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Author: Antoine Amarilli <a3nm@a3nm.net>
Date:   Mon, 12 Aug 2019 23:43:38 +0200

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diff --git a/SOURCES b/SOURCES @@ -5,3 +5,6 @@ racine_britannicus https://fr.wikisource.org/wiki/Britannicus_(%C3%A9ditions_Did racine_berenice https://fr.wikisource.org/wiki/B%C3%A9r%C3%A9nice_(%C3%A9ditions_Didot,_1854) racine_bajazet https://fr.wikisource.org/wiki/Bajazet_(%C3%A9ditions_Didot,_1854) racine_iphigenie https://fr.wikisource.org/wiki/Iphig%C3%A9nie_en_Aulide_(Racine),_Didot,_1854 +racine_phedre https://fr.wikisource.org/wiki/Ph%C3%A8dre_(Racine),_Didot,_1854 +racine_esther https://fr.wikisource.org/wiki/Esther_(Racine),_Didot,_1854 +racine_athalie https://fr.wikisource.org/wiki/Athalie_(Racine),_Didot,_1854 diff --git a/test/racine_athalie b/test/racine_athalie @@ -0,0 +1,2268 @@ + + + +Oui, je viens dans son temple adorer l’Éternel ; +Je viens, selon l’usage antique et solennel, +Célébrer avec vous la fameuse journée +Où sur le mont Sina la loi nous fut donnée. +Que les temps sont changés ! Sitôt que de ce jour +La trompette sacrée annonçait le retour, +Du temple, orné partout de festons magnifiques, +Le peuple saint en foule inondait les portiques ; +Et tous, devant l’autel avec ordre introduits, +De leurs champs dans leurs mains portant les nouveaux fruits, +Au Dieu de l’univers consacraient ces prémices : +Les prêtres ne pouvaient suffire aux sacrifices. +L’audace d’une femme arrêtant ce concours, +En des jours ténébreux a changé ces beaux jours. +D’adorateurs zélés à peine un petit nombre +Ose des premiers temps nous retracer quelque ombre, +Le reste pour son Dieu montre un oubli fatal ; +Ou même, s’empressant aux autels de Baal, +Se fait initier à ses honteux mystères, +Et blasphème le nom qu’ont invoqué leurs pères. +Je tremble qu’Athalie, à ne vous rien cacher, +Vous-même de l’autel vous faisant arracher, +N’achève enfin sur vous ses vengeances funestes, +Et d’un respect forcé ne dépouille les restes. + + + +D’où vous vient aujourd’hui ce noir pressentiment ? + + + +Pensez-vous être saint et juste impunément ? +Dès longtemps elle hait cette fermeté rare +Qui rehausse en Joad l’éclat de la tiare ; +Dès longtemps votre amour pour la religion +Est traité de révolte et de sédition. +Du mérite éclatant cette reine jalouse +Hait surtout Josabeth, votre fidèle épouse. +Si du grand prêtre Aaron Joad est successeur, +De notre dernier roi Josabeth est la sœur. +Mathan, d’ailleurs, Mathan, ce prêtre sacrilége, +Plus méchant qu’Athalie, à toute heure l’assiége ; +Mathan, de nos autels infâme déserteur, +Et de toute vertu zélé persécuteur. +C’est peu que, le front ceint d’une mitre étrangère, +Ce lévite à Baal prête son ministère ; +Ce temple l’importune, et son impiété +Voudrait anéantir le Dieu qu’il a quitté. +Pour vous perdre il n’est point de ressorts qu’il n’invente ; +Quelquefois il vous plaint, souvent même il vous vante ; +Il affecte pour vous une fausse douceur ; +Et par là de son fiel colorant la noirceur, +Tantôt à cette reine il vous peint redoutable, +Tantôt, voyant pour l’or sa soif insatiable, +Il lui feint qu’en un lieu que vous seul connaissez +Vous cachez des trésors par David amassés. +Enfin, depuis deux jours, la superbe Athalie +Dans un sombre chagrin paraît ensevelie. +Je l’observais hier, et je voyais ses yeux +Lancer sur le lieu saint des regards furieux : +Comme si, dans le fond de ce vaste édifice, +Dieu cachait un vengeur armé pour son supplice. +Croyez-moi ; plus j’y pense, et moins je puis douter +Que sur vous son courroux ne soit près d’éclater, +Et que de Jézabel la fille sanguinaire +Ne vienne attaquer Dieu jusqu’en son sanctuaire. + + + +Celui qui met un frein à la fureur des flots +Sait aussi des méchants arrêter les complots. +Soumis avec respect à sa volonté sainte, +Je crains Dieu, cher Abner, et n’ai point d’autre crainte. +Cependant je rends grâce au zèle officieux +Qui sur tous mes périls vous fait ouvrir les yeux. +Je vois que l’injustice en secret vous irrite, +Que vous avez encor le cœur israélite. +Le ciel en soit béni ! Mais ce secret courroux, +Cette oisive vertu, vous en contentez-vous ? + +La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ? +Huit ans déjà passés, une impie étrangère +Du sceptre de David usurpe tous les droits, +Se baigne impunément dans le sang de nos rois, +Des enfants de son fils détestable homicide, +Et même contre Dieu lève son bras perfide ; +Et vous, l’un des soutiens de ce tremblant État, +Vous, nourri dans les camps du saint roi Josaphat, +Qui sous son fils Joram commandiez nos armées, +Qui rassurâtes seul nos villes alarmées, +Lorsque d’Ochozias le trépas imprévu +Dispersa tout son camp à l’aspect de Jéhu : +« Je crains Dieu, dites-vous ; sa vérité me touche ! » +Voici comme ce Dieu vous répond par ma bouche : +« Du zèle de ma loi que sert de vous parer ? +« Par de stériles vœux pensez-vous m’honorer ? +« Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices ? +« Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses ? +« Le sang de vos rois crie, et n’est point écouté. +« Rompez, rompez tout pacte avec l’impiété ; +« Du milieu de mon peuple exterminez les crimes ; +« Et vous viendrez alors m’immoler vos victimes. » + + + +Eh ! que puis-je au milieu de ce peuple abattu ? +Benjamin est sans force, et Juda sans vertu : +Le jour qui de leurs rois vit éteindre la race +Éteignit tout le feu de leur antique audace. +Dieu même, disent-ils, s’est retiré de nous : +De l’honneur des Hébreux autrefois si jaloux, +Il voit sans intérêt leur grandeur terrassée ; +Et sa miséricorde à la fin s’est lassée : +On ne voit plus pour nous ses redoutables mains +De merveilles sans nombre effrayer les humains ; +L’arche sainte est muette, et ne rend plus d’oracles. + + + +Et quel temps fut jamais si fertile en miracles ? +Quand Dieu par plus d’effets montra-t-il son pouvoir ? +Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point voir, +Peuple ingrat ? Quoi ! toujours les plus grandes merveilles +Sans ébranler ton cœur frapperont tes oreilles ? +Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le cours +Des prodiges fameux accomplis en nos jours, +Des tyrans d’Israël les célèbres disgrâces, +Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces ; +L’impie Achab détruit, et de son sang trempé +Le champ que par le meurtre il avait usurpé ; +Près de ce champ fatal Jézabel immolée, +Sous les pieds des chevaux cette reine foulée, +Dans son sang inhumain les chiens désaltérés, +Et de son corps hideux les membres déchirés ; +Des prophètes menteurs la troupe confondue, +Et la flamme du ciel sur l’autel descendue ; +Élie aux éléments parlant en souverain, +Les cieux par lui fermés et devenus d’airain, +Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée, +Les morts se ranimant à la voix d’Élisée ? +Reconnaissez, Abner, à ces traits éclatants, +Un Dieu tel aujourd’hui qu’il fut dans tous les temps : +Il sait, quand il lui plaît, faire éclater sa gloire ; +Et son peuple est toujours présent à sa mémoire. + + + +Mais où sont ces honneurs à David tant promis, +Et prédits même encore à Salomon son fils ? +Hélas ! nous espérions que de leur race heureuse +Devait sortir de rois une suite nombreuse ; +Que sur toute tribu, sur toute nation, +L’un d’eux établirait sa domination, +Ferait cesser partout la discorde et la guerre, +Et verrait à ses pieds tous les rois de la terre. + + + +Aux promesses du ciel pourquoi renoncez-vous ? + + + +Ce roi fils de David, où le chercherons-nous ? +Le ciel même peut-il réparer les ruines +De cet arbre séché jusque dans ses racines ? +Athalie étouffa l’enfant même au berceau. +Les morts, après huit ans, sortent-ils du tombeau ? +Ah ! si dans sa fureur elle s’était trompée, +Si du sang de nos rois quelque goutte échappée… + + + +Eh bien, que feriez-vous ? Ô jour heureux pour moi ! +De quelle ardeur j’irais reconnaître mon roi ! +Doutez-vous qu’à ses pieds nos tribus empressées… +Mais pourquoi me flatter de ces vaines pensées ? +Déplorable héritier de ces rois triomphants, +Ochozias restait seul avec ses enfants ; +Par les traits de Jéhu je vis percer le père ; +Vous avez vu les fils massacrés par la mère. + + + +Je ne m’explique point ; mais quand l’astre du jour +Aura sur l’horizon fait le tiers de son tour, +Lorsque la troisième heure aux prières rappelle, +Retrouvez-vous au temple avec ce même zèle. +Dieu pourra vous montrer, par d’importants bienfaits, +Que sa parole est stable, et ne trompe jamais. +Allez : pour ce grand jour il faut que je m’apprête, +Et du temple déjà l’aube blanchit le faîte. + + + +Quel sera ce bienfait, que je ne comprends pas ? +L’illustre Josabeth porte vers vous ses pas : +Je sors, et vais me joindre à la troupe fidèle + +Qu’attire de ce jour la pompe solennelle. + + + + + + + +Les temps sont accomplis, princesse : il faut parler, +Et votre heureux larcin ne se peut plus celer. +Des ennemis de Dieu la coupable insolence +Abusant contre lui de ce profond silence, +Accuse trop longtemps ses promesses d’erreur. +Que dis-je ? le succès animant leur fureur, +Jusque sur notre autel votre injuste marâtre +Veut offrir à Baal un encens idolâtre. +Montrons ce jeune roi que vos mains ont sauvé, +Sous l’aile du Seigneur dans le temple élevé. +De nos princes hébreux il aura le courage, +Et déjà son esprit a devancé son âge. +Avant que son destin s’explique par ma voix, +Je vais l’offrir au Dieu par qui règnent les rois : +Aussitôt assemblant nos lévites, nos prêtres, +Je leur déclarerai l’héritier de leurs maîtres. + + + +Sait-il déjà son nom et son noble destin ? + + + +Il ne répond encor qu’au nom d’Éliacin, +Et se croit quelque enfant rejeté par sa mère, +À qui j’ai par pitié daigné servir de père. + + + +Hélas ! de quel péril je l’avais su tirer ! +Dans quel péril encor il est près de rentrer ! + + + +Quoi ! déjà votre foi s’affaiblit et s’étonne ? + + + +À vos sages conseils, seigneur, je m’abandonne. +Du jour que j’arrachai cet enfant à la mort, +Je remis en vos mains tout le soin de son sort ; +Même, de mon amour craignant la violence, +Autant que je le puis j’évite sa présence, +De peur qu’en le voyant quelque trouble indiscret +Ne fasse avec mes pleurs échapper mon secret. +Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières, +Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières. +Cependant aujourd’hui puis-je vous demander +Quels amis vous avez prêts à vous seconder ? +Abner, le brave Abner, viendra-t-il nous défendre ? +A-t-il près de son roi fait serment de se rendre ? + + + +Abner, quoiqu’on se pût assurer sur sa foi, +Ne sait pas même encor si nous avons un roi. + + + +Mais à qui de Joas confiez-vous la garde ? +Est-ce Obed, est-ce Amnon que cet honneur regarde ? +De mon père sur eux les bienfaits répandus… + + + +À l’injuste Athalie ils se sont tous vendus. + + + +Qui donc opposez-vous contre ses satellites ? + + + +Ne vous l’ai-je pas dit ? Nos prêtres, nos lévites. + + + +Je sais que, près de vous en secret assemblé, +Par vos soins prévoyants leur nombre est redoublé ; +Que pleins d’amour pour vous, d’horreur pour Athalie, +Un serment solennel par avance les lie +À ce fils de David qu’on leur doit révéler. +Mais, quelque noble ardeur dont ils puissent brûler, +Peuvent-ils de leur roi venger seuls la querelle ? +Pour un si grand ouvrage est-ce assez de leur zèle ? +Doutez-vous qu’Athalie, au premier bruit semé +Qu’un fils d’Ochozias est ici renfermé, +De ses fiers étrangers assemblant les cohortes, +N’environne le temple, et n’en brise les portes ? +Suffira-t-il contre eux de vos ministres saints, +Qui, levant au Seigneur leurs innocentes mains, +Ne savent que gémir et prier pour nos crimes, +Et n’ont jamais versé que le sang des victimes ? +Peut-être dans leurs bras Joas percé de coups… + + + +Et comptez-vous pour rien Dieu qui combat pour nous ; +Dieu, qui de l’orphelin protége l’innocence, +Et fait dans la faiblesse éclater sa puissance ; +Dieu, qui hait les tyrans, et qui dans Jezraël +Jura d’exterminer Achab et Jézabel ; +Dieu, qui frappant Joram, le mari de leur fille, +A jusque sur son fils poursuivi leur famille ; +Dieu, dont le bras vengeur, pour un temps suspendu, +Sur cette race impie est toujours étendu ? + + + +Et c’est sur tous ces rois sa justice sévère +Que je crains pour le fils de mon malheureux frère. +Qui sait si cet enfant, par leur crime entraîné, +Avec eux en naissant ne fut pas condamné ? +Si Dieu, le séparant d’une odieuse race, +En faveur de David voudra lui faire grâce ? +Hélas ! l’état horrible où le ciel me l’offrit +Revient à tout moment effrayer mon esprit. +De princes égorgés la chambre était remplie ; +Un poignard à la main l’implacable Athalie +Au carnage animait ses barbares soldats, +Et poursuivait le cours de ses assassinats. +Joas, laissé pour mort, frappa soudain ma vue : +Je me figure encor sa nourrice éperdue, +Qui devant les bourreaux s’était jetée en vain, +Et, faible, le tenait renversé sur son sein. +Je le pris tout sanglant. En baignant son visage + +Mes pleurs du sentiment lui rendirent l’usage ; +Et, soit frayeur encore, ou pour me caresser, +De ses bras innocents je me sentis presser. +Grand Dieu ! que mon amour ne lui soit point funeste ! +Du fidèle David c’est le précieux reste : +Nourri dans ta maison, en l’amour de ta loi, +Il ne connaît encor d’autre père que toi. +Sur le point d’attaquer une reine homicide, +À l’aspect du péril si ma foi s’intimide, +Si la chair et le sang, se troublant aujourd’hui, +Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui, +Conserve l’héritier de tes saintes promesses, +Et ne punis que moi de toutes mes faiblesses ! + + + +Vos larmes, Josabeth, n’ont rien de criminel ; +Mais Dieu veut qu’on espère en son soin paternel. +Il ne recherche point, aveugle en sa colère, +Sur le fils qui le craint l’impiété du père. +Tout ce qui reste encor de fidèles Hébreux +Lui viendront aujourd’hui renouveler leurs vœux : +Autant que de David la race est respectée, +Autant de Jézabel la fille est détestée. +Joas les touchera par sa noble pudeur, +Où semble de son sang reluire la splendeur ; +Et Dieu par sa voix même appuyant notre exemple, +De plus près à leur cœur parlera de son temple. +Deux infidèles rois tour à tour l’ont bravé : +Il faut que sur le trône un roi soit élevé, +Qui se souvienne un jour qu’au rang de ses ancêtres +Dieu l’a fait remonter par la main de ses prêtres, +L’a tiré par leur main de l’oubli du tombeau, +Et de David éteint rallumé le flambeau. +Grand Dieu, si tu prévois qu’indigne de sa race +Il doive de David abandonner la trace, +Qu’il soit comme le fruit en naissant arraché, +Ou qu’un souffle ennemi dans sa fleur a séché ! +Mais si ce même enfant, à tes ordres docile, +Doit être à tes desseins un instrument utile, +Fais qu’au juste héritier le sceptre soit remis ; +Livre à mes faibles mains ses puissants ennemis ; +Confonds dans ses conseils une reine cruelle : +Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle +Répandre cet esprit d’imprudence et d’erreur, +De la chute des rois funeste avant-coureur ! +L’heure me presse : adieu. Des plus saintes familles +Votre fils et sa sœur vous amènent les filles. + + + + + + + +Cher Zacharie, allez, ne vous arrêtez pas ; +De votre auguste père accompagnez les pas. +Ô filles de Lévi, troupe jeune et fidèle, +Que déjà le Seigneur embrase de son zèle, +Qui venez si souvent partager mes soupirs, +Enfants, ma seule joie en mes longs déplaisirs, +Ces festons dans vos mains, et ces fleurs sur vos têtes, +Autrefois convenaient à nos pompeuses fêtes : +Mais, hélas ! en ce temps d’opprobre et de douleurs, +Quelle offrande sied mieux que celle de nos pleurs ! +J’entends déjà, j’entends la trompette sacrée, +Et du temple bientôt on permettra l’entrée. +Tandis que je me vais préparer à marcher, +Chantez, louez le Dieu que vous venez chercher. + + + + + + +Mes filles, c’est assez ; suspendez vos cantiques : +Il est temps de nous joindre aux prières publiques. +Voici notre heure : allons célébrer ce grand jour, +Et devant le Seigneur paraître à notre tour. + + + + + + + +Mais que vois-je ? Mon fils, quel sujet vous ramène ? +Où courez-vous ainsi tout pâle et hors d’haleine ? + + + +Ô ma mère ! Eh bien ! quoi ? Le temple est profané… + + + +Comment ? Et du Seigneur l’autel abandonné. + + + +Je tremble. Hâtez-vous d’éclaircir votre mère. + + + +Déjà, selon la loi, le grand prêtre mon père, +Après avoir au Dieu qui nourrit les humains +De la moisson nouvelle offert les premiers pains, +Lui présentait encore entre ses mains sanglantes +Des victimes de paix les entrailles fumantes ; +Debout à ses côtés le jeune Éliacin +Comme moi le servait en long habit de lin ; +Et cependant du sang de la chair immolée +Les prêtres arrosaient l’autel et l’assemblée : +Un bruit confus s’élève, et du peuple surpris +Détourne tout à coup les yeux et les esprits. +Une femme… Peut-on la nommer sans blasphème ! +Une femme… C’était Athalie elle-même… + + + +Ciel ! Dans un des parvis aux hommes réservé +Cette femme superbe entre, le front levé, +Et se préparait même à passer les limites +De l’enceinte sacrée ouverte aux seuls lévites. +Le peuple s’épouvante, et fuit de toutes parts. +Mon père… Ah ! quel courroux animait ses regards ! +Moïse à Pharaon parut moins formidable : +« Reine, sors, a-t-il dit, de ce lieu redoutable, +« D’où te bannit ton sexe et ton impiété. +« Viens-tu du Dieu vivant braver la majesté ? » +La reine alors, sur lui jetant un œil farouche, +Pour blasphémer sans doute ouvrait déjà la bouche. +J’ignore si de Dieu l’ange se dévoilant, +Est venu lui montrer un glaive étincelant ; + +Mais sa langue en sa bouche à l’instant s’est glacée, +Et toute son audace a paru terrassée ; +Ses yeux, comme effrayés, n’osaient se détourner ; +Surtout Éliacin paraissait l’étonner. + + + +Quoi donc ! Éliacin a paru devant elle ? + + + +Nous regardions tous deux cette reine cruelle, +Et d’une égale horreur nos cœurs étaient frappés. +Mais les prêtres bientôt nous ont enveloppés : +On nous a fait sortir. J’ignore tout le reste, +Et venais vous conter ce désordre funeste. + + + +Ah ! de nos bras sans doute elle vient l’arracher ; +Et c’est lui qu’à l’autel sa fureur vient chercher. +Peut-être en ce moment l’objet de tant de larmes… +Souviens-toi de David, Dieu qui vois mes alarmes ! + + + +Quel est-il, cet objet des pleurs que vous versez ? + + + +Les jours d’Éliacin seraient-ils menacés ? + + + +Aurait-il de la reine attiré la colère ? + + + +Que craint-on d’un enfant sans support et sans père ? + + + +Ah ! la voici. Sortons : il la faut éviter. + + + + + + + +Madame, dans ces lieux pourquoi vous arrêter ? +Ici tous les objets vous blessent, vous irritent. +Abandonnez ce temple aux prêtres qui l’habitent ; +Fuyez tout ce tumulte, et dans votre palais +À vos sens agités venez rendre la paix. + + + +Non, je ne puis : tu vois mon trouble et ma faiblesse. +Va, fais dire à Mathan qu’il vienne, qu’il se presse ; +Heureuse si je puis trouver par son secours +Cette paix que je cherche, et qui me fuit toujours ! + + + + + + + +Madame, pardonnez si j’ose le défendre : +Le zèle de Joad n’a point dû vous surprendre. +Du Dieu que nous servons tel est l’ordre éternel ; +Lui-même il nous traça son temple et son autel, +Aux seuls enfants d’Aaron commit ses sacrifices, +Aux lévites marqua leur place et leurs offices, +Et surtout défendit à leur postérité +Avec tout autre dieu toute société. +Eh quoi ! vous de nos rois et la femme et la mère, +Êtes-vous à ce point parmi nous étrangère ? +Ignorez-vous nos lois ? et faut-il qu’aujourd’hui… +Voici votre Mathan : je vous laisse avec lui. + + + +Votre présence, Abner, est ici nécessaire. +Laissons là de Joad l’audace téméraire, +Et tout ce vain amas de superstitions +Qui ferment votre temple aux autres nations : +Un sujet plus pressant excite mes alarmes. +Je sais que, dès l’enfance élevé dans les armes, +Abner a le cœur noble, et qu’il rend à la fois +Ce qu’il doit à son Dieu, ce qu’il doit à ses rois. +Demeurez. Grande reine, est-ce ici votre place ? +Quel trouble vous agite, et quel effroi vous glace ? +Parmi vos ennemis que venez-vous chercher ? +De ce temple profane osez-vous approcher ? +Avez-vous dépouillé cette haine si vive… + + + +Prêtez-moi l’un et l’autre une oreille attentive. +Je ne veux point ici rappeler le passé, +Ni vous rendre raison du sang que j’ai versé : +Ce que j’ai fait, Abner, j’ai cru le devoir faire. +Je ne prends point pour juge un peuple téméraire : +Quoi que son insolence ait osé publier, +Le ciel même a pris soin de me justifier. +Sur d’éclatants succès ma puissance établie +A fait jusqu’aux deux mers respecter Athalie ; +Par moi Jérusalem goûte un calme profond ; +Le Jourdain ne voit plus l’Arabe vagabond, +Ni l’altier Philistin, par d’éternels ravages, +Comme au temps de vos rois, désoler ses rivages ; +Le Syrien me traite et de reine et de sœur ; +Enfin de ma maison le perfide oppresseur, +Qui devait jusqu’à moi pousser sa barbarie, +Jéhu, le fier Jéhu, tremble dans Samarie ; +De toutes parts pressé par un puissant voisin, +Que j’ai su soulever contre cet assassin, +Il me laisse en ces lieux souveraine maîtresse. +Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse ; +Mais un trouble importun vient, depuis quelques jours, +De mes prospérités interrompre le cours. +Un songe (me devrais-je inquiéter d’un songe !) +Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge : + +Je l’évite partout, partout il me poursuit. +C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit ; +Ma mère Jézabel devant moi s’est montrée, +Comme au jour de sa mort pompeusement parée ; +Ses malheurs n’avaient point abattu sa fierté ; +Même elle avait encor cet éclat emprunté +Dont elle eut soin de peindre et d’orner son visage, +Pour réparer des ans l’irréparable outrage : +« Tremble, m’a-t-elle dit, fille digne de moi ; +« Le cruel Dieu des Juifs l’emporte aussi sur toi. +« Je te plains de tomber dans ses mains redoutables, +« Ma fille. » En achevant ces mots épouvantables, +Son ombre vers mon lit a paru se baisser ; +Et moi je lui tendais les mains pour l’embrasser ; +Mais je n’ai plus trouvé qu’un horrible mélange +D’os et de chairs meurtris et traînés dans la fange, +Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux +Que des chiens dévorants se disputaient entre eux… + + + +Grand Dieu ! Dans ce désordre à mes yeux se présente +Un jeune enfant couvert d’une robe éclatante, +Tels qu’on voit des Hébreux les prêtres revêtus. +Sa vue a ranimé mes esprits abattus ; +Mais lorsque, revenant de mon trouble funeste, +J’admirais sa douceur, son air noble et modeste, +J’ai senti tout à coup un homicide acier +Que le traître en mon sein a plongé tout entier. +De tant d’objets divers le bizarre assemblage +Peut-être du hasard vous paraît un ouvrage : +Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur, +Je l’ai pris pour l’effet d’une sombre vapeur. +Mais de ce souvenir mon âme possédée +A deux fois en dormant revu la même idée ; +Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer +Ce même enfant toujours tout prêt à me percer. +Lasse enfin des horreurs dont j’étais poursuivie, +J’allais prier Baal de veiller sur ma vie, +Et chercher du repos au pied de ses autels : +Que ne peut la frayeur sur l’esprit des mortels ! +Dans le temple des Juifs un instinct m’a poussée, +Et d’apaiser leur Dieu j’ai conçu la pensée ; +J’ai cru que des présents calmeraient son courroux, +Que ce Dieu, quel qu’il soit, en deviendrait plus doux. +Pontife de Baal, excusez ma faiblesse. +J’entre : le peuple fuit, le sacrifice cesse, +Le grand prêtre vers moi s’avance avec fureur : +Pendant qu’il me parlait, ô surprise ! ô terreur ! +J’ai vu ce même enfant dont je suis menacée, +Tel qu’un songe effrayant l’a peint à ma pensée. +Je l’ai vu : son même air, son même habit de lin, +Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin ; +C’est lui-même. Il marchait à côté du grand prêtre ; +Mais bientôt à ma vue on l’a fait disparaître. +Voilà quel trouble ici m’oblige à m’arrêter, +Et sur quoi j’ai voulu tous deux vous consulter. +Que présage, Mathan, ce prodige incroyable ? + + + +Ce songe et ce rapport, tout me semble effroyable… + + + +Mais cet enfant fatal, Abner, vous l’avez vu : +Quel est-il ? de quel sang, et de quelle tribu ? + + + +Deux enfants à l’autel prêtaient leur ministère : +L’un est fils de Joad, Josabeth est sa mère ; +L’autre m’est inconnu. Pourquoi délibérer ? +De tous les deux, madame, il se faut assurer. +Vous savez pour Joad mes égards, mes mesures ; +Que je ne cherche point à venger mes injures ; +Que la seule équité règne en tous mes avis ; +Mais lui-même après tout, fût-ce son propre fils, +Voudrait-il un moment laisser vivre un coupable ? + + + +De quel crime un enfant peut-il être capable ? + + + +Le ciel nous le fait voir un poignard à la main : +Le ciel est juste et sage, et ne fait rien en vain. +Que cherchez-vous de plus ? Mais sur la foi d’un songe, +Dans le sang d’un enfant voulez-vous qu’on se plonge ? +Vous ne savez encor de quel père il est né, +Quel il est. On le craint : tout est examiné. +À d’illustres parents s’il doit son origine, +La splendeur de son sort doit hâter sa ruine ; +Dans le vulgaire obscur si le sort l’a placé, +Qu’importe qu’au hasard un sang vil soit versé ? +Est-ce aux rois à garder cette lente justice ? +Leur sûreté souvent dépend d’un prompt supplice. +N’allons point les gêner d’un soin embarrassant : +Dès qu’on leur est suspect, on n’est plus innocent. + + + +Eh quoi, Mathan ? d’un prêtre est-ce là le langage ? +Moi, nourri dans la guerre, aux horreurs du carnage, +Des vengeances des