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corneille_melite (92509B)


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      4 Je te l’avoue, ami, mon mal est incurable  ;
      5 Je n’y sais qu’un remède, et j’en suis incapable :
      6 Le change seroit juste, après tant de rigueur ;
      7 Mais malgré ses dédains, Mélite a tout mon cœur ;
      8 Elle a sur tous mes sens une entière puissance ;
      9 Si j’ose en murmurer, ce n’est qu’en son absence,
     10 Et je ménage en vain dans un éloignement
     11 Un peu de liberté pour mon ressentiment :
     12 D’un seul de ses regards l’adorable contrainte 
     13 Me rend tous mes liens, en resserre l’étreinte,
     14 Et par un si doux charme aveugle ma raison ,
     15 Que je cherche mon mal et fuis ma guérison.
     16 Son œil agit sur moi d’une vertu si forte,
     17 Qu’il ranime soudain mon espérance morte,
     18 Combat les déplaisirs de mon cœur irrité,
     19 Et soutient mon amour contre sa cruauté ;
     20 Mais ce flatteur espoir qu’il rejette en mon âme
     21 N’est qu’un doux imposteur qu’autorise ma flamme ,
     22 Et qui sans m’assurer ce qu’il semble m’offrir ,
     23 Me fait plaire en ma peine, et m’obstine à souffrir.
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     28 Que je te trouve, ami, d’une humeur admirable !
     29 Pour paroître éloquent tu te feins misérable :
     30 Est-ce à dessein de voir avec quelles couleurs
     31 Je saurois adoucir les traits de tes malheurs ?
     32 Ne t’imagine pas qu’ainsi sur ta parole 
     33 D’une fausse douleur un ami te console :
     34 Ce que chacun en dit ne m’a que trop appris
     35 Que Mélite pour toi n’eut jamais de mépris.
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     40 Son gracieux accueil et ma persévérance
     41 Font naître ce faux bruit d’une vaine apparence :
     42 Ses mépris sont cachés, et s’en font mieux sentir ,
     43 Et n’étant point connus, on n’y peut compatir .
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     48 En étant bien reçu, du reste que t’importe ?
     49 C’est tout ce que tu veux des filles de sa sorte.
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     54 Cet accès favorable, ouvert et libre à tous,
     55 Ne me fait pas trouver mon martyre plus doux  :
     56 Elle souffre aisément mes soins et mon service ;
     57 Mais loin de se résoudre à leur rendre justice,
     58 Parler de l’hyménée à ce cœur de rocher,
     59 C’est l’unique moyen de n’en plus approcher.
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     64 Ne dissimulons point : tu règles mieux ta flamme,
     65 Et tu n’es pas si fou que d’en faire ta femme.
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     70 Quoi ! tu sembles douter de mes intentions ?
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     75 Je crois malaisément que tes affections
     76 Sur l’éclat d’un beau teint, qu’on voit si périssable ,
     77 Règlent d’une moitié le choix invariable.
     78 Tu serois incivil de la voir chaque jour 
     79 Et ne lui pas tenir quelques propos d’amour  ;
     80 Mais d’un vain compliment ta passion bornée
     81 Laisse aller tes desseins ailleurs pour l’hyménée.
     82 Tu sais qu’on te souhaite aux plus riches maisons,
     83 Que les meilleurs partis … Trêve de ces raisons ;
     84 Mon amour s’en offense, et tiendroit pour supplice
     85 De recevoir des lois d’une sale avarice  ;
     86 Il me rend insensible aux faux attraits de l’or,
     87 Et trouve en sa personne un assez grand trésor.
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     92 Si c’est là le chemin qu’en aimant tu veux suivre,
     93 Tu ne sais guère encor ce que c’est que de vivre.
     94 Ces visages d’éclat sont bons à cajoler ;
     95 C’est là qu’un apprentif doit s’instruire à parler  ;
     96 J’aime à remplir de feux ma bouche en leur présence ;
     97 La mode nous oblige à cette complaisance ;
     98 Tous ces discours de livre alors sont de saison :
     99 Il faut feindre des maux, demander guérison ,
    100 Donner sur le phébus, promettre des miracles ;
    101 Jurer qu’on brisera toute sorte d’obstacles ;
    102 Mais du vent et cela doivent être tout un.
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    107 Passe pour des beautés qui sont dans le commun  :
    108 C’est ainsi qu’autrefois j’amusai Crisolite ;
    109 Mais c’est d’autre façon qu’on doit servir Mélite.
    110 Malgré tes sentiments, il me faut accorder
    111 Que le souverain bien n’est qu’à la posséder .
    112 Le jour qu’elle naquit, Vénus, bien qu’immortelle ,
    113 Pensa mourir de honte en la voyant si belle ;
    114 Les Grâces, à l’envi, descendirent des cieux ,
    115 Pour se donner l’honneur d’accompagner ses yeux ;
    116 Et l’Amour, qui ne put entrer dans son courage,
    117 Voulut obstinément loger sur son visage .
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    122 Tu le prends d’un haut ton, et je crois qu’au besoin
    123 Ce discours emphatique iroit encor bien loin.
    124 Pauvre amant, je te plains, qui ne sais pas encore
    125 Que bien qu’une beauté mérite qu’on l’adore,
    126 Pour en perdre le goût, on n’a qu’à l’épouser.
    127 Un bien qui nous est dû se fait si peu priser,
    128 Qu’une femme fût-elle entre toutes choisie,
    129 On en voit en six mois passer la fantaisie.
    130 Tel au bout de ce temps n’en voit plus la beauté 
    131 Qu’avec un esprit sombre, inquiet, agité  ;
    132 Au premier qui lui parle ou jette l’œil sur elle ,
    133 Mille sottes frayeurs lui brouillent la cervelle  ;
    134 Ce n’est plus lors qu’une aide à faire un favori ,
    135 Un charme pour tout autre, et non pour un mari.
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    140 Ces caprices honteux et ces chimères vaines
    141 Ne sauroient ébranler des cervelles bien saines,
    142 Et quiconque a su prendre une fille d’honneur
    143 N’a point à redouter l’appas  d’un suborneur.
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    148 Peut-être dis-tu vrai ; mais ce choix difficile
    149 Assez et trop souvent trompe le plus habile,
    150 Et l’hymen de soi-même est un si lourd fardeau,
    151 Qu’il faut l’appréhender à l’égal du tombeau.
    152 S’attacher pour jamais aux côtés d’une femme  !
    153 Perdre pour des enfants le repos de son âme !
    154 Voir leur nombre importun remplir une maison   !
    155 Ah ! qu’on aime ce joug avec peu de raison !
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    160 Mais il y faut venir ; c’est en vain qu’on recule,
    161 C’est en vain qu’on refuit, tôt ou tard on s’y brûle  ;
    162 Pour libertin qu’on soit, on s’y trouve attrapé :
    163 Toi-même, qui fais tant le cheval échappé  .
    164 Nous te verrons un jour songer au mariage .
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    169 Alors ne pense pas que j’épouse un visage :
    170 Je règle mes désirs suivant mon intérêt.
    171 Si Doris me vouloit, toute laide qu’elle est,
    172 Je l’estimerois plus qu’Aminte et qu’Hippolyte ;
    173 Son revenu chez moi tiendrait lieu de mérite :
    174 C’est comme il faut aimer. L’abondance des biens
    175 Pour l’amour conjugal a de puissants liens :
    176 La beauté, les attraits, l’esprit, la bonne mine ,
    177 Échauffent bien le cœur, mais non pas la cuisine ;
    178 Et l’hymen qui succède à ces folles amours,
    179 Après quelques douceurs, a bien de mauvais jours .
    180 Une amitié si longue est fort mal assurée
    181 Dessus des fondements de si peu de durée .
    182 L’argent dans le ménage a certaine splendeur
    183 Qui donne un teint d’éclat à la même laideur  ;
    184 Et tu ne peux trouver de si douces caresses
    185 Dont le goût dure autant que celui des richesses.
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    190 Auprès de ce bel œil qui tient mes sens ravis,
    191 À peine pourrois-tu conserver ton avis.
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    196 La raison en tous lieux est également forte
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    201 L’essai n’en coûte rien : Mélite est à sa porte ;
    202 Allons, et tu verras dans ses aimables traits
    203 Tant de charmants appas, tant de brillants attraits ,
    204 Que tu seras forcé toi-même à reconnoître 
    205 Que si je suis un fou, j’ai bien raison de l’être.
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    210 Allons, et tu verras que toute sa beauté
    211 Ne saura me tourner contre la vérité .
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    226 De deux amis, Madame, apaisez la querelle .
    227 Un esclave d’Amour le défend d’un rebelle,
    228 Si toutefois un cœur qui n’a jamais aimé,
    229 Fier et vain qu’il en est, peut être ainsi nommé.
    230 Comme dès le moment que je vous ai servie
    231 J’ai cru qu’il étoit seul la véritable vie,
    232 Il n’est pas merveilleux que ce peu de rapport
    233 Entre nos deux esprits sème quelque discord .
    234 Je me suis donc piqué contre sa médisance,
    235 Avec tant de malheur ou tant d’insuffisance.
    236 Que des droits si sacrés et si pleins d’équité .
    237 N’ont pu se garantir de sa subtilité,
    238 Et je l’amène ici, n’ayant plus que répondre ,
    239 Assuré que vos yeux le sauront mieux confondre.
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    244 Vous deviez l’assurer plutôt qu’il trouveroit
    245 En ce mépris d’Amour qui le seconderoit.
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    250 Si le cœur ne dédit ce que la bouche exprime,
    251 Et ne fait de l’amour une plus haute estime ,
    252 Je plains les malheureux à qui vous en donnez,
    253 Comme à d’étranges maux par leur sort destinés.
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    258 Ce reproche sans cause avec raison m’étonne  :
    259 Je ne reçois d’amour et n’en donne à personne.
    260 Les moyens de donner ce que je n’eus jamais  ?
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    265 Ils vous sont trop aisés, et par vous désormais
    266 La nature pour moi montre son injustice
    267 À pervertir son cours pour me faire un supplice .
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    272 Supplice imaginaire, et qui sent son moqueur.
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    277 Supplice qui déchire et mon âme et mon cœur.
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    282 Il est rare qu’on porte avec si bon visage 
    283 L’âme et le cœur ensemble en si triste équipage .
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    288 Votre charmant aspect suspendant mes douleurs ,
    289 Mon visage du vôtre emprunte les couleurs.
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    294 Faites mieux : pour finir vos maux et votre flamme,
    295 Empruntez tout d’un temps les froideurs de mon âme.
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    300 Vous voyant, les froideurs perdent tout leur pouvoir,
    301 Et vous n’en conservez que faute de vous voir .
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    306 Et quoi ! tous les miroirs ont-ils de fausses glaces ?
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    311 Penseriez-vous y voir la moindre de vos grâces ?
    312 De si frêles sujets ne sauroient exprimer
    313 Ce que l’amour aux cœurs peut lui seul imprimer ,
    314 Et quand vous en voudrez croire leur impuissance,
    315 Cette légère idée et foible connoissance 
    316 Que vous aurez par eux de tant de raretés
    317 Vous mettra hors du pair de toutes les beautés .
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    322 Voilà trop vous tenir dans une complaisance
    323 Que vous dussiez quitter, du moins en ma présence,
    324 Et ne démentir pas le rapport de vos yeux,
    325 Afin d’avoir sujet de m’entreprendre mieux.
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    330 Le rapport de mes yeux, aux dépens de mes larmes,
    331 Ne m’a que trop appris le pouvoir de vos charmes.
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    336 Sur peine d’être ingrate, il faut de votre part
    337 Reconnoître les dons que le ciel vous départ.
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    342 Voyez que d’un second mon droit se fortifie.
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    347 Voyez que son secours montre qu’il s’en défie .
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    352 Je me range toujours avec  la vérité.
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    357 Si vous la voulez suivre, elle est de mon côté.
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    362 Oui, sur votre visage, et non en vos paroles.
    363 Mais cessez de chercher ces refuites frivoles,
    364 Et prenant désormais des sentiments plus doux,
    365 Ne soyez plus de glace à qui brûle pour vous.
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    370 Un ennemi d’Amour me tenir ce langage !
    371 Accordez votre bouche avec votre courage ;
    372 Pratiquez vos conseils, ou ne m’en donnez pas.
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    377 J’ai connu mon erreur auprès de vos appas  :
    378 Il vous l’avoit bien dit. Ainsi donc par l’issue 
    379 Mon âme sur ce point n’a point été déçue ?
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    384 Si tes feux en son cœur produisoient même effet,
    385 Crois-moi que ton bonheur seroit bientôt parfait.
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    390 Pour voir si peu de chose aussitôt vous dédire
    391 Me donne à vos dépens de beaux sujets de rire ;
    392 Mais je pourrois bientôt, à m’entendre flatter ,
    393 Concevoir quelque orgueil qu’il vaut mieux éviter.
    394 Excusez ma retraite. Adieu, belle inhumaine.
    395 De qui seule dépend et ma joie et ma peine .
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    400 Plus sage à l’avenir, quittez ces vains propos,
    401 Et laissez votre esprit et le mien en repos.
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    416 Maintenant suis-je un fou ? mérité- je du blâme ?
    417 Que dis-tu de l’objet? que dis-tu de ma flamme?
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    422 Que veux-tu que j’en die ? elle a je ne sais quoi
    423 Qui ne peut consentir que l’on demeure à soi.
    424 Mon cœur, jusqu’à présent à l’amour invincible.
    425 Ne se maintient qu’à force aux termes d’insensible ;
    426 Tout autre que Tircis mourroit pour la servir.
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    431 Confesse franchement qu’elle a su te ravir,
    432 Mais que tu ne veux pas prendre pour cette belle
    433 Avec le nom d’amant le titre d’infidèle.
    434 Rien que notre amitié ne t’en peut détourner ;
    435 Mais ta muse du moins, facile à suborner ,
    436 Avec plaisir déjà prépare quelques veilles
    437 À de puissants efforts pour de telles merveilles.
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    442 En effet ayant vu tant et de tels appas,
    443 Que je ne rime point, je ne le promets pas.
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    448 Tes feux n’iront-ils point plus avant que la rime  ?
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    453 Si je brûle jamais, je veux brûler sans crime.
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    458 Mais si sans y penser tu te trouvois surpris ?
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    463 Quitte pour décharger mon creur dans mes écrits.
    464 J’aime bien ces discours de plaintes et d’alarmes,
    465 De soupirs, de sanglots, de tourments et de larmes :
    466 C’est de quoi fort souvent je bâtis ma chanson ;
    467 Mais j’en connois, sans plus, la cadence et le son.
    468 Souffre qu’en un sonnet je m’efforce à dépeindre
    469 Cet agréable feu que tu ne peux éteindre ;
    470 Tu le pourras donner comme venant de toi.
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    475 Ainsi ce cœur d’acier qui me tient sous sa loi
    476 Verra ma passion pour le moins en peinture.
    477 Je doute néanmoins qu’en cette portraiture
    478 Tu ne suives plutôt tes propres sentiments.
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    483 Me prépare le ciel de nouveaux châtiments,
    484 Si jamais un tel crime entre dans mon courage  !
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    489 Adieu, je suis content, j’ai ta parole en gage,
    490 Et sais trop que l’honneur t’en fera souvenir.
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    495 En matière d’amour rien n’oblige à tenir,
    496 Et les meilleurs amis, lorsque son feu les presse.
    497 Font bientôt vanité d’oublier leur promesse.
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    512 Je meure, mon souci, tu dois bien me haïr :
    513 Tous mes soins depuis peu ne vont qu’à te trahir.
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    516 
    517 
    518 Ne m’épouvante point : à ta mine, je pense
    519 Que le pardon suivra de fort près cette offense,
    520 Sitôt que j’aurai su quel est ce mauvais tour.
    521 
    522 
    523 
    524 
    525 Sache donc qu’il ne vient sinon de trop d’amour.
    526 
    527 
    528 
    529 
    530 J’eusse osé le gager qu’ainsi par quelque ruse
    531 Ton crime officieux porteroit son excuse .
    532 
    533 
    534 
    535 
    536 Ton adorable objet, mon unique vainqueur,
    537 Fait naître chaque jour tant de feux en mon cœur,
    538 Que leur excès m’accable, et que pour m’en défaire
    539 J’y cherche des défauts qui puissent me déplaire .
    540 J’examine ton teint dont l’éclat me surprit,
    541 Les traits de ton visage, et ceux de ton esprit ;
    542 Mais je n’en puis trouver un seul qui ne me charme .
    543 
    544 
    545 
    546 
    547 Et moi, je suis ravie, après ce peu d’alarme.
    548 Qu’ainsi tes sens trompés te puissent obliger
    549 À chérir ta Cloris, et jamais ne changer.
