Je me retire donc, encor pâle d'effroi, +Mais le jour est venu quand je rentre chez moi. +Je fais pour reposer un effort inutile : +Ce n'est qu'à prix d'argent qu'on dort en cette ville. +Il faudrait, dans l'enclos d'un vaste logement, +Avoir loin de la rue un autre appartement. +Paris est pour un riche un pays de Cocagne, +Sans sortir de la ville, il trouve la campagne : +Il peut dans son jardin, tout peuplé d'arbres verts, +Receler le printemps au milieu des hivers ; +Et, foulant le parfum de ses plantes fleuries, +Aller entretenir ses douces rêveries. +Mais moi, grâce au destin, qui n'ai ni feu ni lieu, +Je me loge où je puis, et comme il plaît à Dieu. + +Muse, changeons de style, et quittons la satire : +C'est un méchant métier que celui de médire ; +A l'auteur qui l'embrasse il est toujours fatal : +Le mal qu'on dit d'autrui ne produit que du mal. +Maint poète, aveuglé d'une telle manie, +En courant à l'honneur trouve l'ignominie ; +Et tel mot, pour avoir réjoui le lecteur, +A coûté bien souvent des larmes à l'auteur. +Un éloge ennuyeux, un froid panégyrique, +Peut pourrir à son aise au fond d'une boutique, +Ne craint point du public les jugements divers, +Et n'a pour ennemis que la poudre et les vers : +Mais un auteur malin, qui rit et qui fait rire, +Qu'on blâme en le lisant, et pourtant qu'on veut lire, +Dans ses plaisants accès qui se croit tout permis, +De ses propres rieurs se fait des ennemis. +Un discours trop sincère aisément nous outrage : +Chacun dans ce miroir pense voir son visage : +Et tel, en vous lisant admire chaque trait, +Qui dans le fond de l'âme et vous craint et vous hait. +Muse, c'est donc en vain que la main vous démange. +S'il faut rimer ici, rimons quelque louange ; +Et cherchons un héros parmi cet univers, +Digne de notre encens et digne de nos vers. +Mais à ce grand effort en vain je vous anime : +Je ne puis pour louer rencontrer une rime ; +Dès que j'y veux rêver, ma veine est aux abois. +J'ai beau frotter mon front, j'ai beau mordre mes doigts, +Je ne puis arracher du creux de ma cervelle +Que des vers plus forcés que ceux de la Pucelle. +Je pense être à la gêne, et, pour un tel dessein, +La plume et le papier résistent à ma main. +Mais, quand il faut railler, j'ai ce que je souhaite. +Alors, certes, alors je me connais poète : +Phébus, dès que je parle, est prêt à m'exaucer ; +Mes mots viennent sans peine, et courent se placer. +Faut-il peindre un fripon fameux dans cette ville ? +Ma main, sans que j'y rêve, écrira Raumaville. +Faut-il d'un sot parfait montrer l'original ? +Ma plume au bout du vers d'abord trouve Sofal : +Je sens que mon esprit travaille de génie. +Faut-il d'un froid rimeur dépeindre la manie ? +Mes vers comme un torrent, coulent sur le papier : +Je rencontre à la fois Perrin et Pelletier, +Bonnecorse, Pradon, Colletet, Titreville ; +Et, pour un que je veux, j'en trouve plus de mille. +Aussitôt je triomphe ; et ma muse en secret +S'estime et s'applaudit du beau coup qu'elle a fait. +C'est en vain qu'au milieu de ma fureur extrême +Je me fais quelquefois des leçons à moi-même ; +En vain je veux au moins faire grâce à quelqu'un : +Ma plume aurait regret d'en épargner aucun : +Et sitôt qu'une fois la verve me domine, +Tout ce qui s'offre à moi passe par l'étamine. +Le mérite pourtant m'est toujours précieux : +Mais tout fat me déplaît, et me blesse les yeux ; +Je le poursuis partout, comme un chien fait sa proie, +Et ne le sens jamais qu'aussitôt je n'aboie. +Enfin, sans perdre temps en de si vains propos, +Je sais coudre une rime au bout de quelques mots. +Souvent j'habille en vers une maligne prose : +C'est par là que je vaux, si je vaux quelque chose. +Ainsi, soit que bientôt, par une dure loi, +La mort d'un vol affreux vienne fondre sur moi, +Soit que le ciel me garde un cours long et tranquille, +A Rome ou dans Paris, aux champs ou dans la ville, +Dût ma muse par là choquer tout l'univers, +Riche, gueux, triste ou gai, je veux faire des vers. +Pauvre esprit, dira-t-on, que je plains ta folie ! +Modère ces bouillons de ta mélancolie ; +Et garde qu'un de ceux que tu penses blâmer +N'éteigne dans ton sang cette ardeur de rimer. +Hé quoi ! lorsqu'autrefois Horace, après Lucile, +Exhalait en bons mots les vapeurs de sa bile, +Et, vengeant la vertu par des traits éclatants, +Allait ôter le masque aux vices de son temps ; +Ou bien quand Juvénal, de sa mordante plume +Faisant couler des flots de fiel et d'amertume, +Gourmandait en courroux tout le peuple latin, +L'un ou l'autre, fit-il une tragique fin ? +Et que craindre après tout, d'une fureur si vaine ? +Personne ne connaît ni mon nom ni ma veine : +On ne voit point mes vers, à l'envi de Montreuil, +Grossir impunément les feuillets d'un recueil. +A peine quelquefois je me force à les lire, +Pour plaire à quelque ami que charme la satire, +Qui me flatte peut-être, et, d'un air imposteur, +Rit tout haut de l'ouvrage, et tout bas de l'auteur. +Enfin c'est mon plaisir ; je veux me satisfaire. +Je ne puis bien parler, et ne saurais me taire ; +Et, dès qu'un mot plaisant vient luire à mon esprit +Je n'ai point de repos qu'il ne soit en écrit : +Je ne résiste point au torrent qui m'entraîne. +Mais c'est assez parlé ; prenons un peu d'haleine. +Ma main, pour cette fois, commence à se lasser. +Finissons. Mais demain, Muse, à recommencer. +De Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rome, +Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme. +De tous les animaux qui s'élèvent dans l'air, +Qui marchent sur la terre, ou nagent dans la mer, +De Paris au Pérou, du Japon jusqu'à Rome, +Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme. +Quoi ! dira-t-on d'abord, un ver, une fourmi, +Un insecte rampant qui ne vit qu'à demi, +Un taureau qui rumine, une chèvre qui broute, +Ont l'esprit mieux tourné que n'a l'homme ? Oui sans doute. +Ce discours te surprend, docteur, je l'aperçoi. +L'homme de la nature est le chef et le roi : +Bois, prés, champs, animaux, tout est pour son usage, +Et lui seul a, dis-tu, la raison en partage. +Il est vrai de tout temps, la raison fut son lot : +Mais de là je conclus que l'homme est le plus sot. +Ces propos, diras-tu, sont bons dans la satire, +Pour égayer d'abord un lecteur qui veut rire : +Mais il faut les prouver. En forme. - J'y consens. +Réponds-moi donc, docteur, et mets-moi sur les bancs. +Qu'est-ce que la sagesse ? une égalité d'âme +Que rien ne peut troubler, qu'aucun désir n'enflamme, +Qui marche en ses conseils à pas plus mesurés +Qu'un doyen au palais ne monte les degrés. +Or cette égalité dont se forme le sage, +Qui jamais moins que l'homme en a connu l'usage ? +La fourmi tous les ans traversant les guérets, +Grossit ses magasins des trésors de Cérets ; +Et dès que l'aquilon ramenant la froidure, +Vient de ses noirs frimas attrister la nature, +Cet animal, tapi dans son obscurité, +Jouit l'hiver des biens conquis durant l'été. +Mais on ne la voit point, d'une humeur inconstante, +Paresseuse au printemps, en hiver diligente, +Affronter en plein champ les fureurs de janvier, +Ou demeurer oisive au retour du bélier. +Mais l'homme, sans arrêt dans sa course insensée, +Voltige incessamment de pensée en pensée : +Son cœur, toujours flottant entre mille embarras, +Ne sait ni ce qu'il veut ni ce qu'il ne veut pas. +Ce qu'un jour il abhorre, en l'autre il le souhaite. +Moi ! j'irais épouser une femme coquette ! +J'irais, par ma constance aux affronts endurci, +Me mettre au rang des saints qu'a célébrés Bussi ! +Assez de sots sans moi feront parler la ville, +Disait, le mois passé, ce marquis indocile, +Qui, depuis quinze jours dans le piège arrêté, +Entre les bons maris pour exemple cité, +Croit que Dieu tout exprès d'une côte nouvelle +A tiré pour lui seul une femme fidèle. +Voilà l'homme en effet. Il va du blanc au noir : +Il condamne au matin ses sentiments du soir : +Importun à tout autre, à soi-même incommode, +Il change à tous moments d'esprit comme de mode : +Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc, +Aujourd'hui dans un casque et demain dans un froc. +Cependant à le voir plein de vapeurs légères, +Soi-même se bercer de ses propres chimères, +Lui seul de la nature est la base et l'appui, +Et le dixième ciel ne tourne que pour lui. +De tous les animaux, il est, dit-il, le maître. +- Qui pourrait le nier, poursuis-tu. - Moi, peut-être. +Mais, sans examiner si, vers les antres sourds, +L'ours a peur du passant, ou le passant de l'ours ; +Et si, sur un édit des pâtres de Nubie, +Les lions de Barca videraient la Libye ; +Ce maître prétendu qui leur donne des lois, +Ce roi des animaux, combien a-t-il de rois ? +L'ambition, l'amour, l'avarice, ou la haine, +Tiennent comme un forçat son esprit à la chaîne. +Le sommeil sur ses yeux commence à s'épancher : +Debout, dit l'avarice, il est temps de marcher. +Hé ! laissez-moi. - Debout ! - Un moment ! - Tu répliques ? +- A peine le soleil fait ouvrir les boutiques. +- N'importe, lève-toi. - Pour quoi faire après tout ? - +Pour courir l'Océan de l'un à l'autre bout, +Chercher jusqu'au Japon la porcelaine et l'ambre, +Rapporter de Goa le poivre et le gingembre. +- Mais j'ai des biens en foule, et je m'en puis passer. +- On n'en peut trop avoir ; et pour en amasser +Il ne faut épargner ni crime, ni parjure ; +Il faut souffrir la faim et coucher sur la dure ; +Eût-on plus de trésors que n'en perdit Galet, +N'avoir en sa maison ni meubles, ni valet ; +Parmi les tas de blés vivre de seigle et d'orge ; +De peur de perdre un liard souffrir qu'on vous égorge. +- Et pourquoi cette épargne enfin ? - L'ignores-tu ? +Afin qu'un héritier, bien nourri, bien vêtu, +Profitant d'un trésor en tes mains inutile, +De son train quelque jour embarrasse la ville. +Que faire ? Il faut partir : les matelots sont prêts. +Ou, si pour l'entraîner l'argent manque d'attraits, +Bientôt l'ambition et toute son escorte +Dans le sein du repos vient le prendre à main-forte, +L'envoie en furieux, au milieu des hasards, +Se faire estropier sur les pas des Césars ; +Et cherchant sur la brèche une mort indiscrète, +De sa folle valeur embellir la gazette. +Tout beau, dira quelqu'un, raillez plus à propos ; +Ce vice fut toujours la vertu des héros. +Quoi donc ! à votre avis, fut-ce un fou qu'Alexandre ? +- Qui ? cet écervelé qui mit l'Asie en cendre ? +Ce fougueux l'Angely, qui, de sang altéré, +Maître du monde entier s'y trouvait trop serré ! +L'enragé qu'il était, né roi d'une province +Qu'il pouvait gouverner en bon et sage prince, +S'en alla follement, et pensant être dieu, +Courir comme un bandit qui n'a ni feu ni lieu ; +Et, traînant avec soi les horreurs de la guerre, +De sa vaste folie emplir toute la terre ; +Heureux, si de son temps, pour cent bonnes raisons, +La Macédoine eût eu des Petites-Maisons, +Et qu'un sage tuteur l'eût en cette demeure, +Par avis de parents, enfermé de bonne heure ! +Mais, sans nous égarer dans ces digressions, +Traiter, comme Senaut, toutes les passions ; +Et, les distribuant par classes et par titres, +Dogmatiser en vers, et rimer par chapitres, +Laissons-en discourir La Chambre ou Coeffeteau, +Et voyons l'homme enfin par l'endroit le plus beau. +Lui seul, vivant, dit-on, dans l'enceinte des villes, +Fait voir d'honnêtes mœurs, des coutumes civiles, +Se fait des gouverneurs, des magistrats, des rois, +Observe une police, obéit à des lois. +Il est vrai. Mais pourtant sans loi et sans police, +Sans craindre archers, prévôt, ni suppôt de justice, +Voit-on les loups brigands, comme nous inhumains +Pour détrousser les loups courir les grands chemins ? +Jamais, pour s'agrandir, vit-on dans sa manie +Un tigre en factions partager l'Hyrcanie ? +L'ours a-t-il dans les bois la guerre avec les ours ? +Le vautour dans les airs fond-il sur les vautours ? +A-t-on vu quelquefois dans les plaines d'Afrique, +Déchirant à l'envi leur propre république, +"Lions contre lions, parents contre parents +"Combattre follement pour le choix des tyrans ?" +L'animal le plus fier qu'enfante la nature +Dans un autre animal respecte sa figure, +De sa rage avec lui modère les accès, +Vit sans bruit, sans débats, sans noise, sans procès. +Un aigle, sur un champ prétendant droit d'aubaine, +Ne fait point appeler un aigle à la huitaine ; +Jamais contre un renard chicanant un poulet +Un renard de son sac n'alla charger Rolet ; +Jamais la biche en rut n'a, pour fait d'impuissance, +Traîné du fond des bois un cerf à l'audience ; +Et jamais juge, entre eux ordonnant le congrès, +De ce burlesque mot n'a sali ses arrêts. +On ne connaît chez eux ni placets ni requêtes, +Ni haut, ni bas conseil, ni chambre des enquêtes. +Chacun l'un avec l'autre en toute sûreté, +Vit sous les pures lois de la simple équité, +L'homme seul, l'homme seul, en sa fureur extrême, +Met un brutal honneur à s'égorger soi-même. +C'était peu que sa main conduite par l'enfer, +Eût pétri le salpêtre, eût aiguisé le fer : +Il fallait que sa rage à l'univers funeste, +Allât encor de lois embrouiller un Digeste ; +Cherchant pour l'obscurcir des gloses, des docteurs, +Accablât l'équité sous des monceaux d'auteurs, +Et pour comble de maux apportât dans la France +Des harangueurs du temps l'ennuyeuse éloquence. +Doucement, diras-tu ! que sert de s'emporter ? +L'homme a ses passions, on n'en saurait douter ; +Il a comme la mer ses flots et ses caprices : +Mais ses moindres vertus balancent tous ses vices. +N'est-ce pas l'homme enfin dont l'art audacieux +Dans le tour d'un compas a mesuré les cieux ? +Dont la vaste science, embrassant toutes choses, +A fouillé la nature, en a percé les causes ? +Les animaux ont-ils des universités ? +Voit-on fleurir chez eux les quatre facultés ? +Y voit-on des savants en droit, en médecine, +Endosser l'écarlate et se fourrer d'hermine ? +Non, sans doute ; et jamais chez eux un médecin +N'empoisonna les bois de son art assassin. +Jamais docteur armé d'un argument frivole +Ne s'enroua chez eux sur les bancs d'une école. +Mais sans chercher au fond, si notre esprit déçu +Sait rien de ce qu'il sait, s'il a jamais rien su, +Toi-même réponds-moi : Dans le siècle où nous sommes, +Est-ce au pied du savoir qu'on mesure les hommes ? +Veux-tu voir tous les grands à ta porte courir ? +Dit un père à son fils dont le poil va fleurir ; +Prends-moi le bon parti : laisse là tous les livres. +Cent francs au denier cinq combien font-ils ? - Vingt livres. +C'est bien dit. Va, tu sais tout ce qu'il faut savoir. +Que de biens, que d'honneurs sur toi s'en vont pleuvoir ! +Exerce-toi, mon fils, dans ces hautes sciences ; +Prends, au lieu d'un Platon, le Guidon des finances. +Sache quelle province enrichit les traitants ; +Combien le sel au roi peut fournir tous les ans. +Endurcis-toi le cœur, sois arabe, corsaire, +Injuste, violent, sans foi, double, faussaire. +Ne va point sottement faire le généreux : +Engraisse-toi, mon fils, du suc des malheureux ; +Et, trompant de Colbert la prudence importune, +Va par tes cruautés mériter la fortune. +Aussitôt tu verras poètes, orateurs, +Rhéteurs, grammairiens, astronomes, docteurs, +Dégrader les héros pour te mettre en leurs places, +De tes titres pompeux enfler leurs dédicaces, +Te prouver à toi-même, en grec, hébreu, latin, +Que tu sais de leur art et le fort et le fin. +Quiconque est riche est tout : sans sagesse il est sage ; +Il a, sans rien savoir, la science en partage, +Il a l'esprit, le cœur, le mérite, le rang, +La vertu, la valeur, la dignité, le sang ; +Il est aimé des grands, il est chéri des belles : +Jamais surintendant ne trouva de cruelles. +L'or même à la laideur donne un teint de beauté : +Mais tout devient affreux avec la pauvreté. +C'est ainsi qu'à son fils un usurier habile +Trace vers la richesse une route facile : +Et souvent tel y vient, qui sait, pour tout secrept, +Cinq et quatre font neuf, ôtez deux, reste sept. +Après cela, docteur, va pâlir sur la Bible, +Va marquer les écueils de cette mer terrible ; +Perce la sainte horreur de ce livre divin ; +Confonds dans un ouvrage et Luther et Calvin, +Débrouille des vieux temps les querelles célèbres ; +Eclaircis des rabbins les savantes ténèbres : +Afin qu'en ta vieillesse un livre en maroquin +Aille offrir ton travail à quelque heureux faquin, +Qui, pour digne loyer de la Bible éclaircie, +Te paye en l'acceptant d'un "Je vous remercie". +Ou, si ton cœur aspire à des honneurs plus grands +Quitte là le bonnet, la Sorbonne et les bancs ; +Et, prenant désormais un emploi salutaire, +Mets-toi chez un banquier, ou bien chez un notaire : +Laisse-là saint Thomas s'accorder avec Scot ; +Et conclus avec moi qu'un docteur n'est qu'un sot. +Un docteur ! diras-tu. Parlez de vous, poète ; +C'est pousser un peu loin votre muse indiscrète. +Mais, sans perdre en discours le temps hors de saison, +L'homme, venez au fait, n'a-t-il pas la raison ? +N'est-ce pas son flambeau, son pilote fidèle ? +Oui. Mais de quoi lui sert que sa voix le rappelle, +Si, sur la foi des vents tout prêt à s'embarquer, +Il ne voit point d'écueil qu'il ne l'aille choquer ? +Et que sert à Cotin la raison qui lui crie : +N'écris plus, guéris-toi d'une vaine furie, +Si tous ces vains conseils, loin de la réprimer, +Ne font qu'accroître en lui la fureur de rimer ? +Tous les jours de ses vers, qu'à grand bruit il récite, +Il met chez lui voisins, parents, amis, en fuite ; +Car, lorsque son démon commence à l'agiter, +Tout, jusqu'à sa servante, est prêt à déserter. +Un âne, pour le moins, instruit par la nature, +A l'instinct qui le guide obéit sans murmure, +Ne va point follement de sa bizarre voix +Défier aux chansons les oiseaux dans les bois : +Sans avoir la raison, il marche sur sa route. +L'homme seul, qu'elle éclaire, en plein jour ne voit goutte ; +Réglé par ses avis, fait tout à contre-temps, +Et dans tout ce qu'il fait n'a ni raison ni sens. +Tout lui plaît et déplaît, tout le choque et l'oblige ; +Sans raison il est gai, sans raison il s'afflige +Son esprit au hasard aime, évite, poursuit, +Défait, refait, augmente, ôte, élève, détruit, +Et voit-on, comme lui, les ours ni les panthères +S'effrayer sottement de leurs propres chimères, +Plus de douze attroupés craindre le nombre impair, +Ou croire qu'un corbeau les menace dans l'air. +Jamais l'homme, dis-moi, vit-il la bête folle +Sacrifier à l'homme, adorer son idole, +Lui venir, comme au dieu des saisons et des vents, +Demander à genoux la pluie ou le beau temps ? +Non, mais cent fois la bête a vu l'homme hypocondre +Adorer le métal que lui-même il fit fondre ; +A vu dans un pays les timides mortels +Trembler aux pieds d'un singe assis sur leurs autels ; +Et sur les bords du Nil les peuples imbéciles, +L'encensoir à la main chercher les crocodiles. +Mais pourquoi, diras-tu, cet exemple odieux ? +Que peut servir ici l'Egypte et ses faux dieux ? +Quoi ! me prouverez-vous par ce discours profane +Que l'homme, qu'un docteur est au-dessous d'un âne ? +Un âne, le jouet de tous les animaux, +Un stupide animal, sujet à mille maux ; +Dont le nom seul en soi comprend une satire ! +- Oui, d'un âne : et qu'a-t-il qui nous excite à rire ? +Nous nous moquons de lui : mais s'il pouvait un jour, +Docteur, sur nos défauts s'exprimer à son tour ; +Si, pour nous réformer, le ciel prudent et sage +De la parole enfin lui permettait l'usage ; +Qu'il pût dire tout haut ce qu'il se dit tout bas ; +Ah ! docteur, entre nous, que ne dirait-il pas ? +Et que peut-il penser lorsque dans une rue, +Au milieu de Paris, il promène sa vue ; +Qu'il voit de toutes parts les hommes bigarrés, +Les uns gris, les uns noirs, les autres chamarrés ? +Que dit-il quand il voit, avec la mort en trousse, +Courir chez un malade un assassin en housse ; +Qu'il trouve de pédants un escadron fourré, +Suivi par un recteur de bedeaux entouré ; +Ou qu'il voit la Justice, en grosse compagnie, +Mener tuer un homme avec cérémonie ? +Que pense-t-il de nous lorsque sur le midi +Un hasard au palais le conduit un jeudi ; +Lorsqu'il entend de loin, d'une gueule infernale, +La chicane en fureur mugir dans la grand'salle ? +Que dit-il quand il voit les juges, les huissiers, +Les clercs, les procureurs, les sergents, les greffiers ? +Oh ! que si l'âne alors, à bon droit misanthrope, +Pouvait trouver la voix qu'il eut au temps d'Esope ; +De tous côtés, docteur, voyant les hommes fous, +Qu'il dirait de bon cœur, sans en être jaloux, +Content de ses chardons, et secouant la tête : +Ma foi, non plus que nous, l'homme n'est qu'une bête ! +C'est à vous, mon esprit, à qui je veux parler. +Vous avez des défauts que je ne puis celer : +Assez et trop longtemps ma lâche complaisance +De vos jeux criminels a nourri l'insolence ; +Mais, puisque vous poussez ma patience à bout, +Une fois en ma vie il faut vous dire tout. +On croirait à vous voir dans vos libres caprices +Discourir en Caton des vertus et des vices, +Décider du mérite et du prix des auteurs, +Et faire impunément la leçon aux docteurs, +Qu'étant seul à couvert des traits de la satire +Vous avez tout pouvoir de parler et d'écrire. +Mais moi, qui dans le fond sais bien ce que j'en crois, +Qui compte tous les jours vos défauts par mes doigts, +Je ris, quand je vous vois, si faible et si stérile, +Prendre sur vous le soin de réformer la ville, +Dans vos discours chagrins plus aigre et plus mordant +Qu'une femme en furie, ou Gautier en plaidant. +Mais répondez un peu. Quelle verve indiscrète +Sans l'aveu des neuf sœurs vous a rendu poète ? +Sentez-vous, dites-moi, ces violents transports +Qui d'un esprit divin font mouvoir les ressorts ? +Qui vous a pu souffler une si folle audace ? +Phébus a-t-il pour vous aplani le Parnasse ? +Et ne savez-vous pas que, sur ce mont sacré, +Qui ne vole au sommet tombe au plus bas degré, +Et qu'à moins d'être au rang d'Horace ou de Voiture +On rampe dans la fange avec l'abbé de Pure ? +Que si tous mes efforts ne peuvent réprimer +Cet ascendant malin qui vous force à rimer, +Sans perdre en vains discours tout le fruit de vos veilles, +Osez chanter du roi les augustes merveilles : +Là, mettant à profit vos caprices divers, +Vous verriez tous les ans fructifier vos vers, +Et par l'espoir du gain votre muse animée +Vendrait au poids de l'or une once de fumée. +Mais en vain, direz-vous, je pense vous tenter +Par l'éclat d'un fardeau trop pesant à porter. +Tout chantre ne peut pas, sur le ton d'un Orphée, +Entonner en grands vers "la Discorde étouffée" ; +Peindre "Bellone en feu tonnant de toutes parts", +"Et le Belge effrayé fuyant sur ses remparts." +Sur un ton si hardi, sans être téméraire, +Racan pourrait chanter au défaut d'un Homère ; +Mais pour Cotin et moi, qui rimons au hasard, +Que l'amour de blâmer fit poètes par art, +Quoiqu'un tas de grimauds vante notre