Tout commence dans un obscur club où nous étions attablés (un genre de cachot souterrain), et où Gregor nous quitta en nous affirmant qu'il « cherchait des jongleurs ». Je ne compris pas tout de suite. Certes, il avait amené son bâton de jonglage (un long tube d'aluminium avec deux mèches aux extrémités et une poignée improvisée en gaffer tape), et je savais déjà qu'il aimait jongler et jouer avec le feu... Je présumais qu'il allait nous faire une petite démo, mais, comme nous devions le découvrir en le suivant, ça allait plus loin...

Et de même, le développement d'un logiciel libre commence souvent grâce à des passionnés (oui, il y a le cas des entreprises, mais ce n'est pas celui que j'aborderai ici). De même, c'est souvent quelqu'un qui aime ce qu'il fait, qui est audacieux, spontané, et aussi un peu fou, qui se lance tête la première dans un nouveau projet...

Nous le suivîmes donc, et le découvrîmes en train de parler avec un autre jongleur, sur la Place du Marché. L'autre venait de Nantes et parlait un français impeccable. À côté d'eux, d'autres jongleurs polonais. Et soudain, de là, après un peu de discussion, quelque chose se réalisa. Les bâtons sont allumés, le cracheur de feu ouvre le bal. Que le spectacle commence !

De la même manière, les projets de logiciels libres sont souvent nés de la rencontre entre plusieurs de ces passionnés, ayant, ensemble, une bonne idée. Soudain, ils apparaissent, quelque part sur le web. On ne peut alors le savoir, mais certains d'entre eux seront une révolution accidentelle...

Peu à peu, un attroupement se forme sur la place. Les passants, qui, jusque là, erraient, ou traversaient l'endroit d'un pas tranquille, se regroupent autour de cette anomalie, de cette chose qui vient de naître et qui semble déjà exercer une force d'attraction gravitationnelle sur les personnes alentour. Les jongleries se poursuivent, avec une force nouvelle. Les jongleurs donnent le meilleur d'eux-mêmes ; ils ont un public.

Et peu à peu, les utilisateurs du logiciel se font plus nombreux eux-aussi. Le bouche à oreille, sur le Web ou dans la vie réelle, fait que le nombre de visites du site projet augmente de façon presque exponentielle. Et le projet se poursuit d'autant mieux ; il a une communauté.

Un autre phénomène se produit alors. Un djembé, qui avait jusque là résonné seul sur la place, se met à accompagner les jongleurs, jusqu'à ce que les deux ne forment plus qu'un seul et même spectacle meilleur que la somme des deux précédents. L'un des nôtres saisit sa guitare et commence à improviser quelques accords. Quelques rythmes et notes un peu sinistres rythment les mouvements des jongleurs, véritables danseurs du feu exécutant une chorégraphie complexe. Le spectacle devient une sorte d'écosystème, s'entretenant de lui-même ; le public s'agrandit toujours...

Ce phénomène est ce qui constitue l'essence du logiciel libre : les utilisateurs, autrefois passifs, deviennent acteurs. Le logiciel conçu par quelques-uns, étant devenu le point de regroupement de personnes avec un niveau variable d'expertise technique, se transforme peu à peu en œuvre collective au sens large. Cela commence par quelques suggestions ou rapports de bug de la part des utilisateurs, et se poursuit par des contributions directes au code du programme qu'ils utilisent ; les licences libres ne sont qu'un moyen de rendre cela cohérent du point de vue légal. La distinction entre utilisateur et concepteur s'estompe, des intermédiaires apparaissent entre les deux extrêmes...

L'incontournable récolte des dons aux artistes a maintenant lieu, parcourant le bord de la masse humaine qui s'est regroupée pour assister au spectacle. Le mécanisme est celui de la contribution volontaire. À qui ira l'argent ainsi récolté grâce à la générosité du public ? On ne sait quel partage sera fait, et je pressens déjà qu'il n'y a que peu de chances qu'une part de cet argent arrive jusqu'à Gregor, qui mériterait pourtant d'avoir sa part du butin. De toute manière, il ne cherchait rien d'autre ce soir-là qu'une occasion de pratiquer son art, indépendamment de toute considération financière, se satisfaisant de l'enrichissement immatériel ainsi obtenu...

La générosité de la communauté reste le moteur principal de la survie d'un logiciel libre au niveau financier. L'hébergement coûte d'autant plus cher que le nombre de visiteurs est important. Et là encore, tous ceux qui ont contribué au projet n'obtiennent que rarement un bénéfice financier substantiel - la question de la répartition des gains entre contributeurs reste d'actualité dans bon nombre de projets. De toute manière, ici aussi, l'appât du gain ne motive que peu les acteurs, comparé au désir d'être reconnu, de progresser et d'exercer sa passion...

Malheureusement, l'heure avance. Les bâtons, les bolas s'éteignent, les jongleurs font une pause. La foule impatiente se disperse. Il est tard, et Gregor doit partir. Je ne reste pas non plus pour assister à la suite du spectacle, mais sais qu'il ne se poursuivra plus pour très longtemps. Le sinistre spectre de l'habitude est venu à bout de la singularité créative éphémère que j'avais vu apparaître soudainement. Il n'en reste que des photos, certaines survivant sur cette page, et, bien sûr, d'impérissables souvenirs dans la mémoire de chacun d'entre nous...

Mais ce n'est pas le retour des jours et des nuits qui rythme la vie d'un logiciel libre. La foule des utilisateurs peut s'agrandir sans se sentir à l'étroit, et les nombreux acteurs du projet peuvent se relayer sur scène. Dans l'espace du web aux mille dimensions, il n'y a pas de masse critique. Et quand le temps, après quelques mois, années ou décennies, aura accompli son office, quand le dernier sera parti, notre projet laissera sur le web une trace de son existence, laissera derrière lui l'ensemble du travail accompli, sous une licence libre permettant de le réutiliser, dans un autre projet, lorsque son heure viendra.

Les créateurs se passent le flambeau de l'information éternelle, et le spectacle continue...

Oui, je sais, c'est pompeux...