    550 
    551 
    552 
    553 
    554 Ta beauté te répond de ma persévérance,
    555 Et ma foi qui t’en donne une entière assurance.
    556 
    557 
    558 
    559 
    560 Voilà fort doucement dire que sans ta foi
    561 Ma beauté ne pourroit te conserver à moi.
    562 
    563 
    564 
    565 
    566 Je traiterois trop mal une telle maîtresse
    567 De l’aimer seulement pour tenir ma promesse :
    568 Ma passion en est la cause, et non l’effet ;
    569 Outre que tu n’as rien qui ne soit si parfait,
    570 Qu’on ne peut te servir sans voir sur ton visage
    571 De quoi rendre constant l’esprit le plus volage .
    572 
    573 
    574 
    575 
    576 Ne m’en conte point tant de ma perfection  :
    577 Tu dois être assuré de mon affection,
    578 Et tu perds tout l’effort de ta galanterie,
    579 Si tu crois l’augmenter par une flatterie.
    580 Une fausse louange est un blâme secret :
    581 Je suis belle à tes yeux ; il suffit, sois discret  ;
    582 C’est mon plus grand bonheur, et le seul où j’aspire.
    583 
    584 
    585 
    586 
    587 Tu sais adroitement adoucir mon martyre  ;
    588 Mais parmi les plaisirs qu’avec toi je ressens,
    589 À peine mon esprit ose croire mes sens .
    590 Toujours entre la crainte et l’espoir en balance
    591 Car s’il faut que l’amour naisse de ressemblance,
    592 Mes imperfections nous éloignant si fort,
    593 Qu’oserois-je prétendre en ce peu de rapport ?
    594 
    595 
    596 
    597 
    598 Du moins ne prétends pas qu’à présent je te loue,
    599 Et qu’un mépris rusé, que ton cœur désavoue,
    600 Me mette sur la langue un babil affété,
    601 Pour te rendre à mon tour ce que tu m’as prêté :
    602 Au contraire, je veux que tout le monde sache
    603 Que je connois en toi des défauts que je cache.
    604 Quiconque avec raison peut être négligé
    605 À qui le veut aimer est bien plus obligé.
    606 
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    608 
    609 
    610 Quant à toi, tu te crois de beaucoup plus aimable ?
    611 
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    614 
    615 Sans doute ; et qu’aurois-tu qui me fût comparable ?
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    618 
    619 
    620 Regarde dans mes yeux, et reconnois qu’en moi
    621 On peut voir quelque chose aussi parfait que toi .
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    625 
    626 C’est sans difficulté, m’y voyant exprimée.
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    630 
    631 Quitte ce vain orgueil dont ta vue est charmée.
    632 Tu n’y vois que mon cœur, qui n’a plus un seul trait
    633 Que ceux qu’il a reçus de ton charmant portrait ,
    634 Et qui tout aussitôt que tu t’es fait paroître ,
    635 Afin de te mieux voir s’est mis à la fenêtre.
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    640 Le trait n’est pas mauvais ; mais puisqu’il te plaît tant .
    641 Regarde dans mes yeux, ils t’en montrent autant,
    642 Et nos feux tous pareils ont mêmes étincelles .
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    647 Ainsi, chère Cloris, nos ardeurs mutuelles,
    648 Dedans cette union prenant un même cours,
    649 Nous préparent un heur qui durera toujours.
    650 Cependant, en faveur de ma longue souffrance …
    651 
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    655 Tais-toi, mon frère vient. Si j’en crois l’apparence,
    656 Mon arrivée ici fait quelque contre-temps.
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    660 
    661 Que t’en semble, Tircis ? Je vous vois si contents,
    662 Qu’à ne vous rien celer touchant ce qu’il me semble
    663 Du divertissement que vous preniez ensemble,
    664 De moins sorciers que moi pourroient bien deviner 
    665 Qu’un troisième ne fait que vous importuner.
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    670 Dis ce que tu voudras ; nos feux n’ont point de crimes,
    671 Et pour t’appréhender ils sont trop légitimes,
    672 Puisqu’un hymen sacré, promis ces jours passés.
    673 Sous ton consentement les autorise assez.
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    678 Ou je te connois mal, ou son heure tardive
    679 Te désoblige fort de ce qu’elle n’arrive .
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    684 Ta belle humeur te tient, mon frère. Assurément.
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    689 Le sujet ? J’en ai trop dans ton contentement.
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    694 Le cœur t’en dit d’ailleurs . Il est vrai, je te jure ;
    695 J’ai vu je ne sais quoi… Dis tout, je t’en conjure .
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    700 Ma foi, si ton Philandre avoit vu de mes yeux,
    701 Tes affaires, ma sœur, n’en iroient guère mieux.
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    706 J’ai trop de vanité pour croire que Philandre
    707 Trouve encore après moi qui puisse le surprendre .
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    712 Tes vanités à part, repose-t’en sur moi.
    713 Que celle que j’ai vue est bien autre que toi.
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    718 Parle mieux de l’objet dont mon âme est ravie ;
    719 Ce blasphème à tout autre auroit coûté la vie.
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    724 Nous tomberons d’accord sans nous mettre en pourpoint .
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    729 Encor, cette beauté, ne la nomme-ton point ?
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    734 Non pas sitôt. Adieu : ma présence importune
    735 Te laisse à la merci d’Amour et de la brune.
    736 Continuez les jeux que vous avez quittés .
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    740 
    741 Ne crois pas éviter mes importunités :
    742 Ou tu diras le nom de cette incomparable,
    743 Ou je vais de tes pas me rendre inséparable.
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    748 Il n’est pas fort aisé d’arracher ce secret.
    749 Adieu : ne perds point temps. Ô l’amoureux discret !
    750 Eh bien ! nous allons voir si tu sauras te taire.
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    756 C’est donc ainsi qu’on quitte un amant pour un frère !
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    761 Philandre, avoir un peu de curiosité,
    762 Ce n’est pas envers toi grande infidélité :
    763 Souffre que je dérobe un moment à ma flamme,
    764 Pour lire malgré lui jusqu’au fond de son âme.
    765 Nous en rirons après ensemble, si tu veux.
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    770 Quoi ! c’est là tout l’état que tu fais de mes feux ?
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    775 Je ne t’aime pas moins pour être curieuse ?
    776 Et ta flamme à mon cœur n’est pas moins précieuse.
    777 Conserve-moi le tien, et sois sûr de ma foi.
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    782 Ah, folle ! qu’en t’aimant il faut souffrir de toi !
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    797 Je l’avois bien prévu, que ce cœur infidèle 
    798 Ne se défendroit point des yeux de ma cruelle,
    799 Qui traite mille amants avec mille mépris,
    800 Et n’a point de faveurs que pour le dernier pris.
    801 Sitôt qu’il l’aborda, je lus sur son visage 
    802 De sa déloyauté l’infaillible présage ;
    803 Un inconnu frisson dans mon corps épandu
    804 Me donna les avis de ce que j’ai perdu .
    805 Depuis, cette volage évite ma rencontre,
    806 Ou si malgré ses soins le hasard me la montre,
    807 Si je puis l’aborder, son discours se confond,
    808 Son esprit en désordre à peine me répond ;
    809 Une réflexion vers le traître qu’elle aime
    810 Presque à tous les moments le ramène en lui-même  ;
    811 Et tout rêveur qu’il est, il n’a point de soucis
    812 Qu’un soupir ne trahisse au seul nom de Tircis.
    813 Lors, par le prompt effet d’un changement étrange,
    814 Son silence rompu se déborde en louange.
    815 Elle remarque en lui tant de perfections,
    816 Que les moins éclairés verroient ses passions .
    817 Sa bouche ne se plaît qu’en cette flatterie,
    818 Et tout autre propos lui rend sa rêverie.
    819 Cependant chaque jour au discours attachés ,
    820 Ils ne retiennent plus leurs sentiments cachés :
    821 Ils ont des rendez-vous où l’amour les assemble ;
    822 Encore hier sur le soir je les surpris ensemble ;
    823 Encor tout de nouveau je la vois qui l’attend.
    824 Que cet œil assuré marque un esprit content !
    825 Perds tout respect, Éraste, et tout soin de lui plaire  ;
    826 Rends, sans plus différer, ta vengeance exemplaire ;
    827 Mais il vaut mieux t’en rire, et pour dernier effort
    828 Lui montrer en raillant combien elle a de tort.
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    842 Quoi ! seule et sans Tircis ! vraiment c’est un prodige,
    843 Et ce nouvel amant déjà trop vous néglige,
    844 Laissant ainsi couler la belle occasion 
    845 De vous conter l’excès de son affection.
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    850 Vous savez que son âme en est fort dépourvue .
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    855 Toutefois, ce dit-on, depuis qu’il vous a vue ,
    856 Il en porte dans l’âme un si doux souvenir,
    857 Qu’il n’a plus de plaisirs qu’à vous entretenir.
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    862 Il a lieu de s’y plaire avec quelque justice :
    863 L’amour ainsi qu’à lui me paroît un supplice ;
    864 Et sa froideur, qu’augmente un si lourd entretien,
    865 Le résout d’autant mieux à n’aimer jamais rien.
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    870 Dites : à n’aimer rien que la belle Mélite.
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    875 Pour tant de vanité j’ai trop peu de mérite.
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    880 En faut-il tant avoir pour ce nouveau venu ?
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    885 Un peu plus que pour vous. De vrai, j’ai reconnu,
    886 Vous ayant pu servir deux ans, et davantage,
    887 Qu’il faut si peu que rien à toucher mon courage.
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    892 Encor si peu que c’est vous étant refusé,
    893 Présumez comme ailleurs vous serez méprisé.
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    898 Vos mépris ne sont pas de grande conséquence,
    899 Et ne vaudront jamais la peine que j'y pense ;
    900 Sachant qu'il vous voyoit, je m'étois bien douté
    901 Que je ne serois plus que fort mal écouté.
    902 
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    904 
    905 
    906 Sans que mes actions de plus près j'examine,
    907 À la meilleure humeur je fais meilleure mine,
    908 Et s'il m'osoit tenir de semblables discours,
    909 Nous romprions ensemble avant qu'il fût deux jours.
    910 
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    914 Si chaque objet nouveau de même vous engage,
    915 Il changera bientôt d'humeur et de langage .
    916 Caressé maintenant aussitôt qu'aperçu,
    917 Qu'auroit-il à se plaindre, étant si bien reçu ?
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    922 Éraste, voyez-vous, trêve de jalousie ;
    923 Purgez votre cerveau de cette frénésie ;
    924 Laissez en liberté mes inclinations.
    925 Qui vous a fait censeur de mes affections ?
    926 Est-ce à votre chagrin que j'en dois rendre conte  ?
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    931 Non, mais j'ai malgré moi pour vous un peu de honte
    932 De ce qu'on dit partout du trop de privauté 
    933 Que déjà vous souffrez à sa témérité.
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    938 Ne soyez en souci que de ce qui vous touche.
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    942 
    943 Le moyen, sans regret, de vous voir si farouche
    944 Aux légitimes vœux de tant de gens d’honneur,
    945 Et d’ailleurs si facile à ceux d’un suborneur ?
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    950 Ce n’est pas contre lui qu’il faut en ma présence
    951 Lâcher les traits jaloux de votre médisance.
    952 Adieu : souvenez-vous que ces mots insensés
    953 L’avanceront chez moi plus que vous ne pensez.
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    965 C’est là donc ce qu’enfin me gardoit ton caprice  ?
    966 C’est ce que j’ai gagné par deux ans de service ?
    967 C’est ainsi que mon feu s’étant trop abaissé
    968 D’un outrageux mépris se voit récompensé ?
    969 Tu m’oses préférer un traître qui te flatte  ;
    970 Mais dans ta lâcheté ne crois pas que j’éclate,
    971 Et que par la grandeur de mes ressentiments
    972 Je laisse aller au jour celle de mes tourments.
    973 Un aveu si public qu’en feroit ma colère
    974 Enfleroit trop l’orgueil de ton âme légère
    975 Et me convaincroit trop de ce désir abjet 
    976 Qui m’a fait soupirer pour un indigne objet.
    977 Je saurai me venger, mais avec l’apparence
    978 De n’avoir pour tous deux que de l’indifférence.
    979 Il fut toujours permis de tirer sa raison
    980 D’une infidélité par une trahison.
    981 Tiens, déloyal ami, tiens ton âme assurée
    982 Que ton heur surprenant aura peu de durée,
    983 Et que par une adresse égale à tes forfaits
    984 Je mettrai le désordre où tu crois voir la paix.
    985 L’esprit fourbe et vénal d’un voisin de Mélite
    986 Donnera prompte issue à ce que je médite.
    987 À servir qui l’achète il est toujours tout prêt,
    988 Et ne voit rien d’injuste où brille l’intérêt.
    989 Allons sans perdre temps lui payer ma vengeance,
    990 Et la pistole en main presser sa diligence.
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   1005 Ma sœur, un mot d’avis sur un méchant sonnet