éloquence, +Le plus sûr est pour nous de garder le silence. +Un poème insipide et sottement flatteur +Déshonore à la fois le héros et l'auteur : +Enfin de tels projets passent notre faiblesse. +Ainsi parle un esprit languissant de mollesse +Qui, sous l'humble dehors d'un respect affecté, +Cache le noir venin de sa malignité. +Mais, dussiez-vous en l'air voir vos ailes fondues, +Ne valait-il pas mieux vous perdre dans les nues +Que d'aller sans raison, d'un style peu chrétien, +Faire insulte en rimant à qui ne vous dit rien, +Et du bruit dangereux d'un livre téméraire, +A vos propres périls enrichir le libraire ? +Vous vous flattez peut-être, en votre vanité, +D'aller comme un Horace à l'immortalité ; +Et déjà vous croyez dans vos rimes obscures +Aux Saumaises futurs préparer des tortures. +Mais combien d'écrivains, d'abord si bien reçus, +Sont de ce fol espoir honteusement déçus ! +Combien, pour quelques mois, ont vu fleurir leur livre, +Dont les vers en paquet se vendent à la livre ! +Vous pourrez voir, un temps, vos écrits estimés +Courir de main en main par la ville semés ; +Puis de là tout poudreux, ignorés sur la terre, +Suivre chez l'épicier Neufgermain et La Serre ; +Ou de trente feuillets réduits peut-être à neuf, +Parer, demi-rongés, les rebords du pont Neuf. +Le bel honneur pour vous, en voyant vos ouvrages +Occuper le loisir des laquais et des pages, +Et souvent dans un coin renvoyés à l'écart +Servir de second tome aux airs du Savoyard ! +Mais je veux que le sort, par un heureux caprice, +Fasse de vos écrits prospérer la malice, +Et qu'enfin votre livre aille, au gré de vos vœux, +Faire siffler Cotin chez nos derniers neveux ; +Que vous sert-il qu'un jour l'avenir vous estime, +Si vos vers aujourd'hui vous tiennent lieu de crime, +Et ne produisent rien, pour fruit de leurs bons mots, +Que l'effroi du public et la haine des sots ? +Quel démon vous irrite et vous porte à médire ? +Un livre vous déplaît : qui vous force à le lire ? +Laissez mourir un fat dans son obscurité. +Un auteur ne peut-il pourrir en sûreté ? +Le Jonas inconnu sèche dans la poussière ; +Le David imprimé n'a point vu la lumière ; +Le Moïse commence à moisir par les bords. +Quel mal cela fait-il ? Ceux qui sont morts sont morts. +Le tombeau contre vous ne peut-il les défendre ? +Et qu'ont fait tant d'auteurs, pour remuer leur cendre ? +Que vous ont fait Perrin, Bardin, Pradon, Hainaut, +Colletet, Pelletier, Titreville, Quinault, +Dont les noms en cent lieux, placés comme en leurs niches, +Vont de vos vers malins remplir les hémistiches ? +Ce qu'ils font vous ennuie. O le plaisant détour ! +Ils ont bien ennuyé le roi, toute la cour, +Sans que le moindre édit ait, pour punir leur crime, +Retranché les auteurs, ou supprimé la rime. +Ecrive qui voudra : chacun à ce métier +Peut perdre impunément de l'encre et du papier. +Un roman, sans blesser les lois ni la coutume, +Peut conduire un héros au dixième volume. +De là vient que Paris voit chez lui de tout temps +Les auteurs à grands flots déborder tous les ans ; +Et n'a point de portail où, jusques aux corniches, +Tous les piliers ne soient enveloppés d'affiches. +Vous seul, plus dégoûté, sans pouvoir et sans nom, +Viendrez régler les droits et l'état d'Apollon ! +Mais vous, qui raffinez sur les écrits des autres, +De quel oeil pensez-vous qu'on regarde les vôtres ? +Il n'est rien en ce temps à couvert de vos coups ; +Mais savez-vous aussi comme on parle de vous ? +Gardez-vous, dira l'un, de cet esprit critique : +On ne sait bien souvent quelle mouche le pique ; +Mais c'est un jeune fou qui se croit tout permis, +Et qui pour un bon mot va perdre vingt amis. +Il ne pardonne pas aux vers de la Pucelle, +Et croit régler le monde au gré de sa cervelle. +Jamais dans le barreau trouva-t-il rien de bon ? +Peut-on si bien prêcher qu'il ne dorme au sermon ? +Mais lui, qui fait ici le régent du Parnasse, +N'est qu'un gueux revêtu des dépouilles d'Horace ; +Avant lui Juvénal avait dit en latin +"Qu'on est assis à l'aise aux sermons de Cotin." +L'un et l'autre avant lui s'étaient plaints de la rime, +Et c'est aussi sur eux qu'il rejette son crime : +Il cherche à se couvrir de ces noms glorieux. +J'ai peu lu ces auteurs, mais tout n'irait que mieux, +Quand de ces médisants l'engeance toute entière +Irait la tête en bas rimer dans la rivière. +Voilà comme on vous traite : et le monde effrayé +Vous regarde déjà comme un homme noyé. +En vain quelque rieur, prenant votre défense, +Veut faire au moins, de grâce, adoucir la sentence ; +Rien n'apaise un lecteur toujours tremblant d'effroi, +Qui voit peindre en autrui ce qu'il remarque en soi. +Vous ferez-vous toujours des affaires nouvelles ? +Et faudra-t-il sans cesse essuyer des querelles ? +N'entendrai-je qu'auteurs se plaindre et murmurer ? +Jusqu'à quand vos fureurs doivent-elles durer ? +Répondez, mon Esprit ; ce n'est plus raillerie : +Dites... Mais, direz-vous, pourquoi cette furie ? +Quoi, pour un maigre auteur que je glose en passant, +Est-ce un crime, après tout, et si noir et si grand ? +Et qui, voyant un fat s'applaudir d'un ouvrage +Où la droite raison trébuche à chaque page, +Ne s'écrie aussitôt : "L'impertinent auteur ! +"L'ennuyeux écrivain ! Le maudit traducteur ! +"A quoi bon mettre au jour tous ces discours frivoles, +"Et ces riens enfermés dans de grandes paroles ?" +Est-ce donc là médire, ou parler franchement ? +Non, non, la médisance y va plus doucement. +Si l'on vient à chercher pour quel secret mystère +Alidor à ses frais bâtit un monastère : +"Alidor !" dit un fourbe, "il est de mes amis, +"Je l'ai connu laquais avant qu'il fût commis : +"C'est un homme d'honneur, de piété profonde, +"Et qui veut rendre à Dieu ce qu'il a pris au monde." +Voilà jouer d'adresse, et médire avec art ; +Et c'est avec respect enfoncer le poignard. +Un esprit né sans fard, sans basse complaisance, +Fuit ce ton radouci que prend la médisance. +Mais de blâmer des vers ou durs ou languissants, +De choquer un auteur qui choque le bons sens, +De railler un plaisant qui ne sait pas nous plaire, +C'est ce que tout lecteur eut toujours droit de faire. +Tous les jours à la cour un sot de qualité +Peut juger de travers avec impunité ; +A Malherbe, à Racan, préférer Théophile, +Et le clinquant du Tasse à tout l'or de Virgile. +Un clerc, pour quinze sous, sans craindre le holà, +Peut aller au parterre attaquer Attila ; +Et, si le roi des Huns ne lui charme l'oreille, +Traiter de visigoths tous les vers de Corneille. +Il n'est valet d'auteur, ni copiste à Paris, +Qui, la balance en main, ne pèse les écrits. +Dès que l'impression fait éclore un poète, +Il est esclave né de quiconque l'achète : +Il se soumet lui-même aux caprices d'autrui, +Et ses écrits tout seuls doivent parler pour lui. +Un auteur à genoux, dans une humble préface, +Au lecteur qu'il ennuie a beau demander grâce ; +Il ne gagnera rien sur ce juge irrité, +Qui lui fait son procès de pleine autorité. +Et je serai le seul qui ne pourrai rien dire ! +On sera ridicule, et je n'oserai rire ! +Et qu'ont produit mes vers de si pernicieux, +Pour armer contre moi tant d'auteurs furieux ? +Loin de les décrier, je les ai fait paraître : +Et souvent, sans ces vers qui les ont fait connaître, +Leur talent dans l'oubli demeurerait caché. +Et qui saurait sans moi que Cotin a prêché ? +La satire ne sert qu'à rendre un fat illustre : +C'est une ombre au tableau, qui lui donne du lustre. +En les blâmant enfin j'ai dit ce que j'en croi ; +Et tel qui m'en reprend en pense autant que moi. +"Il a tort", dira l'un ; "pourquoi faut-il qu'il nomme ? +"Attaquer Chapelain ! ah ! c'est un si bon homme ! +"Balzac en fait l'éloge en cent endroits divers. +"Il est vrai, s'il m'eût cru, qu'il n'eût point fait de vers. +"Il se tue à rimer : que n'écrit-il en prose ?" +Voilà ce que l'on dit. Et que dis-je autre chose ? +En blâmant ses écrits, ai-je d'un style affreux +Distillé sur sa vie un venin dangereux ? +Ma muse, en l'attaquant, charitable et discrète, +Sait de l'homme d'honneur distinguer le poète. +Qu'on vante en lui la foi, l'honneur, la probité ; +Qu'on prise sa candeur et sa civilité ; +Qu'il soit doux, complaisant, officieux, sincère : +On le veut, j'y souscris, et suis prêt de me taire. +Mais que pour un modèle on montre ses écrits, +Qu'il soit le mieux renté de tous les beaux esprits, +Comme roi des auteurs qu'on l'élève à l'empire : +Ma bile alors s'échauffe, et je brûle d'écrire, +Et, s'il ne m'est permis de le dire au papier, +J'irai creuser la terre, et, comme ce barbier, +Faire dire aux roseaux par un nouvel organe : +"Midas, le roi Midas a des oreilles d'âne." +Quel tort lui fais-je enfin ? Ai-je par un écrit +Pétrifié sa veine et glacé son esprit ? +Quand un livre au palais se vend et se débite, +Que chacun par ses yeux juge de son mérite, +Que Billaine l'étale au deuxième pilier, +Le dégoût d'un censeur peut-il le décrier ? +En vain contre le Cid un ministre se ligue : +Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue, +L'Académie en corps a beau le censurer : +Le public révolté s'obstine à l'admirer. +Mais, lorsque Chapelain met une œuvre en lumière, +Chaque lecteur d'abord lui devient un Lignière. +En vain il a reçu l'encens de mille auteurs : +Son livre en paraissant dément tous ses flatteurs. +Ainsi, sans m'accuser, quand tout Paris le joue, +Qu'il s'en prenne à ses vers que Phébus désavoue ; +Qu'il s'en prenne à sa muse allemande en françois. +Mais laissons Chapelain pour la dernière fois. +La satire, dit-on, est un métier funeste, +Qui plaît à quelques gens, et choque tout le reste. +La suite en est à craindre : en ce hardi métier +La peur plus d'une fois fit repentir Régnier. +Quittez ces vains plaisirs dont l'appât vous abuse : +A de plus doux emplois occupez votre muse ; +Et laissez à Feuillet réformer l'univers. +Et sur quoi donc faut-il que s'exercent mes vers ? +Irai-je dans une ode, en phrases de Malherbe, +"Troubler dans ses roseaux le Danube superbe ; +"Délivrer de Sion le peuple gémissant ; +"Faire trembler Memphis, ou pâlir le Croissant. +"Et, passant du Jourdain les ondes alarmées, +"Cueillir" mal à propos, "les palmes idumées" ? +Viendrai-je, en une églogue, entouré de troupeaux, +Au milieu de Paris enfler mes chalumeaux, +Et, dans mon cabinet assis au pied des hêtres, +Faire dire aux échos des sottises champêtres ? +Faudra-t-il de sens froid, et sans être amoureux, +Pour quelque Iris en l'air faire le langoureux ; +Lui prodiguer les noms de Soleil et d'Aurore, +Et, toujours bien mangeant, mourir par métaphore ? +Je laisse aux doucereux ce langage affété, +Où s'endort un esprit de mollesse hébété. +La satire, en leçons, en nouveautés fertile, +Sait seule assaisonner le plaisant et l'utile, +Et, d'un vers qu'elle épure aux rayons du bons sens, +Détrompe les esprits des erreurs de leur temps. +Elle seule, bravant l'orgueil et l'injustice, +Va jusque sous le dais faire pâlir le vice, +Et souvent sans rien craindre, à l'aide d'un bon mot, +Va venger la raison des attentats d'un sot. +C'est ainsi que Lucile, appuyé de Lélie, +Fit justice en son temps des Cotins d'Italie, +Et qu'Horace, jetant le sel à pleines mains, +Se jouait aux dépens des Pelletiers romains. +C'est elle qui, m'ouvrant le chemin qu'il faut suivre, +M'inspira dès quinze ans la haine d'un sot livre ; +Et sur ce mont fameux, où j'osai la chercher, +Fortifia mes pas et m'apprit à marcher. +C'est pour elle, en un mot, que j'ai fait vœu d'écrire. +Toutefois, s'il le faut, je veux bien m'en dédire, +Et, pour calmer enfin tous ces flots d'ennemis, +Réparer en mes vers les maux que j'ai commis. +Puisque vous le voulez, je vais changer de style. +Je le déclare donc : Quinault est un Virgile ; +Pradon comme un soleil en nos ans a paru ; +Pelletier écrit mieux qu'Ablancourt ni Patru ; +Cotin, à ses sermons traînant toute la terre, +Fend les flots d'auditeurs pour aller à sa chaire ; +Saufal est le phénix des Esprits relevés ; +Perrin... Bon, mon esprit ! courage ! poursuivez. +Mais ne voyez-vous pas que leur troupe en furie +Va prendre encor ces vers pour une raillerie ? +Et Dieu sait aussitôt que d'auteurs en courroux, +Que de rimeurs blessés s'en vont fondre sur vous ! +Vous les verrez bientôt, féconds en impostures, +Amasser contre vous des volumes d'injures, +Traiter en vos écrits chaque vers d'attentat, +Et d'un mot innocent faire un crime d'Etat. +Vous aurez beau vanter le roi dans vos ouvrages, +Et de ce nom sacré sanctifier vos pages ; +Qui méprise Cotin n'estime point son roi, +Et n'a, selon Cotin, ni Dieu, ni foi, ni loi. +Mais quoi ! répondrez-vous, Cotin nous peut-il nuire ? +Et par ses cris enfin que saurait-il produire ? +Interdire à mes vers, dont peut-être il fait cas, +L'entrée aux pensions où je ne prétends pas ? +Non, pour louer un roi que tout l'univers loue, +Ma langue n'attend point que l'argent la dénoue, +Et, sans espérer rien de mes faibles écrits, +L'honneur de le louer m'est un trop digne prix ; +On me verra toujours, sage dans mes caprices, +De ce même pinceau dont j'ai noirci les vices +Et peint du nom d'auteur tant de sots revêtus, +Lui marquer mon respect et tracer ses vertus. +Je vous crois ; mais pourtant on crie, on vous menace, +Je crains peu, direz-vous, les braves du Parnasse. +Hé ! mon Dieu, craignez tout d'un auteur en courroux, +Qui peut... - Quoi ? - Je m'entends. - Mais encor - Taisez-vous ! + +Enfin, bornant le cours de tes galanteries, +Alcippe, il est donc vrai, dans peu tu te maries. +Sur l’argent, c’est tout dire, on est déjà d’accord. +Ton beau père futur vide son coffre-fort : +Et déja le notaire a, d’un style énergique, +Griffonné de ton joug l’instrument authentique. +C’est bien fait. Il est temps de fixer tes désirs. +Ainsi que ses chagrins l’hymen a ses plaisirs. +Quelle joie en effet, quelle douceur extrême ! +De se voir caressé d’une épouse qu’on aime : +De s’entendre appeller petit cœur, ou mon bon ; +De voir autour de soi croître dans sa maison, +Sous les paisibles lois d’une agréable mère, +De petits citoyens dont on croit être père ! +Quel charme ! Au moindre mal qui nous vient menacer, +De la voir aussitôt accourir, s’empresser, +S’effrayer d’un péril qui n’a point d’apparence, +Et souvent de douleur se pâmer par avance. +Car tu ne seras point de ces jaloux affreux, +Habiles à se rendre inquiets, malheureux +Qui tandis qu’une épouse à leurs yeux se désole, +Pensent toujours qu’un autre en secret la console. +Mais quoi, je vois déjà que ce discours t’aigrit. +« Carmé de Juvénal, et plein de son esprit +Venez-vous, diras-tu, dans une pièce outrée, +Comme lui nous chanter : que dès le temps de Rhée +La chasteté déja, la rougeur sur le front, +Avait chez les humains reçu plus d’un affront : +Qu’on vit avec le fer naître les injustices, +L’impiété, l’orgueil, et tous les autres vices, +Mais que la bonne foi dans l’amour conjugal +N’alla point jusqu’au temps du troisième métal ? +Ces mots ont dans sa bouche une emphase admirable : +Mais je vous dirai, moi, sans alléguer la fable, +Que si sous Adam même, et loin avant Noé, +Le vice audacieux des hommes avoué +A la triste innocence en tous lieux fit la guerre, +Il demeura pourtant de l’honneur sur la terre : +Qu’aux temps les plus féconds en Phrynés, en Laïs, +Plus d’une Pénélope honora son pays ; +Et que même aujourd’hui, sur ces fameux modèles, +On peut trouver encor quelques femmes fidèles. » +– Sans doute ; et dans Paris, si je sais bien compter, +Il en est jusqu’à trois, que je pourrais citer. +Ton épouse dans peu sera la quatrième. +Je le veux croire ainsi : mais la chasteté même, +Sous ce beau nom d’épouse, entrât-t-elle chez toi ; +De retour d’un voyage en arrivant, crois-moi, +Fais toujours du logis avertir la maîtresse. +Tel partit tout baigné des pleurs de sa Lucrèce ; +Qui faute d’avoir pris ce soin judicieux, +Trouva. Tu sais… – « je sais que d’un conte odieux +Vous avez comme moi sali votre mémoire. +Mais laissons là, dis-tu, Joconde et son histoire. +Du projet d’un hymen déja fort avancé, +Devant vous aujourd’hui criminel dénoncé, +Et mis sur la sellette aux pieds de la critique, +Je vois bien tout de bon qu’il faut que je m’explique. +Jeune autrefois par vous dans le monde conduit, +J’ai trop bien profité, pour n’être pas instruit +A quels discours malins le mariage expose. +Je sais, que c’est un texte où chacun fait sa glose : +Que de maris trompés tout rit dans l’univers, +Epigrammes, chansons, rondeaux, fables en vers, +Satire, comédie ; et sur cette matière +J’ai vu tout ce qu’ont fait La Fontaine et Molière : +J’ai lu tout ce qu’ont dit Villon et Saint-Gelais, +Arioste, Marot, Boccace, Rabelais, +Et tous ces vieux recueils de satires naïves, +Des malices du sexe immortelles archives. +Mais tout bien balancé, j’ai pourtant reconnu, +Que de ces contes vains, le monde entretenu +N’en a pas de l’hymen moins vu fleurir l’usage ; +Que sous ce joug moqué tout à la fin s’engage : +Qu’à ce commun filet les railleurs mêmes pris, +Ont été très souvent de commodes maris ; +Et que pour être heureux sous ce joug salutaire, +Tout dépend en un mot du bon choix qu’on sait faire. +Enfin, il faut ici parler de bonne foi, +Je vieillis, et ne puis regarder sans effroi, +Ces neveux affamés, dont l’importun visage +De mon bien à mes yeux fait déjà le partage. +Je crois déjà les voir au moment annoncé +Qu’à la fin, sans retour, leur cher oncle est passé, +Sur quelques pleurs forcés qu’ils auront soin qu’on voie, +Se faire consoler du sujet de leur joie. +Je me fais un plaisir, à ne vous rien celer, +De pouvoir, moi vivant, dans peu les désoler ; +Et, trompant un espoir pour eux si plein de charmes, +Arracher de leurs yeux de véritables larmes. +Vous dirai-je encor plus ? Soit faiblesse, ou raison, +Je suis las de me voir les soirs en ma maison +Seul avec des valets, souvent voleurs et traîtres, +Et toujours, à coup sûr, ennemis de leurs maîtres. +Je ne me couche point, qu’aussitôt dans mon lit +Un souvenir fâcheux n’apporte à mon esprit +Ces histoires de morts lamentables, tragiques, +Dont Paris tous les ans peut grossir ses chroniques. +Dépouillons-nous ici d’une vaine fierté. +Nous naissons, nous vivons pour la société. +A nous-mêmes livrés dans une solitude, +Notre bonheur bientôt fait notre inquiétude ; +Et si, durant un jour, notre premier aïeul +Plus riche d’une côte avait vécu tout seul, +Je doute, en sa demeure alors si fortunée, +S’il n’eût point prié Dieu d’abréger la journée. +N’allons donc point ici reformer l’univers, +Ni par de vains discours, et de frivoles vers +Etalant au public notre misanthropie, +Censurer le lien le plus doux de la vie. +Laissons là, croyez-moi, le monde tel qu’il est. +L’hyménée est un joug, et c’est ce qui m’en plaît. +L’homme en ses passions toujours errant sans guide, +A besoin qu’on lui mette et le mors et la bride. +Son pouvoir malheureux ne sert qu’à le gêner, +Et pour le rendre libre, il le faut enchaîner. +C’est ainsi que souvent la main de Dieu l’assiste. » +– Ha bon ! Voilà parler en docte janséniste, +Alcippe, et sur ce point si savamment touché, +Desmares, dans Saint-Roch, n’aurait pas mieux prêché. +Mais c’est trop t’insulter. Quittons la raillerie. +Parlons sans hyperbole et sans plaisanterie. +Tu viens de mettre ici l’hymen en son beau jour. +Entends donc : et permets que je prêche à mon tour. +L’épouse que tu prends, sans tache en sa conduite, +Aux vertus, m’a-t-on dit, dans Port-Royal instruite, +Aux lois de son devoir règle tous ses désirs. +Mais qui peut t’assurer, qu’invincible aux plaisirs +Chez toi dans une vie ouverte à la licence, +Elle conservera sa première innocence ? +Par toi-même bientôt conduite à l’opéra, +De quel air penses-tu, que ta sainte verra +D’un spectacle enchanteur la pompe harmonieuse, +Ces danses, ces héros à voix luxurieuse ; +Entendra ces discours sur l’amour seul roulants, +Ces doucereux Renauds, ces insensés Rolands ; +Saura d’eux qu’à l’amour comme au seul Dieu suprême, +On doit immoler tout, jusqu’à la vertu même : +Qu’on ne sauroit trop tôt se laisser enflammer : +Qu’on n’a reçu du ciel un cœur que pour aimer ; +Et tous ces lieux communs de morale lubrique, +Que Lully réchauffa des sons de sa musique ? +Mais de quels mouvements dans son cœur excités +Sentira-t-elle alors tous ses sens agités ? +Je ne te répons pas, qu’au retour moins timide, +Digne écoliere enfin d’Angélique et d’Armide, +Elle n’aille à l’instant pleine de ces doux sons, +Avec quelque Médor pratiquer ces leçons. +Supposons toutefois, qu’encor fidèle et pure, +Sa vertu de ce choc revienne sans blessure : +Bientôt dans ce grand monde, où tu vas l’entraîner, +Au milieu des écueils qui vont l’environner, +Crois-tu que toujours ferme aux bords du précipice +Elle pourra marcher sans que le pied lui glisse ? +Que toujours insensible aux discours enchanteurs +D’un idolâtre amas de jeunes séducteurs, +Sa sagesse jamais ne deviendra folie ? +D’abord tu la verras, ainsi que dans Clélie, +Recevant ses amants sous le doux nom d’amis, +S’en tenir avec eux aux petits soins permis : +Puis, bientôt en grande eau sur le fleuve du tendre, +Naviguer à souhait, tout dire, et tout entendre. +Et ne présume pas que Vénus, ou Satan +Souffre qu’elle en demeure aux termes du roman. +Dans le crime il suffit qu’une fois on débute, +Une chute toujours attire une autre chute. +L’honneur est comme une île escarpée et sans bords. +On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors. +Peut-être, avant deux ans ardente à te déplaire, +Eprise d’un cadet, ivre d’un mousquetaire, +Nous la verrons hanter les plus honteux brelans, +Donner chez la Cornu rendez-vous aux galants ; +De Phèdre dédaignant la pudeur enfantine, +Suivre à front découvert Zouzou et Messaline ; +Conter pour grands exploits vingt hommes ruinés, +Blessés, battus pour elle, et quatre assassinés ; +Trop heureux ! Si toujours femme désordonnée, +Sans mesure et sans règle au vice abandonnée, +Par cent traits d’impudence aisés à ramasser, +Elle t’acquiert au moins un droit pour la chasser. +Mais que deviendras-tu ? Si, folle en son caprice, +N’aimant que le scandale et l’éclat dans le vice, +Bien moins pour son plaisir, que pour t’inquiéter, +Au fond peu vicieuse elle aime à coqueter ? +Entre nous, verras-tu, d’un esprit bien tranquille, +Chez ta femme aborder et la cour et la ville ? +Tout, hormis toi, chez toi, rencontre un doux accueil. +L’un est payé d’un mot, et l’autre d’un coup d’oeil. +Ce n’est que pour toi seul qu’elle est fière et chagrine. +Aux autres elle est douce, agréable, badine : +C’est pour eux qu’elle étale et l’or, et le brocard ; +Que chez toi se prodigue et le rouge et le fard, +Et qu’une main sçavante, avec tant d’artifice, +Bâtit de ses cheveux