rois ministre rigoureux, +C’est moi qui prête ici ma voix au malheureux ! +Et vous qui lui devez des entrailles de père, +Vous, ministre de paix dans les temps de colère, +Couvrant d’un zèle faux votre ressentiment, +Le sang à votre gré coule trop lentement ! +Vous m’avez commandé de vous parler sans feinte, +Madame : quel est donc ce grand sujet de crainte ? +Un songe, un faible enfant que votre œil prévenu + +Peut-être sans raison croit avoir reconnu. + + + +Je le veux croire, Abner ; je puis m’être trompée ; +Peut-être un songe vain m’a trop préoccupée. +Eh bien ! il faut revoir cet enfant de plus près ; +Il en faut à loisir examiner les traits. +Qu’on les fasse tous deux paraître en ma présence. + + + +Je crains… Manquerait-on pour moi de complaisance ? +De ce refus bizarre où seraient les raisons ? +Il pourrait me jeter en d’étranges soupçons. +Que Josabeth, vous dis-je, ou Joad les amène. +Je puis, quand je voudrai, parler en souveraine. +Vos prêtres, je veux bien, Abner, vous l’avouer, +Des bontés d’Athalie ont lieu de se louer. +Je sais sur ma conduite et contre ma puissance +Jusqu’où de leurs discours ils portent la licence : +Ils vivent cependant, et leur temple est debout. +Mais je sens que bientôt ma douceur est à bout. +Que Joad mette un frein à son zèle sauvage, +Et ne m’irrite point par un second outrage. +Allez. Enfin je puis parler en liberté ; +Je puis dans tout son jour mettre la vérité. +Quelque monstre naissant dans ce temple s’élève, +Reine : n’attendez pas que le nuage crève. +Abner chez le grand prêtre a devancé le jour : +Pour le sang de ses rois vous savez son amour. +Et qui sait si Joad ne veut point en leur place +Substituer l’enfant dont le ciel vous menace, +Soit son fils, soit quelque autre… Oui, vous m’ouvrez les yeux : +Je commence à voir clair dans cet avis des cieux. +Mais je veux de mon doute être débarrassée : +Un enfant est peu propre à trahir sa pensée ; +Souvent d’un grand dessein un mot nous fait juger. +Laissez-moi, cher Mathan, le voir, l’interroger. +Vous, cependant, allez ; et sans jeter d’alarmes, +À tous mes Syriens faites prendre les armes. + + + + + + + +Ô vous, sur ces enfants si chers, si précieux, +Ministres du Seigneur, ayez toujours les yeux. + + + +Princesse, assurez-vous, je les prends sous ma garde. + + + +Ô ciel ! plus j’examine et plus je le regarde… +C’est lui ! D’horreur encor tous mes sens sont saisis. +Épouse de Joad, est-ce là votre fils ? + + + +Qui ? lui, madame ? Lui. Je ne suis point sa mère. +Voilà mon fils. Et vous, quel est donc votre père ? +Jeune enfant, répondez. Le ciel jusque aujourd’hui… + + + +Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour lui ? +C’est à lui de parler. Dans un âge si tendre +Quel éclaircissement en pouvez-vous attendre ? + + + +Cet âge est innocent ; son ingénuité +N’altère point encor la simple vérité. +Laissez-le s’expliquer sur tout ce qui le touche. + + + +Daigne mettre, grand Dieu, ta sagesse en sa bouche ! + + + +Comment vous nommez-vous ? J’ai nom Éliacin. + + + +Votre père ? Je suis, dit-on, un orphelin +Entre les bras de Dieu jeté dès ma naissance, +Et qui de mes parents n’eus jamais connaissance. + + + +Vous êtes sans parents ? Ils m’ont abandonné. + + + +Comment ? et depuis quand ? Depuis que je suis né. + + +Ne sait-on pas au moins quel pays est le vôtre ? + + + +Ce temple est mon pays ; je n’en connais point d’autre. + + + +Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer ? + + + +Parmi des loups cruels prêts à me dévorer. + + + +Qui vous mit dans ce temple ? Une femme inconnue, +Qui ne dit point son nom, et qu’on n’a point revue. + + + +Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin ? + + + +Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin ? +Aux petits des oiseaux il donne leur pâture, +Et sa bonté s’étend sur toute la nature. +Tous les jours je l’invoque ; et d’un soin paternel +Il me nourrit des dons offerts sur son autel. + + + +Quel prodige nouveau me trouble et m’embarrasse ! +La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce, +Font insensiblement à mon inimitié +Succéder… Je serais sensible à la pitié ! + + + +Madame, voilà donc cet ennemi terrible ? +De vos songes menteurs l’imposture est visible, +À moins que la pitié qui semble vous troubler +Ne soit ce coup fatal qui vous faisait trembler. + + + +Vous sortez ? Vous avez entendu sa fortune : +Sa présence à la fin pourrait être importune. + + + +Non : revenez. Quel est tous les jours votre emploi ? + + + +J’adore le Seigneur ; on m’explique sa loi ; +Dans son livre divin on m’apprend à la lire ; +Et déjà de ma main je commence à l’écrire. + + + +Que vous dit cette loi ? Que Dieu veut être aimé ; +Qu’il venge tôt ou tard son saint nom blasphémé, +Qu’il est le défenseur de l’orphelin timide ; +Qu’il résiste au superbe et punit l’homicide. + + + +J’entends. Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu, +À quoi s’occupe-t-il ? Il loue, il bénit Dieu. + + + +Dieu veut-il qu’à toute heure on prie, on le contemple ? + + + +Tout profane exercice est banni de son temple. + + + +Quels sont donc vos plaisirs ? Quelquefois à l’autel +Je présente au grand prêtre ou l’encens ou le sel ; +J’entends chanter de Dieu les grandeurs infinies ; +Je vois l’ordre pompeux de ses cérémonies. + + + +Eh quoi ! vous n’avez point de passe-temps plus doux ? +Je plains le triste sort d’un enfant tel que vous. +Venez dans mon palais, vous y verrez ma gloire. + + + +Moi ! des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire ! + + + +Non ! je ne vous veux pas contraindre à l’oublier. + + + +Vous ne le priez point. Vous pourrez le prier. + + + +Je verrais cependant en invoquer un autre. + + + +J’ai mon dieu que je sers, vous servirez le vôtre : +Ce sont deux puissants dieux. Il faut craindre le mien. +Lui seul est Dieu, madame ; et le vôtre n’est rien. + + + +Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule. + + + +Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule. + + + +Ces méchants, qui sont-ils ? Eh, madame ! excusez +Un enfant… J’aime à voir comme vous l’instruisez. +Enfin, Éliacin, vous avez su me plaire ; +Vous n’êtes point sans doute un enfant ordinaire. +Vous voyez, je suis reine et n’ai point d’héritier : +Laissez là cet habit, quittez ce vil métier ; +Je veux vous faire part de toutes mes richesses ; +Essayez dès ce jour l’effet de mes promesses. +À ma table, partout à mes côtés assis, +Je prétends vous traiter comme mon propre fils. + + + +Comme votre fils ? Oui… Vous vous taisez ? Quel père +Je quitterais ! et pour… Eh bien ? Pour quelle mère ! + + +Sa mémoire est fidèle ; et dans tout ce qu’il dit, +De vous et de Joad je reconnais l’esprit. +Voilà comme, infectant cette simple jeunesse, +Vous employez tous deux le calme où je vous laisse. +Vous cultivez déjà leur haine et leur fureur ; +Vous ne leur prononcez mon nom qu’avec horreur. + + + +Peut-on de nos malheurs leur dérober l’histoire ? +Tout l’univers les sait ; vous-même en faites gloire. + + + +Oui, ma juste fureur, et j’en fais vanité, +A vengé mes parents sur ma postérité. +J’aurais vu massacrer et mon père et mon frère, +Du haut de son palais précipiter ma mère, +Et dans un même jour égorger à la fois +(Quel spectacle d’horreur !) quatre-vingts fils de rois : +Et pourquoi ? pour venger je ne sais quels prophètes +Dont elle avait puni les fureurs indiscrètes : +Et moi, reine sans cœur, fille sans amitié, +Esclave d’une lâche et frivole pitié, +Je n’aurais pas du moins à cette aveugle rage +Rendu meurtre pour meurtre, outrage pour outrage, +Et de votre David traité tous les neveux +Comme on traitait d’Achab les restes malheureux ! +Où serais-je aujourd’hui si, domptant ma faiblesse, +Je n’eusse d’une mère étouffé la tendresse ; +Si de mon propre sang ma main versant des flots +N’eût par ce coup hardi réprimé vos complots ? +Enfin de votre Dieu l’implacable vengeance +Entre nos deux maisons rompit toute alliance : +David m’est en horreur ; et les fils de ce roi, +Quoique nés de mon sang, sont étrangers pour moi. + + + +Tout vous a réussi. Que Dieu voie, et nous juge. + + + +Ce Dieu, depuis longtemps votre unique refuge, +Que deviendra l’effet de ses prédictions ? +Qu’il vous donne ce roi promis aux nations, +Cet enfant de David, votre espoir, votre attente… +Mais nous nous reverrons. Adieu. Je sors contente : +J’ai voulu voir ; j’ai vu. Je vous l’avais promis : +Je vous rends le dépôt que vous m’avez commis. + + + + + + + +Avez-vous entendu cette superbe reine, +Seigneur ? J’entendais tout, et plaignais votre peine. +Ces lévites et moi, prêts à vous secourir, +Nous étions avec vous résolus de périr. +Que Dieu veille sur vous, enfant dont le courage + +Vient de rendre à son nom ce noble témoignage. +Je reconnais, Abner, ce service important : +Souvenez-vous de l’heure où Joad vous attend. +Et nous, dont cette femme impie et meurtrière +A souillé les regards et troublé la prière, +Rentrons ; et qu’un sang pur, par mes mains épanché, +Lave jusques au marbre où ses pas ont touché. + + + + +Tatatatatata tatatata tatie +Tatatatatata tatata tatatie + + +Jeunes filles, allez : qu’on dise à Josabeth +Que Mathan veut ici lui parler en secret. + + + +Mathan ! Ô Dieu du ciel, puisses-tu le confondre ! + + + +Eh quoi ! tout se disperse, et fuit sans vous répondre ! + + + +Approchons. Téméraire, où voulez-vous passer ? + +Au-delà de ce lieu gardez-vous d’avancer : +C’est des ministres saints la demeure sacrée ; +Les lois à tout profane en défendent l’entrée. +Qui cherchez-vous ? Mon père, en ce jour solennel, +De l’idolâtre impur fuit l’aspect criminel ; +Et devant le Seigneur maintenant prosternée, +Ma mère en ce devoir craint d’être détournée. + + + +Mon fils, nous attendrons ; cessez de vous troubler. +C’est votre illustre mère à qui je veux parler ; +Je viens ici chargé d’un ordre de la reine. + + + + + + + +Leurs enfants ont déjà leur audace hautaine. +Mais que veut Athalie en cette occasion ? +D’où naît dans ses conseils cette confusion ? +Par l’insolent Joad ce matin offensée, +Et d’un enfant fatal en songe menacée, +Elle allait immoler Joad à son courroux, +Et dans ce temple enfin placer Baal et vous. +Vous m’en aviez déjà confié votre joie ; +Et j’espérais ma part d’une si riche proie. +Qui fait changer ainsi ses vœux irrésolus ? + + + +Ami, depuis deux jours je ne la connais plus. +Ce n’est plus cette reine éclairée, intrépide, +Élevée au-dessus de son sexe timide, +Qui d’abord accablait ses ennemis surpris, +Et d’un instant perdu connaissait tout le prix : +La peur d’un vain remords trouble cette grande âme ; +Elle flotte, elle hésite ; en un mot, elle est femme. +J’avais tantôt rempli d’amertume et de fiel +Son cœur déjà saisi des menaces du ciel ; +Elle-même, à mes soins confiant sa vengeance, +M’avait dit d’assembler sa garde en diligence ; +Mais soit que cet enfant devant elle amené, +De ses parents, dit-on, rebut infortuné, +Eût d’un songe effrayant diminué l’alarme, +Soit qu’elle eût même en lui vu je ne sais quel charme, +J’ai trouvé son courroux chancelant, incertain, +Et déjà remettant sa vengeance à demain. +Tous ses projets semblaient l’un l’autre se détruire : +« Du sort de cet enfant je me suis fait instruire, +« Ai-je dit : on commence à vanter ses aïeux ; +« Joad de temps en temps le montre aux factieux, +« Le fait attendre aux Juifs comme un autre Moïse, +« Et d’oracles menteurs s’appuie et s’autorise. » +Ces mots ont fait monter la rougeur sur son front. +Jamais mensonge heureux n’eut un effet si prompt. +« Est-ce à moi de languir dans cette incertitude ? +« Sortons, a-t-elle dit, sortons d’inquiétude. +« Vous-même à Josabeth prononcez cet arrêt : +« Les feux vont s’allumer, et le fer est tout prêt ; +« Rien ne peut de leur temple empêcher le ravage, +« Si je n’ai de leur foi cet enfant pour otage. » + + + +Eh bien ! pour un enfant qu’ils ne connaissent pas, +Que le hasard peut-être a jeté dans leurs bras, +Voudront-ils que leur temple enseveli sous l’herbe… + + + +Ah ! de tous les mortels connais le plus superbe. +Plutôt que dans mes mains par Joad soit livré +Un enfant qu’à son Dieu Joad a consacré, +Tu lui verras subir la mort la plus terrible. +D’ailleurs pour cet enfant leur attache est visible. +Si j’ai bien de la reine entendu le récit, +Joad sur sa naissance en sait plus qu’il ne dit. +Quel qu’il soit, je prévois qu’il leur sera funeste ; +Ils le refuseront : je prends sur moi le reste ; +Et j’espère qu’enfin de ce temple odieux +Et la flamme et le fer vont délivrer mes yeux. + + + +Qui peut vous inspirer une haine si forte ? +Est-ce que de Baal le zèle vous transporte ? +Pour moi, vous le savez, descendu d’Ismaël, +Je ne sers ni Baal, ni le Dieu d’Israël. + + + +Ami, peux-tu penser que d’un zèle frivole +Je me laisse aveugler pour une vaine idole, +Pour un fragile bois, que, malgré mon secours, +Les vers sur son autel consument tous les jours ? +Né ministre du Dieu qu’en ce temple on adore, +Peut-être que Mathan le servirait encore, +Si l’amour des grandeurs, la soif de commander, +Avec son joug étroit pouvaient s’accommoder. +Qu’est-il besoin, Nabal, qu’à tes yeux je rappelle +De Joad et de moi la fameuse querelle, +Quand j’osai contre lui disputer l’encensoir, +Mes brigues, mes combats, mes pleurs, mon désespoir ? +Vaincu par lui, j’entrai dans une autre carrière, +Et mon âme à la cour s’attacha tout entière. +J’approchai par degrés de l’oreille des rois, +Et bientôt en oracle on érigea ma voix. +J’étudiai leur cœur, je flattai leurs caprices ; +Je leur semai de fleurs les bords des précipices ; +Près de leurs passions rien ne me fut sacré ; +De mesure et de poids je changeais à leur gré. +Autant que de Joad l’inflexible rudesse +De leur superbe oreille offensait la mollesse ; +Autant je les charmais par ma dextérité : +Dérobant à leurs yeux la triste vérité : +Prêtant à leurs fureurs des couleurs favorables, +Et prodigue surtout du sang des misérables. +Enfin, au dieu nouveau qu’elle avait introduit, + +Par les mains d’Athalie un temple fut construit. +Jérusalem pleura de se voir profanée ; +Des enfants de Lévi la troupe consternée +En poussa vers le ciel des hurlements affreux. +Moi seul, donnant l’exemple aux timides Hébreux, +Déserteur de leur loi, j’approuvai l’entreprise, +Et par là de Baal méritai la prêtrise ; +Par là je me rendis terrible à mon rival, +Je ceignis la tiare, et marchai son égal. +Toutefois, je l’avoue, en ce comble de gloire, +Du Dieu que j’ai quitté l’importune mémoire +Jette encore en mon âme un reste de terreur : +Et c’est ce qui redouble et nourrit ma fureur. +Heureux si, sur son temple achevant ma vengeance, +Je puis convaincre enfin sa haine d’impuissance, +Et parmi les débris, le ravage et les morts, +À force d’attentats perdre tous mes remords ! +Mais voici Josabeth. Envoyé par la reine +Pour rétablir le calme et dissiper la haine, +Princesse, en qui le ciel mit un esprit si doux, +Ne vous étonnez pas si je m’adresse à vous. +Un bruit, que j’ai pourtant soupçonné de mensonge, +Appuyant les avis qu’elle a reçus en songe, +Sur Joad, accusé de dangereux complots, +Allait de sa colère attirer tous les flots. +Je ne veux point ici vous vanter mes services : +De Joad contre moi je sais les injustices ; +Mais il faut à l’offense opposer les bienfaits. +Enfin, je viens chargé de paroles de paix. +Vivez, solennisez vos fêtes sans ombrage. +De votre obéissance elle ne veut qu’un gage : +C’est, pour l’en détourner j’ai fait ce que j’ai pu, +Cet enfant sans parents, qu’elle dit qu’elle a vu. + + + +Éliacin ? J’en ai pour elle quelque honte : +D’un vain songe peut-être elle fait trop de compte. +Mais vous vous déclarez ses mortels ennemis, +Si cet enfant sur l’heure en mes mains n’est remis. +La reine impatiente attend votre réponse. + + + +Et voilà de sa part la paix qu’on nous annonce ! + + + +Pourriez-vous un moment douter de l’accepter ? +D’un peu de complaisance est-ce trop l’acheter ? + + + +J’admirais si Mathan, dépouillant l’artifice, +Avait pu de son cœur surmonter l’injustice, +Et si de tant de maux le funeste inventeur +De quelque ombre de bien pouvait être l’auteur. + + + +De quoi vous plaignez-vous ? Vient-on avec furie +Arracher de vos bras votre fils Zacharie ? +Quel est cet autre enfant si cher à votre amour ? +Ce grand attachement me surprend à mon tour. +Est-ce un trésor pour vous si précieux, si rare ? +Est-ce un libérateur que le ciel vous prépare ? +Songez-y : vos refus pourraient me confirmer +Un bruit sourd que déjà l’on commence à semer. + + + +Quel bruit ? Que cet enfant vient d’illustre origine ; +Qu’à quelque grand projet votre époux le destine. + + + +Et Mathan, par ce bruit qui flatte sa fureur… + + + +Princesse, c’est à vous à me tirer d’erreur. +Je sais que, du mensonge implacable ennemie, +Josabeth livrerait même sa propre vie, +S’il fallait que sa vie à sa sincérité +Coûtât le moindre mot contre la vérité. +Du sort de cet enfant on n’a donc nulle trace ? +Une profonde nuit enveloppe sa race ? +Et vous-même ignorez de quels parents issu, +De quelles mains Joad en ses bras l’a reçu ? +Parlez, je vous écoute, et suis prêt à vous croire : +Au Dieu que vous servez, princesse, rendez gloire. + + + +Méchant, c’est bien à vous d’oser ainsi nommer +Un Dieu que votre bouche enseigne à blasphémer ! +Sa vérité par vous peut-elle être attestée, +Vous, malheureux, assis dans la chaire empestée, +Où le mensonge règne et répand son poison ; +Vous, nourri dans la fourbe et dans la trahison ? + + + + + + + +Où suis-je ? de Baal ne vois-je pas le prêtre ? +Quoi ! fille de David, vous parlez à ce traître ! +Vous souffrez qu’il vous parle ! et vous ne craignez pas +Que du fond de l’abîme entr’ouvert sous ses pas +Il ne sorte à l’instant des feux qui vous embrasent, +Ou qu’en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent ? +Que veut-il ? de quel front cet ennemi de Dieu +Vient-il infecter l’air qu’on respire en ce lieu ? + + + +On reconnaît Joad à cette violence. +Toutefois il devrait montrer plus de prudence, +Respecter une reine, et ne pas outrager +Celui que de son ordre elle a daigné charger. + + + +Eh bien ! que nous fait-elle annoncer de sinistre ? +Quel sera l’ordre affreux qu’apporte un tel ministre ? + + + +J’ai fait à Josabeth savoir sa volonté. + + + +Sors donc de devant moi, monstre d’impiété. +De toutes tes horreurs, va, comble la mesure. +Dieu s’apprête à te joindre à la race parjure, +Abiron et Dathan, Doëg, Architophel : +Les chiens, à qui son bras a livré Jézabel, +Attendant que sur toi sa fureur se déploie, +Déjà sont à ta porte, et demandent leur proie. + + +Avant la fin du jour… on verra qui de nous… + +Doit… Mais sortons, Nabal. Où vous égarez-vous ? +De vos sens étonnés quel désordre s’empare ? +Voilà votre chemin. L’orage se déclare : +Athalie en fureur demande Éliacin. +Déjà de sa naissance et de votre dessein +On commence, seigneur, à percer le mystère ; +Peu s’en faut que Mathan ne m’ait nommé son père. + + + +Au perfide Mathan qui l’aurait révélé ? +Votre trouble à Mathan n’a-t-il point trop parlé ? + + + +J’ai fait ce que j’ai pu pour m’en rendre maîtresse. +Cependant, croyez-moi, seigneur, le péril presse. +Réservons cet enfant pour un temps plus heureux. +Tandis que les méchants délibèrent entre eux, +Avant qu’on l’environne, avant qu’on nous l’arrache, +Une seconde fois souffrez que je le cache : +Les portes, les chemins, lui sont encore ouverts. +Faut-il le transporter aux plus affreux déserts ? +Je suis prête : je sais une secrète issue +Par où, sans qu’on le voie, et sans être aperçue, +De Cédron avec lui traversant le torrent, +J’irai dans le désert où jadis en pleurant, +Et cherchant comme nous son salut dans la fuite, +David d’un fils rebelle évita la poursuite. +Je craindrai moins pour lui les lions et les ours… +Mais pourquoi de Jéhu refuser le secours ? +Je vous ouvre peut-être un avis salutaire. +Faisons de ce trésor Jéhu dépositaire : +On peut dans ses États le conduire aujourd’hui, +Et le chemin est court qui mène jusqu’à lui. +Jéhu n’a point un cœur farouche, inexorable ; +De David à ses yeux le nom est favorable. +Hélas ! est-il un roi si dur et si cruel, +À moins qu’il n’eût pour mère une autre Jézabel +Qui d’un tel suppliant ne plaignît l’infortune ? +Sa cause à tous les rois n’est-elle pas commune ? + + + +Quels timides conseils m’osez-vous suggérer ? +En l’appui de Jéhu pourriez-vous espérer ? + + + +Dieu défend-il tout soin et toute prévoyance ? +Ne l’offense-t-on point par trop de confiance ? +À ses desseins sacrés employant les humains, +N’a-t-il pas de Jéhu lui-même armé les mains ? + + + +Jéhu, qu’avait choisi sa sagesse profonde, +Jéhu, sur qui je vois que votre espoir se fonde, +D’un oubli trop ingrat a payé ses bienfaits : +Jéhu laisse d’Achab l’affreuse fille en paix, +Suit des rois d’Israël les profanes exemples, +Du vil dieu de l’Égypte a conservé les temples ; +Jéhu, sur les hauts lieux enfin osant offrir +Un téméraire encens que Dieu ne peut souffrir, +N’a pour servir sa cause et venger ses injures +Ni le cœur assez droit, ni les mains assez pures. +Non, non ; c’est à Dieu seul qu’il nous faut attacher. +Montrons Éliacin ; et, loin de le cacher, +Que du bandeau royal sa tête soit ornée ; +Je veux même avancer l’heure déterminée, +Avant que de Mathan le complot soit formé. + + + + + + + +Eh bien, Azarias, le temple est-il fermé ? + + + +J’en ai fait devant moi fermer toutes les portes. + + + +N’y reste-t-il que vous et vos saintes cohortes ? + + + +De ses parvis sacrés j’ai deux fois fait le tour. +Tout a fui, tous se sont séparés sans retour, +Misérable troupeau qu’a dispersé la crainte ; +Et Dieu n’est plus servi que dans la tribu sainte. + +Depuis qu’à Pharaon ce peuple est échappé, +Une égale terreur ne l’avait point frappé. + + + +Peuple lâche, en effet, et né pour l’esclavage, +Hardi contre Dieu seul ! Poursuivons notre ouvrage. +Mais qui retient encor ces enfants parmi nous ? + + + +Eh ! pourrions-nous, seigneur, nous séparer de vous ? +Dans le temple de Dieu sommes-nous étrangères ? +Vous avez près de vous nos pères et nos frères. + + + +Hélas ! si, pour venger l’opprobre d’Israël, +Nos mains ne peuvent pas, comme autrefois Jahel, +Des ennemis de Dieu percer la tête impie, +Nous lui pouvons du moins immoler notre vie. +Quand vos bras combattront pour son temple attaqué, +Par nos larmes du moins il peut être invoqué. + + + +Voilà donc quels vengeurs s’arment pour ta querelle, +Des prêtres, des enfants, ô Sagesse éternelle ! +Mais si tu les soutiens, qui peut les ébranler ? +Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler ; +Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites. +Ils ne s’assurent point en leurs propres mérites, +Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois, +En tes serments jurés au plus saint de leurs rois ; +En ce temple où tu fais ta demeure sacrée, +Et qui doit du soleil égaler la durée. +Mais d’où vient que mon cœur frémit d’un saint effroi ? +Est-ce l’Esprit divin qui s’empare de moi ? +C’est lui-même ; il m’échauffe, il parle : mes yeux s’ouvrent, +Et les siècles obscurs devant moi se découvrent. +Lévites, de vos sons prêtez-moi les accords, +Et de ses mouvements secondez les transports. + + + + +D’un pas majestueux, à côté de ma mère, +Le jeune Éliacin s’avance avec mon frère. +Dans ces voiles, mes sœurs, que portent-ils tous deux ? +Quel est ce glaive enfin qui marche devant eux ? + + + +Mon fils, avec respect posez sur cette table +De notre sainte loi le livre redoutable. +Et vous aussi, posez, aimable Éliacin, +Cet auguste bandeau près du livre divin. +Lévite, il faut placer, Joad ainsi l’ordonne, +Le glaive de David auprès de sa couronne. + + + +Princesse, quel est donc ce spectacle nouveau ? +Pourquoi ce livre saint, ce glaive, ce bandeau ? +Depuis que le Seigneur m’a reçu dans son temple, +D’un semblable appareil je n’ai point vu d’exemple. + + + +Tous vos doutes, mon fils, bientôt s’éclairciront. + + + +Vous voulez essayer ce bandeau sur mon front ? +Ah ! princesse, gardez d’en profaner la gloire : + +Du roi qui l’a porté respectez la mémoire. +Un malheureux enfant aux ours abandonné… + + + +Laissez, mon fils : je fais ce qui m’est ordonné. + + + +Mais j’entends les sanglots sortir de votre bouche ! +Princesse, vous pleurez ! Quelle pitié vous touche ? +Est-ce qu’en holocauste aujourd’hui présenté, +Je dois, comme autrefois la fille de Jephté, +Du Seigneur par ma mort apaiser la colère ? +Hélas ! un fils n’a rien qui ne soit à son père. + + + +Voici qui vous dira les volontés des cieux. +Ne craignez rien. Et nous, sortons tous de ces lieux. + + + + + + + +Mon père ! Eh bien, mon fils ? Qu’est-ce donc qu’on prépare ? + + + +Il est juste, mon fils, que je vous le déclare. +Il faut que vous soyez instruit, même avant tous, +Des grands desseins de Dieu sur son peuple et sur vous. +Armez-vous d’un courage et d’une foi nouvelle : +Il est temps de montrer cette ardeur et ce zèle +Qu’au fond de votre cœur mes soins ont cultivés, +Et de payer à Dieu ce que vous lui devez. +Sentez-vous cette noble et généreuse envie ? + + + +Je me sens prêt, s’il veut, de lui donner ma vie. + + + +On vous a lu souvent l’histoire de nos rois : +Vous souvient-il, mon fils, quelles étroites lois +Doit s’imposer un roi digne du diadème ? + + + +Un roi sage, ainsi Dieu l’a prononcé lui-même, +Sur la richesse et l’or ne met point son appui, +Craint le Seigneur son Dieu, sans cesse a devant lui +Ses préceptes, ses lois, ses jugements sévères, +Et d’injustes fardeaux n’accable point ses frères. + + + +Mais sur l’un de ces rois s’il fallait vous régler, +À qui choisiriez-vous, mon fils, de ressembler ? + + + +David, pour le Seigneur plein d’un amour fidèle, +Me