   1006 Que je viens de brouiller dedans mon cabinet.
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   1010 
   1011 C’est à quelque beauté que ta muse l’adresse ?
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   1015 
   1016 En faveur d’un ami je flatte sa maîtresse.
   1017 Vois si tu le connois, et si, parlant pour lui,
   1018 J’ai su m’accommoder aux passions d’autrui.
   1019 
   1020 
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   1022 
   1023 Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable…
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   1027 
   1028 Ah ! frère, il n’en faut plus. Tu n’es pas supportable
   1029 De me rompre sitôt. C’étoit sans y penser ;
   1030 Achève. Tais-toi donc, je vais recommencer.
   1031 
   1032 
   1033 
   1034 
   1035 Après l’œil de Mélite il n’est rien d’admirable ;
   1036 Mon feu, comme son teint, se rend incomparable,
   1037 Il n’est rien de solide après ma loyauté.
   1038 Et je suis en amour ce qu’elle est en beauté.
   1039 
   1040 
   1041 Mon cœur à tous ses traits demeure invulnérable,
   1042 Ma foi pour ses rigueurs n’en est pas moins durable.
   1043 Quoi que puisse à mes sens offrir la nouveauté,
   1044 Et bien qu’elle ait au sien la même cruauté.
   1045 
   1046 
   1047 Et que sans être aimé je brûle pour Mélite ;
   1048 Donnèrent pour nous deux d’amour et de mérite,
   1049 
   1050 C’est donc avec raison que mon extrême ardeur
   1051 Trouve chez cette belle une extrême froideur,
   1052 
   1053 Tatatatatata tatatata tatie
   1054 Tatatatatata tatata tatatie
   1055 
   1056 Car de ce que les Dieux, nous envoyant au jour,
   1057 Elle a tout le mérite, et moi j’ai tout l’amour.
   1058 
   1059 
   1060 
   1061 
   1062 Tu l’as fait pour Éraste ? Oui, j’ai dépeint sa flamme,
   1063 
   1064 
   1065 
   1066 
   1067 Comme tu la ressens peut-être dans ton âme ?
   1068 
   1069 
   1070 
   1071 
   1072 Tu sais mieux qui je suis, et que ma libre humeur
   1073 N’a de part en mes vers que celle de rimeur.
   1074 
   1075 
   1076 
   1077 
   1078 Pauvre frère, vois-tu, ton silence t’abuse ;
   1079 De la langue ou des yeux, n’importe qui t’accuse  :
   1080 Les tiens m’avoient bien dit malgré toi que ton cœur
   1081 Soupiroit sous les lois de quelque objet vainqueur ;
   1082 Mais j’ignorois encor qui tenoit ta franchise ,
   1083 Et le nom de Mélite a causé ma surprise,
   1084 Sitôt qu’au premier vers ton sonnet m’a fait voir
   1085 Ce que depuis huit jours je brûlois de savoir.
   1086 
   1087 
   1088 
   1089 
   1090 Tu crois donc que j’en tiens ? Fort avant. Pour Mélite ? 
   1091 Pour Mélite, et de plus que ta flamme n’excite
   1092 Au cœur de cette belle aucun embrasement .
   1093 
   1094 
   1095 
   1096 
   1097 Qui t’en a tant appris ? mon sonnet ? Justement.
   1098 
   1099 
   1100 
   1101 
   1102 Et c’est ce qui te trompe avec tes conjectures,
   1103 Et par où ta finesse a mal pris ses mesures.
   1104 Un visage jamais ne m’auroit arrêté,
   1105 S’il falloit que l’amour fût tout de mon côté.
   1106 Ma rime seulement est un portrait fidèle
   1107 De ce qu’Éraste souffre en servant cette belle ;
   1108 Mais quand je l’entretiens de mon affection,
   1109 J’en ai toujours assez de satisfaction.
   1110 
   1111 
   1112 
   1113 
   1114 Montre, si tu dis vrai, quelque peu plus de joie,
   1115 Et rends-toi moins rêveur, afin que je te croie.
   1116 
   1117 
   1118 
   1119 
   1120 Je rêve, et mon esprit ne s’en peut exempter ;
   1121 Car sitôt que je viens à me représenter
   1122 Qu’une vieille amitié de mon amour s’irrite,
   1123 Qu’Éraste s’en offense et s’oppose à Mélite ,
   1124 Tantôt je suis ami, tantôt je suis rival,
   1125 Et toujours balancé d’un contre-poids égal,
   1126 J’ai honte de me voir insensible ou perfide :
   1127 Si l’amour m’enhardit, l’amitié m’intimide.
   1128 Entre ces mouvements mon esprit partagé
   1129 Ne sait duquel des deux il doit prendre congé.
   1130 
   1131 
   1132 
   1133 
   1134 Voilà bien des détours pour dire, au bout du conte,
   1135 Que c’est contre ton gré que l’amour te surmonte.
   1136 Tu présumes par là me le persuader ;
   1137 Mais ce n’est pas ainsi qu’on m’en donne à garder .
   1138 À la mode du temps, quand nous servons quelque autre,
   1139 C’est seulement alors qu’il n’y va rien du nôtre .
   1140 Chacun en son affaire est son meilleur ami ,
   1141 Et tout autre intérêt ne touche qu’à demi.
   1142 
   1143 
   1144 
   1145 
   1146 Que du foudre à tes yeux j’éprouve la furie,
   1147 Si rien que ce rival cause ma rêverie !
   1148 
   1149 
   1150 
   1151 
   1152 C’est donc assurément son bien qui t’est suspect :
   1153 Son bien te fait rêver, et non pas son respect,
   1154 Et toute amitié bas, tu crains que sa richesse
   1155 En dépit de tes feux n’obtienne ta maîtresse .
   1156 
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   1159 
   1160 Tu devines, ma sœur : cela me fait mourir.
   1161 
   1162 
   1163 
   1164 
   1165 Ce sont vaines frayeurs dont je veux te guérir .
   1166 Depuis quand ton Éraste en tient-il pour Mélite ?
   1167 
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   1170 
   1171 Il rend depuis deux ans hommage à son mérite.
   1172 
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   1176 Mais dit-il les grands mots ? parle-t-il d’épouser ?
   1177 
   1178 
   1179 
   1180 
   1181 Presque à chaque moment. Laisse-le donc jaser.
   1182 Ce malheureux amant ne vaut pas qu’on le craigne ;
   1183 Quelque riche qu’il soit, Mélite le dédaigne :
   1184 Puisqu’on voit sans effet deux ans d’affection,
   1185 Tu ne dois plus douter de son aversion ;
   1186 Le temps ne la rendra que plus grande et plus forte.
   1187 On prend soudain au mot les hommes de sa sorte ,
   1188 Et sans rien hasarder à la moindre longueur,
   1189 On leur donne la main dès qu’ils offrent le cœur.
   1190 
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   1193 
   1194 Sa mère peut agir de puissance absolue.
   1195 
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   1198 
   1199 Crois que déjà l’affaire en seroit résolue,
   1200 Et qu’il auroit déjà de quoi se contenter,
   1201 Si sa mère étoit femme à la violenter.
   1202 
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   1206 Ma crainte diminue et ma douleur s’apaise  ;
   1207 Mais si je t’abandonne, excuse mon trop d’aise.
   1208 Avec cette lumière et ma dextérité,
   1209 J’en veux aller savoir toute la vérité.
   1210 Adieu. Moi, je m’en vais paisiblement attendre 
   1211 Le retour désiré du paresseux Philandre.
   1212 Un moment de froideur lui fera souvenir 
   1213 Qu’il faut une autre fois tarder moins à venir.
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   1228 Va-t’en chercher Philandre, et dis-lui que Mélite 
   1229 A dedans ce billet sa passion décrite ;
   1230 Dis-lui que sa pudeur ne sauroit plus cacher
   1231 Un feu qui la consume et qu’elle tient si cher .
   1232 Mais prends garde surtout à bien jouer ton rôle :
   1233 Remarque sa couleur, son maintien, sa parole ;
   1234 Vois si dans la lecture un peu d’émotion
   1235 Ne te montrera rien de son intention.
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   1240 Cela vaut fait, Monsieur. Mais après ce message 
   1241 Sache avec tant d’adresse ébranler son courage,
   1242 Que tu viennes à bout de sa fidélité.
   1243 
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   1247 Monsieur, reposez-vous sur ma subtilité ;
   1248 Il faudra malgré lui qu’il donne dans le piége :
   1249 Ma tête sur ce point vous servira de plége  ;
   1250 Mais aussi vous savez… Oui, va, sois diligent .
   1251 Ces âmes du commun n’ont pour but que l’argent  ;
   1252 Et je n’ai que trop vu par mon expérience…
   1253 Mais tu reviens bientôt  ? Donnez-vous patience,
   1254 Monsieur; il ne nous faut qu’un moment de loisir ,
   1255 Et vous pourrez vous-même en avoir le plaisir.
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   1260 Comment ? De ce carfour j’ai vu venir Philandre.
   1261 Cachez-vous en ce coin, et de là sachez prendre
   1262 L’occasion commode à seconder mes coups :
   1263 Par là nous le tenons. Le voici ; sauvez-vous .
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   1278 Quelle réception me fera ma maîtresse ?
   1279 Le moyen d’excuser une telle paresse ?
   1280 
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   1283 
   1284 Monsieur, tout à propos je vous rencontre ici,
   1285 Expressément chargé de vous rendre ceci.
   1286 
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   1289 
   1290 Qu’est-ce ? Vous allez voir, en lisant cette lettre,
   1291 Ce qu’un homme jamais n’oseroit se promettre  ;
   1292 Ouvrez-la seulement. Va, tu n’es qu’un conteur.
   1293 
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   1296 
   1297 Je veux mourir au cas qu’on me trouve menteur.
   1298 
   1299 
   1300 C’est donc la vérité que la belle Mélite
   1301 Fait du brave Philandre une louable élite,
   1302 Et qu’il obtient ainsi de sa seule vertu
   1303 Ce qu’Éraste et Tircis ont en vain débattu !
   1304 Vraiment dans un tel choix mon regret diminue ;
   1305 Outre qu’une froideur depuis peu survenue,
   1306 De tant de vœux perdus ayant su me lasser ,
   1307 N’attendoit qu’un prétexte à m’en débarrasser.
   1308 
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   1311 
   1312 Me dis-tu que Tircis brûle pour cette belle ?
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   1317 Il en meurt. Ce courage à l’amour si rebelle ? 
   1318 
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   1320 Lui-même. Si ton cœur ne tient plus qu’à demi ,
   1321 Tu peux le retirer en faveur d’un ami  ;
   1322 Sinon, pour mon regard ne cesse de prétendre :
   1323 Étant pris une fois, je ne suis plus à prendre.
   1324 Tout ce que je puis faire à ce beau feu naissant ,
   1325 C’est de m’en revancher par un zèle impuissant  ;
   1326 Et ma Cloris la prie, afin de s’en distraire,
   1327 De tourner, s’il se peut, sa flamme vers son frère .
   1328 
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   1330 
   1331 
   1332 Auprès de sa beauté qu’est-ce que ta Cloris ?
   1333 
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   1337 Un peu plus de respect pour ce que je chéris.
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   1340 
   1341 
   1342 Je veux qu’elle ait en soi quelque chose d’aimable ;
   1343 Mais enfin à Mélite est-elle comparable  ?
   1344 
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   1347 
   1348 Qu’elle le soit ou non, je n’examine pas
   1349 Si des deux l’une ou l’autre a plus ou moins d’appas.
   1350 J’aime l’une ; et mon cœur pour toute autre insensible  …
   1351 
   1352 
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   1354 
   1355 Avise toutefois, le prétexte est plausible.
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   1360 J’en serois mal voulu des hommes et des Dieux.
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   1365 On pardonne aisément à qui trouve son mieux.
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   1370 Mais en quoi gît ce mieux ? En esprit, en richesse .
   1371 
   1372 
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   1374 
   1375 Ô le honteux motif à changer de maîtresse !
   1376 
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   1379 
   1380 En amour. Cloris m’aime, et si je m’y connoi,
   1381 Rien ne peut égaler celui qu’elle a pour moi.
   1382 
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   1385 
   1386 Tu te détromperas, si tu veux prendre garde
   1387 À ce qu’à ton sujet l’une et l’autre hasarde.
   1388 L’une en t’aimant s’expose au péril d’un mépris :
   1389 L’autre ne t’aime point que tu n’en sois épris ;
   1390 L’une t’aime engagé vers une autre moins belle :
   1391 L’autre se rend sensible à qui n’aime rien qu’elle ;
   1392 L’une au desçu  des siens te montre son ardeur,
   1393 Et l’autre après leur choix quitte un peu sa froideur ;
   1394 L’une… Adieu : des raisons de si peu d’importance
   1395 Ne pourroient en un siècle ébranler ma constance .
   1396 Dans deux heures d’ici tu viendras me revoir.
   1397 
   1398 
   1399 
   1400 
   1401 Disposez librement de mon petit pouvoir.
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   1406 Il a beau déguiser, il a goûté l’amorce ;
   1407 Cloris déjà sur lui n’a presque plus de force :
   1408 Ainsi je suis deux fois vengé du ravisseur,
   1409 Ruinant tout ensemble et le frère et la sœur.
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   1424 Éraste, arrête un peu. Que me veux- tu ? Te rendre
   1425 Ce sonnet que pour toi j’ai promis d’entreprendre .
   1426 
   1427 
   1428 Que font-ils là tous deux ? qu’ont-ils à démêler ?
   1429 Ce jaloux à la fin le pourra quereller :
   1430 Du moins les compliments, dont peut-être ils se jouent,
   1431 Sont des civilités qu’en l’âme ils désavouent.
   1432 
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   1435 
   1436 J’y donne une raison de ton sort inhumain.
   1437 Allons, je le veux voir présenter de ta main
   1438 À ce charmant objet dont ton âme est blessée .
   1439 
   1440 
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   1442 
   1443 Une autre fois, Tircis ; quelque affaire pressée
   1444 Fait que je ne saurois pour l’heure m’en charger.
   1445 Tu trouveras ailleurs un meilleur messager.
   1446 
   1447 
   1448 
   1449 
   1450 La belle humeur de l’homme ! Ô Dieux, quel personnage !
   1451 Quel ami j’avois fait de ce plaisant visage !
   1452 Une mine froncée, un regard de travers,
   1453 C’est le remercîment que j’aurai de mes vers.
   1454 Je manque, à mon avis, d’assurance ou d’adresse,
   1455 Pour les donner moi-même à sa jeune maîtresse,
   1456 Et prendre ainsi le temps de dire à sa beauté
   1457 L’empire que ses yeux ont sur ma liberté.
   1458 Je pense l’entrevoir par cette jalousie :
   1459 Oui, mon âme de joie en est toute saisie .
   1460 Hélas ! et le moyen de pouvoir lui parler ,
   1461 Si mon premier aspect l’oblige à s’en aller ?
   1462 Que cette joie est courte, et qu’elle est cher vendue  !
   1463 Toutefois tout va bien, la voilà descendue.
   1464 Ses regards pleins de feu s’entendent avec moi  ;
   1465 Que dis-je ? en s’avançant elle m’appelle à soi.
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   1480 Eh bien ! qu’avez-vous fait de votre compagnie ?
   1481 
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   1484 
   1485 Je ne puis rien juger de ce qui l’a bannie  :
   1486 À peine ai-je eu loisir de lui dire deux mots,
   1487 Qu’aussitôt le fantasque, en me tournant le dos,
   1488 S’est échappé de moi. Sans doute il m’aura vue,
   1489 Et c’est de là que vient cette fuite imprévue .
   1490 
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   1493 
   1494 Vous aimant comme il fait, qui l’eût jamais pensé ?
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   1499 Vous ne savez donc rien de ce qui s’est passé ?