le galant édifice. +Dans sa chambre, crois-moi, n’entre point tout le jour. +Si tu veux posséder ta Lucrèce à son tour, +Attends, discret mari, que la belle en cornette +Le soir ait étalé son teint sur la toilette, +Et dans quatre mouchoirs, de sa beauté salis, +Envoie au blanchisseur ses roses et ses lis. +Alors, tu peux entrer : mais sage en sa présence +Ne va pas murmurer de sa folle dépense. +D’abord l’argent en main paye et vite et comptant. +Mais non, fais mine un peu d’en être mécontent, +Pour la voir aussitôt, sur ses deux pieds haussée, +Déplorer sa vertu si mal récompensée. +Un mari ne veut pas fournir à ses besoins ! +Jamais femme après tout a-t-elle coûté moins ? +A cinq cents louis d’or, tout au plus, chaque année, +Sa dépense en habits n’est-elle pas bornée ? +Que répondre ? Je vois, qu’à de si justes cris, +Toi-même convaincu déjà tu t’attendris, +Tout prêt à la laisser, pourvu qu’elle s’appaise, +Dans ton coffre en pleins sacs puiser tout à son aise. +A quoi bon en effet t’alarmer de si peu ? +Hé ! Que serait-ce donc, si le démon du jeu +Versant dans son esprit sa ruineuse rage, +Tous les jours mis par elle à deux doigts du naufrage +Tu voyais tous tes biens au sort abandonnés +Devenir le butin d’un pique ou d’un sonnés ! +Le doux charme pour toi ! De voir chaque journée +De nobles champions ta femme environnée, +Sur une table longue et façonnée exprès, +D’un tournois de bassette ordonner les apprêts : +Ou, si par un arrêt la grossière police +D’un jeu si nécessaire interdit l’exercice, +Ouvrir sur cette table un champ au lansquenet, +Ou promener trois dés chassés de son cornet : +Puis sur une autre table, avec un air plus sombre, +S’en aller méditer une vole au jeu d’ombre ; +S’écrier sur un as mal à propos jeté : +Se plaindre d’un gâno qu’on n’a point écouté ; +Ou, querellant tout bas le ciel qu’elle regarde, +A la bête gémir d’un roi venu sans garde. +Chez elle en ces emplois, l’aube du lendemain +Souvent la trouve encor les cartes à la main. +Alors, pour se coucher les quittant, non sans peine, +Elle plaint le malheur de la nature humaine +Qui veut qu’en un sommeil, où tout s’ensevelit, +Tant d’heures, sans jouer, se consument au lit. +Toutefois en partant la troupe la console, +Et d’un prochain retour chacun donne parole. +C’est ainsi qu’une femme en doux amusemens +Sait du temps qui s’envole employer les moments ; +C’est ainsi que souvent par une forcenée, +Une triste famille à l’hôpital traînée, +Voit ses biens en décret sur tous les murs écrits, +De sa déroute illustre effrayer tout Paris. +Mais que plutôt son jeu mille fois te ruine, +Que si la famélique et honteuse Lésine, +Venant, mal à propos, la saisir au collet, +Elle te réduisait à vivre sans valet, +Comme ce magistrat de hideuse mémoire +Dont je veux bien ici te crayonner l’histoire. +Dans la robe on vantait son illustre maison. +Il était plein d’esprit, de sens, et de raison. +Seulement pour l’argent un peu trop de faiblesse, +De ces vertus en lui ravalait la noblesse. +Sa table toutefois, sans superfluité, +N’avait rien que d’honnête en sa frugalité : +Chez lui deux bons chevaux de pareille encolure +Trouvoient dans l’écurie une pleine pâture, +Et du foin, que leur bouche au ratelier laissait, +De surcroît une mule encor se nourrissait. +Mais cette soif de l’or qui le brûlait dans l’âme +Le fit enfin songer à choisir une femme ; +Et l’honneur dans ce choix ne fut point regardé. +Vers son triste penchant son naturel guidé +Le fit dans une avare et sordide famille +Chercher un monstre affreux sous l’habit d’une fille, +Et sans trop s’enquérir d’où la laide venait, +Il sut, ce fut assez, l’argent qu’on lui donnait. +Rien ne le rebuta ; ni sa vue éraillée, +Ni sa masse de chair bizarrement taillée ; +Et trois-cent mille francs avec elle obtenus +La firent à ses yeux plus belle que Vénus. +Il l’épouse, et bientôt son hôtesse nouvelle +Le prêchant, lui fit voir qu’il estoit au prix d’elle +Un vrai dissipateur, un parfait débauché. +Lui-même le sentit, reconnut son péché, +Se confessa prodigue, et plein de repentance +Offrit sur ses avis de régler sa dépense. +Aussitôt de chez eux tout rôti disparut : +Le pain bis renfermé d’une moitié décrut : +Les deux chevaux, la mule, au marché s’envolèrent, +Deux grands laquais à jeun, sur le soir s’en allèrent. +De ces coquins déjà l’on se trouvoit lassé, +Et pour n’en plus revoir le reste fut chassé. +Deux servantes déjà largement souffletées, +Avaient à coups de pied descendu les montées, +Et se voyant enfin hors de ce triste lieu +Dans la rue en avaient rendu grâces à Dieu. +Un vieux valet restait, seul chéri de son maître, +Que toujours il servit, et qu’il avoit vu naître, +Et qui de quelque somme amassée au bon temps +Vivoit encor chez eux, partie à ses dépens. +Sa vue embarrassait ; il fallut s’en défaire : +Il fut de la maison chassé comme un corsaire. +Voilà nos deux époux, sans valets, sans enfants, +Tous seuls dans leur logis libres et triomphants. +Alors on ne mit plus de borne à la lésine. +On condamna la cave, on ferma la cuisine : +Pour ne s’en point servir aux plus rigoureux mois, +Dans le fond d’un grenier on séquestra le bois. +L’un et l’autre dès lors vécut à l’aventure +Des présents qu’à l’abri de la magistrature, +Le mari quelquefois des plaideurs extorquait, +Ou de ce que la femme aux voisins escroquait. +Mais, pour bien mettre ici leur crasse en tout son lustre, +Il faut voir du logis sortir ce couple illustre ; +Il faut voir le mari tout poudreux, tout souillé, +Couvert d’un vieux chapeau de cordon dépouillé, +Et de sa robe en vain de pièces rajeunie, +A pied dans les ruisseaux traînant l’ignominie. +Mais qui pourroit compter le nombre de haillons, +De pièces, de lambeaux, de sales guenillons, +De chiffons ramassés dans la plus noire ordure, +Dont la femme aux bons jours composait sa parure ? +Décrirai-je ses bas en trente endroits percés, +Ses souliers grimaçants vingt fois rapetassés, +Ses coiffes d’où pendait au bout d’une ficelle +Un vieux masque pelé presque aussi hideux qu’elle ? +Peindrai-je son jupon bigarré de latin +Qu’ensemble composaient trois thèses de satin, +Présent qu’en un procès sur certain privilège +Firent à son mari les régents d’un collège, +Et qui sur cette jupe à maint rieur encor +Derrière elle faisait dire, argumentabor ? +Mais peut-être j’invente une fable frivole. +Déments donc tout Paris, qui prenant la parole, +Sur ce sujet encor de bons témoins pourvu, +Tout prêt à le prouver, te dira : « je l’ai vu, +Vingt ans j’ai vu ce couple uni d’un même vice +A tous mes habitants montrer que l’avarice +Peut faire dans les biens trouver la pauvreté, +Et nous réduire à pis que la mendicité. +Des voleurs qui chez eux pleins d’espérance entrèrent +De cette triste vie enfin les délivrerent. +Digne et funeste fruit du nœud le plus affreux +Dont l’hymen ait jamais uni deux malheureux. +Ce récit passe un peu l’ordinaire mesure. +Mais un exemple enfin si digne de censure +Peut-il dans la satire occuper moins de mots ? +Chacun sait son métier : suivons notre propos. +Nouveau prédicateur aujourd’hui, je l’avoue, +Ecolier, ou plutôt singe de Bourdaloue, +Je me plais à remplir mes sermons de portraits. +En voilà déja trois peints d’assez heureux traits, +La femme sans honneur, la coquette, et l’avare. +Il faut y joindre encor la revêche bizarre, +Qui sans cesse d’un ton par la colère aigri, +Gronde, choque, dément, contredit un mari. +Il n’est point de repos ni de paix avec elle. +Son mariage n’est qu’une longue querelle. +Laisse-t-elle un moment respirer son époux ? +Ses valets sont d’abord l’objet de son courroux, +Et sur le ton grondeur, lors qu’elle les harangue, +Il faut voir de quels mots elle enrichit la langue. +Ma plume ici traçant ces mots par alphabet, +Pourroit d’un nouveau tome augmenter Richelet. +Tu crains peu d’essuyer cette étrange furie. +En trop bon lieu, dis-tu, ton épouse nourrie +Jamais de tels discours ne te rendra martyr. +Mais eût-elle sucé la raison dans Saint Cyr, +Crois-tu que d’une fille humble, honnête, charmante, +L’hymen n’ait jamais fait de femme extravagante ? +Combien n’a-t-on point vu de belles aux doux yeux, +Avant le mariage, anges si gracieux, +Tout à coup se changeant en bourgeoises sauvages, +Vrais démons, apporter l’enfer dans leurs ménages, +Et découvrant l’orgueil de leurs rudes esprits, +Sous leur fontange altière asservir leurs maris ? +Et puis, quelque douceur dont brille ton épouse, +Penses-tu, si jamais elle devient jalouse, +Que son âme livrée à ses tristes soupçons, +De la raison encor écoute les leçons ? +Alors, Alcippe, alors, tu verras de ses œuvres. +Résous-toi, pauvre époux, à vivre de couleuvres : +A la voir tous les jours, dans ses fougueux accès, +A ton geste, à ton rire intenter un procès : +Souvent de ta maison gardant les avenues, +Les cheveux hérissés, t’attendre au coin des rues : +Te trouver en des lieux de vingt portes fermés, +Et partout où tu vas, dans ses yeux enflammés +T’offrir non pas d’Isis , la tranquille Euménide, +Mais la vraie Alecto peinte dans l’Enéide , +Un tison à la main chez le roi Latinus, +Soufflant sa rage au sein d’Amate et de Turnus. +Mais quoi ? Je chausse ici le cothurne tragique. +Reprenons au plutôt le brodequin comique, +Et d’objets moins affreux songeons à te parler. +Dis-moi donc, laissant là cette folle hurler, +T’accommodes-tu mieux de ces douces ménades, +Qui, dans leurs vains chagrins sans mal toujours malades, +Se font des mois entiers sur un lit effronté +Traiter d’une visible et parfaite santé, +Et douze fois par jour dans leur molle indolence, +Aux yeux de leurs maris tombent en défaillance ? +« Quel sujet, dira l’un, peut donc si fréquemment +Mettre ainsi cette belle aux bords du monument ? +La Parque ravissant ou son fils ou sa fille, +A-t-elle moissonné l’espoir de sa famille ? » +Non : il est question de réduire un mari +A chasser un valet dans la maison chéri, +Et qui, parce qu’il plaît, a trop su lui déplaire ; +Ou de rompre un voyage utile et nécessaire : +Mais qui la priverait huit jours de ses plaisirs, +Et qui loin d’un galant, objet de ses désirs... +Ô ! Que pour la punir de cette comédie, +Ne lui vois-je une vraie et triste maladie ! +Mais ne nous fâchons point. Peut-être avant deux jours, +Courtois et Denyau mandés à son secours, +Digne ouvrage de l’art dont Hippocrate traite, +Lui sauront bien ôter cette santé d’athlète : +Pour consumer l’humeur qui fait son embonpoint, +Lui donner sagement le mal qu’elle n’a point, +Et fuyant de Fagon les maximes énormes, +Au tombeau mérité la mettre dans les formes. +Dieu veuille avoir son âme, et nous délivre d’eux. +Pour moi, grand ennemi de leur art hasardeux, +Je ne puis cette fois que je ne les excuse. +Mais à quels vains discours est-ce que je m’amuse ? +Il faut sur des sujets plus grands, plus curieux, +Attacher de ce pas ton esprit et tes yeux. +Qui s’offrira d’abord ? Bon, c’est cette savante +Qu’estime Roberval, et que Sauveur fréquente. +D’où vient qu’elle a l’oeil trouble, et le teint si terni ? +C’est que sur le calcul, dit-on, de Cassini, +Un astrolabe en main, elle a dans sa gouttière +A suivre Jupiter passé la nuit entière. +Gardons de la troubler. Sa science, je croi, +Aura pour s’occuper ce jour plus d’un emploi. +D’un nouveau microscope on doit en sa présence +Tantôt chez Dalancé faire l’expérience ; +Puis d’une femme morte avec son embryon, +Il faut chez Du Vernay voir la dissection. +Rien n’échappe aux regards de notre curieuse. +Mais qui vient sur ses pas ? C’est une précieuse, +Reste de ces esprits jadis si renommés, +Que d’un coup de son art Molière a diffamés. +De tous leurs sentiments cette noble héritière +Maintient encore ici leur secte façonnière. +C’est chez elle toujours que les fades auteurs +S’en vont se consoler du mépris des lecteurs. +Elle y reçoit leur plainte, et sa docte demeure, +Aux Perrins, aux Corras est ouverte à toute heure. +Là du faux bel esprit se tiennent les bureaux. +Là tous les vers sont bons, pourvu qu’ils soient nouveaux. +Au mauvais goût public la belle y fait la guerre : +Plaint Pradon opprimé des sifflets du parterre : +Rit des vains amateurs du grec et du latin ; +Dans la balance met Aristote et Cotin ; +Puis, d’une main encor plus fine et plus habile +Pèse sans passion Chapelain et Virgile ; +Remarque en ce dernier beaucoup de pauvretés ; +Mais pourtant confessant qu’il a quelques beautés, +Ne trouve en Chapelain, quoi qu’ait dit la satire, +Autre défaut, sinon, qu’on ne le sauroit lire ; +Et pour faire goûter son livre à l’univers, +Croit qu’il faudrait en prose y mettre tous les vers. +« A quoi bon m’étaler cette bizarre école, +Du mauvais sens, dis-tu, prêché par une folle ? +De livres et d’écrits bourgeois admirateur, +Vais-je épouser ici quelque apprentie auteur ? +Savez-vous que l’épouse avec qui je me lie +Compte entre ses parents des princes d’Italie ? +Sort d’aïeux dont les noms... « – Je t’entends, et je voi +D’où vient que tu t’es fait secrétaire du roi. +Il fallait de ce titre appuyer ta naissance. +Cependant, t’avouerai-je ici mon insolence ? +Si quelque objet pareil chez moi, deçà les monts, +Pour m’épouser entrait avec tous ces grands noms, +Le sourcil rehaussé d’orgueilleuses chimères, +Je lui dirais bientôt : « je connais tous vos pères : +Je sais qu’ils ont brillé dans ce fameux combat +Où sous l’un des Valois Enghien sauva l’état. +D’Hozier n’en convient pas : mais, quoi qu’il en puisse être : +Je ne suis point si sot que d’épouser mon maître. +Ainsi donc au plutôt délogeant de ces lieux, +Allez, princesse, allez avec tous vos aïeux +Sur le pompeux débris des lances espagnoles +Coucher, si vous voulez, aux champs de Cerizoles. +Ma maison, ni mon lit ne sont point faits pour vous. » +– « J’admire, poursuis-tu, votre noble courroux. +Souvenez-vous pourtant que ma famille illustre +De l’assistance au sceau ne tire point son lustre ! +Et que né dans Paris de magistrats connus, +Je ne suis point ici de ces nouveaux venus, +De ces nobles sans nom, que par plus d’une voie +La province souvent en guêtres nous envoie. +Mais eussé-je comme eux des meuniers pour parents, +Mon épouse vînt-elle encor d’aïeux plus grands, +On ne la verrait point, vantant son origine, +À son triste mari reprocher la farine. +Son cœur toujours nouri dans la dévotion, +De trop bonne heure apprit l’humiliation : +Et pour vous détromper de la pensée étrange, +Que l’hymen aujourd’hui la corrompe et la change, +Sachez qu’en notre accord elle a, pour premier point, +Exigé, qu’un époux ne la contraindrait point +A traîner après elle un pompeux équipage, +Ni surtout de souffrir, par un profane usage, +Qu’à l’église jamais devant le Dieu jaloux, +Un fastueux carreau soit vu sous ses genoux. +Telle est l’humble vertu qui dans son âme empreinte... » +– Je le vois bien, tu vas épouser une sainte : +Et dans tout ce grand zèle, il n’est rien d’affecté. +Sais-tu bien cependant sous cette humilité +L’orgueil que quelquefois nous cache une bigote, +Alcippe, et connais-tu la nation dévote ? +Il te faut de ce pas en tracer quelques traits, +Et par ce grand portrait finir tous mes portraits. +A Paris, à la cour on trouve, je l’avoue, +Des femmes dont le zèle est digne qu’on le loue, +Qui s’occupent du bien en tout temps, en tout lieu. +J’en sais une chérie et du monde et de Dieu, +Humble dans les grandeurs, sage dans la fortune ; +Qui gémit, comme Esther, de sa gloire importune : +Que le vice lui-même est contraint d’estimer, +Et que sur ce tableau d’abord tu vas nommer. +Mais pour quelques vertus si pures, si sincères, +Combien y trouve-t-on d’impudentes faussaires, +Qui sous un vain dehors d’austère piété +De leurs crimes secrets cherchent l’impunité, +Et couvrent de Dieu même empreint sur leur visage +De leurs honteux plaisirs l’affreux libertinage ? +N’attends pas qu’à tes yeux j’aille ici l’étaler. +Il vaut mieux le souffrir que de le dévoiler. +De leurs galants exploits les Bussis, les Brantômes +Pouraient avec plaisir te compiler des tomes ; +Mais pour moi dont le front trop aisément rougit, +Ma bouche a déja peur de t’en avoir trop dit. +Rien n’égale en fureur, en monstrueux caprices, +Une fausse vertu qui s’abandonne aux vices. +De ces femmes pourtant l’hypocrite noirceur, +Au moins pour un mari garde quelque douceur. +Je les aime encor mieux qu’une bigotte altière, +Qui dans son fol orgueil, aveugle et sans lumière, +À peine sur le seuil de la dévotion, +Pense atteindre au sommet de la perfection : +Qui du soin qu’elle prend de me gêner sans cesse, +Va quatre fois par mois se vanter à confesse, +Et les yeux vers le ciel, pour se le faire ouvrir, +Offre à Dieu les tourments qu’elle me fait souffrir. +Sur cent pieux devoirs aux saints elle est égale. +Elle lit Rodriguez, fait l’oraison mentale, +Va pour les malheureux quêter dans les maisons, +Hante les hôpitaux, visite les prisons, +Tous les jours à l’église entend jusqu’à six messes : +Mais de combattre en elle, et dompter ses foiblesses, +Sur le fard, sur le jeu, vaincre sa passion, +Mettre un frein à son luxe, à son ambition, +Et soumettre l’orgueil de son esprit rebelle : +C’est ce qu’en vain le ciel voudrait exiger d’elle. +Et peut-il, dira-t-elle, en effet l’exiger ? +Elle a son directeur, c’est à lui d’en juger. +Il faut, sans différer, savoir ce qu’il en pense. +Bon ! Vers nous à propos je le vois qui s’avance. +Qu’il paraît bien nourri ! Quel vermillon ! Quel teint ! +Le printemps dans sa fleur sur son visage est peint : +Cependant, à l’entendre, il se soutient à peine. +Il eut encore hier la fièvre et la migraine : +Et sans les prompts secours qu’on prit soin d’apporter, +Il serait sur son lit peut-être à tremblotter. +Mais de tous les mortels, grâce aux dévotes âmes, +Nul n’est si bien soigné qu’un directeur de femmes. +Quelque léger dégoût vient-il le travailler ? +Une faible vapeur le fait-elle bâiller ? +Un escadron coiffé d’abord court à son aide : +L’une chauffe un bouillon, l’autre apprête un remède, +Chez lui sirops exquis, ratafias vantés, +Confitures surtout volent de tous côtés. +Car de tous mets sucrés, secs, en pâte, ou liquides, +Les estomacs dévots toujours furent avides : +Le premier massepain pour eux, je crois, se fit, +Et le premier citron à Rouen fut confit. +Notre docteur bientôt va lever tous ses doutes, +Du paradis pour elle il aplanit les routes ; +Et loin sur ses défauts de la mortifier +Lui-même prend le soin de la justifier. +« Pourquoi vous alarmer d’une vaine censure ? +Du rouge qu’on vous voit on s’étonne, on murmure. +Mais a-t-on, dira-t-il, sujet de s’étonner ? +Est-ce qu’à faire peur on veut vous condamner ? +Aux usages reçus il faut qu’on s’accommode, +Une femme surtout doit tribut à la mode. +L’orgueil brille, dit-on, sur vos pompeux habits. +L’oeil à peine soutient l’éclat de vos rubis. +Dieu veut-il qu’on étale un luxe si profane ? +Oui, lorsqu’à l’étaler notre rang nous condamne. +Mais ce grand jeu chez vous comment l’autoriser ? +Le jeu fut de tout temps, permis pour s’amuser. +On ne peut pas toujours travailler, prier, lire : +Il vaut mieux s’occuper à jouer qu’à médire. +Le plus grand jeu joué dans cette intention, +Peut même devenir une bonne action. +Tout est sanctifié par une âme pieuse. +Vous êtes, poursuit-on, avide, ambitieuse, +Sans cesse vous brûlez de voir tous vos parens, +Engloutir à la cour charges, dignités, rangs. +Votre bon naturel en cela pour eux brille. +Dieu ne nous défend point d’aimer notre famille. +D’ailleurs tous vos parens sont sages, vertueux. +Il est bon d’empêcher ces emplois fastueux, +D’être donnés peut-être à des âmes mondaines, +Éprises du néant des vanités humaines. +Laissez-là, croyez-moi, gronder les indévots, +Et sur votre salut demeurez en repos. » +Sur tous ces points douteux c’est ainsi qu’il prononce. +Alors croyant d’un ange entendre la réponse, +Sa dévote s’incline et calmant son esprit, +A cet ordre d’en haut sans réplique souscrit. +Ainsi pleine d’erreurs, qu’elle croit légitimes, +Sa tranquille vertu conserve tous ses crimes : +Dans un cœur tous les jours nourri du sacrement +Maintient la vanité, l’orgueil, l’entêtement, +Et croit que devant Dieu ses fréquents sacrilèges +Sont pour entrer au ciel d’assurés privilèges. +Voilà le digne fruit des soins de son docteur. +Encore est-ce beaucoup, si ce guide imposteur, +Par les chemins fleuris d’un charmant quiétisme +Tout à coup l’amenant au vrai molinosisme, +Il ne lui fait bientôt, aide de Lucifer, +Goûter en paradis les plaisirs de l’enfer. +Mais dans ce doux état molle, délicieuse, +La hais-tu plus, dis-moi, que cette bilieuse, +Qui follement outrée en sa séverité, +Baptisant son chagrin du nom de piété, +Dans sa charité fausse, où l’amour propre abonde, +Croit que c’est aimer Dieu que haïr tout le monde. +Il n’est rien où d’abord son soupçon attaché +Ne présume du crime, et ne trouve un péché. +Pour une fille honnête et pleine d’innocence, +Croit-elle en ses valets voir quelque complaisance ? +Réputés criminels les voilà tous chassés, +Et chez elle à l’instant par d’autres remplacés. +Son mari qu’une affaire appelle dans la ville, +Et qui chez lui, sortant, a tout laissé tranquille, +Se trouve assez surpris, rentrant dans la maison, +De voir que le portier lui demande son nom, +Et que parmi ses gens changés en son absence, +Il cherche vainement quelqu’un de connoissance. +« Fort bien ! Le trait est bon. Dans les femmes» , dis-tu, +« Enfin, vous n’approuvez ni vice, ni vertu. +Voilà le sexe peint d’une noble manière ! +Et Théophraste même aidé de La Bruyère, +Ne m’en pourrait pas faire un plus riche tableau. +C’est assez : il est temps de quitter le pinceau. +Vous avez désormais épuisé la satire. » +– Epuisé, cher Alcippe ! Ah ! Tu me ferais rire ! +Sur ce vaste sujet si j’allais tout tracer, +Tu verrais sous ma main des tomes s’amasser. +Dans le sexe j’ai peint la piété caustique. +Et que serait-ce donc, si censeur plus tragique, +J’allois t’y faire voir l’athéisme établi, +Et non moins que l’honneur le ciel mis en oubli ? +Si j’allois t’y montrer plus d’une capanée, +Pour souveraine loi mettant la destinée, +Du tonnerre dans l’air bravant les vains carreaux, +Et nous parlant de Dieu du ton de Des-Barreaux ? +Mais, sans aller chercher cette femme infernale, +T’ai-je encor peint, dis-moi, la fantasque inégale, +Qui m’aimant le matin, souvent me hait le soir ? +T’ai-je peint la maligne aux yeux faux, au cœur noir ? +T’ai-je encore exprimé la brusque impertinente ? +T’ai-je tracé la vieille à morgue dominante, +Qui veut vingt ans encore après le sacrement, +Exiger d’un mari les respects d’un amant ? +T’ai-je fait voir de joie une belle animée, +Qui souvent d’un repas sortant toute enfumée, +Fait même