paraît des grands rois le plus parfait modèle. + + + +Ainsi dans leurs excès vous n’imiteriez pas +L’infidèle Joram, l’impie Ochozias ? + + + +Ô mon père ! Achevez, dites : que vous en semble ? + + + +Puisse périr comme eux quiconque leur ressemble ! +Mon père, en quel état vous vois-je devant moi ! + + + +Je vous rends le respect que je dois à mon roi. +De votre aïeul David, Joas, rendez-vous digne. + + + +Joas ! Moi ? Vous saurez par quelle grâce insigne, +D’une mère en fureur Dieu trompant le dessein, +Quand déjà son poignard était dans votre sein, +Vous choisit, vous sauva du milieu du carnage. +Vous n’êtes pas encore échappé de sa rage : +Avec la même ardeur qu’elle voulut jadis +Perdre en vous le dernier des enfants de son fils, +À vous faire périr sa cruauté s’attache, +Et vous poursuit encor sous le nom qui vous cache. +Mais sous vos étendards j’ai déjà su ranger +Un peuple obéissant et prompt à vous venger. +Entrez, généreux chefs des familles sacrées, +Du ministère saint tour à tour honorées. + + + + + + + +Roi, voilà vos vengeurs contre vos ennemis. +Prêtres, voilà le roi que je vous ai promis. + + + +Quoi ! c’est Éliacin ? Quoi ! cet enfant aimable… + + +Est des rois de Juda l’héritier véritable, +Dernier né des enfants du triste Ochozias, +Nourri, vous le savez, sous le nom de Joas. +De cette fleur si tendre et sitôt moissonnée, +Tout Juda, comme vous, plaignant la destinée, +Avec ses frères morts le crut enveloppé. +Du perfide couteau comme eux il fut frappé ; +Mais Dieu du coup mortel sut détourner l’atteinte, +Conserva dans son cœur la chaleur presque éteinte +Permit que des bourreaux trompant l’œil vigilant, +Josabeth dans son sein l’emportât tout sanglant, +Et n’ayant de son vol que moi seul pour complice, +Dans le temple cachât l’enfant et la nourrice. + + + +Hélas ! de tant d’amour et de tant de bienfaits, +Mon père, quel moyen de m’acquitter jamais ? + + + +Gardez pour d’autres temps cette reconnaissance. +Voilà donc votre roi, votre unique espérance. +J’ai pris soin jusqu’ici de vous le conserver : +Ministres du seigneur, c’est à vous d’achever. +Bientôt de Jézabel la fille meurtrière, +Instruite que Joas voit encor la lumière, +Dans l’horreur du tombeau viendra le replonger : +Déjà, sans le connaître, elle veut l’égorger. +Prêtres saints, c’est à vous de prévenir sa rage ; +Il faut finir des Juifs le honteux esclavage, +Venger vos princes morts, relever votre loi, +Et faire aux deux tribus reconnaître leur roi. +L’entreprise, sans doute, est grande et périlleuse : +J’attaque sur son trône une reine orgueilleuse, +Qui voit sous ses drapeaux marcher un camp nombreux +De hardis étrangers, d’infidèles Hébreux ; +Mais ma force est au Dieu dont l’intérêt me guide. +Songez qu’en cet enfant tout Israël réside. +Déjà ce Dieu vengeur commence à la troubler ; +Déjà, trompant ses soins, j’ai su vous rassembler. +Elle nous croit ici sans armes, sans défense. +Couronnons, proclamons Joas en diligence : +De là, du nouveau prince intrépides soldats, +Marchons, en invoquant l’arbitre des combats ; +Et réveillant la foi dans les cœurs endormie, +Jusque dans son palais cherchons notre ennemie. +Et quels cœurs si plongés dans un lâche sommeil, +Nous voyant avancer dans ce saint appareil, +Ne s’empresseront pas à suivre notre exemple ? +Un roi que Dieu lui-même a nourri dans son temple, +Le successeur d’Aaron de ses prêtres suivi, +Conduisant au combat les enfants de Lévi, +Et dans ces mêmes mains des peuples révérées +Les armes au Seigneur par David consacrées ! +Dieu sur ses ennemis répandra sa terreur. +Dans l’infidèle sang baignez-vous sans horreur ; +Frappez et Tyriens, et même Israélites. +Ne descendez-vous pas de ces fameux lévites +Qui, lorsqu’au dieu du Nil le volage Israël +Rendit dans le désert un culte criminel, +De leurs plus chers parents saintement homicides, +Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides, +Et par ce noble exploit vous acquirent l’honneur +D’être seuls employés aux autels du Seigneur ? +Mais je vois que déjà vous brûlez de me suivre. +Jurez donc, avant tout, sur cet auguste livre, +À ce roi que le ciel vous redonne aujourd’hui, +De vivre, de combattre et de mourir pour lui. + + + +Oui, nous jurons ici pour nous, pour tous nos frères, +De rétablir Joas au trône de ses pères, +De ne poser le fer entre nos mains remis, +Qu’après l’avoir vengé de tous ses ennemis. +Si quelque transgresseur enfreint cette promesse, +Qu’il éprouve, grand Dieu, ta fureur vengeresse ; +Qu’avec lui ses enfants, de ton partage exclus, +Soient au rang de ces morts que tu ne connais plus ! + + + +Et vous, à cette loi votre règle éternelle, +Roi, ne jurez-vous pas d’être toujours fidèle ? + + + +Pourrais-je à cette loi ne me pas conformer ? + + + +Ô mon fils, de ce nom j’ose encor vous nommer, +Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes +Que m’arrachent pour vous de trop justes alarmes. +Loin du trône nourri, de ce fatal honneur, +Hélas ! vous ignorez le charme empoisonneur ; +De l’absolu pouvoir vous ignorez l’ivresse, +Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse. +Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois, +Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois ; +Qu’un roi n’a d’autre frein que sa volonté même ; +Qu’il doit immoler tout à sa grandeur suprême ; +Qu’aux larmes, au travail, le peuple est condamné, +Et d’un sceptre de fer veut être gouverné ; +Que, s’il n’est opprimé, tôt ou tard il opprime : +Ainsi de piége en piége, et d’abîme en abîme, +Corrompant de vos mœurs l’aimable pureté, +Ils vous feront enfin haïr la vérité, +Vous peindront la vertu sous une affreuse image. +Hélas ! ils ont des rois égaré le plus sage. +Promettez sur ce livre, et devant ces témoins, +Que Dieu fera toujours le premier de vos soins ; +Que, sévère aux méchants, et des bons le refuge, +Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge ; +Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin, +Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin. + + + +Je promets d’observer ce que la loi m’ordonne. +Mon Dieu, punissez-moi si je vous abandonne. + + + +Venez : de l’huile sainte il faut vous consacrer ; +Paraissez, Josabeth : vous pouvez vous montrer. + + + + + + + +Ô roi, fils de David ! Ô mon unique mère ! +Venez, cher Zacharie, embrasser votre frère. + + + +Aux pieds de votre roi, prosternez-vous, mon fils. + + + +Enfants, ainsi toujours puissiez-vous être unis ! + + + +Vous savez donc quel sang vous a donné la vie ? + + + +Et je sais quelle main sans vous me l’eût ravie. + + + +De votre nom, Joas, je puis donc vous nommer. + + + +Joas ne cessera jamais de vous aimer. + + + +Quoi ! c’est là… C’est Joas. Écoutons ce lévite. + + + + + + + +J’ignore contre Dieu quel projet on médite ; +Mais l’airain menaçant frémit de toutes parts ; +On voit luire des feux parmi des étendards, +Et sans doute Athalie assemble son armée : +Déjà même au secours toute voie est fermée ; +Déjà le sacré mont où le temple est bâti +D’insolents Tyriens est partout investi ; +L’un d’eux, en blasphémant, vient de nous faire entendre +Qu’Abner est dans les fers, et ne peut nous défendre. + + + +Cher enfant, que le ciel en vain m’avait rendu, +Hélas ! pour vous sauver j’ai fait ce que j’ai pu : +Dieu ne se souvient plus de David votre père ! + + + +Quoi ! vous ne craignez pas d’attirer sa colère +Sur vous et sur ce roi si cher à votre amour ? +Et quand Dieu, de vos bras l’arrachant sans retour, +Voudrait que de David la maison fût éteinte, +N’êtes-vous pas ici sur la montagne sainte +Où le père des Juifs sur son fils innocent +Leva sans murmurer un bras obéissant, +Et mit sur un bûcher ce fruit de sa vieillesse, +Laissant à Dieu le soin d’accomplir sa promesse ; +Et lui sacrifiant, avec ce fils aimé, +Tout l’espoir de sa race, en lui seul renfermé ? +Amis, partageons-nous : qu’Ismaël en sa garde +Prenne tout le côté que l’Orient regarde ; +Vous, le côté de l’Ourse ; et vous, de l’Occident ; +Vous, le Midi. Qu’aucun, par un zèle imprudent, +Découvrant mes desseins, soit prêtre, soit lévite, +Ne sorte avant le temps, et ne se précipite ; +Et que chacun enfin, d’un même esprit poussé, +Garde en mourant le poste où je l’aurai placé. +L’ennemi nous regarde, en son aveugle rage, +Comme de vils troupeaux réservés au carnage, +Et croit ne rencontrer que désordre et qu’effroi. +Qu’Azarias partout accompagne le roi. +Venez, cher rejeton d’une vaillante race, + +Remplir vos défenseurs d’une nouvelle audace ; +Venez du diadème à leurs yeux vous couvrir, +Et périssez du moins en roi, s’il faut périr. +Suivez-le, Josabeth. Vous, donnez-moi ces armes. +Enfants, offrez à Dieu vos innocentes larmes. + + + + + + + + + + + + + + + +Tatatatatata tatatatatatous +Cher Zacharie, eh bien ! que nous apprenez-vous ? + + + +Redoublez au Seigneur votre ardente prière : +Peut-être nous touchons à notre heure dernière. +Pour l’horrible combat, ma sœur, l’ordre est donné. + + + +Que fait Joas ? Joas vient d’être couronné : +Le grand prêtre a sur lui répandu l’huile sainte. +Ô ciel ! dans tous les yeux quelle joie était peinte +À l’aspect de ce roi racheté du tombeau ! +Ma sœur, on voit encor la marque du couteau ; +On voit paraître aussi sa fidèle nourrice, +Qui, cachée en un coin de ce vaste édifice, +Gardait ce cher dépôt, et n’avait de ses soins +Que les yeux de ma mère et que Dieu pour témoins. +Nos lévites pleuraient de joie et de tendresse, +Et mêlaient leurs sanglots à leurs cris d’allégresse. +Lui, parmi ces transports, affable et sans orgueil, +À l’un tendait la main, flattait l’autre de l’œil, +Jurait de se régler par leurs avis sincères, +Et les appelait tous ses pères ou ses frères. + + + +Ce secret au dehors est-il aussi semé ? + + + +Ce secret dans le temple est encor renfermé. +Des enfants de Lévi la troupe partagée +Dans un profond silence aux portes s’est rangée. +Tous doivent à la fois précipiter leurs pas, +Et crier pour signal : Vive le roi Joas ! +Mais mon père défend que le roi se hasarde, +Et veut qu’Azarias demeure pour sa garde. +Cependant Athalie, un poignard à la main, +Rit des faibles remparts de nos portes d’airain. +Pour les rompre elle attend les fatales machines, +Et ne respire enfin que sang et que ruines. +Quelques prêtres, ma sœur, ont d’abord proposé +Qu’en un lieu souterrain, par nos pères creusé, +On renfermât du moins notre arche précieuse. +« Ô crainte, a dit mon père, indigne, injurieuse ! +« L’arche qui fit tomber tant de superbes tours, +« Et força le Jourdain de rebrousser son cours, +« Des dieux des nations tant de fois triomphante, +« Fuirait donc à l’aspect d’une femme insolente ! » +Ma mère, auprès du roi, dans un trouble mortel, +L’œil tantôt sur ce prince et tantôt vers l’autel, +Muette, et succombant sous le poids des alarmes, +Aux yeux les plus cruels arracherait des larmes. +Le roi de temps en temps la presse entre ses bras, +La flatte… Chères sœurs, suivez toutes mes pas ; +Et s’il faut aujourd’hui que notre roi périsse, +Allons, qu’un même sort avec lui nous unisse. + + + +Quelle insolente main frappe à coups redoublés ? +Qui fait courir ainsi ces lévites troublés ? +Quelle précaution leur fait cacher leurs armes ? +Le temple est-il forcé ? Dissipez vos alarmes : +Dieu nous envoie Abner. En croirai-je mes yeux, + +Cher Abner ? Quel chemin a pu jusqu’en ces lieux +Vous conduire au travers d’un camp qui nous assiége ? +On disait que d’Achab la fille sacrilége +Avait, pour assurer ses projets inhumains, +Chargé d’indignes fers vos généreuses mains. + + + +Oui, seigneur, elle a craint mon zèle et mon courage ; +Mais c’est le moindre prix que me gardait sa rage. +Dans l’horreur d’un cachot, par son ordre enfermé, +J’attendais que, le temple en cendre consumé, +De tant de flots de sang non encore assouvie, +Elle vînt m’affranchir d’une importune vie, +Et retrancher des jours qu’aurait dû mille fois +Terminer la douleur de survivre à mes rois. + + + +Par quel miracle a-t-on obtenu votre grâce ? + + + +Dieu dans ce cœur cruel sait seul ce qui se passe. +Elle m’a fait venir ; et d’un air égaré : +« Tu vois de mes soldats tout ce temple entouré, +« Dit-elle ; un feu vengeur va le réduire en cendre, +« Et ton Dieu contre moi ne le saurait défendre. +« Ses prêtres toutefois, mais il faut se hâter, +« À deux conditions peuvent se racheter : +« Qu’avec Éliacin on mette en ma puissance +« Un trésor dont je sais qu’ils ont la connaissance, +« Par votre roi David autrefois amassé, +« Sous le sceau du secret au grand prêtre laissé. +« Va, dis-leur qu’à ce prix je leur permets de vivre. » + + + +Quel conseil, cher Abner, croyez-vous qu’on doit suivre ? + + + +Et tout l’or de David, s’il est vrai qu’en effet +Vous gardiez de David quelque trésor secret ; +Et tout ce que des mains de cette reine avare +Vous avez pu sauver et de riche et de rare, +Donnez-le. Voulez-vous que d’impurs assassins +Viennent briser l’autel, brûler les chérubins, +Et portant sur notre arche une main téméraire, +De votre propre sang souiller le sanctuaire ? + + + +Mais siérait-il, Abner, à des cœurs généreux +De livrer au supplice un enfant malheureux, +Un enfant que Dieu même à ma garde confie, +Et de nous racheter aux dépens de sa vie ? + + + +Hélas ! Dieu voit mon cœur. Plût à ce Dieu puissant +Qu’Athalie oubliât un enfant innocent, +Et que du sang d’Abner sa cruauté contente +Crût calmer par ma mort le ciel qui la tourmente ! +Mais que peuvent pour lui vos inutiles soins ? +Quand vous périrez tous, en périra-t-il moins ? +Dieu vous ordonne-t-il de tenter l’impossible ? +Pour obéir aux lois d’un tyran inflexible, +Moïse, par sa mère au Nil abandonné, +Se vit, presque en naissant, à périr condamné ; +Mais Dieu le conservant contre toute espérance, +Fit par le tyran même élever son enfance. +Qui sait ce qu’il réserve à votre Éliacin ; +Et si, lui préparant un semblable destin, +Il n’a point de pitié déjà rendu capable +De nos malheureux rois l’homicide implacable ? +Du moins, et Josabeth comme moi l’a pu voir, +Tantôt à son aspect je l’ai vu s’émouvoir ; +J’ai vu de son courroux tomber la violence. +Princesse, en ce péril vous gardez le silence ! +Eh quoi ! pour un enfant qui vous est étranger, +Souffrez-vous que sans fruit Joad laisse égorger +Vous, son fils, tout ce peuple, et que le feu dévore +Le seul lieu sur la terre où Dieu veut qu’on l’adore ? +Que feriez-vous de plus, si des rois vos aïeux +Ce jeune enfant était un reste précieux ! + + + +Pour le sang de ses rois vous voyez sa tendresse : +Que ne lui parlez-vous ? Il n’est pas temps, princesse. + + + +Le temps est cher, seigneur, plus que vous ne pensez. +Tandis qu’à me répondre ici vous balancez, +Mathan, près d’Athalie, étincelant de rage, +Demande le signal, et presse le carnage. +Faut-il que je me mette à vos sacrés genoux ? +Au nom d’un lieu si saint qui n’est ouvert qu’à vous, +Lieu terrible où de Dieu la majesté repose, +Quelque dure que soit la loi qu’on vous impose, +De ce coup imprévu songeons à nous parer. +Donnez-moi seulement le temps de respirer : +Demain, dès cette nuit, je prendrai des mesures +Pour assurer le temple et venger ses injures. +Mais je vois que mes pleurs et que mes vains discours +Pour vous persuader sont un faible secours ; +Votre austère vertu n’en peut être frappée : +Eh bien ! trouvez-moi donc quelque arme, quelque épée ; +Et qu’aux portes du temple, où l’ennemi m’attend, +Abner puisse du moins mourir en combattant. + + + +Je me rends. Vous m’ouvrez un avis que j’embrasse : +De tant de maux, Abner, détournons la menace. +Il est vrai, de David un trésor est resté, +La garde en fut commise à ma fidélité ; +C’était des tristes Juifs l’espérance dernière, +Que mes soins vigilants cachaient à la lumière. +Mais puisqu’à votre reine il faut le découvrir, +Je vais la contenter, nos portes vont s’ouvrir. +De ses plus braves chefs qu’elle entre accompagnée ; +Mais de nos saints autels qu’elle tienne éloignée + +D’un ramas d’étrangers l’indiscrète fureur ; +Du pillage du temple épargnez-moi l’horreur. +Des prêtres, des enfants lui feraient-ils quelque ombre ? +De sa suite avec vous qu’elle règle le nombre. +Et quand à cet enfant si craint, si redouté, +De votre cœur, Abner, je connais l’équité ; +Je vous veux devant elle expliquer sa naissance ; +Vous verrez s’il le faut remettre en sa puissance ; +Et je vous ferai juge entre Athalie et lui. + + + +Ah ! je le prends déjà, seigneur, sous mon appui. +Ne craignez rien. Je cours vers celle qui m’envoie. + + + + + + + +Grand Dieu ! voici ton heure ; on t’amène ta proie ! +Ismaël, écoutez. Puissant maître des cieux, +Remets-lui le bandeau dont tu couvris ses yeux +Lorsque, lui dérobant tout le fruit de son crime, +Tu cachas dans mon sein cette tendre victime ! + + + +Allez, sage Ismaël, ne perdez point de temps ; +Suivez de point en point ces ordres importants ; +Surtout qu’à son entrée, et que sur son passage, +Tout d’un calme profond lui présente l’image. +Vous, enfants, préparez un trône pour Joas ; +Qu’il s’avance suivi de nos sacrés soldats. +Faites venir aussi sa fidèle nourrice, +Princesse, et de vos pleurs que la source tarisse. +Vous, dès que cette reine ivre d’un fol orgueil, + +De la porte du temple aura passé le seuil ; +Qu’elle ne pourra plus retourner en arrière, +Prenez soin qu’à l’instant la trompette guerrière, +Dans le camp ennemi jette un subit effroi ; +Appelez tout le peuple au secours de son roi ; +Et faites retentir jusques à son oreille +De Joas conservé l’étonnante merveille. +Il vient. Lévites saints, prêtres de notre Dieu, +Partout sans vous montrer environnez ce lieu ; +Et laissant à mes soins gouverner votre zèle, +Pour paraître attendez que ma voix vous appelle. +Roi, je crois qu’à vos vœux cet espoir est permis ; + +Venez voir à vos pieds tomber vos ennemis. +Celle dont la fureur poursuivit votre enfance +Vers ces lieux à grands pas pour vous perdre s’avance ; +Mais ne la craignez point ; songez qu’autour de vous +L’ange exterminateur est debout avec nous. +Montez sur votre trône, et… Mais la porte s’ouvre : +Permettez un moment que ce voile vous couvre. +Vous changez de couleur, princesse ! Ah ! sans pâlir, +Puis-je voir d’assassins le temple se remplir ? +Quoi ! ne voyez-vous pas quelle nombreuse escorte… + + + +Je vois que du saint temple on referme la porte : +Tout est en sûreté. Te voilà, séducteur, +De ligues, de complots pernicieux auteur, +Qui dans le trouble seul a mis tes espérances, +Éternel ennemi des suprêmes puissances ! +En l’appui de ton Dieu tu t’étais reposé : +De ton espoir frivole es-tu désabusé ? +Il laisse en mon pouvoir et son temple et ta vie. +Je devrais sur l’autel où ta main sacrifie +Te… Mais du prix qu’on m’offre il faut me contenter. +Ce que tu m’as promis, songe à l’exécuter : +Cet enfant, ce trésor qu’il faut qu’on me remette, +Où sont-ils ? Sur-le-champ tu seras satisfaite : +Je te les vais montrer l’un et l’autre à la fois. + +Paraissez, cher enfant, digne sang de nos rois. +Connais-tu l’héritier du plus saint des monarques, +Reine ? de ton poignard connais du moins ces marques. +Voilà ton roi, ton fils, le fils d’Ochozias. +Peuples, et vous, Abner, reconnaissez Joas. + + + +Ciel ! Perfide ! Vois-tu cette Juive fidèle +Dont tu sais bien qu’alors il suçait la mamelle ? +Il fut par Josabeth à ta rage enlevé ; +Ce temple le reçut, et Dieu l’a conservé. +Des trésors de David voilà ce qui me reste. + + + +Ta fourbe à cet enfant, traître, sera funeste. +D’un fantôme odieux, soldats, délivrez-moi. + + + +Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi. + + + +Où suis-je ? ô trahison ! ô reine infortunée ! +D’armes et d’ennemis je suis environnée ! + + + +Tes yeux cherchent en vain, tu ne peux échapper, +Et Dieu de toutes parts a su t’envelopper. +Ce Dieu que tu bravais en nos mains t’a livrée : +Rends-lui compte du sang dont tu t’es enivrée. + + + +Quoi ! la peur a glacé mes indignes soldats ! +Lâche Abner, dans quel piége as-tu conduit mes pas ! + + + +Reine, Dieu m’est témoin… Laisse là ton Dieu, traître, +Et venge-moi. Sur qui ? sur Joas ! sur mon maître ! + + + +Lui, Joas ! lui ton roi ! Songez, méchants, songez +Que mes armes encor vous tiennent assiégés. +J’entends à haute voix tout mon camp qui m’appelle. +On vient à mon secours : tremblez, troupe rebelle ! + + + + + + + +Seigneur, le temple est libre, et n’a plus d’ennemis : +L’étranger est en fuite, et le Juif est soumis. +Comme le vent dans l’air dissipe la fumée, +La voix du Tout-Puissant a chassé cette armée. +Nos lévites, du haut de nos sacrés parvis, +D’Ochozias au peuple ont annoncé le fils, +Ont conté son enfance au glaive dérobée, +Et la fille d’Achab dans le piége tombée. +Partout en même temps la trompette a sonné ; +Et ses sons et leurs cris dans son camp étonné +Ont répandu le trouble et la terreur subite +Dont Gédéon frappa le fier Madianite. +Les Tyriens, jetant armes et boucliers, +Ont par divers chemins disparu les premiers ; +Quelques Juifs éperdus ont aussi pris la fuite ; +Mais de Dieu sur Joas admirant la conduite, +Le reste à haute voix s’est pour lui déclaré. +Enfin, d’un même esprit tout le peuple inspiré, +Femmes, vieillards, enfants, s’embrassant avec joie, +Bénissent le Seigneur et celui qu’il envoie. +Tous chantent de David le fils ressuscité. +Baal est en horreur dans la sainte cité ; +De son temple profane on a brisé les portes ; +Mathan est égorgé. Dieu des Juifs, tu l’emportes ! +Oui, c’est Joas ; je cherche en vain à me tromper ; +Je reconnais l’endroit où je le fis frapper ; +Je vois d’Ochozias et le port et le geste ; +Tout me retrace enfin un sang que je déteste. +David, David triomphe ; Achab seul est détruit. +Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit ! +C’est toi qui me flattant d’une vengeance aisée, +M’as vingt fois en un jour à moi-même opposée : +Tantôt pour un enfant excitant mes remords, +Tantôt m’éblouissant de tes riches trésors, +Que j’ai craint de livrer aux flammes, au pillage. +Qu’il règne donc ce fils, ton soin et ton ouvrage ; +Et que pour signaler son empire nouveau, +On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau ! +Voici ce qu’en mourant lui souhaite sa mère : +Que dis-je, souhaiter ? je me flatte, j’espère +Qu’indocile à ton joug, fatigué de ta loi, +Fidèle au sang d’Achab, qu’il a reçu de moi, +Conforme à son aïeul, à son père semblable, +On verra de David l’héritier détestable +Abolir tes honneurs, profaner ton autel, +Et venger Athalie, Achab et Jézabel. + + + +Qu’à l’instant hors du temple elle soit emmenée, +Et que la sainteté n’en soit pas profanée. +Allez, sacrés vengeurs de vos princes meurtris, +De leur sang par sa mort faire cesser les cris. +Si quelque audacieux embrasse sa querelle, +Qu’à la fureur du glaive on le livre avec elle. + + + + + + + +Dieu, qui voyez mon trouble et mon affliction, +Détournez loin de moi sa malédiction, +Et ne souffrez jamais qu’elle soit accomplie ; +Faites que Joas meure avant qu’il vous oublie. + + + +Appelez tout le peuple, et montrons-lui son roi ; +Qu’il lui vienne en ses mains renouveler sa foi. +Roi, prêtres, peuple, allons, pleins de reconnaissance, +De Jacob avec Dieu confirmer l’alliance, +Et saintement confus de nos égarements, +Nous rengager à lui par de nouveaux serments. +Abner, auprès du roi reprenez votre place. + + + + + + + +Eh bien ! de cette impie a-t-on puni l’audace ? + + + +Le fer a de sa vie expié les horreurs. +Jérusalem, longtemps en proie à ses fureurs, +De son joug odieux à la fin soulagée, +Avec joie en son sang la regarde plongée. + + + +Par cette fin terrible, et due à ses forfaits, +Apprenez, roi des Juifs, et n’oubliez jamais +Que les rois dans le ciel ont un juge sévère, +L’innocence un vengeur, et l’orphelin un père. diff --git a/test/racine_athalie.tpl b/test/racine_athalie.tpl @@ -0,0 +1,4 @@ +6/6 A !X +6/6 A !X +6/6 B !x +6/6 B !x diff --git a/test/racine_esther b/test/racine_esther @@ -0,0 +1,1353 @@ + + + +Du séjour bienheureux de la Divinité, +Je descends dans ce lieu par la Grâce habité ; +L’Innocence s’y plaît, ma compagne éternelle, +Et n’a point sous les cieux d’asile plus fidèle. +Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saints +Tout un peuple naissant est formé par mes mains : +Je nourris dans son cœur la semence féconde +Des vertus dont il doit sanctifier le monde. +Un roi qui me protége, un roi victorieux, +A commis à mes soins ce dépôt précieux. +C’est lui qui rassembla ces colombes timides, +Éparses en cent lieux, sans secours et sans guides : +Pour elles, à sa porte, élevant ce palais, +Il leur y fit trouver l’abondance et la paix. +Grand Dieu, que cet ouvrage ait place en ta mémoire +Que tous les soins qu’il prend pour soutenir ta gloire +Soient gravés de ta main au livre où sont écrits +Les noms prédestinés des rois que tu chéris ! +Tu m’écoutes ; ma voix ne t’est point étrangère : +Je suis la Piété, cette fille si chère, +Qui t’offre de ce roi les plus tendres soupirs : +Du feu de ton amour j’allume ses désirs. +Du zèle qui pour toi l’enflamme et le dévore +La chaleur se répand du couchant à l’aurore. +Tu le vois tous les jours, devant toi prosterné, +Humilier ce front de splendeur couronné ; +Et, confondant l’orgueil par d’augustes exemples, +Baiser avec respect le pavé de tes temples. +De ta gloire animé, lui seul de tant de rois +S’arme pour ta querelle, et combat pour tes droits. +Le perfide intérêt, l’aveugle jalousie, +S’unissent contre toi pour l’affreuse hérésie ; +La discorde en fureur frémit de toutes parts ; +Tout semble abandonner tes sacrés étendards ; +Et l’enfer couvrant tout de ses vapeurs funèbres, +Sur les yeux les plus saints a jeté ses ténèbres. +Lui seul, invariable et fondé sur la foi, +Ne cherche, ne regarde et n’écoute que toi ; +Et