   1500 
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   1502 
   1503 
   1504 J’aimerois beaucoup mieux savoir ce qui se passe,
   1505 Et la part qu’a Tircis en votre bonne grâce.
   1506 
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   1508 
   1509 
   1510 Meilleure aucunement qu’Éraste ne voudroit.
   1511 Je n’ai jamais connu d’amant si maladroit ;
   1512 Il ne sauroit souffrir qu’autre que lui m’approche.
   1513 Dieux ! qu’à votre sujet il m’a fait de reproche !
   1514 Vous ne sauriez me voir sans le désobliger.
   1515 
   1516 
   1517 
   1518 
   1519 Et de tous mes soucis c’est là le plus léger.
   1520 Toute une légion de rivaux de sa sorte
   1521 Ne divertiroit pas  l’amour que je vous porte,
   1522 Qui ne craindra jamais les humeurs d’un jaloux.
   1523 
   1524 
   1525 
   1526 
   1527 Aussi le croit-il bien, ou je me trompe. Et vous ?
   1528 
   1529 
   1530 
   1531 
   1532 Bien que cette croyance à quelque erreur m’expose ,
   1533 Pour lui faire dépit, j’en croirai quelque chose.
   1534 
   1535 
   1536 
   1537 
   1538 Mais afin qu’il reçût un entier déplaisir,
   1539 Il faudroit que nos cœurs n’eussent plus qu’un désir,
   1540 Et quitter ces discours de volontés sujettes ,
   1541 Qui ne sont point de mise en l’état où vous êtes.
   1542 Vous-même consultez un moment vos appas ,
   1543 Songez à leurs effets, et ne présumez pas
   1544 Avoir sur tous les cœurs un pouvoir si suprême ,
   1545 Sans qu’il vous soit permis d’en user sur vous-même.
   1546 Un si digne sujet ne reçoit point de loi,
   1547 De règle, ni d’avis, d’un autre que de soi.
   1548 
   1549 
   1550 
   1551 
   1552 Ton mérite, plus fort que ta raison flatteuse,
   1553 Me rend, je le confesse, un peu moins scrupuleuse.
   1554 Je dois tout à ma mère, et pour tout autre amant
   1555 Je voudrois tout remettre à son commandement  ;
   1556 Mais attendre pour toi l’effet de sa puissance,
   1557 Sans te rien témoigner que par obéissance,
   1558 Tircis, ce seroit trop : tes rares qualités
   1559 Dispensent mon devoir de ces formalités .
   1560 
   1561 
   1562 
   1563 
   1564 Que d’amour et de joie un tel aveu me donne !
   1565 
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   1567 
   1568 
   1569 C’est peut-être en trop dire, et me montrer trop bonne ;
   1570 Mais par là tu peux voir que mon affection
   1571 Prend confiance entière en ta discrétion.
   1572 
   1573 
   1574 
   1575 
   1576 Vous la verrez toujours, dans un respect sincère,
   1577 Attacher mon bonheur à celui de vous plaire,
   1578 N’avoir point d’autre soin, n’avoir point d’autre esprit ;
   1579 Et si vous en voulez un serment par écrit,
   1580 Ce sonnet que pour vous vient de tracer ma flamme
   1581 Vous fera voir à nu jusqu’au fond de mon âme.
   1582 
   1583 
   1584 
   1585 
   1586 
   1587 Garde bien ton sonnet, et pense qu’aujourd’hui
   1588 Mélite veut te croire autant et plus que lui .
   1589 Je le prends toutefois comme un précieux gage
   1590 Du pouvoir que mes yeux ont pris sur ton courage.
   1591 Adieu : sois-moi fidèle en dépit du jaloux.
   1592 
   1593 
   1594 
   1595 
   1596 Ô ciel ! jamais amant eut-il un sort plus doux ?
   1597 
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   1600 
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   1610 
   1611 
   1612 Tu l’as gagné, Mélite ; il ne m’est pas possible 
   1613 D’être à tant de faveurs plus longtemps insensible.
   1614 Tes lettres où sans fard tu dépeins ton esprit,
   1615 Tes lettres où ton cœur est si bien par écrit,
   1616 Ont charmé tous mes sens par leurs douces promesses .
   1617 Leur attente vaut mieux, Cloris, que tes caresses.
   1618 Ah ! Mélite, pardon ! je t’offense à nommer
   1619 Celle qui m’empêcha si longtemps de t’aimer.
   1620 Souvenirs importuns d’une amante laissée,
   1621 Qui venez malgré moi remettre en ma pensée
   1622 Un portrait que j’en veux tellement effacer 
   1623 Que le sommeil ait peine à me le retracer,
   1624 Hâtez-vous de sortir sans plus troubler ma joie,
   1625 Et retournant trouver celle qui vous envoie,
   1626 Dites-lui de ma part pour la dernière fois
   1627 Qu’elle est en liberté de faire un autre choix ;
   1628 Que ma fidélité n’entretient plus ma flamme,
   1629 Ou que s’il m’en demeure encore un peu dans l’âme,
   1630 Je souhaite en faveur de ce reste de foi
   1631 Qu’elle puisse gagner au change autant que moi .
   1632 Dites-lui que Mélite, ainsi qu’une Déesse,
   1633 Est de tous nos désirs souveraine maîtresse,
   1634 Dispose de nos cœurs, force nos volontés,
   1635 Et que par son pouvoir nos destins surmontés
   1636 Se tiennent trop heureux de prendre l’ordre d’elle ;
   1637 Enfin que tous mes vœux… Philandre ! Qui m’appelle ?
   1638 
   1639 
   1640 
   1641 
   1642 Tircis, dont le bonheur au plus haut point monté
   1643 Ne peut être parfait sans te l’avoir conté.
   1644 
   1645 
   1646 
   1647 
   1648 Tu me fais trop d’honneur par cette confidence .
   1649 
   1650 
   1651 
   1652 
   1653 J’userois envers toi d’une sotte prudence.
   1654 Si je faisois dessein de te dissimuler
   1655 Ce qu’aussi bien mes yeux ne sauroient te celer.
   1656 
   1657 
   1658 
   1659 
   1660 En effet, si l’on peut te juger au visage,
   1661 Si l’on peut par tes yeux lire dans ton courage ,
   1662 Ce qu’ils montrent de joie à tel point me surprend,
   1663 Que je n’en puis trouver de sujet assez grand :
   1664 Rien n’atteint, ce me semble, aux signes qu’ils en donnent.
   1665 
   1666 
   1667 
   1668 
   1669 Que fera le sujet, si les signes t’étonnent ?
   1670 Mon bonheur est plus grand qu’on ne peut soupçonner ;
   1671 C’est quand tu l’auras su qu’il faudra t’étonner.
   1672 
   1673 
   1674 
   1675 
   1676 Je ne le saurai pas sans marque plus expresse.
   1677 
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   1679 
   1680 
   1681 Possesseur, autant vaut… De quoi ? D’une maîtresse.
   1682 Belle, honnête, jolie, et dont l’esprit charmant 
   1683 De son seul entretien peut ravir un amant :
   1684 En un mot, de Mélite. Il est vrai qu’elle est belle ;
   1685 Tu n’as pas mal choisi ; mais… Quoi, mais ? T’aime-t-elle ?
   1686 
   1687 
   1688 
   1689 
   1690 Cela n’est plus en doute. Et de cœur ? Et de cœur,
   1691 Je t’en réponds. Souvent un visage moqueur
   1692 N’a que le beau semblant d’une mine hypocrite.
   1693 
   1694 
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   1697 Je ne crains rien de tel du côté de Mélite .
   1698 
   1699 
   1700 
   1701 
   1702 Écoute, j’en ai vu de toutes les façons :
   1703 J’en ai vu qui sembloient n’être que des glaçons,
   1704 Dont le feu, retenu par une adroite feinte ,
   1705 S’allumoit d’autant plus qu’il souffroit de contrainte ;
   1706 J’en ai vu, mais beaucoup, qui sous le faux appas
   1707 Des preuves d’un amour qui ne les touchoit pas,
   1708 Prenoient du passe-temps d’une folle jeunesse
   1709 Qui se laisse affiner à  ces traits de souplesse,
   1710 Et pratiquoient sous main d’autres affections ;
   1711 Mais j’en ai vu fort peu de qui les passions
   1712 Fussent d’intelligence avec tout le visage .
   1713 
   1714 
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   1716 
   1717 Et de ce petit nombre est celle qui m’engage :
   1718 De sa possession je me tiens aussi seur 
   1719 Que tu te peux tenir de celle de ma sœur.
   1720 
   1721 
   1722 
   1723 
   1724 Donc, si ton espérance à la fin n’est déçue .
   1725 Ces deux amours auront une pareille issue.
   1726 
   1727 
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   1730 Si cela n’arrivoit, je me tromperois fort.
   1731 
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   1735 Pour te faire plaisir j’en veux être d’accord.
   1736 Cependant apprends-moi comment elle te traite,
   1737 Et qui te fait juger son ardeur si parfaite .
   1738 
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   1741 
   1742 Une parfaite ardeur a trop de truchements
   1743 Par qui se faire entendre aux esprits des amants :
   1744 Un coup d’œil, un soupir … Ces faveurs ridicules 
   1745 Ne servent qu’à duper des âmes trop crédules.
   1746 N’as-tu rien que cela ? Sa parole et sa foi.
   1747 
   1748 
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   1750 
   1751 Encor c’est quelque chose. Achève et conte-moi
   1752 Les petites douceurs, les aimables tendresses 
   1753 Qu’elle se plaît à joindre à de telles promesses.
   1754 Quelques lettres du moins te daignent confirmer
   1755 Ce vœu qu’entre tes mains elle a fait de t’aimer ?
   1756 
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   1758 
   1759 
   1760 Recherche qui voudra ces menus badinages,
   1761 Qui n’en sont pas toujours de fort sûrs témoignages ;
   1762 Je n’ai que sa parole, et ne veux que sa foi.
   1763 
   1764 
   1765 
   1766 
   1767 Je connois donc quelqu’un plus avancé que toi .
   1768 
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   1770 
   1771 
   1772 J’entends qui tu veux dire, et pour ne te rien feindre.
   1773 Ce rival est bien moins à redouter qu’à plaindre.
   1774 Éraste, qu’ont banni ses dédains rigoureux…
   1775 
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   1777 
   1778 
   1779 Je parle de quelque autre un peu moins malheureux.
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   1784 Je ne connois que lui qui soupire pour elle.
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   1788 
   1789 Je ne te tiendrai point plus longtemps en cervelle  :
   1790 Pendant qu’elle t’amuse avec ses beaux discours,
   1791 Un rival inconnu possède ses amours,
   1792 Et la dissimulée, au mépris de ta flamme,
   1793 Par lettres chaque jour lui fait don de son âme.
   1794 
   1795 
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   1797 
   1798 De telles trahisons lui sont trop en horreur.
   1799 
   1800 
   1801 
   1802 
   1803 Je te veux par pitié tirer de cette erreur.
   1804 Tantôt, sans y penser, j’ai trouvé cette lettre ;
   1805 Tiens, vois ce que tu peux désormais t’en promettre.
   1806 
   1807 
   1808 
   1809 Maintenant qu’en dis-tu? n’est-ce pas t’affronter  ?
   1810 
   1811 
   1812 
   1813 
   1814 Cette lettre en tes mains ne peut m’épouvanter.
   1815 
   1816 
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   1818 
   1819 La raison ? Le porteur a su combien je t’aime,
   1820 Et par galanterie il t’a pris pour moi-même ,
   1821 Comme aussi ce n’est qu’un de deux parfaits amis.
   1822 
   1823 
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   1826 Voilà bien te flatter plus qu’il ne t’est permis,
   1827 Et pour ton intérêt aimer à te méprendre .
   1828 
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   1830 
   1831 
   1832 On t’en aura donné quelque autre pour me rendre,
   1833 Afin qu’encore un coup je sois ainsi déçu.
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   1838 Oui, j’ai quelque billet que tantôt j’ai reçu ,
   1839 Et puisqu’il est pour toi… Que ta longueur me tue !
   1840 Dépêche. Le voilà que je te restitue.
   1841 
   1842 
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   1847 Te voilà tout rêveur, cher ami ; par ta foi,
   1848 Crois-tu que ce billet s’adresse encore à toi  ?
   1849 
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   1851 
   1852 
   1853 Traître ! c’est donc ainsi que ma sœur méprisée
   1854 Sert à ton changement d’un sujet de risée ?
   1855 C’est ainsi qu’à sa foi Mélite osant manquer ,
   1856 D’un parjure si noir ne fait que se moquer ?
   1857 C’est ainsi que sans honte à mes yeux tu subornes 
   1858 Un amour qui pour moi devoit être sans bornes ?
   1859 Suis-moi tout de ce pas, que l’épée à la main 
   1860 Un si cruel affront se répare soudain :
   1861 Il faut que pour tous deux ta tête me réponde.
   1862 
   1863 
   1864 
   1865 
   1866 Si pour te voir trompé tu te déplais au monde,
   1867 Cherche en ce désespoir qui t’en veuille arracher ;
   1868 Quant à moi, ton trépas me coûteroit trop cher .
   1869 
   1870 
   1871 
   1872 
   1873 Quoi ! tu crains le duel ? Non ; mais j’en crains la suite,
   1874 Où la mort du vaincu met le vainqueur en fuite,
   1875 Et du plus beau succès le dangereux éclat
   1876 Nous fait perdre l’objet et le prix du combat.
   1877 
   1878 
   1879 
   1880 
   1881 Tant de raisonnement et si peu de courage
   1882 Sont de tes lâchetés le digne témoignage.
   1883 Viens, ou dis que ton sang n’oseroit s’exposer.
   1884 
   1885 
   1886 
   1887 
   1888 Mon sang n’est plus à moi ; je n’en puis disposer.
   1889 Mais puisque ta douleur de mes raisons s’irrite,
   1890 J’en prendrai dès ce soir le congé de Mélite.
   1891 Adieu. Tu fuis, perfide, et ta légèreté,
   1892 T’ayant fait criminel, te met en sûreté !
   1893 Reviens, reviens défendre une place usurpée :
   1894 Celle qui te chérit vaut bien un coup d’épée.
   1895 Fais voir que l’infidèle, en se donnant à toi,
   1896 A fait choix d’un amant qui valoit mieux que moi ;
   1897 Soutiens son jugement, et sauve ainsi de blâme
   1898 Celle qui pour la tienne a négligé ma flamme.
   1899 Crois-tu qu’on la mérite à force de courir ?
   1900 Peux-tu m’abandonner ses faveurs sans mourir  ?
   1901 Ô lettres, ô faveurs indignement placées,
   1902 À ma discrétion honteusement laissées !
   1903 Ô gages qu’il néglige ainsi que superflus !
   1904 Je ne sais qui de nous vous diffamez le plus  ;
   1905 Je ne sais qui des trois doit rougir davantage ;
   1906 Car vous nous apprenez qu’elle est une volage,
   1907 Son amant un parjure, et moi sans jugement,
   1908 De n’avoir rien prévu de leur déguisement.
   1909 Mais il le falloit bien, que cette âme infidèle,
   1910 Changeant d’affection, prît un traître comme elle,
   1911 Et que le digne amant qu’elle a su rechercher
   1912 À sa déloyauté n’eût rien à reprocher.
   1913 Cependant j’en croyois cette fausse apparence
   1914 Dont elle repaissoit ma frivole espérance ;
   1915 J’en croyois ses regards, qui tous remplis d’amour,
   1916 Étoient de la partie en un si lâche tour.