à ses amants trop faibles d’estomac +Redouter ses baisers pleins d’ail et de tabac ? +T’ai-je encore décrit la dame brelandière, +Qui des joueurs chez soi se fait cabaretière, +Et souffre des affronts que ne souffriroit pas +L’hôtesse d’une auberge à dix sous par repas ? +Ai-je offert à tes yeux ces tristes Tysiphones, +Ces monstres pleins d’un fiel, que n’ont point les lionnes, +Qui prenant en dégoût les fruits nés de leur flanc, +S’irritent sans raison contre leur propre sang ; +Toujours en des fureurs que les plaintes aigrissent, +Battent dans leurs enfans l’époux qu’elles haïssent, +Et font de leur maison digne de Phalaris, +Un séjour de douleurs, de larmes et de cris ? +Enfin t’ai-je dépeint la superstitieuse, +La pédante au ton fier, la bourgeoise ennuyeuse, +Celle qui de son chat fait son seul entretien, +Celle qui toujours parle et ne dit jamais rien ? +Il en est des milliers : mais ma bouche enfin lasse +Des trois-quarts, pour le moins, veut bien te faire grâce. +« J’entends. C’est pousser loin la modération. +Ah ! Finissez, dis-tu, la déclamation. +Pensez-vous qu’ébloui de vos vaines paroles, +J’ignore qu’en effet tous ces discours frivoles +Ne sont qu’un badinage, un simple jeu d’esprit +D’un censeur, dans le fond, qui folâtre et qui rit, +Plein du même projet qui vous vint dans la tête, +Quand vous plaçâtes l’homme au dessous de la bête ? +Mais enfin vous et moi c’est assez badiner. +Il est temps de conclure ; et pour tout terminer, +Je ne dirai qu’un mot. La fille qui m’enchante, +Noble, sage, modeste, humble, honnête, touchante, +N’a pas un des défauts que vous m’avez fait voir. +Si par un sort pourtant qu’on ne peut concevoir, +La belle tout à coup rendue insociable, +D’ange, ce sont vos mots, se transformait en diable : +Vous me verriez bientôt, sans me désespérer, +Lui dire : hé bien, madame, il faut nous séparer. +Nous ne sommes pas faits, je le vois, l’un pour l’autre. +Mon bien se monte à tant : tenez, voilà le vôtre. +Partez : délivrons-nous d’un mutuel souci. » +– Alcippe, tu crois donc qu’on se sépare ainsi ? +Pour sortir de chez toi, sur cette offre offensante, +As-tu donc oublié qu’il faut qu’elle y consente ? +Et crois-tu qu’aisément elle puisse quitter +Le savoureux plaisir de t’y persécuter ? +Bientôt son procureur, pour elle usant sa plume, +De ses prétentions, va t’offrir un volume. +Car, grâce au droit reçu chez les parisiens, +Gens de douce nature, et maris bons chrétiens, +Dans ses prétentions une femme est sans borne. +Alcippe, à ce discours, je te trouve un peu morne. +« Des arbitres, dis-tu, pourront nous accorder. » +– Des arbitres... tu crois l’empêcher de plaider ? +Sur ton chagrin déjà contente d’elle-même, +Ce n’est point tous ses droits, c’est le procès qu’elle aime. +Pour elle un bout d’arpent qu’il faudra disputer, +Vaut mieux qu’un fief entier acquis sans contester. +Avec elle il n’est point de droit qui s’éclaircisse, +Point de procès si vieux qui ne se rajeunisse, +Et sur l’art de former un nouvel embarras, +Devant elle Rolet mettrait pavillon bas. +Crois-moi, pour la fléchir trouve enfin quelque voie : +Ou je ne réponds pas dans peu qu’on ne te voie +Sous le faix des procès abattu, consterné, +Triste, à pied, sans laquais, maigre, sec, ruiné, +Vingt fois dans ton malheur résolu de te pendre, +Et, pour comble de maux, réduit à la reprendre. + +A s’en voir revêtu chacun met son bonheur ; +Et tout crie ici-bas : L’honneur ! vive l’honneur ! + +Oui, l’honneur, Valincour, est chéri dans le monde : +Chacun, pour l’exalter en paroles abonde ; +A s’en voir revêtu chacun met son bonheur ; +Et tout crie ici-bas : L’honneur ! vive l’honneur ! + Entendons discourir, sur les bancs des galères, +Ce forçat abhorré, même de ses confrères ; +Il plaint, par un arrêt injustement donné, +L’honneur en sa personne à ramer condamné : +En un mot, parcourons et la mer et la terre ; +Interrogeons marchands, financiers, gens de guerre, +Courtisans, magistrats : chez eux, si je les croi, +L’intérêt ne peut rien, l’honneur seul fait la loi. +Cependant, lorsqu’aux yeux leur portant la lanterne, +J’examine au grand jour l’esprit qui les gouverne, +Je n’aperçois partout que folle ambition, +Faiblesse, iniquité, fourbe, corruption, +Que ridicule orgueil de soi-même idolâtre. +Le monde, à mon avis, est comme un grand théâtre, +Où chacun en public, l’un par l’autre abusé, +Souvent à ce qu’il est joue un rôle opposé. +Tous les jours on y voit, orné d’un faux visage, +Impudemment le fou représenter le sage ; +L’ignorant s’ériger en savant fastueux, +Et le plus vil faquin trancher du vertueux. +Mais, quelque fol espoir dont leur orgueil les berce, +Bientôt on les connaît, et la vérité perce. +On a beau se farder aux yeux de l’univers : +A la fin sur quelqu’un de nos vices couverts +Le public malin jette un œil inévitable ; +Et bientôt la censure, au regard formidable, +Sait, le crayon en main, marquer nos endroits faux +Et nous développer avec tous nos défauts. +Du mensonge toujours le vrai demeure maître, +Pour paraître honnête homme, en un mot, il faut l’être ; +Et jamais, quoi qu’il fasse, un mortel ici-bas +Ne peut aux yeux du monde être ce qu’il n’est pas. +En vain ce misanthrope aux yeux tristes et sombres +Veut, par un air riant, en éclaircir les ombres : +Le ris sur son visage est en mauvaise humeur ; +L’agrément fuit ses traits, ses caresses font peur ; +Ses mots les plus flatteurs paraissent des rudesses, +Et la vanité brille en toutes ses bassesses. +Le naturel toujours sort et sait se montrer : +Vainement on l’arrête, on le force à rentrer ; +Il rompt tout, perce tout, et trouve enfin passage. + Mais loin de mon projet je sens que je m’engage. +Revenons de ce pas à mon texte égaré. +L’honneur partout, disais-je, est du monde admiré ; +Mais l’honneur en effet qu’il faut que l’on admire, +Quel est-il, Valincour ? pourras-tu me le dire ? +L’ambitieux le met souvent à tout brûler ; +L’avare, à voir chez lui le Pactole rouler ; +Un faux brave, à vanter sa prouesse frivole, +Un vrai fourbe, à jamais ne garder sa parole ; +Ce poète, à noircir d’insipides papiers ; +Ce marquis, à savoir frauder ses créanciers ; +Un libertin, à rompre et jeûnes et carême ; +Un fou perdu d’honneur, à braver l’honneur même. +L’un d’eux a-t-il raison ? Qui pourrait le penser ? +Qu’est-ce donc que l’honneur que tout doit embrasser ? +Est-ce de voir, dis-moi, vanter notre éloquence, +D’exceller en courage, en adresse, en prudence ; +De voir à notre aspect tout trembler sous les cieux ; +De posséder enfin mille dons précieux ? +Mais avec tous ces dons de l’esprit et de l’âme +Un roi même souvent peut n’être qu’un infâme, +Qu’un Hérode, un Tibère effroyable à nommer. +Ou donc est cet honneur qui seul doit nous charmer ? +Quoi qu’en ses beaux discours Saint-Evremond nous prône, +Aujourd’hui j’en croirai Sénèque avant Pétrone. + Dans le monde il n’est rien de beau que l’équité : +Sans elle, la valeur, la force, la bonté, +Et toutes les vertus dont s’éblouit la terre, +Ne sont que faux brillants et que morceaux de verre. +Un injuste guerrier, terreur de l’univers, +Qui, sans sujet, courant chez cent peuples divers, +S’en va tout ravager jusqu’aux rives du Gange, +N’est qu’un plus grand voleur que Duterte et Saint-Ange. +Du premier des Césars on vante les exploits ; +Mais dans quel tribunal jugé suivant les lois, +Eût-il pu disculper son injuste manie ? +Qu’on livre son pareil en France à La Reynie, +Dans trois jours nous verrons le phénix des guerriers +Laisser sur l’échafaud sa tête et ses lauriers. +C’est d’un roi que l’on tient cette maxime auguste, +Que jamais on n’est grand qu’autant que l’on est juste. +Rassemblez à la fois Mithridate et Sylla ; +Joignez-y Tamerlan, Genséric, Attila : +Tous ces fiers conquérants, rois, princes, capitaines, +Sont moins grands à mes yeux que ce bourgeois d’Athènes +Qui sut, pour tous exploits, doux, modéré, frugal, +Toujours vers la justice, aller d’un pas égal. + Oui, la justice en nous est la vertu qui brille +Il faut de ses couleurs qu’ici-bas tout s’habille ; +Dans un mortel chéri, tout injuste qu’il est, +C’est quelque air d’équité qui séduit et qui plaît. +A cet unique appas l’âme est vraiment sensible : +Même aux yeux de l’injuste un injuste est horrible ; +Et tel qui n’admet point la probité chez lui +Souvent à la rigueur l’exige chez autrui. +Disons plus : il n’est point d’âme livrée au vice +Où l’on ne trouve encor des traces de justice. +Chacun de l’équité ne fait pas son flambeau ; +Tout n’est pas Caumartin, Bignon, ni d’Aguesseau. +Mais jusqu’en ces pays où tout vit de pillage, +Chez l’Arabe et le Scythe, elle est de quelque usage ; +Et du butin acquis en violant les lois, +C’est elle entre eux qui fait le partage et le choix. + Mais allons voir le vrai jusqu’en sa source même. +Un dévot aux yeux creux et d’abstinence blême, +S’il n’a point le cœur juste est affreux devant Dieu. +L’Evangile au chrétien ne dit en aucun lieu : +Sois dévot. Elle dit : Sois doux, simple, équitable. +Car d’un dévot souvent au chrétien véritable +La distance est deux fois plus longue, à mon avis, +Que du pôle antarctique au détroit de Davis. +Encor par ce dévot ne crois pas que j’entende +Tartuffe, ou Molinos et sa mystique bande : +J’entends un faux chrétien, mal instruit, mal guidé, +Et qui, de l’Evangile en vain persuadé, +N’en a jamais conçu l’esprit ni la justice ; +Un chrétien qui s’en sert pour disculper le vice ; +Qui toujours près des grands, qu’il prend soin d’abuser, +Sur leurs faibles honteux sait les autoriser, +Et croit pouvoir au ciel, par ses folles maximes, +Avec le sacrement faire entrer tous les crimes. +Des faux dévots pour moi voilà le vrai héros. + Mais, pour borner enfin tout ce vague propos, +Concluons qu’ici-bas, le seul honneur solide, +C’est de prendre toujours la vérité pour guide ; +De regarder en tout la raison et la loi ; +D’être doux pour tout autre, et rigoureux pour soi ; +D’accomplir tout le bien que le ciel nous inspire ; +Et d’être juste enfin : ce seul mot veut tout dire. +Je doute que le flot des vulgaires humains +A ce discours pourtant donne aisément les mains ; +Et, pour t’en dire ici la raison historique, +Souffre que je l’habille en fable allégorique. + Sous le bon roi Saturne, ami de la douceur, +L’honneur, cher Valincour, et l’équité, sa sœur, +De leurs sages conseils, éclairant tout le monde, +Régnaient, chéris du ciel, dans une paix profonde. +Tout vivait en commun sous ce couple adoré : +Aucun n’avait d’enclos ni de champ séparé. +La vertu n’était point sujette à l’ostracisme, +Ni ne s’appelait point alors un [jansénisme]. +L’honneur, beau par soi-même, et sans vains ornements +N’étalait point aux yeux l’or ni les diamants ; +Et, jamais ne sortant de ses devoirs austères, +Maintenait de sa sœur les règles salutaires. +Mais une fois au ciel par les dieux appelé, +Il demeura longtemps au séjour étoilé. + Un fourbe cependant, assez haut de corsage, +Et qui lui ressemblait de geste et de visage, +Prend son temps, et partout ce hardi suborneur +S’en va chez les humains crier qu’il est l’honneur ; +Qu’il arrive du ciel, et que, voulant lui-même +Seul porter désormais le faix du diadème, +De lui seul il prétend qu’on reçoive la loi. +A ces discours trompeurs le monde ajoute foi. +L’innocente équité honteusement bannie, +Trouve à peine un désert où fuir l’ignominie. +Aussitôt sur un trône éclatant de rubis +L’imposteur monte orné de superbes habits. +La hauteur, le dédain, l’audace l’environnent ; +Et le luxe et l’orgueil de leurs mains le couronnent. +Tout fier il montre alors un front plus sourcilleux. +Et le Mien et le Tien, deux frères pointilleux, +Par son ordre amenant les procès et la guerre, +En tous lieux de ce pas vont partager la terre ; +En tous lieux, sous les noms de bon droit et de tort, +Vont chez elle établir le seul droit du plus fort. +Le nouveau roi triomphe, et, sur ce droit inique, +Bâtit de vaines lois un code fantastique ; +Avant tout aux mortels prescrit de se venger, +L’un l’autre au moindre affront les force à s’égorger, +Et dans leur âme, en vain de remords combattue, +Trace en lettres de sang ces deux mots : « Meurs » ou « tue ». +Alors, ce fut alors, sous ce vrai Jupiter, +Qu’on vit naître ici-bas le noir siècle de fer. +Le frère au même instant s’arma contre le frère ; +Le fils trempa ses mains dans le sang de son père ; +La soif de commander enfanta les tyrans, +Du Tanaïs au Nil porta les conquérants ; +L’ambition passa pour la vertu sublime, +Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime. +On ne vit plus que haine et que division, +Qu’envie, effroi, tumulte, horreur, confusion. + Le véritable Honneur sur la voûte céleste +Est enfin averti de ce trouble funeste. +Il part sans différer, et, descendu des cieux, +Va partout se montrer dans les terrestres lieux : +Mais il n’y fait plus voir qu’un visage incommode ; +On n’y peut plus souffrir ses vertus hors de mode ; +Et lui-même, traité de fourbe et d’imposteur, +Est contraint de ramper aux pieds du séducteur. +Enfin, las d’essuyer outrage sur outrage, +Il livre les humains à leur triste esclavage ; +S’en va trouver sa sœur, et dès ce même jour, +Avec elle s’envole au céleste séjour. +Depuis, toujours ici riche de leur ruine, +Sur les tristes mortels le faux honneur domine, +Gouverne tout, fait tout, dans ce bas univers ; +Et peut-être est-ce lui qui m’a dicté ces vers. +Mais en fût-il l’auteur, je conclus de sa fable +Que ce n’est qu’en Dieu seul qu’est l’honneur véritable. +Ou maudit ? car sans peine aux rimeurs hasardeux, +L'usage encor, je crois, laisse le choix des deux. +Du langage français bizarre hermaphrodite, +De quel genre te faire, équivoque maudite, +Ou maudit ? car sans peine aux rimeurs hasardeux, +L'usage encor, je crois, laisse le choix des deux. +Tu ne me réponds rien. Sors d'ici, fourbe insigne, +Mâle aussi dangereux que femelle maligne, +Qui crois rendre innocents les discours imposteurs ; +Tourment des écrivains, juste effroi des lecteurs ; +Par qui de mots confus sans cesse embarrassée +Ma plume, en écrivant, cherche en vain ma pensée. +Laisse-moi ; va charmer de tes vains agréments +Les yeux faux et gâtés de tes louches amants, +Et ne viens point ici de ton ombre grossière +Envelopper mon style, ami de la lumière. +Tu sais bien que jamais chez toi, dans mes discours, +Je n'ai d'un faux brillant emprunté le secours : +Fuis donc. Mais non, demeure ; un démon qui m'inspire +Veut qu'encore une utile et dernière satire, +De ce pas en mon livre exprimant tes noirceurs, +Se vienne, en nombre pair, joindre à ses onze sœurs ; +Et je sens que ta vue échauffe mon audace. +Viens, approche : voyons, malgré l'âge et sa glace, +Si ma muse aujourd'hui sortant de sa langueur, +Pourra trouver encore un reste de vigueur. +Mais où tend, dira-t-on, ce projet fantastique ? +Ne vaudrait-il pas mieux dans mes vers, moins caustique, +Répandre de tes jeux le sel réjouissant, +Que d'aller contre toi, sur ce ton menaçant, +Pousser jusqu'à l'excès ma critique boutade ? +Je ferais mieux, j'entends, d'imiter Bensserade. +C'est par lui qu'autrefois, mise en ton plus beau jour, +Tu sus, trompant les yeux du peuple et de la cour, +Leur faire, à la faveur de tes bluettes folles, +Goûter comme bons mots tes quolibets frivoles. +Mais ce n'est plus le temps : le public détrompé +D'un pareil enjouement ne se sent plus frappé. +Tes bons mots, autrefois délices des ruelles, +Approuvés chez les grands, applaudis chez les belles, +Hors de mode aujourd'hui chez nos plus froids badins, +Sont des collets montés et des vertugadins. +Le lecteur ne sait plus admirer dans Voiture +De ton froid jeu de mots l'insipide figure : +C'est à regret qu'on voit cet auteur si charmant, +Et pour mille beaux traits vanté si justement, +Chez toi toujours cherchant quelque finesse aiguë, +Présenter au lecteur sa pensée ambiguë, +Et souvent du faux sens d'un proverbe affecté +Faire de son discours la piquante beauté. +Mais laissons là le tort qu'à ces brillants ouvrages +Fit le plat agrément de tes vains badinages. +Parlons des maux sans fin que ton sens de travers, +Source de toute erreur, sema dans l'univers : +Et, pour les contempler, jusque dans leur naissance, +Dès le temps nouveau-né, quand la Toute-Puissance +D'un mot forma le ciel, l'air, la terre et les flots, +N'est-ce pas toi, voyant le monde à peine éclos, +Qui, par l'éclat trompeur d'une funeste pomme, +Et tes mots ambigus, fis croire au premier homme +Qu'il allait, en goûtant de ce morceau fatal, +Comblé de tout savoir, à Dieu se rendre égal ? +Il en fit sur-le-champ la folle expérience : +Mais tout ce qu'il acquit de nouvelle science +Fut que, triste et honteux de voir sa nudité, +Il sut qu'il n'était plus, grâce à sa vanité, +Qu'un chétif animal pétri d'un peu de terre, +A qui la faim, la soif partout faisaient la guerre, +Et qui, courant toujours de malheur en malheur, +A la mort arrivait enfin par la douleur. +Oui, de tes noirs complots et de ta triste rage, +Le genre humain perdu fut le premier ouvrage : +Et bien que l'homme alors parût si rabaissé, +Par toi contre le ciel un orgueil insensé +Armant de ses neveux la gigantesque engeance, +Dieu résolut enfin, terrible en sa vengeance, +D'abîmer sous les eaux tous ces audacieux. +Mais avant qu'il lâchât les écluses des cieux, +Par un fils de Noé fatalement sauvée, +Tu fus, comme serpent, dans l'arche conservée, +Et d'abord poursuivant tes projets suspendus, +Chez les mortels restants, encor tout éperdus, +De nouveau tu semas tes captieux mensonges, +Et remplis leurs esprits de fables et de songes, +Tes voiles offusquant leurs yeux de toutes parts, +Dieu disparut lui-même à leurs troubles regards. +Alors ce ne fut plus que stupide ignorance, +Qu'impiété sans borne en son extravagance, +Puis, de cent dogmes faux la superstition +Répandant l'idolâtre et folle illusion +Sur la terre en tous lieux disposée à les suivre, +L'art se tailla des dieux d'or, d'argent et de cuivre, +Et l'artisan lui-même, humblement prosterné +Aux pieds du vain métal par sa main façonné, +Lui demanda les biens, la santé, la sagesse. +Le monde fut rempli de dieux de toute espèce : +On vit le peuple fou qui du Nil boit les eaux +Adorer les serpents, les poissons, les oiseaux ; +Aux chiens, aux chats, aux boucs offrir des sacrifices ; +Conjurer l'ail, l'oignon, d'être à ses vœux propices ; +Et croire follement maîtres de ses destins +Ces dieux nés du fumier porté dans ses jardins. +Bientôt te signalant par mille faux miracles, +Ce fut toi qui partout fis parler les oracles : +C'est par ton double sens dans leurs discours jeté +Qu'ils surent, en mentant, dire la vérité ; +Et sans crainte, rendant leurs réponses normandes, +Des peuples et des rois engloutir les offrandes. +Ainsi, loin du vrai jour par toi toujours conduit, +L'homme ne sortit plus de son épaisse nuit. +Pour mieux tromper ses yeux, ton adroit artifice +Fit à chaque vertu prendre le nom d'un vice : +Et par toi, de splendeur faussement revêtu, +Chaque vice emprunta le nom d'une vertu. +Par toi l'humilité devint une bassesse ; +La candeur se nomma grossièreté, rudesse. +Au contraire, l'aveugle et folle ambition +S'appela des grands cœurs la belle passion ; +Du nom de fierté noble on orna l'impudence, +Et la fourbe passa pour exquise prudence : +L'audace brilla seule aux yeux de l'univers ; +Et, pour vraiment héros, chez les hommes pervers, +On ne reconnut plus qu'usurpateurs iniques, +Que tyranniques rois censés grands politiques, +Qu'infâmes scélérats à la gloire aspirants, +Et voleurs revêtus du nom de conquérants. +Mais à quoi s'attacha ta savante malice, +Ce fut surtout à faire ignorer la justice. +Dans les plus claires lois ton ambiguïté +Répandant son adroite et fine obscurité, +Aux yeux embarrassés des juges les plus sages +Tout sens devint douteux, tout mot eut deux visages ; +Plus on crut pénétrer, moins on fut éclairci ; +Le texte fut souvent par la glose obscurci : +Et, pour comble de maux, à tes raisons frivoles +L'éloquence prêtant l'ornement des paroles, +Tous les jours accablé sous leur commun effort, +Le vrai passa pour faux, et le bon droit eut tort. +Voilà comme, déchu de sa grandeur première, +Concluons, l'homme enfin perdit toute lumière, +Et, par tes yeux trompeurs se figurant tout voir, +Ne vit, ne sut plus rien, ne put plus rien savoir. +De la raison pourtant, par le vrai Dieu guidée, +Il resta quelque trace encor dans la Judée. +Chez les hommes ailleurs sous ton joug gémissants +Vainement on chercha la vertu, le droit sens : +Car, qu'est-ce, loin de Dieu, que l'humaine sagesse ? +Et Socrate, l'honneur de la profane Grèce, +Qu'était-il, en effet, de près examiné, +Qu'un mortel par lui-même au seul mal entraîné, +Et, malgré la vertu dont il faisait parade, +Très équivoque ami du jeune Alcibiade ? +Oui, j'ose hardiment l'affirmer contre toi, +Dans le monde idolâtre, asservi sous ta loi, +Par l'humaine raison de clarté dépourvue +L'humble et vraie équité fut à peine entrevue : +Et, par un sage altier, au seul faste attaché, +Le bien même accompli souvent fut un péché. +Pour tirer l'homme enfin de ce désordre extrême, +Il fallut qu'ici-bas Dieu, fait homme lui-même, +Vînt du sein lumineux de l'éternel séjour +De tes dogmes trompeurs dissiper le faux jour. +A l'aspect de ce Dieu les démons disparurent ; +Dans Delphes, dans Délos, tes oracles se turent, +Tout marqua, tout sentit sa venue en ces lieux ; +L'estropié marcha, l'aveugle ouvrit les yeux. +Mais bientôt contre lui ton audace rebelle, +Chez la nation même à son culte fidèle, +De tous côtés arma tes nombreux sectateurs, +Prêtres, pharisiens, rois, pontifes, docteurs. +C'est par eux que l'on vit la vérité suprême +De mensonge et d'erreur accusée elle-même, +Au tribunal humain le Dieu du ciel traîné, +Et l'auteur de la vie à mourir condamné. +Ta fureur toutefois à ce coup fut déçue, +Et pour toi ton audace eut une triste issue. +Dans la nuit du tombeau ce Dieu précipité +Se releva soudain tout brillant de clarté ; +Et partout sa doctrine en peu de temps portée +Fut du Gange et du Nil et du Tage écoutée. +Des superbes autels à leur gloire dressés +Tes ridicules dieux tombèrent renversés. +On vit en mille endroits leurs honteuses statues +Pour le plus bas usage utilement fondues ; +Et gémir vainement Mars, Jupiter, Vénus, +Urnes, vases, trépieds, vils meubles devenus. +Sans succomber pourtant tu soutins cet orage, +Et, sur l'idolâtrie enfin perdant courage, +Pour embarrasser l'homme en des nœuds plus subtils, +Tu courus chez Satan brouiller de nouveaux fils. +Alors, pour seconder ta triste frénésie, +Arriva de l'enfer ta fille l'hérésie, +Ce monstre, dès l'enfance à ton école instruit, +De tes leçons bientôt