bravant du démon l’impuissant artifice, +De la religion soutient tout l’édifice. +Grand Dieu, juge ta cause, et déploie aujourd’hui +Ce bras, ce même bras qui combattait pour lui, +Lorsque des nations à sa perte animées +Le Rhin vit tant de fois disperser les armées. +Des mêmes ennemis je reconnais l’orgueil ; +Ils viennent se briser contre le même écueil : +Déjà rompant partout leurs plus fermes barrières, +Du débris de leurs forts ils couvrent ses frontières. +Tu lui donnes un fils prompt à le seconder, +Qui sait combattre, plaire, obéir, commander ; + +Un fils qui, comme lui, suivi de la victoire, +Semble à gagner son cœur borner toute sa gloire ; +Un fils à tous ses vœux avec amour soumis, +L’éternel désespoir de tous ses ennemis : +Pareil à ces esprits que ta justice envoie, +Quand son roi lui dit, Pars, il s’élance avec joie ; +Du tonnerre vengeur s’en va tout embraser, +Et, tranquille, à ses pieds revient le déposer. +Mais, tandis qu’un grand roi venge ainsi mes injures, +Vous qui goûtez ici des délices si pures, +S’il permet à son cœur un moment de repos, +À vos jeux innocents appelez ce héros ; +Retracez-lui d’Esther l’histoire glorieuse, +Et sur l’impiété la foi victorieuse. +Et vous, qui vous plaisez aux folles passions +Qu’allument dans vos cœurs les vaines fictions, +Profanes amateurs de spectacles frivoles, +Dont l’oreille s’ennuie au son de mes paroles, +Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité : +Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité. + + + + + + + + + + + + + + +Tatatatatata tatatata tatie +Tatatatatata tatata tatatie + +Est-ce toi, chère Élise ? ô jour trois fois heureux ! +Que béni soit le ciel qui te rend à mes vœux, +Toi qui, de Benjamin comme moi descendue, +Fus de mes premiers ans la compagne assidue, +Et qui, d’un même joug souffrant l’oppression, +M’aidais à soupirer les malheurs de Sion ! +Combien ce temps encore est cher à ma mémoire ! +Mais toi, de ton Esther ignorais-tu la gloire ? +Depuis plus de six mois que je te fais chercher, +Quel climat, quel désert a donc pu te cacher ? + + + +Au bruit de votre mort justement éplorée, +Du reste des humains je vivais séparée ; +Et de mes tristes jours n’attendais que la fin, +Quand tout à coup, madame, un prophète divin : +« C’est pleurer trop longtemps une mort qui t’abuse : +« Lève-toi, m’a-t-il dit, prends ton chemin vers Suse, +« Là tu verras d’Esther la pompe et les honneurs, +« Et sur le trône assis le sujet de tes pleurs. +« Rassure, ajouta-t-il, tes tribus alarmées, +« Sion : le jour approche où le Dieu des armées +« Va de son bras puissant faire éclater l’appui ; +« Et le cri de son peuple est monté jusqu’à lui. » +Il dit : et moi, de joie et d’horreur pénétrée, +Je cours. De ce palais j’ai su trouver l’entrée. +Ô spectacle ! ô triomphe admirable à mes yeux, +Digne en effet du bras qui sauva nos aïeux ! +Le fier Assuérus couronne sa captive, +Et le Persan superbe est aux pieds d’une Juive ! +Par quels secrets ressorts, par quel enchaînement +Le ciel a-t-il conduit ce grand événement ? + + + +Peut-être on t’a conté la fameuse disgrâce +De l’altière Vasthi, dont j’occupe la place, +Lorsque le roi, contre elle enflammé de dépit, +La chassa de son trône, ainsi que de son lit. +Mais il ne put sitôt en bannir la pensée : +Vasthi régna longtemps dans son âme offensée. +Dans ses nombreux États il fallut donc chercher +Quelque nouvel objet qui l’en pût détacher. +De l’Inde à l’Hellespont ses esclaves coururent : +Les filles de l’Égypte à Suse comparurent ; +Celles même du Parthe et du Scythe indompté +Y briguèrent le sceptre offert à la beauté. +On m’élevait alors, solitaire et cachée, +Sous les yeux vigilants du sage Mardochée : +Tu sais combien je dois à ses heureux secours. +La mort m’avait ravi les auteurs de mes jours ; +Mais lui, voyant en moi la fille de son frère, +Me tint lieu, chère Élise, et de père et de mère. +Du triste état des Juifs jour et nuit agité, +Il me tira du sein de mon obscurité ; +Et sur mes faibles mains fondant leur délivrance, +Il me fit d’un empire accepter l’espérance. +À ses desseins secrets, tremblante, j’obéis : +Je vins ; mais je cachai ma race et mon pays. +Qui pourrait cependant t’exprimer les cabales +Que formait en ces lieux ce peuple de rivales, +Qui toutes, disputant un si grand intérêt, +Des yeux d’Assuérus attendaient leur arrêt ? +Chacune avait sa brigue et de puissants suffrages : +L’une d’un sang fameux vantait les avantages ; +L’autre, pour se parer de superbes atours, + +Des plus adroites mains empruntait le secours ; +Et moi, pour toute brigue et pour tout artifice, +De mes larmes au ciel j’offrais le sacrifice. +Enfin on m’annonça l’ordre d’Assuérus. +Devant ce fier monarque, Élise, je parus. +Dieu tient le cœur des rois entre ses mains puissantes ; +Il fait que tout prospère aux âmes innocentes, +Tandis qu’en ses projets l’orgueilleux est trompé. +De mes faibles attraits le roi parut frappé : +Il m’observa longtemps dans un sombre silence ; +Et le ciel qui pour moi fit pencher la balance, +Dans ce temps-là sans doute agissait sur son cœur. +Enfin, avec des yeux où régnait la douceur : +Soyez reine, dit-il ; et dès ce moment même, +De sa main sur mon front posa son diadème. +Pour mieux faire éclater sa joie et son amour, +Il combla de présents tous les grands de sa cour ; +Et même ses bienfaits, dans toutes ses provinces, +Invitèrent le peuple aux noces de leurs princes. +Hélas ! durant ces jours de joie et de festins, +Quelle était en secret ma honte et mes chagrins ! +Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise, +La moitié de la terre à son sceptre est soumise, +Et de Jérusalem l’herbe cache les murs ! +Sion, repaire affreux de reptiles impurs, +Voit de son temple saint les pierres dispersées, +Et du Dieu d’Israël les fêtes sont cessées ! + + + +N’avez-vous point au roi confié vos ennuis ? + + + +Le roi, jusqu’à ce jour, ignore qui je suis : +Celui par qui le ciel règle ma destinée +Sur ce secret encor tient ma langue enchaînée. + + + +Mardochée ? Eh ! peut-il approcher de ces lieux ? + + + +Son amitié pour moi le rend ingénieux. +Absent, je le consulte ; et ses réponses sages +Pour venir jusqu’à moi trouvent mille passages : +Un père a moins de soin du salut de son fils. +Déjà même, déjà, par ses secrets avis, +J’ai découvert au roi les sanglantes pratiques +Que formaient contre lui deux ingrats domestiques. +Cependant mon amour pour notre nation +A rempli ce palais de filles de Sion, +Jeunes et tendres fleurs par le sort agitées, +Sous un ciel étranger comme moi transplantées. +Dans un lieu séparé de profanes témoins, +Je mets à les former mon étude et mes soins ; +Et c’est là que fuyant l’orgueil du diadème, +Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-même, +Aux pieds de l’Éternel je viens m’humilier, +Et goûter le plaisir de me faire oublier. +Mais à tous les Persans je cache leurs familles. +Il faut les appeler. Venez, venez, mes filles, +Compagnes autrefois de ma captivité, +De l’antique Jacob jeune postérité. + + + + + + + + +Tatatatatata tatatata tatie +Tatatatatata tatata tatatie + +Ciel ! quel nombreux essaim d’innocentes beautés +S’offre à mes yeux en foule, et sort de tous côtés ! +Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte ! +Prospérez, cher espoir d’une nation sainte. +Puissent jusques au ciel vos soupirs innocents +Monter comme l’odeur d’un agréable encens ! +Que Dieu jette sur vous des regards pacifiques ! + + + +Mes filles, chantez-nous quelqu’un de ces cantiques +Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs +De la triste Sion célèbrent les malheurs. + + + + +Tatatatatata tatatata tatie +Tatatatatata tatata tatatie + + +Quel profane en ce lieu s’ose avancer vers nous ? +Que vois-je ? Mardochée ! Ô mon père, est-ce vous ? +Un ange du Seigneur, sous son aile sacrée, +A donc conduit vos pas, et caché votre entrée ? +Mais d’où vient cet air sombre, et ce cilice affreux, +Et cette cendre enfin qui couvre vos cheveux ? +Que nous annoncez-vous ? Ô reine infortunée ! +Ô d’un peuple innocent barbare destinée ! +Lisez, lisez l’arrêt détestable, cruel… +Nous sommes tous perdus ! et c’est fait d’Israël ! + + + +Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace. + + + +On doit de tous les Juifs exterminer la race. +Au sanguinaire Aman nous sommes tous livrés ; +Les glaives, les couteaux, sont déjà préparés ; +Toute la nation à la fois est proscrite. +Aman, l’impie Aman, race d’Amalécite, +A, pour ce coup funeste, armé tout son crédit ; +Et le roi, trop crédule, a signé cet édit. +Prévenu contre nous par cette bouche impure, +Il nous croit en horreur à toute la nature. +Ses ordres sont donnés ; et, dans tous ses États, +Le jour fatal est pris pour tant d’assassinats. +Cieux, éclairerez-vous cet horrible carnage ! +Le fer ne connaîtra ni le sexe ni l’âge ; +Tout doit servir de proie aux tigres, aux vautours ; +Et ce jour effroyable arrive dans dix jours. + + + +Ô Dieu, qui vois former des desseins si funestes, +As-tu donc de Jacob abandonné les restes ? + + + +Ciel, qui nous défendra, si tu ne nous défends ? + + + +Laissez les pleurs, Esther, à ces jeunes enfants. +En vous est tout l’espoir de vos malheureux frères : +Il faut les secourir ; mais les heures sont chères : +Le temps vole, et bientôt amènera le jour +Où le nom des Hébreux doit périr sans retour. +Toute pleine du feu de tant de saints prophètes, +Allez, osez au roi déclarer qui vous êtes. + + + +Hélas ! ignorez-vous quelles sévères lois +Aux timides mortels cachent ici les rois ? +Au fond de leur palais leur majesté terrible +Affecte à leurs sujets de se rendre invisible ; +Et la mort est le prix de tout audacieux +Qui, sans être appelé, se présente à leurs yeux, +Si le roi dans l’instant, pour sauver le coupable, +Ne lui donne à baiser son sceptre redoutable. +Rien ne met à l’abri de cet ordre fatal, +Ni le rang, ni le sexe ; et le crime est égal. +Moi-même, sur son trône, à ses côtés assise, +Je suis à cette loi, comme une autre, soumise ; +Et, sans le prévenir, il faut pour lui parler, +Qu’il me cherche, ou du moins qu’il me fasse appeler. + + + +Quoi ! lorsque vous voyez périr votre patrie, +Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie ! +Dieu parle, et d’un mortel vous craignez le courroux ! +Que dis-je ? votre vie, Esther, est-elle à vous ? +N’est-elle pas au sang dont vous êtes issue ? +N’est-elle pas à Dieu dont vous l’avez reçue ? +Et qui sait, lorsqu’au trône il conduisit vos pas, +Si pour sauver son peuple il ne vous gardait pas ? +Songez-y bien : ce Dieu ne vous a point choisie +Pour être un vain spectacle aux peuples de l’Asie, +Ni pour charmer les yeux des profanes humains : +Pour un plus noble usage il réserve ses saints. +S’immoler pour son nom et pour son héritage, +D’un enfant d’Israël voilà le vrai partage : +Trop heureuse pour lui de hasarder vos jours ! +Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours ? +Que peuvent contre lui tous les rois de la terre ? +En vain ils s’uniraient pour lui faire la guerre : +Pour dissiper leur ligue il n’a qu’à se montrer ; +Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer. +Au seul son de sa voix la mer fuit, le ciel tremble ; +Il voit comme un néant tout l’univers ensemble ; +Et les faibles mortels, vains jouets du trépas, +Sont tous devant ses yeux comme s’ils n’étaient pas. +S’il a permis d’Aman l’audace criminelle, + +Sans doute qu’il voulait éprouver votre zèle. +C’est lui qui, m’excitant à vous oser chercher, +Devant moi, chère Esther, a bien voulu marcher ; +Et s’il faut que sa voix frappe en vain vos oreilles, +Nous n’en verrons pas moins éclater ses merveilles. +Il peut confondre Aman, il peut briser nos fers +Par la plus faible main qui soit dans l’univers ; +Et vous, qui n’aurez point accepté cette grâce, +Vous périrez peut-être, et toute votre race. + + + +Allez : que tous les Juifs dans Suse répandus, +À prier avec vous jour et nuit assidus, +Me prêtent de leurs vœux le secours salutaire, +Et pendant ces trois jours gardent un jeûne austère. +Déjà la sombre nuit a commencé son tour : +Demain, quand le soleil rallumera le jour, +Contente de périr, s’il faut que je périsse, +J’irai pour mon pays m’offrir en sacrifice. +Qu’on s’éloigne un moment. Ô mon souverain roi, +Me voici donc tremblante et seule devant toi ! +Mon père mille fois m’a dit dans mon enfance +Qu’avec nous tu juras une sainte alliance, +Quand, pour te faire un peuple agréable à tes yeux, +Il plut à ton amour de choisir nos aïeux : +Même tu leur promis de ta bouche sacrée +Une postérité d’éternelle durée. +Hélas ! ce peuple ingrat a méprisé ta loi ; +La nation chérie a violé sa foi ; +Elle a répudié son époux et son père, +Pour rendre à d’autres dieux un honneur adultère : +Maintenant elle sert sous un maître étranger. +Mais c’est peu d’être esclave, on la veut égorger : +Nos superbes vainqueurs, insultant à nos larmes, +Imputent à leurs dieux le bonheur de leurs armes, +Et veulent aujourd’hui qu’un même coup mortel +Abolisse ton nom, ton peuple et ton autel. +Ainsi donc un perfide, après tant de miracles, +Pourrait anéantir la foi de tes oracles, +Ravirait aux mortels le plus cher de tes dons, +Le saint que tu promets et que nous attendons ? +Non, non, ne souffre pas que ces peuples farouches, +Ivres de notre sang, ferment les seules bouches +Qui dans tout l’univers célèbrent tes bienfaits ; +Et confonds tous ces dieux qui ne furent jamais. +Pour moi, que tu retiens parmi ces infidèles, +Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles, +Et que je mets au rang des profanations +Leur table, leurs festins, et leurs libations ; +Que même cette pompe où je suis condamnée, +Ce bandeau dont il faut que je paraisse ornée +Dans ces jours solennels à l’orgueil dédiés, +Seule et dans le secret, je le foule à mes pieds ; +Qu’à ces vains ornements je préfère la cendre, +Et n’ai de goût qu’aux pleurs que tu me vois répandre. +J’attendais le moment marqué dans ton arrêt, +Pour oser de ton peuple embrasser l’intérêt. +Ce moment est venu : ma prompte obéissance +Va d’un roi redoutable affronter la présence. +C’est pour toi que je marche : accompagne mes pas +Devant ce fier lion qui ne te connaît pas ; +Commande en me voyant que son courroux s’apaise, +Et prête à mes discours un charme qui lui plaise : +Les orages, les vents, les cieux te sont soumis : +Tourne enfin sa fureur contre nos ennemis. + + +Eh quoi ! lorsque le jour ne commence qu’à luire, +Dans ce lieu redoutable oses-tu m’introduire ? + + + +Vous savez qu’on s’en peut reposer sur ma foi ; +Que ces portes, seigneur, n’obéissent qu’à moi : +Venez. Partout ailleurs on pourrait nous entendre. + + + +Quel est donc le secret que tu me veux apprendre ? + + + +Seigneur, de vos bienfaits mille fois honoré, +Je me souviens toujours que je vous ai juré +D’exposer à vos yeux, par des avis sincères, +Tout ce que ce palais renferme de mystères. +Le roi d’un noir chagrin paraît enveloppé : +Quelque songe effrayant cette nuit l’a frappé. +Pendant que tout gardait un silence paisible, +Sa voix s’est fait entendre avec un cri terrible. +J’ai couru. Le désordre était dans ses discours : +Il s’est plaint d’un péril qui menaçait ses jours ; +Il parlait d’ennemi, de ravisseur farouche ; +Même le nom d’Esther est sorti de sa bouche. +Il a dans ces horreurs passé toute la nuit. +Enfin, las d’appeler un sommeil qui le fuit, + +Pour écarter de lui ces images funèbres, +Il s’est fait apporter ces annales célèbres +Où les faits de son règne, avec soin amassés, +Par de fidèles mains chaque jour sont tracés ; +On y conserve écrits le service et l’offense, +Monuments éternels d’amour et de vengeance. +Le roi, que j’ai laissé plus calme dans son lit, +D’une oreille attentive écoute ce récit. + + + +De quel temps de sa vie a-t-il choisi l’histoire ? + + + +Il revoit tous ces temps si remplis de sa gloire, +Depuis le fameux jour qu’au trône de Cyrus +Le choix du sort plaça l’heureux Assuérus. + + + +Ce songe, Hydaspe, est donc sorti de son idée ? + + + +Entre tous les devins fameux dans la Chaldée, +Il a fait assembler ceux qui savent le mieux +Lire en un songe obscur les volontés des cieux… +Mais quel trouble vous-même aujourd’hui vous agite ? +Votre âme, en m’écoutant, paraît tout interdite : +L’heureux Aman a-t-il quelques secrets ennuis ? + + + +Peux-tu le demander dans la place où je suis ? +Haï, craint, envié, souvent plus misérable +Que tous les malheureux que mon pouvoir accable ! + + + +Eh ! qui jamais du ciel eut des regards plus doux ? +Vous voyez l’univers prosterné devant vous. + + + +L’univers ! Tous les jours un homme… un vil esclave, +D’un front audacieux me dédaigne et me brave. + + + +Quel est cet ennemi de l’État et du roi ? + + + +Le nom de Mardochée est-il connu de toi ? + + + +Qui ? ce chef d’une race abominable, impie ? + + + +Oui, lui-même. Eh, seigneur ! d’une si belle vie +Un si faible ennemi peut-il troubler la paix ? + + + +L’insolent devant moi ne se courba jamais. +En vain de la faveur du plus grand des monarques +Tout révère à genoux les glorieuses marques ; +Lorsque d’un respect saint tous les Persans touchés +N’osent lever leurs fronts à la terre attachés, +Lui, fièrement assis, et la tête immobile, +Traite tous ces honneurs d’impiété servile, +Présente à mes regards un front séditieux, +Et ne daignerait pas au moins baisser les yeux ! +Du palais cependant il assiége la porte : +À quelque heure que j’entre, Hydaspe, ou que je sorte, +Son visage odieux m’afflige et me poursuit ; +Et mon esprit troublé le voit encor la nuit. +Ce matin j’ai voulu devancer la lumière : +Je l’ai trouvé couvert d’une affreuse poussière, +Revêtu de lambeaux, tout pâle ; mais son œil +Conservait sous la cendre encor le même orgueil. +D’où lui vient, cher ami, cette impudente audace ? +Toi qui dans ce palais vois tout ce qui se passe, +Crois-tu que quelque voix ose parler pour lui ? +Sur quel roseau fragile a-t-il mis son appui ? + + + +Seigneur, vous le savez, son avis salutaire +Découvrit de Tharès le complot sanguinaire. +Le roi promit alors de le récompenser : +Le roi, depuis ce temps, paraît n’y plus penser. + + + +Non, il faut à tes yeux dépouiller l’artifice. +J’ai su de mon destin corriger l’injustice : +Dans les mains des Persans jeune enfant apporté, +Je gouverne l’empire où je fus acheté ; +Mes richesses des rois égalent l’opulence ; +Environné d’enfants soutiens de ma puissance, +Il ne manque à mon front que le bandeau royal. +Cependant (des mortels aveuglement fatal !) +De cet amas d’honneurs la douceur passagère +Fait sur mon cœur à peine une atteinte légère ; +Mais Mardochée, assis aux portes du palais, +Dans ce cœur malheureux enfonce mille traits ; +Et toute ma grandeur me devient insipide, +Tandis que le soleil éclaire ce perfide. + + + +Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours : +La nation entière est promise aux vautours. + + + +Ah ! que ce temps est long à mon impatience ! +C’est lui, je te veux bien confier ma vengeance, +C’est lui qui, devant moi refusant de ployer, +Les a livrés au bras qui les va foudroyer. +C’était trop peu pour moi d’une telle victime : +La vengeance trop faible attire un second crime. +Un homme tel qu’Aman, lorsqu’on l’ose irriter, +Dans sa juste fureur ne peut trop éclater. + +Il faut des châtiments dont l’univers frémisse ; +Qu’on tremble en comparant l’offense et le supplice ; +Que les peuples entiers dans le sang soient noyés. +Je veux qu’on dise un jour aux siècles effrayés : +« Il fut des Juifs, il fut une insolente race ; +« Répandus sur la terre, ils en couvraient la face ; +« Un seul osa d’Aman attirer le courroux, +« Aussitôt de la terre ils disparurent tous. » + + + +Ce n’est donc pas, seigneur, le sang amalécite +Dont la voix à les perdre en secret vous excite ? + + + +Je sais que descendu de ce sang malheureux, +Une éternelle haine a dû m’armer contre eux ; +Qu’ils firent d’Amalec un indigne carnage ; +Que, jusqu’aux vils troupeaux, tout éprouva leur rage ; +Qu’un déplorable reste à peine fut sauvé ; +Mais, crois-moi, dans le rang où je suis élevé, +Mon âme, à ma grandeur tout entière attachée, +Des intérêts du sang est faiblement touchée. +Mardochée est coupable ; et que faut-il de plus ? +Je prévins donc contre eux l’esprit d’Assuérus, +J’inventai des couleurs, j’armai la calomnie, +J’intéressai sa gloire : il trembla pour sa vie. +Je les peignis puissants, riches, séditieux ; +Leur Dieu même ennemi de tous les autres dieux. +« Jusqu’à quand souffre-t-on que ce peuple respire, +« Et d’un culte profane infecte votre empire ? +« Étrangers dans la Perse, à nos lois opposés, +« Du reste des humains ils semblent divisés, +« N’aspirent qu’à troubler le repos où nous sommes, +« Et, détestés partout, détestent tous les hommes. +« Prévenez, punissez leurs insolents efforts : +« De leur dépouille enfin grossissez vos trésors. » +Je dis, et l’on me crut. Le roi, dès l’heure même, +Mit dans ma main le sceau de son pouvoir suprême : +« Assure, me dit-il, le repos de ton roi, +« Va, perds ces malheureux : leur dépouille est à toi. » +Toute la nation fut ainsi condamnée. +Du carnage avec lui je réglai la journée. +Mais de ce traître enfin le trépas différé +Fait trop souffrir mon cœur de son sang altéré. +Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie. +Pourquoi dix jours encor faut-il que je le voie ? + + + +Et ne pouvez-vous pas d’un mot l’exterminer ? +Dites au roi, seigneur, de vous l’abandonner. + + + +Je viens pour épier le moment favorable. +Tu connais, comme moi, ce prince inexorable : +Tu sais combien terrible en ses soudains transports, +De nos desseins souvent il rompt tous les ressorts. +Mais à me tourmenter ma crainte est trop subtile : +Mardochée à ses yeux est une âme trop vile. + + + +Que tardez-vous ? Allez, et faites promptement +Élever de sa mort le honteux instrument. + + + +J’entends du bruit ; je sors. Toi, si le roi m’appelle… + + + +Il suffit. Ainsi donc, sans cet avis fidèle, +Deux traîtres dans son lit assassinaient leur roi ? +Qu’on me laisse, et qu’Asaph seul demeure avec moi. + + + + + + + +Je veux bien l’avouer : de ce couple perfide +J’avais presque oublié l’attentat parricide ; +Et j’ai pâli deux fois au terrible récit +Qui vient d’en retracer l’image à mon esprit. +Je vois de quel succès leur fureur fut suivie. +Et que dans les tourments ils laissèrent la vie ; +Mais ce sujet zélé, qui d’un œil si subtil, +Sut de leur noir complot développer le fil, +Qui me montra sur moi leur main déjà levée, +Enfin par qui la Perse avec moi fut sauvée, +Quel honneur pour sa foi, quel prix a-t-il reçu ? + + + +On lui promit beaucoup : c’est tout ce que j’ai su. + + + +Ô d’un si grand service oubli trop condamnable ! +Des embarras du trône effet inévitable ! +De soins tumultueux un prince environné +Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné ; +L’avenir l’inquiète, et le présent le frappe : +Mais, plus prompt que l’éclair, le passé nous échappe ; +Et de tant de mortels, à toute heure empressés +À nous faire valoir leurs soins intéressés, +Il ne s’en trouve point qui, touchés d’un vrai zèle, +Prennent à notre gloire un intérêt fidèle, +Du mérite oublié nous fassent souvenir, +Trop prompts à nous parler de ce qu’il faut punir. +Ah ! que plutôt l’injure échappe à ma vengeance, +Qu’un si rare bienfait à ma reconnaissance ! +Et qui voudrait jamais s’exposer pour son roi ? +Ce mortel qui montra tant de zèle pour moi +Vit-il encore ? Il voit l’astre qui vous éclaire. + + + +Et que n’a-t-il plus tôt demandé son salaire ? +Quel pays reculé le cache à mes bienfaits ? + + + +Assis le plus souvent aux portes du palais, +Sans se plaindre de vous ni de sa destinée, +Il y traîne, seigneur, sa vie infortunée. + + + +Et je dois d’autant moins oublier la vertu, +Qu’elle-même s’oublie. Il se nomme, dis-tu ? + + + +Mardochée est le nom que je viens de vous lire. + + + +Et son pays ? Seigneur, puisqu’il faut vous le dire, +C’est un de ces captifs à périr destinés, +Des rives du Jourdain sur l’Euphrate amenés. + + + +Il est donc Juif ! Ô ciel, sur le point que la vie +Par mes propres sujets m’allait être ravie, +Un Juif rend par ses soins leurs efforts impuissants ! +Un Juif m’a préservé du glaive des Persans ! +Mais, puisqu’il m’a sauvé, quel qu’il soit il n’importe. +Holà, quelqu’un ! Seigneur ? Regarde à cette porte, +Vois s’il s’offre à tes yeux quelque grand de ma cour. + + + +Aman à votre porte a devancé le jour. + + + +Qu’il entre. Ses avis m’éclaireront peut-être. + + + + + + + +Approche, heureux appui du trône de ton maître, +Âme de mes conseils, et qui seul tant de fois +Du sceptre dans ma main as soulagé le poids. +Un reproche secret embarrasse mon âme. +Je sais combien est pur le zèle qui t’enflamme : +Le mensonge jamais n’entra dans tes discours, +Et mon intérêt seul est le but où tu cours. +Dis-moi donc : que doit faire un prince magnanime +Qui veut combler d’honneur un sujet qu’il estime ? +Par quel gage éclatant, et digne d’un grand roi, +Puis-je récompenser le mérite et la foi ? +Ne donne point de borne à ma reconnaissance : +Mesure tes conseils sur ma vaste puissance. + + + +C’est pour toi-même, Aman, que tu vas prononcer ; +Et quel autre que toi peut-on récompenser ? + + + +Que penses-tu ? Seigneur, je cherche, j’envisage +Des monarques persans la conduite et l’usage ; +Mais à mes yeux en vain je les rappelle tous ; +Pour vous régler sur eux, que sont-ils près de vous ? +Votre règne aux neveux doit servir de modèle. +Vous voulez d’un sujet reconnaître le zèle ; +L’honneur seul peut flatter un esprit généreux : +Je voudrais donc, seigneur, que ce mortel heureux, +De la pourpre aujourd’hui paré comme vous-même, +Et portant sur le front le