   1917 Ô ciel ! vit-on jamais tant de supercherie,
   1918 Que tout l’extérieur ne fût que tromperie ?
   1919 Non, non, il n’en est rien : une telle beauté
   1920 Ne fut jamais sujette à la déloyauté.
   1921 Foibles et seuls témoins du malheur qui me touche,
   1922 Vous êtes trop hardis de démentir sa bouche.
   1923 Mélite me chérit, elle me l’a juré :
   1924 Son oracle reçu, je m’en tiens assuré .
   1925 Que dites-vous là contre ? êtes-vous plus croyables ?
   1926 Caractères trompeurs, vous me contez des fables,
   1927 Vous voulez me trahir ; mais vos efforts sont vains  :
   1928 Sa parole a laissé son cœur entre mes mains.
   1929 À ce doux souvenir ma flamme se rallume ;
   1930 Je ne sais plus qui croire ou d’elle ou de sa plume :
   1931 L’un et l’autre en effet n’ont rien que de léger ;
   1932 Mais du plus ou du moins je n’en puis que juger.
   1933 Loin, loin, doutes flatteurs que mon feu me suggère  !
   1934 Je vois trop clairement qu’elle est la plus légère  ;
   1935 La foi que j’en reçus s’en est allée en l’air .
   1936 Et ces traits de sa plume osent encor parler ,
   1937 Et laissent en mes mains une honteuse image,
   1938 Où son cœur peint au vif remplit le mien de rage.
   1939 Oui, j’enrage, je meurs, et tous mes sens troublés 
   1940 D’un excès de douleur se trouvent accablés  ;
   1941 Un si cruel tourment me gêne et me déchire,
   1942 Que je ne puis plus vivre avec un tel martyre  :
   1943 Mais cachons-en la honte, et nous donnons du moins
   1944 Ce faux soulagement, en mourant sans témoins,
   1945 Que mon trépas secret empêche l’infidèle
   1946 D’avoir la vanité que je sois mort pour elle.
   1947 
   1948 
   1949 
   1950 
   1951 
   1952 
   1953 
   1954 
   1955 
   1956 
   1957 
   1958 
   1959 
   1960 
   1961 Mon frère, en ma faveur retourne sur tes pas.
   1962 Dis-moi la vérité : tu ne me cherchois pas ?
   1963 Eh quoi ! tu fais semblant de ne me pas connoître ?
   1964 O Dieux ! en quel état te vois-je ici paroitre !
   1965 Tu pâlis tout à coup, et tes louches regards
   1966 S’élancent incertains presque de toutes parts !
   1967 Tu manques à la fois de couleur et d’haleine  !
   1968 Ton pied mal affermi ne te soutient qu’à peine !
   1969 Quel accident nouveau te trouble ainsi les sens  ?
   1970 
   1971 
   1972 
   1973 
   1974 Puisque tu veux savoir le mal que je ressens,
   1975 Avant que d’assouvir l’inexorable envie
   1976 De mon sort rigoureux qui demande ma vie,
   1977 Je vais l’assassiner d’un fatal entretien,
   1978 Et te dire en deux mots mon malheur et le tien.
   1979 En nos chastes amours de tous deux on se moque  :
   1980 Philandre… Ah ! la douleur m’étouffe et me suffoque.
   1981 Adieu, ma sœur, adieu ; je ne puis plus parler  :
   1982 Lis, et si tu le peux, tâche à te consoler .
   1983 
   1984 
   1985 
   1986 
   1987 Ne m’échappe donc pas. Ma sœur, je te supplie…
   1988 
   1989 
   1990 
   1991 
   1992 Quoi ! que je t’abandonne à ta mélancolie ?
   1993 Voyons auparavant ce qui te fait mourir ,
   1994 Et nous aviserons à te laisser courir.
   1995 
   1996 
   1997 
   1998 
   1999 Hélas ! quelle injustice ! Est-ce là tout, fantasque ?
   2000 Quoi ! si la déloyale enfin lève le masque,
   2001 Oses-tu te fâcher d’être désabusé ?
   2002 Apprends qu’il le faut être en amour plus rusé ;
   2003 Apprends que les discours des filles bien sensées 
   2004 Découvrent rarement le fond de leurs pensées,
   2005 Et que les yeux aidant à ce déguisement,
   2006 Notre sexe a le don de tromper finement.
   2007 Apprends aussi de moi que ta raison s’égare,
   2008 Que Mélite n’est pas une pièce si rare,
   2009 Qu’elle soit seule ici qui vaille la servir  ;
   2010 Assez d’autres objets y sauront te ravir .
   2011 Ne t’inquiète point pour une écervelée
   2012 Qui n’a d’ambition que d’être cajolée,
   2013 Et rend à plaindre ceux qui flattant ses beautés 
   2014 Ont assez de malheur pour en être écoutés.
   2015 Damon lui plut jadis, Aristandre, et Géronte  ;
   2016 Éraste après deux ans n’y voit pas mieux son conte  ;
   2017 Elle t’a trouvé bon seulement pour huit jours ;
   2018 Philandre est aujourd’hui l’objet de ses amours,
   2019 Et peut-être déjà (tant elle aime le change  !)
   2020 Quelque autre nouveauté le supplante et nous venge.
   2021 Ce n’est qu’une coquette avec tous ses attraits  ;
   2022 Sa langue avec son cœur ne s’accorde jamais ;
   2023 Les infidélités font ses jeux ordinaires ;
   2024 Et ses plus doux appas sont tellement vulgaires,
   2025 Qu’en elle homme d’esprit n’admira jamais rien
   2026 Que le sujet pourquoi tu lui voulois du bien.
   2027 
   2028 
   2029 
   2030 
   2031 Penses-tu m’arrêter par ce torrent d’injures  ?
   2032 Que ce soient vérités, que ce soient impostures,
   2033 Tu redoubles mes maux, au lieu de les guérir.
   2034 Adieu : rien que la mort ne peut me secourir.
   2035 
   2036 
   2037 
   2038 
   2039 
   2040 
   2041 
   2042 
   2043 
   2044 
   2045 
   2046 Mon frère… Il s’est sauvé ; son désespoir l’emporte :
   2047 Me préserve le ciel d’en user de la sorte !
   2048 Un volage me quitte, et je le quitte aussi :
   2049 Je l’obligerois trop de m’en mettre en souci.
   2050 Pour perdre des amants, celles qui s’en affligent
   2051 Donnent trop d’avantage à ceux qui les négligent ;
   2052 Il n’est lors que la joie : elle nous venge mieux,
   2053 Et la fît-on à faux éclater par les yeux,
   2054 C’est montrer par bravade à leur vaine inconstance 
   2055 Qu’elle est pour nous toucher de trop peu d’importance.
   2056 Que Philandre à son gré rende ses vœux contents ;
   2057 S’il attend que j’en pleure, il attendra longtemps.
   2058 Son cœur est un trésor dont j’aime qu’il dispose ;
   2059 Le larcin qu’il m’en fait me vole peu de chose,
   2060 Et l’amour qui pour lui m’éprit si follement
   2061 M’avoit fait bonne part de son aveuglement.
   2062 On enchérit pourtant sur ma faute passée :
   2063 Dans la même folie une autre embarrassée 
   2064 Le rend encor parjure, et sans âme, et sans foi,
   2065 Pour se donner l’honneur de faillir après moi.
   2066 Je meure, s’il n’est vrai que la moitié du monde 
   2067 Sur l’exemple d’autrui se conduit et se fonde.
   2068 À cause qu’il parut quelque temps m’enflammer,
   2069 La pauvre fille a cru qu’il valoit bien l’aimer,
   2070 Et sur cette croyance elle en a pris envie :
   2071 Lui pût-elle durer jusqu’au bout de sa vie !
   2072 Si Mélite a failli me l’ayant débauché,
   2073 Dieux, par là seulement punissez son péché !
   2074 Elle verra bientôt que sa digne conquête 
   2075 N’est pas une aventure à me rompre la tête.
   2076 Un si plaisant malheur m’en console à l’instant.
   2077 Ah! si mon fou de frère en pouvoit faire autant ,
   2078 Que j’en aurois de joie, et que j’en ferois gloire !
   2079 Si je puis le rejoindre et qu’il me veuille croire,
   2080 Nous leur ferons bien voir que leur change indiscret
   2081 Ne vaut pas un soupir, ne vaut pas un regret.
   2082 Je me veux toutefois en venger par malice,
   2083 Me divertir une heure à m’en faire justice :
   2084 Ces lettres fourniront assez d’occasion
   2085 D’un peu de défiance et de division.
   2086 Si je prends bien mon temps, j’aurai pleine matière
   2087 À les jouer tous deux d’une belle manière.
   2088 En voici déjà l’un qui craint de m’aborder.
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   2103 Quoi, tu passes, Philandre, et sans me regarder ?
   2104 
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   2107 
   2108 Pardonne-moi, de grâce : une affaire importune
   2109 M’empêche de jouir de ma bonne fortune,
   2110 Et son empressement, qui porte ailleurs mes pas,
   2111 Me remplissoit l’esprit jusqu’à ne te voir pas.
   2112 
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   2116 J’ai donc souvent le don d’aimer plus qu’on ne m’aime :
   2117 Je ne pense qu’à toi, j’en parlois en moi-même.
   2118 
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   2121 
   2122 Me veux-tu quelque chose ? Il t’ennuie avec moi ;
   2123 Mais comme de tes feux j’ai pour garant ta foi,
   2124 Je ne m’alarme point. N’étoit ce qui le presse,
   2125 Ta flamme un peu plus loin eût porté la tendresse,
   2126 Et je t’aurois fait voir quelques vers de Tircis
   2127 Pour le charmant objet de ses nouveaux soucis.
   2128 Je viens de les surprendre, et j’y pourrois encore 
   2129 Joindre quelques billets de l’objet qu’il adore ;
   2130 Mais tu n’as pas le temps. Toutefois, si tu veux 
   2131 Perdre un domi-quart d’heure à les lire nous deux…
   2132 
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   2135 
   2136 Voyons donc ce que c’est, sans plus longue demeure ;
   2137 Ma curiosité pour ce demi-quart d’heure
   2138 S’osera dispenser. Aussi tu me promets,
   2139 Quand tu les auras lus, de n’en parler jamais ;
   2140 Autrement, ne crois pas… Cela s’en va sans dire :
   2141 Donne, donne-les-moi, tu ne les saurois lire :
   2142 Et nous aurions ainsi besoin de trop de temps.
   2143 
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   2146 
   2147 Philandre, tu n’es pas encore où tu prétends ;
   2148 Quelques  hautes faveurs que ton mérite obtienne,
   2149 Elles sont aussi bien en ma main qu’en la tienne :
   2150 Je les garderai mieux, tu peux en assurer
   2151 La belle qui pour toi daigne se parjurer .
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   2156 Un homme doit souffrir d’une fille en colère ;
   2157 Mais je sais comme il faut les ravoir de ton frère :
   2158 Tout exprès je le cherche, et son sang, ou le mien…
   2159 
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   2163 Quoi ! Philandre est vaillant, et je n’en savois rien !
   2164 Tes coups sont dangereux quand tu ne veux pas feindre ;
   2165 Mais ils ont le bonheur de se faire peu craindre,
   2166 Et mon frère, qui sait comme il s’en faut guérir,
   2167 Quand tu l’aurois tué, pourroit n’en pas mourir.
   2168 
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   2170 
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   2172 L’effet en fera foi, s’il en a le courage.
   2173 Adieu : j’en perds le temps à parler davantage.
   2174 Tremble. J’en ai grand lieu, connoissant ta vertu :
   2175 Pourvu qu’il y consente, il sera bien battu.
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   2194 Cette obstination à faire la secrète
   2195 M’accuse injustement d’être trop peu discrète .
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   2200 Ton importunité n’est pas à supporter :
   2201 Ce que je ne sais point, te le puis-je conter ?
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   2206 Les visites d’Éraste un peu moins assidues
   2207 Témoignent quelque ennui de ses peines perdues,
   2208 Et ce qu’on voit par là de refroidissement
   2209 Ne fait que trop juger son mécontentement.
   2210 Tu m’en veux cependant cacher tout le mystère ;
   2211 Mais je pourrois enfin en croire ma colère,
   2212 Et pour punition te priver des avis
   2213 Qu’a jusqu’ici ton cœur si doucement suivis.
   2214 
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   2217 
   2218 C’est à moi de trembler après cette menace,
   2219 Et tout autre du moins trembleroit en ma place.
   2220 
   2221 
   2222 
   2223 
   2224 Ne raillons point : le fruit qui t’en est demeuré
   2225 (Je parle sans reproche, et tout considéré)
   2226 Vaut bien… Mais revenons à notre humeur chagrine :
   2227 Apprends-moi ce que c’est. Veux-tu que je devine ?
   2228 Dégoûté d’un esprit si grossier que le mien,
   2229 Il cherche ailleurs peut-être un meilleur entretien.
   2230 
   2231 
   2232 
   2233 
   2234 Ce n’est pas bien ainsi qu’un amant perd l’envie
   2235 D’une chose deux ans ardemment poursuivie :
   2236 D’assurance un mépris l’oblige à se piquer ;
   2237 Mais ce n’est pas un trait qu’il faille pratiquer.
   2238 Une fille qui voit et que voit la jeunesse
   2239 Ne s’y doit gouverner qu’avec beaucoup d’adresse ;
   2240 Le dédain lui messied, ou quand elle s’en sert,
   2241 Que ce soit pour reprendre un amant qu’elle perd.
   2242 Une heure de froideur, à propos ménagée,
   2243 Peut rembraser une âme à demi dégagée ,
   2244 Qu’un traitement trop doux dispense à  des mépris
   2245 D’un bien dont cet orgueil fait mieux savoir le prix .
   2246 Hors ce cas, il lui faut complaire à tout le monde,
   2247 Faire qu’aux vœux de tous l’apparence réponde ,
   2248 Et sans embarrasser son cœur de leurs amours,
   2249 Leur faire bonne mine, et souffrir leurs discours .
   2250 Qu’à part ils pensent tous avoir la préférence,
   2251 Et paroissent ensemble entrer en concurrence  ;
   2252 Que tout l’extérieur de son visage égal
   2253 Ne rende aucun jaloux du bonheur d’un rival ;
   2254 Que ses yeux partagés leur donnent de quoi craindre,
   2255 Sans donner à pas un aucun lieu de se plaindre ;
   2256 Qu’ils vivent tous d’espoir jusqu’au choix d’un mari,
   2257 Mais qu’aucun cependant ne soit le plus chéri,
   2258 Et qu’elle cède enfin, puisqu’il faut qu’elle cède ,
   2259 A qui paiera le mieux le bien qu’elle possède.
   2260 Si tu n’eusses jamais quitté cette leçon,
   2261 Ton Éraste avec toi vivroit d’autre façon.
   2262 
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   2265 
   2266 Ce n’est pas son humeur de souffrir ce partage :
   2267 Il croit que mes regards soient son propre héritage,
   2268 Et prend ceux que je donne à tout autre qu’à lui
   2269 Pour autant de larcins faits sur le bien d’autrui.
   2270 
   2271 
   2272 
   2273 
   2274 J’entends à demi-mot ; achève, et m’expédie
   2275 Promptement le motif de cette maladie .
   2276 
   2277 
   2278 
   2279 
   2280 Si tu m’avois, Nourrice, entendue à demi,
   2281 Tu saurois que Tircis… Quoi ? son meilleur ami !
   2282 N’a-ce pas été lui qui te l’a fait connoître ?
   2283 
   2284 
   2285 
   2286 
   2287 Il voudroit que le jour en fût encore à naître ;
   2288 Et si d’auprès de moi je l’avois écarté ,
   2289 Tu verrois tout à l’heure Éraste à mon côté.
   2290 
   2291 
   2292 
   2293 
   2294 J’ai regret que tu sois leur pomme de discorde ;
   2295 Mais puisque leur humeur ensemble ne s’accorde,
   2296 Éraste n’est pas homme à laisser échapper ;
   2297 Un semblable pigeon ne se peut rattraper :
   2298 Il a deux fois le bien de l’autre, et davantage.
   2299 
   2300 
   2301 
   2302 
   2303 Le bien ne touche point un généreux courage.
   2304 
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   2308 Tout le monde l’adore, et tâche d’en jouir.
   2309 
   2310 
   2311 
   2312 
   2313 Il suit un faux éclat qui ne peut m’éblouir.
   2314 
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   2318 Auprès de sa splendeur toute autre est fort petite .
   2319 
   2320 
   2321 
   2322 
   2323 Tu le places  au rang qui n’est dû qu’au mérite.
   2324 
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   2328 On a trop de mérite étant riche à ce point.