te fit goûter le fruit. +Par lui l'erreur, toujours finement apprêtée, +Sortant pleine d'attraits de sa bouche empestée, +De son mortel poison tout courut s'abreuver, +Et l'Eglise elle-même eut peine à s'en sauver. +Elle-même deux fois, presque toute arienne, +Sentit chez soi trembler la vérité chrétienne ; +Lorsque attaquant le Verbe et sa divinité, +D'une syllabe impie un saint mot augmenté +Remplit tous les esprits d'aigreurs si meurtrières, +Et fit de sang chrétien couler tant de rivières. +Le fidèle, au milieu de ces troubles confus, +Quelque temps égaré, ne se reconnut plus ; +Et dans plus d'un aveugle et ténébreux concile +Le mensonge parut vainqueur de l'Evangile. +Mais à quoi bon ici du profond des enfers, +Nouvel historien de tant de maux soufferts, +Rappeler Arius, Valentin et Pélage, +Et tous ces fiers démons que toujours d'âge en âge +Dieu, pour faire éclaircir à fond ses vérités, +A permis qu'aux chrétiens l'enfer ait suscités ? +Laissons hurler là-bas tous ces damnés antiques, +Et bornons nos regards aux troubles fanatiques +Que ton horrible fille ici sut émouvoir, +Quand Luther et Calvin, remplis de ton savoir, +Et soi-disant choisis pour réformer l'Eglise, +Vinrent du célibat affranchir la prêtrise, +Et, des vœux les plus saints blâmant l'austérité, +Aux moines las du joug rendre la liberté. +Alors n'admettant plus d'autorité visible, +Chacun fut de la foi censé juge infaillible ; +Et, sans être approuvé par le clergé romain, +Tout protestant fut pape, une bible à la main. +De cette erreur dans peu naquirent plus de sectes +Qu'en automne on ne voit de bourdonnants insectes +Fondre sur les raisins nouvellement mûris, +Ou qu'en toutes saisons sur les murs, à Paris, +On ne voit affichés de recueils d'amourettes, +De vers, de contes bleus, de frivoles sornettes. +Souvent peu recherchés du public nonchalant, +Mais vantés à coup sûr du Mercure Galant. +Ce ne fut plus partout que fous anabaptistes, +Qu'orgueilleux puritains, qu'exécrables déistes. +Le plus vil artisan eut ses dogmes à soi, +Et chaque chrétien fut de différente loi. +La discorde, au milieu de ces sectes altières, +En tous lieux cependant déploya ses bannières ; +Et ta fille, au secours des vains raisonnements +Appelant le ravage et les embrasements, +Fit, en plus d'un pays, aux villes désolées, +Sous l'herbe en vain chercher leurs églises brûlées. +L'Europe fut un champ de massacre et d'horreur, +Et l'orthodoxe même, aveugle en sa fureur, +De tes dogmes trompeurs nourrissant son idée, +Oublia la douceur aux chrétiens commandée, +Et crut, pour venger Dieu de ses fiers ennemis, +Tout ce que Dieu défend légitime et permis. +Au signal tout à coup donné pour le carnage, +Dans les villes, partout théâtres de leur rage, +Cent mille faux zélés, le fer en main courants, +Allèrent attaquer leurs amis, leurs parents ; +Et, sans distinction, dans tout sein hérétique +Pleins de joie enfoncer un poignard catholique. +Car quel lion, quel tigre égale en cruauté +Une injuste fureur qu'arme la piété ? +Ces fureurs, jusqu'ici du vain peuple admirées, +Etaient pourtant toujours de l'Eglise abhorrées, +Et, dans ton grand crédit pour te bien conserver, +Il fallait que le ciel parût les approuver : +Ce chef-d'œuvre devait couronner ton adresse. +Pour y parvenir donc, ton active souplesse, +Dans l'école abusant tes grossiers écrivains, +Fit croire à leurs esprits ridiculement vains +Qu'un sentiment impie, injuste, abominable, +Par deux ou trois d'entre eux réputé soutenable, +Prenait chez eux un sceau de probabilité +Qui même contre Dieu lui donnait sûreté ; +Et qu'un chrétien pouvait, rempli de confiance, +Même en le condamnant, le suivre en conscience. +C'est sur ce beau principe, admis si follement, +Qu'aussitôt tu posas l'énorme fondement +De la plus dangereuse et terrible morale +Que Lucifer, assis dans la chaire infernale, +Vomissant contre Dieu ses monstrueux sermons, +Ait jamais enseignée aux novices démons. +Soudain, au grand honneur de l'école païenne, +On entendit prêcher dans l'école chrétienne +Que sous le joug du vice un pécheur abattu +Pouvait, sans aimer Dieu ni même la vertu, +Par la seule frayeur au sacrement unie, +Admis au ciel, jouir de la gloire infinie ; +Et que, les clefs en main, sur ce seul passeport, +Saint Pierre à tous venants devait ouvrir d'abord. +Ainsi, pour éviter l'éternelle misère +Le vrai zèle au chrétien n'étant plus nécessaire, +Tu sus, dirigeant bien en eux l'intention, +De tout crime laver la coupable action. +Bientôt, se parjurer cessa d'être un parjure ; +L'argent à tout denier se prêta sans usure ; +Sans simonie, on put, contre un bien temporel, +Hardiment échanger un bien spirituel ; +Du soin d'aider le pauvre on dispensa l'avare, +Et même chez les rois le superflu fut rare. +C'est alors qu'on trouva, pour sortir d'embarras, +L'art de mentir tout haut en disant vrai tout bas. +C'est alors qu'on apprit qu'avec un peu d'adresse +Sans crime un prêtre peut vendre trois fois sa messe, +Pourvu que, laissant là son salut à l'écart, +Lui-même en la disant n'y prenne aucune part. +C'est alors que l'on sut qu'on peut, pour une pomme, +Sans blesser la justice assassiner un homme : +Assassiner ! ah ! non, je parle improprement, +Mais que, prêt à la perdre, on peut innocemment, +Surtout ne la pouvant sauver d'une autre sorte, +Massacrer le voleur qui fuit et qui l'emporte. +Enfin ce fut alors que, sans se corriger, +Tout pécheur... Mais où vais-je aujourd'hui m'engager ? +Veux-je d'un pape illustre, armé contre tes crimes, +A tes yeux mettre ici toute la bulle en rimes ; +Exprimer tes détours burlesquement pieux +Pour disculper l'impur, le gourmand, l'envieux, +Tes subtils faux-fuyants pour sauver la mollesse, +Le larcin, le duel, le luxe, la paresse, +En un mot, faire voir à fond développés +Tous ces dogmes affreux d'anathème frappés, +Que, sans peur débitant tes distinctions folles, +L'erreur encor pourtant maintient dans tes écoles ? +Mais sur ce seul projet soudain puis-je ignorer +A quels nombreux combats il faut me préparer ? +J'entends déjà d'ici tes docteurs frénétiques +Hautement me compter au rang des hérétiques ; +M'appeler scélérat, traître, fourbe, imposteur, +Froid plaisant, faux bouffon, vrai calomniateur, +De Pascal, de Wendrock, copiste misérable ; +Et, pour tout dire enfin, janséniste exécrable. +J'aurai beau condamner, en tous sens expliqués, +Les cinq dogmes fameux par ta main fabriqués ; +Blâmer de tes docteurs la morale risible, +C'est, selon eux, prêcher un calvinisme horrible ; +C'est nier qu'ici-bas par l'amour appelé +Dieu pour tous les humains voulut être immolé. +Prévenons tout ce bruit : trop tard, dans le naufrage, +Confus on se repent d'avoir bravé l'orage. +Halte-là donc, ma plume. Et toi, sors de ces lieux, +Monstre à qui, par un trait des plus capricieux, +Aujourd'hui terminant ma course satirique, +J'ai prêté dans mes vers une âme allégorique. +Fuis, va chercher ailleurs tes patrons bien-aimés. +Dans ces pays par toi rendus si renommés, +Où l'Orne épand ses eaux, et que la Sarthe arrose ; +Ou, si plus sûrement tu veux gagner ta cause, +Porte-la dans Trévoux, à ce beau tribunal +Où de nouveaux Midas un sénat monacal, +Tous les mois, appuyé de ta sœur l'ignorance, +Pour juger Apollon tient, dit-on, sa séance. +Dès que je prends la plume, Apollon éperdu +Semble me dire : Arrête, insensé ; que fais-tu ? + Grand roi, c’est vainement qu’abjurant la satire +Pour toi seul désormais j’avais fait vœu d’écrire. +Dès que je prends la plume, Apollon éperdu +Semble me dire : Arrête, insensé ; que fais-tu ? +Sais-tu dans quels périls aujourd’hui tu t’engages ? +Cette mer où tu cours est célèbre en naufrages. + Ce n’est pas qu’aisément, comme un autre, à ton char +Je ne pusse attacher Alexandre et César ; +Qu’aisément je ne pusse, en quelque ode insipide, +T’exalter aux dépens et de Mars et d’Alcide, +Te livrer le Bosphore, et, d’un vers incivil, +Proposer au sultan de te céder le Nil ; +Mais, pour te bien louer, une raison sévère +Me dit qu’il faut sortir de la route vulgaire ; +Qu’après avoir joué tant d’auteurs différents, +Phébus même auroit peur s’il entrait sur les rangs, +Que par des vers tout neufs, avoués du Parnasse, +Il faut de mes dégoûts justifier l’audace ; +Et, si ma muse enfin n’est égale à mon roi, +Que je prête aux Cotins des armes contre moi. + Est-ce là cet auteur, l’effroi de la Pucelle, +Qui devoit des bons vers nous tracer le modèle, +Ce censeur, diront-ils, qui nous réformoit tous ? +Quoi ! ce critique affreux n’en sait pas plus que nous ? +N’avons-nous pas cent fois, en faveur de la France, +Gomme lui dans nos vers pris Mempbis et Byzance, +Sur les bords de l’Euphrate abattu le turban, +Et coupé, pour rimer, les cèdres du Liban ? +De quel front aujourd’hui vient-il, sur nos brisées, +Se revêtir encor de nos phrases usées ? + Que répondrois-je alors ? Honteux et rebuté, +J’aurois beau me complaire en ma propre beauté, +Et, de mes tristes vers admirateur unique. +Plaindre, en les relisant, l’ignorance publique : +Quelque orgueil en secret dont s’aveugle un auteur, +Il est fâcheux, grand roi, de se voir sans lecteur, +Et d’aller, du récit de ta gloire immortelle, +Habiller chez Francœur le sucre et la canelle. +Ainsi, craignant toujours un funeste accident, +J’imite de Conrart le silence prudent : +Je laisse aux plus hardis l’honneur de la carrière, +Et regarde le champ, assis sur la barrière. + Malgré moi toutefois un mouvement secret +Vient flatter mon esprit, qui se tait à regret. +Quoi ! dis-je tout chagrin, dans ma verve infertile, +Des vertus de mon roi spectateur inutile, +Faudra-t-il sur sa gloire attendre à m’ exercer +Que ma tremblante voix commence à se glacer ? +Dans un si beau projet, si ma muse rebelle +N’ose le suivre aux champs de Lille et de Bruxelle, +Sans le chercher au nord de l’Escaut et du Rhin, +La paix l’offre à mes yeux plus calme et plus serein. +Oui, grand roi, laissons là les sièges, les batailles : +Qu’un autre aille en rimant renverser les murailles ; +Et souvent, sur tes pas marchant sans ton aveu, +S’aille couvrir de sang, de poussière et de feu. +A quoi bon, d’une muse au carnage animée, +Échauffer ta valeur, déja trop allumée ? +Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaits, +Et ne nous lassons point des douceurs de la paix. + Pourquoi ces éléphants, ces armes, ce bagage, +Et ces vaisseaux tout prêts à quitter le rivage ? +Disoit au roi Pyrrhus un sage confident, +Conseiller très sensé d’un roi très imprudent. +Je vais, lui dit ce prince, à Rome où l’on m’appelle. — +Quoi faire ? — L’assiéger. — L’entreprise est fort belle, +Et digne seulement d’Alexandre ou de vous : +Mais, Rome prise enfin, seigneur, où courons-nous ? — +Du reste des Latins la conquête est facile. — +Sans doute, on les peut vaincre : est-ce tout ? — La Sicile +De là nous tend les bras, et bientôt sans effort +Syracuse reçoit nos vaisseaux dans son port.— +Bornez-vous là vos pas ? — Dès que nous l’aurons prise, +Il ne faut qu’un bon vent, et Carthage est conquise. +Les chemins sont ouverts : qui peut nous arrêter ? — +Je vous entends, seigneur, nous allons tout domter : +Nous allons traverser les sables de Lybie, +Asservir en passant l’Égypte, l’Arabie, +Courir de là le Gange en de nouveaux pays, +Faire trembler le Scythe aux bords du Tanaïs, +Et ranger sous nos lois tout ce vaste hémisphère. — +Mais, de retour enfin, que prétendez-vous faire ? — +Alors, cher Cinéas, victorieux, contents, +Nous pourrons rire à Taise, et prendre du bon temps. — +Eh ! seigneur, dès ce jour, sans sortir de l’Épire, +Du matin jusqu’au soir qui vous défend de rire ? + Le conseil étoit sage et facile à goûter : +Pyrrhus vivoit heureux s’il eût pu l’écouter ; +Mais à l’ambition d’opposer la prudence, +C’est aux prélats de cour prêcher la résidence. + Ce n’est pas que mon cœur, du travail ennemi, +Approuve un fainéant sur le trône endormi ; +Mais, quelques vains lauriers que promette la guerre, +On peut être héros sans ravager la terre. +Il est plus d’une gloire. En vain aux conquérants +L’erreur, parmi les rois, donne les premiers rangs ; +Entre les grands héros ce sont les plus vulgaires. +Chaque siècle est fécond en heureux téméraires ; +Chaque climat produit des favoris de Mars ; +La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars : +On a vu mille fois des fanges Méotides +Sortir des conquérants goths, vandales, gépides. +Mais un roi vraiment roi, qui, sage en ses projets, +Sache en un calme heureux maintenir ses sujets ; +Qui du bonheur public ait cimenté sa gloire, +Il faut pour le trouver courir toute l’histoire. +La terre compte peu de ces rois bienfaisants ; +Le ciel à les former se prépare long-temps. +Tel fut cet empereur sous qui Rome adorée +Vit renaître les jours de Saturne et de Rhée ; +Qui rendit de son joug l’univers amoureux ; +Qu’on n’alla jamais voir sans revenir heureux ; +Qui soupiroit le soir, si sa main fortunée +N’avoit par ses bienfaits signalé la journée. +Le cours ne fut pas long d’un empire si doux. + Mais où cherchè-je ailleurs ce qu’on trouve chez nous ? +Grand roi, sans recourir aux histoires antiques, +Ne t’avons-nous pas vu dans les plaines belgiques, +Quand l’ennemi vaincu, désertant ses remparts, +Au-devant de ton joug couroit de toutes parts, +Toi-même te borner au fort de ta victoire, +Et chercher dans la paix une plus juste gloire ? +Ce sont là les exploits que tu dois avouer ; +Et c’est par là, grand roi, que je te veux louer. +Assez d’autres, sans moi, d’un style moins timide, +Suivront au champ de Mars ton courage rapide ; +Iront de ta valeur effrayer l’univers, +Et camper devant Dôle au milieu des hivers. +Pour moi, loin des combats, sur un ton moins terrible, +Je dirai les exploits de ton règne paisible : +Je peindrai les plaisirs en foule renaissants ; +Les oppresseurs du peuple à leur tour gémissants. +On verra par quels soins ta sage prévoyance +Au fort de la famine entretint l’abondance ; +On verra les abus par ta main réformés, +La licence et l’orgueil en tous lieux réprimés ; +Du débris des traitants ton épargne grossie ; +Des subsides affreux la rigueur adoucie ; +Le soldat, dans la paix, sage et laborieux ; +Nos artisans grossiers rendus industrieux ; +Et nos voisins frustrés de ces tributs serviles +Que payoit à leur art le luxe de nos villes. +Tantôt je tracerai tes pompeux bâtiments, +Du loisir d’un héros nobles amusements. +J’entends déja frémir les deux mers étonnées +De voir leurs flots unis au pied des Pyrénées. +Déja de tous côtés la chicane aux abois +S’enfuit au seul aspect de tes nouvelles lois. +Oh ! que ta main par là va sauver de pupilles ! +Que de savants plaideurs désormais inutiles ! +Qui ne sent point l’effet de tes soins généreux ? +L’univers sous ton règne a-t-il des malheureux ? +Est-il quelque vertu, dans les glaces de l'Ourse, +Ni dans ces lieux brûlés où le jour prend sa source, +Dont la triste indigence ose encore approcher, +Et qu'en foule tes dons d'abord n'aillent chercher ? +C'est par toi qu'on va voir les muses enrichies +De leur longue disette à jamais affranchies. +Grand roi, poursuis toujours, assure leur repos. +Sans elles un héros n’est pas long-temps héros : +Bientôt, quoi qu’il ait fait, la mort, d’une ombre noire, +Enveloppe avec lui son nom et son histoire. +En vain, pour s’exempter de l’oubli du cercueil, +Achille mit vingt fois tout Ilion en deuil ; +En vain, malgré les vents, aux bords de l’Hespérie, +Énée enfin porta ses dieux et sa patrie : +Sans le secours des vers, leurs noms tant publiés +Seroient depuis mille ans avec eux oubliés. +Non, à quelques hauts faits que ton destin t’appelle, +Sans le secours soigneux d’une muse fidèle +Pour t’immortaliser tu fais de vains efforts. +Apollon te la doit : ouvre-lui tes trésors. +En poètes fameux rends nos climats fertiles : +Un Auguste aisément peut faire des Virgiles. +Que d’illustres témoins de ta vaste bonté +Vont pour toi déposer à la postérité + Pour moi qui, sur ton nom déja brûlant d’écrire, +Sens au bout de ma plume expirer la satire, +Je n’ose de mes vers vanter ici le prix. +Toutefois si quelqu’un de mes foibles écrits +Des ans injurieux peut éviter l’outrage, +Peut-être pour ta gloire aura-t-il son usage. +Et comme tes exploits, étonnant les lecteurs, +Seront à peine crus sur la foi des auteurs ; +Si quelque esprit malin les veut traiter de fables, +On dira quelque jour, pour les rendre croyables : +Boileau, qui, dans ses vers pleins de sincérité, +Jadis à tout son siècle a dit la vérité, +Qui mit à tout blâmer son étude et sa gloire, +A pourtant de ce roi parlé comme l’histoire. + +Penses-tu qu’aucun d’eux veuille subir mes lois, +Ni suivre une raison qui parle par ma voix ? + +À quoi bon réveiller mes muses endormies, +Pour tracer aux auteurs des règles ennemies ? +Penses-tu qu’aucun d’eux veuille subir mes lois, +Ni suivre une raison qui parle par ma voix ? +Ô le plaisant docteur, qui, sur les pas d’Horace, +Vient prêcher, diront-ils, la réforme au Parnasse ! +Nos écrits sont mauvais ; les siens valent-ils mieux ? +J’entends déjà d’ici Linière furieux +Qui m’appelle au combat sans prendre un plus long terme. +De l’encre, du papier! dit-il; qu’on nous enferme ! +Voyons qui de nous deux, plus aisé dans ses vers, +Aura plus tôt rempli la page et le revers ! +Moi donc, qui suis peu fait à ce genre d’escrime, +Je le laisse tout seul verser rime sur rime, +Et, souvent de dépit contre moi s’exerçant, +Punir de mes défauts le papier innocent. +Mais toi, qui ne crains point qu’un rimeur te noircisse, +Que fais-tu cependant seul en ton bénéfice ? +Attends-tu qu’un fermier, payant, quoiqu’un peu tard, +De ton bien pour le moins daigne te faire part ? +Vas-tu, grand défenseur des droits de ton église, +De tes moines mutins réprimer l’entreprise ? +Crois-moi, dût Auzanet t’assurer du succès, +Abbé, n’entreprends point même un juste procès. +N’imite point ces fous dont la sotte avarice +Va de ses revenus engraisser la justice ; +Qui, toujours assignant, et toujours assignés, +Souvent demeurent gueux de vingt procès gagnés. +Soutenons bien nos droits : sot est celui qui donne. +C’est ainsi devers Caen que tout Normand raisonne : +Ce sont là les leçons dont un père manceau +Instruit son fils novice au sortir du berceau. +Mais pour toi, qui, nourri bien en deçà de l’Oise, +As sucé la vertu picarde et champenoise, +Non, non, tu n’iras point, ardent bénéficier, +Faire enrouer pour toi Corbin ni le Mazier. +Toutefois si jamais quelque ardeur bilieuse +Allumait dans ton cœur l’humeur litigieuse, +Consulte-moi d’abord, et, pour la réprimer, +Retiens bien la leçon que je te vais rimer. + Un jour, dit un auteur, n’importe en quel chapitre, +Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître. +Tous deux la contestaient, lorsque dans leur chemin +La Justice passa, la balance à la main. +Devant elle à grand bruit ils expliquent la chose, +Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause. +La Justice, pesant ce droit litigieux, +Demande l’huître, l’ouvre, et l’avale à leurs yeux, +Et par ce bel arrêt terminant la bataille : +Tenez, voilà, dit-elle, à chacun une écaille. +Des sottises d’autrui nous vivons au Palais. +Messieurs, l’huître était bonne. Adieu. Vivez en paix. + +Oui, sans peine, au travers des sophismes de Claude, +Arnauld, des novateurs tu découvres la fraude, +Et romps de leurs erreurs les filets captieux : +Mais que sert que ta main leur dessille les yeux, +Si toujours dans leur âme une pudeur rebelle, +Près d’embrasser l’église, au prêche les rappelle ? +Non, ne crois pas que Claude, habile à se tromper, +Soit insensible aux traits dont tu le sais frapper ; +Mais un démon l’arrête, et, quand ta voix l’attire, +Lui dit : Si tu te rends, sais-tu ce qu’on va dire ? +Dans son heureux retour lui montre un faux malheur, +Lui peint de Charenton l’hérétique douleur ; +Et, balançant Dieu même en son âme flottante, +Fait mourir dans son cœur la vérité naissante. + Des superbes mortels le plus affreux lien, +N’en doutons point, Arnauld, c’est la honte du bien. +Des plus nobles vertus cette adroite ennemie +Peint l’honneur à nos yeux des traits de l’infamie, +Asservit nos esprits sous un joug rigoureux, +Et nous rend l’un de l’autre esclaves malheureux. +Par elle la vertu devient lâche et timide. +Vois-tu ce libertin en public intrépide, +Qui prêche contre un Dieu que dans son âme il croit ? +Il irait embrasser la vérité qu’il voit ; +Mais de ses faux amis il craint la raillerie, +Et ne brave ainsi Dieu que par poltronnerie. + C’est là de tous nos maux le fatal fondement. +Des jugements d’autrui nous tremblons follement ; +Et, chacun l’un de l’autre adorant les caprices, +Nous cherchons hors de nous nos vertus et nos vices. +Misérables jouets de notre vanité, +Faisons au moins l’aveu de notre infirmité. +À quoi bon, quand la fièvre en nos artères brûle, +Faire de notre mal un secret ridicule ? +Le feu sort de vos yeux pétillants et troublés, +Votre pouls inégal marche à pas redoublés : +Quelle fausse pudeur à feindre vous oblige ? +Qu’avez-vous ? Je n’ai rien. Mais... Je n’ai rien, vous dis-je, +Répondra ce malade à se taire obstiné. +Mais cependant voilà tout son corps gangrené ; +Et la fièvre, demain se rendant la plus forte, +Un bénitier aux pieds va l’étendre à la porte : +Prévenons sagement un si juste malheur. +Le jour fatal est proche, et vient comme un voleur. +Avant qu’à nos erreurs le ciel nous abandonne, +Profitons de l’instant que de grâce il nous donne. +Hâtons-nous ; le temps fuit, et nous traîne avec soi : +Le moment où je parle est déjà loin de moi. + Mais quoi ! toujours la honte en esclaves nous lie ! +Oui, c’est toi qui nous perds, ridicule folie : +C’est toi qui fis tomber le premier malheureux, +Le jour que, d’un faux bien sottement amoureux, +Et n’osant soupçonner sa femme d’imposture, +Au démon, par pudeur, il vendit la nature. +Hélas ! avant ce jour qui perdit ses neveux, +Tous les plaisirs couraient au-devant de ses vœux. +La faim aux animaux ne faisait point la guerre ; +Le blé, pour se donner, sans peine ouvrant la terre, +N’attendait point qu’un bœuf pressé de l’aiguillon +Traçât à pas tardifs un pénible sillon ; +La vigne offrait partout des grappes toujours pleines +Et des ruisseaux de lait serpentaient dans les plaines. +Mais dès ce jour Adam, déchu de son état, +D’un tribut de douleur paya son attentat. +Il fallut qu’au travail son corps rendu docile +Forçât la terre avare à devenir fertile. +Le chardon importun hérissa les guérets ; +Le serpent venimeux rampa dans les forêts ; +La canicule en feu désola les campagnes ; +L’aquilon en fureur gronda sur les montagnes. +Alors, pour se couvrir durant l’âpre saison, +Il fallut