sacré diadème, +Sur un de vos coursiers pompeusement orné, +Aux yeux de vos sujets dans Suse fût mené ; +Que, pour comble de gloire et de magnificence, +Un seigneur éminent en richesse, en puissance, +Enfin de votre empire après vous le premier, +Par la bride guidât son superbe coursier ; +Et lui-même marchant en habits magnifiques +Criât à haute voix dans les places publiques : +« Mortels, prosternez-vous ; c’est ainsi que le roi +« Honore le mérite, et couronne la foi. » + + + +Je vois que la sagesse elle-même t’inspire. +Avec mes volontés ton sentiment conspire. +Va, ne perds point de temps, ce que tu m’as dicté +Je veux de point en point qu’il soit exécuté. +La vertu dans l’oubli ne sera plus cachée. +Aux portes du palais prends le Juif Mardochée. +C’est lui que je prétends honorer aujourd’hui ; +Ordonne son triomphe, et marche devant lui ; +Que Suse par ta voix de son nom retentisse, +Et fais à son aspect que tout genou fléchisse. +Sortez tous. Dieux ! Le prix est sans doute inouï ; +Jamais d’un tel honneur un sujet n’a joui ; +Mais plus la récompense est grande et glorieuse +Plus même de ce Juif la race est odieuse, + +Plus j’assure ma vie, et montre avec éclat +Combien Assuérus redoute d’être ingrat. +On verra l’innocent discerné du coupable ; +Je n’en perdrai pas moins ce peuple abominable : +Leurs crimes… Sans mon ordre on porte ici ses pas ! +Quel mortel insolent vient chercher le trépas ? +Gardes… C’est vous, Esther ? quoi ! sans être attendue ? + + + +Mes filles, soutenez votre reine éperdue ; +Je me meurs. Dieux puissants ! quelle étrange pâleur +De son teint tout à coup efface la couleur ! +Esther, que craignez-vous ? suis-je pas votre frère ? +Est-ce pour vous qu’est fait un ordre si sévère ? +Vivez : le sceptre d’or que vous tend cette main, +Pour vous de ma clémence est un gage certain. + + + +Quelle voix salutaire ordonne que je vive, +Et rappelle en mon sein mon âme fugitive ? + + + +Ne connaissez-vous pas la voix de votre époux ? +Encore un coup, vivez, et revenez à vous. + + + +Seigneur, je n’ai jamais contemplé qu’avec crainte +L’auguste majesté sur votre front empreinte ; +Jugez combien ce front irrité contre moi +Dans mon âme troublée a dû jeter d’effroi ; +Sur ce trône sacré qu’environne la foudre +J’ai cru vous voir tout prêt à me réduire en poudre. +Hélas ! sans frissonner, quel cœur audacieux +Soutiendrait les éclairs qui partaient de vos yeux ? +Ainsi du Dieu vivant la colère étincelle… + + + +Ô soleil ! ô flambeau de lumière immortelle ! +Je me trouble moi-même ; et sans frémissement +Je ne puis voir sa peine et son saisissement. +Calmez, reine, calmez la frayeur qui vous presse. +Du cœur d’Assuérus souveraine maîtresse, +Éprouvez seulement son ardente amitié. +Faut-il de mes États vous donner la moitié ? + + + +Eh ! se peut-il qu’un roi craint de la terre entière, +Devant qui tout fléchit et baise la poussière, +Jette sur son esclave un regard si serein, +Et m’offre sur son cœur un pouvoir souverain ? + + + +Croyez-moi, chère Esther, ce sceptre, cet empire, +Et ces profonds respects que la terreur inspire, +À leur pompeux éclat mêlent peu de douceur, +Et fatiguent souvent leur triste possesseur. +Je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle grâce +Qui me charme toujours et jamais ne me lasse. +De l’aimable vertu doux et puissants attraits ! +Tout respire en Esther l’innocence et la paix. +Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres, +Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres ; +Que dis-je ? sur ce trône assis auprès de vous, +Des astres ennemis j’en crains moins le courroux, +Et crois que votre front prête à mon diadème +Un éclat qui le rend respectable aux dieux même. +Osez donc me répondre, et ne me cachez pas +Quel sujet important conduit ici vos pas. +Quel intérêt, quels soins vous agitent, vous pressent ? +Je vois qu’en m’écoutant vos yeux au ciel s’adressent. +Parlez : de vos désirs le succès est certain, +Si ce succès dépend d’une mortelle main. + + + +Ô bonté qui m’assure autant qu’elle m’honore ! +Un intérêt pressant veut que je vous implore. +J’attends ou mon malheur ou ma félicité ; +Et tout dépend, seigneur, de votre volonté. +Un mot de votre bouche, en terminant mes peines, +Peut rendre Esther heureuse entre toutes les reines. + + + +Ah ! que vous enflammez mon désir curieux ! + + + +Seigneur, si j’ai trouvé grâce devant vos yeux, +Si jamais à mes vœux vous fûtes favorable, +Permettez, avant tout, qu’Esther puisse à sa table +Recevoir aujourd’hui son souverain seigneur, +Et qu’Aman soit admis à cet excès d’honneur. +J’oserai devant lui rompre ce grand silence ; +Et j’ai pour m’expliquer besoin de sa présence. + + + +Dans quelle inquiétude, Esther, vous me jetez ! +Toutefois qu’il soit fait comme vous souhaitez. +Vous, que l’on cherche Aman, et qu’on lui fasse entendre + +Qu’invité chez la reine, il ait soin de s’y rendre. + + + + + + + +Les savants chaldéens, par votre ordre appelés, +Dans cet appartement, seigneur, sont assemblés. + + + +Princesse, un songe étrange occupe ma pensée : +Vous-même en leur réponse êtes intéressée. +Venez, derrière un voile écoutant leurs discours, +De vos propres clartés me prêter le secours. +Je crains pour vous, pour moi, quelque ennemi perfide. + + + +Suis-moi, Thamar. Et vous, troupe jeune et timide, +Sans craindre ici les yeux d’une profane cour, +À l’abri de ce trône attendez mon retour. + + +Tatatatatata tatatata tatie +Tatatatatata tatata tatatie + +C’est donc ici d’Esther le superbe jardin ; +Et ce salon pompeux est le lieu du festin ? +Mais tandis que la porte en est encor fermée, +Écoutez les conseils d’une épouse alarmée. +Au nom du sacré nœud qui me lie avec vous, +Dissimulez, seigneur, cet aveugle courroux ; +Éclaircissez ce front où la tristesse est peinte : +Les rois craignent surtout le reproche et la plainte. +Seul entre tous les grands par la reine invité, +Ressentez donc aussi cette félicité. +Si le mal vous aigrit, que le bienfait vous touche. +Je l’ai cent fois appris de votre propre bouche : +Quiconque ne sait pas dévorer un affront, +Ni de fausses couleurs se déguiser le front, +Loin de l’aspect des rois qu’il s’écarte, qu’il fuie. +Il est des contre-temps qu’il faut qu’un sage essuie : +Souvent avec prudence un outrage enduré +Aux honneurs les plus hauts a servi de degré. + + + +Ô douleur, ô supplice affreux à la pensée ! +Ô honte, qui jamais ne peut être effacée ! +Un exécrable Juif, l’opprobre des humains, +S’est donc vu de la pourpre habillé par mes mains ! +C’est peu qu’il ait sur moi remporté la victoire ; +Malheureux, j’ai servi de héraut à sa gloire ! +Le traître, il insultait à ma confusion ; +Et tout le peuple même, avec dérision +Observant la rougeur qui couvrait mon visage, +De ma chute certaine en tirait le présage. +Roi cruel, ce sont là les jeux où tu te plais ! +Tu ne m’as prodigué tes perfides bienfaits +Que pour me faire mieux sentir ta tyrannie +Et m’accabler enfin de plus d’ignominie. + + + +Pourquoi juger si mal de son intention ? +Il croit récompenser une bonne action. +Ne faut-il pas, seigneur, s’étonner au contraire +Qu’il en ait si longtemps différé le salaire ? +Du reste, il n’a rien fait que par votre conseil. +Vous-même avez dicté tout ce triste appareil : +Vous êtes après lui le premier de l’empire. +Sait-il toute l’horreur que ce Juif vous inspire ? + + + +Il sait qu’il me doit tout, et que pour sa grandeur +J’ai foulé sous les pieds remords, crainte, pudeur ; +Qu’avec un cœur d’airain exerçant sa puissance +J’ai fait taire les lois, et gémir l’innocence ; +Que pour lui, des Persans bravant l’aversion, +J’ai chéri, j’ai cherché la malédiction : +Et pour prix de ma vie à leur haine exposée, +Le barbare aujourd’hui m’expose à leur risée ! + + + +Seigneur, nous sommes seuls. Que sert de se flatter ? +Ce zèle que pour lui vous fîtes éclater, +Ce soin d’immoler tout à son pouvoir suprême, +Entre nous, avaient-ils d’autre objet que vous-même ? +Et sans chercher plus loin, tous ces Juifs désolés, +N’est-ce pas à vous seul que vous les immolez ? +Et ne craignez-vous point que quelque avis funeste… +Enfin la cour nous hait, le peuple nous déteste. +Ce Juif même, il le faut confesser malgré moi, +Ce Juif, comblé d’honneurs, me cause quelque effroi. +Les malheurs sont souvent enchaînés l’un à l’autre, +Et sa race toujours fut fatale à la vôtre. +De ce léger affront songez à profiter. +Peut-être la fortune est prête à vous quitter ; +Aux plus affreux excès son inconstance passe : +Prévenez son caprice avant qu’elle se lasse. +Où tendez-vous plus haut ? Je frémis quand je voi +Les abîmes profonds qui s’offrent devant moi : +La chute désormais ne peut être qu’horrible. +Osez chercher ailleurs un destin plus paisible : +Regagnez l’Hellespont et ces bords écartés +Où vos aïeux errants jadis furent jetés, +Lorsque des Juifs contre eux la vengeance allumée +Chassa tout Amalec de la triste Idumée. +Aux malices du sort enfin dérobez-vous. +Nos plus riches trésors marcheront devant nous : +Vous pouvez du départ me laisser la conduite ; +Surtout de vos enfants j’assurerai la fuite. +N’ayez soin cependant que de dissimuler. +Contente, sur vos pas vous me verrez voler : +La mer la plus terrible et la plus orageuse +Est plus sûre pour nous que cette cour trompeuse. +Mais à grands pas vers vous je vois quelqu’un marcher. +C’est Hydaspe. Seigneur, je courais vous chercher. +Votre absence en ces lieux suspend toute la joie ; +Et pour vous y conduire Assuérus m’envoie. + + + +Et Mardochée est-il aussi de ce festin ? + + + +À la table d’Esther portez-vous ce chagrin ? +Quoi ! toujours de ce Juif l’image vous désole ! +Laissez-le s’applaudir d’un triomphe frivole. +Croit-il d’Assuérus éviter la rigueur ? +Ne possédez-vous pas son oreille et son cœur ? +On a payé le zèle, on punira le crime ; +Et l’on vous a, seigneur, orné votre victime. +Je me trompe, ou vos vœux par Esther secondés +Obtiendront plus encor que vous ne demandez. + + + +Croirai-je le bonheur que ta bouche m’annonce ? + + + +J’ai des savants devins entendu la réponse : +Ils disent que la main d’un perfide étranger +Dans le sang de la reine est prête à se plonger. +Et le roi, qui ne sait où trouver le coupable, +N’impute qu’aux seuls Juifs ce projet détestable. + + + +Oui, ce sont, cher ami, des monstres furieux : +Il faut craindre surtout leur chef audacieux. +La terre avec horreur dès longtemps les endure ; +Et l’on n’en peut trop tôt délivrer la nature. +Ah ! je respire enfin. Chère Zarès, adieu. + + + +Les compagnes d’Esther s’avancent vers ce lieu : +Sans doute leur concert va commencer la fête. +Entrez, et recevez l’honneur qu’on vous apprête. + + +Tatatatatata tatatata tata +Tatatatatata tatata tatata + +Oui, vos moindres discours ont des grâces secrètes : +Une noble pudeur à tout ce que vous faites +Donne un prix que n’ont point ni la pourpre ni l’or. +Quel climat renfermait un si rare trésor ? +Dans quel sein vertueux avez-vous pris naissance, +Et quelle main si sage éleva votre enfance ? +Mais dites promptement ce que vous demandez : +Tous vos désirs, Esther, vous seront accordés ; +Dussiez-vous, je l’ai dit, et veux bien le redire, +Demander la moitié de ce puissant empire. + + + +Je ne m’égare point dans ces vastes désirs. +Mais puisqu’il faut enfin expliquer mes soupirs, +Puisque mon roi lui-même à parler me convie, +J’ose vous implorer, et pour ma propre vie, + +Et pour les tristes jours d’un peuple infortuné +Qu’à périr avec moi vous avez condamné. + + + +À périr ! vous ! Quel peuple ? Et quel est ce mystère ? + + + +Je tremble. Esther, seigneur, eut un Juif pour son père : +De vos ordres sanglants vous savez la rigueur. + + + +Ah dieux ! Ah ! de quel coup me percez-vous le cœur ! +Vous la fille d’un Juif ! Eh quoi ! tout ce que j’aime, +Cette Esther, l’innocence et la sagesse même, +Que je croyais du ciel les plus chères amours, +Dans cette source impure aurait puisé ses jours ! +Malheureux ! Vous pourrez rejeter ma prière : +Mais je demande au moins que, pour grâce dernière, +Jusqu’à la fin, seigneur, vous m’entendiez parler, +Et que surtout Aman n’ose point me troubler. + + +Parlez. Ô Dieu, confonds l’audace et l’imposture ! +Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature, +Que vous croyez, seigneur, le rebut des humains, +D’une riche contrée autrefois souverains, +Pendant qu’ils n’adoraient que le Dieu de leurs pères, +Ont vu bénir le cours de leurs destins prospères. +Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux, +N’est point tel que l’erreur le figure à vos yeux : +L’Éternel est son nom ; le monde est son ouvrage ; +Il entend les soupirs de l’humble qu’on outrage, +Juge tous les mortels avec d’égales lois, +Et du haut de son trône interroge les rois : +Des plus fermes États la chute épouvantable, +Quand il veut, n’est qu’un jeu de sa main redoutable. +Les Juifs à d’autres dieux osèrent s’adresser : +Roi, peuples, en un jour tout se vit disperser : +Sous les Assyriens leur triste servitude +Devint le juste prix de leur ingratitude. +Mais, pour punir enfin nos maîtres à leur tour, +Dieu fit choix de Cyrus avant qu’il vît le jour, +L’appela par son nom, le promit à la terre, +Le fit naître, et soudain l’arma de son tonnerre, +Brisa les fiers remparts et les portes d’airain, +Mit des superbes rois la dépouille en sa main, +De son temple détruit vengea sur eux l’injure : +Babylone paya nos pleurs avec usure. +Cyrus, par lui vainqueur, publia ses bienfaits, +Regarda notre peuple avec des yeux de paix, +Nous rendit et nos lois et nos fêtes divines ; +Et le temple déjà sortait de ses ruines. +Mais, de ce roi si sage héritier insensé, +Son fils interrompit l’ouvrage commencé, +Fut sourd à nos douleurs : Dieu rejeta sa race, +Le retrancha lui-même, et vous mit en sa place. +Que n’espérions-nous point d’un roi si généreux ! +Dieu regarde en pitié son peuple malheureux, +Disions-nous : un roi règne, ami de l’innocence. +Partout du nouveau prince on vantait la clémence : +Les Juifs partout de joie en poussèrent des cris. +Ciel ! verra-t-on toujours par de cruels esprits +Des princes les plus doux l’oreille environnée, +Et du bonheur public la source empoisonnée ? +Dans le fond de la Thrace un barbare enfanté +Est venu dans ces lieux souffler la cruauté ; +Un ministre ennemi de votre propre gloire… + + + +De votre gloire ! Moi ? Ciel ! le pourriez-vous croire ? +Moi qui n’ai d’autre objet ni d’autre dieu… Tais-toi. +Oses-tu donc parler sans l’ordre de ton roi ? + + + +Notre ennemi cruel devant vous se déclare : +C’est lui, c’est ce ministre infidèle et barbare +Qui, d’un zèle trompeur à vos yeux revêtu, +Contre notre innocence arma votre vertu. +Et quel autre, grand Dieu ! qu’un Scythe impitoyable +Aurait de tant d’horreurs dicté l’ordre effroyable ! + +Partout l’affreux signal en même temps donné +De meurtres remplira l’univers étonné : +On verra, sous le nom du plus juste des princes, +Un perfide étranger désoler vos provinces ; +Et dans ce palais même, en proie à son courroux, +Le sang de vos sujets regorger jusqu’à vous. +Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée ? +Quelle guerre intestine avons-nous allumée ? +Les a-t-on vus marcher parmi vos ennemis ? +Fut-il jamais au joug esclaves plus soumis ? +Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie, +Pendant que votre main sur eux appesantie +À leurs persécuteurs les livrait sans secours, +Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours, +De rompre des méchants les trames criminelles, +De mettre votre trône à l’ombre de ses ailes. +N’en doutez point, seigneur, il fut votre soutien : +Lui seul mit à vos pieds le Parthe et l’Indien, +Dissipa devant vous les innombrables Scythes, +Et renferma les mers dans vos vastes limites ; +Lui seul aux yeux d’un Juif découvrit le dessein +De deux traîtres tout prêts à vous percer le sein. +Hélas ! ce Juif jadis m’adopta pour sa fille. + + + +Mardochée ? Il restait seul de notre famille. +Mon père était son frère. Il descend comme moi +Du sang infortuné de notre premier roi. +Plein d’une juste horreur pour un Amalécite, +Race que notre Dieu de sa bouche a maudite, +Il n’a devant Aman pu fléchir les genoux, +Ni lui rendre un honneur qu’il ne croit dû qu’à vous. +De là contre les Juifs et contre Mardochée +Cette haine, seigneur, sous d’autres noms cachée. +En vain de vos bienfaits Mardochée est paré : +À la porte d’Aman est déjà préparé +D’un infâme trépas l’instrument exécrable ; +Dans une heure au plus tard ce vieillard vénérable, +Des portes du palais par son ordre arraché, +Couvert de votre pourpre, y doit être attaché. + + + +Quel jour mêlé d’horreur vient effrayer mon âme ! +Tout mon sang de colère et de honte s’enflamme. +J’étais donc le jouet… Ciel, daigne m’éclairer ! +Un moment sans témoins cherchons à respirer. +Appelez Mardochée : il faut aussi l’entendre. + + + +Vérité, que j’implore, achève de descendre ! + + + + + + + +D’un juste étonnement je demeure frappé. +Les ennemis des Juifs m’ont trahi, m’ont trompé : +J’en atteste du ciel la puissance suprême, +En les perdant j’ai cru vous assurer vous-même. +Princesse, en leur faveur employez mon crédit : +Le roi, vous le voyez, flotte encore interdit. +Je sais par quels ressorts on le pousse, on l’arrête ; +Et fais, comme il me plaît, le calme et la tempête. +Les intérêts des Juifs déjà me sont sacrés. +Parlez : vos ennemis aussitôt massacrés, +Victimes de la foi que ma bouche vous jure, +De ma fatale erreur répareront l’injure. +Quel sang demandez-vous ? Va, traître, laisse-moi. +Les Juifs n’attendent rien d’un méchant tel que toi. +Misérable, le Dieu vengeur de l’innocence, +Tout prêt à te juger, tient déjà sa balance ! +Bientôt son juste arrêt te sera prononcé. +Tremble : son jour approche, et ton règne est passé. + + + +Oui, ce Dieu, je l’avoue, est un Dieu redoutable. +Mais veut-il que l’on garde une haine implacable ? +C’en est fait : mon orgueil est forcé de plier ; +L’inexorable Aman est réduit à prier. +Par le salut des Juifs, par ces pieds que j’embrasse, + +Par ce sage vieillard, l’honneur de votre race, +Daignez d’un roi terrible apaiser le courroux ; +Sauvez Aman, qui tremble à vos sacrés genoux. + + + + + + + +Quoi ! le traître sur vous porte ses mains hardies ! +Ah ! dans ses yeux confus je lis ses perfidies ; +Et son trouble appuyant la foi de vos discours, +De tous ses attentats me rappelle le cours. +Qu’à ce monstre à l’instant l’âme soit arrachée ; +Et que devant sa porte, au lieu de Mardochée, +Apaisant par sa mort et la terre et les cieux, +De mes peuples vengés il repaisse les yeux. + + + + + + + +Mortel chéri du ciel, mon salut et ma joie, +Aux conseils des méchants ton roi n’est plus en proie ; +Mes yeux sont dessillés, le crime est confondu : +Viens briller près de moi dans le rang qui t’est dû. +Je te donne d’Aman les biens et la puissance : +Possède justement son injuste opulence. +Je romps le joug funeste où les Juifs sont soumis ! +Je leur livre le sang de tous leurs ennemis ; +À l’égal des Persans je veux qu’on les honore, +Et que tout tremble au nom du Dieu qu’Esther adore. +Rebâtissez son temple, et peuplez vos cités ; +Que vos heureux enfants dans leurs solennités +Consacrent de ce jour le triomphe et la gloire, +Et qu’à jamais mon nom vive dans leur mémoire. + + + + + + + +Que veut Asaph ? Seigneur, le traître est expiré, +Par le peuple en fureur à moitié déchiré. +On traîne, on va donner en spectacle funeste +De son corps tout sanglant le misérable reste. + + + +Roi, qu’à jamais le ciel prenne soin de vos jours ! +Le péril des Juifs presse, et veut un prompt secours. + + + +Oui, je t’entends. Allons, par des ordres contraires, +Révoquer d’un méchant les ordres sanguinaires. + + + +Ô Dieu, par quelle route inconnue aux mortels +Ta sagesse conduit ses desseins éternels ! + + + + + + + diff --git a/test/racine_esther.tpl b/test/racine_esther.tpl @@ -0,0 +1,4 @@ +6/6 A !X +6/6 A !X +6/6 B !x +6/6 B !x diff --git a/test/racine_phedre b/test/racine_phedre @@ -0,0 +1,2511 @@ + + +Le dessein en est pris : je pars, cher Théramène, +Et quitte le séjour de l’aimable Trézène. +Dans le doute mortel dont je suis agité, +Je commence à rougir de mon oisiveté. +Depuis plus de six mois éloigné de mon père, +J’ignore le destin d’une tête si chère ; +J’ignore jusqu’aux lieux qui le peuvent cacher. + + + + +Et dans quels lieux, seigneur, l’allez-vous donc chercher ? +Déjà pour satisfaire à votre juste crainte, +J’ai couru les deux mers que sépare Corinthe ; +J’ai demandé Thésée aux peuples de ces bords +Où l’on voit l’Achéron se perdre chez les morts ; +J’ai visité l’Élide, et laissant le Ténare, +Passé jusqu’à la mer qui vit tomber Icare : +Sur quel espoir nouveau, dans quels heureux climats +Croyez-vous découvrir la trace de ses pas ? +Qui sait même, qui sait si le roi votre père +Veut que de son absence on sache le mystère ? +Et si, lorsqu’avec vous nous tremblons pour ses jours, +Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours, +Ce héros n’attend point qu’une amante abusée... + + + + +Cher Théramène, arrête, et respecte Thésée. +De ses jeunes erreurs désormais revenu, +Par un indigne obstacle il n’est point retenu ; +Et fixant de ses vœux l’inconstance fatale, +Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale. +Enfin, en le cherchant, je suivrai mon devoir, +Et je fuirai ces lieux, que je n’ose plus voir. + + + + +Eh ! depuis quand, seigneur, craignez-vous la présence +De ces paisibles lieux si chers à votre enfance, +Et dont je vous ai vu préférer le séjour +Au tumulte pompeux d’Athène et de la cour ? +Quel péril, ou plutôt quel chagrin vous en chasse ? + + + + +Cet heureux temps n’est plus. Tout a changé de face, +Depuis que sur ces bords les dieux ont envoyé +La fille de Minos et de Pasiphaé. + + + + +J’entends : de vos douleurs la cause m’est connue. +Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue. +Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit, +Que votre exil d’abord signala son crédit. +Mais sa haine, sur vous autrefois attachée, +Ou s’est évanouie, ou s’est bien relâchée. +Et d’ailleurs quels périls vous peut faire courir +Une femme mourante, et qui cherche à mourir ? +Phèdre, atteinte d’un mal qu’elle s’obstine à taire, +Lasse enfin d’elle-même et du jour qui l’éclaire, +Peut-elle contre vous former quelques desseins ? + + + + +Sa vaine inimitié n’est pas ce que je crains. +Hippolyte en partant fuit une autre ennemie ; +Je fuis, je l’avouerai, cette jeune Aricie, +Reste d’un sang fatal conjuré contre nous. + + + + +Quoi ! vous-même, seigneur, la persécutez-vous ? +Jamais l’aimable sœur des cruels Pallantides +Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides ? +Et devez-vous haïr ses innocents appas ? + + + + +Si je la haïssais, je ne la fuirais pas. + + + + +Seigneur, m’est-il permis d’expliquer votre fuite ? +Pourriez-vous n’être plus ce superbe Hippolyte +Implacable ennemi des amoureuses lois, +Et d’un joug que Thésée a subi tant de fois ? +Vénus, par votre orgueil si longtemps méprisée, +Voudrait-elle à la fin justifier Thésée ? +Et vous mettant au rang du reste des mortels, +Vous a-t-elle forcé d’encenser ses autels ? +Aimeriez-vous, seigneur ? Ami, qu’oses-tu dire ? +Toi qui connais mon cœur depuis que je respire, +Des sentiments d’un cœur si fier, si dédaigneux, +Peux-tu me demander le désaveu honteux ? +C’est peu qu’avec son lait une mère amazone +M’a fait sucer encor cet orgueil qui t’étonne ; +Dans un âge plus mûr moi-même parvenu, +Je me suis applaudi quand je me suis connu. +Attaché près de moi par un zèle sincère, +Tu me contais alors l’histoire de mon père. +Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix, +S’échauffait aux récits de ses nobles exploits, +Quand tu me dépeignais ce héros intrépide +Consolant les mortels de l’absence d’Alcide, +Les monstres étouffés, et les brigands punis, +Procruste, Cercyon, et Sciron, et Sinis, +Et les os dispersés du géant d’Épidaure, +Et la Crète fumant du sang du Minotaure. +Mais quand tu récitais des faits moins glorieux, +Sa foi partout offerte, et reçue en cent lieux ; +Hélène à ses parents dans Sparte dérobée ; +Salamine témoin des pleurs de Péribée ; +Tant d’autres, dont les noms lui sont même échappés, +Trop crédules esprits que sa flamme a trompés ! +Ariane aux rochers contant ses injustices ; +Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ; +Tu sais comme, à regret écoutant ce discours, +Je te pressais souvent d’en abréger le cours. +Heureux si j’avais pu ravir à la mémoire +Cette indigne moitié d’une si belle histoire ! +Et moi-même, à mon tour, je me verrais lié ! +Et les dieux jusque-là m’auraient humilié ! +Dans mes lâches soupirs d’autant plus méprisable, +Qu’un long amas d’honneurs rend Thésée excusable, +Qu’aucuns monstres par moi domptés jusqu’aujourd’hui, +Ne m’ont acquis le droit de faillir comme lui ! +Quand même ma fierté pourrait s’être adoucie, +Aurais-je pour vainqueur dû choisir Aricie ? +Ne souviendrait-il plus à mes sens égarés +De l’obstacle éternel qui nous a séparés ? +Mon père la réprouve, et par des lois sévères, +Il défend de donner des neveux à ses frères : +D’une tige coupable il craint un rejeton ; +Il veut avec la sœur ensevelir leur nom ; +Et que, jusqu’au tombeau soumise à sa tutelle, +Jamais les feux d’hymen ne s’allument pour elle. +Dois-je épouser ses droits contre un père irrité ? +Donnerai-je l’exemple à la témérité ? +Et dans un fol amour ma jeunesse embarquée... + + + + +Ah, seigneur ! si votre heure est une fois marquée, +Le ciel de nos raisons ne sait point s’informer. +Thésée ouvre vos yeux en voulant les fermer ; +Et sa haine irritant une flamme rebelle, +Prête à son ennemi une grâce nouvelle. +Enfin