   2329 
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   2332 
   2333 Les biens en donnent-ils à ceux qui n’en ont point ?
   2334 
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   2337 
   2338 Oui, ce n’est que par là qu’on est considérable.
   2339 
   2340 
   2341 
   2342 
   2343 Mais ce n’est que par là qu’on devient méprisable :
   2344 Un homme dont les biens font toutes les vertus
   2345 Ne peut être estimé que des cœurs abattus.
   2346 
   2347 
   2348 
   2349 
   2350 Est-il quelques défauts que les biens ne réparent ?
   2351 
   2352 
   2353 
   2354 
   2355 Mais plutôt en est-il où les biens ne préparent ?
   2356 Étant riche, on méprise assez communément
   2357 Des belles qualités le solide ornement,
   2358 Et d’un luxe honteux la richesse suivie 
   2359 Souvent par l’abondance aux vices nous convie.
   2360 
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   2364 Enfin je reconnois… Qu’avec tout ce grand bien 
   2365 Un jaloux sur mon cœur n’obtiendra jamais rien.
   2366 
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   2369 
   2370 Et que d’un cajoleur la nouvelle conquête
   2371 T’imprime, à mon regret, ces erreurs dans la tête.
   2372 Si ta mère le sait… Laisse-moi ces soucis,
   2373 Et rentre, que je parle à la sœur de Tircis .
   2374 
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   2377 
   2378 Peut-être elle t’en veut dire quelque nouvelle.
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   2382 
   2383 Ta curiosité te met trop en cervelle .
   2384 Rentre sans t’informer de ce qu’elle prétend ;
   2385 Un meilleur entretien avec elle m’attend.
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   2399 
   2400 Je chéris tellement celles de votre sorte,
   2401 Et prends tant d’intérêt en ce qui leur importe,
   2402 Qu’aux pièces qu’on leur fait je ne puis consentir ,
   2403 Ni même en rien savoir sans les en avertir.
   2404 Ainsi donc, au hasard d’être la mal venue,
   2405 Encor que je vous sois, peu s’en faut, inconnue,
   2406 Je viens vous faire voir que votre affection
   2407 N’a pas été fort juste en son élection.
   2408 
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   2412 Vous pourriez, sous couleur de rendre un bon office,
   2413 Mettre quelque autre en peine avec cet artifice ;
   2414 Mais pour m’en repentir j’ai fait un trop bon choix  :
   2415 Je renonce à choisir une seconde fois,
   2416 Et mon affection ne s’est point arrêtée
   2417 Que chez un cavalier qui l’a trop méritée.
   2418 
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   2422 Vous me pardonnerez, j’en ai de bons témoins,
   2423 C’est l’homme qui de tous la mérite le moins .
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   2428 Si je n’avois de lui qu’une foible assurance,
   2429 Vous me feriez entrer en quelque défiance ;
   2430 Mais je m’étonne fort que vous l’osiez blâmer ,
   2431 Ayant quelque intérêt vous-même à l’estimer.
   2432 
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   2436 Je l’estimai jadis, et je l’aime et l’estime
   2437 Plus que je ne faisois auparavant son crime.
   2438 Ce n’est qu’en ma faveur qu’il ose vous trahir,
   2439 Et vous pouvez juger si je le puis haïr ,
   2440 Lorsque sa trahison m’est un clair témoignage 
   2441 Du pouvoir absolu que j’ai sur son courage.
   2442 
   2443 
   2444 
   2445 
   2446 Le pousser à me faire une infidélité ,
   2447 C’est assez mal user de cette autorité.
   2448 
   2449 
   2450 
   2451 
   2452 Me le faut-il pousser où son devoir l’oblige ?
   2453 C’est son devoir qu’il suit alors qu’il vous néglige.
   2454 
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   2458 Quoi ! le devoir chez vous oblige aux trahisons  ?
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   2460 
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   2462 
   2463 Quand il n’en auroit point de plus justes raisons,
   2464 La parole donnée, il faut que l’on la tienne.
   2465 
   2466 
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   2468 
   2469 Cela fait contre vous : il m’a donné la sienne.
   2470 
   2471 
   2472 
   2473 
   2474 Oui ; mais ayant déjà reçu mon amitié,
   2475 Sur un vœu solennel d’être un jour sa moitié ,
   2476 Peut-il s’en départir pour accepter la vôtre ?
   2477 
   2478 
   2479 
   2480 
   2481 De grâce, excusez-moi, je vous prends pour une autre,
   2482 Et c’étoit à Cloris que je croyois parler.
   2483 
   2484 
   2485 
   2486 
   2487 Vous ne vous trompez pas. Donc, pour mieux me railler ,
   2488 La sœur de mon amant contrefait ma rivale ?
   2489 
   2490 
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   2492 
   2493 Donc, pour mieux m’éblouir, une âme déloyale 
   2494 Contrefait la fidèle ? Ah ! Mélite, sachez
   2495 Que je ne sais que trop ce que vous me cachez.
   2496 Philandre m’a tout dit : vous pensez qu’il vous aime ;
   2497 Mais sortant d’avec vous, il me conte lui-même
   2498 Jusqu’aux moindres discours dont votre passion
   2499 Tâche de suborner  son inclination.
   2500 
   2501 
   2502 
   2503 
   2504 Moi, suborner Philandre ! ah ! que m’osez-vous dire !
   2505 
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   2507 
   2508 
   2509 La pure vérité. Vraiment, en voulant rire,
   2510 Vous passez trop avant ; brisons là, s’il vous plaît.
   2511 Je ne vois point Philandre, et ne sais quel il est.
   2512 
   2513 
   2514 
   2515 
   2516 Vous en croirez  du moins votre propre écriture .
   2517 Tenez, voyez, lisez. Ah, Dieux ! quelle imposture !
   2518 Jamais un de ces traits ne partit de ma main.
   2519 
   2520 
   2521 
   2522 
   2523 Nous pourrions demeurer ici jusqu’à demain,
   2524 Que vous persisteriez dans la méconnoissance :
   2525 Je les vous laisse. Adieu. Tout beau, mon innocence
   2526 Veut apprendre de vous le nom de l’imposteur ,
   2527 Pour faire retomber l’affront sur son auteur.
   2528 
   2529 
   2530 
   2531 
   2532 Vous pensez me duper, et perdez votre peine.
   2533 Que sert le désaveu quand la preuve est certaine ?
   2534 À quoi bon démentir? à quoi bon dénier… ?
   2535 
   2536 
   2537 
   2538 
   2539 Ne vous obstinez point à me calomnier ;
   2540 Je veux que, si jamais j’ai dit mot à Philandre…
   2541 
   2542 
   2543 
   2544 
   2545 Remettons ce discours : quelqu’un vient nous surprendre ;
   2546 C’est le brave Lisis, qui semble sur le front 
   2547 Porter empreints les traits d’un déplaisir profond.
   2548 
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   2561 
   2562 Préparez vos soupirs à la triste nouvelle 
   2563 Du malheur où nous plonge un esprit infidèle ;
   2564 Quittez son entretien, et venez avec moi
   2565 Plaindre un frère au cercueil par son manque de foi.
   2566 
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   2568 
   2569 
   2570 Quoi ! son frère au cercueil ! Oui, Tircis, plein de rage
   2571 De voir que votre change indignement l’outrage.
   2572 Maudissant mille fois le détestable jour
   2573 Que votre bon accueil lui donna de l’amour,
   2574 Dedans ce désespoir a chez moi rendu l’âme ,
   2575 Et mes yeux désolés… Je n’en puis plus ; je pâme.
   2576 
   2577 
   2578 
   2579 
   2580 Au secours ! au secours ! D’où provient cette voix ? 
   2581 
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   2583 
   2584 Qu’avez-vous, mes enfants ? Mélite que tu vois…
   2585 
   2586 
   2587 
   2588 
   2589 Hélas ! elle se meurt ; son teint vermeil s’efface;
   2590 Sa chaleur se dissipe ; elle n’est plus que glace.
   2591 
   2592 
   2593 
   2594 
   2595 Va quérir un peu d’eau ; mais il faut te hâter.
   2596 
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   2600 Si proches du logis, il vaut mieux l’y porter .
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   2605 Aidez mes foibles pas ; les forces me défaillent,
   2606 Et je vais succomber aux douleurs qui m’assaillent .
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   2617 À la fin je triomphe, et les destins amis
   2618 M’ont donné le succès que je m’étois promis.
   2619 Me voilà trop heureux, puisque par mon adresse
   2620 Mélite est sans amant, et Tircis sans maîtresse ;
   2621 Et comme si c’étoit trop peu pour me venger,
   2622 Philandre et sa Cloris courent même danger.
   2623 Mais par quelle raison leurs âmes désunies 
   2624 Pour les crimes d’autrui seront-elles punies ?
   2625 Que m’ont-ils fait tous deux pour troubler leurs accords ?
   2626 Fuyez de ma pensée, inutiles remords  ;
   2627 La joie y veut régner, cessez de m’en distraire.
   2628 Cloris m’offense trop d’être sœur d’un tel frère,
   2629 Et Philandre, si prompt à l’infidélité,
   2630 N’a que la peine due à sa crédulité .
   2631 Mais que me veut Cliton qui sort de chez Mélite ?
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   2646 Monsieur, tout est perdu : votre fourbe maudite,
   2647 Dont je fus à regret le damnable instrument,
   2648 A couché de douleur Tircis au monument.
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   2653 Courage ! tout va bien, le traître m’a fait place ;
   2654 Le seul qui me rendoit son courage de glace,
   2655 D’un favorable coup la mort me l’a ravi.
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   2660 Monsieur, ce n’est pas tout, Mélite l’a suivi.
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   2665 Mélite l’a suivi ! que dis-tu, misérable ?
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   2670 Monsieur, il est trop vrai : le moment déplorable 
   2671 Qu’elle a su son trépas a terminé ses jours.
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   2676 Ah ciel ! s’il est ainsi… Laissez là ces discours,
   2677 Et vantez-vous plutôt que par votre imposture
   2678 Ces malheureux amants trouvent la sépulture ,
   2679 Et que votre artifice a mis dans le tombeau
   2680 Ce que le monde avoit de parfait et de beau.
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   2685 Tu m’oses donc flatter, infâme, et tu supprimes 
   2686 Par ce reproche obscur la moitié de mes crimes ?
   2687 Est-ce ainsi qu’il te faut n’en parler qu’à demi ?
   2688 Achève tout d’un coup : dis que maîtresse, ami ,
   2689 Tout ce que je chéris, tout ce qui dans mon âme
   2690 Sut jamais allumer une pudique flamme,
   2691 Tout ce que l’amitié me rendit précieux,
   2692 Par ma fourbe a perdu la lumière des cieux  ;
   2693 Dis que j’ai violé les deux lois les plus saintes,
   2694 Qui nous rendent heureux par leurs douces contraintes ;
   2695 Dis que j’ai corrompu, dis que j’ai suborné,
   2696 Falsifié, trahi, séduit, assassiné  :
   2697 Tu n’en diras encor que la moindre partie.
   2698 Quoi ! Tircis est donc mort, et Mélite est sans vie !
   2699 Je ne l’avois pas su, Parques, jusqu’à ce jour,
   2700 Que vous relevassiez de l’empire d’Amour ;
   2701 J’ignorois qu’aussitôt qu’il assemble deux âmes,
   2702 Il vous pût commander d’unir aussi leurs trames .
   2703 Vous en relevez donc, et montrez aujourd’hui
   2704 Que vous êtes pour nous aveugles comme lui !
   2705 Vous en relevez donc, et vos ciseaux barbares
   2706 Tranchent comme il lui plaît les destins les plus rares !
   2707 Mais je m’en prends à vous, moi qui suis l’imposteur,
   2708 Moi qui suis de leurs maux le détestable auteur.
   2709 Hélas ! et falloit-il que ma supercherie
   2710 Tournât si lâchement tant d’amour en furie ?
   2711 Inutiles regrets, repentirs superflus,
   2712 Vous ne me rendez pas Mélite qui n’est plus ;
   2713 Vos mouvements tardifs ne la font pas revivre :
   2714 Elle a suivi Tircis, et moi je la veux suivre.
   2715 Il faut que de mon sang je lui fasse raison,
   2716 Et de ma jalousie, et de ma trahison,
   2717 Et que de ma main propre une âme si fidèle 
   2718 Reçoive… Mais d’où vient que tout mon corps chancelle ?
   2719 Quel murmure confus ! et qu’entends-je hurler ?
   2720 Que de pointes de feu se perdent parmi l’air !
   2721 Les Dieux à mes forfaits ont dénoncé la guerre ;
   2722 Leur foudre décoché vient de fendre la terre.
   2723 Et pour leur obéir son sein me recevant
   2724 M’engloutit, et me plonge aux enfers tout vivant.
   2725 Je vous entends, grands Dieux : c’est là-bas que leurs âmes
   2726 Aux champs Élysiens éternisent leurs flammes ;
   2727 C’est là-bas qu’à leurs pieds il faut verser mon sang :
   2728 La terre à ce dessein m’ouvre son large flanc,
   2729 Et jusqu’aux bords du Styx me fait libre passage ;
   2730 Je l’aperçois déjà, je suis sur son rivage.
   2731 Fleuve, dont le saint nom est redoutable aux Dieux,
   2732 Et dont les neuf replis ceignent ces tristes lieux ,
   2733 N’entre point en courroux contre mon insolence,
   2734 Si j’ose avec mes cris violer ton silence ;
   2735 Je ne te veux qu’un mot : Tircis est-il passé ?
   2736 Mélite est-elle ici ? Mais qu’attends-je ? insensé !
   2737 Ils sont tous deux si chers à ton funeste empire,
   2738 Que tu crains de les perdre, et n’oses m’en rien dire.
   2739 Vous donc, esprits légers, qui, manque de tombeaux,
   2740 Tournoyez vagabonds à l’entour de ces eaux,
   2741 À qui Charon cent ans refuse sa nacelle,
   2742 Ne m’en pourriez-vous point donner quelque nouvelle ?
   2743 Parlez, et je promets d’employer mon crédit 
   2744 À vous faciliter ce passage interdit.
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   2749 Monsieur, que faites-vous ? Votre raison troublée 
   2750 Par l’effort des douleurs dont elle est accablée
   2751 Figure à votre vue… Ah ! te voilà, Charon ;
   2752 Dépêche promptement, et d’un coup d’aviron
   2753 Passe-moi, si tu peux, jusqu’à l’autre rivage.
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   2758 Monsieur, rentrez en vous, regardez mon visage  :
   2759 Reconnoissez Cliton. Dépêche, vieux nocher,
   2760 Avant que ces esprits nous puissent approcher.
   2761 Ton bateau de leur poids fondroit  dans les abîmes ;
   2762 Il n’en aura que trop d’Éraste et de ses crimes .
   2763 Quoi ! tu veux te sauver à l’autre bord sans moi ?
   2764 Si faut-il qu’à ton cou je passe malgré toi.
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   2772 Présomptueux rival, dont l’absence importune 
   2773 Retarde le succès de ma bonne fortune ,
   2774 As-tu sitôt perdu cette ombre de valeur
   2775 Que te prêtoit tantôt l’effort de ta douleur ?
   2776 Que devient à présent cette bouillante envie
   2777 De punir ta volage aux dépens de ma vie ?
   2778 Il ne tient plus qu’à toi  que tu ne sois content :
   2779 Ton ennemi l’appelle, et ton rival t’attend.
   2780 Je te cherche en tous lieux, et cependant ta fuite
   2781 Se rit impunément de ma vaine poursuite.
   2782 Crois-tu, laissant mon bien dans les mains de ta sœur,
   2783 En demeurer toujours l’injuste possesseur,
   2784 Ou que ma patience, à la fin échappée
   2785 (Puisque tu ne veux pas le débattre à l’épée),
   2786 Oubliant le respect du sexe et tout devoir,
   2787 Ne laisse point sur elle agir mon désespoir ?
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   2802 Détacher Ixion pour me mettre en sa place !