aux brebis dérober leur toison. +La peste en même temps, la guerre et la famine, +Des malheureux humains jurèrent la ruine. + Mais aucun de ces maux n’égala les rigueurs +Que la mauvaise honte exerça dans les cœurs. +De ce nid à l’instant sortirent tous les vices. +L’avare, des premiers en proie à ses caprices, +Dans un infâme gain mettant l’honnêteté, +Pour toute honte alors compta la pauvreté. +L’honneur et la vertu n’osèrent plus paroître ; +La piété chercha les déserts et le cloître. +Depuis on n’a point vu de cœur si détaché +Qui par quelque lien ne tînt à ce péché. +Triste et funeste effet du premier de nos crimes ! +Moi-même, Arnauld, ici, qui te prêche en ces rimes, +Plus qu’aucun des mortels par la honte abattu, +En vain j’arme contre elle une faible vertu. +Ainsi toujours douteux, chancelant et volage, +À peine du limon où le vice m’engage +J’arrache un pied timide, et sors en m’agitant, +Que l’autre m’y reporte et s’embourbe à l’instant. +Car si, comme aujourd’hui, quelque rayon de zèle +Allume dans mon cœur une clarté nouvelle, +Soudain, aux yeux d’autrui s’il faut la confirmer, +D’un geste, d’un regard, je me sens alarmer ; +Et même sur ces vers que je te viens d’écrire, +Je tremble en ce moment de ce que l’on va dire. + + +Ce pays, où cent murs n'ont pu te résister, +Grand roi, n'est pas en vers si facile à domter. + + En vain, pour te louer, ma muse toujours prête, + +Vingt fois de la Hollande a tenté la conquête : +Ce pays, où cent murs n'ont pu te résister, +Grand roi, n'est pas en vers si facile à domter. +Des villes que tu prends les noms durs et barbares +N'offrent de toutes parts que syllabes bizarres ; +Et, l'oreille effrayée, il faut depuis l'Issel, +Pour trouver un beau mot courir jusqu'au Tessel. +Oui, par-tout de son nom chaque place munie +Tient bon contre le vers, en détruit l'harmonie. +Et qui peut sans frémir aborder Voèrden ? +Quel vers ne tomberoit au seul nom de Heusden ? +Quelle muse à rimer en tous lieux disposée +Oseroit approcher des bords du Zuiderzée ? +Comment en vers heureux assiéger Doèsbourg, +Zutphen, Wageninghen, Harderwic, Knotzembourg ? +Il n'est fort, entre ceux que tu prends par centaines, +Qui ne puisse arrêter un rimeur six semaines : +Et par-tout sur le Whal, ainsi que sur le Leck, +Le vers est en déroute, et le poète à sec. + + Encor si tes exploits, moins grands et moins rapides, + +Laissoient prendre courage à nos muses timides, +Peut-être avec le temps, à force d'y rêver, +Par quelque coup de l'art nous pourrions nous sauver. +Mais, dès qu'on veut tenter cette vaste carrière, +Pégase s'effarouche et recule en arrière; +Mon Apollon s'étonne; et Nimégue est à toi, +Que ma muse est encore au camp devant Orsoi. + Aujourd'hui toutefois mon zèle m'encourage : +Il faut au moins du Rhin tenter l'heureux passage. +Un trop juste devoir veut que nous l'essayons. +Muses, pour le tracer, cherchez tous vos crayons : +Car, puisqu'en cet exploit tout paroît incroyable, +Que la vérité pure y ressemble à la fable, +De tous vos ornements vous pouvez l'égayer. +Venez donc, et sur-tout gardez bien d'ennuyer: +Vous savez des grands vers les disgraces tragiques ; +Et souvent on ennuie en termes magnifiques. + + Au pied du mont Adule, entre mille roseaux, + +Le Rhin tranquille, et fier du progrès de ses eaux, +Appuyé d'une main sur son urne penchante, +Dormoit au bruit flatteur de son onde naissante : +Lorsqu'un cri tout-à-coup suivi de mille cris. +Vient d'un calme si doux retirer ses esprits. +Il se trouble, il regarde, et par-tout sur ses rives +Il voit fuir à grands pas ses naïades craintives, +Qui toutes accourant vers leur humide roi, +Par un récit affreux redoublent son effroi. +Il apprend qu'un héros, conduit par la victoire, +A de ses bords fameux flétri l'antique gloire; +Que Rhinberg et Wesel, terrassés en deux jours, +D'un joug déja prochain menacent tout son cours. +Nous l'avons vu, dit l'une, affronter la tempête +De cent foudres d'airain tournés contre sa tête. +Il marche vers Tholus, et tes flots en courroux +Au prix de sa fureur sont tranquilles et doux. +Il a de Jupiter la taille et le visage; +Et, depuis ce Romain, dont l'insolent passage +Sur un pont en deux jours trompa tous tes efforts, +Jamais rien de si grand n'a paru sur tes bords. + + Le Rhin tremble et frémit à ces tristes nouvelles; + +Le feu sort à travers ses humides prunelles. +C'est donc trop peu, dit-il, que l'Escaut en deux mois +Ait appris à couler sous de nouvelles lois; +Et de mille remparts mon onde environnée +De ces fleuves sans nom suivra la destinée ! +Ah! périssent mes eaux! ou par d'illustres coups +Montrons qui doit céder des mortels ou de nous. + + A ces mots, essuyant sa barbe limoneuse, + +Il prend d'un vieux guerrier la figure poudreuse. +Son front cicatricé rend son air furieux; +Et l'ardeur du combat étincelle en ses yeux. +En ce moment il part; et, couvert d'une nue, +Du fameux fort de Skink prend la route connue. +Là, contemplant son cours, il voit de toutes parts +Ses pâles défenseurs par la frayeur épars : +Il voit cent bataillons qui, loin de se défendre, +Attendent sur des murs l'ennemi pour se rendre. +Confus, il les aborde; et renforçant sa voix : +Grands arbitres, dit-il, des querelles des rois, +Est-ce ainsi que votre ame, aux périls aguerrie, +Soutient sur ces remparts l'honneur et la patrie? +Votre ennemi superbe, en cet instant fameux, +Du Rhin, près de Tholus, fend les flots écumeux : +Du moins en vous montrant sur la rive opposée, +N'oseriez-vous saisir une victoire aisée? +Allez, vils combattants, inutiles soldats; +Laissez là ces mousquets trop pesants pour vos bras : +Et, la faux à la main, parmi vos marécages, +Allez couper vos joncs et presser vos laitages ; +Ou, gardant les seuls bords qui vous peuvent couvrir, +Avec moi, de ce pas, venez vaincre ou mourir. + + Ce discours d'un guerrier que la colère enflamme + +Ressuscite l'honneur déja mort en leur ame ; +Et, leurs cœurs s'allumant d'un reste de chaleur, +La honte fait en eux l'effet de la valeur. +Ils marchent droit au fleuve, où Louis en personne, +Déja prêt à passer, instruit, dispose, ordonne. +Par son ordre Grammont le premier dans les flots +S'avance soutenu des regards du héros : +Son coursier écumant sous son maître intrépide, +Nage tout orgueilleux de la main qui le guide. +Revel le suit de près : sous ce chef redouté +Marche des cuirassiers l'escadron indomté. +Mais déja devant eux une chaleur guerrière +Emporte loin du bord le bouillant Lesdiguière, +Vivonne, Nantouillet, et Coislin, et Salart; +Chacun d'eux au péril veut la première part : +Vendôme, que soutient l'orgueil de sa naissance, +Au même instant dans l'onde impatient s'élance : +La Salle, Béringhen, Nogent, d'Ambre, Cavois, +Fendent les flots tremblants sous un si noble poids. +Louis, les animant du feu de son courage, +Se plaint de sa grandeur qui l'attache au rivage. +Par ses soins cependant trente légers vaisseaux +D'un tranchant aviron déja coupent les eaux : +Cent guerriers s'y jetant signalent leur audace. +Le Rhin les voit d'un œil qui porte la menace ; +Il s'avance en courroux. Le plomb vole à l'instant, +Et pleut de toutes parts sur l'escadron flottant. +Du salpêtre en fureur l'air s'échauffe et s'allume, +Et des coups redoublés tout le rivage fume. +Déja du plomb mortel plus d'un brave est atteint: +Sous les fougueux coursiers l'onde écume et se plaint. +De tant de coups affreux la tempête orageuse +Tient un temps sur les eaux la fortune douteuse; +Mais Louis d'un regard sait bientôt la fixer: +Le destin à ses yeux n'oseroit balancer. +Bientôt avec Grammont courent Mars et Bellone; +Le Rhin à leur aspect d'épouvante frissonne : +Quand, pour nouvelle alarme à ses esprits glacés, +Un bruit s'épand qu'Enguien et Condé sont passés: +Condé, dont le seul nom fait tomber les murailles, +Force les escadrons, et gagne les batailles ; +Enguien, de son hymen le seuoet digne fruit, +Par lui dès son enfance à la victoire instruit. +L'ennemi renversé fuit et gagne la plaine ; +Le dieu lui-même cède au torrent qui l'entraîne; +Et seul, désespéré, pleurant ses vains efforts, +Abandonne à Louis la victoire et ses bords. + Du fleuve ainsi domté la déroute éclatante +A Wurts jusqu'en son camp va porter l'épouvante. +Wurts, l'espoir du pays, et l'appui de ses murs; +Wurts... Ah ! quel nom, grand roi, quel Hector que ce Wurts ! +Sans ce terrible nom, mal né pour les oreilles, +Que j'allois à tes yeux étaler de merveilles! +Bientôt on eût vu Skink dans mes vers emporté +De ses fameux remparts démentir la fierté ; +Bientôt.... Mais Wurts s'oppose à l'ardeur qui m'anime. +Finissons, il est temps : aussi bien si la rime +Alloit mal à propos m'engager dans Arnheim, +Je ne sais pour sortir de porte qu'Hildesheim. + + Oh! que le ciel, soigneux de notre poésie, + +Grand roi, ne nous fit-il plus voisins de l'Asie ! +Bientôt victorieux de cent peuples altiers, +Tu nous aurois fourni des rimes à milliers. +Il n'est plaine en ces lieux si sèche et si stérile +Qui ne soit en beaux mots par-tout riche et fertile +Là, plus d'un bourg fameux par son antique nom +Vient offrir à l'oreille un agréable son. +Quel plaisir de te suivre aux rives du Scamandre ; +D'y trouver d'Ilion la poétique cendre ; +De juger si les Grecs, qui brisèrent ses tours, +Firent plus en dix ans que Louis en dix jours ! +Mais pourquoi sans raison désespérer ma veine? +Est-il dans l'univers de plage si lointaine +Où ta valeur, grand roi, ne te puisse porter, +Et ne m'offre bientôt des exploits à chanter ? +Non, non, ne faisons plus de plaintes inutiles : +Puisqu'ainsi dans deux mois tu prends quarante villes, +Assuré des bons vers dont ton bras me répond, +Je t'attends dans deux ans aux bords de l'Hellespont. + + Esprit né pour la cour, et maître en l'art de plaire, + +Guilleragues, qui sais et parler et te taire, +Apprends-moi si je dois ou me taire ou parler. +Faut-il dans la satire encor me signaler, +Et, dans ce champ fécond en plaisantes malices, +Faire encore aux auteurs redouter mes caprices? +Jadis, non sans tumulte, on m'y vit éclater, +Quand mon esprit plus jeune, et prompt à s'irriter, +Aspiroit moins au nom de discret et de sage; +Que mes cheveux plus noirs ombrageoient mon visage. +Maintenant, que le temps a mûri mes desirs, +Que mon âge, amoureux de plus sages plaisirs, +Bientôt s'en va frapper à son neuvième lustre, +J'aime mieux mon repos qu'un embarras illustre. +Que d'une égale ardeur mille auteurs animés +Aiguisent contre moi leurs traits envenimés ; +Que tout, jusqu'à Pinchêne, et m'insulte et m'accable : +Aujourd'hui vieux lion je suis doux et traitable ; +Je n'arme point contre eux mes ongles émoussés. +Ainsi que mes beaux jours mes chagrins sont passés : +Je ne sens plus l'aigreur de ma bile première, +Et laisse aux froids rimeurs une libre carrière. + + Ainsi donc, philosophe à la raison soumis, + +Mes défauts désormais sont mes seuls ennemis : +C'est l'erreur que je fuis; c'est la vertu que j'aime. +Je songe à me connoître, et me cherche en moi-même. +Cest là l'unique étude où je veux m'attacher. +Que, l'astrolabe en main, un autre aille chercher +Si le soleil est fixe ou tourne sur son axe, +Si Saturne à nos yeux peut faire un parallaxe ; +Que Rohaut vainement sèche pour concevoir +Comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir ; +Ou que Bernier compose et le sec et l'humide +Des corps ronds et crochus errant parmi le vide : +Pour moi, sur cette mer qu'ici-bas nous courons, +Je songe à me pourvoir d'esquif et d'avirons, +A régler mes desirs, à prévenir l'orage, +Et sauver, s'il se peut, ma raison du naufrage. + + C'est au repos d'esprit que nous aspirons tous; + +Mais ce repos heureux se doit chercher en nous. +Un fou rempli d'erreurs, que le trouble accompagne, +Et malade à la ville ainsi qu'à la campagne, +En vain monte à cheval pour tromper son ennui : +Le chagrin monte en croupe, et galope avec lui. +Que crois-tu qu'Alexandre, en ravageant la terre, +Cherche parmi l'horreur, le tumulte et la guerre ? +Possédé d'un ennui qu'il ne sauroit domter, +Il craint d'être à soi-même, et songe à s'éviter. +C'est là ce qui l'emporte aux lieux où naît l'aurore, +Où le Perse est brûlé de l'astre qu'il adore. + + De nos propres malheurs auteurs infortunés, + +Nous sommes loin de nous à toute heure entraînés. +A quoi bon ravir l'or au sein du nouveau monde? +Le bonheur tant cherché sur la terre et sur l'onde +Est ici comme aux lieux où mûrit le coco, +Et se trouve à Paris de même qu'à Cusco : +On ne le tire point des veines du Potose. +Qui vit content de rien possède toute chose. +Mais, sans cesse ignorants de nos propres besoins, +Nous demandons au ciel ce qu'il nous faut le moins. + + Oh! que si cet hiver un rhume salutaire, + +Guérissant de tous maux mon avare beau-père, +Pouvoit, bien confessé, l'étendre en un cercueil, +Et remplir sa maison d'un agréable deuil ! +Que mon ame, en ce jour de joie et d'opulence, +D'un superbe convoi plaindroit peu la dépense ! +Disoit le mois passé, doux, honnête et soumis, +L'héritier affamé de ce riche commis +Qui, pour lui préparer cette douce journée, +Tourmenta quarante ans sa vie infortunée. +La mort vient de saisir le vieillard catherreux : +Voilà son gendre riche ; en est-il plus heureux? +Tout fier du faux éclat de sa vaine richesse, +Déja nouveau seigneur il vante sa noblesse. +Quoique fils de meunier, encor blanc du moulin, +Il est prêt à fournir ses titres en vélin. +En mille vains projets à toute heure il s'égare : +Le voilà fou, superbe, impertinent, bizarre, +Rêveur, sombre, inquiet, à soi-même ennuyeux. +Il vivroit plus content, si, comme ses aïeux, +Dans un habit conforme à sa vraie origine, +Sur le mulet encore il chargeoit la farine. +Mais ce discours n'est pas pour le peuple ignorant, +Que le faste éblouit d'un bonheur apparent. +L'argent, l'argent, dit-on; sans lui tout est stérile : +La vertu sans l'argent n'est qu'un meuble inutile. +L'argent en honnête homme érige un scélérat; +L'argent seul au palais peut faire un magistrat. +Qu'importe qu'en tous lieux on me traite d'infame ? +Dit ce fourbe sans foi, sans honneur et sans ame; +Dans mon coffre tout plein de rares qualités, +J'ai cent mille vertus en louis bien comptés. +Est-il quelque talent que l'argent ne me donne? +C'est ainsi qu'en son cœur ce financier raisonne. +Mais pour moi, que l'éclat ne sauroit décevoir, +Qui mets au rang des biens l'esprit et le savoir, +J'estime autant Patru même dans l'indigence, +Qu'un commis engraissé des malheurs de la France. +Non que je sois du goût de ce sage insensé +Qui, d'un argent commode esclave embarrassé, +Jeta tout dans la mer pour crier : Je suis libre. +De la droite raison je sens mieux l'équilibre ; +Mais je tiens qu'ici-bas, sans faire tant d'apprêts, +La vertu se contente et vit à peu de frais. +Pourquoi donc s'égarer en des projets si vagues? + + Ce que j'avance ici, crois-moi, cher Guilleragues, + +Ton ami dès l'enfance ainsi l'a pratiqué. +Mon père, soixante ans au travail appliqué, +En mourant me laissa, pour rouler et pour vivre, +Un revenu léger, et son exemple à suivre. +Mais bientôt amoureux d'un plus noble métier, +Fils, frère, oncle, cousin, beau-frère de greffier. +Pouvant charger mon bras d'une utile liasse, +J'allai loin du palais errer sur le Parnasse. +La famille en pâlit, et vit en frémissant +Dans la poudre du greffe un poète naissant : +On vit avec horreur une muse effrénée +Dormir chez un greffier la grasse matinée. +Dès-lors à la richesse il fallut renoncer : +Ne pouvant l'acquérir, j'appris à m'en passer; +Et sur-tout redoutant la basse servitude, +La libre vérité fut toute mon étude. +Dans ce métier funeste à qui veut s'enrichir, +Qui l'eût cru que pour moi le sort dût se fléchir ? +Mais du plus grand des rois la bonté sans limite, +Toujours prête à courir au-devant du mérite, +Crut voir dans ma franchise un mérite inconnu, +Et d'abord de ses dons enfla mon revenu. +La brigue ni l'envie à mon bonheur contraires, +Ni les cris douloureux de mes vains adversaires, +Ne purent dans leur course arrêter ses bienfaits. +C'en est trop : mon bonheur a passé mes souhaits. +Qu'à son gré désormais la fortune me joue; +On me verra dormir au branle de sa roue. + + Si quelque soin encore agite mon repos, + +C'est l'ardeur de louer un si fameux héros. +Ce soin ambitieux me tirant par l'oreille, +La nuit, lorsque je dors, en sursaut me réveille ; +Me dit que ses bienfaits, dont j'ose me vanter, +Par des vers immortels ont dû se mériter. +C'est là le seul chagrin qui trouble encor mon ame. +Mais si, dans le beau feu du zéle qui m'enflamme, +Par un ouvrage enfin des critiques vainqueur +Je puis sur ce sujet satisfaire mon cœur, +Guilleragues, plains-toi de mon humeur légère, +Si jamais, entraîné d'une ardeur étrangère, +Ou d'un vil intérêt reconnoissant la loi, +Je cherche mon bonheur autre part que chez moi. + +Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville, +Et contre eux la campagne est mon unique asile. +Du lieu qui m’y retient veux-tu voir le tableau ? +C’est un petit village, ou plutôt un hameau, +Bâti sur le penchant d’un long rang de collines, +D’où l’œil s’égare au loin dans les plaines voisines. +La Seine, au pied des monts que son flot vient laver, +Voit du sein de ses eaux vingt îles s’élever, +Qui, partageant son cours en diverses manières, +D’une rivière seule y forment vingt rivières. +Tous ses bords sont couverts de saules non plantés, +Et de noyers souvent du passant insultés. +Le village au-dessus forme un amphithéâtre : +L’habitant ne connaît ni la chaux ni le plâtre ; +Et dans le roc, qui cède et se coupe aisément, +Chacun sait de sa main creuser son logement. +La maison du seigneur, seule un peu plus ornée, +Se présente au dehors de murs environnée. +Le soleil en naissant la regarde d’abord, +Et le mont la défend des outrages du nord. + C’est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquille +Met à profit les jours que la Parque me file. +Ici dans un vallon bornant tous mes désirs, +J’achète à peu de frais de solides plaisirs. +Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies, +J’occupe ma raison d’utiles rêveries : +Tantôt, cherchant la fin d’un vers que je construi, +Je trouve au coin d’un bois le mot qui m’avait fui ; +Quelquefois, aux appas d’un hameçon perfide, +J’amorce en badinant le poisson trop avide ; +Ou d’un plomb qui suit l’œil, et part avec l’éclair, +Je vais faire la guerre aux habitants de l’air. +Une table au retour, propre et non magnifique, +Nous présente un repas agréable et rustique : +Là, sans s’assujettir aux dogmes du Broussain, +Tout ce qu’on boit est bon, tout ce qu’on mange est sain ; +La maison le fournit, la fermière l’ordonne, +Et mieux que Bergerat l’appétit l’assaisonne. +Ô fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux ! +Que, pour jamais foulant vos prés délicieux, +Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde, +Et connu de vous seuls oublier tout le monde ! + Mais à peine, du sein de vos vallons chéris +Arraché malgré moi, je rentre dans Paris, +Qu’en tous lieux les chagrins m’attendent au passage. +Un cousin, abusant d’un fâcheux parentage, +Veut qu’encor tout poudreux, et sans me débotter, +Chez vingt juges pour lui j’aille solliciter : +Il faut voir de ce pas les plus considérables ; +L’un demeure au Marais, et l’autre aux Incurables. +Je reçois vingt avis qui me glacent d’effroi : +Hier, dit-on, de vous on parla chez le roi, +Et d’attentat horrible on traita la satire. — +Et le roi, que dit-il ? — Le roi se prit à rire. +Contre vos derniers vers on est fort en courroux ; +Pradon a mis au jour un livre contre vous ; +Et chez le chapelier du coin de notre place, +Autour d’un caudebec j’en ai lu la préface ; +L’autre jour sur un mot la cour vous condamna ; +Le bruit court qu’avant-hier on vous assassina ; +Un écrit scandaleux sous votre nom se donne ; +D’un pasquin qu’on a fait, au Louvre on vous soupçonne. +Moi ? — Vous : on nous l’a dit dans le Palais-Royal. + Douze ans sont écoulés depuis le jour fatal +Qu’un libraire, imprimant les essais de ma plume, +Donna, pour mon malheur, un trop heureux volume. +Toujours, depuis ce temps, en proie aux sots discours, +Contre eux la vérité m’est un faible secours. +Vient-il de la province une satire fade, +D’un plaisant du pays insipide boutade ? +Pour la faire courir on dit qu’elle est de moi : +Et le sot campagnard le croit de bonne foi. +J’ai beau prendre à témoin et la cour et la ville : +Non ; à d’autres, dit-il : on connaît votre style. +Combien de temps ces vers vous ont-ils bien couté ? — +Ils ne sont point de moi, monsieur, en vérité : +Peut-on m’attribuer ces sottises étranges ? — +Ah! monsieur, vos mépris vous servent de louanges. + Ainsi, de cent chagrins dans Paris accablé, +Juge si, toujours triste, interrompu, troublé, +Lamoignon, j’ai le temps de courtiser les Muses ! +Le monde cependant se rit de mes excuses, +Croit que, pour m’inspirer sur chaque événement, +Apollon doit venir au premier mandement. + Un bruit court que le roi va tout réduire en poudre, +Et dans Valencienne est entré comme un foudre ; +Que Cambrai, des Français l’épouvantable écueil, +A vu tomber enfin ses murs et son orgueil ; +Que devant Saint-Omer, Nassau, par sa défaite, +De Philippe vainqueur rend la gloire complète. +Dieu sait comme les vers chez vous s’en vont couler ! +Dit d’abord un ami qui veut me cajoler ; +Et, dans ce temps guerrier, si fécond en Achilles, +Croit que l’on fait les vers comme l’on prend les villes. +Mais moi, dont le génie est mort en ce moment, +Je ne sais que répondre à ce vain compliment ; +Et, justement confus de mon peu d’abondance, +Je me fais un chagrin du bonheur de la France. + Qu’heureux est le mortel qui, du monde ignoré, +Vit content de soi-même en un coin retiré ; +Que l’amour de ce rien qu’on nomme renommée +N’a jamais enivré d’une vaine fumée ; +Qui de sa liberté forme tout son plaisir, +Et ne rend qu’à lui seul compte de son loisir ! +Il n’a point à souffrir d’affronts ni d’injustices, +Et du peuple inconstant il brave les caprices. +Mais nous autres faiseurs de livres et d’écrits, +Sur les bords du Permesse aux louanges nourris, +Nous ne saurions briser nos fers et nos entraves, +Du lecteur dédaigneux honorables esclaves. +Du rang où notre esprit une fois s’est fait voir, +Sans un fâcheux éclat nous ne saurions déchoir. +Le public, enrichi du tribut de nos veilles, +Croit qu’on doit ajouter merveilles sur merveilles. +Au comble parvenus, il veut que nous croissions : +Il veut en vieillissant que nous rajeunissions. +Cependant tout décroît : et moi-même à qui l’âge +D’aucune ride encor n’a flétri le visage, +Déjà moins plein de feu, pour animer