d’un chaste amour pourquoi vous effrayer ? +S’il a quelque douceur, n’osez-vous l’essayer ? +En croirez-vous toujours un farouche scrupule ? +Craint-on de s’égarer sur les traces d’Hercule ? +Quels courages Vénus n’a-t-elle pas domptés ? +Vous-même, où seriez-vous, vous qui la combattez, +Si toujours Antiope à ses lois opposée +D’une pudique ardeur n’eût brûlé pour Thésée ? +Mais que sert d’affecter un superbe discours ? +Avouez-le, tout change ; et depuis quelques jours, +On vous voit moins souvent, orgueilleux et sauvage, +Tantôt faire voler un char sur le rivage, +Tantôt, savant dans l’art par Neptune inventé, +Rendre docile au frein un coursier indompté ; +Les forêts de nos cris moins souvent retentissent ; +Chargés d’un feu secret, vos yeux s’appesantissent ; +Il n’en faut point douter, vous aimez, vous brûlez ; +Vous périssez d’un mal que vous dissimulez : +La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire ? + + + + +Théramène, je pars, et vais chercher mon père. + + + + +Ne verrez-vous point Phèdre avant que de partir, +Seigneur ? C’est mon dessein : tu peux l’en avertir. +Voyons-la, puisque ainsi mon devoir me l’ordonne. +Mais quel nouveau malheur trouble sa chère Œnone ? + + + + + + + + +Hélas ! seigneur, quel trouble au mien peut être égal ? +La reine touche presque à son terme fatal. +En vain à l’observer jour et nuit je m’attache ; +Elle meurt dans mes bras d’un mal qu’elle me cache. +Un désordre éternel règne dans son esprit ; +Son chagrin inquiet l’arrache de son lit : +Elle veut voir le jour : et sa douleur profonde +M’ordonne toutefois d’écarter tout le monde... +Elle vient. Il suffit : je la laisse en ces lieux, +Et ne lui montre point un visage odieux. + + + + + + + +N’allons point plus avant, demeurons, chère Œnone. +Je ne me soutiens plus ; ma force m’abandonne : +Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi, +Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi. +Hélas ! Dieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent ! + + + + +Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent ! +Quelle importune main, en formant tous ces nœuds, +A pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux ? +Tout m’afflige, me nuit, et conspire à me nuire. + + + + +Comme on voit tous ses vœux l’un l’autre se détruire ! +Vous-même, condamnant vos injustes desseins, +Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains ; +Vous-même, rappelant votre force première, +Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière. +Vous la voyez, madame ; et, prête à vous cacher, +Vous haïssez le jour que vous veniez chercher ! + + + + +Noble et brillant auteur d’une triste famille, +Toi dont ma mère osait se vanter d’être fille, +Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois, +Soleil, je te viens voir pour la dernière fois ! + + + + +Quoi ! vous ne perdrez point cette cruelle envie ? +Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie, +Faire de votre mort les funestes apprêts ? + + + + +Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts ! +Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière, +Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ? + + + + +Quoi, madame ? Insensée ! où suis-je ? et qu’ai-je dit ? +Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ? +Je l’ai perdu : les dieux m’en ont ravi l’usage. +Œnone, la rougeur me couvre le visage : +Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs ; +Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs. + + + + +Ah ! s’il vous faut rougir, rougissez d’un silence +Qui de vos maux encore aigrit la violence. +Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours, +Voulez-vous, sans pitié, laisser finir vos jours ? +Quelle fureur les borne au milieu de leur course ? +Quel charme ou quel poison en a tari la source ? +Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux +Depuis que le sommeil n’est entré dans vos yeux ; +Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure +Depuis que votre corps languit sans nourriture. +À quel affreux dessein vous laissez-vous tenter ? +De quel droit sur vous-même osez-vous attenter ? +Vous offensez les dieux auteurs de votre vie ; +Vous trahissez l’époux à qui la foi vous lie ; +Vous trahissez enfin vos enfants malheureux, +Que vous précipitez sous un joug rigoureux. +Songez qu’un même jour leur ravira leur mère +Et rendra l’espérance au fils de l’étrangère, +À ce fier ennemi de vous, de votre sang, +Ce fils qu’une Amazone a porté dans son flanc, +Cet Hippolyte… Ah ! dieux ! Ce reproche vous touche ? + + + + +Malheureuse ! quel nom est sorti de ta bouche ! + + + + +Eh bien ! votre colère éclate avec raison : +J’aime à vous voir frémir à ce funeste nom. +Vivez donc : que l’amour, le devoir vous excite. +Vivez ; ne souffrez pas que le fils d’une Scythe +Accablant vos enfants d’un empire odieux, +Commande au plus beau sang de la Grèce et des dieux. +Mais ne différez point ; chaque moment vous tue : +Réparez promptement votre force abattue, +Tandis que de vos jours prêts à se consumer +Le flambeau dure encore et peut se rallumer. + + + + +J’en ai trop prolongé la coupable durée. + + + + +Quoi ! de quelques remords êtes-vous déchirée ? +Quel crime a pu produire un trouble si pressant ? +Vos mains n’ont point trempé dans le sang innocent ? + + + + +Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles. +Plût aux dieux que mon cœur fût innocent comme elles ! + + + + +Et quel affreux projet avez-vous enfanté +Dont votre cœur encor doive être épouvanté ? + + + + +Je t’en ai dit assez : épargne-moi le reste. +Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste. + + + + +Mourez donc, et gardez un silence inhumain ; +Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main. +Quoiqu’il vous reste à peine une faible lumière, +Mon âme chez les morts descendra la première ; +Mille chemins ouverts y conduisent toujours, +Et ma juste douleur choisira les plus courts. +Cruelle ! quand ma foi vous a-t-elle déçue ? +Songez-vous qu’en naissant mes bras vous ont reçue ? +Mon pays, mes enfants, pour vous j’ai tout quitté. +Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ? + + + + +Quel fruit espères-tu de tant de violence ? +Tu frémiras d’horreur si je romps le silence. + + + + +Et que me direz-vous qui ne cède, grands dieux ! +À l’horreur de vous voir expirer à mes yeux ? + + + + +Quand tu sauras mon crime et le sort qui m’accable, +Je n’en mourrai pas moins : j’en mourrai plus coupable. + + + + +Madame, au nom des pleurs que pour vous j’ai versés, +Par vos faibles genoux que je tiens embrassés, +Délivrez mon esprit de ce funeste doute. + + + + +Tu le veux ? lève-toi. Parlez : je vous écoute. + + + + +Ciel ! que lui vais-je dire ? et par où commencer ? + + + + +Par de vaines frayeurs cessez de m’offenser. + + + + +Ô haine de Vénus ! ô fatale colère ! +Dans quels égarements l’amour jeta ma mère ! + + + + +Oublions-les, madame ; et qu’à tout l’avenir +Un silence éternel cache ce souvenir. + + + + +Ariane, ma sœur ! de quel amour blessée +Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! + + + + +Que faites-vous, madame ? et quel mortel ennui +Contre tout votre sang vous anime aujourd’hui ? + + + + +Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable +Je péris la dernière et la plus misérable. + + + + +Aimez-vous ? De l’amour j’ai toutes les fureurs. + + + + +Pour qui ? Tu vas ouïr le comble des horreurs… +J’aime… À ce nom fatal, je tremble, je frissonne. +J’aime… Qui ? Tu connais ce fils de l’Amazone, +Ce prince si longtemps par moi-même opprimé… + + + + +Hippolyte ? Grands dieux ! C’est toi qui l’as nommé ! + + + + +Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace ! +Ô désespoir ! ô crime ! ô déplorable race ! +Voyage infortuné ! Rivage malheureux, +Fallait-il approcher de tes bords dangereux ! + + + + +Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée +Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée, +Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ; +Athènes me montra mon superbe ennemi : +Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ; +Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ; +Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ; +Je sentis tout mon corps et transir et brûler : +Je reconnus Vénus et ses feux redoutables, +D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables ! +Par des vœux assidus je crus les détourner : +Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner ; +De victimes moi-même à toute heure entourée, +Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée : +D’un incurable amour remèdes impuissants ! +En vain sur les autels ma main brûlait l’encens ! +Quand ma bouche implorait le nom de la déesse, +J’adorais Hippolyte ; et, le voyant sans cesse, +Même au pied des autels que je faisais fumer, +J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer. +Je l’évitais partout. Ô comble de misère ! +Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père. +Contre moi-même enfin j’osai me révolter : +J’excitai mon courage à le persécuter. +Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre, +J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ; +Je pressai son exil ; et mes cris éternels +L’arrachèrent du sein et des bras paternels. +Je respirais, Œnone ; et, depuis son absence, +Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence : +Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis, +De son fatal hymen je cultivais les fruits. +Vaines précautions ! Cruelle destinée ! +Par mon époux lui-même à Trézène amenée, +J’ai revu l’ennemi que j’avais éloigné : +Ma blessure trop vive aussitôt a saigné. +Ce n’est plus une ardeur dans mes veines cachée : +C’est Vénus tout entière à sa proie attachée. +J’ai conçu pour mon crime une juste terreur ; +J’ai pris la vie en haine, et ma flamme en horreur ; +Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire, +Et dérober au jour une flamme si noire : +Je n’ai pu soutenir tes larmes, tes combats ; +Je t’ai tout avoué ; je ne m’en repens pas. +Pourvu que, de ma mort respectant les approches, +Tu ne m’affliges plus par d’injustes reproches, +Et que tes vains secours cessent de rappeler +Un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler. + + + + + + + +Je voudrais vous cacher une triste nouvelle, +Madame : mais il faut que je vous la révèle. +La mort vous a ravi votre invincible époux ; +Et ce malheur n’est plus ignoré que de vous. + + + + +Panope, que dis-tu ? Que la reine abusée +En vain demande au ciel le retour de Thésée ; +Et que, par des vaisseaux arrivés dans le port, +Hippolyte son fils vient d’apprendre sa mort. + + + + +Ciel ! Pour le choix d’un maître Athènes se partage : +Au prince votre fils l’un donne son suffrage, +Madame ; et de l’État, l’autre oubliant les lois +Au fils de l’étrangère ose donner sa voix. +On dit même qu’au trône une brigue insolente +Veut placer Aricie et le sang de Pallante. +J’ai cru de ce péril vous devoir avertir. +Déjà même Hippolyte est tout prêt à partir ; +Et l’on craint, s’il paraît dans ce nouvel orage, +Qu’il n’entraîne après lui tout un peuple volage. + + + + +Panope, c’est assez : la reine qui t’entend +Ne négligera point cet avis important. + + + + + + + +Madame, je cessais de vous presser de vivre ; +Déjà même au tombeau je songeais à vous suivre ; +Pour vous en détourner je n’avais plus de voix : +Mais ce nouveau malheur vous prescrit d’autres lois. +Votre fortune change et prend une autre face : +Le roi n’est plus, madame ; il faut prendre sa place. +Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez ; +Esclave s’il vous perd, et roi si vous vivez. +Sur qui, dans son malheur, voulez-vous qu’il s’appuie ? +Ses larmes n’auront plus de main qui les essuie ; +Et ses cris innocents, portés jusques aux dieux, +Iront contre sa mère irriter ses aïeux. +Vivez ; vous n’avez plus de reproche à vous faire : +Votre flamme devient une flamme ordinaire ; +Thésée en expirant vient de rompre les nœuds +Qui faisaient tout le crime et l’horreur de vos feux. +Hippolyte pour vous devient moins redoutable ; +Et vous pouvez le voir sans vous rendre coupable. +Peut-être, convaincu de votre aversion, +Il va donner un chef à la sédition : +Détrompez son erreur, fléchissez son courage. +Roi de ces bords heureux, Trézène est son partage ; +Mais il sait que les lois donnent à votre fils +Les superbes remparts que Minerve a bâtis. +Vous avez l’un et l’autre une juste ennemie : +Unissez-vous tous deux pour combattre Aricie. + + + + +Eh bien ! à tes conseils je me laisse entraîner. +Vivons, si vers la vie on peut me ramener, +Et si l’amour d’un fils, en ce moment funeste, +De mes faibles esprits peut ranimer le reste. + + + + + + + + + + + + + +Hippolyte demande à me voir en ce lieu ? +Hippolyte me cherche, et veut me dire adieu ? +Ismène, dis-tu vrai ? N’es-tu point abusée ? + + + + +C’est le premier effet de la mort de Thésée. +Préparez-vous, madame, à voir de tous côtés +Voler vers vous les cœurs par Thésée écartés. +Aricie, à la fin, de son sort est maîtresse, +Et bientôt à ses pieds verra toute la Grèce. + + + + +Ce n’est donc point, Ismène, un bruit mal affermi ? +Je cesse d’être esclave, et n’ai plus d’ennemi ? + + + + +Non, madame, les dieux ne vous sont plus contraires ; +Et Thésée a rejoint les mânes de vos frères. + + + + +Dit-on quelle aventure a terminé ses jours ? + + + + +On sème de sa mort d’incroyables discours. +On dit que, ravisseur d’une amante nouvelle, +Les flots ont englouti cet époux infidèle. +On dit même, et ce bruit est partout répandu, +Qu’avec Pirithoüs aux enfers descendu, +Il a vu le Cocyte et les rivages sombres, +Et s’est montré vivant aux infernales ombres ; +Mais qu’il n’a pu sortir de ce triste séjour, +Et repasser les bords qu’on passe sans retour. + + + + +Croirai-je qu’un mortel, avant sa dernière heure, +Peut pénétrer des morts la profonde demeure ? +Quel charme l’attirait sur ces bords redoutés ? + + + + +Thésée est mort, madame, et vous seule en doutez : +Athènes en gémit ; Trézène en est instruite, +Et déjà pour son roi reconnait Hippolyte ; +Phèdre, dans ce palais, tremblante pour son fils, +De ses amis troublés demande les avis. + + + + +Et tu crois que pour moi plus humain que son père, +Hippolyte rendra ma chaîne plus légère ; +Qu’il plaindra mes malheurs ? Madame, je le croi. + + + + +L’insensible Hippolyte est-il connu de toi ? +Sur quel frivole espoir penses-tu qu’il me plaigne, +Et respecte en moi seule un sexe qu’il dédaigne ? +Tu vois depuis quel temps il évite nos pas, +Et cherche tous les lieux où nous ne sommes pas. + + + + +Je sais de ses froideurs tout ce que l’on récite ; +Mais j’ai vu près de vous ce superbe Hippolyte ; +Et même, en le voyant, le bruit de sa fierté +A redoublé pour lui ma curiosité. +Sa présence à ce bruit n’a point paru répondre : +Dès vos premiers regards je l’ai vu se confondre ; +Ses yeux, qui vainement voulaient vous éviter, +Déjà pleins de langueur, ne pouvaient vous quitter. +Le nom d'amant peut-être offense son courage ; +Mais il en a les yeux, s’il n’en a le langage. + + + + +Que mon cœur, chère Ismène, écoute avidement +Un discours qui peut-être a peu de fondement ! +Ô toi qui me connais, te semblait-il croyable +Que le triste jouet d’un sort impitoyable, +Un cœur toujours nourri d’amertume et de pleurs, +Dût connaître l’amour et ses folles douleurs ? +Reste du sang d’un roi noble fils de la Terre, +Je suis seule échappée aux fureurs de la guerre : +J’ai perdu, dans la fleur de leur jeune saison, +Six frères... Quel espoir d’une illustre maison ! +Le fer moissonna tout ; et la terre humectée +But à regret le sang des neveux d’Érechtée. +Tu sais, depuis leur mort, quelle sévère loi +Défend à tous les Grecs de soupirer pour moi : +On craint que de la sœur les flammes téméraires +Ne raniment un jour la cendre de ses frères. +Mais tu sais bien aussi de quel œil dédaigneux +Je regardais ce soin d’un vainqueur soupçonneux : +Tu sais que, de tout temps à l’amour opposée, +Je rendais souvent grâce à l’injuste Thésée, +Dont l’heureuse rigueur secondait mes mépris. +Mes yeux alors, mes yeux n’avaient pas vu son fils. +Non que par les yeux seuls lâchement enchantée, +J’aime en lui sa beauté, sa grâce tant vantée ; +Présents dont la nature a voulu l’honorer, +Qu’il méprise lui-même, et qu’il semble ignorer : +J’aime, je prise en lui de plus nobles richesses, +Les vertus de son père, et non point les faiblesses ; +J’aime, je l’avouerai, cet orgueil généreux +Qui jamais n’a fléchi sous le joug amoureux. +Phèdre en vain s’honorait des soupirs de Thésée : +Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée +D’arracher un hommage à mille autres offert, +Et d’entrer dans un cœur de toutes parts ouvert. +Mais de faire fléchir un courage inflexible, +De porter la douleur dans une âme insensible, +D’enchaîner un captif de ses fers étonné, +Contre un joug qui lui plait vainement mutiné ; +C’est là ce que je veux, c’est là ce qui m’irrite. +Hercule à désarmer coûtait moins qu’Hippolyte ; +Et vaincu plus souvent, et plus tôt surmonté, +Préparait moins la gloire aux yeux qui l’ont dompté. +Mais, chère Ismène, hélas ! quelle est mon imprudence ! +On ne m’opposera que trop de résistance : +Tu m’entendras peut-être, humble dans mon ennui, +Gémir du même orgueil que j’admire aujourd’hui. +Hippolyte aimerait ! Par quel bonheur extrême +Aurais-je pu fléchir… Vous l’entendrez lui-même : +Il vient à vous. Madame, avant que de partir, +J’ai cru de votre sort vous devoir avertir. +Mon père ne vit plus. Ma juste défiance +Présageait les raisons de sa trop longue absence : +La mort seule, bornant ses travaux éclatants, +Pouvait à l’univers le cacher si longtemps. +Les dieux livrent enfin à la Parque homicide +L’ami, le compagnon, le successeur d’Alcide. +Je crois que votre haine, épargnant ses vertus, +Écoute sans regret ces noms qui lui sont dus. +Un espoir adoucit ma tristesse mortelle : +Je puis vous affranchir d’une austère tutelle. +Je révoque des lois dont j’ai plaint la rigueur : +Vous pouvez disposer de vous, de votre cœur ; +Et dans cette Trézène, aujourd’hui mon partage, +De mon aïeul Pitthée autrefois l’héritage, +Qui m’a, sans balancer, reconnu pour son roi, +Je vous laisse aussi libre, et plus libre que moi. + + + + +Modérez des bontés dont l’excès m’embarrasse. +D’un soin si généreux honorer ma disgrâce, +Seigneur, c’est me ranger, plus que vous ne pensez, +Sous ces austères lois dont vous me dispensez. + + + + +Du choix d’un successeur Athènes incertaine +Parle de vous, me nomme, et le fils de la reine. + + + + +De moi, seigneur ? Je sais, sans vouloir me flatter, +Qu’une superbe loi semble me rejeter : +La Grèce me reproche une mère étrangère. +Mais si pour concurrent je n’avais que mon frère, +Madame, j’ai sur lui de véritables droits +Que je saurais sauver du caprice des lois. +Un frein plus légitime arrête mon audace : +Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place, +Un sceptre que jadis vos aïeux ont reçu +De ce fameux mortel que la terre a conçu. +L’adoption le mit entre les mains d’Égée. +Athènes, par mon père accrue et protégée, +Reconnut avec joie un roi si généreux, +Et laissa dans l’oubli vos frères malheureux. +Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle : +Assez elle a gémi d’une longue querelle ; +Assez dans ses sillons votre sang englouti +A fait fumer le champ dont il était sorti. +Trézène m’obéit. Les campagnes de Crète +Offrent au fils de Phèdre une riche retraite. +L’Attique est votre bien. Je pars, et vais, pour vous, +Réunir tous les vœux partagés entre nous. + + + + +De tout ce que j’entends, étonnée et confuse, +Je crains presque, je crains qu’un songe ne m’abuse. +Veillé-je ? Puis-je croire un semblable dessein ? +Quel dieu, seigneur, quel dieu l’a mis dans votre sein ? +Qu’à bon droit votre gloire en tous lieux est semée ! +Et que la vérité passe la renommée ! +Vous-même en ma faveur vous voulez vous trahir ! +N’était-ce pas assez de ne me point haïr, +Et d’avoir si longtemps pu défendre votre âme +De cette inimitié... Moi, vous haïr, madame ! +Avec quelques couleurs qu’on ait peint ma fierté, +Croit-on que dans ses flancs un monstre m’ait porté ? +Quelles sauvages mœurs, quelle haine endurcie +Pourrait, en vous voyant, n’être point adoucie ? +Ai-je pu résister au charme décevant... + + + + +Quoi ! seigneur… Je me suis engagé trop avant. +Je vois que la raison cède à la violence : +Puisque j’ai commencé de rompre le silence, +Madame, il faut poursuivre ; il faut vous informer +D’un secret que mon cœur ne peut plus renfermer. +Vous voyez devant vous un prince déplorable, +D’un téméraire orgueil exemple mémorable. +Moi qui, contre l’amour fièrement révolté, +Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté ; +Qui, des faibles mortels déplorant les naufrages, +Pensais toujours du bord contempler les orages ; +Asservi maintenant sous la commune loi, +Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi ! +Un moment a vaincu mon audace imprudente : +Cette âme si superbe est enfin dépendante. +Depuis près de six mois, honteux, désespéré, +Portant partout le trait dont je suis déchiré, +Contre vous, contre moi, vainement je m’éprouve : +Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve ; +Dans le fond des forêts votre image me suit ; +La lumière du jour, les ombres de la nuit, +Tout retrace à mes yeux les charmes que j’évite ; +Tout vous livre à l’envi le rebelle Hippolyte. +Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus, +Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus : +Mon arc, mes javelots, mon char, tout m’importune ; +Je ne me souviens plus des leçons de Neptune ; +Mes seuls gémissements font retentir les bois, +Et mes coursiers oisifs ont oublié ma voix. +Peut-être le récit d’un amour si sauvage +Vous fait, en m’écoutant, rougir de votre ouvrage ? +D’un cœur qui s’offre à vous quel farouche entretien ! +Quel étrange captif pour un si beau lien ! +Mais l’offrande à vos yeux en doit être plus chère : +Songez que je vous parle une langue étrangère ; +Et ne rejetez pas des vœux mal exprimés, +Qu’Hippolyte sans vous n’aurait jamais formés. + + + + + + + +Seigneur, la reine vient, et je l’ai devancée : +Elle vous cherche. Moi ? J’ignore sa pensée ; +Mais on vous est venu demander de sa part : +Phèdre veut vous parler avant votre départ. + + + + +Phèdre ! Que lui dirai-je ? Et que peut-elle attendre… + + + + +Seigneur, vous ne pouvez refuser de l’entendre : +Quoique trop convaincu de son inimitié, +Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié. + + + + +Cependant vous sortez. Et je pars : et j’ignore +Si je n’offense point les charmes que j’adore ! +J’ignore si ce cœur que je laisse en vos mains… + + + + +Partez, prince, et suivez vos généreux desseins : +Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire. +J’accepte tous les dons que vous me voulez faire. +Mais cet empire enfin si grand, si glorieux, +N’est pas de vos présents le plus cher à mes yeux. + + + + + + + +Ami, tout est-il prêt ? Mais la reine s’avance. +Va, que pour le départ tout s’arme en diligence. +Fais donner le signal, cours, ordonne ; et revien +Me délivrer bientôt d’un fâcheux entretien. + + + + + + + +Le voici : vers mon cœur tout mon sang se retire. +J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire. + + + + +Souvenez-vous d’un fils qui n’espère qu’en vous. + + + + +On dit qu’un prompt départ vous éloigne de nous, +Seigneur. À vos douleurs je viens joindre mes larmes ; +Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes. +Mon fils n’a plus de père ; et le jour n’est pas loin +Qui de ma mort encor doit le rendre témoin. +Déjà mille ennemis attaquent son enfance : +Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense. +Mais un secret remords agite mes esprits : +Je crains d’avoir fermé votre oreille à ses cris ; +Je tremble que sur lui votre juste colère +Ne poursuive bientôt une odieuse mère. + + + + +Madame, je n’ai point des sentiments si bas. + + + + +Quand vous me haïriez, je ne m’en plaindrais pas, +Seigneur : vous m’avez vue attachée à vous nuire ; +Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire. +À votre inimitié j’ai pris soin de m’offrir : +Aux bords que j’habitais je n’ai pu vous souffrir ; +En public, en secret, contre vous déclarée, +J’ai voulu par des mers en être séparée ; +J’ai même défendu, par une expresse loi, +Qu’on osât prononcer votre nom devant moi. +Si pourtant à l’offense on mesure la peine, +Si la haine peut seule attirer votre haine, +Jamais femme ne fut plus digne de pitié, +Et moins digne, seigneur, de votre inimitié. + + + + +Des droits de ses enfants une mère jalouse +Pardonne rarement au fils d’une autre épouse ; +Madame, je le sais : les soupçons importuns +Sont d’un second hymen les fruits les plus communs. +Tout autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages, +Et j’en aurais peut-être essuyé plus d’outrages. + + + + +Ah, seigneur ! que le ciel, j’ose ici l’attester +De cette loi commune a voulu m’excepter ! +Qu’un soin bien différent me trouble et me dévore ! + + + + +Madame, il n’est pas temps de vous troubler encore : +Peut-être votre époux voit encore le jour ; +Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour. +Neptune le protège ; et ce dieu tutélaire +Ne sera pas en vain imploré par mon père. + + + + +On ne voit point deux fois le rivage des morts, +Seigneur : puisque Thésée a vu les sombres bords, +En vain vous espérez qu’un dieu vous le renvoie ; +Et l’avare Achéron ne lâche point sa proie. +Que dis-je ? Il n’est point mort, puisqu’il respire en vous. +Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux : +Je le vois, je lui