   2803 Mégères, c’est à vous une indiscrète audace.
   2804 Ai-je avec même front que cet ambitieux 
   2805 Attenté sur le lit du monarque des cieux ?
   2806 Vous travaillez en vain, barbares Euménides  ;
   2807 Non, ce n’est pas ainsi qu’on punit les perfides.
   2808 Quoi ! me presser encor ? Sus, de pieds et de mains
   2809 Essayons d’écarter ces monstres inhumains.
   2810 À mon secours, esprits ! vengez-vous de vos peines ;
   2811 Écrasons leurs serpents ; chargeons-les de vos chaînes.
   2812 Pour ces filles d’enfer nous sommes trop puissants.
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   2817 Il semble à ce discours qu’il ait perdu le sens .
   2818 Éraste, cher ami, quelle mélancolie
   2819 Te met dans le cerveau cet excès de folie ?
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   2824 Équitable Minos, grand juge des enfers,
   2825 Voyez qu’injustement on m’apprête des fers.
   2826 Faire un tour d’amoureux, supposer une lettre,
   2827 Ce n’est pas un forfait qu’on ne puisse remettre.
   2828 Il est vrai que Tircis en est mort de douleur,
   2829 Que Mélite après lui redouble ce malheur,
   2830 Que Cloris sans amant ne sait à qui s’en prendre ;
   2831 Mais la faute n’en est qu’au crédule Philandre ;
   2832 Lui seul en est la cause, et son esprit léger,
   2833 Qui trop facilement résolut de changer ;
   2834 Car ces lettres, qu’il croit l’effet de ses mérites ,
   2835 La main que vous voyez les a toutes écrites.
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   2840 Je te laisse impuni, traître : de tels remords 
   2841 Te donnent des tourments pires que mille morts ;
   2842 Je t’obligerois trop de t’arracher la vie,
   2843 Et ma juste vengeance est bien mieux assouvie
   2844 Par les folles horreurs de cette illusion.
   2845 Ah ! grands Dieux, que je suis plein de confusion !
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   2856 Tu t’enfuis donc, barbare, et me laissant en proie
   2857 À ces cruelles sœurs, tu les combles de joie ?
   2858 Non, non, retirez-vous, Tisiphone, Alecton,
   2859 Et tout ce que je vois d’officiers de Pluton :
   2860 Vous me connoissez mal ; dans le corps d’un perfide
   2861 Je porte le courage et les forces d’Alcide.
   2862 Je vais tout renverser dans ces royaumes noirs,
   2863 Et saccager moi seul ces ténébreux manoirs.
   2864 Une seconde fois le triple chien Cerbère
   2865 Vomira l’aconit en voyant la lumière ;
   2866 J’irai du fond d’enfer dégager les Titans,
   2867 Et si Pluton s’oppose à ce que je prétends,
   2868 Passant dessus le ventre à sa troupe mutine,
   2869 J’irai d’entre ses bras enlever Proserpine .
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   2884 N’en doute plus, Cloris, ton frère n’est point mort  ;
   2885 Mais ayant su de lui son déplorable sort,
   2886 Je voulois éprouver par cette triste feinte
   2887 Si celle qu’il adore, aucunement atteinte ,
   2888 Deviendroit plus sensible aux traits de la pitié
   2889 Qu’aux sincères ardeurs d’une sainte amitié.
   2890 Maintenant que je vois qu’il faut qu’on nous abuse.
   2891 Afin que nous puissions découvrir cette ruse,
   2892 Et que Tircis en soit de tout point éclairci.
   2893 Sois sûre que dans peu je te le rends ici.
   2894 Ma parole sera d’un prompt effet suivie :
   2895 Tu reverras bientôt ce frère plein de vie ;
   2896 C’est assez que je passe une fois pour trompeur.
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   2901 Si bien qu’au lieu du mal nous n’aurons que la peur ?
   2902 Le cœur me le disoit : je sentois que mes larmes
   2903 Refusoient de couler pour de fausses alarmes,
   2904 Dont les plus dangereux et plus rudes assauts 
   2905 Avoient beaucoup de peine à m’émouvoir à faux ;
   2906 Et je n’étudiai cette douleur menteuse
   2907 Qu’à cause qu’en effet j’étois un peu honteuse 
   2908 Qu’une autre en témoignât plus de ressentiment .
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   2913 Après tout, entre nous, confesse franchement 
   2914 Qu’une fille en ces lieux, qui perd un frère unique,
   2915 Jusques au désespoir fort rarement se pique :
   2916 Ce beau nom d’héritière a de telles douceurs,
   2917 Qu’il devient souverain à consoler des sœurs.
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   2922 Adieu, railleur, adieu : son intérêt me presse
   2923 D’aller rendre d’un mot la vie à sa maîtresse  ;
   2924 Autrement je saurois t’apprendre à discourir.
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   2929 Et moi, de ces frayeurs de nouveau te guérir.
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   2948 Je ne t’ai rien celé : tu sais toute l’affaire.
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   2953 Tu m’en as bien conté ; mais se pourroit-il faire
   2954 Qu’Éraste eût des remords si vifs et si pressants
   2955 Que de violenter sa raison et ses sens ?
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   2960 Eût-il pu, sans en perdre entièrement l’usage,
   2961 Se figurer Charon des traits de mon visage,
   2962 Et de plus, me prenant pour ce vieux nautonier,
   2963 Me payer à bons coups des droits de son denier ?
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   2968 Plaisante illusion ! Mais funeste à ma tête,
   2969 Sur qui se déchargeoit une telle tempête,
   2970 Que je tiens maintenant à miracle évident
   2971 Qu’il me soit demeuré dans la bouche une dent.
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   2976 C’étoit mal reconnoître un si rare service.
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   2981 Arrêtez, arrêtez, poltrons ! Adieu, Nourrice :
   2982 Voici ce fou qui vient, je l’entends à la voix ;
   2983 Crois que ce n’est pas moi qu’il attrape deux fois.
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   2988 Pour moi, quand je devrois passer pour Proserpine ,
   2989 Je veux voir à quel point sa fureur le domine.
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   2994 Contente à tes périls ton curieux désir .
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   2999 Quoi qu’il puisse arriver, j’en aurai le plaisir.
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   3014 En vain je les rappelle, en vain pour se défendre
   3015 La honte et le devoir leur parlent de m’attendre  ;
   3016 Ces lâches escadrons de fantômes affreux
   3017 Cherchent leur assurance aux cachots les plus creux,
   3018 Et se fiant à peine à la nuit qui les couvre,
   3019 Souhaitent sous l’enfer qu’un autre enfer s’entr’ouvre.
   3020 Ma voix met tout en fuite, et dans ce vaste effroi ,
   3021 La peur saisit si bien les ombres et leur roi,
   3022 Que se précipitant à de promptes retraites,
   3023 Tous leurs soucis ne vont qu’à les rendre secrètes.
   3024 Le bouillant Phlégéthon, parmi ses flots pierreux,
   3025 Pour les favoriser ne roule plus de feux ;
   3026 Tisiphone tremblante, Alecton et Mégère,
   3027 Ont de leurs flambeaux noirs étouffé la lumière  ;
   3028 Les Parques même en hâte emportent leurs fuseaux.
   3029 Et dans ce grand désordre oubliant leurs ciseaux,
   3030 Charon, les bras croisés, dans sa barque s’étonne
   3031 De ce qu’après Éraste il n’a passé personne .
   3032 Trop heureux accident, s’il avoit prévenu
   3033 Le déplorable coup du malheur avenu  !
   3034 Trop heureux accident, si la terre entr’ouverte
   3035 Avant ce jour fatal eût consenti ma perte,
   3036 Et si ce que le ciel me donne ici d’accès
   3037 Eût de ma trahison devancé le succès !
   3038 Dieux, que vous savez mal gouverner votre foudre !
   3039 N’étoit-ce pas assez pour me réduire en poudre
   3040 Que le simple dessein d’un si lâche forfait ?
   3041 Injustes, deviez-vous en attendre l’effet ?
   3042 Ah Mélite ! ah Tircis ! leur cruelle justice
   3043 Aux dépens de vos jours me choisit un supplice .
   3044 Ils doutoient que l’enfer eût de quoi me punir
   3045 Sans le triste secours de ce dur souvenir .
   3046 Tout ce qu’ont les enfers de feux, de fouets, de chaînes ,
   3047 Ne sont auprès de lui que de légères peines ;
   3048 On reçoit d’Alecton un plus doux traitement.
   3049 Souvenir rigoureux, trêve, trêve un moment  !
   3050 Qu’au moins avant ma mort dans ces demeures sombres
   3051 Je puisse rencontrer ces bienheureuses ombres !
   3052 Use après, si tu veux, de toute ta rigueur,
   3053 Et si pour m’achever tu manques de vigueur,
   3054 Voici qui t’aidera : mais derechef, de grâce,
   3055 Cesse de me gêner durant ce peu d’espace.
   3056 Je vois déjà Mélite. Ah ! belle ombre, voici
   3057 L’ennemi de votre heur qui vous cherchoit ici :
   3058 C’est Éraste, c’est lui, qui n’a plus d’autre envie
   3059 Que d’épandre à vos pieds son sang avec sa vie :
   3060 Ainsi le veut le sort, et tout exprès les Dieux
   3061 L’ont abîmé vivant en ces funestes lieux.
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   3066 Pourquoi permettez-vous que cette frénésie
   3067 Règne si puissamment sur votre fantaisie ?
   3068 L’enfer voit-il jamais une telle clarté ?
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   3073 Aussi ne la tient-il que de votre beauté ;
   3074 Ce n’est que de vos yeux que part cette lumière.
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   3079 Ce n’est que de mes yeux ! Dessillez la paupière,
   3080 Et d’un sens plus rassis jugez de leur éclat.
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   3084 
   3085 Ils ont, de vérité, je ne sais quoi de plat ;
   3086 Et plus je vous contemple, et plus sur ce visage
   3087 Je m’étonne de voir un autre air, un autre âge :
   3088 Je ne reconnois plus aucun de vos attraits.
   3089 Jadis votre nourrice avoit ainsi les traits,
   3090 Le front ainsi ridé, la couleur ainsi blême,
   3091 Le poil ainsi grison. O Dieux ! c’est elle-même.
   3092 Nourrice, qui t’amène en ces lieux pleins d’effroi  ?
   3093 Y viens-tu rechercher Mélite comme moi ?
   3094 
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   3098 Cliton la vit pâmer, et se brouilla de sorte 
   3099 Que la voyant si pâle il la crut être morte ;
   3100 Cet étourdi trompé vous trompa comme lui.
   3101 Au reste, elle est vivante, et peut-être aujourd’hui
   3102 Tircis, de qui la mort n’étoit qu’imaginaire,
   3103 De sa fidélité recevra le salaire.
   3104 
   3105 
   3106 
   3107 
   3108 Désormais donc en vain je les cherche ici-bas ;
   3109 En vain pour les trouver je rends tant de combats.
   3110 
   3111 
   3112 
   3113 
   3114 Votre douleur vous trouble, et forme des nuages
   3115 Qui séduisent vos sens par de fausses images :
   3116 Cet enfer, ces combats ne sont qu’illusions .
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   3120 
   3121 Je ne m’abuse point de fausses visions :
   3122 Mes propres yeux ont vu tous ces monstres en fuite,
   3123 Et Pluton de frayeur en quitter la conduite.
   3124 
   3125 
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   3128 Peut-être que chacun s’enfuyoit devant vous,
   3129 Craignant votre fureur et le poids de vos coups ;
   3130 Mais voyez si l’enfer ressemble à cette place :
   3131 Ces murs, ces bâtiments, ont-ils la même face ?
   3132 Le logis de Mélite et celui de Cliton
   3133 Ont-ils quelque rapport à celui de Pluton ?
   3134 Quoi ? n’y remarquez-vous aucune différence ?
   3135 
   3136 
   3137 
   3138 
   3139 De vrai, ce que tu dis a beaucoup d’apparence .
   3140 Nourrice, prends pitié d’un esprit égaré
   3141 Qu’ont mes vives douleurs d’avec moi séparé :
   3142 Ma guérison dépend de parler à Mélite.
   3143 
   3144 
   3145 
   3146 
   3147 Différez pour le mieux un peu cette visite,
   3148 Tant que, maître absolu de votre jugement,
   3149 Vous soyez en état de faire un compliment.
   3150 Votre teint et vos yeux n’ont rien d’un homme sage ;
   3151 Donnez-vous le loisir de changer de visage  :
   3152 Un moment de repos que vous prendrez chez vous…
   3153 
   3154 
   3155 
   3156 
   3157 Ne peut, si tu n’y viens, rendre mon sort plus doux,
   3158 Et ma foible raison, de guide dépourvue.
   3159 Va de nouveau se perdre en te perdant de vue.
   3160 
   3161 
   3162 
   3163 
   3164 Si je vous suis utile, allons, je ne veux pas
   3165 Pour un si bon sujet vous épargner mes pas.
   3166 
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   3179 
   3180 Ne m’importune plus, Philandre, je t’en prie ;
   3181 Me rapaiser jamais passe ton industrie.
   3182 Ton meilleur, je t’assure, est de n’y plus penser ;
   3183 Tes protestations ne font que m’offenser :
   3184 Savante à mes dépens de leur peu de durée,
   3185 Je ne veux point en gage une foi parjurée,
   3186 Un cœur que d’autres yeux peuvent sitôt brûler ,
   3187 Qu’un billet supposé peut sitôt ébranler.
   3188 
   3189 
   3190 
   3191 
   3192 Ah ! ne remettez plus dedans votre mémoire
   3193 L’indigne souvenir d’une action si noire.
   3194 Et pour rendre à jamais nos premiers vœux contents,
   3195 Étouffez l’ennemi du pardon que j’attends.