ma voix +J’ai besoin du silence et de l’ombre des bois : +Ma muse, qui se plaît dans leurs routes perdues, +Ne saurait plus marcher sur le pavé des rues. +Ce n’est que dans ces bois, propres à m’exciter, +Qu’Apollon quelquefois daigne encor m’écouter. + Ne demande donc plus par quelle humeur sauvage +Tout l’été, loin de toi, demeurant au village, +J’y passe obstinément les ardeurs du Lion, +Et montre pour Paris si peu de passion. +C’est à toi, Lamoignon, que le rang, la naissance, +Le mérite éclatant, et la haute éloquence, +Appellent dans Paris aux sublimes emplois, +Qu’il sied bien d’y veiller pour le maintien des lois. +Tu dois là tous tes soins au bien de ta patrie : +Tu ne t’en peux bannir que l’orphelin ne crie, +Que l’oppresseur ne montre un front audacieux ; +Et Thémis pour voir clair a besoin de tes yeux. +Mais pour moi, de Paris citoyen inhabile, +Qui ne lui puis fournir qu’un rêveur inutile, +Il me faut du repos, des prés et des forêts. +Laisse-moi donc ici, sous leurs ombrages frais, +Attendre que septembre ait ramené l’automne, +Et que Cérès contente ait fait place à Pomone. +Quand Bacchus comblera de ses nouveaux bienfaits +Le vendangeur ravi de ployer sous le faix, +Aussitôt ton ami, redoutant moins la ville, +T’ira joindre à Paris, pour s’enfuir à Bâville. +Là, dans le seul loisir que Thémis t’a laissé, +Tu me verras souvent à te suivre empressé ; +Pour monter à cheval rappelant mon audace, +Apprenti cavalier galoper sur ta trace. +Tantôt sur l’herbe assis, au pied de ces coteaux +Où Polycrène épand ses libérales eaux, +Lamoignon, nous irons, libres d’inquiétude, +Discourir des vertus dont tu fais ton étude ; +Chercher quels sont les biens véritables ou faux ; +Si l’honnête homme en soi doit souffrir des défauts ; +Quel chemin le plus droit à la gloire nous guide, +Ou la vaste science, ou la vertu solide. +C’est ainsi que chez toi tu sauras m’attacher. +Heureux si les fâcheux, prompts à nous y chercher, +N’y viennent point semer l’ennuyeuse tristesse ! +Car, dans ce grand concours d’hommes de toute espèce, +Que sans cesse à Bâville attire le devoir, +Au lieu de quatre amis qu’on attendait le soir, +Quelquefois de fâcheux arrivent trois volées, +Qui du parc à l’instant assiègent les allées. +Alors sauve qui peut : et quatre fois heureux +Qui sait pour s’échapper quelque antre ignoré d’eux ! + + +Jamais Iphigénie, en Aulide immolée, +N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée, + +Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur, +Emouvoir, étonner, ravir un spectateur ! +Jamais Iphigénie, en Aulide immolée, +N’a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée, +Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé +En a fait, sous son nom, verser la Champmeslé. +Ne crois pas toutefois, par tes savants ouvrages, +Entraînant tous les cœurs, gagner tous les suffrages. +Sitôt que d’Apollon un génie inspiré +Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré, +En cent lieux contre lui les cabales s’amassent ; +Ses rivaux obscurcis autour de lui croassent ; +Et son trop de lumière, importunant les yeux, +De ses propres amis lui fait des envieux. +La mort seule ici-bas, en terminant sa vie, +Peut calmer sur son nom l’injustice et l’envie ; +Faire au poids du bon sens peser tous ses écrits, +Et donner à ses vers leur légitime prix. + Avant qu’un peu de terre, obtenu par prière, +Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière, +Mille de ces beaux traits, aujourd’hui si vantés, +Furent des sots esprits à nos yeux rebutés. +L’ignorance et l’erreur à ses naissantes pièces, +En habits de marquis, en robes de comtesses, +Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau, +Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau. +Le commandeur voulait la scène plus exacte ; +Le vicomte, indigné, sortait au second acte : +L’un, défenseur zélé des bigots mis en jeu, +Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu ; +L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre, +Voulait venger la cour immolée au parterre. +Mais, sitôt que d’un trait de ses fatales mains, +La Parque l’eut rayé du nombre des humains, +On reconnut le prix de sa Muse éclipsée. +L’aimable Comédie, avec lui terrassée, +En vain d’un coup si rude espéra revenir, +Et sur ses brodequins ne put plus se tenir. +Tel fut chez nous le sort du théâtre comique. + + Toi donc qui, t’élevant sur la scène tragique, + +Suis les pas de Sophocle, et, seul de tant d’esprits, +De Corneille vieilli sais consoler Paris, +Cesse de t’étonner si l’envie animée, +Attachant à ton nom sa rouille envenimée, +La calomnie en main, quelquefois te poursuit. +En cela, comme en tout, le ciel qui nous conduit, +Racine, fait briller sa profonde sagesse. +Le mérite en repos s’endort dans la paresse ; +Mais par les envieux un génie excité +Au comble de son art est mille fois monté ; +Plus on veut l’affaiblir, plus il croît et s’élance. +Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance ; +Et peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus +Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus. + + Moi-même, dont la gloire ici moins répandue + +Des pâles envieux ne blesse point la vue, +Mais qu’une humeur trop libre, un esprit peu soumis +De bonne heure a pourvu d’utiles ennemis, +Je dois plus à leur haine, il faut que je l’avoue, +Qu’au faible et vain talent dont la France me loue. +Leur venin, qui sur moi brûle de s’épancher, +Tous les jours en marchant m’empêche de broncher. +Je songe, à chaque trait que ma plume hasarde, +Que d’un œil dangereux leur troupe me regarde. +Je sais sur leurs avis corriger mes erreurs, +Et je mets à profit leurs malignes fureurs. +Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre, +C’est en me guérissant que je sais leur répondre : +Et plus en criminel ils pensent m’ériger, +Plus, croissant en vertu, je songe à me venger. + + Imite mon exemple ; et lorsqu’une cabale, + +Un flot de vains auteurs follement te ravale, +Profite de leur haine et de leur mauvais sens, +Ris du bruit passager de leurs cris impuissants. +Que peut contre tes vers une ignorance vaine ? +Le Parnasse français, ennobli par ta veine, +Contre tous ces complots saura te maintenir, +Et soulever pour toi l’équitable avenir. +Eh ! qui, voyant un jour la douleur vertueuse +De Phèdre malgré soi perfide, incestueuse, +D’un si noble travail justement étonné, +Ne bénira d’abord le siècle fortuné +Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles, +Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles ? + + Cependant laisse ici gronder quelques censeurs + +Qu’aigrissent de tes vers les charmantes douceurs. +Et qu’importe à nos vers que Perrin les admire ; +Que l’auteur du Jonas s’empresse pour les lire ; +Qu’ils charment de Senlis le poète idiot, +Ou le sec traducteur du français d’Amyot ; +Pourvu qu’avec éclat leurs rimes débitées +Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées ; +Pourvu qu’ils puissent plaire au plus puissant des rois ; +Qu’à Chantilli Condé les souffre quelquefois ; +Qu’Enghien en soit touché ; que Colbert et Vivonne, +Que la Rochefoucauld, Marsillac et Pomponne, +Et mille autres qu’ici je ne puis faire entrer, +À leurs traits délicats se laissent pénétrer? +Et plût au ciel encor, pour couronner l’ouvrage, +Que Montausier voulût leur donner son suffrage ! +C’est à de tels lecteurs que j’offre mes écrits. +Mais pour un tas grossier de frivoles esprits, +Admirateurs zélés de toute œuvre insipide, +Que, non loin de la place où Brioché préside, +Sans chercher dans les vers ni cadence ni son, +Il s’en aille admirer le savoir de Pradon ! + + + Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d'écrire. + +Tu sais bien que mon style est né pour la satire; +Mais mon esprit, contraint de la désavouer, +Sous ton régne étonnant ne veut plus que louer. +Tantôt, dans les ardeurs de ce zèle incommode, +Je songe à mesurer les syllabes d'une ode; +Tantôt d'une Énéide auteur ambitieux, +Je m'en forme déjà le plan audacieux : +Ainsi, toujours flatté d'une douce manie, +Je sens de jour en jour dépérir mon génie; +Et mes vers, en ce style ennuyeux, sans appas, +Déshonorent ma plume, et ne t'honorent pas. + + Encor si ta valeur, à tout vaincre obstinée, + +Nous laissoit, pour le moins, respirer une année, +Peut-être mon esprit, prompt à ressusciter, +Du temps qu'il a perdu sauroit se racquitter. +Sur ses nombreux défauts, merveilleux à décrire, +Le siècle m'offre encor plus d'un bon mot à dire. +Mais à peine Dinan et Limbourg sont forcés, +Qu'il faut chanter Bouchain et Condé terrassés. +Ton courage, affamé de péril et de gloire, +Court d'exploits en exploits, de victoire en victoire. +Souvent ce qu'un seul jour te voit exécuter +Nous laisse pour un an d'actions à conter. + + Que si quelquefois, las de forcer des murailles, + +Le soin de tes sujets te rappelle à Versailles, +Tu viens m'embarrasser de mille autres vertus; +Te voyant de plus près, je t'admire encor plus. +Dans les nobles douceurs d'un séjour plein de charmes, +Tu n'es pas moins héros qu'au milieu des alarmes : +De ton trône agrandi portant seul tout le faix, +Tu cultives les arts; tu répands les bienfaits; +Tu sais récompenser jusqu'aux muses critiques. +Ah! crois-moi, c'en est trop. Nous autres satiriques, +Propres à relever les sottises du temps, +Nous sommes un peu nés pour être mécontents : +Notre muse, souvent paresseuse et stérile, +A besoin, pour marcher, de colère et de bile. +Notre style languit dans un remercîment; +Mais, grand roi, nous savons nous plaindre élégamment. + + Oh ! que, si je vivois sous les règnes sinistres + +De ces rois nés valets de leurs propres ministres, +Et qui, jamais en main ne prenant le timon, +Aux exploits de leur temps ne prêtoient que leur nom; +Que, sans les fatiguer d'une louange vaine, +Aisément les bons mots couleroient de ma veine ! +Mais toujours sous ton règne il faut se récrier; +Toujours, les yeux au ciel, il faut remercier. +Sans cesse à t'admirer ma critique forcée +N'a plus en écrivant de maligne pensée; +Et mes chagrins, sans fiel et presque évanouis, +Font grace à tout le siècle en faveur de Louis. +En tous lieux cependant la Pharsale approuvée, +Sans crainte de mes vers, va la tête levée; +La licence par-tout règne dans les écrits : +Déja le mauvais sens, reprenant ses esprits, +Songe à nous redonner des poèmes épiques, +S'empare des discours mêmes académiques ; +Perrin a de ses vers obtenu le pardon; +Et la scène françoise est en proie à Pradon. +Et moi, sur ce sujet loin d'exercer ma plume, +J'amasse de tes faits le pénible volume ; +Et ma muse, occupée à cet unique emploi, +Ne regarde, n'entend, ne connoît plus que toi. + + Tu le sais bien pourtant, cette ardeur empressée + +N'est point en moi l'effet d'une ame intéressée. +Avant que tes bienfaits courussent me chercber, +Mon zèle impatient ne se pouvoit cacher : +Je n'admirois que toi. Le plaisir de le dire +Vint m'apprendre à louer au sein de la satire. +Et, depuis que tes dons sont venus m'accabler, +Loin de sentir mes vers avec eux redoubler, +Quelquefois, le dirai-je? un remords légitime, +Au fort de mon ardeur, vient refroidir ma rime. +Il me semble, grand roi, dans mes nouveaux écrits, +Que mon encens payé n'est plus du même prix. +J'ai peur que l'univers, qui sait ma récompense, +N'impute mes transports à ma reconnoissance; +Et que par tes présents mon vers décrédité +N'ait moins de poids pour toi dans la postérité. + + Toutefois je sais vaincre un remords qui te blesse. + +Si tout ce qui reçoit des fruits de ta largesse +A peindre tes exploits ne doit point s'engager, +Qui d'un si juste soin se pourra donc charger? +Ah! plutôt de nos sons redoublons l'harmonie: +Le zéle à mon esprit tiendra lieu de génie. +Horace tant de fois dans mes vers imité, +De vapeurs en son temps, comme moi tourmenté, +Pour amortir le feu de sa rate indocile, +Dans l'encre quelquefois sut égayer sa bile : +Mais de la même main qui peignit Tullius, +Qui d'affronts immortels couvrit Tigellius, +Il sut fléchir Glicère, il sut vanter Auguste, +Et marquer sur la lyre une cadence juste. +Suivons les pas fameux d'un si noble écrivain. +A ces mots, quelquefois prenant la lyre en main, +Au récit que pour toi je suis près d'entreprendre, +Je crois voir les rochers accourir pour m'entendre ; +Et déja mon vers coule à flots précipités, +Quand j'entends le lecteur qui me crie : Arrêtez. +Horace eut cent talents; mais la nature avare +Ne vous a rien donné qu'un peu d'humeur bizarre : +Vous passez en audace et Perse et Juvénal; +Mais sur le ton flatteur Pinchêne est votre égal. +A ce discours, grand roi, que pourrois-je répondre? +Je me sens sur ce point trop facile à confondre; +Et, sans trop relever des reproches si vrais, +Je m'arrête à l'instant, j'admire et je me tais. + + +Prêt à porter ton nom « de l’Èbre jusqu’au Gange, » +Croit te prendre aux filets d’une sotte louange. + +Dangereux ennemi de tout mauvais flatteur, +Seignelai, c’est en vain qu’un ridicule auteur, +Prêt à porter ton nom « de l’Èbre jusqu’au Gange, » +Croit te prendre aux filets d’une sotte louange. +Aussitôt ton esprit, prompt à se révolter, +S’échappe, et rompt le piège où l’on veut l’arrêter. +Il n’en est pas ainsi de ces esprits frivoles, +Que tout flatteur endort au son de ses paroles, +Qui, dans un vain sonnet, placés au rang des dieux, +Se plaisent à fouler l’Olympe radieux; +Et, fiers du haut étage où La Serre les loge, +Avalent sans dégoût le plus grossier éloge. +Tu ne te repais point d’encens à si bas prix. +Non que tu sois pourtant de ces rudes esprits +Qui regimbent toujours, quelque main qui les flatte. +Tu souffres la louange adroite et délicate, +Dont la trop forte odeur n’ébranle point les sens. +Mais un auteur novice à répandre l’encens, +Souvent à son héros, dans un bizarre ouvrage, +Donne de l’encensoir au travers du visage; +Va louer Monterey d’Oudenarde forcé, +Ou vante aux électeurs Turenne repoussé. +Tout éloge imposteur blesse une âme sincère. +Si, pour faire sa cour à ton illustre père, +Seignelay, quelque auteur, d’un faux zèle emporté, +Au lieu de peindre en lui la noble activité, +La solide vertu, la vaste intelligence, +Le zèle pour son roi, l’ardeur, la vigilance, +La constante équité, l’amour pour les beaux-arts, +Lui donnait les vertus d’Alexandre ou de Marts, +Et, pouvant justement l’égaler à Mécène, +Le comparait au fils de Pelée ou d’Alcmène: +Ses yeux, d’un tel discours faiblement éblouis, +Bientôt dans ce tableau reconnaîtraient Louis; +Et glaçant d’un regard la muse et le poète, +Imposeraient silence à sa verve indiscrète. +Un cœur noble est content de ce qu’il trouve en lui +Et ne s’applaudit point des qualités d’autrui. +Que me sert en effet qu’un admirateur fade +Vante mon embonpoint, si je me sens malade, +Si dans cet instant même un feu séditieux +Fait bouillonner mon sang et pétiller mes yeux ? +Rien n’est beau que le vrai: le vrai seul est aimable; +Il doit régner partout, et même dans la fable: +De toute fiction l’adroite fausseté +Ne tend qu’à faire aux yeux briller la vérité. + + Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces, + +Sont recherchés du peuple, et reçus chez les princes ? +Ce n’est pas que leurs sons, agréables, nombreux, +Soient toujours à l’oreille également heureux; +Qu’en plus d’un lieu le sens n’y gêne la mesure, +Et qu’un mot quelquefois n’y brave la césure: +Mais c’est qu’en eux le vrai, du mensonge vainqueur, +Partout se montre aux yeux, et va saisir le cœur; +Que le bien et le mal y sont prisés au juste; +Que jamais un faquin n’y tint un rang auguste; +Et que mon cœur, toujours conduisant mon esprit, +Ne dit rien aux lecteurs qu’à soi-même il n’ait dit. +Ma pensée au grand jour partout s’offre et s’expose; +Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose. +C’est par là quelquefois que ma rime surprend; +C’est là ce que n’ont point Jonas ni Childebrand, +Ni tous ces vains amas de frivoles sornettes, +Montre, Miroir d’amour, Amitiés, Amourettes, +Dont le titre souvent est l’unique soutien, +Et qui, parlant beaucoup, ne disent jamais rien. + + Mais peut-être, enivré des vapeurs de ma muse, + +Moi-même en ma faveur, Seignelay, je m’abuse. +Cessons de nous flatter. Il n’est esprit si droit +Qui ne soit imposteur et faux par quelque endroit. +Sans cesse on prend le masque, et, quittant la nature, +On craint de se montrer sous sa propre figure. +Par là le plus sincère assez souvent déplaît. +Rarement un esprit ose être ce qu’il est. +Vois-tu cet importun que tout le monde évite, +Cet homme à toujours fuir, qui jamais ne vous quitte? +Il n’est pas sans esprit; mais, né triste et pesant, +Il veut être folâtre, évaporé, plaisant; +Il s’est fait de sa joie une loi nécessaire, +Et ne déplaît enfin que pour vouloir trop plaire. +La simplicité plaît sans étude et sans art. +Tout charme en un enfant dont la langue sans fard, +A peine du filet encor débarrassée, +Sait d’un air innocent bégayer sa pensée. +Le faux est toujours fade, ennuyeux, languissant; +Mais la nature est vraie, et d’abord on la sent; +C’est elle seule en tout qu’on admire et qu’on aime. +Un esprit né chagrin plaît par son chagrin même. +Chacun pris dans son air est agréable en soi: +Ce n’est que l’air d’autrui qui peut déplaire en moi. + + Ce marquis était né doux, commode, agréable; + +On vantait en tous lieux son ignorance aimable; +Mais, depuis quelques mois devenu grand docteur, +Il a pris un faux air, une sotte hauteur; +Il ne veut plus parler que de rime et de prose; +Des auteurs décriés il prend en main la cause; +Il rit du mauvais goût de tant d’hommes divers, +Et va voir l’opéra seulement pour les vers. +Voulant se redresser, soi-même on s’estropie, +Et d’un original on fait une copie. +L’ignorance vaut mieux qu’un savoir affecté. +Rien n’est beau, je reviens, que par la vérité: +C’est par elle qu’on plaît, et qu’on peut longtemps plaire. +L’esprit lasse aisément, si le cœur n’est sincère. +En vain par sa grimace un bouffon odieux +A table nous fait rire et divertit nos yeux: +Ses bons mots ont besoin de farine et de plâtre. +Prenez-le tête à tête, ôtez-lui son théâtre; +Ce n’est plus qu’un cœur bas, un coquin ténébreux; +Son visage essuyé n’a plus rien que d’affreux. +J’aime un esprit aisé qui se montre, qui s’ouvre, +Et qui plaît d’autant plus, que plus il se découvre. +Mais la seule vertu peut souffrir la clarté: +Le vice, toujours sombre, aime l’obscurité; +Pour paraître au grand jour il faut qu’il se déguise; +C’est lui qui de nos mœurs a banni la franchise. + + Jadis l’homme vivait au travail occupé, + +Et, ne trompant jamais, n’était jamais trompé. +On ne connaissait point la ruse et l’imposture; +Le Normand même alors ignorait le parjure. +Aucun rhéteur encore, arrangeant le discours, +N’avait d’un art menteur enseigné les détours. +Mais sitôt qu’aux humains, faciles à séduire, +L’abondance eut donné le loisir de se nuire, +La mollesse amena la fausse vanité. +Chacun chercha pour plaire un visage emprunté. +Pour éblouir les yeux, la fortune arrogante +Affecta d’étaler une pompe insolente; +L’or éclata partout sur les riches habits; +On polit l’émeraude, on tailla le rubis, +Et la laine et la soie, en cent façons nouvelles, +Apprirent à quitter leurs couleurs naturelles. +La trop courte beauté monta sur des patins; +La coquette tendit ses lacs tous les matins; +Et, mettant la céruse et le plâtre en usage, +Composa de sa main les fleurs de son visage. +L’ardeur de s’enrichir chassa la bonne foi: +Le courtisan n’eut plus de sentiments à soi. +Tout ne fut plus que fard, qu’erreur, que tromperie; +On vit partout régner la basse flatterie. +Le Parnasse surtout, fécond en imposteurs, +Diffama le papier par ses propos menteurs. +De là vint cet amas d’ouvrages mercenaires, +Stances, odes, sonnets, épîtres liminaires, +Où toujours le héros passe pour sans pareil, +Et, fût-il louche et borgne, est réputé soleil. + + Ne crois pas, toutefois, sur ce discours bizarre, + +Que, d’un frivole encens malignement avare, +J’en veuille sans raison frustrer tout l’univers. +La louange agréable est l’âme des beaux vers. +Mais je tiens, comme toi, qu’il faut qu’elle soit vraie, +Et que son tour adroit n’ait rien qui nous effraie. +Alors, comme j’ai dit, tu la sais écouter, +Et sans crainte à tes yeux on pourrait t’exalter. +Mais sans t’aller chercher des vertus dans les nues, +Il faudrait peindre en toi des vérités connues; +Décrire ton esprit ami de la raison, +Ton ardeur pour ton roi, puisée en ta maison: +A servir ses desseins ta vigilance heureuse; +Ta probité sincère, utile, officieuse. +Tel, qui hait à se voir peint en de faux portraits, +Sans chagrin voit tracer ses véritables traits. +Condé même, Condé, ce héros formidable, +Et, non moins qu’aux Flamands, aux flatteurs redoutable, +Ne s’offenserait pas si quelque adroit pinceau +Traçait de ses exploits le fidèle tableau; +Et dans Seneffe en feu contemplant sa peinture, +Ne désavoûrait pas Malherbe ni Voiture. +Mais malheur au poète insipide, odieux, +Qui viendrait le glacer d’un éloge ennuyeux! +Il aurait beau crier: « Premier prince du monde! +Courage sans pareil! lumière sans seconde! » +Ses vers, jetés d’abord sans tourner le feuillet, +Iraient dans l’antichambre amuser Pacolet. + + + + + + J'ai beau vous arrêter, ma remontrance est vaine; + +Allez, partez, mes Vers, dernier fruit de ma veine. +C'est trop languir chez moi dans un obscur séjour : +La prison vous déplaît, vous cherchez le grand jour; +Et déja chez Barbin, ambitieux libelles, +Vous brûlez d'étaler vos feuilles criminelles. +Vains et foibles enfants dans ma vieillesse nés, +Vous croyez sur les pas de vos heureux aînés +Voir bientôt vos bons mots, passant du peuple aux princes, +Charmer également la ville et les provinces; +Et, par le prompt effet d'un sel réjouissant, +Devenir quelquefois proverbes en naissant. +Mais perdez cette erreur dont l'appas vous amorce. +Le temps n'est plus, mes Vers, où ma muse en sa force, +Du Parnasse françois formant les nourrissons, +De si riches couleurs habilloit ses leçons; +Quand mon esprit, poussé d'un courroux légitime, +Vint devant la raison plaider contre la rime; +A tout le genre humain sut faire le procès, +Et s'attaqua soi-même avec tant de succès. +Alors il n'étoit point de lecteur si sauvage +Qui ne se déridât en lisant mon ouvrage, +Et qui, pour s'égayer, souvent dans ses discours, +D'un mot pris en mes vers n'empruntât le secours. + + Mais aujourd'hui qu'enfin la vieillesse venue, + +Sous mes faux cheveux blonds déja toute chenue, +A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesants, +Onze lustres complets, surchargés de trois ans, +Cessez de présumer dans vos folles pensées, +Mes