parle ; et mon cœur… Je m’égare, +Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare. + + + + +Je vois de votre amour l’effet prodigieux : +Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux ; +Toujours de son amour votre âme est embrasée. + + + + +Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée : +Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers, +Volage adorateur de mille objets divers, +Qui va du dieu des morts déshonorer la couche ; +Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche, +Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi, +Tel qu’on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi. +Il avait votre port, vos yeux, votre langage ; +Cette noble pudeur colorait son visage, +Lorsque de notre Crète il traversa les flots, +Digne sujet des vœux des filles de Minos. +Que faisiez-vous alors ? pourquoi, sans Hippolyte, +Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ? +Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors +Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ? +Par vous aurait péri le monstre de la Crète, +Malgré tous les détours de sa vaste retraite : +Pour en développer l’embarras incertain, +Ma sœur du fil fatal eût armé votre main. +Mais non : dans ce dessein je l’aurais devancée ; +L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée. +C’est moi, prince, c’est moi, dont l’utile secours +Vous eût du labyrinthe enseigné les détours. +Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante ! +Un fil n’eût point assez rassuré votre amante : +Compagne du péril qu’il vous fallait chercher, +Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ; +Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue +Se serait avec vous retrouvée ou perdue. + + + + +Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous +Que Thésée est mon père, et qu’il est votre époux ? + + + + +Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire, +Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire ? + + + + +Madame, pardonnez : j’avoue, en rougissant, +Que j’accusais à tort un discours innocent. +Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ; +Et je vais… Ah, cruel ! tu m’as trop entendue ! +Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur. +Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur : +J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime, +Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ; +Ni que du fol amour qui trouble ma raison +Ma lâche complaisance ait nourri le poison ; +Objet infortuné des vengeances célestes, +Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes. +Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc +Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ; +Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle +De séduire le cœur d’une faible mortelle. +Toi-même en ton esprit rappelle le passé : +C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé ; +J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ; +Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine. +De quoi m’ont profité mes inutiles soins ? +Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins ; +Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes. +J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes : +Il suffit de tes yeux pour t’en persuader, +Si tes yeux un moment pouvaient me regarder… +Que dis-je ? cet aveu que je te viens de faire, +Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ? +Tremblante pour un fils que je n’osais trahir, +Je te venais prier de ne le point haïr : +Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime ! +Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même ! +Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour : +Digne fils du héros qui t’a donné le jour, +Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite. +La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ! +Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper ; +Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper. +Impatient déjà d’expier son offense, +Au-devant de ton bras je le sens qui s’avance. +Frappe : ou si tu le crois indigne de tes coups, +Si ta haine m’envie un supplice si doux, +Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée, +Au défaut de ton bras prête-moi ton épée ; +Donne. Que faites-vous, madame ! Justes dieux ! +Mais on vient : évitez des témoins odieux ! +Venez, rentrez ; fuyez une honte certaine. + + + + + + + +Est-ce Phèdre qui fuit, ou plutôt qu’on entraîne ? +Pourquoi, seigneur, pourquoi ces marques de douleur ? +Je vous vois sans épée, interdit, sans couleur. + + + + +Théramène, fuyons. Ma surprise est extrême. +Je ne puis sans horreur me regarder moi-même. +Phèdre… Mais non, grands dieux ! qu’en un profond oubli +Cet horrible secret demeure enseveli ! + + + + +Si vous voulez partir, la voile est préparée. +Mais Athènes, seigneur, s’est déjà déclarée ; +Ses chefs ont pris les voix de toutes ses tribus : +Votre frère l’emporte, et Phèdre a le dessus. + + + + +Phèdre ? Un héraut chargé des volontés d’Athènes +De l’État en ses mains vient remettre les rênes. +Son fils est roi, seigneur. Dieux, qui la connaissez, +Est-ce donc sa vertu que vous récompensez ? + + + + +Cependant un bruit sourd veut que le roi respire : +On prétend que Thésée a paru dans l’Épire. +Mais moi, qui l’y cherchai, seigneur, je sais trop bien… + +N’importe ; écoutons tout, et ne négligeons rien. +Examinons ce bruit, remontons à sa source : +S’il ne mérite pas d’interrompre ma course, +Partons ; et quelque prix qu’il en puisse coûter, +Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter. + + + + + + + + + + + + + +Ah ! que l’on porte ailleurs les honneurs qu’on m’envoie : +Importune, peux-tu souhaiter qu’on me voie ? +De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé ? +Cache-moi bien plutôt : je n’ai que trop parlé. +Mes fureurs au dehors ont osé se répandre : +J’ai dit ce que jamais on ne devait entendre. +Ciel ! comme il m’écoutait ! Par combien de détours +L’insensible a longtemps éludé mes discours ! +Comme il ne respirait qu’une retraite prompte ! +Et combien sa rougeur a redoublé ma honte ! +Pourquoi détournais-tu mon funeste dessein ? +Hélas ! quand son épée allait chercher mon sein, +A-t-il pâli pour moi ? me l’a-t-il arrachée ? +Il suffit que ma main l’ait une fois touchée, +Je l’ai rendue horrible à ses yeux inhumains ; +Et ce fer malheureux profanerait ses mains. + + + + +Ainsi, dans vos malheurs ne songeant qu’à vous plaindre, +Vous nourrissez un feu qu’il vous faudrait éteindre. +Ne vaudrait-il pas mieux, digne sang de Minos, +Dans de plus nobles soins chercher votre repos ; +Contre un ingrat qui plaît recourir à la fuite, +Régner, et de l’État embrasser la conduite ? + + + + +Moi, régner ! Moi, ranger un État sous ma loi +Quand ma faible raison ne règne plus sur moi ! +Lorsque j’ai de mes sens abandonné l’empire ! +Quand sous un joug honteux à peine je respire ! +Quand je me meurs ! Fuyez. Je ne le puis quitter. + + + + +Vous l’osâtes bannir, vous n’osez l’éviter ? + + + + +Il n’est plus temps : il sait mes ardeurs insensées. +De l’austère pudeur les bornes sont passées : +J’ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur, +Et l’espoir malgré moi s’est glissé dans mon cœur. +Toi-même, rappelant ma force défaillante, +Et mon âme déjà sur mes lèvres errante, +Par tes conseils flatteurs tu m’as su ranimer : +Tu m’as fait entrevoir que je pouvais l’aimer. + + + + +Hélas ! de vos malheurs innocente ou coupable, +De quoi pour vous sauver n’étais-je point capable ? +Mais si jamais l’offense irrita vos esprits, +Pouvez-vous d’un superbe oublier les mépris ? +Avec quels yeux cruels sa rigueur obstinée +Vous laissait à ses pieds peu s’en faut prosternée ! +Que son farouche orgueil le rendait odieux ! +Que Phèdre en ce moment n’avait-elle mes yeux ! + + + + +Œnone, il peut quitter cet orgueil qui te blesse ; +Nourri dans les forêts, il en a la rudesse. +Hippolyte, endurci par de sauvages lois, +Entend parler d’amour pour la première fois : +Peut-être sa surprise a causé son silence ; +Et nos plaintes peut-être ont trop de violence. + + + + +Songez qu’une barbare en son sein l’a formé. + + + + +Quoique Scythe et barbare, elle a pourtant aimé. + + + + +Il a pour tout le sexe une haine fatale. + + + + +Je ne me verrai point préférer de rivale. +Enfin tous tes conseils ne sont plus de saison : +Sers ma fureur, Œnone, et non point ma raison. +Il oppose à l’amour un cœur inaccessible ; +Cherchons pour l’attaquer quelque endroit plus sensible : +Les charmes d’un empire ont paru le toucher : +Athènes l’attirait, il n’a pu s’en cacher ; +Déjà de ses vaisseaux la pointe était tournée, +Et la voile flottait aux vents abandonnée. +Va trouver de ma part ce jeune ambitieux, +Œnone ; fais briller la couronne à ses yeux : +Qu’il mette sur son front le sacré diadème ; +Je ne veux que l’honneur de l’attacher moi-même. +Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder. +Il instruira mon fils dans l’art de commander ; +Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de père ; +Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère. +Pour le fléchir enfin tente tous les moyens : +Tes discours trouveront plus d’accès que les miens ; +Presse, pleure, gémis ; peins-lui Phèdre mourante ; +Ne rougis point de prendre une voix suppliante : +Je t’avouerai de tout ; je n’espère qu’en toi. +Va : j’attends ton retour pour disposer de moi. + + + + +Ô toi qui vois la honte où je suis descendue, +Implacable Vénus, suis-je assez confondue ! +Tu ne saurais plus loin pousser ta cruauté. +Ton triomphe est parfait ; tous tes traits ont porté. +Cruelle, si tu veux une gloire nouvelle, +Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle. +Hippolyte te fuit ; et bravant ton courroux, +Jamais à tes autels n’a fléchi les genoux ; +Ton nom semble offenser ses superbes oreilles : +Déesse, venge-toi ; nos causes sont pareilles. +Qu’il aime… Mais déjà tu reviens sur tes pas, +Œnone ! On me déteste ; on ne t’écoute pas ! + + + + + + + +Il faut d’un vain amour étouffer la pensée, +Madame ; rappelez votre vertu passée : +Le roi, qu’on a cru mort, va paraître à vos yeux ; +Thésée est arrivé, Thésée est en ces lieux. +Le peuple, pour le voir, court et se précipite. +Je sortais par votre ordre, et cherchais Hippolyte, +Lorsque jusques au ciel mille cris élancés… + + + + +Mon époux est vivant, Œnone ; c’est assez. +J’ai fait l’indigne aveu d’un amour qui l’outrage ; +Il vit : je ne veux pas en savoir davantage. + + + + +Quoi ? Je te l’ai prédit ; mais tu n’as pas voulu : +Sur mes justes remords tes pleurs ont prévalu. +Je mourais ce matin digne d’être pleurée ; +J’ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée. + + + + +Vous mourez ? Juste ciel ! qu’ai-je fait aujourd’hui ! +Mon époux va paraître, et son fils avec lui ! +Je verrai le témoin de ma flamme adultère +Observer de quel front j’ose aborder son père, +Le cœur gros de soupirs qu’il n’a point écoutés, +L’œil humide de pleurs par l’ingrat rebutés ! +Penses-tu que, sensible à l’honneur de Thésée, +Il lui cache l’ardeur dont je suis embrasée ? +Laissera-t-il trahir et son père et son roi ? +Pourra-t-il contenir l’horreur qu’il a pour moi ? +Il se tairait en vain : je sais mes perfidies, +Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies +Qui, goûtant dans le crime une tranquille paix, +Ont su se faire un front qui ne rougit jamais. +Je connais mes fureurs, je les rappelle toutes : +Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes +Vont prendre la parole, et prêts à m’accuser, +Attendent mon époux pour le désabuser. +Mourons : de tant d’horreurs qu’un trépas me délivre. +Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre ? +La mort aux malheureux ne cause point d’effroi : +Je ne crains que le nom que je laisse après moi. +Pour mes tristes enfants quel affreux héritage ! +Le sang de Jupiter doit enfler leur courage ; +Mais quelque juste orgueil qu’inspire un sang si beau, +Le crime d’une mère est un pesant fardeau. +Je tremble qu’un discours, hélas ! trop véritable, +Un jour ne leur reproche une mère coupable. +Je tremble qu’opprimés de ce poids odieux +L’un ni l’autre jamais n’osent lever les yeux. + + + + +Il n’en faut point douter, je les plains l’un et l’autre ; +Jamais crainte ne fut plus juste que la vôtre. +Mais à de tels affronts pourquoi les exposer ? +Pourquoi contre vous-même allez-vous déposer ? +C’en est fait : on dira que Phèdre, trop coupable, +De son époux trahi fuit l’aspect redoutable. +Hippolyte est heureux qu’aux dépens de vos jours +Vous-même en expirant appuyiez ses discours. +À votre accusateur que pourrai-je répondre ? +Je serai devant lui trop facile à confondre : +De son triomphe affreux je le verrai jouir, +Et conter votre honte à qui voudra l’ouïr. +Ah ! que plutôt du ciel la flamme me dévore ! +Mais, ne me trompez point, vous est-il cher encore ? +De quel œil voyez-vous ce prince audacieux ? + + + + +Je le vois comme un monstre effroyable à mes yeux. + + + + +Pourquoi donc lui céder une victoire entière ? +Vous le craignez : osez l’accuser la première +Du crime dont il peut vous charger aujourd’hui. +Qui vous démentira ? Tout parle contre lui : +Son épée en vos mains heureusement laissée, +Votre trouble présent, votre douleur passée, +Son père par vos cris dès longtemps prévenu, +Et déjà son exil par vous-même obtenu. + + + + +Moi, que j’ose opprimer et noircir l’innocence ! + + + + +Mon zèle n’a besoin que de votre silence. +Tremblante comme vous, j’en sens quelques remords. +Vous me verriez plus prompte affronter mille morts. +Mais puisque je vous perds sans ce triste remède, +Votre vie est pour moi d’un prix à qui tout cède : +Je parlerai. Thésée, aigri par mes avis, +Bornera sa vengeance à l’exil de son fils : +Un père, en punissant, madame, est toujours père ; +Un supplice léger suffit à sa colère. +Mais, le sang innocent dût-il être versé, +Que ne demande point votre honneur menacé ? +C’est un trésor trop cher pour oser le commettre. +Quelque loi qu’il vous dicte, il faut vous y soumettre, +Madame ; et pour sauver votre honneur combattu, +Il faut immoler tout, et même la vertu. +On vient ; je vois Thésée. Ah ! je vois Hippolyte ; +Dans ses yeux insolents je vois ma perte écrite. +Fais ce que tu voudras, je m’abandonne à toi. +Dans le trouble où je suis, je ne puis rien pour moi. + + + + + + + +La fortune à mes vœux cesse d’être opposée, +Madame, et dans vos bras met… Arrêtez, Thésée, +Et ne profanez point des transports si charmants : +Je ne mérite plus ces doux empressements ; +Vous êtes offensé. La fortune jalouse +N’a pas en votre absence épargné votre épouse. +Indigne de vous plaire et de vous approcher, +Je ne dois désormais songer qu’à me cacher. + + + + + + + +Quel est l’étrange accueil qu’on fait à votre père, +Mon fils ? Phèdre peut seule expliquer ce mystère. +Mais si mes vœux ardents vous peuvent émouvoir, +Permettez-moi, seigneur, de ne la plus revoir ; +Souffrez que pour jamais le tremblant Hippolyte +Disparaisse des lieux que votre épouse habite. + + + + +Vous, mon fils, me quitter ? Je ne la cherchais pas ; +C’est vous qui sur ces bords conduisîtes ses pas. +Vous daignâtes, seigneur, aux rives de Trézène +Confier en partant Aricie et la reine : +Je fus même chargé du soin de les garder. +Mais quels soins désormais peuvent me retarder ? +Assez dans les forêts mon oisive jeunesse +Sur de vils ennemis a montré son adresse : +Ne pourrai-je, en fuyant un indigne repos, +D’un sang plus glorieux teindre mes javelots ? +Vous n’aviez pas encore atteint l’âge où je touche, +Déjà plus d’un tyran, plus d’un monstre farouche +Avait de votre bras senti la pesanteur ; +Déjà de l’insolence heureux persécuteur, +Vous aviez des deux mers assuré les rivages ; +Le libre voyageur ne craignait plus d’outrages ; +Hercule, respirant sur le bruit de vos coups, +Déjà de son travail se reposait sur vous. +Et moi, fils inconnu d’un si glorieux père, +Je suis même encor loin des traces de ma mère ! +Souffrez que mon courage ose enfin s’occuper : +Souffrez, si quelque monstre a pu vous échapper, +Que j’apporte à vos pieds sa dépouille honorable ; +Ou que d’un beau trépas la mémoire durable, +Éternisant des jours si noblement finis, +Prouve à tout l’univers que j’étais votre fils. + + + + +Que vois-je ? Quelle horreur dans ces lieux répandue +Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue ? +Si je reviens si craint et si peu désiré, +Ô ciel, de ma prison pourquoi m’as-tu tiré ? +Je n’avais qu’un ami : son imprudente flamme +Du tyran de l’Épire allait ravir la femme ; +Je servais à regret ses desseins amoureux ; +Mais le sort irrité nous aveuglait tous deux. +Le tyran m’a surpris sans défense et sans armes. +J’ai vu Pirithoüs, triste objet de mes larmes, +Livré par ce barbare à des monstres cruels +Qu’il nourrissait du sang des malheureux mortels. +Moi-même il m’enferma dans des cavernes sombres, +Lieux profonds et voisins de l’empire des ombres. +Les dieux, après six mois, enfin m’ont regardé : +J’ai su tromper les yeux par qui j’étais gardé. +D’un perfide ennemi j’ai purgé la nature ; +À ses monstres lui-même a servi de pâture. +Et lorsqu'avec transport je pense m’approcher +De tout ce que les dieux m’ont laissé de plus cher ; +Que dis-je ? quand mon âme, à soi-même rendue, +Vient se rassasier d’une si chère vue, +Je n’ai pour tout accueil que des frémissements ; +Tout fuit, tout se refuse à mes embrassements. +Et moi-même éprouvant la terreur que j’inspire, +Je voudrais être encor dans les prisons d’Épire. +Parlez. Phèdre se plaint que je suis outragé : +Qui m’a trahi ? pourquoi ne suis-je pas vengé ? +La Grèce, à qui mon bras fut tant de fois utile, +A-t-elle au criminel accordé quelque asile ? +Vous ne répondez point ! mon fils, mon propre fils, +Est-il d’intelligence avec mes ennemis ? +Entrons : c’est trop garder un doute qui m’accable. +Connaissons à la fois le crime et le coupable ; +Que Phèdre explique enfin le trouble où je la voi. + + + + + + + +Où tendait ce discours qui m’a glacé d’effroi ? +Phèdre, toujours en proie à sa fureur extrême, +Veut-elle s’accuser et se perdre elle-même ? +Dieux ! que dira le roi ? Quel funeste poison +L’amour a répandu sur toute sa maison ! +Moi-même, plein d’un feu que sa haine réprouve, +Quel il m’a vu jadis, et quel il me retrouve ! +De noirs pressentiments viennent m’épouvanter. +Mais l’innocence enfin n’a rien à redouter : +Allons : cherchons ailleurs par quelle heureuse adresse +Je pourrai de mon père émouvoir la tendresse, +Et lui dire un amour qu’il peut vouloir troubler, +Mais que tout son pouvoir ne saurait ébranler. + + + + + + + + + + + + + +Ah ! qu’est-ce que j’entends ? Un traître, un téméraire +Préparait cet outrage à l’honneur de son père ! +Avec quelle rigueur, destin, tu me poursuis ! +Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis. +Ô tendresse ! ô bonté trop mal récompensée ! +Projet audacieux ! détestable pensée ! +Pour parvenir au but de ses noires amours, +L’insolent de la force empruntait le secours ! +J’ai reconnu le fer, instrument de sa rage, +Ce fer dont je l’armai pour un plus noble usage. +Tous les liens du sang n’ont pu le retenir ! +Et Phèdre différait à le faire punir ! +Le silence de Phèdre épargnait le coupable ! + + + + +Phèdre épargnait plutôt un père déplorable : +Honteuse du dessein d’un amant furieux, +Et du feu criminel qu’il a pris dans ses yeux, +Phèdre mourait, seigneur, et sa main meurtrière +Éteignit de ses yeux l’innocente lumière. +J’ai vu lever le bras, j’ai couru la sauver. +Moi seule à votre amour j’ai su la conserver. +Et plaignant à la fois son trouble et vos alarmes, +J’ai servi, malgré moi, d’interprète à ses larmes. + + + + +Le perfide ! il n’a pu s’empêcher de pâlir : +De crainte, en m’abordant, je l’ai vu tressaillir. +Je me suis étonné de son peu d’allégresse ; +Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse. +Mais ce coupable amour dont il est dévoré +Dans Athènes déjà s’était-il déclaré ? + + + + +Seigneur, souvenez-vous des plaintes de la reine : +Un amour criminel causa toute sa haine. + + + + +Et ce feu dans Trézène a donc recommencé ? + + + + +Je vous ai dit, seigneur, tout ce qui s’est passé. +C’est trop laisser la reine à sa douleur mortelle, +Souffrez que je vous quitte et me range auprès d’elle. + + + + + + + +Ah ! le voici. Grands dieux ! à ce noble maintien +Quel œil ne serait pas trompé comme le mien ? +Faut-il que sur le front d’un profane adultère +Brille de la vertu le sacré caractère ! +Et ne devrait-on pas à des signes certains +Reconnaître le cœur des perfides humains ! + + + + +Puis-je vous demander quel funeste nuage, +Seigneur, a pu troubler votre auguste visage ? +N’osez-vous confier ce secret à ma foi ? + + + + +Perfide ! oses-tu bien te montrer devant moi ? +Monstre, qu’a trop longtemps épargné le tonnerre, +Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre, +Après que le transport d’un amour plein d’horreur +Jusqu’au lit de ton père a porté ta fureur, +Tu m’oses présenter une tête ennemie ! +Tu parais dans des lieux pleins de ton infamie ! +Et ne vas pas chercher, sous un ciel inconnu, +Des pays où mon nom ne soit point parvenu ? +Fuis, traître. Ne viens point braver ici ma haine, +Et tenter un courroux que je retiens à peine : +C’est bien assez pour moi de l’opprobre éternel +D’avoir pu mettre au jour un fils si criminel, +Sans que ta mort encor, honteuse à ma mémoire, +De mes nobles travaux vienne souiller la gloire. +Fuis : et si tu ne veux qu’un châtiment soudain +T’ajoute aux scélérats qu’a punis cette main, +Prends garde que jamais l’astre qui nous éclaire +Ne te voie en ces lieux mettre un pied téméraire. +Fuis, dis-je ; et sans retour précipitant tes pas, +De ton horrible aspect purge tous mes États. +Et toi, Neptune, et toi, si jadis mon courage +D’infâmes assassins nettoya ton rivage, +Souviens-toi que, pour prix de mes efforts heureux, +Tu promis d’exaucer le premier de mes vœux. +Dans les longues rigueurs d’une prison cruelle +Je n’ai point imploré ta puissance immortelle ; +Avare du secours que j’attends de tes soins, +Mes vœux t’ont réservé pour de plus grands besoins : +Je t’implore aujourd’hui. Venge un malheureux père ; +J’abandonne ce traître à toute ta colère ; +Étouffe dans son sang ses désirs effrontés : +Thésée à tes fureurs connaîtra tes bontés. + + + + +D’un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte ! +Un tel excès d’horreur rend mon âme interdite ; +Tant de coups imprévus m’accablent à la fois, +Qu’ils m’ôtent la parole, et m’étouffent la voix. + + + + +Traître, tu prétendais qu’en un lâche silence +Phèdre ensevelirait ta brutale insolence : +Il fallait, en fuyant, ne pas abandonner +Le fer qui dans ses mains aide à te condamner ; +Ou plutôt il fallait, comblant ta perfidie, +Lui ravir tout d’un coup la parole et la vie. + + + + +D’un mensonge si noir justement irrité, +Je devrais faire ici parler la vérité, +Seigneur ; mais je supprime un secret qui vous touche. +Approuvez le respect qui me ferme la bouche, +Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis, +Examinez ma vie, et songez qui je suis. +Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes ; +Quiconque a pu franchir les bornes légitimes +Peut violer enfin les droits les plus sacrés : +Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés ; +Et jamais on n’a vu la timide innocence +Passer subitement à l’extrême licence. +Un jour seul ne fait point d’un mortel vertueux +Un perfide assassin, un lâche incestueux. +Élevé dans le sein d’une chaste héroïne, +Je n’ai point de son sang démenti l’origine. +Pitthée, estimé sage entre tous les humains, +Daigna m’instruire encore au sortir de ses mains. +Je ne veux point me peindre avec trop d’avantage ; +Mais si quelque vertu m’est tombée en partage, +Seigneur, je crois surtout avoir fait éclater +La haine des forfaits qu’on ose m’imputer. +C’est par là qu’Hippolyte est connu dans la Grèce. +J’ai poussé la vertu jusques à la rudesse : +On sait de mes chagrins l’inflexible rigueur. +Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur. +Et l’on veut qu’Hippolyte, épris d’un feu profane... + + + + +Oui, c’est ce même orgueil, lâche ! qui te condamne. +Je vois de tes froideurs le principe odieux : +Phèdre seule charmait tes impudiques yeux ; +Et pour tout autre objet ton âme indifférente +Dédaignait de brûler d’une flamme innocente. + + + + +Non, mon père, ce cœur, c’est trop vous le celer, +N’a point d’un chaste amour dédaigné de brûler. +Je confesse à vos pieds ma véritable offense : +J’aime, j’aime, il est vrai, malgré votre défense. +Aricie à ses lois tient mes vœux asservis ; +La fille de Pallante a vaincu votre fils : +Je l’adore ; et mon âme, à vos ordres rebelle, +Ne peut ni soupirer, ni brûler que pour elle. + + + + +Tu l’aimes ! ciel ! Mais non, l’artifice est grossier : +Tu te feins criminel pour te justifier. + + + + +Seigneur, depuis six mois je l’évite et je l’aime ; +Je venais, en tremblant, vous le dire à vous-même. +Eh quoi ! de votre erreur rien ne vous peut tirer ! +Par quel affreux serment faut-il vous rassurer ? +Que la terre, le ciel, que toute la nature... + + + + +Toujours les scélérats ont recours au parjure. +Cesse, cesse, et m’épargne un importun discours, +Si ta fausse vertu n’a point d’autre secours. + + + + +Elle vous paraît fausse et pleine d’artifice : +Phèdre au fond de son cœur me rend plus de justice. + + + + +Ah, que ton impudence excite mon courroux ! + + + + +Quel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous ? + + + + +Fusses-tu par delà les colonnes d’Alcide, +Je me croirais encor trop voisin d’un