   3196 Mon crime est sans égal ; mais enfin, ma chère âme …
   3197 
   3198 
   3199 
   3200 
   3201 Laisse là désormais ces petits mots de flamme,
   3202 Et par ces faux témoins d’un feu mal allumé
   3203 Ne me reproche plus que je t’ai trop aimé.
   3204 
   3205 
   3206 
   3207 
   3208 De grâce, redonnez à l’amitié passée
   3209 Le rang que je tenois dedans votre pensée.
   3210 Derechef, ma Cloris, par ces doux entretiens,
   3211 Par ces feux qui voloient de vos yeux dans les miens ,
   3212 Par ce que votre foi me permettoit d’attendre…
   3213 
   3214 
   3215 
   3216 
   3217 C’est d’où dorénavant tu ne dois plus prétendre.
   3218 Ta sottise m’instruit, et par là je vois bien
   3219 Qu’un visage commun, et fait comme le mien,
   3220 N’a point assez d’appas, ni de chaîne assez forte,
   3221 Pour tenir en devoir un homme de ta sorte.
   3222 Mélite a des attraits qui savent tout dompter ;
   3223 Mais elle ne pourroit qu’à peine t’arrêter :
   3224 Il te faut un sujet qui la passe ou l’égale.
   3225 C’est en vain que vers moi ton amour se ravale ;
   3226 Fais-lui, si tu m’en crois, agréer tes ardeurs :
   3227 Je ne veux point devoir mon bien à ses froideurs.
   3228 
   3229 
   3230 
   3231 
   3232 Ne me déguisez rien, un autre a pris ma place ;
   3233 Une autre affection vous rend pour moi de glace.
   3234 
   3235 
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   3238 Aucun jusqu’à ce point n’est encore arrivé  ;
   3239 Mais je te changerai pour le premier trouvé.
   3240 
   3241 
   3242 
   3243 
   3244 C’en est trop, tes dédains épuisent ma souffrance.
   3245 Adieu ; je ne veux plus avoir d’autre espérance,
   3246 Sinon qu’un jour le ciel te fera ressentir
   3247 De tant de cruautés le juste repentir.
   3248 
   3249 
   3250 
   3251 
   3252 Adieu : Mélite et moi nous aurons de quoi rire 
   3253 De tous les beaux discours que tu me viens de dire.
   3254 Que lui veux-tu mander ? Va, dis-lui de ma part
   3255 Qu’elle, ton frère et toi, reconnoîtrez trop tard
   3256 Ce que c’est que d’aigrir un homme de ma sorte .
   3257 
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   3260 
   3261 Ne crois pas la chaleur du courroux qui t’emporte :
   3262 Tu nous ferois trembler plus d’un quart d’heure ou deux.
   3263 
   3264 
   3265 
   3266 
   3267 Tu railles, mais bientôt nous verrons d’autres jeux :
   3268 Je sais trop comme on venge une flamme outragée.
   3269 
   3270 
   3271 
   3272 
   3273 Le sais-tu mieux que moi, qui suis déjà vengée ?
   3274 Par où t’y prendras-tu ? de quel air ? Il suffit :
   3275 Je sais comme on se venge. Et moi comme on s’en rit.
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   3286 
   3287 Maintenant que le sort, attendri par nos plaintes,
   3288 Comble notre espérance et dissipe nos craintes,
   3289 Que nos contentements ne sont plus traversés
   3290 Que par le souvenir de nos malheurs passés ,
   3291 Ouvrons toute notre âme à ces douces tendresses
   3292 Qu’inspirent aux amants les pleines allégresses,
   3293 Et d’un commun accord chérissons nos ennuis,
   3294 Dont nous voyons sortir de si précieux fruits.
   3295 Adorables regards, fidèles interprètes
   3296 Par qui nous expliquions nos passions secrètes,
   3297 Doux truchements du cœur, qui déjà tant de fois
   3298 M’avez si bien appris ce que n’osoit la voix,
   3299 Nous n’avons plus besoin de votre confidence :
   3300 L’amour en liberté peut dire ce qu’il pense,
   3301 Et dédaigne un secours qu’en sa naissante ardeur
   3302 Lui faisoient mendier la crainte et la pudeur.
   3303 Beaux yeux, à mon transport pardonnez ce blasphème,
   3304 La bouche est impuissante où l’amour est extrême :
   3305 Quand l’espoir est permis, elle a droit de parler ;
   3306 Mais vous allez plus loin qu’elle ne peut aller.
   3307 Ne vous lassez donc point d’en usurper l’usage,
   3308 Et quoi qu’elle m’ait dit, dites-moi davantage.
   3309 Mais tu ne me dis mot, ma vie ; et quels soucis
   3310 T’obligent à te taire auprès de ton Tircis ?
   3311 
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   3315 Tu parles à mes yeux, et mes yeux te répondent.
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   3320 Ah ! mon heur, il est vrai, si tes désirs secondent
   3321 Cet amour qui paroît et brille dans tes yeux,
   3322 Je n’ai rien désormais à demander aux Dieux.
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   3327 Tu t’en peux assurer : mes yeux si pleins de flamme
   3328 Suivent l’instruction des mouvements de l’âme.
   3329 On en a vu l’effet, lorsque ta fausse mort
   3330 A fait sur tous mes sens un véritable effort  ;
   3331 On en a vu l’effet, quand te sachant en vie,
   3332 De revivre avec toi j’ai pris aussi l’envie  ;
   3333 On en a vu l’effet, lorsqu’à force de pleurs
   3334 Mon amour et mes soins, aidés de mes douleurs,
   3335 Ont fléchi la rigueur d’une mère obstinée,
   3336 Et gagné cet aveu qui fait notre hyménée ,
   3337 Si bien qu’à ton retour ta chaste affection
   3338 Ne trouve plus d’obstacle à sa prétention .
   3339 Cependant l’aspect seul des lettres d’un faussaire
   3340 Te sut persuader tellement le contraire,
   3341 Que sans vouloir m’entendre, et sans me dire adieu,
   3342 Jaloux et furieux tu partis de ce lieu .
   3343 
   3344 
   3345 
   3346 
   3347 J’en rougis, mais apprends qu’il n’étoit pas possible
   3348 D’aimer comme j’aimois, et d’être moins sensible ;
   3349 Qu’un juste déplaisir ne sauroit écouter
   3350 La raison qui s’efforce à le violenter  ;
   3351 Et qu’après des transports de telle promptitude,
   3352 Ma flamme ne te laisse aucune incertitude.
   3353 
   3354 
   3355 
   3356 
   3357 Tout cela seroit peu, n’étoit que ma bonté 
   3358 T’en accorde un oubli sans l’avoir mérité,
   3359 Et que, tout criminel, tu m’es encore aimable.
   3360 
   3361 
   3362 
   3363 
   3364 Je me tiens donc heureux d’avoir été coupable,
   3365 Puisque l’on me rappelle au lieu de me bannir,
   3366 Et qu’on me récompense au lieu de me punir.
   3367 J’en aimerai l’auteur de cette perfidie ,
   3368 Et si jamais je sais quelle main si hardie…
   3369 
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   3383 Il vous fait fort bon voir, mon frère, à cajoler,
   3384 Cependant qu’une sœur ne se peut consoler,
   3385 Et que le triste ennui d’une attente incertaine
   3386 Touchant votre retour la tient encore en peine.
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   3388 
   3389 
   3390 
   3391 L’amour a fait au sang un peu de trahison  ;
   3392 Mais Philandre pour moi t’en aura fait raison.
   3393 Dis-nous, auprès de lui retrouves-tu ton conte,
   3394 Et te peut-il revoir sans montrer quelque honte ?
   3395 
   3396 
   3397 
   3398 
   3399 L’infidèle m’a fait tant de nouveaux serments,
   3400 Tant d’offres, tant de vœux, et tant de compliments,
   3401 Mêlés de repentir… Qu’à la fin exorable,
   3402 Vous l’avez regardé d’un œil plus favorable.
   3403 
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   3406 
   3407 Vous devinez fort mal. Quoi, tu l’as dédaigné ?
   3408 
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   3412 Du moins, tous ses discours n’ont encor rien gagné .
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   3417 Si bien qu’à n’aimer plus votre dépit s’obstine ?
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   3421 
   3422 Non pas cela du tout, mais je suis assez fine :
   3423 Pour la première fois, il me dupe qui veut ;
   3424 Mais pour une seconde, il m’attrape qui peut.
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   3426 
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   3428 
   3429 C’est-à-dire, en un mot… Que son humeur volage 
   3430 Ne me tient pas deux fois en un même passage ;
   3431 En vain dessous mes lois il revient se ranger.
   3432 Il m’est avantageux de l’avoir vu changer,
   3433 Avant que de l’hymen le joug impitoyable ,
   3434 M’attachant avec lui, me rendît misérable .
   3435 Qu’il cherche femme ailleurs, tandis que de ma part
   3436 J’attendrai du destin quelque meilleur hasard.
   3437 
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   3440 
   3441 Mais le peu qu’il voulut me rendre de service
   3442 Ne lui doit pas porter un si grand préjudice.
   3443 
   3444 
   3445 
   3446 
   3447 Après un tel faux bond, un change si soudain,
   3448 À volage, volage, et dédain pour dédain.
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   3450 
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   3453 Ma sœur, ce fut pour moi qu’il osa s’en dédire.
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   3458 Et pour l’amour de vous je n’en ferai que rire.
   3459 
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   3463 Et pour l’amour de moi vous lui pardonnerez.
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   3468 Et pour l’amour de moi vous m’en dispenserez.
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   3473 Que vous êtes mauvaise ! Un peu plus qu’il ne semble.
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   3478 Je vous veux toutefois remettre bien ensemble .
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   3483 Ne l’entreprenez pas; peut-être qu’après tout 
   3484 Votre dextérité n’en viendroit pas à bout.
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   3499 
   3500 De grâce, mon souci, laissons cette causeuse  :
   3501 Qu’elle soit à son choix facile ou rigoureuse,
   3502 L’excès de mon ardeur ne sauroit consentir
   3503 Que ces frivoles soins te viennent divertir :
   3504 Tous nos pensers sont dus, en l’état où nous sommes ,
   3505 À ce nœud qui me rend le plus heureux des hommes,
   3506 Et ma fidélité, qu’il va récompenser…
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   3508 
   3509 
   3510 
   3511 Vous donnera bientôt autre chose à penser.
   3512 Votre rival vous cherche, et la main à l’épée
   3513 Vient demander raison de sa place usurpée.
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   3518 
   3519 Non, non, vous ne voyez en moi qu’un criminel,
   3520 À qui l’âpre rigueur d’un remords éternel
   3521 Rend le jour odieux, et fait naître l’envie
   3522 De sortir de sa gêne en sortant de la vie .
   3523 Il vient mettre à vos pieds sa tête à l’abandon ;
   3524 La mort lui sera douce à l’égal du pardon.
   3525 Vengez donc vos malheurs ; jugez ce que mérite
   3526 La main qui sépara Tircis d’avec Mélite,
   3527 Et de qui l’imposture avec de faux écrits
   3528 A dérobé Philandre aux vœux de sa Cloris.
   3529 
   3530 
   3531 
   3532 
   3533 Eclaircis du seul point qui nous tenoit en doute,
   3534 Que serois-tu d’avis de lui répondre ? Écoute
   3535 Quatre mots à quartier . Que vous avez de tort
   3536 De prolonger ma peine en différant ma mort !
   3537 De grâce, hâtez-vous d’abréger mon supplice ,
   3538 Ou ma main préviendra votre lente justice.
   3539 
   3540 
   3541 
   3542 
   3543 Voyez comme le ciel a de secrets ressorts
   3544 Pour se faire obéir malgré nos vains efforts :
   3545 Votre fourbe, inventée à dessein de nous nuire,
   3546 Avance nos amours au lieu de les détruire ;
   3547 De son fâcheux succès, dont nous devions périr,
   3548 Le sort tire un remède afin de nous guérir.
   3549 Donc pour nous revancher de la faveur reçue,
   3550 Nous en aimons l’auteur à cause de l’issue,
   3551 Obligés désormais de ce que tour à tour
   3552 Nous nous sommes rendu  tant de preuves d’amour,
   3553 Et de ce que l’excès de ma douleur sincère 
   3554 A mis tant de pitié dans le cœur de ma mère,
   3555 Que cette occasion prise comme aux cheveux,
   3556 Tircis n’a rien trouvé de contraire à ses vœux ;
   3557 Outre qu’en fait d’amour la fraude est légitime ;
   3558 Mais puisque vous voulez la prendre pour un crime,
   3559 Regardez, acceptant le pardon, ou l’oubli,
   3560 Par où votre repos sera mieux établi.
   3561 
   3562 
   3563 
   3564 
   3565 Tout confus et honteux de tant de courtoisie,
   3566 Je veux dorénavant chérir ma jalousie,
   3567 Et puisque c’est de là que vos félicités…
   3568 
   3569 
   3570 
   3571 
   3572 Quittez ces compliments qu’ils n’ont pas mérités :
   3573 Ils ont tous deux leur compte, et sur cette assurance
   3574 Ils tiennent le passé dans quelque indifférence ,
   3575 N’osant se hasarder à des ressentiments
   3576 Qui donneroient du trouble à leurs contentements.
   3577 Mais Cloris, qui s’en tait, vous la gardera bonne,
   3578 Et seule intéressée, à ce que je soupçonne,
   3579 Saura bien se venger sur vous à l’avenir
   3580 D’un amant échappé qu’elle pensoit tenir.
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   3584 
   3585 Si vous pouviez souffrir qu’en votre bonne grâce
   3586 Celui qui l’en tira pût occuper sa place ,
   3587 Éraste, qu’un pardon purge de son forfait ,
   3588 Est prêt de réparer le tort qu’il vous a fait.
   3589 Mélite répondra de ma persévérance :
   3590 Je n’ai pu la quitter qu’en perdant l’espérance ;
   3591 Encore avez-vous vu mon amour irrité
   3592 Mettre tout en usage en cette extrémité ;
   3593 Et c’est avec raison que ma flamme contrainte
   3594 De réduire ses feux dans une amitié sainte,
   3595 Mes amoureux desirs, vers elle superflus ,
   3596 Tournent vers la beauté qu’elle chérit le plus.
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   3600 
   3601 Que t’en semble, ma sœur ? Mais toi-même, mon frère ? 
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   3605 Tu sais bien que jamais je ne te fus contraire.
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   3610 Tu sais qu’en tel sujet ce fut toujours de toi
   3611 Que mon affection voulut prendre la loi.
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   3616 Encor que dans tes yeux tes sentiments se lisent ,
   3617 Tu veux qu’auparavant les miens les autorisent.
   3618 Parlons donc pour la forme. Oui, ma sœur, j’y consens ,
   3619 Bien sûr que mon avis s’accommode à ton sens.
   3620 Fassent les puissants Dieux que par cette alliance 
   3621 Il ne reste entre nous aucune défiance,
   3622 Et que m’aimant en frère, et ma maîtresse en sœur,
   3623 Nos ans puissent couler avec plus de douceur !
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   3628 Heureux dans mon malheur, c’est dont je les supplie ;
   3629 Mais ma félicité ne peut être accomplie
   3630 Jusqu’à ce qu’après vous son aveu m’ait permis 
   3631 D’aspirer à ce bien que vous m’avez promis.
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   3636 Aimez-moi seulement, et pour la récompense
   3637 On me donnera bien le loisir que j’y pense.
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   3642 Oui, sous condition qu’avant la fin du jour 
   3643 Vous vous rendrez sensible à ce naissant amour .
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   3648 Vous prodiguez en vain vos foibles artifices ;
   3649 Je n’ai reçu de lui ni devoirs ni services.
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   3654 C’est bien quelque raison ; mais ceux qu’il m’a rendus,
   3655 Il ne les faut pas mettre au rang des pas perdus.
   3656 Ma sœur, acquitte-moi d’une reconnoissance
   3657 Dont un autre destin m’a mise en impuissance  :
   3658 Accorde cette grâce à nos justes desirs.
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   3663 Ne nous refuse pas ce comble à nos plaisirs .
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   3668 Donnez à leurs souhaits, donnez à leurs prières,
   3669 Donnez à leurs raisons ces faveurs singulières ;
   3670 Et pour faire aujourd’hui le bonheur d’un amant ,
   3671 Laissez-les disposer de votre sentiment.
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   3676 En vain en ta faveur chacun me sollicite,
   3677 J’en croirai seulement la mère de Mélite :
   3678 Son avis m’ôtera la peur du repentir ,
   3679 Et ton mérite alors m’y fera consentir.
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   3684 Entrons donc ; et tandis que nous irons le prendre,
   3685 Nourrice, va t’offrir pour maîtresse à Philandre .
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   3690 Là, là, n’en riez point : autrefois en mon temps
   3691 D’aussi beaux fils que vous étoient assez contents,
   3692 Et croyoient de leur peine avoir trop de salaire
   3693 Quand je quittois un peu mon dédain ordinaire.
   3694 À leur compte, mes yeux étoient de vrais soleils
   3695 Qui répandoient partout des rayons nompareils ;
   3696 Je n’avois rien en moi qui ne fût un miracle ;
   3697 Un seul mot de ma part leur étoit un oracle…
   3698 Mais je parle à moi seule. Amoureux, qu’est-ce-ci ?
   3699 Vous êtes bien hâtés de me laisser ainsi  !
   3700 Allez, quelle que soit l’ardeur qui vous emporte ,
   3701 On ne se moque point des femmes de ma sorte,
   3702 Et je ferai bien voir à vos feux empressés
   3703 Que vous n’en êtes pas encore où vous pensez.