Vers, de voir en foule à vos rimes glacées +Courir, l'argent en main, les lecteurs empressés. +Nos beaux jours sont finis, nos honneurs sont passés; +Dans peu vous allez voir vos froides rêveries +Du public exciter les justes moqueries; +Et leur auteur, jadis à Regnier préféré, +A Pinchêne, à Linière, à Perrin comparé. +Vous aurez beau crier: « O vieillesse ennemie ! +« N'a-t-il donc tant vécu que pour cette infamie »? +Vous n'entendrez par-tout qu'injurieux brocards +Et sur vous et sur lui fondre de toutes parts. + + Que veut-il? dira-t-on; quelle fougue indiscrète + +Ramène sur les rangs encor ce vain athlète? +Quels pitoyables vers! quel style languissant! +Malheureux, laisse en paix ton cheval vieillissant, +De peur que tout-à-coup, efflanqué, sans haleine, +Il ne laisse en tombant son maître sur l'arène. +Ainsi s'expliqueront nos censeurs sourcilleux, +Et bientôt vous verrez mille auteurs pointilleux, +Pièce à pièce épluchant vos sons et vos paroles, +Interdire chez vous l'entrée aux hyperboles; +Traiter tout noble mot de terme hasardeux, +Et dans tous vos discours, comme monstres hideux, +Huer la métaphore et la métonymie, +Grands mots que Pradon croit des termes de chimie ; +Vous soutenir qu'un lit ne peut être effronté; +Que nommer la luxure est une impureté, +En vain contre ce flot d'aversion publique +Vous tiendrez quelque temps ferme sur la boutique ; +Vous irez à la fin, honteusement exclus, +Trouver au magasin Pyrame et Régulus, +Ou couvrir chez Thierry, d'une feuille encor neuve. +Les méditations de Buzée et d'Hayneuve; +Puis, en tristes lambeaux semés dans les marchés, +Souffrir tous les affronts au Jonas reprochés. +Mais quoi! de ces discours bravant la vaine attaque, +Déja, comme les vers de Cinna, d'Andromaque, +Vous croyez à grands pas chez la postérité +Courir, marqués au coin de l'immortalité! +Eh bien! contentez donc l'orgueil qui vous enivre; +Montrez-vous, j'y consens : mais du moins dans mon livre +Commencez par vous joindre à mes premiers écrits. +C'est là qu'à la faveur de vos frères chéris, +Peut-être enfin soufferts comme enfants de ma plume, +Vous pourrez vous sauver, épars dans le volume. +Que si mêmes un jour le lecteur gracieux, +Amorcé par mon nom, sur vous tourne les yeux, +Pour m'en récompenser, mes Vers, avec usure, +De votre auteur alors faites-lui la peinture : +Et sur-tout prenez soin d'effacer bien les traits +Dont tant de peintres faux ont flétri mes portraits. +Déposez hardiment qu'au fond cet homme horrible, +Ce censeur qu'ils ont peint si noir et si terrible, +Fut un esprit doux, simple, ami de l'équité, +Qui, cherchant dans ses vers la seule vérité, +Fit, sans être malin, ses plus grandes malices, +Et qu'enfin sa candeur seule a fait tous ses vices. +Dites que, harcelé par les plus vils rimeurs, +Jamais, blessant leurs vers, il n'effleura leurs moeurs : +Libre dans ses discours, mais pourtant toujours sage, +Assez foible de corps, assez doux de visage, +Ni petit, ni trop grand, très peu voluptueux, +Ami de la vertu plutôt que vertueux. + + Que si quelqu'un, mes Vers, alors vous importune + +Pour savoir mes parents, ma vie et ma fortune, +Contez-lui qu'allié d'assez hauts magistrats, +Fils d'un père greffier, né d'aïeux avocats, +Dès le berceau perdant une fort jeune mère, +Réduit seize ans après à pleurer mon vieux père, +J'allai d'un pas hardi, par moi-même guidé, +Et de mon seul génie en marchant secondé, +Studieux amateur et de Perse et d'Horace, +Assez près de Régnier m'asseoir sur le Parnasse; +Que, par un coup du sort au grand jour amené, +Et des bords du Permesse à la cour entraîné, +Je sus, prenant l'essor par des routes nouvelles, +Élever assez haut mes poétiques ailes; +Que ce roi dont le nom fait trembler tant de rois +Voulut bien que ma main crayonnât ses exploits; +Que plus d'un grand m'aima jusques à la tendresse; +Que ma vue à Colbert inspiroit l'alégresse; +Qu'aujourd'hui même encor, de deux sens affaibli, +Retiré de la cour, et non mis en oubli, +Plus d'un héros, épris des fruits de mon étude, +Vient quelquefois chez moi goûter la solitude. + + Mais des heureux regards de mon astre étonnant + +Marquez bien cet effet encor plus surprenant, +Qui dans mon souvenir aura toujours sa place : +Que de tant d'écrivains de l'école d'Ignace +Étant, comme je suis, ami si déclaré, +Ce docteur toutefois si craint, si révéré, +Qui contre eux de sa plume épuisa l'énergie, +Arnauld, le grand Arnauld, fit mon apologie. +Sur mon tombeau futur, mes Vers, pour l'énoncer, +Courez en lettres d'or de ce pas vous placer : +Allez, jusqu'où l'Aurore en naissant voit l'Hydaspe, +Chercher, pour l'y graver, le plus précieux jaspe : +Sur-tout à mes rivaux sachez bien l'étaler. + + Mais je vous retiens trop. C'est assez vous parler. + +Déja, plein du beau feu qui pour vous le transporte, +Barbin impatient chez moi frappe à la porte : +Il vient pour vous chercher. C'est lui : j'entends sa voix. +Adieu, mes Vers, adieu, pour la dernière fois. + + + +Toutefois, n’en déplaise aux transports frénétiques +Du fougueux moine auteur des troubles germaniques, + + +Docte abbé, tu dis vrai ; l’homme, au crime attaché, +En vain, sans aimer Dieu, croit sortir du péché. +Toutefois, n’en déplaise aux transports frénétiques +Du fougueux moine auteur des troubles germaniques, +Des tourments de l’enfer la salutaire peur +N’est pas toujours l’effet d’une noire vapeur +Qui, de remords sans fruit agitant le coupable, +Aux yeux de Dieu le rende encor plus haïssable. +Cette utile frayeur, propre à nous pénétrer, +Vient souvent de la grâce en nous prête d’entrer, +Qui veut dans notre cœur se rendre la plus forte ; +Et, pour se faire ouvrir, déjà frappe à la porte. + + Si le pécheur, poussé de ce saint mouvement, + +Reconnaissant son crime, aspire au sacrement, +Souvent Dieu tout à coup d’un vrai zèle l’enflamme ; +Le Saint-Esprit revient habiter dans son âme, +Y convertit enfin les ténèbres en jour, +Et la crainte servile en filial amour. +C’est ainsi que souvent la sagesse suprême +Pour chasser le démon se sert du démon même. + + Mais lorsqu’en sa malice un pécheur obstiné, + +Des horreurs de l’enfer vainement étonné, +Loin d’aimer, humble fils, son véritable père, +Craint et regarde Dieu comme un tyran sévère, +Au bien qu’il nous promet ne trouve aucun appas, +Et souhaite en son cœur que ce Dieu ne soit pas : +En vain, la peur sur lui remportant la victoire, +Aux pieds d’un prêtre il court décharger sa mémoire ; +Vil esclave toujours sous le joug du péché, +Au démon qu’il redoute il demeure attaché. +L’amour, essentiel à notre pénitence, +Doit être l’heureux fruit de notre repentance. +Non, quoi que l’ignorance enseigne sur ce point, +Dieu ne fait jamais grâce à qui ne l’aime point. +A le chercher la peur nous dispose et nous aide : +Mais il ne vient jamais, que l’amour ne succède. +Cessez de m’opposer vos discours imposteurs, +Confesseurs insensés, ignorants séducteurs, +Qui, pleins des vains propos que l’erreur vous débite +Vous figurez qu’en vous un pouvoir sans limite +Justifie à coup sûr tout pécheur alarmé, +Et que sans aimer Dieu l’on peut en être aimé. + + Quoi donc ! cher Renaudot, un chrétien effroyable, + +Qui jamais, servant Dieu, n’eut d’objet que le diable, +Pourra, marchant toujours dans des sentiers maudits, +Par des formalités gagner le paradis! +Et parmi les élus, dans la gloire éternelle, +Pour quelques sacrements reçus sans aucun zèle, +Dieu fera voir aux yeux des saints épouvantés +Son ennemi mortel assis à ses côtés ! +Peut-on se figurer de si folles chimères ? +On voit pourtant, on voit des docteurs même austères +Qui, les semant partout, s’en vont pieusement +De toute piété saper le fondement ; +Qui, le cœur infecté d’erreurs si criminelles, +Se disent hautement les purs, les vrais fidèles ; +Traitant d’abord d’impie et d’hérétique affreux +Quiconque ose pour Dieu se déclarer contre eux. +De leur audace en vain les vrais chrétiens gémissent : +Prêts à la repousser, les plus hardis mollissent, +Et, voyant contre Dieu le diable accrédité, +N’osent qu’en bégayant prêcher la vérité. +Mollirons-nous aussi ? Non ; sans peur, sur ta trace, +Docte abbé, de ce pas j’irai leur dire en face : +Ouvrez les yeux enfin, aveugles dangereux ; +Oui, je vous le soutiens, il serait moins affreux +De ne point reconnaître un Dieu maître du monde, +Et qui régle à son gré le ciel, la terre et l’onde, +Qu’en avouant qu’il est, et qu’il sut tout former, +D’oser dire qu’on peut lui plaire sans l’aimer. +Un si bas, si honteux, si faux christianisme +Ne vaut pas des Platons l’éclairé paganisme ; +Et chérir les vrais biens, sans en savoir l’auteur, +Vaut mieux que, sans l’aimer, connaître un créateur. +Expliquons-nous pourtant. Par cette ardeur si sainte, +Que je veux qu’en un cœur amène enfin la crainte, +Je n’entends pas ici ce doux saisissement, +Ces transports pleins de joie et de ravissement +Qui font des bienheureux la juste récompense, +Et qu’un cœur rarement goûte ici par avance. +Dans nous l’amour de Dieu, fécond en saints désirs, +N’y produit pas toujours de sensibles plaisirs. +Souvent le cœur qui l’a ne le sait pas lui-même : +Tel craint de n’aimer pas, qui sincèrement aime ; +Et tel croit au contraire être brûlant d’ardeur, +Qui n’eut jamais pour Dieu que glace et que froideur. +C’est ainsi quelquefois qu’un indolent mystique, +Au milieu des péchés tranquille fanatique, +Du plus parfait amour pense avoir l’heureux don, +Et croit posséder Dieu dans les bras du démon. + + Voulez-vous donc savoir si la foi dans votre âme + +Allume les ardeurs d’une sincère flamme? +Consultez-vous vous-même. A ses règles soumis, +Pardonnez-vous sans peine à tous vos ennemis ? +Combattez-vous vos sens ? domptez-vous vos faiblesses ? +Dieu dans le pauvre est-il l’objet de vos largesses ? +Enfin dans tous ses points pratiquez-vous sa loi ? +Oui, dites-vous. Allez, vous l’aimez, croyez-moi. +Qui fait exactement ce que ma loi commande, +A pour moi, dit ce Dieu, l’amour que je demande. +Faites-le donc ; et, sûr qu’il nous veut sauver tous, +Ne vous alarmez point pour quelques vains dégoûts +Qu’en sa ferveur souvent la plus sainte âme éprouve : +Marchez, courez à lui : qui le cherche le trouve ; +Et plus de votre cœur il parait s’écarter, +Plus par vos actions songez à l’arrêter. +Mais ne soutenez point cet horrible blasphème, +Qu’un sacrement reçu, qu’un prêtre, que Dieu même, +Quoi que vos faux docteurs osent vous avancer, +De l’amour qu’on lui doit puissent vous dispenser. + + Mais s’il faut qu’avant tout, dans une âme chrétienne, + +Diront ces grands docteurs, l’amour de Dieu survienne, +Puisque ce seul amour suffit pour nous sauver, +De quoi le sacrement viendra-t-il nous laver? +Sa vertu n’est donc plus qu’une vertu frivole ? +Oh ! le bel argument digne de leur école ! +Quoi ! dans l’amour divin en nos cœurs allumé, +Le vœu du sacrement n’est-il pas renfermé ? +Un païen converti, qui croit un Dieu suprême, +Peut-il être chrétien qu’il n’aspire au baptême, +Ni le chrétien en pleurs être vraiment touché, +Qu’il ne veuille à l’église avouer son péché ? +Du funeste esclavage où le démon nous traîne, +C’est le sacrement seul qui peut rompre la chaîne : +Aussi l’amour d’abord y court avidement ; +Mais lui-même il en est l’âme et le fondement. +Lorsqu’un pécheur, ému d’une humble repentance, +Par les degrés prescrits court à la pénitence, +S’il n’y peut parvenir, Dieu sait les supposer. +Le seul amour manquant ne peut point s’excuser : +C’est par lui que dans nous la grâce fructifie ; +C’est lui qui nous ranime et qui nous vivifie ; +Pour nous rejoindre à Dieu, lui seul est le lien ; +Et sans lui, foi, vertus, sacrements, tout n’est rien. + + A ces discours pressants que saurait-on répondre? + +Mais approchez ; je veux encor mieux vous confondre, +Docteurs. Dites-moi donc : quand nous sommes absous, +Le Saint-Esprit est-il, ou n’est-il pas en nous ? +S’il est en nous, peut-il, n’étant qu’amour lui-même, +Ne nous échauffer point de son amour suprême ? +Et s’il n’est pas en nous, Satan toujours vainqueur +Ne demeure-t-il pas maître de notre cœur ? +Avouez donc qu’il faut qu’en nous l’amour renaisse : +Et n’allez point, pour fuir la raison qui vous presse, +Donner le nom d’amour au trouble inanimé +Qu’au cœur d’un criminel la peur seule a formé. +L’ardeur qui justifie, et que Dieu nous envoie, +Quoique ici-bas souvent inquiète et sans joie, +Est pourtant cette ardeur, ce même feu d’amour, +Dont brûle un bienheureux en l’éternel séjour. +Dans le fatal instant qui borne notre vie, +Il faut que de ce feu notre âme soit remplie ; +Et Dieu, sourd à nos cris s’il ne l’y trouve pas, +Ne l’y rallume plus après notre trépas. +Rendez-vous donc enfin à ces clairs syllogismes ; +Et ne prétendez plus, par vos confus sophismes, +Pouvoir encore aux yeux du fidèle éclairé +Cacher l’amour de Dieu, dans l’école égaré. +Apprenez que la gloire où le ciel nous appelle +Un jour des vrais enfants doit couronner le zèle, +Et non les froids remords d’un esclave craintif, +Où crut voir Abéli quelque amour négatif. + + Mais quoi ! j’entends déjà plus d’un fier scolastique + +Qui, me voyant ici, sur ce ton dogmatique, +En vers audacieux traiter ces points sacrés, +Curieux, me demande où j’ai pris mes degrés ; +Et si, pour m’éclairer sur ces sombres matières, +Deux cents auteurs extraits m’ont prêté leurs lumières. +Non. Mais pour décider que l’homme, qu’un chrétien +Est obligé d’aimer l’unique auteur du bien, +Le Dieu qui le nourrit, le Dieu qui le fit naître, +Qui nous vint par sa mort donner un second être, +Faut-il avoir reçu le bonnet doctoral, +Avoir extrait Gamache, Isambert et du Val ? +Dieu dans son livre saint, sans chercher d’autre ouvrage +Ne l’a-t-il pas écrit lui-même à chaque page ? +De vains docteurs encore, ô prodige honteux ! +Oseront nous en faire un problème douteux ; +Viendront traiter d’erreur digne de l’anathème +L’indispensable loi d’aimer Dieu pour lui-même, +Et, par un dogme faux dans nos jours enfanté, +Des devoirs du chrétien rayer la charité ! + + Si j’allais consulter chez eux le moins sévère, + +Et lui disais : Un fils doit-il aimer son père ? +Ah ! peut-on en douter? dirait-il brusquement. +Et quand je leur demande en ce même moment : +L’homme, ouvrage d’un Dieu seul bon et seul aimable +Doit-il aimer ce Dieu, son père véritable ? +Leur plus rigide auteur n’ose le décider, +Et craint, en l’affirmant, de se trop hasarder ! + + Je ne m’en puis défendre ; il faut que je t’écrive + +La figure bizarre, et pourtant assez vive, +Que je sus l’autre jour employer dans son lieu, +Et qui déconcerta ces ennemis de Dieu. +Au sujet d’un écrit qu’on nous venait de lire, +Un d’entre eux m’insulta sur ce que j’osai dire +Qu’il faut, pour être absous d’un crime confessé, +Avoir pour Dieu du moins un amour commencé. +Ce dogme, me dit-il, est un pur calvinisme. +Ô ciel ! me voilà donc dans l’erreur, dans le schisme, +Et partant réprouvé ! Mais, poursuivis-je alors, +Quand Dieu viendra juger les vivants et les morts, +Et des humbles agneaux, objets de sa tendresse, +Séparera des boucs la troupe pécheresse, +À tous il nous dira, sévère ou gracieux, +Ce qui nous fit impurs ou justes à ses yeux. +Selon vous donc, à moi réprouvé, bouc infâme : +« Va brûler, dira-t-il, en l’éternelle flamme, +Malheureux qui soutins que l’homme dut m’aimer, +Et qui, sur ce sujet trop prompt à déclamer, +Prétendis qu’il fallait, pour fléchir ma justice, +Que le pécheur, touché de l’horreur de son vice, +De quelque ardeur pour moi sentît les mouvements, +Et gardât le premier de mes commandements ! » +Dieu, si je vous en crois, me tiendra ce langage : +Mais à vous, tendre agneau, son plus cher héritage, +Orthodoxe ennemi d’un dogme si blâmé : +« Venez, vous dira-t-il, venez, mon bien-aimé ; +Vous qui, dans les détours de vos raisons subtiles, +Embarrassant les mots d’un des plus saints conciles, +Avez délivré l’homme, ô l’utile docteur ! +De l’important fardeau d’aimer son créateur ; +Entrez au ciel : venez, comblé de mes louanges, +Du besoin d’aimer Dieu désabuser les anges ! » + + À de tels mots, si Dieu pouvait les prononcer, + +Pour moi je répondrais, je crois, sans l’offenser : +Oh! que pour vous mon cœur, moins dur et moins farouche, +Seigneur, n’a-t-il hélas ! parlé comme ma bouche ! +Ce serait ma réponse à ce Dieu fulminant. +Mais vous, de ses douceurs objet fort surprenant, +Je ne sais pas comment, ferme en votre doctrine, +Des ironiques mots de sa bouche divine +Vous pourriez, sans rougeur et sans confusion +Soutenir l’amertume et la dérision. + + L’audace du docteur, par ce discours frappée, + +Demeura sans réplique à ma prosopopée. +Il sortit tout à coup, et, murmurant tout bas +Quelques termes d’aigreur que je n’entendis pas, +S’en alla chez Binsfeld, ou chez Basile Ponce, +Sur l’heure à mes raisons chercher une réponse. + + +Antoine, gouverneur de mon jardin d’Auteuil, +Qui diriges chez moi l’if et le chèvrefeuil, + + + Laborieux valet du plus commode maître + +Qui pour te rendre heureux ici-bas pouvait naître, +Antoine, gouverneur de mon jardin d’Auteuil, +Qui diriges chez moi l’if et le chèvrefeuil, +Et sur mes espaliers, industrieux génie, +Sais si bien exercer l’art de la Quintinie; +Oh ! que de mon esprit triste et mal ordonné, +Ainsi que de ce champ par toi si bien orné, +Ne puis-je faire ôter les ronces, les épines, +Et des défauts sans nombre arracher les racines ! + + Mais parle : raisonnons. Quand, du matin au soir, + +Chez moi, poussant la bêche, ou portant l’arrosoir, +Tu fais d’un sable aride une terre fertile, +Et rends tout mon jardin à tes lois si docile, +Que dis-tu de m’y voir rêveur, capricieux, +Tantôt baissant le front, tantôt levant les yeux, +Des paroles dans l’air par élans envolées +Effrayer les oiseaux perchés dans mes allées ? +Ne soupçonnes-tu point qu’agité du démon +Ainsi que ce cousin des quatre fils Aimon +Dont tu lis quelquefois la merveilleuse histoire, +Je rumine en marchant quelque endroit du grimoire ? +Mais non : tu te souviens qu’au village on t’a dit +Que ton maître est nommé pour coucher par écrit +Les faits d’un roi plus grand en sagesse, en vaillance, +Que Charlemagne aidé des douze pairs de France. +Tu crois qu’il y travaille, et qu’au long de ce mur, +Peut-être en ce moment il prend Mons et Namur. + + Que penserais-tu donc, si l’on t’allait apprendre + +Que ce grand chroniqueur des gestes d’Alexandre, +Aujourd’hui méditant un projet tout nouveau, +S’agite, se démène, et s’use le cerveau, +Pour te faire à toi-même en rimes insensées +Un bizarre portrait de ses folles pensées ? +Mon maître, dirais-tu, passe pour un docteur ; +Et parle quelquefois mieux qu’un prédicateur : +Sous ces arbres pourtant, de si vaines sornettes +Il n’irait point troubler la paix de ces fauvettes, +S’il lui fallait toujours, comme moi, s’exercer, +Labourer, couper, tondre, aplanir, palisser; +Et, dans l’eau de ces puits sans relâche tirée, +De ce sable étancher la soif démesurée. + + Antoine, de nous deux tu crois donc, je le voi, + +Que le plus occupé dans ce jardin, c’est toi ? +Oh ! que tu changerais d’avis et de langage, +Si deux jours seulement, libre du jardinage, +Tout à coup devenu poète et bel esprit, +Tu t’allais engager à polir un écrit +Qui dît, sans s’avilir, les plus petites choses ; +Fît des plus secs chardons des œillets et des roses ; +Et sût, même aux discours de la rusticité, +Donner de l’élégance et de la dignité ; +Un ouvrage, en un mot, qui, juste en tous ses termes +Sût plaire à d’Aguesseau, sût satisfaire Termes ; +Sût, dis-je, contenter, en paraissant au jour, +Ce qu’ont d’esprits plus fins et la ville et la cour ! +Bientôt de ce travail revenu sec et pâle, +Et le teint plus jauni que de vingt ans de hâle, +Tu dirais, reprenant ta pelle et ton râteau : +J’aime mieux mettre encor cent arpents au niveau, +Que d’aller follement, égaré dans les nues, +Me lasser à chercher des visions cornues, +Et, pour lier des mots si mal s’entr’accordants, +Prendre dans ce jardin la lune avec les dents. +Approche donc, et viens ; qu’un paresseux t’apprenne, +Antoine, ce que c’est que fatigue et que peine. +L’homme ici-bas, toujours inquiet et gêné, +Est, dans le repos même, au travail condamné. +La fatigue l’y suit. C’est en vain qu’aux poètes +Les neuf trompeuses Sœurs dans leurs douces retraites +Promettent du repos sous leurs ombrages frais : +Dans ces tranquilles bois pour eux plantés exprès, +La cadence aussitôt, la rime, la césure, +La riche expression, la nombreuse mesure, +Sorcières dont l’amour sait d’abord les charmer, +De fatigues sans fin viennent les consumer. +Sans cesse poursuivant ces fugitives fées, +On voit sous les lauriers haleter les Orphées. +Leur esprit toutefois se plait dans son tourment, +Et se fait de sa peine un noble amusement. +Mais je ne trouve point de fatigue si rude, +Que l’ennuyeux loisir d’un mortel sans étude, +Qui jamais ne sortant de sa stupidité, +Soutient, dans les langueurs de son oisiveté, +D’une lâche indolence esclave volontaire, +Le pénible fardeau de n’avoir rien à faire. +Vainement offusqué de ses pensers épais, +Loin du trouble et du bruit il croit trouver la paix : +Dans le calme odieux de sa sombre paresse, +Tous les honteux plaisirs, enfants de la mollesse, +Usurpant sur son âme un absolu pouvoir, +De monstrueux désirs le viennent émouvoir, +Irritent de ses sens la fureur endormie, +Et le font le jouet de leur triste infamie. +Puis sur leurs pas soudain arrivent les remords : +Et bientôt avec eux tous les fléaux du corps, +La pierre, la colique et les gouttes cruelles ; +Guenaud, Rainsant, Brayer, presque aussi tristes qu’elles, +Chez l’indigne mortel courent tous s’assembler, +De travaux douloureux le viennent accabler ; +Sur le duvet d’un lit, théâtre de ses gênes, +Lui font scier des rocs, lui font fendre des chênes, +Et le mettent au point d’envier ton emploi. +Reconnais donc, Antoine, et conclus avec moi +Que la pauvreté mâle, active et vigilante, +Est, parmi les travaux, moins lasse et plus contente +Que la richesse oisive au sein des voluptés. + Je te vais sur cela prouver deux vérités : +L’une, que le travail, aux hommes nécessaire, +Fait leur félicité plutôt que leur misère ; +Et l’autre, qu’il n’est point de coupable en repos. +C’est ce qu’il faut ici montrer en peu de mots. +Suis-moi donc. Mais je vois, sur ce début de prône, +Que ta bouche déjà s’ouvre large d’une aune, +Et que, les yeux fermés, tu baisses le menton. +Ma foi, le plus sûr est de finir ce sermon. +Aussi bien j’aperçois ces melons qui t’attendent, +Et ces fleurs qui là-bas entre elles se demandent +S’il est fête au village, et pour quel saint nouveau +On les laisse aujourd’hui si longtemps manquer d’eau. + + + +