perfide. + + + + +Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez, +Quels amis me plaindront, quand vous m’abandonnez ? + + + + +Va chercher des amis dont l’estime funeste +Honore l’adultère, applaudisse à l’inceste ; +Des traîtres, des ingrats, sans honneur et sans loi, +Dignes de protéger un méchant tel que toi. + + + + +Vous me parlez toujours d’inceste et d’adultère : +Je me tais. Cependant Phèdre sort d’une mère, +Phèdre est d’un sang, seigneur, vous le savez trop bien, +De toutes ces horreurs plus rempli que le mien. + + + + +Quoi ! ta rage à mes yeux perd toute retenue ? +Pour la dernière fois, ôte-toi de ma vue ; +Sors, traître : n’attends pas qu’un père furieux +Te fasse avec opprobre arracher de ces lieux. + + + + +Misérable, tu cours à ta perte infaillible ! +Neptune, par le fleuve aux dieux mêmes terrible, +M’a donné sa parole, et va l’exécuter. +Un dieu vengeur te suit, tu ne peux l’éviter. +Je t’aimais ; et je sens que, malgré ton offense, +Mes entrailles pour toi se troublent par avance. +Mais à te condamner tu m’as trop engagé : +Jamais père, en effet, fut-il plus outragé ? +Justes dieux qui voyez la douleur qui m’accable, +Ai-je pu mettre au jour un enfant si coupable ! + + + + + + + +Seigneur, je viens à vous, pleine d’un juste effroi ; +Votre voix redoutable a passé jusqu’à moi : +Je crains qu’un prompt effet n’ait suivi la menace. +S’il en est temps encore, épargnez votre race, +Respectez votre sang ; j’ose vous en prier : +Sauvez-moi de l’horreur de l’entendre crier ; +Ne me préparez point la douleur éternelle +De l’avoir fait répandre à la main paternelle. + + + + +Non, madame, en mon sang ma main n’a point trempé ; +Mais l’ingrat toutefois ne m’est point échappé : +Une immortelle main de sa perte est chargée, +Neptune me la doit ; et vous serez vengée. + + + + +Neptune vous la doit ! Quoi ! vos vœux irrités… + + + + +Quoi ! craignez-vous déjà qu’ils ne soient écoutés ? +Joignez-vous bien plutôt à mes vœux légitimes : +Dans toute leur noirceur retracez-moi ses crimes, +Échauffez mes transports trop lents, trop retenus. +Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus : +Sa fureur contre vous se répand en injures ; +Votre bouche, dit-il, est pleine d’impostures ; +Il soutient qu’Aricie a son cœur, a sa foi, +Qu’il l’aime. Quoi, seigneur ! Il l’a dit devant moi : +Mais je sais rejeter un frivole artifice. +Espérons de Neptune une prompte justice : +Je vais moi-même encore au pied de ses autels +Le presser d’accomplir ses serments immortels. + + + + +Il sort. Quelle nouvelle a frappé mon oreille ! +Quel feu mal étouffé dans mon cœur se réveille ! +Quel coup de foudre, ô ciel ! et quel funeste avis ! +Je volais tout entière au secours de son fils ; +Et m’arrachant des bras d’Œnone épouvantée, +Je cédais au remords dont j’étais tourmentée. +Qui sait même où m’allait porter ce repentir ? +Peut-être à m’accuser j’aurais pu consentir ; +Peut-être, si la voix ne m’eût été coupée, +L’affreuse vérité me serait échappée. +Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi ! +Aricie a son cœur ! Aricie a sa foi ! +Ah ! dieux ! Lorsqu’à mes vœux l’ingrat inexorable +S’armait d’un œil si fier, d’un front si redoutable, +Je pensais qu’à l’amour son cœur toujours fermé +Fût contre tout mon sexe également armé : +Une autre cependant a fléchi son audace ; +Devant ses yeux cruels une autre a trouvé grâce. +Peut-être a-t-il un cœur facile à s’attendrir : +Je suis le seul objet qu’il ne saurait souffrir. +Et je me chargerais du soin de le défendre ! + + + + + + +Chère Œnone, sais-tu ce que je viens d’apprendre ? + + + + +Non ; mais je viens tremblante, à ne vous point mentir +J’ai pâli du dessein qui vous a fait sortir ; +J’ai craint une fureur à vous-même fatale. + + + + +Œnone, qui l’eût cru ? j’avais une rivale ! + + + + +Comment ! Hippolyte aime ; et je n’en puis douter. +Ce farouche ennemi qu’on ne pouvait dompter, +Qu’offensait le respect, qu’importunait la plainte, +Ce tigre, que jamais je n’abordai sans crainte, +Soumis, apprivoisé, reconnaît un vainqueur : +Aricie a trouvé le chemin de son cœur. + + + + +Aricie ? Ah ! douleur non encore éprouvée ! +À quel nouveau tourment je me suis réservée ! +Tout ce que j’ai souffert, mes craintes, mes transports, +La fureur de mes feux, l’horreur de mes remords, +Et d’un cruel refus l’insupportable injure, +N’était qu’un faible essai du tourment que j’endure. +Ils s’aiment ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux ? +Comment se sont-ils vus ? depuis quand ? dans quels lieux ? +Tu le savais : pourquoi me laissais-tu séduire ? +De leur furtive ardeur ne pouvais-tu m’instruire ? +Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher ? +Dans le fond des forêts allaient-ils se cacher ? +Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence : +Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence ; +Ils suivaient sans remords leur penchant amoureux ; +Tous les jours se levaient clairs et sereins pour eux ! +Et moi, triste rebut de la nature entière, +Je me cachais au jour, je fuyais la lumière ; +La mort est le seul dieu que j’osais implorer. +J’attendais le moment où j’allais expirer ; +Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée, +Encor, dans mon malheur de trop près observée, +Je n’osais dans mes pleurs me noyer à loisir. +Je goûtais en tremblant ce funeste plaisir ; +Et sous un front serein déguisant mes alarmes, +Il fallait bien souvent me priver de mes larmes. + + + + +Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ? +Ils ne se verront plus. Ils s’aimeront toujours ! +Au moment que je parle, ah, mortelle pensée ! +Ils bravent la fureur d’une amante insensée ! +Malgré ce même exil qui va les écarter, +Ils font mille serments de ne se point quitter… +Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m’outrage ; +Œnone, prends pitié de ma jalouse rage. +Il faut perdre Aricie ; il faut de mon époux +Contre un sang odieux réveiller le courroux : +Qu’il ne se borne pas à des peines légères ; +Le crime de la sœur passe celui des frères. +Dans mes jaloux transports je le veux implorer. +Que fais-je ? où ma raison se va-t-elle égarer ? +Moi jalouse ! et Thésée est celui que j’implore ! +Mon époux est vivant, et moi je brûle encore ! +Pour qui ? quel est le cœur où prétendent mes vœux ? +Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux. +Mes crimes désormais ont comblé la mesure : +Je respire à la fois l’inceste et l’imposture ; +Mes homicides mains, promptes à me venger, +Dans le sang innocent brûlent de se plonger. +Misérable ! et je vis ! et je soutiens la vue +De ce sacré Soleil dont je suis descendue ! +J’ai pour aïeul le père et le maître des dieux ; +Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux : +Où me cacher ? Fuyons dans la nuit infernale. +Mais que dis-je ? mon père y tient l’urne fatale ; +Le sort, dit-on, l’a mise en ses sévères mains : +Minos juge aux enfers tous les pâles humains. +Ah ! combien frémira son ombre épouvantée, +Lorsqu’il verra sa fille à ses yeux présentée, +Contrainte d’avouer tant de forfaits divers, +Et des crimes peut-être inconnus aux enfers ! +Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible ? +Je crois voir de ta main tomber l’urne terrible ; +Je crois te voir cherchant un supplice nouveau, +Toi-même de ton sang devenir le bourreau… +Pardonne : un dieu cruel a perdu ta famille ; +Reconnais sa vengeance aux fureurs de ta fille. +Hélas ! du crime affreux dont la honte me suit +Jamais mon triste cœur n’a recueilli le fruit : +Jusqu’au dernier soupir de malheurs poursuivie, +Je rends dans les tourments une pénible vie. + + + + +Eh ! repoussez, madame, une injuste terreur ! +Regardez d’un autre œil une excusable erreur. +Vous aimez ; on ne peut vaincre sa destinée : +Par un charme fatal vous fûtes entraînée. +Est-ce donc un prodige inouï parmi nous ? +L’amour n’a-t-il encor triomphé que de vous ? +La faiblesse aux humains n’est que trop naturelle : +Mortelle, subissez le sort d’une mortelle. +Vous vous plaignez d’un joug imposé dès longtemps : +Les dieux mêmes, les dieux de l’Olympe habitants, +Qui d’un bruit si terrible épouvantent les crimes, +Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes. + + + + +Qu’entends-je ! quels conseils ose-t-on me donner ? +Ainsi donc jusqu’au bout tu veux m’empoisonner, +Malheureuse ! voilà comme tu m’as perdue ; +Au jour que je fuyais c’est toi qui m’as rendue. +Tes prières m’ont fait oublier mon devoir ; +J’évitais Hippolyte, et tu me l’as fait voir. +De quoi te chargeais-tu ? pourquoi ta bouche impie +A-t-elle, en l’accusant, osé noircir sa vie ? +Il en mourra peut-être, et d’un père insensé +Le sacrilège vœu peut-être est exaucé. +Je ne t’écoute plus. Va-t’en, monstre exécrable ; +Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable. +Puisse le juste ciel dignement te payer ! +Et puisse ton supplice à jamais effrayer +Tous ceux qui, comme toi, par de lâches adresses, +Des princes malheureux nourrissent les faiblesses, +Les poussent au penchant où leur cœur est enclin, +Et leur osent du crime aplanir le chemin ! +Détestables flatteurs, présent le plus funeste +Que puisse faire aux rois la colère céleste ! + + + + +Ah dieux ! pour la servir j’ai tout fait, tout quitté ; +Et j’en reçois ce prix ! je l’ai bien mérité. + + + + + + + + + + + + + +Quoi ! vous pouvez vous taire en ce péril extrême ? +Vous laissez dans l’erreur un père qui vous aime ? +Cruel, si de mes pleurs méprisant le pouvoir, +Vous consentez sans peine à ne me plus revoir, +Partez ; séparez-vous de la triste Aricie ; +Mais du moins en partant assurez votre vie. +Défendez votre honneur d’un reproche honteux, +Et forcez votre père à révoquer ses vœux : +Il en est temps encor. Pourquoi, par quel caprice, +Laissez-vous le champ libre à votre accusatrice ? +Éclaircissez Thésée. Eh ! que n’ai-je point dit ? +Ai-je dû mettre au jour l’opprobre de son lit ? +Devais-je, en lui faisant un récit trop sincère, +D’une indigne rougeur couvrir le front d’un père ? +Vous seule avez percé ce mystère odieux. +Mon cœur pour s’épancher n’a que vous et les dieux. +Je n’ai pu vous cacher, jugez si je vous aime, +Tout ce que je voulais me cacher à moi-même. +Mais songez sous quel sceau je vous l’ai révélé : +Oubliez, s’il se peut, que je vous ai parlé, +Madame ; et que jamais une bouche si pure +Ne s’ouvre pour conter cette horrible aventure. +Sur l’équité des dieux osons nous confier ; +Ils ont trop d’intérêt à me justifier : +Et Phèdre, tôt ou tard de son crime punie, +N’en saurait éviter la juste ignominie. +C’est l’unique respect que j’exige de vous. +Je permets tout le reste à mon libre courroux : +Sortez de l’esclavage où vous êtes réduite ; +Osez me suivre, osez accompagner ma fuite ; +Arrachez-vous d’un lieu funeste et profané, +Où la vertu respire un air empoisonné ; +Profitez, pour cacher votre prompte retraite, +De la confusion que ma disgrâce y jette. +Je vous puis de la fuite assurer les moyens : +Vous n’avez jusqu’ici de gardes que les miens ; +De puissants défenseurs prendront notre querelle ; +Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle : +À nos amis communs portons nos justes cris ; +Ne souffrons pas que Phèdre, assemblant nos débris, +Du trône paternel nous chasse l’un et l’autre, +Et promette à son fils ma dépouille et la vôtre. +L’occasion est belle, il la faut embrasser… +Quelle peur vous retient ? vous semblez balancer ? +Votre seul intérêt m’inspire cette audace : +Quand je suis tout de feu, d’où vous vient cette glace ? +Sur les pas d’un banni craignez-vous de marcher ? + + + + +Hélas ! qu’un tel exil, seigneur, me serait cher ! +Dans quels ravissements, à votre sort liée, +Du reste des mortels je vivrais oubliée ! +Mais n’étant point unis par un lien si doux, +Me puis-je avec honneur dérober avec vous ? +Je sais que, sans blesser l’honneur le plus sévère, +Je me puis affranchir des mains de votre père : +Ce n’est point m’arracher du sein de mes parents ; +Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans. +Mais vous m’aimez, seigneur ; et ma gloire alarmée… + + + + +Non, non, j’ai trop de soin de votre renommée. +Un plus noble dessein m’amène devant vous : +Fuyez vos ennemis, et suivez votre époux. +Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l’ordonne, +Le don de notre foi ne dépend de personne. +L’hymen n’est point toujours entouré de flambeaux. +Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux, +Des princes de ma race antiques sépultures, +Est un temple sacré formidable aux parjures. +C’est là que les mortels n’osent jurer en vain : +Le perfide y reçoit un châtiment soudain ; +Et craignant d’y trouver la mort inévitable, +Le mensonge n’a point de frein plus redoutable. +Là, si vous m’en croyez, d’un amour éternel +Nous irons confirmer le serment solennel ; +Nous prendrons à témoin le dieu qu’on y révère : +Nous le prierons tous deux de nous servir de père. +Des dieux les plus sacrés j’attesterai le nom, +Et la chaste Diane, et l’auguste Junon, +Et tous les dieux enfin, témoins de mes tendresses, +Garantiront la foi de mes saintes promesses. + + + + +Le roi vient : fuyez, prince et partez promptement. +Pour cacher mon départ je demeure un moment. +Allez ; et laissez-moi quelque fidèle guide, +Qui conduise vers vous ma démarche timide. + + + + + + + +Dieux ! éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux +Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux ! + + + + +Songe à tout, chère Ismène, et sois prête à la fuite. + + + + + + + +Vous changez de couleur, et semblez interdite, +Madame : que faisait Hippolyte en ce lieu ? + + + + +Seigneur, il me disait un éternel adieu. + + + + +Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage ; +Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage. + + + + +Seigneur, je ne vous puis nier la vérité : +De votre injuste haine il n’a pas hérité ; +Il ne me traitait point comme une criminelle. + + + + +J’entends : il vous jurait une amour éternelle. +Ne vous assurez point sur ce cœur inconstant ; +Car à d’autres que vous il en jurait autant. + + + + +Lui, seigneur ? Vous deviez le rendre moins volage : +Comment souffriez-vous cet horrible partage ? + + + + +Et comment souffrez-vous que d’horribles discours +D’une si belle vie osent noircir le cours ? +Avez-vous de son cœur si peu de connaissance ? +Discernez-vous si mal le crime et l’innocence ? +Faut-il qu’à vos yeux seuls un nuage odieux +Dérobe sa vertu, qui brille à tous les yeux ? +Ah ! c’est trop le livrer à des langues perfides. +Cessez : repentez-vous de vos vœux homicides ; +Craignez, seigneur, craignez que le ciel rigoureux +Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux. +Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes : +Ses présents sont souvent la peine de nos crimes. + + + + +Non, vous voulez en vain couvrir son attentat ; +Votre amour vous aveugle en faveur de l’ingrat. +Mais j’en crois des témoins certains, irréprochables : +J’ai vu, j’ai vu couler des larmes véritables. + + + + +Prenez garde, seigneur : vos invincibles mains +Ont de monstres sans nombre affranchi les humains ; +Mais tout n’est pas détruit, et vous en laissez vivre +Un… Votre fils, seigneur, me défend de poursuivre. +Instruite du respect qu’il veut vous conserver, +Je l’affligerais trop si j’osais achever. +J’imite sa pudeur, et fuis votre présence +Pour n’être pas forcée à rompre le silence. + + + + +Quelle est donc sa pensée, et que cache un discours +Commencé tant de fois, interrompu toujours ? +Veulent-ils m’éblouir par une feinte vaine ? +Sont-ils d’accord tous deux pour me mettre à la gêne ? +Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur, +Quelle plaintive voix crie au fond de mon cœur ? +Une pitié secrète et m’afflige et m’étonne. +Une seconde fois interrogeons Œnone : +Je veux de tout le crime être mieux éclairci. +Gardes, qu’Œnone sorte, et vienne seule ici. + + + + + + + +J’ignore le projet que la reine médite, +Seigneur ; mais je crains tout du transport qui l’agite. +Un mortel désespoir sur son visage est peint ; +La pâleur de la mort est déjà sur son teint. +Déjà de sa présence avec honte chassée, +Dans la profonde mer Œnone s’est lancée. +On ne sait point d’où part ce dessein furieux ; +Et les flots pour jamais l’ont ravie à nos yeux. + + + + +Qu’entends-je ? Son trépas n’a point calmé la reine ; +Le trouble semble croître en son âme incertaine. +Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs, +Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs ; +Et soudain, renonçant à l’amour maternelle, +Sa main avec horreur les repousse loin d’elle ; +Elle porte au hasard ses pas irrésolus ; +Son œil tout égaré ne nous reconnaît plus ; +Elle a trois fois écrit ; et changeant de pensée, +Trois fois elle a rompu sa lettre commencée. +Daignez la voir, seigneur ; daignez la secourir. + + + + +Ô ciel ! Œnone est morte, et Phèdre veut mourir ! +Qu’on rappelle mon fils, qu’il vienne se défendre ; +Qu’il vienne me parler, je suis prêt de l’entendre. + + +Ne précipite point tes funestes bienfaits, +Neptune ; j’aime mieux n’être exaucé jamais. +J’ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles, +Et j’ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles. +Ah ! de quel désespoir mes vœux seraient suivis ! + + + + + + + +Théramène, est-ce toi ? Qu’as-tu fait de mon fils ? +Je te l’ai confié dès l’âge le plus tendre. +Mais d’où naissent les pleurs que je te vois répandre ? +Que fait mon fils ? Ô soins tardifs et superflus ! +Inutile tendresse ! Hippolyte n’est plus. + + + + +Dieux ! J’ai vu des mortels périr le plus aimable, +Et j’ose dire encor, seigneur, le moins coupable. + + + + +Mon fils n’est plus ! Eh quoi ! quand je lui tends les bras, +Les dieux impatients ont hâté son trépas ! +Quel coup me l’a ravi, quelle foudre soudaine ? + + + + +À peine nous sortions des portes de Trézène, +Il était sur son char ; ses gardes affligés +Imitaient son silence, autour de lui rangés ; +Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ; +Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes ; +Ses superbes coursiers qu’on voyait autrefois +Pleins d’une ardeur si noble obéir à sa voix, +L’œil morne maintenant, et la tête baissée, +Semblaient se conformer à sa triste pensée. +Un effroyable cri, sorti du fond des flots, +Des airs en ce moment a troublé le repos ; +Et du sein de la terre une voix formidable +Répond en gémissant à ce cri redoutable. +Jusqu’au fond de nos cœurs notre sang s’est glacé ; +Des coursiers attentifs le crin s’est hérissé. +Cependant sur le dos de la plaine liquide, +S’élève à gros bouillons une montagne humide ; +L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux, +Parmi des flots d’écume, un monstre furieux. +Son front large est armé de cornes menaçantes ; +Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes, +Indomptable taureau, dragon impétueux, +Sa croupe se recourbe en replis tortueux ; +Ses longs mugissements font trembler le rivage. +Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ; +La terre s’en émeut, l’air en est infecté ; +Le flot qui l’apporta recule épouvanté. +Tout fuit ; et sans s’armer d’un courage inutile, +Dans le temple voisin chacun cherche un asile. +Hippolyte lui seul, digne fils d’un héros, +Arrête ses coursiers, saisit ses javelots, +Pousse au monstre, et d’un dard lancé d’une main sûre, +Il lui fait dans le flanc une large blessure. +De rage et de douleur le monstre bondissant +Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant, +Se roule, et leur présente une gueule enflammée +Qui les couvre de feu, de sang et de fumée. +La frayeur les emporte ; et, sourds à cette fois, +Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix ; +En efforts impuissants leur maître se consume ; +Ils rougissent le mors d’une sanglante écume. +On dit qu’on a vu même, en ce désordre affreux, +Un dieu qui d’aiguillons pressait leur flanc poudreux. +À travers les rochers la peur les précipite ; +L’essieu crie et se rompt : l’intrépide Hippolyte +Voit voler en éclats tout son char fracassé ; +Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé. +Excusez ma douleur : cette image cruelle +Sera pour moi de pleurs une source éternelle. +J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils +Traîné par les chevaux que sa main a nourris. +Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ; +Ils courent : tout son corps n’est bientôt qu’une plaie. +De nos cris douloureux la plaine retentit. +Leur fougue impétueuse enfin se ralentit : +Ils s’arrêtent non loin de ces tombeaux antiques +Où des rois ses aïeux sont les froides reliques. +J’y cours en soupirant, et sa garde me suit : +De son généreux sang la trace nous conduit ; +Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes +Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes. +J’arrive, je l’appelle ; et me tendant la main, +Il ouvre un œil mourant qu’il referme soudain : +« Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie. +« Prends soin après ma mort de la triste Aricie. +« Cher ami, si mon père un jour désabusé +« Plaint le malheur d’un fils faussement accusé, +« Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive, +« Dis-lui qu’avec douceur il traite sa captive ; +« Qu’il lui rende... » À ce mot, ce héros expiré +N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré : +Triste objet où des dieux triomphe la colère, +Et que méconnaîtrait l’œil même de son père. + + + + +Ô mon fils ! cher espoir que je me suis ravi ! +Inexorables dieux, qui m’avez trop servi ! +À quels mortels regrets ma vie est réservée ! + + + + +La timide Aricie est alors arrivée : +Elle venait, seigneur, fuyant votre courroux, +À la face des dieux l’accepter pour époux. +Elle approche ; elle voit l’herbe rouge et fumante ; +Elle voit (quel objet pour les yeux d’une amante !) +Hippolyte étendu, sans forme et sans couleur… +Elle veut quelque temps douter de son malheur ; +Et, ne connaissant plus ce héros qu’elle adore, +Elle voit Hippolyte, et le demande encore. +Mais trop sûre à la fin qu’il est devant ses yeux, +Par un triste regard elle accuse les dieux ; +Et froide, gémissante, et presque inanimée, +Aux pieds de son amant elle tombe pâmée. +Ismène est auprès d’elle ; Ismène, tout en pleurs, +La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs. +Et moi, je suis venu, détestant la lumière, +Vous dire d’un héros la volonté dernière, +Et m’acquitter, seigneur, du malheureux emploi +Dont son cœur expirant s’est reposé sur moi. +Mais j’aperçois venir sa mortelle ennemie. + + + + + + + +Eh bien ! vous triomphez, et mon fils est sans vie ! +Ah ! que j’ai lieu de craindre, et qu’un cruel soupçon, +L’excusant dans mon cœur, m’alarme avec raison ! +Mais, madame, il est mort, prenez votre victime ; +Jouissez de sa perte, injuste ou légitime : +Je consens que mes yeux soient toujours abusés. +Je le crois criminel, puisque vous l’accusez. +Son trépas à mes pleurs offre assez de matières +Sans que j’aille chercher d’odieuses lumières, +Qui, ne pouvant le rendre à ma juste douleur, +Peut-être ne feraient qu’accroître mon malheur. +Laissez-moi, loin de vous, et loin de ce rivage, +De mon fils déchiré fuir la sanglante image. +Confus, persécuté d’un mortel souvenir, +De l’univers entier je voudrais me bannir. +Tout semble s’élever contre mon injustice ; +L’éclat de mon nom même augmente mon supplice : +Moins connu des mortels, je me cacherais mieux. +Je hais jusques aux soins dont m’honorent les dieux ; +Et je m’en vais pleurer leurs faveurs meurtrières, +Sans plus les fatiguer d’inutiles prières. +Quoi qu’ils fissent pour moi, leur funeste bonté +Ne me saurait payer de ce qu’ils m’ont ôté. + + + + +Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence ; +Il faut à votre fils rendre son innocence : +Il n’était point coupable. Ah ! père infortuné ! +Et c’est sur votre foi que je l’ai condamné ! +Cruelle ! pensez-vous être assez excusée… + + + + +Les moments me sont chers ; écoutez-moi, Thésée +C’est moi qui sur ce fils, chaste et respectueux, +Osai jeter un œil profane, incestueux. +Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste : +La détestable Œnone a conduit tout le reste. +Elle a craint qu’Hippolyte, instruit de ma fureur, +Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur : +La perfide, abusant de ma faiblesse extrême, +S’est hâtée à vos yeux de l’accuser lui-même. +Elle s’en est punie, et fuyant mon courroux, +A cherché dans les flots un supplice trop doux. +Le fer aurait déjà tranché ma destinée ; +Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée : +J’ai voulu, devant vous exposant mes remords, +Par un chemin plus lent descendre chez les morts. +J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines +Un poison que Médée apporta dans Athènes. +Déjà jusqu’à mon cœur le venin parvenu +Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ; +Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage +Et le ciel et l’époux que ma présence outrage ; +Et la mort à mes yeux dérobant la clarté, +Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté. + + + + +Elle expire, seigneur ! D’une action si noire +Que ne peut avec elle expirer la mémoire ! +Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis, +Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils ! +Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste, +Expier la fureur d’un vœu que je déteste : +Rendons-lui les honneurs qu’il a trop mérités ; +Et, pour mieux apaiser ses mânes irrités, +Que, malgré les complots d’une injuste famille, +Son amante aujourd’hui me tienne lieu de fille ! diff --git a/test/racine_phedre.tpl b/test/racine_phedre.tpl @@ -0,0 +1,4 @@ +6/6 A !X +6/6 A !X +6/6 B !x +6/6 B !x